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Noir, Louis (1837-1901). L'Homme de bronze, par Louis Noir. (s. d.).

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L'IOHB il iiiiii

PAR

LOUIS NOIR
•1U ccnti mciK la livraison. -'<->centimes la série.
L'HOMME DE BRONZE

l'Ai!

LOUIS NOIR

PREMIER E IMS ODE

AU PAYS DES SINGES

célèbre Balidar aux jnrreliùrcs d'or, abritait


ses prises merveilleuses, son immense butin,
CHAPITRE PREMIER derrière l'infranchissable ceinture de récifs
qui couvre son port ; c'est du haut des gra-
Le brick mystérieux. nits amoncelés à Sainte-Barbe que les sal-
iins de Roskoff, sinistres naufrageurs, allu-
Nous sommes à Roskoiï, en pleine Bre- maient les feux qui trompaient les navires ;
tagne, dans une vieille ville pittoresque que c'est sur Roskoff que se racontent les plus
baignent les Ilots de la Manche ; le printemps sombres légendes du pays de Léon.
commence et le ciel est splendide ; les plages, Autrefois nid de pirates, la ville était en-
les îles et les falaises sont battues par le core en 1851 un centre actif de contrebande
grand courant américain du Gulf-Stream, à destination d'Angleterre ; du port, les na-
qui transporte jusqu'en Europe les eaux vires partaient, bondés d'eau-de-vie, qu'ils
tièdes du golfe du Mexique et charge la brise allaient débarquer par les nuits sans lune,
de tièdes émanations. dans les anses périlleuses, en évitant les
Ici, en plein nord, jamais d'hiver ! La flore coups de mousqueton des douaniers anglais.
de ce coin de terre est celle des tropiques ; Le marin contrebandier, qui n'hésite pas
les figuiers géants et les cactus couvrent les à échanger des coups de fusil avec les gar-
terrasses des jardins ; c'est le paradis de des-côtes, s'accoutume à violer la loi et à
l'Armorique, c'est aussi la terre des légendes répandre le sang ; aussi vit-on souvent partir
gracieuses et terribles. C'est sur un roc de de Roskoff des navires secrètement destinés
Roskoff que le pied charmant de Marie Stuart à la traite des noirs sur la côte d'Afrique, à
a foulé le sol de la France po.ur la première la flibuste dans les mers d'Amérique et
fois ; c'est de Roskoff que se sont élancés, à môme à la piraterie dans les détroits de la
la conquête des océans, nos plus hardis Malaisie ou sur les golfes de la Chine.
corsaires; c'est à Roskoff que l'un deux, le Rien d'étonnant donc à ce que ce petit
/. L'HOMME DE BRONZE

port soit le refuge d'audacieux loups de mer, sér


sérieusement litre comte par Karigoulet
qui, quoique tous enrichis par leurs prises haï
haussa les épaules et dit avec insouciance :
le temps de la contre- — Je trouve comme toi mauvaise figure
passées, regrettent
bande et sont prêts pour tous les coups, dan- à co ( brick, et je suppose que ce n'est pas
gereux mais lucratifs, qu'on leur offrirait. sai
sans raison qu'il se tient à distance. Mais
Ainsi, beaucoup d'entre eux ont monté qu
qu'importe? Aller en Chine ou au Congo,
la flottille de Garibaldi ; d'autres ont été cor- ce. m'est indifférent!...
cela Porter un des plus
saires sur les navires du Sud dans la guerre gr
grands noms de Bretagne, èlrc ignorant
de Sécession ; plusieurs ont servi au Brésil co
comme le dernier paysan, ne plus posséder
contre le Paraguay. ur sou, n'avoir jamais eu que la misère en
un
Aussi n'est-ce pas une petite ville mari- pc
perspective, se sentirait ventre de l'ambition
lime ordinaire que Roskoff ; on y trouve des et se juger incapable do rien, sinon de mou-
types de marins légendaires. rii assez proprement,
rir voilà quelle était ma
Mais on y rencontre aussi des spécimens situation, il y a trois jours. Tu crevais de
si
curieux de ces Bretons, gentilshommes de se et moi de faim dans notre trou de l'île de
soif
grands noms, mais sans un sou, sans inslruc- Si
Siek ; il fallait en finir et je t'ai dit : « Allons
lion, ayant sabots aux pieds, travaillant pour n<
nous enrôler à Roskoff. » Nous y voilà !
vivre. M
Maintenant, vogue la galère !
Or, le jour môme où ce drame débutait, — Monsieur le comte, dit Karigoulet, sous
un de ces nobles paysans, arrivé au dernier v,
votre respect, j'aurais préféré un autre na-
degré de la misère, était précisément venu v
vire.
avec son valet, chercher fortune à Roskoff. — Puisqu'il n'y en a pas d'autre qui
Dans une auberge, à l'enseigne de l'Ancre e
enrôle ! dit le comte. Bien heureux si celui-
d'Argonl, ces deux hommes causaient à voix i; a besoin d'hommes ! Nous irons à la ma-

basse, indifférents aux cris, aux rixes, à l'a- r
rée haute lui offrir nos services sur le canot
nimation, aux bruits assourdissants qui s'e- cl maître Yvonnec.
de
levaient de toutes parts ; assis devant une — 11 nous en arrivera malheur! fil Kari-
table, près d'une fenêtre, ils pouvaient tous £goulet ! Ce brick ne dit rien de bon à l'oeil,
deux apercevoir un coin de la mer, au large, i l'ail noir sur yurl. à l'horizon; c'est mau-
il
par une trouée lumineuse entre le fort Sainte- >
vais présage et ça ne se marie pas comme
Barbe et l'île de Tizi-Aouzan. (
couleur ; car ça signifie chayrin sur espoir ;
Dans le lointain, formant une tache sombre ^
pour mon compte...
sur l'azur des flots, apparaissait un navire ; — Assez ! dit le comte d'un ton de maître.
c'était lui que regardaient attentivement les Mon parti est pris. A la haute mer, nous
deux personnages attablés. irons voir si ces gens-là veulent de nous.
L'un d'eux, le maître, dit à son com- El sur cette déclaration péremploire, tous
pagnon : deux se remirent à rêver, comme savent rc-
— Ce damné brick n'a pas bougé ! Que* ver les Bretons, qui restent des heures
diable i'ail-il là ï Pourquoi n'entre-l-il pas5 entières le regard fixe sur un point vague
dans le port? Tous les autres équipages 3 de l'espace ; mais il était évident que Kari-
sont au complet ; sur ce bàtiment-là, il y ai goulet ruminait avec obstination des pensers
peut-être deux places à prendre. Et, mai sinistres à l'occasion du brick mystérieux,
foi, quoique le navire me paraisse suspect, , tandis que le comte se livrait aux caresses
nous sommes si bas percés que je nous en- de l'espérance.
rôlerais, mon pauvre Karigoulet. Comte !... Jean - Louis - Yves - Henry de
— M'est avis, dit en faisant la grimace e Kerenfort l'était authentiquement ; il restait
l'homme interpellé Karigoulet, que vous fe-- l'unique représentant de cette vieille souche
riez une bêtise. Qui sait ce que c'est qu'une e dont l'origine se perdait dans la nuit des lé-
pareille barcasse? Ça peut nous mener loin.i. gendes bretonnes; mais le comte Henry
Le jeune homme, respectueusement etil « était si pauvre qu'il portait le costume des
L'HOMME DE BRONZE

paysans : grand chapeau de feutre noir,


culotte à la turque, veste ronde et ceinture
de laine roulée à la taille, le tout usé, Iroué CHAPITRE II
ici, taché là, râpé partout, mais fièrement
porté. Figures suspectes.
Paysan, soit; mais toujours gentilhomme.
Un incident occupa bientôt leur atten- Les marins qui venaient d'envahir la
tion ; une voiture de poste entrait dans le salle appartenaient à une bande d'individus,
port avec grelots, postillon, bruit de roues, venus de loin un à un; depuis quelque temps
claquements de fouet et flot de poussière ils s'étaient groupés, se connaissant tous et
sablonneuse. faisaient bande à part.
Le comte Henry regarda passer la voi- On avait remarqué que, depuis plusieurs
ture, qui, pour traverser le quai encombré, jours qu'ils étaient arrivés, ils ne s'étaient
dut se mettre au pas; il aperçut dans le mêlés à aucun équipage; ils avaient vécu
coupé une adorable figure déjeune fille. ensemble, ne causant qu'entre eux, et ils
Ce fut comme une vision dont il recul intriguaient fort les gens de Roskoff.
l'éblouissement. Du reste, à la mine, on les jugeait mate-
Il tressaillit et il suivit du regard la chaise lots finis, gabiers à poils et loups de mer à
de posle qui gagna Sainte-Barbe, où un triple gueule.
canot attendait. Les matelots de Roskoff avaient flairé
La jeune fille entrevue descendit de voi- en eux des gens habitués aux plus étranges
ture , suivie d'un personnage enveloppé navigations.
d'un manteau! Tous deux s'embarquèrent, Ils étaient allés s'asseoir aussi loin que
cl le canot fila entre Sainte-Barbe et Tizi- possible des oreilles indiscrètes, ils avaient
Aouzan. commandé du vin, dédaignant l'eau-dc-vie,
Le comte se tourna vers Karigoulet et et, une fois le verre en main, ils avaient
lui dit : causé très-bas.
— C'est une passagère du brick. — Le capitaine Daniolou ne vient pas!
— Le canot file du côLé de ce chien de dit l'un avec un accent espagnol très-pro-
bateau ! fil Karigoulet. C'est drôle tout de noncé. Sa lettre était cependant pressante.
môme qu'une si belle petite personne soit — Il viendra ! dit un
petit marin qui avait
à bord d'un pareil bâtiment ! l'air d'une pratique finie et la prononciation
— Karigoulet, dit le comte, décidément traînante des faubouriens de Paris. Mais
il faut nous engager dans cet équipage-là. loi, senor, tu es impatient comme un merlan
Karigoulet n'osa point protester, mais il sur le gril.
fit la grimace. L'Espagnol reprit :
— Est-ce — Tout bien observe,
qu'il va en tenir pour la jupe je crois que Da-
maintenant, lui qui ne regardait pas les niolou nous a convoqués pour monter le
tilles ! murmura le paysan, pendant que le brick que l'on voit à l'ancre vers Tizi-
comte éLudiait les bordées que décrivait le Aouzan.
canot. — Qui sait ! fit le Parisien.
Daniélou, du
Enfin le jeune homme murmura : reste, est un rude homme ; il ne nous a pas
— La barque accoste, et elle monte à donné rendez-vous ici pour enfiler des perles
bord ; Karigoulet, dans une heure nous ou pour pêcher le hareng... saur.
I irons voir de quoi il retourne à bord de ce Tous les marins qui écoutaient eurent un
bateau ! petit rire silencieux.
Une protestation de Karigoulet fut inter- Le Parisien reprit, mais à voix si basse,
rompue par l'entrée bruyantede deux groupes qu'à peine les oreilles penchées vers lui l'en-
de matelots. tendaient :
— Vous souvenez-vous du troîs-màts hol-
L'HOMME DE BRONZE

landais que nous avons si bien enlevé cl Du côté des Bretons,au contraire, on me-
avec lequel nous avons si gentiment piraté nait grand bruit et c'était le brick mysté-
pendant deux ans? Sans le coup de vent rieux qui faisait les frais de la conversation.
qui nous a mis à la côte nus comme des Le dé de la conversation était tenu par
poissons sans écailles, à celte heure-ci, un certain Plouëdec, ex-maîlre d'équipage;
nous... son matelot, Gouëdic lui donnait la réplique.
— Tais-loi, Parisien! dit le senor. Il ne Selon l'habitude, pour se rafraîchir le
fait pas bon parler de certaines choses, gosier après la petite griserie nationale, les
— Tu as raison, senor. Si on savait ce corsaires (on leur avaient conservé ce nom
que nous savons, le fils de ma mère ne buvaient du cidre à larges coups; leurs
mourrait pas de sa belle mort. Nos têtes à parts de prise en avaient fait des gens à
tous iraient cracher dans le son... l'aise; pas un qui n'eût sa petite maison,
Il y eut un silence lugubre. ses petites rentes, son champ d'oignons et
Puis la conversation se renoua, mais elle d'artichauts cultivé par sa femme, bien en-
fut bientôt interrompue par l'entrée d'une tendu.
nouvelle bande. Tous vieux marsouins du reste, et capables
— Chut! fit l'Espagnol. Voilà les Flambarts encore de jouer leur peau très-gentiment à
et je crois que Daniëlou a des arrière-pen- l'occasion, mais ne la choisissant que bonne.
sées à leur sujet. Ils faisaient les grands coups de contre-
Et ils ce mirent à observer les nouveaux bande.
venus. Le brick les inquiétait, les fascinait, les
magnétisait; ils flairaient l'or dans les flancs
de ce navire.
CHAPITRE III —• Cette carcasse du diable a encore
changé de mouillage cette nuii ! disait
Les flambarts. Plouëdec de sa voix enrouée.
El le vénérable maître, de sa main os-
Ces nouveaux venus étaient tous du port seuse, caressait le cuir tanné de son long
de Roskoff; on les connaissait sous le nom visage à nez d'épervier, en même temps
de Flambarts. qu'à travers la fenêtre il pointait son oeil
Aucun de ces hommes n'était engagé et unique sur le navire suspect, et cet oeil de
tous attendaient l'occasion de monter sur Plouëdec, jaune comme de l'or en fusion,
un navire qui leur convînt, car ils n'étaient voyait à des distances incroyables, à preuve
pas gens à s'inscrire au rôle du premier qu'il dressa sa haute taille, développa sa
bord venu. C'étaient les survivants de l'équi- charpente osseuse, se pencha vers la fenê-
page fameux de lu Colombie, corsaire com- tre, se fit de la main un abat-jour et dit :
mandé par le célèbre fils du fameux Balidar ; — Il y a de la femme à bord! J'en vois
ce digne rejeton du grand corsaire rescovite une.
s'était mis au service des Américains et s'é- — On m'a conté tout à l'heure; dit Couë-
tait signalé par d'admirables faits d'armes. dic, qu'on avait vu passer une chaise de
Ils entrèrent bruyamment, s'assirent en poste sur le port. Il en retourne.
gens qui se sentent chez eux et hélèrent la Et le gros Couëdic, qui avait des préten-
cabaretière. Tous avaient déjà bu les petits tions à la finesse, cligna des yeux, souli-
verres de genièvre par lesquels ils avaient gnant les derniers mots. Les corsaires se
coutume d'inaugurer agréablement la jour- creusèrent la tète pour comprendre, mais
nées, ils étaient dans cei état de demi- Plouëdec fit un signe de tète affirmatif.
ivresse où se complaisent volontiers les gens s —Oui, il en retourne 1,dit-il.
du Nord et où ils possèdent la plus grande î — De quoi ? fit un corsaire.
somme de leurs faculté. —De la politique! déclara Plouëdec à
Les marins inconnus s'étaient tus. voix basse. Quand il y a des navires sus-
L'HOMME DE BRONZE

