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Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès


Nous ne sommes pas ce que vous croyez – I

Propos recueillis par Yasmina Dahim

Outre-Terre : L’islam a-t-il sa juste place dans le monde ? Est-il susceptible


d’expansion ?
Cheikh Khaled Bentounès : La réponse est évidente, le message de l’islam
est professé par plus d’un milliard et demi d’hommes et de femmes dans le
monde, à travers des pays marqués d’une grande diversité de langues, d’ori-
gines, de cultures etc. Qu’il s’agisse du continent asiatique, de l’Afrique, des
Républiques d’Asie centrale, d’Europe, etc., l’islam est aujourd’hui présent et
fait partie des réalités à la fois spirituelles, religieuses, sociales et économiques
de la planète. Plus encore l’islam habite l’avenir du monde.
Démographiquement, comme politiquement, nul ne peut nier cette réalité.
D’elle dépendront les enjeux futurs de la paix. La médiatisation à outrance décri-
vant un islam radical, guerrier et conquérant, occulte la dimension universelle de
son message. La majorité de l’opinion occidentale interrogée sur l’islam répondra
sans nuance que cette religion est intolérante, intégriste et violente.
Dans ce contexte, comment s’étonner que les musulmans se sentent les mal-
aimés de la communauté internationale alors que leur majorité aspire à vivre en
paix avec le reste du monde ? Si tant est que celui-ci les écoute, les comprenne
et leur tende la main afin qu’ils puissent pleinement jouer leur rôle et prendre la
place qui leur revient parmi les nations modernes du XXIe siècle.
L’attentat du 11 septembre, perpétré par une poignée d’hommes, a été peut-
être commandité par des religieux intégristes, représentant un courant très mino-
ritaire qui dans sa vision divise le monde en deux : Dar al-islam (le territoire
soumis aux lois de l’islam) et Dar al-harb (le monde du conflit permanent entre
les musulmans et les non-musulmans), ce qui rejoint paradoxalement les idées

Cheikh Khaled BENTOUNÈS, guide spirituel de la confrérie Alawiya président d’honneur de


« Terres d’Europe » fondateur des Scouts musulmans de France membre de la consultation
de l’islam de France.
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préconisées par certains en Occident d’un monde du « bien » face à un monde


du « mal ».
Cette vision manichéenne est dangereuse. Elle ne peut conduire qu’à des
tensions croissantes et générer une crise pouvant entraîner l’humanité vers de
nouvelles souffrances. Une énième guerre contre tel ou tel pays arabo-musulman
sera ressentie par l’ensemble de la communauté comme une nouvelle humiliation
et renforcera, inévitablement, les convictions des extrémistes de tous bords.
Outre-Terre : Faites-vous une distinction entre islam et islamisme ?
C.B. : Tout observateur intègre, dans son analyse concernant cette question,
est porté à reconnaître et à distinguer l’islam de l’islamisme. Le premier est un
message religieux et spirituel qui s’inscrit dans la continuité et la perfection des
religions monothéistes qui l’ont précédé. Il est, en effet, basé sur une foi en
l’unicité (tawhid) qui relie intimement l’homme au divin. Il prône la paix, la
tolérance et véhicule un humanisme d’une richesse exceptionnelle que beau-
coup de nos contemporains ne soupçonnent pas. La vision coranique, loin de le
contraindre, laisse l’homme libre quant au choix de sa croyance :
« Nulle contrainte en matière de religion »
(Coran, sourate 2, verset 256).
Et :
« Dis : “Le Vrai ne procède que de notre Seigneur. Que croie celui qui veut,
et que dénie celui qui veut” »
(Coran, sourate 18, verset 29).
Plus encore, il prône la sacralité de la vie quand il souligne :
« Quiconque tue un homme, tue l’humanité toute entière »
(Coran, sourate 5, verset 32).
L’islam est là pour éclairer, éduquer et éveiller la conscience de l’individu,
du citoyen afin qu’il joue un rôle actif et utile au service de tous et non qu’il
devienne un élément destructeur de lui-même et des autres au nom d’une vérité
qu’il prétend détenir. Il aide l’homme à concevoir la société humaine de manière
positive. D’autre part, il donne à la raison un rôle prépondérant. Ainsi ‘Ali,
gendre du Prophète et quatrième Calife de l’islam, nous dit : « Si l’esprit anime
le corps, la raison anime l’esprit ». Ainsi, les premiers versets coraniques révé-
lés à Mohammed ont été :
« Lis au nom de ton Seigneur qui a créé !
Il a créé l’homme d’un caillot de sang.
Lis !...
Car ton Seigneur est le Très Généreux
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Qui a instruit l’homme au moyen du calame,


et Lui a enseigné ce qu’il ignorait ».
(Coran, sourate 96, versets 1 à 5).
L’enseignement de ces versets s’adresse en premier lieu à la raison comme
élément de perception fondamental chez l’être humain. La lecture, l’instruction
font partie des bases qui donnent à la raison les moyens par lesquels elle se
connaît. C’est par cette connaissance qu’elle se révèle à elle-même, découvre sa
nature et les conséquences de ses actes. Ainsi, la notion de religion prend plei-
nement son sens dans le fait d’être à la fois le lien (religio) avec l’absolu et la
relecture des signes du Divin en nous-mêmes et à travers la création... Ce texte
s’adresse à l’homme doué d’intelligence qui, du grossier extrait le subtil, révé-
lant les secrets cachés de la création à travers lesquels il a compris la fonction
des lois fondamentales qui régissent la vie. Par conséquent, dès le début de l’is-
lam, la place de la raison s’est avérée essentielle.
Quant à l’islamisme, professé par une minorité insignifiante, c’est dans
l’idéologie d’un islam dévoyé de ses origines qu’il faut chercher les raisons
exactes de la dynamique qui l’anime.
Il faut s’interroger sur cette école de pensée particulière où des oulémas
(théologiens) émettent des fatwa (décisions juridiques), qui permettent à ces
extrémistes de justifier leurs actes. S’appuyant sur ces thèses, ils apaisent leur
conscience et déplacent les problèmes politiques et sociaux auxquels est
confrontée la société musulmane vers des solutions normatives excluant toute
forme de réflexion. D’où l’importance pour tous de la clarification du débat
entre une pensée sectaire et réfractaire, refusant toute ouverture, toute évolution
et un islam traditionnel qui prône au contraire l’universalité, la tolérance et une
foi éclairée par la spiritualité vivante.
Le Prophète n’a-t-il pas dit : « Quand je prononce un mot, je pense aux
soixante-dix sens qu’il possède », livrant ainsi aux méditations des fidèles un
vaste champ d’investigation et d’appréciation adapté au degré d’évolution de
chacun. À ce sujet, les musulmans redisent volontiers cet adage : « Le miracle
du Coran, c’est que chacun le comprend suivant sa capacité » car le Coran a
pour but de faire :
« naître des réflexions »
(Coran, sourate 20, versets 113).
Et :
« d’augmenter la science »
(Coran, sourate 20, verset 114)
(traduction Kasimirski).
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En effet, le risque, aujourd’hui, encouru par l’ensemble des musulmans est


d’être déstabilisés, marginalisés face au reste du monde par une pensée d’autant
plus dangereuse qu’elle a derrière elle des moyens financiers considérables. Et
cela depuis plusieurs années, sans que l’Occident réagisse… avant qu’il ne soit
atteint à son tour.
Car, en de nombreuses occasions, il a contribué et soutenu l’expansion de cet
extrémisme qui servait ses intérêts géostratégiques, allant jusqu’à soutenir un
terrorisme aveugle dont la monstruosité n’a d’égale que la tragédie dans laquelle
certains pays sont plongés et dont ils payent le prix fort en victimes innocentes.
Outre-Terre : Existe-t-il une stratégie des islamistes en Europe ? En France ?
C.B. : La présence du courant activiste islamiste en Europe et en France ne
fait aucun doute, néanmoins, elle y demeure minoritaire. Elle bénéficie de l’aide
de personnes ou d’institutions proches de certains États qui rêvent d’un leader-
ship islamiste mondial.
Leur stratégie vise à l’enfermement de la société musulmane, la poussant vers
un choix impossible : celui du projet islamiste, inspiré de la pensée salafiste,
datant du Moyen Âge, théocratique et autoritaire, n’acceptant aucune évolution,
ou bien celui d’un pouvoir confisqué la plupart du temps par une dictature qui ne
dit pas son nom, dissimulé derrière un semblant de démocratie, et maintenant au
nom de l’unité du pays et de la sécurité de l’État, un pouvoir despotique.
En Europe, ce courant de prosélytisme vise à marginaliser la communauté
musulmane, et cherche à entraver son processus d’intégration par la non- parti-
cipation du citoyen de confession musulmane, l’empêchant d’agir et de bâtir son
avenir au sein de la société, et de participer ainsi à la promotion d’une espérance
commune dans le respect des diversités culturelles et cultuelles.
Outre-Terre : Quel est votre avis sur la « consultation » ?
C.B. : Avant de parler de la consultation, des représentants de fédérations,
des grandes mosquées et des personnalités qualifiées consultées par l’État sur
l’élaboration d’un futur Conseil musulman en France, disons quelques mots sur
la signification du concept de – choura – la « consultation », développé par l’is-
lam à ses débuts.
Comme il est écrit sous l’autorité de J. Brémond dans son Dictionnaire de la
pensée politique : « Le Coran ne contient pas de théorie politique 1 ». En effet,
l’islam n’a pas institué de « modèle politique ». Il a laissé aux hommes la liberté
de choisir par eux- mêmes le type de société dans laquelle ils souhaitent vivre.
Si le Prophète et le Coran n’ont pas laissé de théorie de l’État, ils ont, en

1. Cf. Dictionnaire de la pensée politique, Hatier, Paris, 1989.


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revanche, proposé une méthode, un principe de décision préalable à toute mise


en place d’une organisation de la Cité : c’est la choura, la consultation.
Elle est une injonction coranique faite au Prophète lui-même :
« Consulte-les sur toutes leurs affaires »
(Coran, Sourate 3, verset 159).
Quant à la communauté musulmane, le Coran l’invite à délibérer :
« entre eux au sujet de leurs affaires »
(Coran, Sourate 42, verset 38).
Le champ sémantique de la racine du mot choura, comporte comme accep-
tions, « consultation », « concertation », « délibération ». Dans ces deux versets,
l’on remarque la forme plurielle : « consulte-les » et « (qu’ils délibèrent) entre
eux », qui est ici l’équivalent du « demos » grec, signifiant : la masse, le peuple,
les membres de la communauté sans distinction de race, ni de religion. « Leurs
affaires » c’est « la chose publique », la res publica, les décisions à prendre
concernant la gestion du bien commun. C’est donc au sein d’une assemblée
égalitaire qui invite chaque citoyen à donner son avis que se situe l’espace poli-
tique décrit par ces versets.
Quant à la consultation, à proprement parler, il y a de la part des pouvoirs
publics un réel effort en vue de l’organisation du culte de l’islam en France.
Depuis plus de deux ans, tous les courants musulmans dans leur diversité ont été
conviés à mener une réflexion avec de hauts fonctionnaires du ministère de l’In-
térieur, sur la future représentation de l’islam en France.
Outre cette question, d’autres problèmes auxquels est confrontée la commu-
nauté musulmane ont été évoqués, tels que la construction des lieux du culte, les
carences de l’enseignement, les aumôneries, le calendrier des fêtes musulmanes,
les émissions de télévision, l’organisation du pèlerinage etc.
Un des aspects importants de cette consultation est que, pour la première
fois, chaque musulman peut participer et désigner démocratiquement les délé-
gués du futur Conseil du culte musulman de France et cela tant à l’échelle régio-
nale que nationale.
Le résultat sera la transparence du débat, une meilleure visibilité des
courants et la clarté sur le contenu des discours. Ainsi la communauté musul-
mane choisira l’islam qu’elle souhaite vivre en France. Je pense que cela contri-
buera à apaiser les tensions, rassurera l’administration et les élus locaux ainsi
que chaque citoyen par le fait même que l’islam deviendra visible et fera partie,
à part entière, du paysage culturel et cultuel français.
Agir autrement en marginalisant l’islam ou certains de ses courants, donc ne
pas répondre à cette demande légitime de la part des musulmans, aurait des
conséquences néfastes pour la paix entre citoyens.
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Cette initiative de M. le Ministre J.-P. Chevènement en octobre 2000, a été