— N'ayez pas l'air de regarder dans le


pecls en vue, des chaises de poste sur les
routes de Roskoff, des femmes à falbalas à !
fond de la salle les autres caïmans qui sont
bord de bricks drôlement taillés, je dis : II < ce côté-là; mais remarquez qu'il y en a un
de
on retourne! C'est la duchesse de Berry qui <
qui est Espagnol ; j'ai cru entendre un ju-
va l'aire des siennes. Chut ! ron de Naples, et le diable me brûle si,
El tous en choeur : parmi eux, il n'y a pas un Grec. C'est un
— Chut! Il en retourne ! ramassis de tous les ports de la Méditer-
— Pour sûr, reprit Plouëdec, le brick ranée, et le brick-polacre vient de ces mers-
veut être paré à prendre chasse ; il change là. Pour lors, je dis qu'il pourrait bien se
de mouillage selon le vent. Je suis sûr que faire que nous voyions là une partie de l'é-
si, par hasard, le port de Brest, averti par quipage de ce chien de bâtiment.
le sémaphore, envoyait ici une corvette, his- Les corsaires opinèrent du bonnet, glis-
toire de vérifier les papiers du brick, on le sant des regards louches sur les matelots
verrait se couvrir de toile et filer vent ar- étrangers.
rière. Perros reprit toujours en sourdine :
Un petit homme sec, maigre, de figure — Dans mon idée, ces camarades-là ont
intelligente et chafouine, ordinairement une manière à eux de s'aborder qui sent la
écouté par la société comme un oracle, mais boucanerie ; il m'a paru qu'ils avaient des
qui parlait rarement, prit la parole cl dit : signes et des paroles pour se l'econnaîfre,
— Il n'en retourne pas ! car ils ont reçu hier deux hommes qui ve-
Celte déclaration fit sensation ; quand naient on ne sait d'où.
Perros avait déclaré une chose, c'était ar- — Ça pourrait bien être des Frères de la
ticle de foi ; cx-maîlrc de timonnerie, ex- Côte ! dit Plouëdec.
confidenl de Balidar, homme instruit, puis- — Et le brick m'a tout l'air d'avoir bonne
qu'il savait lire, très-rusé et très-pénétrant, volonté de piraler un brin, ajouta Couëdic.
il passait pour infaillible. Cependant la femme à bord...
Cependant Plouëdec essaya de défendre — Imbécile ! dit Perros. Tu es
plus bête
son opinion. qu'un merlan. Est-ce que Balidar ne faisait
— Je dis, moi, lit-il, qu'/7 en retourne! pas venir des femmes à son bord quand il
— Quand tu le répéterais cent fois, avec était en rade?
ta voix de girouette rouillée, reprit Perros, — C'est vrai !
ça ne prouverait rien, vieux cormoran. Pour — Perros, tu es aussi intrigant qu'un ha-
faire la guerre civile, il faut de l'argent ; les reng! dit Couëdic avec admiration.
curés n'ont pas quêté ; par conséquent il — Il va se faire de la mauvaise besogne
n'en retourne pas ! avec ce brick ! observa Plouëdec. Pour ma
C'était péremploire ; aussi Plouëdec, re- part, je ne voudrais pas y embarquer, quand
nonçant à ses suppositions , demanda-t-il même on m'offrirait double paye.
d'un air de défi à Perros : — Il retourne de la corde ! fit Couëdic.
— Puisque tu es si malin, vieille fouine, — Faut voir ! conclut Perros.
dis-nous donc ce que c'est que le brick. En ce moment un homme entrait dans
— D'abord, c'est un brick-polacre ! dit l'auberge.
Perros. Tous les corsaires se touchèrent du coude.
— Et ça se voit ! — Le capitaine Daniclou ! murmurèrent-
— Ça navigue dans la Méditerranée, ces ils.
barcasses-14 ! Et Couëdic ajouta :
— On le sait. Tu nous apprends des cho- — Vous voyez bien qu'il y a de la bouca-
ses que des mousses connaissent après six nerie, de la flibusterie, de la piraterie dans
mois de métier. l'affaire, puisque voilà Daniclou.
Ici Perros haussa les épaules et reprit, — Un Frère de la Côte pour sûr, celui-là I
mais à voix très-basse : — Et il va causer avec les autres.
8 L'HOMME DE BRONZE

Tout le monde se tut. > ; (


chacun s'était tu; un lourd silence planait
Le nouveau venu restait3debout à l'entrée (
daïis la salle.
de l'auberge,* toisant les deux groupes; la '•- Et pourtant, au premier aspect, 1Daniëlou
salle: présentait en-!ce''moment un tableau (
était un capitaine comme tant d'autres ; plus
.digne d'ùnïpincëàu'de 1maître. • ]
matelot d'allures et n'of-
qu'officier,vulgaire
: : Au fond,:: derrière des brocs ventrus, la frant rien de saillant à l'oeil du passant dis-
. -
cabàrètiëré Kërrèdeç, vieille-Bretonne recro- trait.
quevillée,coùrbëe en deux, à tête de sorcière, ; Mais quand on avait signalé cet homme à
*marchant! avec un.bâton comme la mauvaise un observateur s'agace,'il devenait facile" de
fée dès-légendes,le nez faisant carnaval avec déchiffrer 1 sur> ce' visage tout le livre des
le menton,'usurière intéressée dans les en- passions servies par la ruse, le mépris de
.tièprises ! de', contrebande, riche • à plus! de touie'loi et Faudace poussée à ses dernières
sordide et presque en hail- limités. .-.-. ..':•.
.\iïrigtsmillelécus,
lons, elle planait en ce moment sur la scène, ; Pour tout'lemondè,'le capitaine Daniëlou
et son oeilsemit.à briller d'un éclat extraor- était sans contredit le contrebandier le plus
dinaire, quand parut Daniclou. habile et le plus brave de là côte ; il livrait
! La vieille lui fit un signe, d'intelligence et des combats aux douaniers avec une désin-
lui montra avec une sorte de : satisfaction volture si;heureuse et si insolente, que'le
:
.diabolique les deux groupes de marins, gouvernement anglais avait promis . une
-v II, y avait là :une riche collection de types, . prime considérable à qui le prendrait.
un choix de loups de mer capable : de salis- On' racontait qu'il avait arrêté et séquestré
jfaiiie des iplus i difficiles ; si Daniëlou venait un capitaine de douane, pris son cachet,
recruter pour quelque ténébreuse traversée imité' sa' signature 1et 1donné de faux ordres à
.des:ihommés! énergiques; il ne pouvait pas toute une'compagnie de douaniers; si''bien
mieux rencontrer:!•"»! i;n i?M .... ,*,. '.<:/ que dix lieùés' de côtes avaient'éllé dégarnies. ^
Un capitaine d'aventures pouvait'embau- et ouvertes aux contreb'aMièrs1.' !: -:;;"'' iUi '' -r"
cher ide mondé-rlà sur' Minime; ces rudes '' Surpris'pai'.unë escouade dé se^t soldats
figures,! aux irides : profondes,•! aux : saillies de douane, au moment où il s'abouchait
accentuées, semblaient des têtes, taillées à . seul 1avec un receleur de fraude'anglais, il
coup de hache dans des blocs de igranit..Tous ; "avait tué quatre de ses:adversaires; blessé
ces hommes ont lutté contre-.les'oùragans, le sergent :et un autre homme, et il'avait
to.ûs,' ohtitué,,1 tous*brifcsentiïle'fer. ou-le '.plomb . 'ramené ;le dernier prisonnier à sbnbôrdl '' '
de lîennemi ehtamerr, leur .peau..' Sur ces > i •' iSéuH.v. '•'.•.: : " . :: • : i- -
visages bronzés par, tous les soleils; .fouettés ! " -Puisil 'était retourné à terre suivi: de
.iparles'vents,'les';Targescicatrices lont gravéI ' sept matelots, qui s'étaient déguisés avec les
'
t
Iflimot,- :. : i :);.:\ i i; .' '. v ci: ' ';_ i:';., tj uniformes'des- morts' et'dés 1blessés; ' ils
avaient-surpris'ainsi deux postés, garrotté
une vingtaine de douaniers et 1ouvert libre
BATAILLE!: embarquement' à une ftôtte^decihqlougres,
' bondes'd'ëau-dé-vie et commandés par Da-
! 'niëioù;jamiràlcôhtrebandier; '• •• l '
eh lettrés ineffaçables.: • •. • : » .'. -..;>.. Voilà certes de quoi tailler à un-homme
- . Corsaires i et spirates, >.soùs ; la,;main d'un i : une
jolie réputation dans un port ; mais Ton
hardi capitaine, devaient former un équi- - 'disait to'ut:bas que,' soùsle fraudeur, il y avait
page merveilleusement propre aux: coups dei : un forban, un Frère de la Cote,'un-pirate '
main;! t\ x v. '< n i :; Y - enfin..-' <'-.': . . .! : !
'Et Daniëlou; était le;chef qu'il fallait à pa_ On n'en causait que discrètement .entre
reille troupe. amis, à mots couverts ; un jour le commis-
: : Évidemment il dominait ces màrins; intré- saire du port ayant fait quelque menace à
pides ; .tous baissaient les yeux devant lui ; Daniëlou et lui ayant donné à comprendre
C'ôlall un lapagcinfernal.

L'HOMMEDE BRONZE.- î Au PAYS bas SINGES.-.2 , •'


10 L ' H 0 MME DE B R 0 N ZK

qu'il se doutait de quelque chose, il advint pour allumer son cigare au vôtre, vous étiez
malheur' à ce fonctionnaire imprudent. frappé de lire tout à coup tant de révéla-
Il se grisa quelque peu certain soir, il se tions sous la vulgarité de ses traits ; les dé-
perdit dans la brume et se noya dans le tails de cette tète, banale en son ensemble,
port. prenaient du relief et trahissaient les vices
Daniëlou fut soupçonné ; mais il y avait de cet homme extraordinaire.
en sa faveur un alibi tellement prouvé, que L'impression générale reçue était une res-
la justice ne le poursuivit pas. semblance avec le bull-dog : les oreilles
Une autre fois, certain matelot lit allusion même de Daniëlou se terminaient en pointe
aune expédition dans l'océan Pacifique, pen- comme celles de ce chien brûlai ; les lèvres
dant laquelle Daniëlou aurait joué un rôle étaient lippues, les joues tombantes; le front
louche. se bombait en bosse, il se coupait au mi-
Ce matelot fut tué raide par une roche qui lieu d'une ride menaçante ; les tempes ren-
se détacha de Rochroum juste à point pour flées accusaient l'instinct de destruction ; le
aplatir cet indiscret. nez respirait le carnage.
Depuis chacun fui prudent et tint sa lan- Mais cette physionomie d'une mobilité in-
gue. croyable, quand Daniclou ne se surveillait
Mais, en somme, étant donnés deux pé- point, exprimait tour à tour, à un degré
cheurs, amalelolés depuis vingt ans, pou- d'inlensilé inouï, le sarcasme, la haine, l'en-
vant causer librement sur leur bateau, en vie, la rapacité, la colère, la luxure, la du-
pleine mer, que se fussent-ils donc raconté plicité et l'orgueil ; toutes les concupiscences
sur Daniëlou ? embrasaient cette large "poitrine et mon-
Des histoires sombres de piraterie. taient aux yeux en flammes qui illuminaient
On disait que Tom Dick, le fameux con- celte tète sinistre d'un feu sombre.
vicl échappé des bagnes de l'Australie, Tom- Ce terrible regard était voilé presque tou-
Dick, qui avait ruiné le commerce anglais et jours par le clignotement des paupières,
hollandais, Tom Dick enfin, qui avait armé volontairement éteint par l'habitude de la
des flottes de prous malaises et livré des dissimulation ; aussi pour bien juger un pa-
combats aux escadres envoyées contre lui : reil homme, fallait-il le surprendre quand
on répétait tout bas que ce Tom Dick, tué la vue d'un riche chargement, d'une jolie
dans un combat, avait eu Daniëlou pour suc- femme ou d'un ennemi, allumait sa pru-
cesseur ; mais que celui-ci s'était bien gardé nelle et la dilatait ; on se sentait alors en face
de faire connaître son identité et avait conti- d'une béfe fauve., le bull-dog se faisait tigre;
nué ces dévastations sous le.nom do son on comprenait l'effroi qu'il inspirait.
prédécesseur. On devinait que Daniclou s'attachait à
Si la chose était vraie, il fallait tenir Da- dissimuler la véritable expression de ses
niëlou pour un atroce scélérat, mais aussi traits sous une vulgarité d'emprunt; il ca-
pour un grand homme de mer. chait le pirate sous l'apparente bonhomie du
Pourtant, à le voir, au premier abord, dans capitaine caboteur.
son .costume breton surloul, qu'il affectait de Ce qui le trahissait le plus souvent mal-
porter, rien ne décelait ses talents. gré lui, c'était un tic qui relevait la lèvre
. ti était de taille moyenne, large d'épaules, supérieure et laissait entrevoir deux dents
bien campé sur ses reins solides ', grosses longues, acérées, croisées l'une sur l'autre,
mains, larges pieds, lourdes allures. C'était dents féroces, dents de léopard, qui.épou-
en somme le premier matelot venu, dégrossi vantaient dans celle bouche humaine. Ce
quelque peu par l'exercice du commande- rictus mettait en garde contre Daniëlou ;
ment; traversant un quai, il ne fixait l'atten- niais lorsqu'il voulait faire une dupe, il se
tion de-personne. surveillait avec tant d'attention, qu'il parve-
Mais si Daniëlou, s'arrètant en face de nait à dompter ses nerfs et à remplacer son
' tic
vous, après avoir salué, allongeait le bras par un sourire discret.
AU PAYS DES SINGES 11

On conçoit quel prestige devait exercer un La vieille, cependant, courbée en deux,


pareil homme, môme sur des corsaires, fapportait un panier de bouteilles, préparé
même sur des forbans. (
d'avance, et qui attendait sous le comptoir;
Sans doute, dans celte auberge, connu de (
des toiles d'araignée attestaient l'âge res-
tous, il jugeait inutile de dissimuler, car il pectable
] de ce bordeaux, seul vin connu de
venait d'y apparaître dans toute l'infernale 1 Bretagne.
la
splendeur de son type démoniaque. La vieille Keredec donna du coude dans
Son regard se promena sur tous, s'arrêta le dos de Couëdic et lui dit de sa voix fêlée :
sur chacun, mais surtout sur le comte Henry — Mets le panier sur la table, vieux mar-
qui fixa tranquillement ses yeux limpides, souin ; lu vois bien que je ne peux pas.
francs cl doux sur le redoutable capitaine. Et à Perros :
Perros remarqua que Daniëlou souriait — Toi, maître la Fouine, viens avec moi;
avec bienveillance à ce gentilhomme, et il lu porteras le sac.
murmura ces mois dans l'oreille de Couë- Tous les corsaires eussent voulu se trouver
dic : à la place de Perros ; il allait savoir ce qu'il
— Je crois que Daniëlou a une idée sur y avait dans le sac; personne ne le quitta
le comte. dos yeux.
— Idée de l'embaucher dans les Frères Il revint, portant une sacoche dont sa main
de la Cote, parbleu! fit Couëdic. Ces flibus- fébrile palpait le contenu; mais il était diffi-
tiers aiment à enrôler des nobles ruinés dans cile de deviner s'il y avait des écus ou des
leur société. louis, car le cuir éfait double, très-résistant
— Te souviens-tu de ce pauvre petit ba- et très-épais.
ron de Kardelec... Toutefois Perros posa la sacoche sur la
— Chut ! fit Plouëdec. table, et le métal tinta joyeusenlent.
En ce moment, après un léger salut au À ce son, Karigoulet, n'y tint plus; il vint
groupe des marins étrangers, Daniëlou se s'asseoir à la table des corsaires, et il s'al-
dirigeait vers la table des corsaires ; il vint longea, des coudes et de la tète, le plus
s'asseoir auprès de Couëdic, serra sans façon possible vers la sacoche.
la main à fous et dit : Du côté des marins étrangers pas un geste,
— J'ai à vous parler ! aucune apparence de convoitise, un dédain
Puis il cria d'une voix de stentor, car la singulier.
vieille Keredec était un pou sourde, il cria, Le comte Henry, de son côLé, restait im-
disons-nous, cette commande agréable : passible.
— Eh ! la mère, servez le vin et le sac ! Daniëlou cligna de- l'oeil du côté de ce
Le vin ! gracieux gentilhomme, et il remarqua avec
C'était déjà une annonce alléchante : les une déception visible cette attitude d'indif-
yeux des corsaires brillaient. férence.
Mais le sac ! Toutefois il commença l'attaque ; nous di-
.Quel sac ? sons attaque, car il y allait avoir lutte, com-
Pourquoi un sac? bat des consciences contre la tentation.
Perros, au nez de fouine, se mit à de- — Çà! les enfants, dit Daniëlou caressant
mander : la sacoche, il mo paraît que vous vous rouillez
— Il s'agit donc d'un engagement? à terre comme des sabres d'abordage empilés
— Nous allons causer ! fit Daniëlou, en : à fond de cale. Vous voilà sans enrôlements
montrant à nu ses deux crocs. et pareils à des merlans à sec sur le sable.
Et désignant les marins suspects : La contrebande ne va donc pas, que les
— Vous
pensez bien, dit-il, que ceux-ci i Flambards restent à terre!
ne sont pas ici pour rien; ils ont su que je s — Peuh ! dit Perros. La contrebande, vous
levais des matelots, et ils sont venus. Il y le savez aussi bien que nous, ne rapporte
aura concurrence. plus sa peine ; ces chiens de gabelous nous
12 L'HOMME DE BRONZE

mordent rudement à l'arrière ; et quand un — Mais nous avons eu chacun deux cents
pauvre lougre fraudeur se montre dans les louis de parts de prise! observa Perros ! C'est
eaux anglaises, il a tout de suite trois avisos gentil, pour un simple matelot.
à ses trousses. Le jeu n'en vaut plus la chan- En ce moment tous se turent, car Daniëlou
delle, quand on a du pain de cuit sur la venait de délier les cordons de la sacoche,
planche. elune vive émotion s'était emparée des Bre-
— Et vous tons. D'un tour de main, le fameux contre-
n'ignorez pas, Daniëlou, ajouta
Plouëdec, que tous les Flambards sont à leur bandier renversa l'énorme bourse de cuir et
aise, sans se vanter. — On ne les enrôle pas il entassa le contenu sur la table.
pour une avance de dix écus. Il y eut une explosion de surprise.
Le vieux maître accompagna sa déclara- C'était de l'or...
tion d'un regard qui avait la prétention d'être Daniëlou se mit silencieusement à ranger
dédaigneux pour la sacoche. les louis et les napoléons en pile de cinquante
— Moi, déclara Couëdic, je me sens vieux chacune, et chacun suivait d'un oeil émer-
jusqu'aux moelles ; je ne suis plus qu'un veillé cette prestigieuse opération.
ponton à peine bon pour servir de patache. L'or exerçait déjà sa fascination irrésis-
On me mettrait là sur la table cinquante tible; les Flambarts s'allumaient.
louis d'arrhes que je n'écrirais pas mon I Quant à Karigoulet, il était hors de lui, cl
chiffre sur un registre. J'ai du bien au soleil, il s'allongeait vers Daniëlou comme une cou-
heureusement. Pas vrai, les autres, que les leuvre ; il avait peu à peu mis les genoux sur
Flambards veulent se reposer, et qu'il fau- la table.
drait une fameuse prise en perspective et 11 y avait sept Flambards, Daniëlou n'avait
des avances comme en donnait Balidar, poul- l'ail que sept tas.
ies décider à remonter sur une barcasse. Karigoulet protesta,
L'assentiment fut général, unanime et uni- — Par Notre-Dame-de-Ploërmel,
je vaux
versel, comme le constata maître Perros, qui bien ces vieilles carcasses-là ! s'écria-t-il.
renchérit encore sur les autres. Faites une huitième part, capilaine Danië-
— Moi, dit-il, je me défierais d'une forte lou.
avance, parce que c'est un moyen d'engager — Qu'est-ce qu'il dit donc, ce failli-chien!
les matelots pour dos expéditions pendant gronda Plouëdec. Voilà qu'il se compare aux
lesquelles les lilins se transforment en cordes Flambards !
à pendre et les grandes vergues en potences. — Pourquoi donc pas, l'ancien? Un jeune
Il pleut des balles el dos boulets dans ces homme de bon courage comme moi vaut bien
traversées-là. un vieux veau-marin comme vous.
— Qui ne
risque rien n'a rien ! dit Da- Plouëdec outré se leva, mais Daniëlou le
niclou sentencieusement. lit asseoir d'un geste.
Et s'adressant à Couëdic : — Et-lu à toi, pour le vendre, mon
petit
— Combien Baiidar avait-il l'habitude de
Karigoulet? demanda-t-il. N'apparliens-tu
donner d'arrhes? demanda Daniëlou. Bé- pas au comte ? S'il veut s'enrôler, je traite-
ponds sans mentir, vieux requin. rai avec lui, el je te prendrai par-dessus le
— Foi de Flambard,
capitaine, dit Couëdic, marché.
nous avons touché jusqu'à cinquante louis Karigoulet, revenu au sentiment de la réa-
d'arrhes. lité, se retira vivement de la table el revint
— Une ibis ! une seule fois ! fit Daniëlou. vers le comte auquel il parla, le pressant de
Et il s'agissait d'aborder un vaisseau anglais s'engager; mais le maître n'avait pas pour
de quatre-vingt-dix canons avec une cor- l'or la même avidité que le valet.
vette de vingt caronades ! Vous êtes partis — Nous verrons ! fit-il.
trois cents, et vous n'étiez plus que cin- Et comme Karigoulet insistait, le jeune
quante-six, mousses compris, quand vous gentilhomme le caloLla, comme il arrivait
avez ramené le deux-ponts anglais. souvent, ce qui causa un certain déplaisir à
AU PAYS DES SINGES 13

Daniëlou; il comprenait ne — Je ne suis que le second du brick ! fit


que Karigoulet
parvenait pas à décider son maître. Daniëlou.
Mais le fameux capitaine n'en continua pas — Tiens, tiens, tiens ! murmura Perros.
moins son oeuvre d'embauchage avec une El qu'y a-l-il à bord de ce bâtiment-là?
infernale. — Je n'en sais rien !
persévérance
— Mes enfants, dit-il en prenant l'une Il y eut un rire d'incrédulité.
des piles et en la faisant danser dans sa Daniëlou fendit la table d'un formidable
main, pour des gabiers finis, vous avez la coup de poing, qui fit danser les verres et
langue bien longue. Vous avez dit pas mal les bouteilles, et il s'écria avec une sorte do
de- vilainetés sur le brick qui est au large rage :
de Tizi-Aouzan. C'est bote de raconter — Que une gaffe, que je sois em-
un j'avale
tas d'histoires sans cul ni tête, sur un bâti- palé sur un croc, si je sais rien de ce qui se
ment inconnu. D'autant plus qu'on peut, un passe sur le brick.
beau matin, s'embarquer dessus ; car voilà L'accent était trop vrai, la mauvaise hu-
que vous regardez mon or comme une morue meur du capitaine était trop sincère pour
regarde l'appât. que les Flambarts ne fussent pas convaincus ;
— Vous voulez donc nous embaucher sur ils s'étonnèrent plus que jamais.
le brick ? demanda Plouëdec en reniflant Daniëlou reprit au milieu d'un silence
comme un phoque qui vient respirer sur profond :
• — Je
l'eau. joue franc jeu et je vais vous faire
— Oui, dit nettement Daniëlou. ouvrir des becs de goélands pris à l'hame-
Et comme l'émotion avait empoigné les çon. Je vous jure que je ne connais per-
Flambarts sonne de l'équipage du brick.
; comme ils suaient tous à grosses
— M'est avis..., voulut dire Plouëdec.
gouttes du combat qui se livrait en eux ;
comme ils étaient Mais Daniëlou l'interrompit avec un geste
pâles et que leurs dents •
se serraient en grinçant; comme enfin Da- d'autorité bienveillante.
— Inutile de faire grincer ta voix de gi-
niëlou sentait qu'il triompherait, il eut un
rire sardonique rouette rouillée ! fit le capitaine-contreban-
qui mit à nu ses dents de
dier. Je vais t'en dire de plus fortes. Non-
tigre.
— Eh! eh! dit-il, seulement je n'ai jamais mis le pied à bord
ça mord, ça mord.
de mon navire, mais je n'en sais pas le nom ;
Vous faisiez les fines gueules, mais voilà
je veux que le diable me torde le cou, si je
que l'or vous tente. Cinquante louis do prime
me doute de quoi il est chargé ; que le feu de
en signant et deux cents francs par mois pour
l'enfer me brûle pendant cent éternités, si
chaque matelot ; des appointements de capi-
taine au long cours ; sans compter, à la fin j'ai seulement idée de l'endroit où la barque
veut aller ; quant au nom du capitaine, j'en
du voyage, cent louis de gratification si le
ignore aussi la première lettre.
capitaine est content. — M'est avis,
L'énumération de ces avantages grogna Plouëdec, qu'avec
énormes
des renseignements comme ça, l'on peut
mit le comble à l'élonnement des Flambarts ;
s'embarquer à l'aise ; rien ne vous gène aux
mais ils se demandaient ce que l'on pouvait
enfléchures : navire inconnu, capitaine in-
exiger pour de pareilles sommes. connu, cargaison inconnue, destination in-
— Peut-on savoir, ce que vous
capitaine, connue!... Pour chemin à faire, on a devant
voulez faire, vous, à ce bord? demanda soi les mers et les océans.
maître Perros d'un air insinuant. — Je voudrais bien savoir, demanda

Obéir, bien servir et toucher ma prime ! Perros, quel est l'armateur de ce bateau
dit Daniëlou. fantôme? Car enfin, capitaine, vous avez été
— Obéir à
qui ? en rapport avec un armateur ?
— Au donc ! — Oui, dit Daniëlou.
capitaine, J'ai rencontré, à
— Ce n'est
pas vous qui commandez ? , Morlaix, un certain soir, il y a six jours, un
U L'HOMME DE BRONZE

petit vieux cacochyme, enseveli dans les — Voyez-vous, les enfants, le vieil arma-
six mètres de drap de son manteau. Pour t
teur n'a pas l'air catholique ; on flaire auprès
sûr c'est un étranger ; il était descendu, de de c lui une odeur de soufre ; ça pue l'enfer,
la veille, dans le meilleur hôtel, et il s'était j
parole d'honneur, et je m'y connais.
renseigné, à savoir à qui il pourrait s'adres- On ricana à la ronde.
ser pour trouver un second et un équipage. Daniëlou continua :
J'étais le seul capitaine disponible en ce — Ce petit vieux a un air si mystérieux,
moment et prêt à prendre la mer. Le vieux i
des yeux si perçants, une .voix si aigre et I
me fit ses propositions, refusant de me rien ides pieds si minces et si longs, que je crai- !
révéler de ce que vous voudriez tant savoir gnais, à chaque instant, de voir la queue
et moi aussi. lime donna seulement rendez- poilue du diable relever son manteau. Mais
vous, ici, pour aujourd'hui, en me déclarant après avoir bien pensé à l'affaire, je me suis
que nous embarquerions ce soir. dit que si j'avais à bord de ce damné brick
Ea ce moment, à la grande satisfaction une vingtaine de lurons, on finirait tou-
de Daniëlou, le comte Henry se levait el se jours par se tirer d'affaire ; car si l'on nous
dirigeait vers la table ; il se planta devant propose des choses qui soient contre les lois,
le capitaine-contrebandier et lui demanda de rien de plus légitime, pas vrai, qu'une petite
sa voix douce et tranquille : révolte; les autorités seraient bien forcées de
— Si vous
ignorez tout, pourquoi avez- nous approuver.
vous dit loul à l'heure que vous étiez le — C'est vrai ce que vous dites là! fit
second du brick, qui est sous le vent de Tizi- Couëdic. On ne nous fera pas faire de la pi-
Aouzan ? raterie ou des histoires de conspiration mal-
— Asseyez-vous, monsieur le comte, dit gré nous; el si l'on voyait quelque chose de
Daniëlou avec une politesse qui ne lui était suspect, on se rebifferait et l'on commence-
pas habituelle, je vais m'expliquer. rait par visiter le chargement.
Le comte prit place parmi les Flambarts — Si c'était de l'or quelquefois,
par hasard!
qui s'écartèrent avec déférence. Daniëlou insinua Daniëlou.
— Il y a trois cents tonneaux dans le ventre
reprit son récit :
— Le vieux, fit-il, m'a décrit le navire à de ce brick! observa Perros. Une tonne d'or
bord duquel nous devions nous rendre ce ferait 2,500,000 francs. Ne disons donc pas
soir, à la nuit tombée; c'est, m'a-t-il an- de bêtises.
noncé, un brik polacre, peint en noir, qui se — Il
pourrait y avoir argent el or? reprit
tiendra toujours au large et qui navigue à Daniëlou.
demi-charge. Est-ce que ce n'est pas le si- Les convoitises étaient singulièrement al-
gnalement exael du navire qu'on voit d'ici? lumées ; Perros lui-même s'animait ; Plouë-
— C'est vrai ! firent les Flambarts. Mais dec brisa son verre en frappant sur la table
s'enrôler sans rien connaître! Risquer de se et s'écria :
mettre dans une affaire qui est peut-être de — Tonnerre de Brest! Si c'en était! Or
la politique! Se faire pincer et fusiller !... ou argent!...
Et les objections se croisaient. •— Chut! fit Daniëlou. Plus bas! Que fe-
Daniëlou sourit de son mauvais sourire et rais-tu, vieux caïman, si c'en était?...
dit en haussant les épaules : Plouëdec murmura l'oeil étincelant :
— Suis-je étourdi comme une bonite ett — De l'or qu'on cache ! Un navire
suspect!
hète comme un poisson-volant ! J'ai réfléchi i Ça paraît louche ! C'est des voleurs, des mal-
et j'ai hésité !|Oui, moi Daniëlou, qui n'ai ja- faiteurs, des rien qui vaille, des faillis-chiens,
mais tremblé devant rien, ni personne, j'ai i ces gens-là ! Et vous savez, camarades, vo-
eu peur quand le vieux m'a parlé... peur de3 leurs volés, le diable ne fait qu'on rire.
l'inconnu. Personne ne prolesta.
Cet aveu fil impression ; Daniëlou conti- Daniëlou regarda le comte Henry ; celui-ci
nua ; semblait absorbé dans un rêve.
AU PAYS DES SINGES 15

Le capitaine-contrebandier reprit : celle invitation, ne se firent pas prier : ils


— On exige de nous un serinent. Nous le vinrent fraterniser avec les Flambarts.
ferons, pas vrai? Nous jurerons, puisque le La vieille Keredec apporta des paniers de
vieil armateur le veut, nous jurerons d'obéir bordeaux ; on en vida cinq en trinquant et en
sous peine de mort; mais d'obéir en tout fraternisant bruyamment.
bien tout honneur. Le vin aidant, la plus grande cordialité
— C'est ça ! fit Couëdic clignant de l'oeil. rogna entre les deux bandes qui se confon-
De façon que si le navire louvoyait d'une dirent.
façon louche, on demanderait des explica- On sortit bientôt bras dessus, bras dessous,
tions. en chantant à tue-téfe.
— El l'on saurait toujours bien ce qu'il y Il y eut grand émoi dans le port !
a dans la cale ! dit Plouëdec en serrant les
poings. CHAPITRE III
Perros cependant couvait du coin de l'oeil
les marins étrangers. Le contrat.
— Qui sont ceux-là? demanda-t-il à Da-
niëlou. Le comte Henry, cependant, était resté
— Des hommes à moi, qui ont navigué en face de Daniëlou; derrière le jeune gen-
avec moi ! déclara le contrebandier. Us atten- Lilhomme, Karigoulet se tenait anxieux ; il
daient à Morlaix une occasion ; je les ai em- avait vu tant de beaux louis tomber dans la
bauchés naturellement ; puis j'ai pensé à main des Flambarts !
vous. Quand tout le monde eut vidé la salle, le
— Bien obliges, capitaine ! comte dit à Daniëlou :
— Pour marcher avec mes lascars, il n'y — Mon valet prétend
que vous voulez
avait que vous, les Flambarts! Je me suis m'enrôler, capitaine?
dit que vous ne reculeriez pas. Vous me — Oui, monsieur le comte, dit
Daniëlou,
connaissez ; je suis d'attaque. Avec un équi- affectant le respect.
— J'ai à vous
page comme sera le nôtre, je ne crains rien poser des conditions.
du capitaine, aurait-il cent hommes à nous — Monsieur le comte, je double la
prime
opposer. pour vous.
— On les dit Plouëdec. -- C'est bien. Je vaux ça,
mangerait! croyez-le. Mais
— Vous je mets deux conditions à ce marché. D'abord
acceptez alors?
Toutes les mains s'allongèrent vers les j'emmène mon valet avec moi.
piles de louis. — Je lui paye dix louis de prime, cl il aura
— solde de matelot.
Signons d'abord! dit Daniëlou en se
faisant apporter un registre par la vieille — Non, dit le comte. Le
payant, il serait
Keredec. à vous. Je le garde tout à moi pour mon ser-
Tous signèrent ou firent leur croix, et vice...
Daniëlou leur jeta l'or dans les bérets, en — Soit ! fit Daniëlou.
recommandant à tous les engagés de ne pas Karigoulet, outré de perdre dix louis,
oublier que l'on s'embarquait le soir môme. s'avança et voulut parler; d'une rude pous-
Plouëdec prit la parole : sée le comte l'envoya rouler au bout de la
— Les enfants, dit-il, une heure salle et il reprit :
pour dire
au revoir aux femmes et aux enfants, et ren- — La seconde condition est celle-ci :
quoi
dez-vous aux Villes; nous allons nous payer qu'il arrive, la jeune lillc qui est a bord sera
d'ici à Morlaix une baleinière à roulettes, sous ma protection et, s'il y a révolte, elle
comme du temps de Balidar. Vive Daniëlou ! n'appartiendra qu'à moi, à moi seul.
Eh! là-bas, vous autres, les camarades, en Daniëlou tressaillit, mais il acquiesça,
ètes-vous de la baleinière à roulettes':'' sans hésiter.
Les marins étrangers auxquels s'adressait ' —Soit! fit-il.
16 L'HOMME DE BRONZE