reprise par ses successeurs : le ministre M. D. Vaillant et enfin l’actuel ministre
de l’Intérieur monsieur. N. Sarkozy. Ce dernier a déclaré au mois de juillet 2002
devant l’Assemblée nationale et devant la presse que le processus de la consul-
tation continuerait jusqu’à son aboutissement, c’est-à-dire à la création d’un
Conseil du culte musulman de France et d’ajouter : « La France ne souhaite pas
un islam en France mais veut un islam de France ».
Ainsi, l’islam, deuxième religion de France (par le nombre de pratiquants),
retrouve la place qui lui revient à l’instar de toutes les autres religions présentes
sur le territoire français.
Outre-Terre : Pourquoi les élections à la consultation n’ont-elles pas pu se
dérouler comme prévu ?
C.B. : Les élections prévues au mois de juin à travers toutes les régions de
France afin que les musulmans désignent leurs délégués ont été retardées
notamment pour deux raisons : d’une part, les élections présidentielles et légis-
latives ont abouti à l’élection d’une nouvelle majorité donc d’un nouveau
gouvernement qui n’avait pas une connaissance suffisante du dossier et le temps
matériel de les organiser ; d’autre part, les élections étaient mal préparées. En
effet, certaines grandes mosquées n’avaient pas présenté suffisamment de
candidats et, par conséquent, ne souhaitaient pas participer à ces élections.
Quant à certaines fédérations, elles voulaient, coûte que coûte, provoquer les
élections tant elles se sentaient sûres d’obtenir lors du vote une majorité de délé-
gués. M. Nicolas Sarkozy, en séance plénière avec l’ensemble des membres de
la consultation, décida d’ajourner les élections. Il reçut par la suite, individuel-
lement, tous les membres de la consultation pour débattre avec chacun du projet
concernant la création et l’organisation du Conseil national du culte des musul-
mans de France.
Après ces entretiens, de nouvelles idées ont vu le jour, et, dès la rentrée de
septembre 2002, de nouvelles propositions, plus équitables quant à la représen-
tation réelle des musulmans, vont être soumises à l’ensemble de la communauté.
Je tiens à préciser que l’ancien projet faisait la part belle à certaines mosquées
et fédérations en négligeant la représentativité des régions ainsi que des
femmes. En revanche la nouvelle proposition se base, elle, sur deux conseils :
l’un national et l’autre régional avec une participation féminine au sein de ces
deux instances.
Outre-Terre : Y-a-t-il concurrence entre l’Arabie Saoudite, le Maroc, et l’Al-
gérie pour le contrôle de l’islam ?
C.B. : Officiellement non. Mais il n’empêche que l’influence de l’Arabie
Saoudite est probante, notamment par le biais du Bureau de la Ligue islamique
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à Paris comme à travers les déplacements de certains prédicateurs saoudiens (ou


financés par les Saoudiens) qui sillonnent l’Europe entière pour prêcher l’idéo-
logie néo-wahhabite. Ils invitent des jeunes, en particulier par l’octroi de
bourses, à venir étudier dans les universités saoudiennes les sciences reli-
gieuses, leur vision de l’islam étant, comme chacun le sait, fondamentaliste.
Quant à l’Algérie et au Maroc, cette concurrence ne date pas d’aujourd’hui et
le conflit du Sahara occidental ne fait que l’exacerber. Le nier serait malhonnête.
Mais soyons réalistes et disons franchement que pour la majorité de la commu-
nauté musulmane en France cette rivalité est dépassée, en particulier chez les
jeunes nés en Europe, qui n’ont pas les mêmes liens que leurs aînés avec ces pays.
Les préoccupations premières des musulmans sont de vivre pleinement leur
religion et de pouvoir l’enseigner à leurs enfants.
Outre-Terre : Comment expliquer les conflits qui marquent, en particulier, le
marché de la viande hallal en France ?
C.B. : L’octroi par le ministère de l’Intérieur de la dérogation du label,
« viande hallal », à certaines mosquées (dont le nombre en France s’élève à
trois) a fait naître un marché qui demeure jusqu’aujourd’hui difficile à analyser.
Mais le futur Conseil du culte musulman en France aura pour mission d’éclai-
rer cette situation.
À ce sujet, Xavier Ternisien, chargé de la rubrique « religions » au service
société du quotidien Le Monde, nous renseigne : « En réalité, le marché français
de la viande hallal est en pleine désorganisation. À l’exception de quelques entre-
prises sérieuses, comme AVS (À votre service) installée en Seine-Saint-Denis, la
plupart des opérateurs utilisent le label hallal de façon totalement arbitraire. Les
conclusions d’une récente enquête de la Direction générale de la concurrence, de
la consommation et de la répression des fraudes sont très sévères pour les produc-
teurs : « Sur onze opérateurs contrôlés, six sont poursuivis pour tromperie ou falsi-
fication, deux autres ont reçu un avertissement. De nombreux opérateurs utilisent
des ingrédients pour lesquels ils ne peuvent justifier de garantie hallal : peaux de
volaille, viandes séparées mécaniquement, voire chutes de viandes récupérées au
niveau des marchés d’intérêt national et boucheries de détail... Un producteur
utilisait une préparation d’additifs contenant du sang de porc. »
Le marché de la viande hallal est devenu le champ d’action privilégié d’es-
crocs sans foi ni loi, qui ne cherchent qu’à réaliser des bénéfices. Comme le
déplore Hakim el-Ghissassi du magazine La Médina : « Bien souvent, le label
hallal ne sert, au détriment de tout respect du cahier des charges de l’abattage
rituel, qu’à faire écouler de la viande à bas prix dont l’origine et les conditions
sanitaires sont suspectes 2. »

2. Cf. Xavier Ternisien, La France des mosquées, Albin Michel, Paris, 2002.
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Outre-Terre : Le prosélytisme dans les prisons vous semble-t-il légitime ?