« La petite demoiselle est pour vous, s'il comme un brûlot, si je ne fais pas jouer la
arrive quelque chose. pompe au vin. Quoi de nouveau, matelot?
— Ôh! je suis bien sûr qu'il
y. aura quel- Les Flambarts, /7s se sont-iis engagés?
que chose! fit le comte en souriant. L'homme qui venait de faire cette entrée
— Vous avez donc entendu ce retentissante était l'ami, le matelot, Yàme
que j'ai dit,
et vous jugez, monsieur le comte, que tôt ou damnée du capitaine Daniëlou ; où. celui-ci 1
tard il faudra faire rébellion? demanda Da- commandait, l'autre était second; où Danië- ]
niëlou. lou n'était que second, l'autre était lieute-
Le jeune homme haussa les,épaules et dit nant ou maître d'équipage.
avec une magnifique insouciance : Il avait oublié son nom de famille, ses
—- Cela m'estindifférent ! et jusqu'à
prénoms plusieurs sobriquets
Daniëlou en resta émerveillé. qu'il avait portés tour à tour; mais pour
Il compta cent louis et présenta la plume l'instant il s'appelait :
au jeune gentilhomme qui mit une croix sur
le registre, ne sachant pas écrire.
Le Grand-Cacatois ! \
Il posa la plume sur la table, el Daniëlou,
la reprenant, la présentait au dernier des
Karigoul, lorsque le comte dit : Pourquoi ? il eût été difficile de le dire !
; — Inutile!: où je vais, il va. Un jour de bonne humeur, quelqu'un l'avait
Et il fit signe à Karigoulet de ramasser les interpellé ainsi et le nom lui en était resté.
cent louis. ,. Un mot résume son histoire : il était l'om-
Celui-ci se jeta sur l'or, l'empocha avec bre de Daniëlou; depuis vingt ans, il le
des grognements de sanglier dévorant des suivait partout.
truffes, et il, suivit son maître qui sortait avec - C'était un grand diable d'homme, inter-
une dignité de démarche dont Daniëlou de- minable,,haut perché,, maigre et sec, pareil
meura frappé. .à un mât revêtu d'une peau parcheminée ;
11 murmura entre ses dents : , il ressemblait plus à un corsaire arabe qu'à
— Voilà bien l'homme qu'il me fallait !. un matelot chrétien. Long visage, étroit, à
front fuyant, avec un nez coupant comme une
lame de couteau, mince comme une feuille
CHAPITRE IV de papier, recourbé comme un yatagan, un
nez à faire paraître camard celui de maitre
Perruche el. Grand-Cacatois. Plouëdec; crâne pointu, annonçant, chose
bizarre, la vénération qui devait chez cette
Le capitaine allait sortir après .avoir brute devenir du fétichisme; yeux noirs
échangé deux mots, mystérieusement avec comme du jais, enfoncés sous l'orbite, demi-
la'vieille Keredec, ; quand la porte , s'ouvrit, cachés par des sourcils en broussailles ;
livrant passage à un grand escogriffe, por- ; menton proéminent, joues à pommettes sail-
teur d'une cage renfermant une perruche. lantes, oreilles détachées, retombantes, dont
Le nouveau venu eût difficilement cher- une cassée et rabattue : telle était la tête de
ché, à capher, sa nationalité. l'homme.
ILemplU.d'abord la salle d'unjuron mar- Entre lui et Plouëdec , une certaine res >
seillais, sonore, qui fit vibrer les vieux murs semblance ; mais le maître breton n'était
bretons de l'auberge. qu'une charge dont le Grànd-Càcatois sem-
— Coûquinasse ! s'écria-t-il. La route e/7es bïait la caricature poussée au grotesque et
était langue et le vent, debout ! A. force des au terrible*
tirer des bordées, je suis arrivé. Stop ! Je i Entre eux, dissemblance absolue de ca-
mouille une ancre ! Eh ! la vieille, une bou- • ractères.
teille de bordeaux. Dépêche-toi, bagasse, , Plouëdec était grave comme un héron
j'ai du feu plein mes écoutilles et je flambe Î perché sur une patte et regardant l'eau cou.
AU PAYS DES SINGES \cr/t.

La scèneétait étrange.

1er; le Grand-Cacatois était bruyant et re- faisaitun train du diable, mettait la gaieté
muant comme un perroquet. Il était dévoré partout, et se servant de la grande vergue
du besoin comme d'un perchoir, il y exécutait à chaque
d'agir et de parler. A bord, il
L'HOMSIBnu BnoN/.E. — 3 Au PAYS DES SINGES. — 3
18 'HOMME DE BRONZE

instant des sauts, des voiles et des pirouettes, 1 il avait sombré sur un volcan sous-marin et,
harcelant les gabiers et les mousses, grim- ! certain ce jour, une trombe l'avait enlevé avec
pant jusqu'aux enfléchures, poussant, chan- | se son canot; la barque s'était perdue, l'homme
tant, animant, bousculant tout. s'
I s'était retrouvé.
Bon enfant, du reste ; à un coup de poing Au demeurant, dévoué jusqu'à la mort
ou à un coup de pied près, il était sans ran- ir
inclusivement à ses camarades, rendant
cune. Quand il avait rossé un matelot, pares- rr.
même volontiers service à un inconnu, mais
seux ou arrogant, il ne lui en voulait pas le ft
forban jusqu'à la moelle des os, fier de l'être
moins'du monde. • e ne comprenant rien aux subtilités morales
el
C'était une nature neuve, fruste, exubé- d Gode maritime.
du
rante, naïve, ignorante, emportée, brutale, Avec un Jean Bart, il eût été un loyal et
dévouée, ayant des élans de générosité et vaillant
v corsaire, sans autre mérite que
des accès de férocité dont la contradiction tl
d'imiter le maître el de suivre l'impulsion ;
semblait inexplicable ; on pouvait s'en tenir, 8
avec Daniëlou, il était pirate; mais un juré
pour la définition, à un mot du père Anselme, cqui eût sondé cette conscience peu éclairée,
missionnaire apostolique qu'il avait battu ceût accordé les circonstances atténuantes.
parce que le digne père voulait le convertir, En somme, instrument de clestruotion ter-
et qu'il avait sauvé du bûcher, en risquant i
riblement puissant aux mains de son capi-
sa propre peau ; le prêtre reconnaissant avait 1
taine et matelot,
fini par amener le Grand-Cacatois à la con- Daniëlou, du reste, l'aimait sincèrement ;
fession de ses crimes innombrables, et il l'en iil ne s'était du reste attaché qu'à lui et à la
avait absous malgré l'énormité. vieille Keredec, dont il était peut-être le
Blâmé plus lard par ses supérieurs , il fils.
avait répondu ; Tel était le Grand-Cacatois qui avait dé-
— Que voulez-vous? C'est une âme d'en- coiffé une bouteille et la vidait d'un trait ;
fant dans un corps de démon. Daniëlou attendit la fin de cette lampée pour
Le Grand-Cacatois tuait un homme comme j lui demander :
un gamin tue un pierrot, par distraction, par — Eh bien, quoi de nouveau?
insouciance du bien el du mal. — Rien! dit le Grand-Cacatois. Ah! si!
Il adorait s'amuser. j'ai battu un brasse-carré,
Mais il avait fait plus de cent sauvetages s Les matelots appellent ainsi lés gendar-
périlleux en sa vie. mes, parce qu'ils portent leur chapeau car-
Toujours parce que ça l'amusait. rément sur la tête.
Du reste, sa carrière était une suite d'a- •— Je ne t'avais pas laissé, à Morlaix, au-
ventures impossibles. Prisonnier dans' less près de l'armateur, pour faire des farces ! dit
glaces du pôle, à bord d'un baleinier, il avaitX Daniclou avec mauvaise humeur. Il m'avait
goûté d'un pot au feu de six mille ans, faitil demandé un homme pour son service, et je
d'un filet de mammouth trouvé dans les glaces s t'avais recommandé d'obéir et d'observer.
et conservé intact par le froid (historique). ). — J'ai observé, je n'ai rien vu. J'ai aidé
Une autre fois, dans, un canot qui le por- à faire des paquets, à charger la voiture de
tait naufragé, lui onzième, il avait dîné duu poste, et voilà !
bras d'un cuisinier ; il était fier d'avoir mangé;é — Qu'est-ce que c'est que cet oiseau-là?
de l'homme! En Australie, il avait failli à demanda Daniëlou, montrant la cage,
son tour être dévoré par les naturels ; il avaitit — Ça, fit le Grand-Cacatois en montrant
servi de cible aux flèches des sauvages ; lesJS l'oiseau, ça c'est une perruche que la petite
mandarins chinois lui avaient fait goûter lesÎS demoiselle de l'armateur m'a dit d'apporter
délices du supplice du pal, dont il avait étété ici. C'est-à-dire qu'elle n'a rien dit, étant
délivré par un consul, lequel ignorait à quel3l muette, mais elle m'a fait comprendre la
sacripant il avait affaire. chose par signe ; même que je l'ai amusée
Naufrager, pour lui, était chose banale; Î; beaucoup en faisant des grimaces pour lui
AU PAYS DES SINGES 19

les tic Anglaises, et des plus huppées ! Eh bien


dos
répondre et que nous sommes amis tous
deux. 'a petite, c'est autre chose et c'est mieux!
la
— Comment, vieux phoque abruti, il y a « Les Espagnoles ont du feu à la place de
une fille dans l'affaire, et lu ne me le dis s;
sang dans leurs corps endiablés ; elles ont
dl longues tresses noires qui fouettent l'air,
de
pas ?
— Ça t'intéresse donc? tl yeux qui réveilleraient
des les morts et des
— Oui, parbleu ! P
pieds à ne pas marcher avec, tant c'est polit.
— Il ne faut pas que ça l'intéresse, de- V. bien, ça n'est pas encore ça! La petite,
Eh
clara résolument le Grand-Cacatois. c
c'est cent fois mieux ! Il y a les Arabes, les
— Parce que... ft
Maltaises, les Pepilas du Brésil, les Àri-
— Parce que je te connais. L'enfant est oguitas du Pérou, les Chinoises cle Canton,
très-jolie, et je ne veux pas qu'il lui arrive 1les Japonaises de Yokohama, les négresses
malheur. td'Abyssinie au corps d'ébène, et les femmes
— Tu la gardes pour toi? t bronze de Calcutta. Avec tout ça réuni,
de
— Pas comme tu veux dire! C'est comme i y a de quoi faire sauter la sainte-barbe
il
si j'étais son père nourricier. c coeur, pas vrai? Mets-y encore les Gé-
du
— Tu me fais l'effet d'une ganache! Est- inoises, les Napolitaines, les Mauresques,
ce que lu vas devenir tendre, bonnet, de ]
les Grecques, les Géorgiennes du marché
coton, vertueux comme un notaire el élever aux esclaves de Smyrue. Mets-y même les
des petits au biberon ? Parisiennes qui ont le chic, les Arlésiennes
— C'est plus fort que moi ! dit le ( Irand- qui ont le qallie el les Bordelaises qui ont
Cacalois honteux ; dans mon coeur, j'ai tout le chien ; réunis tout ça en tas, mets la pe-
cle suite adopté cette enfant-là ; elle est si tite à cùlé, donne le choix à un homme ; qu'il
gentille, vois-lu, qu'auprès d'elle, les autres soit pacha, mandarin, prince, roi, empereur,
sont comme des chasse-marée devant une marchand de mélasse, ou forban comme nous,
corvette. l'homme choisira la petite !
Et frappant un coup de poing sur la table, — Âs-lu fini de tirer la bordée du senti-
le Grand-Cacatois dit d'un air presque me- ment? lit Daniëlou, très-frappé au fond do
\ naçant : ce lyrisme d'un vulgaire matelot, monté par
\ — Personne, non personne n'y touchera l'enthousiasme à un pareil diapason.
\ tant que je vivrai, personne pas même le — Troun de l'air! s'écria le Grand-Caca-
S diable, pas môme le grand saint Dieu, pas tois, tribord et bâbord l'eu ! Je tirerai des
\ môme... toi. salves d'honneur et de compliments encore
— C'est bon ! dit Daniëlou. Tu n'as pas el toujours en l'honneur cle l'enfant. Elle a
besoin de l'enflammer. On la respectera, ta des yeux, vois-lu, des yeux qui sont si
mijaurée. beaux, si grands, si doux et qui parlent si
— s'écria le Grand-Cacatois ; bien qu'elle est resiée muelte, la parole lui
Mijaurée,
indigné. Mijaurée ! la petite ! étant inulile. Cette pelile-là, partout où elle
Et avec exaltation : passera, vous ramassera les coeurs d'hommes
— Daniclou, écoute, mon vieux. Nous j comme les gamins ramassent les berniques
avons roulé notre bosse ensemble sur toutes 3 sur les falaises : eux, la peine de se bais-
à les mers et nous avons visité tous les ports ; ser ; elle, rien que par un sourire.
S ni toi, ni moi n'avons vu une femme qui soilX Mais, grattant les barreaux de la cage, ce
1 seulement digne de cirer les bottines de laa qui excita la fureur de la penuche, il mit ce
petite. Les Anglaises, c'est frais, c'est rose,J, correctif à son admiration :
j c est tourné comme des — Par
frégates, mince de,e exemple, elle a eu, l'enfant, une.
,„ l avant el gentimenl taillé de 1 arrière ; ça :a fichue idée d'acheter celte volaille verte,
qui
vous a des cheveux blonds et des
yeuxx esl une méchante bète. Même que monsieur
oleus, c'est vaporeux,comme une brume du lu ! son père — le père de la demoiselle — homme
- matin, enfin... Nous en avons vu, pas vrai,li, 1 irrilable et nervoso-chimico
qui s'allume
20 L'HOMME DE BRONZE

comme l'amadou el prend feu comme la pou- — Je


compte sur toi pour ramener tout le
dre, n'a pas pu supporter les grincements monde ici à l'embarquement ce soir.
de bec el les cris cle l'oiseau dans la chaise — Sois
tranquille. C'est moi qui tiendrai
de poste. Il me l'a confié — pas la voiture la barre el je gouvernerai à rentrer bon port.
— l'animal ! Et la petite m'a fait signe de — Et ta perruche t
l'apporter ici et d'en avoir soin; ce que j'ai —• Aie pas peur! Bonjour, mère Keredec!
fait ; môme que pour être sûr que ce mau- que le diable vous protège !
vais oiseau mangerait, je lui ai mis de force Il sortit, se dirigeant à grandes emjanibées
du grain dans le bec, pensant lui être agréa- vers les Villes et agaçant la perruche en
ble, el je lui ai donné du vin à boire ; pour cheminant.
récompense il m'a mordu au sang et le voilà La vieille Keredec le suivit du regard le
soûl comme une grive, ce qui le rend encore sourcil froncé.
plus grincheux. Daniëlou hochait la tôle.
— Elle a le bordeau désagréable, la per- Évidemment lui et la vieille avaient une
ruche, dit en riant Daniëlou; tords-lui le cou, arrière-pensée.
et tu déclareras qu'elle s'est envolée.
— Pour qui me prends-tu ? s'écria le
Grand-Cacatois scandalisé. La perruche Cil APITRE V
plaît à l'enfant.
« Pour lors, cette sacrée bête devient une Tue-ta !
bête sacrée comme les ibis d'Egypte!
— A ton aise, dit Daniëlou. Lorsque mailrc Cacatois cul disparu, Da-
Et il changea de conversation. niclou regarda la sorcière et dit :
— Tu sais, lit-il, que j'ai terminé les en- — Mauvaise affaire !
— Ça s'annonce mal ! murmura la vieille
rôlements, les Flambarts ont signé.
— Tant mieux! dit joyeusement le Grand- en branlant la tète. Je iu'y attendais. Hier,
Cacatois. Ces Flambarts, ça n'est pas des je suis allé au dolmen, j'y ai tué une poule
noire, cl j'ai l'ait la conjuration. Le sang n'a
poules mouillées, et pour ce que nous avons
à faire... Ces corsaires-là seraient devenus pas coulé régulièrement, j'ai entendu trois
d'honnêtes Frères de la Côlo, si quelqu'un fois le chant de l'orfraie. Ce matin, je me
les avait initiés. suis fait les cartes, et j'ai vu clairement
— On les initiera! fit Daniëlou. Mais si- qu'une femme ferait tout manquer.
lence! Tu as une langue... Je t'ai souvent . Daniëlou sourit.
— Tu ne crois
souhaité qu'on te la coupe. pas au sort, païen, dit la
— Merci bien ! vieille en grondant ; lu ne crois à rien. Ça te
— Il y aura tout à l'heure lancement d'une portera malheur. Je te dis, moi, qu'il y a
dans ton jeu une mauvaise carte. C'est la
baleinière à roulettes sur la place des Villes.
fille de l'armateur.
En es-tu? — Il embarque, cet armateur, et il emmène
— Capeguaille ! Si j'en suis! s'écria le
la petile ! dit Daniëlou d'un air sombre.
Grand-Cacatois avec transport.
L'homme etlalilleme gênent. Ce vieux, je ne
— On prépare tout, là-bas, à un endroit
le connais pas ; mais son oeil ne me dit rien
qu'ils appellent les Villes. debon; je ne le voudrais pas à bord de ce brick.
— J'y cours ! s'écria Cacatois. — Tu ne sais toujours rien du chargement
Il vida une bouteille, se leva et prit sa et de la destination ?
cage. — Rien! Mais qu'importe! Pour recom-
— Au revoir ! dit-il, à ce soir ! Troun de mencer la piraterie, il me faut un bon navire
l'air! quelle bonne idée les Flambarts ont el celui-là me convient. Je l'aurai.
eue de louer une baleinière à roulettes. Va- — Si la femme monte à bord, tu ne l'au-
t-on s'en donner ! ras pas.
AU PAYS DES SINGES 21

— Je crains en effet que mon matelot ne — Eh bien? demandait la vieille.


fasse des bêtises, aimant cette petite. Et Daniëlou répondait :
— Ton matelot défendra la jeune fille... — La petite retourne à Morlaix à
cheval,
et le comte aussi ! pour y chercher je ne sais quoi ; elle est
— Oh ! celui-là, un enfant... escortée par un homme venu du brick et qui
— Un fils de lion qui a griffes el dénis ; a un air militaire. On dirait un officier étran-
délie-loi du Keremforf! ger. Il reviendront avant la nuit.
— Peidi ! Je ne m'en soucie guère. La vieille grimaça un sourire.
— C'est une forte race! prends-y garde, — Il ne faut
pas qu'elle embarque ! lit-elle
Daniëlou. en branlant la tète.
— Basl! Un coup de poignard s'il le faut, — la mère! dit mysté-
Soyez tranquille,
avec une poussée, et le dernier des Keremforf rieusement Daniëlou. Du même coup, la fille
ira prendre un bain pour l'éternité. C'est disparaîtra, et le père la cherchera. Le na-
mon matelot qui m'inquiète le plus. vire ne saurait rôder longtemps ainsi sur nos
— Tuc-lc aussi! fit la vieille avec un re- côtes sans risquer d'clro accosté par un
gard d'indicible férocité. aviso de l'Etat. Il faudra qu'il parle sans l'ar-
Daniëlou tressaillit. malcur... J'arrangerai les choses pour cola.
— Je te l'ai dit, lit la vieille en haussant Et avec une sombre énergie :
les épaules, le jour où tu hésiteras à verser — Une fois encore,
j'aurai sous les pieds
le sang d'un homme, lu seras perdu. Je l'ai un bon brick, et je pourrai courir grand lar-
lu ton avenir dans les astres, clans le creux gue après la fortune.
des vieilles pierres druidiques, sur les lignes — Des millions, cette fois! dit la
vieille,
de la main et sur les lâches de Ion sang avec une conviction profonde.
coulant dans l'eau bénite. T'ai-je jamais Puis avec sollicitude :
— Que vas-tu faire ?
trompé?
— Eh! fit Daniëlou, — Je
je vous le répète, je prendrai avec moi l'un des frères,
ne crois pas à vos sorcelleries, la mère ; vous et ce soir, au retour de la polilo, dans le ra-
m'avez prédit un avenir que j'ai réalisé, parce vin des Souhaits, nous ferons son affaire à
qne j'ai de la poigne cl du courage ; mais ça l'homme qui l'accompagne. Quant à elle,
ne prouve rien. tonnerre et sang, c'est un morceau de prince!
— Tais-loi, dit la vieille avec une ten- La lèvre do Daniëlou se releva laissant à
dresse maternelle qui rendait sa voix sup- nu ses terribles dents.
pliante, ne provoque pas le sort par tes — A ton aise petit, dit la Keredec ; il faut
défis. bien que jeunesse se passe. Quand tu auras
— Soit! Je ne veux comme moi tes cent ans, tu ne penseras plus
pas vous contrarier.
Du reste, nous sommes d'accord, puisque qu'à l'or. Mais où cacheras-tu l'enfant pour
là où vous voyez un danger, je vois un péril. qu'on ne la trouve pas ?
' En ce moment Daniëlou — Il en manque bien cle grottes où l'on
aperçut un canot
se dirigeant vers Sainte Barbe. peut murer un cadavre avec des blocs de
— Tenez, la mère, dit-il
joyeusement, granit ! dit Daniclou d'un accent sauvage.
voilà qui conjurera les mauvais — Un cadavre... à la bonne heure ! fit la
peut-être
présages. vieille. Il n'y a que les morts qui ne parlent
La vieille '
Keredec se lova, son oeil pas.
s'illumina en voyant l'embarcation et une — Au revoir, la mère, et à ce soir.
femme à bord. — Amuse-toi bien et tue-la !
— C'est elle ! murmura la sorcière. Elle Cette dernière recommandation fut faite
ne part donc avec tendresse.
point, puisqu'elle débarque !
— Je vais le Daniëlou en fut touché.
savoir, dit Daniëlou.
Il sortit — Elle m'aime, la vieille ! murmura-t-il en
précipitamment.
Une heure après, il rentrait en toute hâte. sortant. Vrai, je ne m'en débarrasserais pour
L'HOMME DE BRONZE

avoir son magot qu'à la dernière extrémité Cacalois, qui, distribuant des bourrades, se
de la misère. faisait large passage.
Et il s'éloigna rapidement à la recherche 11 apparut aux yeux ébahis de Plouëdec
du senor, un drôle sinistre, avec lequel il el des Flambarts, portant sa perruche qui
quitta Roskolf. poussait des cris aigres el perçants.
Pendant ce temps, les Flambards lançaient — Qu'est-ce
que celui-là? demanda Couë-
la baleinière à roulettes. dic intrigué.
— Ça, fit le Parisien, c'est le Grand-Caca-
tois, maître d'équipage, matelot de Da-
CHAPITRE VI niëlou !...
— Est-ce
que c'est sa perruche qui siffle
La baleinière à roulettes. les commandements? demanda d'un air nar-
quois Couëdic.
Au moment où le Grand-Cacatois, — Camarade, dit le
portant Parisien, tu me semblés
sa perruche, arrivait sur la place des Villes un bon Breton ; je vais le donner un conseil.
bondée cle monde el remplie de rumeurs, un Ne blague jamais le Grand-Cacatois. Il t'en
charriot traîné par huit chevaux faisait son cuirait.
entrée, conduit par maître Plouëdec. —
Plouëdec,qui est maître de droit, l'ayant
Ce char portait une baleinière longue de toujours été avec Balidar el les autres
dix mètres, bordée de ses avirons, pavoiséc capitaines, ne va pas lui céder le comman-
cl fleurie. dement comme ça.
Les chevaux étaient enguirlandés et enru- — Il le
prendra.
bannés; les bancs et les levées cle la balei- Déjà Cacatois avait pose sa perruche sur
nière disparaissaient sous les tapis; unebande l'avant de la baleinière, et il avait saisi son
de filles qui avaient orné le char, suivaient sifflet.
maître Plouëdec ; elles avaient endossé les Maître Plouëdec, suffoqué de celle préten-
habits des grands jours de fête et de proces- tion, cria :
sion qui se lèguent de mères en filles. — Dites donc,
vous, l'homme à la per-
Toute la population, assemblée aux Villes, ruche, esL-ce que vous auriez la prétention
salua par des hourrahs l'arrivée cle la balei- de commander la baleinière ?
nière à roulettes; les coeurs battaient; on se •— Un
peu, mon neveu ! Troun cle l'air !
rappelait les grands jours du temps des est-il drôle celui-là! s'écria le forban. Est-ce
corsaires, le nom illustre des Balidars, père que je ne suis pas le maître en l'absence de
et fils ; et l'on se demandait si les exploits de Daniëlou? Pas vrai, les autres?
celle fameuse époque allaient recommencer. Il s'adressait aux forbans qui approu-
Hourrah pour les Flambarts ! vèrent.
'
Bravo pour Daniëlou Mais le chef des Flambards avait son
Tous les chapeaux saluaient les corsaires. amour-propre.
Maître Plouëdec avait pris son sifflet pour — Et moi
j'ai toujours commandé la ba-
présider à la cérémonie de la bénédiction qui leinière à roulettes du temps cle Balidar. Pas
venait de finir ; forbans et Flambarts se ran- vrai les autres? fit Plouëdec.
geaient déjà devant le curé qui s'en allait Ils s'adressait aux corsaires qui appuyè-
avec une bonne aubaine, quand une voix de rent cette affirmation.
stentor cria : — Balidar est mort, dit Cacatois. Du reste,
— Eh! capeguaille, une minute, les amis ! si tu n'es pas content, tire ton couteau et nous
On ne dérape pas les uns sans les autres. allons voir qui de nous deux mourra?
Place, camarades ! — C'est
l'usage, déclarèrent les forbans.
Au même instant, un homme qui faisait Si l'un de nous se croyait plus fort et plus
obstacle au nouvel arrivant, sautait en l'air, adroit que Daniëlou, il le provoquerait, et,
lancé dans l'espace parla main libre du Grand- I s'il le tuait; il serait capitaine à sa place. Si
AU PAYS DES SINGES 23

Plouëdec veut lutter avec Cacatois, ,


libre à f alors il faudrait jouer ça au couteau entre
lui. vous deux.
La population haletante écoutait ces étran- Personne ne s'y opposant, Plouëdec fut
ges déclarations de principes avec une émo- second maître, ce qui fut pour lui une fiche
tion profonde ; les plus belles filles de Ros- cle consolation.
— Eh ! les Flambarts, disait Cacatois, vous
koff s'étaient rapprochées pour regarder la
bataille ; d'aucunes commençaient à trouver ne me connaissez pas encore ; mais vous
le Grand-Cacatois bel homme. m'apprécierez, bagasse ! je vous le dis.
Plouëdec, vieux garçon, était, quoique un Tenez, vous êtes des lurons; mais il n'y en a
peu grisonnant,, le lovelace de Roskoff; il pas un qui soit capable de faire tanguer et
avait pour lui les pièces de cent sous et sa rouler la baleinière à roulettes comme moi.
vieille gloire. Tous les Flambarts, fils cle Défaites les traits des chevaux.
Neptune, étaient les enfants gâtés de Vénus ; On obéit.
mais leurs actions baissaient — Oh ! les belles filles ! commanda-t-il,
depuis quel-
ques jours. montez voir là-dedans !
Les forbans, avec leur mine étrange el les Il en prit une galamment et la posa sur un
bruits mystérieux qui couraient sur eux, les banc, non sans l'avoir embrassée et lui avoir
forbans, fruits nouveaux, tentaient les Eves pincé le mollet.
rosko viles. Six autres jeunesses, amoureuses de plai-
El voilà queCacalois, un intrus, Cacatois, sir, se firent hisser dans la barque, qui se
l'un des forbans rivaux des corsaires, voulait trouva montée par un joli équipage ; car les
s'emparer du commandement en face de tous! Boskovitessont charmantes.
C'était humiliant ; qu'en auraient pensé les Le géant marseillais se glissa sous le char
filles? qui pesait bien deux tonnes avec son char-
Plouëdec n'était pas homme à reculer. 11 gement, et il se mit à quatre pattes : on
tira son couteau crânement. peut employer le mot pour pareil gorille ; la
Fort heureusement, Perros, homme pru- foule regardait curieusement.
dent, se jeta devant lui ; il avait calculé les On vit alors la longue échine du Pro-
chances, il avait vu sauter en l'air le gars vençal se recourber en clos de tigre et sou-
que la main de Cacatois avait saisi : il jugea lever le char auquel elle imprima tantôt un
que Plouëdec serait tué. roulis, tantôt un tangage violent, qui se-
— Un instant ! dit-il. Pas cle malentendus. couait l'équipage.
Voyons, Plouëdec, lu n'es pas raisonnable. Et les filles de crier ! Et la foule cle rire
Si quand tu étais l'ami, le matelot cle Bali- aux éclats !
dar, on avait voulu commander l'équipage C'était là, comme tour de force, une
en ton absence, tu te serais fâché, pas vrai? prouesse inouïe, un miracle prodigieux.
Or, Cacatois, que voici, est matelot cle Da- Aussi quand le Grand-Cacatois sortit de
niëlou, notre capitaine. Par conséquent, il dessous le char, fut-il acclamé avec fréné-
est dans son droit. Donnez-vous la main, sie.
vous êtes deux braves, soyez amis ; ça vaut Plouëdec lui-même, ne se sentant pas de
mieux. force, rendit hommage à son rival en termes
Plouëdec fut frappé de la justesse du rai- flatteurs :
— Cacatois, dit-il,
sonnement ; il remit son arme à sa ceinture tutoyant familièrement
l dans sa gaine. le géant, tu es aussi fort qu'un chameau !
| —C'est vrai! fit-il. Le droit est le droit ! Je n'avais jamais vu ça.
Cacatois, je vous reconnais maître d'équi- — Bagasse ! tu en verras bien d'autres! dit
1 Page. Cacatois en prenant son sifflet.
' — Et moi Et il cria de sa voix tonnante à l'équi-
je te nomme second maître ! fit
Cacatois en rengainant aussi. A moins que page :
quelqu'un ne veuille te disputer le grade ; — Elos-vous parés?
24 L-HOMME DE BRONZE