C.B. : Il y a là une injustice criante. Alors que les autres détenus ont droit à
des aumôniers de leur propre culte, les détenus musulmans, eux, ne bénéficient
malheureusement pas des mêmes privilèges, à l’exception de quelques prisons.
Le fait est que les musulmans en France n’ont aucune organisation qui puisse
gérer les aumôneries dans les prisons, les hôpitaux et les armées. Là encore, le
Conseil des musulmans de France devra faire tous les efforts nécessaires pour
préparer à cette tâche des aumôniers qui feront leur travail correctement sans
devoir se référer à une idéologie particulière ou être soumis à quelle pression que
ce soit venant de la part de régimes politiques extérieurs à la France.
Le manque de gestion de ce problème laisse la porte ouverte à des tendances
qui profitent de la misère carcérale pour endoctriner les détenus.
Outre-Terre : Quelle est votre appréciation de la sharia ? Plaidez-vous pour
son application en Occident ?
C.B. : La sharia est le produit de l’histoire sur laquelle un nombre considé-
rable de juristes musulmans se sont penchés. Ces normes religieuses codifiées,
de siècle en siècle, répondaient à des besoins spécifiques exprimés en fonction
de chaque époque.
Elle est devenue, petit à petit, une discipline dogmatique et une norme
sociale imposées par de vigilants gardiens : les théologiens. Ceci fait d’elle un
outil efficace entre les mains de pouvoirs despotiques, faisant oublier que l’is-
lam est, avant toute chose, un engagement personnel, un acte de foi, une adhé-
sion volontaire à la parole divine.
L’islam se pratique comme une religion du for intérieur qui fortifie et nour-
rit les idéaux de l’individu. En effet, il est alors autre chose qu’un catalogue de
prescriptions.
La sharia (la loi) met en avant la raison comme élément nécessaire pour
définir la responsabilité. Par ailleurs, les fondateurs des différentes écoles juri-
diques (malékites, hanbalites, hanafites, shaféites et chiites) de l’islam ont mis
en valeur les critères rationnels afin de ne pas lire ou appliquer les textes de la
loi sans réflexion préalable. Ainsi ont-ils établi le raisonnement (ray) comme
règle, le consensus (ijmâ) pour unir les opinions, l’analogie (al qiyâs) comme
moyen de comparaison et enfin l’effort d’interprétation intellectuelle (ijtihad)
qui fait appel à la recherche, à la réflexion pour répondre aux besoins évolutifs
de la société. Ces différentes écoles qui ont existé dans le monde musulman, et
qui subsistent jusqu’ aujourd’hui, ont permis dès l’origine un épanouissement de
la pensée, son ouverture et son adaptation durant l’âge d’or de la civilisation
musulmane. Aucun savant, si prestigieux fût-il, ne pouvait imposer ses idées à
toute la communauté :
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« Pas de contrainte en religion »


(Coran, Sourate 2, verset 256).
Comme nous l’avons dit précédemment, la pratique religieuse relève d’une
conscience libre et respectueuse de la liberté d’autrui. Promouvoir cet islam
d’ouverture et de dialogue est un enrichissement au pluralisme philosophique et
culturel du patrimoine européen. Le Coran rappelle :
« Et c’est ainsi que nous avons fait de vous une communauté du milieu »
(Coran, Sourate 2, verset 143).
Voie du milieu, située loin des extrêmes. Les normes sur lesquelles repose la
sharia doivent être adaptées aux réalités et aux besoins de la société d’aujour-
d’hui. Elles doivent s’appuyer sur une vision positive et une nouvelle lecture des
textes scripturaires permettant de bâtir une société vivant pleinement en harmo-
nie avec son époque.
« Si les théologiens d’autrefois ont voulu la “société de droit” par l’invoca-
tion du droit religieux, nos générations doivent se contenter d’exiger et de
mettre en place l’État de droit 3. »
Le second Calife de l’islam, Umar Ibn Khâttab a déclaré : « Du vivant de
l’Envoyé de Dieu, les hommes étaient jugés par la Révélation. Mais la Révéla-
tion ayant pris fin, vous serez jugés désormais selon votre comportement. »
Eût-elle été modifiée par telle ou telle école en fonction des événements de
l’Histoire, la véritable pensée musulmane est claire : la nature du comportement
humain prime sur la religiosité.
La création repose sur des lois. Celles-ci sont omniprésentes, qu’il s’agisse
des lois scientifiques, politiques, ou spirituelles... Pour la société musulmane, le
malaise actuel réside dans le fait qu’il y a une méconnaissance profonde du
rapport entre l’aspect essentiel (métaphysique) de la loi en tant que principe
régissant le rapport de l’homme à Dieu, et l’aspect temporel de la loi régissant
la société et les relations entre les individus. Aujourd’hui, la loi (sharia) telle
qu’elle est comprise, ne concerne que le rapport au cultuel, occultant la relation
et le comportement à l’égard d’autrui. Elle est en décalage face aux besoins réels
que réclame l’épanouissement de la société. Pourtant, dans l’islam, les deux
dimensions sont liées.
Nous ne pouvons répondre à cette invitation d’élévation vers le divin qu’en
respectant et en prenant en compte la dimension humaine. La valeur de la loi
n’est que la somme du comportement de l’homme à l’égard de ses semblables.
Sinon, la loi elle-même ne devient que contrainte. Elle se coupe de la réalité

3. Cf. Abdou Filali-Ansary, L’islam est-il hostile à la laïcité ?, Sindbad-Actes Sud, 2002.
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qu’elle est venue harmoniser, alors que c’est par la mise en pratique de Ses attri-
buts, comme la Justice, la Sagesse, la Miséricorde, l’Amour, etc., que Dieu se
révèle à nous.
On ne peut donc comprendre la sharia qu’en la replaçant dans le cadre de
ces trois principes indivisibles et complémentaires que sont l’islam (la loi),
l’iman (la foi), l’ihsan (excellence), fondements de la religion.
Si la loi est le cadre extérieur dans lequel se situe le message mohammédien,
la foi, la lumière qui vient nous éclairer intérieurement sur les signes qui témoi-
gnent de cette réalité divine dans la création, l’excellence (ihsan), elle, est ce qui
nous invite à vivre et à réaliser la plénitude du message. C’est l’expérience
intime, profonde et réelle qui fait de nous des témoins vivants et privilégiés.
Cette réalisation devient effective en nous par la vision, la contemplation et la
certitude ; nul doute n’est permis.
Cette expérience transforme radicalement l’être dans sa façon de voir, d’en-
tendre, de parler, de penser et d’agir. C’est le rattachement à l’essentiel du
message, au tawhid, principe de l’unité divine, le point de départ de toute expé-
rience, la continuité de son évolution et sa finalité. L’homme découvre la vérité
subtile inscrite dans la création par une approche positive d’éveil à travers ses
propres sens. Un hadith le définit comme suit : « Adore Dieu comme si tu Le
voyais, car sache que si tu ne Le vois pas, Lui te voit. »
Tout regard vers le beau me révèle la beauté du divin. Et derrière chaque
apparence se cache une subtilité. Tout ce qui m’entoure m’invite à vivre et à
approfondir cet état :
« Il est le premier et le dernier, Celui qui est l’apparent et Celui qui est le
caché. Il connaît parfaitement toute chose »
(Coran, sourate 57, verset 3).
De ce fait, l’expérience au quotidien devient une relation permanente impré-
gnée de la présence du divin. D’ailleurs, dans un hadîth 4, Dieu dit : « J’aime
Mon serviteur et Mon serviteur M’aime. Quand il se rapproche de Moi d’un
empan, Je Me rapproche de lui d’une coudée, quand il vient vers Moi en
marchant, Je Me rapproche de lui en courant. Jusqu’à ce que Je sois son ouïe,
sa vue, sa parole... »
Outre-Terre : Que signifie le mot jihad ? Ce concept vous semble-t-il
actuel ?
C.B. : Le terme signifie l’effort sur soi, le combat intérieur livré par l’homme
à lui-même, à ses propres travers, en vue de la perfection dans la voie de Dieu.

4. Hadîth, dire, parole du Prophète Mohammed dont la somme constitue la Tradition


(Sunna).
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Il s’agit également de défendre la vérité, de la préserver et d’en témoigner par


l’exemple. Le Prophète Mohammed a dit : « Nous revenons du petit jihad (jihad
al-asghar), et allons vers le grand jihad (jihad al-akbar). Qu’est-ce que le grand
jihad ?, lui a-t-on demandé. Il répondit : “le combat intérieur”. »
Plus que jamais, nous avons besoin en tant que musulmans du jihad, bien
loin de celui prôné par les intégristes de tous bords et dépeint par les médias
comme l’essence même de l’islam. Il se trouve que nous sommes très éloignés
de sa signification à la fois temporelle et spirituelle léguée par la riche et longue
histoire de la civilisation musulmane. Les premiers musulmans ont fait du jihad
un don de soi pour enseigner le savoir et les connaissances, lutter contre les
injustices et l’ignorance, la pauvreté et la décadence. Le Prophète Mohammed
l’avait souligné : « L’encre du savant est plus précieuse que le sang du martyr ».
En suivant cet exemple, le célèbre Iman Ghazâlî écrivait : « La recherche de
la science est un devoir pour tout musulman. Toutes les fois que dans un groupe
déterminé de la communauté musulmane, il ne se trouve point de personne
possédant ces connaissances, ses habitants sont en état de péché 5. » C’est pour
l’avoir oublié que la société musulmane se trouve aujourd’hui harcelée de tous
les maux et confrontée à maints problèmes.
C’est en renouant avec le jihad, tel qu’il vient d’être défini, qu’elle pourra
retrouver sa dignité et son apogée, qui fit d’elle naguère la société de la tolé-
rance, des sciences et de l’humanisme.
Et que l’on ne vienne pas nous dire aujourd’hui que le prophète Mohammed
et ses compagnons furent ces hommes barbares et assoiffés de sang qui se lancè-
rent à la conquête du monde car l’Histoire est là pour témoigner du contraire.
Dans l’Encyclopédie de l’islam, le Professeur Houdas nous rappelle que : « Les
lettres, les sciences, les arts, l’industrie fleurirent partout où les musulmans
portèrent leur doctrine. La Syrie, l’Égypte, le nord de l’Afrique et l’Espagne ont
été durant plus de quatre siècles des foyers lumineux de l’activité intellectuelle
alors que tout le reste de l’Europe vivait dans un état voisin de la barbarie. Les
Croisades, qui ont mis un terme à cette période glorieuse, ont transporté en
Europe une partie des institutions qu’elles avaient trouvées en Orient et c’est sur
ce trône alors vigoureux, qu’est venue se greffer la civilisation moderne. »
Dès l’origine de l’islam (l’an I de l’Hégire, 632 selon le calendrier grégo-
rien), en effet, « intervient un élément fondamental : pour créer entre tous les
habitants de la cité, anciens et nouveaux, un sentiment de fraternité et de soli-
darité indissolubles, le Prophète va établir et proclamer un texte déterminant –
connu sous le nom de Sahifa ou ‘Ahd de Médine – convention, contrat social ou

5. Cf. Abû hâmid Muhammad al-Ghazâlî (1058-1111), De la revivification des sciences reli-
gieuses, Boulâq, 1296, I., p.13.
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104 Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès

pacte, comme l’on veut – qui consiste déjà en l’ébauche d’une véritable consti-
tution.
« Émanant de Mohammed lui-même, cette “constitution” englobe Arabes et
Juifs, autochtones et immigrés, clans et familles. Elle déclare expressément que
ces éléments hétérogènes, opposés jusque-là, doivent se fondre dans un tout
devant former une communauté unique, une “Umma”, selon le terme employé.
« Et de déclarer dans un des points de cette charte : [les Juifs formeront avec
les croyants une Umma ; aux Juifs leur religion et aux musulmans la leur […]
hormis celui qui aura opprimé ou commis un crime, auquel cas ne mériteront
d’être punis que lui-même et les gens de sa maison] 6. »
Cette ouverture et cette tolérance imprègnent, dès le début, l’islam et lui
impriment sa dynamique.
Certains versets du Coran le montrent clairement.
« Ceux qui croient, ceux qui suivent le judaïsme, les Chrétiens, les
Mazdéens, quiconque croit en Dieu et au jour dernier, effectuent l’œuvre
salutaire, ceux-là trouveront leur salaire auprès de leur Seigneur. Il n’est
pour eux de crainte à nourrir, et ils n’éprouveront nul regret. »
(Coran, sourate 2, verset 62).
Et
« Dites : “Nous croyons en Allah et à ce qui nous a été révélé, et en ce qui a
été descendu à Abraham, à Ismaël, à Isaac, à Jacob, aux chefs des douze
Tribus d’Israël et à leur descendance, et à ce qui a été donné à Moïse et à
Jésus, et à ce qu’ont reçu les prophètes, venant de leur Seigneur. Nous ne
faisons aucune distinction entre eux”. »
(Coran, Sourate 2, verset 136).
Quant à l’Abbé Michon dans son ouvrage intitulé Voyage religieux en
Orient, il met en évidence la pratique de cette tolérance religieuse : « Il a
exempté de l’impôt les patriarches, les moines, leurs serviteurs. Mohammed
défendit spécialement à ses lieutenants de tuer les moines, parce que ce sont des
hommes de prières. Quand Omar s’empara de Jérusalem, il ne fit aucun mal aux
chrétiens. Quand les Croisés se rendirent maîtres de la Ville sainte, ils massa-
crèrent sans pitié les Musulmans et brûlèrent les Juifs [Michaud, Histoire des
croisades]. Il est triste pour les nations chrétiennes que la tolérance religieuse,
qui est la grande loi de charité de peuple à peuple leur ait été enseignée par les
Musulmans. C’est un acte de religion que de respecter la croyance d’autrui et de
ne pas employer la violence pour imposer sa croyance. »