— Oui !
répondirent les matelots, de ce corps sveite, ondulant, aux fines at-
—'Envoyez ! fit-il. ta
taches, au galbe pur, parfait en ses harmo-
Corsaires et-forbans envoyèrent littérale- ni
nies, remarquable surtout par le modelé du
ment dans la barque autant de belles filles co et la superbe tontée
cou d'épaules qui
sans scrupules, qu'il en fallait pour que ctia- an
annonçait la force dissimulée sous l'élégance
cun eût sa chacune ; puis les marins escala- de formes.
des
dèrentTéchar. . La tête, encadrée de boucles blondes, se
Plouëdec saisit le fouet, maître Cacatois de
dorait de leurs reflets joyeux, et sa beauté
prit les renés,-le peuple ouvrit passage, et rs
rayonnait des splendeurs miroitantes de
la baleinière à :roiiletles s'ébranla. ce
cette chevelure insoucieusement portée à
— Largesses ! la mode bretonne ; cette lumière mordorée
largesses ! hurlait la foule;
L'usage, au temps de Balidar, était de et égayait. seule cette physionomie toujours
lancer des dragées, de la monnaie de bil- de
douce, méditative, dont l'oeil bleu, limpide
lion, voire quelques pièces d'argent du haut et profond, reflétait des tendresses infinies,
de la baleinière. d<
dont la bouche, d'un dessin distingué,
Les Flambarts s'étaient munis de "gros a'
avait le sourire mélancolique de ceux qui
' -''
sous^ n
n'ont jamais éprouvé les joies de la vie.
Il en tomba une pluie sur la population, IV
Mais les lèvres étaient quelque peu dédai-
et l'on vil là tourbe du port se battre jusque g
gneuses, ce qui dénotait de la susceptibilité;
sous les roues dû char; ce qui provoqua une d jeu mobile des narines, de certaines con-
du
joie exhilarante dans la foule, surtout quand h
tractions rapides du front, de flammes pas-
on eut retiré un mendiant àclemi écrasé de s
sant dans le regard comme des éclairs dans
dessous la voiture. uun ciel bleu, on pouvait conclure à des
En ce moment, au débouché d'une rue, l
transformations soudaines de cetle nature
Plouëdec aperçut le comte Henry en magni-r s
sous le coup de fouet de la colère rapide-
fiqùe costume breton.' r
ment excitée par l'injure. : . ;.
Le jeune gentilhomme apparut splendide Le comte Henry était, en effet, d'utie fierté,
aux yeux de la foule, et il fit une impression Ï
disons mieux, d'un orgueil ombrageux ; l'of-
' ..
profonde. , 1
fenser, c'était s'en faire à jamais un adver-
Le comte était un cle ces typés blonds ssaire, dont rien ne saurait arrêter les ven-
comme on en rencontre quelquefois en Bre^- geances. { Du reste, la devise de la race avait
tagne, et qui semblent incarner le génie dé 1toujours été : « Douce aux amis, implacable
cette nation, à la fois tendre, dévouée, ar- .
aux ennemis. » Le profil du comte Henry
dente, obstinée, cruelle par fanatisme, gé- 'donnait à réfléchir à ceux qui, l'ayant abordé
néreuse par' élans, superlitièuse jusqu'à lai de face , et-n'ayant d'abord rémarqué ,que
puérilité et capable de toutes lès audaces; ; l'extrême bienveillance du: regard, auraient
lorscme -l'on s'arrête en face d'une des têtes 5 cru se trouver en face d'un jeune homme de
d'homme où'de femme qui semblent per- - facile composition. La silhouette de ce sin-
sonnifier cette race, l'on en subit le charme 3 gulier jeune homme se découpait hardi-
irrésistiblement ; toutes ces qualités contra- - ment, dessinant un nez aquilin, un front
dictoires se fondent en une harmonie d'une e téméraire, un de ces fronts de corsaire ou
grâce incomparable, à l'attrait de laquelle ona de condottieri qui défient". la mort et res-
ne résislepas. tent levés devant tous les périls.
Le comté' Henry possédait au suprême e Calme, insouciant, riant en face du dan-
degré ce prestige ; il fascinait invincible- - ger, le comte Henry devait être emporté
ment. ' '
jusqu'à la férocité lorsqu'on l'outrageait.
Qu'on s'imàgine-un jeune homme de vingt-t- jJ Tel était le gentilhomme qui venait de
deux ans; mince, souple, élancé comme unn I s'engager matelot sans savoir quel navire il
j
roseau des Salines. Un artiste eût étudiéié I monterait; mais il se doutait bien que ce
avec admiration les belles lignes allongées3s J| serait le brick aux singulières allures dont
AU PAYS DES SINGES

la coque noire assombrissait un coin 'de Ceux qui connaissent la Bretagne et son
l'horizon. histoire le comprendront ; la noblesse bre-
Comment le comte Henry en était-il réduit tonne fut toujours pauvre ; elle vivait de
à cette extrémité? ses maigres terres, les cultivant ordinaire-
L'HOJIMEDE BUONZE.— 4 Au PAYS DESSINGES. — 4
26 L'HOMME DE BRONZE

nient cle ses propres mains. On vit toujours \ ivrogne, sournois, mauvais gars, paillard,
aux Etats de la province plus cle nobles en avide, avare s'il avait eu de l'argent, supers-
sabots qu'en souliers, c'est un fait histori- titieux à un point inimaginable, mais par-
que. fait valet pour le comte Henry, 'son cama-
Bien d'étonnant à ce que les Keremfort rade, du reste.
fussent sans ressources, à une époque où C'était une singulière association.
ils ne voulaient plus se faire soldats. Légi- Karigoulet était familier jusqu'à discuter
timistes, ils boudaient depuis 1S30. Le père tous les actes du maître ; mais celui- ci n'eût-
du comte Henry, mourant de misère et il pour dîner qu'une soupe au sarrazin, dans
d'épuisement après la tentative de la du- une écuelle de bois, que Karigoulet, debout,
chesse cle Berry, laissait son fils orphelin à tète nue, eût servi monsieur le comte res-
la charge d'une famille de paysans, les pectueusement.
Karigoul, autrefois ses tenanciers ; il ne Cependant si le comte, distrait, ne son-
lui léguait rien que l'honneur et la défense geait pas à laisser à son domestique, gros
de servir les d'Orléans. mangeur, les trois quarts de la pitance,
Le comte fut le premier de cette famille Karigoulet poussait des grognements et fai-
cle soldats qui se fit matelot; il était du sait entendre des protestations.
reste déjà un bon marin, s'étanl accoutumé Ce trait donne une idée de leurs rela-
à la mer, sur les bateaux de pécheurs, tions.
avec les Karigoul s. ; Du reste, Karigoulet tout entier était au
Ces Karigoul, qui avaient élevé le comte, comte, depuis la pointe des cheveux jus-
étaient de fort braves gens, dévoués aux qu'à l'extrémité des ongles. Karigoulet sa-
Keremfort de temps immémorial ; ils avaient . vait qu'il ne s'appartenait pas; sa peau,
accepté la charge qui s'imposait à eux, et crasse comprise, était à Henry de Kerem-
ils avaient fait de leur mieux ; ils avaient fort; celui-ci eût vendu ladite peau n'im-
donné leur fils cadet, Karigoulet, comme porte à qui, que Karigoulet n'eût pas _pro-
domestique au jeune comte, ce qui mar- testé; mais le comte Henry tenait extraor-
quait son rang ; toutefois le gentilhomme dinairement à son valet qu'il rossait néan-
avait dû travailler tout autant que son valet moins consciencieusement chaque fois que
sur le peu de lerre que possédaient les l'occasion s'en présentait, c'est-à-dire quand
Karigoul. Karigoulet s'enivrait au point cle ne plus
Mais une terrible épidémie de fièvre ty- pouvoir servir le comte à table, ou quand
phoïde était venue s'abattre sur les masures ce dernier entendait quelque fille crier au
de l'île cle Siek, et elle avait emporté en secours contre les entreprises du gars.
trois mois tous les Karigoul, excepté le Au demeurant, le maître et le valet étaient
comte el Karigoulet. les meilleurs amis du monde.
Lorsque la fièvre entre dans les taudis Nous oublions de dire que Karigoulet
bretons, elle n'en sort que'quand il n'y a était laid à faire peur, couturé de petite
plus personne à Luer ; elle avait fait grande vérole, et que sa grosse tête ronde épou-
grâce en laissant vivre Henry de Keremfort vantait les femmes, avec ses énormes yeux
et son valet. Après ce désastre étaient gris, saillants, toujours effarés, avec sa
venues la famine et la ruine absolue pour bouche largement fendue et sa tignasse
ces deux jeunes gens, incapables d'exploi- ébourifflée.
ter les landes de la famille. Court, râblé, trapu, rugueux, ensellé
C'était Karigoulet qui, le premier, avait comme les poneys bretons, il en avait la
proposé cle s'enrôler comme matelot; celle vigueur ; il était redoutable clans une lutte
idée avait souri au comte. par la façon dont dont il tenait coup ; battu,
Le Karigoulet était un Breton rouge de écrasé, roué, pilé, il se relevait; quand il
poil, têtu et vicieux comme un petit cheval ne pouvait plus se servir du poing ou du
du pays, dur au mal, infatigable, querelleur, pied, il mordait; broyé, réduit à l'impuis-
AU PAYS DES SINGES 27

sance absolue, laissé pour mort, il recom- accessible à l'entraînement; les filles de l'é-
mençait quinze jours après à la première quipage étaient jolies; la tradition rappor-
rencontre avec son adversaire. tait que les plus grands corsaires avaient
Était-ce un mauvais gars ? aimé se montrer à Morlaix dans la balei-
Oui, certes. nière à roulettes ; mille voix poussaient le
Etait-ce un mauvais homme ? comle, et les fleurs qu'on lui lançait du
Peut-être. char l'inondaient.
Mais quel valet ! Il céda à cette invincible pression cle la
Derrière son maître, il paraissait tout fier masse, et, clans un élan gracieux, il bondit
d'un costume cle toile neul et du bon accueil sur la baleinière.
que la population faisait au comte. Derrière lui, on hissa le dernier des Kari-
Car on aimait, en Bretage, à Roskoff sur - goul, qui, malgré sa force, ployait sous deux
tout, celle vieille famille des Keremfort ; en sacs de monnaie.
voyant son dernier rejeton pauvre, aban- Karigoulet, sachant l'indifférence cle son
donné, s'éleindre sous le suaire do la mi- maître à propos d'argent, s'était avisé cle
sère, plus d'une âme charitable avait fait trafiquer. Il avait changé les pièces d'or con-
des VCJOUX pour la résurrection de cette race tre de l'argent cl bénéficié du change qui esl
antique et fîère. élevé, en Bretagne, où les louis étaient ra-
Et voilà que le jeune comte surgissait res.
soudain, paysan toujours, et en costume Cependant il avait réservé le quart en or.
national ; mais superbe, triomphant, roya- Karigoulet se félicitait do sa spéculalion,
lement beau. tout en suant sous le fardeau de 100 kilos
Sa magnifique tète blonde rayonnait avec qu'il portait.
un éclat dont les femmes étaient éblouies , Il n'avait pas, il est vrai, beaucoup en pro-
tous les coeurs volaient vers lui, et, comme pre; toutefois, il considérait les sacs comme
aux seigneurs d'autrefois, les voix féminines lui appartenant un peu ; le comte, du reste,
crièrent : l'avait généreusement gratifié d'un habit
— Noël ! Noël à Keremfort ! neuf cle valet de ferme.
Grand-Cacatois lui-même fut frappé de Karigoulet, au comble de la joie, tressail-
l'aspect du compte. lant d'aise et d'orgueil, s'était assis sur ses
— Bel oiseau, ce deux sacs et distribuait de là des baisers à
paysan-là, dil-il à Plouë-
dec. Ça ferail un bien joli capitaine flibus- ses voisines de droite et de gauche, quand le
tier. comte Henry fit lover le drôle, car le peuple
— Ce n'est s'était remis à crier :
pas un paysan, mais bien un
comte, par Noire-Dame de Ploërmel ! rcpon- — Noël à Kerem-
.Largesses! largesses!
i dit Plouëdec. Et il fait partie de l'équipage ! fort! Largesses !
"> — Alors ce sera le roi de la Maître Plouëdec, sur la masse commune
fête, le capi-
•j laine de la baleinière à roulettes ! dit Caca- faite par les corsaires, envoyait des sous et
' lois avec enthousiasme. Ça lui est dû comme quelques rares piécettes de vingt centimes ;
au plus joli garçon de nous autres. mais le comte était de trop bonne maison,
Le peuple savait que le comte s'était en- pour ne pas prodiguer l'argent.
§agé, il voyait revivre en lui les corsaires D'un revers de main, il fit dresser Kari-
:§ d'autrefois. goulet sur ses pieds et lui enjoignit du geste
j| La foule cria : de délier les sacs.
•— Dans la le comte ! A lui la
baleinière, Karigoulet regarda son maître d'un air hé-
Place de Balidar ! bété ; toutefois il obéit, espérant r>iên que le
' Et les tonnerres comte s'arrêterait
d'applaudissements rou- après une ou deux poi-
lèrent à cette invitation.
; gnées lancées à la volée sur la canaille ;
Le comte mais il n'en fut rien.
Henry n'avait nullement pensé à
prendre part à cette fête ; mais il était jeune, De Keremfort, puisant à pleines mains,
28 L'HOMME DE BRONZE

inonda littéralement la rue ; ce fut pour la C'est dans ce milieu prestigieux, dans une
foule un éblouissement ; le soleil faisait res- satmosphère saturée de l'ivresse générale,
plendir les gréions de cette averse d'argent ; e
enlouré cle son terrible équipage et enlacé
des rugissements de joie déchirèrent les c
d'un cercle de belles filles; c'est sous les \
poitrines, et les plus dédaigneux jusqu'alors £guirlandes cle fleurs et sous les flammes
se disputèrent cette riche aubaine. f
flottantes des pavillons, c'est dans tout son
Du haut du char, on ne voyait plus qu'une \
prestige enfin que le comte Henry de Kerem-
marée mouvante de dos ondulants ; tous se f
fort apparut pour la première fois à l'héroïne
baissaient avides et rapaces ; les hommes ( ce roman.
cle
étouffaient les femmes, qui mordaient avec Elle le rencontra tout à coup au débouché
rage et tiraient par les cheveux ceux qui les < sentier qui conduit de la Fontaine d'A-
du
bousculaient ; les enfants étaient foulés aux mour à Saint-Pol-de-Léon, en rejoignant la
pieds sans pitié. roule de Morlaix par derrière Roskoff.
Karigoulet s'était empressé de sauter au Elle avait suivi ce chemin avec son ca-
milieu de la foule, pour prendre sa part cle valier.
cette aubaine, et il tapait dur, pour courir Le choc qu'avait reçu le comte en entre-
aux bons endroits. voyant la jeune fille clans la chaise de poste,
Il y a aujourd'hui à Roskoff plus d'un nez elle le subit aussi rude, aussi violent, aussi
épaté qui date cle cette féle-là. foudroyant, quand elle vit cle Keremfort roi
Décidément, la grande tradition revivait ; de celte fête poétique.
c'était comme du temps de Balidar; le grand La loi des contrastes, du reste, condam-
corsaire, lui aussi, avait jeté les écus à nait ces deux jeunes gens à s'aimer.
pleines mains. Il était le type le plus parfait, le plus
— Noël ! Noël à Keremfort ! élégant des blonds ; elle était l'idéal des
Il était vraiment superbe à cette heure. brunes.
ce jeune homme, debout au milieu de l'é- Ce qu'en avait dit maître Cacatois était la
quipage, dans la pose élégante du jeune pé- vérité, la vérité naïve, la vérité poétiquement
cheur vénitien de Léopold Robert. exprimée par une nature inculte.
Autour de lui, les rudes lêtes des forbans, Cette enfant n'était pas une femme, mais
contrastant avec les charmants visages des la femme : Eve en cheveux noirs.
filles roskoviles, composaient un groupe d'un Petite comme Cléopâtre, elle avait la taille
effet pittoresque et saisissant. ronde des Vénus grecques, et la hanche se
Le vieux Plouëdec, brandissait son fouet, révoltait déjà contre l'emprisonnement des
avait un relief qui tranchait sur le fond du jupes; elle disait audacieusement mille
tableau, et formait pendant au Grand-Caca- choses piquantes par les indiscrétions de ses
tois, qui, debout, guidait l'attelage cle huit courbes rebelles," que les plis cle la satinette
chevaux, pareil à ces démons que, dans les cherchaient en vain à cacher.
scènes cle sabbat, on voit conduisant à Autre insurrection ! La gorge soulevait le
grandes guides les chars fantastiques. corsage avec une effronterie ingénue, dessi-
Derrière la baleinière, la foule hurlante et nant des contours naissants qui faisaient
déchaînée se ruait houleuse à la poursuite songer à l'épanouissement des roses, s'ou-
de la voiture que Plouëdec lançait au galop vrant pour la première fois aux baisers du
de temps à autre. soleil.
Le soleil dorait de ses rayons étincelants Les épaules tombaient avec une grâce
cette scène bizarre, sauvage el d'un grand élégante, le col avait la riche parure du col-
caractère, qui rappelait les grandes fêtes du lier de Vénus et les magnifiques attaches que
moyen âge, mariages, triomphes ou entrées l'on admire dans la statuaire antique; de
des ducs cle Bretagne dans leurs bonnes l'ampleur du cou, on pouvait conclure au
villes. modelé de la jambe, en raison des harmo-
Les costumes n'avaient même point changé. nies naturelles ; du reste, le genou s'arron-
AU PAYS DES SINGES 29