6. Cf. Salah Stétié, Mahomet, Paris, Albin Michel, 2001.


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Nous ne sommes pas ce que vous croyez – I 105

Outre-Terre : Partagez-vous, avec signes inversés, les thèses de Samuel


Huntington sur le conflit des civilisations ?
C.B. : Ces thèses peuvent légitimer des ambitions dangereuses. En effet,
elles tombent à point et apportent de l’eau au moulin de tous ceux qui, privés
d’en découdre avec le communisme et l’hégémonie soviétique, veulent
construire de toutes pièces un ennemi plus sournois, caché derrière son turban,
brandissant son Coran et criant à tous ceux qui veulent l’entendre « la guerre !
la guerre ! la guerre ! ».
Il est regrettable de constater que de telles pensées puissent rencontrer un tel
écho. En revanche, ce dont nous avons besoin impérativement aujourd’hui, c’est
d’un dialogue entre les civilisations.
Qui détient la puissance militaire, économique, technologique et financière ?
Et quels sont les États islamiques aujourd’hui capables de livrer une guerre à un
quelconque pays occidental ? Certains sont de fidèles clients de l’armement
sophistiqué fourni par l’Occident.
Ces thèses occultent le véritable problème auquel fait face l’humanité. Ce
n’est pas à travers le choc des civilisations que celle-ci peut construire l’avenir.
Le véritable choc, c’est celui des ignorances, du manque de fraternité, d’égalité,
de pauvreté qui grandissent chaque jour et deviennent intolérables pour des
millions d’êtres humains.
En effet, moins d’humanité nous entraîne vers plus d’animalité. Aujour-
d’hui, le sens et les valeurs humaines doivent être au centre de nos préoccupa-
tions. Comment éveiller en l’homme cette prise de conscience ? Comment l’in-
culquer ? La développer ? Cela ne peut s’accomplir que par un attachement
profond à cette origine commune : la fraternité adamique. Le Prophète a dit :
« Vous êtes tous d’Adam et Adam est de terre. » La sagesse commande à celui
qui se trouve au plus haut de l’échelle (politique, économique, militaire, scien-
tifique) et qui détient un pouvoir mettant en jeu le destin de l’humanité de réali-
ser l’état humain, le plus magnanime, le plus juste, le plus universel. Ainsi le
prophète a dit : « Le meilleur de tous les biens, c’est celui qui ne fait pas de nous
un tyran. »
Outre-Terre : L’avenir de l’islam passera-t-il par la femme ?
C.B. : Le problème de la femme est, à mon avis, un des plus urgents à
prendre en considération et il n’est pas seulement le fait des sociétés musul-
manes mais de toutes les sociétés. Si en Occident la femme jouit de toutes les
libertés, il n’empêche qu’elle est un objet de séduction, son corps est devenu un
produit d’appel au service de la commercialisation de toutes marchandises.
Quant à la prostitution, notamment celles des femmes des pays pauvres, impor-
tées et vendues à travers des filières mafieuses, elle alimente un commerce très
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106 Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès

florissant. Certains pays arabo-musulmans se réclamant de l’islam osent encore


au XXIe siècle lapider les femmes, d’autres leur interdisent même de conduire
une voiture, d’autres encore se posent la question de savoir s’il faut leur accor-
der le droit de vote et si elle est par là même éligible !
Comment peut-on se réclamer de l’islam mohammédien et agir de la sorte
quand on sait tout ce qu’il a apporté en vue de renforcer la dignité de l’individu ?
Pourquoi, d’ailleurs, fait-on tant de bruit au sujet du voile – le hijab – qui n’est,
après tout, qu’un élément secondaire ? Le voile en tant qu’habit distinguant la
femme musulmane remonte à la première communauté musulmane de Médine.
Historiquement, c’est à cause d’une agression subie par une femme musulmane
qu’il a été institué. En effet, le coupable une fois arrêté avoua qu’il croyait avoir
à faire à une femme aux mœurs légères et qu’il n’avait pas reconnu son apparte-
nance à la communauté musulmane. Depuis lors, les femmes musulmanes, pour
se faire reconnaître, portèrent un vêtement qui les distinguait des femmes juives
et non musulmanes de Médine, conformément au verset 59 de la sourate 23 :
« Ô Prophète ! dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de
serrer leur voile (djalabibihinna) ! Cela sera le plus simple moyen qu’elles
soient reconnues et qu’elles ne soient point offensées. »
Au sujet du vêtement lui-même aucune description n’est faite dans le Coran.
Ainsi d’un pays à un autre le port du voile est différent. Sa signification même
change d’une région à une autre, d’une classe sociale à une autre. Aujourd’hui,
il est devenu un signe distinctif d’appartenance à la mouvance islamiste : le
hijab.
L’histoire des peuples du bassin méditerranéen montre que chaque culture a
développé des vêtements spécifiques qui les distinguait les unes des autres.
Ainsi dans l’histoire et dans la géographie musulmane, le voile par sa forme,
sa couleur, son appellation, la signification de son port, changeait d’une région
à une autre. Haiq, Mlahafa, Milaya, Safsari, Jalaba au Maghreb et principale-
ment dans les villes alors que dans les campagnes c’était un simple fichu qu’on
jetait sur les épaules en sortant. En revanche, au Yémen, en Afghanistan et en
Arabie Saoudite, il recouvrait tout le corps de la femme y compris les yeux avec
un grillage ouvragé qui occulte le visage. Il devenait alors le Khimar, Choudar,
Tchador en Iran. En revanche, au Sahara c’est l’inverse, c’est l’homme qui se
voile et il devient Litham, le fameux Taguelmoust des Touaregs. En Turquie,
c’est le Yachmak, le Pétché, le Tcharchaf. Au Pakistan c’est la Pordah.
Pour certaines femmes citadines, notamment l’algéroise et la blidéenne, le
voile était signe de coquetterie, c’était le Niquab, voilette de soie finement
brodée posée sur le nez et recouvrant le bas du visage.
Du voile que le Coran appelle le Jilbab qui était à l’origine un signe de
distinction valorisant, il n’est resté aujourd’hui que le hijab prôné par les rigo-
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Nous ne sommes pas ce que vous croyez – I 107

ristes, qui, petit à petit, tend à se répandre et à faire disparaître les différentes
façons de porter ce vêtement qui rappelait la culture spécifique et l’originalité
des coutumes de chaque pays.
Pour conclure, c’est le vêtement de la décence que l’islam préconise pour
l’homme comme pour la femme.
En niant les droits fondamentaux de la moitié de la société musulmane,
certains fondamentalistes vont jusqu’à interdire aux femmes, dans certains cas,
le droit à l’enseignement et au savoir sur lesquels l’islam a toujours
insisté. « Allez chercher la science jusqu’en Chine », souligne pourtant un
hadith. Un autre dit : « Le savoir est une obligation pour tout musulman et toute
musulmane ». Le Prophète de l’islam avait, lui-même, établi un jour spécial –
le lundi – pour débattre avec les femmes des questions spécifiques qui les
concernaient.
Jamais le Prophète n’a frappé, puni, humilié ou tué une femme. L’amour
qu’il avait pour les femmes, au-delà de ses épouses, est proverbial. N’a-t-il pas
dit : « Le paradis se trouve sous les talons de la mère » donc de la femme ?
« Lorsqu’il s’arrêta auprès de la tombe de sa mère en se rendant de Médine à la
Mecque, il pleura ; et lorsqu’on lui demanda la raison, il répondit : “ici se trouve
la tombe de ma mère, et le tendre souvenir de ma mère m’a envahi, et je pleure”.
Et lorsque sa vieille nourrice Halima vint lui rendre visite après de longues
années, il la serra tendrement contre lui et il étendit son manteau pour qu’elle
puisse s’asseoir 7. »
Reportons-nous à la vie du Prophète qui fut sans doute le plus affable, le plus
aimable et le plus galant des hommes auprès des femmes. « Il m’a été donné
d’aimer trois choses de votre monde : le parfum, les femmes et la prière. »
Regardez la place qu’il a donnée à la femme… entre les voluptés dégagées par
l’essence du parfum et l’élévation que procure l’état d’oraison.
Bien avant aujourd’hui, la société traditionnelle islamique avait reconnu des
droits à la femme et les avait codifiés. Elle représentait même le pilier sur lequel
reposait la société, c’est par elle que la transmission se perpétuait dès le plus
jeune âge. Elle incarnait l’équilibre familial et l’on recourait à elle dans les
moments de détresse. Par sa sensibilité, son adresse et parfois sa malice, les
problèmes étaient résolus et les conflits apaisés.
Certes, il ne faut pas idéaliser, mais la femme traditionnelle que je décris a
bel et bien existé, et existe encore. Mais le déséquilibre auquel nous assistons,
dans la société islamique et la société en général, concernant la femme, n’a pas
fini de faire couler beaucoup d’encre. Si la modernité a libéré la femme, elle n’a

7. Cf. La revue les Amis de l’islam, le Prophète Mohammed, n° 26, Mostaganem, 1955,
p. 14 et 15.
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108 Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès

pas résolu le problème quant au sens et à sa place réelle dans la société. C’est
un débat ouvert qui nous interpelle tous. Est-elle femme-objet des désirs et des
fantasmes de l’homme ou terre de stabilité, de fécondité pour la quiétude des
âmes ?
Dans la tradition islamique, la femme est effectivement prisonnière d’un
ordre social, mais les hommes le sont aussi. Nous avons été emprisonnés par des
coutumes locales et ancestrales qui vont à l’encontre de ce qui est écrit dans le
Coran. Il est important de les dénoncer et de revenir vers ce texte sacré qui est
à même de pouvoir nous libérer.
Pour l’islam, la femme est l’égale de l’homme aussi bien sur le plan de la
création que sur celui de l’être. Métaphysiquement, il n’y a pas de différence.
La femme est aussi capable que l’homme d’atteindre les états spirituels les plus
élevés, il existe simplement une différence de nature. Quant au Coran, il dit clai-
rement :
« On vous a créé d’une seule âme (nafs wahida, terme féminin) et d’elle
nous avons tiré son conjoint (zaoudjaha, terme masculin) »
(Coran, Sourate 4, verset 1).
La science aujourd’hui a prouvé cela ; le fœtus est d’abord de nature fémi-
nine (chromosome X,X) et ce n’est que bien après qu’il peut devenir masculin
(chromosome X,Y).
Certes, on reproche notamment à l’islam la question de l’héritage : ne pas
donner la même part à la femme qu’à l’homme. Analysons ses raisons : la
femme en Arabie comme d’ailleurs au Maghreb chrétien à cette époque n’héri-
tait pas. Le Prophète, par sagesse, a donné moitié moins de l’héritage à la femme
pour ne pas heurter les mœurs du moment – mais sans interdire de donner plus
par testament – afin d’aider les mentalités à évoluer vers plus de justice.
D’ailleurs, l’une des femmes du Prophète qui était d’origine juive a, à sa mort,
légué ses biens à son frère lui-même juif. Il n’abrogeait donc pas les droits de
successions des héritiers qui étaient de confessions différentes.
L’actualité nous décrit souvent le cas de femmes lapidées ou menacées de
l’être (à l’exemple du Nigéria), car accusées d’adultère. En tout et pour tout
depuis l’époque du Prophète jusqu’au XIXe siècle quatre femmes furent légale-
ment lapidées, et ce sur leur demande, car pour constater l’acte d’adultère le
Coran exige que quatre témoins aient vu l’acte de pénétration.
On reproche souvent à l’islam d’avoir institué la polygamie, oubliant qu’à
l’époque, elle était chose courante chez différents peuples et qu’elle le demeure
encore aujourd’hui, dissimulée sous l’appellation de relations extra-conjugales,
d’amant à maîtresse. Des célébrités, des chefs d’État ont eu plusieurs femmes et
personne n’a rien trouvé à y redire ! Quant à l’islam, il n’a fait que normaliser
un fait de la société humaine.
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Nous ne sommes pas ce que vous croyez – I 109

L’islam privilégie les situations claires.