dissait si finement qu'il semblait trouer la pouvait devenir une héroïne, comme Porcia,
jupe, et maître Cacatois avait dit du pied, aux heures critiques du dévouement.
qu'il eûtfait envie aux filles de Canton ; quant A l'aspect de cette belle fille, le Grand-
à la main, mignonne et potelée, elle montrait Cacatois avait arrêté le char; le comte
ses fossettes sous le gant. Henry avait cessé de jeter sa pluie d'ar-
Ce corps, divinement formé pour l'amour, gent; Plouëdec restait le bras levé, oubliant
était couronné par une tête merveilleuse- cle fouetter ses chevaux ; la foule demeurait
ment candide, gracieuse et en même temps immobile, les forbans admiraient dans un
fascinalrice. silence presque respectueux.
Sur les pas de cette enfant, le désir nais- Sans se douter de l'impression qu'elle
sait, inspiré par les charmes provoquants cle causait, elle semblait se demander pourquoi
la démarche, du geste et des poses. Se re- tout ce monde demeurait la bouche béante ;
tournait-elle par hasard? Le ravissant sou- quand son regard croisa celui de Keremfort,
rire de l'enfant chassait les songes amoureux elle rougit, baissa les yeux, puis les releva
auxquels l'attrait de la femme avait donné en souriant au jeune homme.
l'essor. Entre eux, il y avait eu l'élan subit, vio-
Le type de celte physionomie dont le pein- lent, irrésistible des éclairs d'amour qui
tre Hamon s'éprit, rappelait celui des aimées jaillissent d'un coup de foudre de la pas-
de l'Inde : mômes beautés étranges, origi- sion.
nales dans les traits, même langueur clans Quand une femme a rencontré l'homme
les yeux noirs agrandis par les cils soyeux, pour lequel elle est faite, ne l'eût-elle vu
d'un reflet bleuâtre, qui en prolongeant l'arc qu'une ibis et vivrait-elle cent ans, elle ne
légèrement relevé aux temps. l'oublie jamais.
Rien ne saurait rendre l'expression de ces Elle demeurait là, étonnée, mirant ses
yeux, qui décelaient l'origine orientale de yeux noirs dans les yeux bleus du comte ;
cette enfant; elle avait ce regard de gazelle le cavalier, dont elle était accompagnée et qui
que connaissent ceux-là seuls qui l'ont ad- certainement était un homme distingué,
miré sous le haïque des Mauresques; regard s'aperçut peut-élre de cette contemplation,
incomparable, dont les ardeurs se noient sous car d'un signe, il fit comprendre à la jeune
le voile diaphane et irisé d'une larme, éten- fille qu'il fallait partir.
due comme une rosée limpide sur le diamant En ce moment, maître Cacatois tirait fiè-
noir de la prunelle. rement la perruche cle dessous un banc, et
Autre signe annonçant la race : le nez, fiè- il la montrait en criant :
rement dessiné, avait celle netteté de coupe — As pas peur, la pelchioune, j'en aurai
qui donne tant de caractère à la beauté des soin.
Tsiganes ; le menton décrivait un ovale ter- Il supposait que la fille de l'armateur
miné par une légère dépression où l'on eût s'occupait cle l'oiseau.
voulu poser cent baisers ; le front droit pro- Celle-ci remercia le forban d'un gentil
jetait au-dessus des tempes bien fuyantes de hochement cle tête et suivit au galop son
superbes arêtes, signes de volonté intelli- cavalier dans la direction cle Morlaix.
gente. Deux fois pourtant elle se retourna pour
Ce front, plein de promesses d'énergie, voir le comte.
etaitbas comme celui des Grecques d'Athènes, Maître Cacatois, croyant que les regards
mais noble, droit et se prolongeant extra- s'adressaient à lui, au sujet de la perruche,
ordinairement sous la luxuriante forêt de montrait la cage et criait toujours :
cheveux qui l'envahissait, dissimulant ce dé- — As pas
peur, j'ouvre l'oeil au bossoir de
veloppement extraordinaire des facultés in- la cage. N'y aura pas d'avaries....
tellectuelles. La jeune fille avait disparu au coude
Cette enfant
que l'on pressentait devoir d'une route, qu'il bramait encore ses assu-
être caressante et
souple au bras d'un amant, rances.
30 L'HOMME DE BRONZE

Enfin, replaçant la cage sous un banc, il dit grande stupéfaction, Karigoulet suspendu
à maître Plouëdec : sous le char et criant à tue-tèle :
— Pas vrai, vieux — Largesse ! Noël à Keremforl !
farceur, qu'elle n'a pas
sa pareille au monde? Troun de l'air! Le dernier des Karigoul avait éprouvé un
Qu'elle est gentille et mignonnette ! tel désespoir, en voyant son maître dilapi-
— Si der son trésor en générosités .insensées,
j'avais une fille comme ça, dit
Plouëdec clans son enthousiasme, je me qu'il s'était, comme on l'a vu, jeté bas pour
croirais plus qu'un amiral et je ne saluerais ramasser sa part de monnaie.
plus personne... à terre, s'entend. Fort, brutal, sans scrupule et insensible
— Tâchons de la revoir ! dit Couëdic. aux coups, Karigoul avait les poches pleines.
Le soleil resplendissait, ; cependant il sem- Se voyant seul de tous ses concurrents,
blait à tous ces marins que la lumière était il pensait le moment venu de faire une
moins' intense depuis la disparition de la bonne rùflc, et il clamait : Largesse!
jeune fille. Il s'était fait de l'ombre dans les Couëdic indigne empoigna le fouet des
coeurs de tous ces hommes. mains de Plouëdec, et il administra une
Plouëdec brandit son fouet dont il cingla volée terrible à Karigoulet, qui poussa dos
les chevaux. Le grand Cacatois rendit les cris de porcéchaudé, mais qui, martyr de la
rênes, et l'attelage, enlevant le char, partit ténacité bretonne, ne lâcha point prise.
au galop dans un tourbillon cle poussière. On l'eût, assommé qu'il n'eût point aban-
La foule glapissante se rua sur la piste ; donné son poste.
De guerre lasse, Couëdic renonça à frap-
Roskoff, eh masse, courait derrière la balei-
nière à roulettes. per.
— Par la bonne Vierge d'Auray, dit-il, en
Mais bientôt se détacha, en tète de la mul-
voilà un qui a les côtes dures! Qu'il de-
titude, un individu qui avait eu cette idée
meure, puisqu'il se trouve bien là. 11 n'aura
pratique de retourner sa veste et sa culotte,
pas volé son argent.
probablement pour ne pas salir ses vêtements
en se roulant sur la terre pour ramasser les On voyait déjà les gens de Saint-Pol ac-
courir.
pièces. — Mes enfants, dit le Grand-Cacatois,
C'était le dernier des Karigoul.
j'ai une idée.'Attendons ici que ceux de
Avec une vigueur de jarrets et. une puis-
Saint-Pol se rencontrent avec ceux de Ros-
sance de poumons phénoménale, il parvint
koff, et nous jetterons de la monnaie entre
jusqu'au char, l'atleignit et se suspendit à les deux partis. Ou je suis aussi bête qu'un
l'arrière.
pêcheur cle Marligues, ou il y aura une fa-
Personne ne prit garde à lui ; tous les meuse bataille.
yeux étaient braqués sur la route de Sainl- — Ça y est ! dit Plouëdec.
Pol-de-Léon, cherchant ce soleil de beauté •— Hourrah ! s'écrièrent les forbans. Ba-
qui avait illuminé la fête, comme disait Ca- taille ! bataille !
catois dans un élan d'enthousiasme ; mais il Le char s'arrêta.
fallut renoncer à tout espoir cle rejoindre la
Cependant le comte, assis à l'avant de la
jeune fille. baleinière paraissait absorbé clans ses pen-
Elle et son cavalier venaient de s'engouf- sées ; il ne s'associa pas à l'idée de Cacatois,
frer dans la vieille ville, qui s'agi lait déjà à et celui-ci le voyanl perdu dans son rêve,
la nouvelle qu'une baleinière à roulettes dit en riant :
était en route. — Capeguaille, il en lient pour la petite
En ce moment une voie enrouée et parfai- Pendant qu'il y pense, moi je vais faire la
tement isolée criait : Largesses ! Cet appel distribution.
de fonds partait de dessous la baleinière. EL ce grand diable d'homme prit place au
La foule était loin derrière. milieu du char, un sac d'une main, l'autre
Couëdic, étonné, se pencha et vit, à sa pleine de pièces.
AU PAYS DES SINGES 31

Les deux villes loul entières, hommes, sage jusqu'au sol où gisaient les pièces; on
femmes, enfants, vieillards, mendiants et voyait son habit retourné primer les autres ;
chiens, accouraient haletantes. les coups de poings et de talons que donnait
Six mille personnes allaient se heurter le valet de Kerenfort ne lui ouvraient point
autour du char, tout cela suant, grouillant passage à travers les gens cle Léon ; pen-
et respirant une vieille haine de cité à cité, dant qu'il cherchait en vain à faire sa trouée,
qui durait depuis plus de cinq siècles. ayant guigné cle l'oeil vers le char, il s'aper-
Les corsaires et les forbans flairaient déjà çut que maître Cacatois lançait de la mon-
avec joie le combat inévitable qui allait se naie aux Roskoviles.
dérouler sous leurs yeux ; maître Cacatois le Karigoulet bondit de leur côté.
prépara d'une main savante. Au même moment, Cacatois distribua une
Les Léonais, en avance, allaient inévita- nouvelle pincée de monnaie aux Léonais ;
blement entourer le char, quand le Proven- Karigoulet lit volte-face; mais, impartial,
çal, pour les maintenir en avant et à dis- Cacatois bombarda les Roskoviles d'une
tance, jeta au loin, par-dessus la tète des averse de biilon. Karigoulet désespéré, pa-
chevaux, une- pincée cle pièces. reil à l'àne entre deux picotins, demeura
Ceux qui tenaient la tête, poussèrent une indécis, effaré, stupide, ce qui souleva des
joyeuse clameur et se jetèrent sur l'argent; rires homériques dans la baleinière.
mais les gens qui étaient derrière eux, Mais, peu à peu, Cacatois avait jeté pièces
vagues humaines poussant des vagues, pas- et gros sous moins loin; les deux foules tou-
sèrent par-dessus ces dos baissés, tom- chaient au char ; elles se menaçaient déjà.
bèrent, roulèrent, furent des obstacles à leur En ce moment, les marins entraînés ou-
tour pour les rangs qui suivaient, et en un vrirent d'autres sacs et se mirent de la partie ;
clin d'oeil il y eul amoncellement de létes, les filles voulurent s'en mêler aussi. Caca-
de bras, de jambes, de jupes et cle pan- tois commanda la manoeuvre.
talons, le tout rugissant et se démenant avec Un coup de sifflet strident fit lever toutes
rage. les tètes.
Le Grand-Cacatois lança une seconde Les deux populations, hostiles l'une à
pincée de pièces qui mit le comble à la con- l'autre, se heurtant presque déjà autour du
fusion ; on eut dit une iburmillière grouil- char, virent le grand Provençal tenant un
lante, dans tout le l'eu du remue-ménage qui louis entre le pouce et l'index; l'or rutilait
suit la démolition du petit édifice par le coup au soleil. Le forban semblait être en ce mo-
de boite d'un promeneur. ment Satan tentateur, ayant autour de lui un
Mais les Roskovites arrivaient, tendant cortège de démons et cle jolies diablesses.
des langues de chiens enragés, les flancs — Attention ! cria Cacatois.
. tirés et les joues creuses. Les deux foules frémirent.
Us s'indignaient de voir l'es Léonais se Le silence était profond.
partager l'aubaine sans eux. — Êtes-vous parés? demanda le Grand-
Cacatois, savant stralégiste, arrêta net Cacatois.
; l'avant-garde roskovile, en envoyant der- — Oui ! répétèrent les forbans.
ï rière le char une poignée de biilon semée — Oui! rugirent les Léonais et les Ros-
l de piécettes. kovites.
ïl Et en un' instant, la scène qui s'offrait à — Envoyez ! ordonna Cacatois ; et, don-
i savant de la baleinière se répéta à la nant l'exemple, il lança la pièce d'or, qui fut
(i poupe. accompagnée d'une véritable grêle de biilon,
^ Mais, incident comique, le dernier des tombant autour du char.
- ivangoul, désespérant cle pénétrer par-des- Une clameur effroyable monta vers le
sus le
groupe compacte des Léonais, Kari- ciel ; les Roskovites et les Léonais se jetè-
goulet, qui avait bondi de dessous le char, rent les uns sur les autres avec furie ; jamais
cherchait en vain à'pénélrer, à s'ouvrir un pas- I bataille de loups et d'ours se un
disputant
L'HOMME DE BRONZE

cadavre, jamais combat de tigres et de lions Cacatois, les voyant déboucher, prit la
ne produisit une mêlée plus atroce. queue de poêle dont il lança le contenu.
Les mains crispées s'enfonçaient dans les Chacun de se précipiter, mais chacun de
gorges, les dents coupaient les chairs, les lâcher, en hurlant de douleur, les pièces
pieds broyaient les membres ; les blasphèmes saisies.
retentissaient, couvrant les râles ; le sang Ce fut encore une scène bien plus amu-
teignait la route, et les forbans se tordaient sante que la bataille, et dont les marins
dans les spasmes d'une hilarité qui donnait rirent tant, qu'ils en furent altérés.
à leurs faces de cuivre les plus étranges Pendant que la foule se brûlait les doigts,
expressions. Plouëdec, dégageant le char, s'arrêtait de-
A chaque instant, ils entretenaient la rage vant le cabaret du Pir/eon-Vert. Il fit mon-
des combattants en semant l'argent; et la ter à bord un fût de bordeaux payé comptant
mêlée prit un caractère à la fois grandiose largement ; puis il mit le cap sur Morlaix,
et atroce. pendant que l'on défonçait la pièce ; l'orgie
Cependant Cacatois, qui n'était jamais à commença tout en roulant vers la ville.
court d'inventions diaboliques, déplaçait peu Les marins ne s'aperçurent pas que le
à peu le théâtre de la mêlée en envoyant de comte Henry avait disparu.
plus en plus en arrière la pluie d'argent, si
bien qu'à un moment le char fut dégagé.
— Fouette ! cria-t-il à Plouëdec, en pre-
CHAPITRE VII
nant les rênes.
La baleinière partit au grand trot et entra
Les deux abbés.
dans Saint-Pol-de-Léon presque désert.
Le Grand-Cacatois y trouva pourlant ce
qu'il cherchait. Pendant que la baleinière à roulettes
Un marchand de gauffres et de crêpes au continuait le cours de sa navigation hou-
sarrazin, prévoyant une forte consommation, leuse, Éva, la fille de l'armateur et son com-
préparait, sur ses fourneaux, sa marchandise pagnon galoppaienl vers Morlaix.
appétissante... pour des palais bretons. Si le gentleman qui escorlait la jeune
Cacatois, à cette vue, arrêta le char et fille avait soupçonné qu'elle pouvait courir
descendit. des dangers sur une route fréquentée, il eût
— Un coup de main, vous autres ! de - peut-être remarqué que deux cavaliers les
manda-t-il. suivaient à distance depuis Saint-Pol-de-
Deux forbans mirent pied à terre. Léon.
Cacatois montra le marchand, ses ré- Ces deux hommes du reste portaient la
chauds, ses poêles et son charbon. soutane.
— Hissez-moi tout cela, dit-il. Défiez-vous donc des prêtres !
^ En un clin d'oeil tout fut monté et installé Ceux de nos lecteurs qui s'étonneraient
à bord de la baleinière à roulettes. de voir deux curés à cheval sur les grands
En vain l'homme protesta-t-il. chemins, nous permettront de leur dire
Le moyen de résister ? qu'en Bretagne le cas n'est pas rare, même
Alors Cacatois fit chauffer les réchauds à aujourd'hui encore. Médecins et prêtres
blanc, et il jeta les pièces dans les poêles... vont, chevauchant, à leurs devoirs et à leurs
Elles étaient brûlantes quand la foule, affaires.
Mais ce qui eût paru suspect à qui eût
après avoir abandonné le champ de bataille,
vint de nouveau assiéger le char... entendu les deux abbés, c'était leur conver-
Pas un Roskovite qui ne fût écloppé ou sation émaillée de jurons, et plus qu'égril-
ha- larde.
défiguré; pas un Léonais qui n'eût ses
bits en lambeaux. Mais tous étaient plus Ils entrèrent à Morlaix presque en même
ardents que jamais. temps qu'Eva, ils mirent leurs chevaux à
AU PAYS DES SINGES 33