Le Coran, sur la question de la polygamie, va effectivement imposer un
nombre restreint d’épouses à une société où, en Orient d’avant l’islam, un
homme pouvait avoir autant de femmes que le lui permettaient ses moyens
financiers ou son statut au sein de la société. Ainsi, par souci d’équité, le Coran
va limiter le nombre d’épouses à quatre, mais le verset lui-même dit clairement
que l’on ne peut avoir quatre femmes que si l’on donne à toutes les mêmes
droits, les mêmes égards, les mêmes nuitées, sans qu’aucune ne se sente lésée.
Quel est l’homme qui peut vivre ainsi ? Le Coran a dit :
« Épousez comme il vous plaira deux, trois, quatre femmes mais si vous
craignez de ne pas être équitables, alors prenez-en une seule »
(Coran, Sourate 4, verset 3).
L’islam est la voie du juste milieu car il prend la nature humaine telle qu’elle
est. « La société se rééquilibre ainsi à l’encontre de son milieu écologique. L’is-
lam se constitue en “naturalisme spiritualiste”, ce qui évacue le reproche de
fatalisme souvent lancé contre lui 8. » Par exemple, contrairement à certaines
religions, le divorce a toujours été admis dans l’islam. Le Prophète a dit : « La
chose licite la plus détestée par Dieu c’est le divorce » pour ne pas faire de celui-
ci ce qu’il est devenu plus tard : un abus chez l’homme à l’égard du sexe fémi-
nin.
L’islam déclare que le mariage est un contrat entre deux parties et non un
engagement sacré pour la vie. Dans ce contrat on peut inscrire ce que l’on veut.
Si la femme souhaite rester unique épouse, elle est en droit de ne pas accepter
la présence d’une autre femme, et son mari doit respecter son désir. Dès le
départ, la situation entre les époux est claire et sans ambiguïté. Ce sont les
mensonges qui génèrent souvent une atmosphère malsaine pouvant conduire à
des situations graves.
Quant aux femmes du Prophète, modèles aux yeux de toutes les musul-
manes, elles jouèrent chacune un rôle dans l’institution naissante de l’islam. On
reprocha au Prophète Mohammed de s’être marié à une jeune fille à peine
pubère, Aïcha, qu’il épousa jeune et qu’il aima, lui enseignant les préceptes de
l’islam et sachant qu’elle vivrait longtemps après lui (elle a vécu soixante-
treize ans). Effectivement, elle est devenue une des sources de référence, auprès
de laquelle d’éminents savants musulmans venaient s’instruire. Le Prophète
disait d’elle : « Allez apprendre auprès d’Aïcha la moitié de votre religion. » Par
ailleurs, le Prophète allait jusqu’à faire des courses à chameau avec elle. Et
quand celle-ci gagnait, joyeusement, il la félicitait. Sa femme Hafsa, lettrée et

8. Cf. Jean-Paul Charnay, La sociologie religieuse de l’islam, Paris, Hachette, 1994.


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110 Entretien avec le Cheikh Khaled Bentounès

instruite, garda précieusement les parchemins et les tables sur lesquels était
inscrit le Coran. Elle devint plus tard, quand les musulmans voulurent réunir les
différentes parties du Coran pour en faire un livre, la conservatrice vers laquelle
les copistes allaient vérifier leurs sources.
Voici une brève esquisse des femmes du Prophète, mais n’oublions pas les
premières musulmanes à qui celui-ci confiait des missions et des charges au sein
de la communauté. Il y a dans leur exemple de quoi écrire plusieurs livres, à
l’instar de cette femme qu’il nomma à la tête d’une institution : celle du vaste
marché de Médine dont dépendait entièrement la vie économique de la cité.
Bien d’autres exemples démontrent que le Prophète n’a nullement relégué les
femmes ou empêché celles-ci de s’épanouir et de jouer un rôle actif dans la
société.
Pour conclure, je dirais que l’avenir de l’islam est entre les mains de la
femme musulmane, car c’est la femme qui fait évoluer la société ou qui peut
causer sa décadence. Je l’invite à demander les droits que Dieu et son Prophète
lui ont donnés et que la société masculine rétrograde lui a volés. Je l’encourage
à connaître, par elle-même, l’histoire du statut de la femme au travers des écrits
scripturaires de l’islam et de pas attendre, comme toujours, que ce soit l’homme
qui la lui apprenne !
Le temps est révolu de traiter la femme comme un être inégal alors qu’on lui
demande de porter le plus lourd fardeau au sein de la société.
Outre-Terre : Quel rôle peut jouer le soufisme, ce « cœur de l’islam » ?
C.B. : Je ne voudrais pas faire ici l’apologie du soufisme, il n’en n’a pas
besoin ! Mais il est nécessaire de rappeler la nature de cette voie du milieu. Par
sa dimension universelle et spirituelle il enseigne l’ouverture et la tolérance. Il
appelle à la réconciliation de la lettre et de l’esprit à travers la sagesse de son
humanisme, essence du message mohammadien.
Par une éducation d’éveil, il épanouit la conscience de l’être vers le respect
de la création et la découverte, à travers elle, du mystère divin. C’est une école
de pensée qui a fait ses preuves, l’Histoire en témoigne. Il était, et demeure, la
voie royale empruntée par les grands hommes de la tradition tels ‘Ali, Hasan al-
Basrî, Bistâmî, Djunayd, Râ’bia, Rumî, Ghazâlî, Ibn ‘Arabî, Avicenne, ’Attar,
l’Emir Abd-El-Kader, Mohammed Abdou, Iqbâl, etc. Poètes, philosophes, théo-
logiens, écrivains et personnalités diverses se sont référés à sa sagesse, inspirés
et nourris d’elle. Le monde musulman a tout à gagner à redécouvrir cette voie,
cet héritage considérable qui honore la personne humaine et aide l’homme à
prendre conscience de ce qu’il a de meilleur et de noble.
La perte de cette culture nourrie d’universalité, de compassion et de retour
vers soi a appauvri et desséché la pensée du monde musulman actuel. Le futur
nous apprendra que c’est par ce retour aux valeurs universelles que le monde
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Nous ne sommes pas ce que vous croyez – I 111

musulman pourra vivre un renouveau de sa pensée, de son unité et de son rayon-


nement dans le monde contemporain.
Au Cheikh Hadj ‘Adda Bentounès 9, mon grand-père, à qui un journaliste,
Mohammed Gadda, du journal le « Phare de Tunis » daté de décembre 1952,
posait la question « Quelle est votre théorie ? », celui-ci répondit :
« Notre théorie est le retour de l’humanité entière vers la fraternité et la paix
par la culture de la bonne morale, ainsi que l’enseignement religieux de haute
portée, jusqu’à faire revivre la réelle fraternité se trouvant endormie dans nos
cœurs, comme le beurre dans le lait. Si des hommes se sont donné la peine de
se rappeler cette fraternité, (que le salut du Seigneur soit sur eux), tout différend
disparaît alors et laisse place à l’amour et à la fraternité ; toute haine et querelle
s’évanouissent et les gens vivront dans le bonheur que rien ne pourra troubler.
Telle est notre théorie. »

9. Cheikh Hadj ‘Adda Bentounès (1898-1952), écrivain, poète, maître spirituel de la tariqua
Alawiya.

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