On l'avait admirée à l'église. (Voir page Si.)

l'écurie du même hôtel, et l'un d'eux dit l'engagement, il était fermement déterminé
alors à l'autre : à ne pas s'embarquer.
— Inutile de suivre la petite ! Elle ne Mais, pour en avoir le coeur net, il avait
son che- résolu de suivre, de rejoindre Eva et son
partira pas sans venir rechercher
val. Déjeunons. cavalier.
Donc il avait quitté ses compagnons, et
Ils se firent donner un chambre et servir
dedans un plantureux courant vers Saint-Pol, il avait demandé
repas.
un cheval à louer..
On le savait pauvre.
CHAPITRE VIII Le maître cle poste voulut être payé d'a-
vance.
A Morlaix. Le comte n'avait presque rien sur lui, ,
tout son avoir était resté sur la baleinière,
Keremfort, en sautant à terre, avait pris sauf trois louis, que, par hasard, il avait mis
la résolution de quitter la baleinière. en poche.
Il lui était venu celte idée désolante qu'Eva Le loueur s'en contenta.
ne partait pas. Le comte partit à fond de train et il par-
En ce cas, malgré les avances, malgré vint à entrer dans Morlaix une demi-heure
L'HOMMEDE BRONZE.— 5 Au PAYS DES SINGES. — 5
L'HOMME DE BRONZE

après Eva, en quête cle laquelle il se mit. i fripier; chacun il s'habillera


du à sa guise.
Il ne la rencontra nulle part. La proposition ayant été acclamée, maître
Cependant la ville est petite ; on la cou- 'Cacatois fit marché à deux cents francs
pour
vrirait d'un mouchoir de poche lancé du le fonds du fripier et il lança l'équipe au
haut du viaduc. pillage.
Mais il y a des fatalités. Comme le marchand vendait des habits de
Quand le comte cherchait vers le bas de carnaval, les matelots avaient le choix ; cha-
la l'ivièrc, la jeune fille se trouvait dans la cun se vêtit à sa guise : les filles, bien en-
haute ville ; quand elle était amenée par tendu, s'affublèrent des plus brillants ori-
son caprice vers le port, Henry était à la peaux qu'elle J purent trouver; les hommes
porte Saint-Pol. se livrèrent à une débauche de fantaisies.
Et cependant il était certain qu'elle n'a- Couëdic eut l'ingénieuse idée d'endosser
vait pas quille la ville, car ceux qu'il ques- une peau .d'ours blanc; Plouëdec, homme
tionnait avaient vu la jeune fille, tantôt grave, mit un habit noir trop court et des
ici, tantôt là. gants de gendarme, les seuls qu'il pût ajus-
On l'avait admirée à l'église, priant à la ter à sa main ; le Parisien se déguisa en
façon espagnole, au pied d'un pilier. amiral des mers de Papaiouly-Balaou et au-
Impossible à Keremfort de la trouver. tres lieux, avec des décorations en fer blanc;
Sur ces entrefaites» la baleinière à rou- lès uns se firent chefs sauvages et d'autres
lettes accostait Morlaix, suivie de plus de Éthiopiens. Cacatois eut la pharamineuse
dix mille personnes recrutées partout sur inspiration cle décrocher le crocodile em-
son passage. paillé, long de deux mètres, qui servait d'en-
A Saint-Pol-de-Léon, la musique d'ama- seigne; il eut l'ingéniosité d'y tailler à coups
teurs, violons, binious, tambours et fifres, de hache quatre trous pour ses bras et ses
s'était louée aux marins. jambes, il lui décousit le ventre et se fourra
La fanfare de Morlaix s'était empressée dedans; la tête lui servit de casque et la
de se joindre au convoi, avec tous les tam- queue simula des pans d'habits... un peu
bours des pompiers. longs.
Mais avant de faire une entrée solennelle, Puis, voyant tout près de là, une boulique
Grand-Catatois eut encore des idées : il en d'opticien, grand vendeur cle lorgnettes-
poussait dans son cerveau comme des cham- marine, et dont la devanture était ornée
pignons sur. une couche. d'une paire de besicles en bois de dimen-
Dans le faubourg, se trouvaient les caba- sions énormes, avec de gros verres bleus,
rets de la marine et les marchands qui ap- Cacatois les prit et les ajusta sur le nez cle
provisionnent les navires; arrivé devant la son caïman; cette tète étrange, sous laquelle
boutique d'un fripier, à l'enseigne effective à hauteur du cou, apparaissait la physiono-
du Crocodile, Cacatois cria : mie bizarre de Cacatois ; ces lunettes sur
— Mouille ! une gueule de monstre, produisaient l'effet le
Et il arrêta l'allelage en même temps plus drolatique.
que Couëdic serrait les freins. Morlaix a conservé le souvenir de cette
— Assure la chaîne de l'ancre ! ordonna
apparition bizarre; le succès fut immense.
Cacatois. Mais voilà qu'au moment où les matelots re-
Et Couëdic ensabotta le chariot. montaient dans la baleinière, après y avoir
Le Provençal prit la parole el prononça hissé leurs petites maleluches, plus jolies
une harangue. que jamais, maintenant qu'elles étaient
— Mes braves! dit-il, Morlaix il n'est toutes princesses, ou bergères
pas marquises
la première ville venue; nous devons nous d'opéra, on entendit ces filles pousser des
y présenter en grand costume de cérémonie, cris de détresse, et Cacatois, qui vit bien où
comme des armateurs qui vont à la noce. le bât les blessait, tira de dessous les bancs
Capeguaille, je propose d'acheter la boutique un homme qui n'élait autre que Karigoulet.
AU PAYS DES SINGES 35

Le drôle avait eu l'audace de grimper sur cl


char, recommençait à travers le foubourg.
la voilure en rampant, et de piller la caisse Au premier rang, ensanglanté, mais re-
pendant que l'équipage s'habillait. v< d'un superbe costume de Turc, on re-
vêtu
Maître Cacatois comprit ce quis'étaitpassé; rr
marquait Karigoulet, moins désespéré qu'il
en un tour de main, il déshabilla le dernier n
n'eût dû l'être, car qui eût exploré ses poches
des Karigoul, aidé qu'il fut par les Flambarts, si fût étonné d'y trouver des louis.
se
car l'entêté paysan se déballait comme un Le gars avisé, pendant qu'on le tirait de
enragé, quoique fort gêné, nous dirons pour- cl
dessous le banc, s'étail fourré une poignée
quoi, et ne pouvant crier.. d pièces dans la bouche.
de
Le but de Cacatois était de fouiller les vê- Et comme il avait eu la ruse de se ganter
tements de Karigoulet après l'en avoir dé- c
chez le fripier, il ramassa, sans se brûler, les
pouillé. p
pièces qui recommencèrent bientôt à tomber
Quand le voleur fut dans l'état d'honorable 1:
brûlantes de la poêle à frire.
nudité où se trouvait Adam avant le péché, La fête prit des proportions phénoménales
maître Cacatois montra la boutique du fripier t
dans les rues de Morlaix.
et dit : Tous les gens du port se mirent en bom-
— Jetez-le là-dedans ! Tout y est à nous ! bance 1 ; la ville, qui est joyeuse et riche, prit
Qu'il s'y rhabille! i air de nopees et festins en un clin d'oeil.
un
El il demanda, selon l'habitude, à Couëdic On but et l'on banqueta partout.
et à Plouëdec, qui tenaient Kerigoulet l'un Sur la baleinière, l'orgie se corsait ; déjà
par la lôle, l'autre par les pieds, et le ba- 1 Champagne coulait à flots.
le
lançaient : Le char fit ainsi le tour de la ville au mi-
— Eles-vous parés? 1
lieu d'une ovation indescriptible.,
— Oui! firent les deux Flambarts. Cette longue procession finie, Perros,
— Envoyez ! ordonna Gacalois. homme prudent, qui ne voulait pas boire
La foule vit Karigoulel traverser l'espace sans manger el rire un brin, Perros, pioposa
la lôtc la première et brisant ladevanlure du de dîner, ce qui fut unanimement approuvé.
fripier, aller s'étaler au milieu des loques. Il fallait choisir une hôtel, ot l'on en dis-
— Au pillage ! cria à la populace la voix cutait, quand le hasard se chargea du choix.
de stentor du Provençal, montrant la bou- La baleinière à roulolles était arrivée de-
tique. vant l'hôtel cle l'Éléphant, où les deux prêtres
Et aux orchestres réunis : que nous savons étaient descendus ; Caca-
— En avant la
; musique ! tois se trouvant par le travers de cet établis-
La multitude se rua chez le fripier, au son sement respectable, proposa cle mouiller.
d'une cacophonie formidable, produite par • Plouëdec tenait pour le cabaret du Grand-
les deux airs différents que jouaient les deux Balaou dont il promettait merveille, quand
\ musiques. tout à coup les roues de la baleinière à rou-
; Les marins s'amusaient démesurément et lelles s'engagèrent dans une crevasse de la
; la population aussi. rue dépavée ; c'était une mare- fangeuse pro-
Le sac de la friperie terminé en un clin fonde d'une brasse. En raison des lois phy-
d'oeil, Cacatois donna le signal de déraper, siques de la pesanteur, la baleinière donna
& et le char se mit en marche escorté par une de la bande d'une façon effrayante et chavira,
| masse de plus en plus compacte. lançant tout le monde sur le trottoir et cul-
f De temps à autre le char s'arrêtait, lors- butant les tables et les stores du café an-
que la poêle à frire avait suffisamment nexé à-l'hôtel.
chauffé une ppignée de pièces. L'hôte, sa femme, les garçons, les ser-
Un forban lançait celle manne brûlante : vantes, les buveurs se précipitèrent au se-
sur la populace ce que i cours des naufragés,
qui se battait jusqu'à et se mirent en devoir
le dernier sou fût en de ramasser les pièces de toutes sortes
poche.
Alors la marche triomphale, peuple ett éparses sur le sol, ce qui parut suspect à
36 L'HOMME DE BRONZE

Cacatois et le mit en fureur, d'autant plus payée et le dîner commandé ; la baleinière,


qu'il vit apparaître deux chapeaux de brasse- remise sur pieds, fut rentrée dans la cour ;
carré, autrement dit gendarmes, ses enne- les sacs aux avances étaient encore assez
mis particuliers. pansus ; tout allait donc pour le mieux. On
— Branle-bas de combat ! cria-t-il en mit les volets à la devanture cassée, et les
brandissant d'une main la cage de la per- marins furent chez eux.
ruche, qu'il n'avait point lâchée, et en ta- Ils firent clore les persiennes et allumer
pant de l'autre sur ceux qui se baissaient. les bougies, quoiqu'il fût deux heures à
Troun de l'air ! Les faillis-chiens nous pil- peine.
lent! Tape dur, sec et longtemps ! Cacatois, toujours dans la carapace du
L'hôte, sa femme, ses domestiques et les caïman, sa cage à perruche posée devant
consommateurs, furieux de voir leur con- lui, présida au banquet.
cours si mal accueilli, accablèrent les mate- Ce fut une orgie sardanapalesque, un bal-
lots d'injures; mais ceux-ci, qui n'avaient thasar splendide ; au dehors, la foule long-
point leur langue dans leur blague à tabac, temps entassée écouta les échos assourdis
répondirent par de vitupérantes bordées de l'effroyable débauche pendant laquelle
d'invectives, et ils mirent en fuite leurs ad- ces corsaires et ces forbans en délire hur-
versaires. lèrent la double ivresse de l'amour et du
Pendant que les autres cherchaient les vin.
sacs aux avances et ce qui s'en était échappé, Nous n'oserions même pas soulever le
Grand-Cacatois en fureur avait envahi le coin du voile dont l'hôtelier prudent avait
café, élevant toujours laçage de la perruche entouré la salle où rugissaient ces démons.
au-dessus de sa tête de caïman ; il se servit
des tables de l'établissement pour casser
les chaises et des chaises pour casser les CHAPITRE IX
tables : une main lui suffisait amplement
pour ça. Sur la roule.
Les gendarmes cependant, habitués à ces
sortes cle rixes, s'en allaient chercher du Lorsque, deux heures environ avant le
renfort d'un pas grave el cadencé ; les cho- crépuscule, Éva et son cavalier quittèrent
ses allaient bientôt prendre une mauvaise Morlaix, ils furent presque aussitôt suivis
tournure, quand un des prêtres descendus par les deux prêtres, tous deux à cheval et
à l'hôtel, s'en fut parler aux gendarmes qui bien montés.
l'écoutèrent avec déférence et s'arrêtèrent. Quand ces derniers furent certains qu'Éva
L'autre prêtre entra dans le café au mo- prenait bien la route de Roskoff, il s'en-
ment où maître Cacatois s'apprêtait à dé- foncèrent dans un chemin de traverse, qui
molir le comptoir. leur permit de gagner de l'avance.
L'abbé toucha du doigt le forban, lui dit Éva semblait rêveuse.
deux mots et arrêta net sa colère ; puis il lui Pourquoi ?
donna sa bénédiction, lui adressa quelques Parce qu'elle avait revu la baleinière à
paroles pleines d'onction et laissa ce terrible roulettes, et que le comte Henry ne faisait
homme complètement calmé. plus partie de l'équipage.
Ce fut un merveilleux changement à vue. Éva ignorait si le jeune gentilhomme de-
vait monter à bord du brick.
Stop ! cria Cacatois. Assez d'avaries
comme ça dans l'établissement! Ici, caba- Son cavalier, lui aussi, semblait attristé
retier de malheur ! Ferme ton bec ; on va du chagrin de la jeune fille, dont il devinait
licher à mort chez toi ! la cause.
Dès lors tout marcha comme sur des rou- C'était un homme jeune encore, de trente
lettes; l'hôte s'aboucha avec Cacatois, de- ans au plus, que l'oeil expert d'un douanier
venu doux comme un mouton ; la casse fut eût jugé devoir être un Espagnol, hidalgo
AU PAYS DES SINGES 37

si elle reverra celui qu'elle aime, sans savoir


jusqu'au bout des ongles, par conséquent
d'honneur, incapable de man- pc
pourtant ce que c'est qu'aimer.
gentilhomme
quer de chevalerie vis-à-vis d'une femme, Pendant qu'ils chevauchaient ainsi, la nuit
mais insolent, envieux, jaloux et cruel venait et déjà l'ombre projetait sur la route
vc
• pour les inférieurs. le silhouettes
les tourmentées des rocs sur-
Ce que ce jeune seigneur faisait à bord p]
plombants.
du brick, nous le dirons plus tard; mais i Les deux voyageurs se trouvaient encore
ce qui eût été certain pour un observateur à six kilomètres de Saint-Pol-de-Léon.
sagace, c'est qu'à cette heure il était amou- Le gentilhomme songea qu'il se faisait
reux et dépité. tard, et il fit signe à Éva de cravacher
t; sa
Il ne se rendait pas compte qu'Éva était n
monture ; lui-même en fit autant.
une fille muette, ne sachant ni lire, ni écrire, Les deux chevaux prirent le trop. Mais
ni parler par signes. Elle était donc telle que i nuit se fit bientôt épaisse ; la journée si
la
la nature l'avait faite. , brillamment
j commencée se termina par des
Or, dites-moi, vous, si les filles que la ci- r
menaces d'orage; les éclairs sillonnèrent la
vilisation n'a point gâtées, ne préféreront pas r
nue, el le tonnerre fit retentir les landes
toujours un beau garçon comme le comte c
désertes de ses échos répétés.
Henry, à un grand d'Espagne de ligure sèche La solitude était profonde, le site sauvage .
et désagréable ? ( désolé.
et
Et celui-ci se morfondait. Le cavalier espagnol tira de seé fontes
En vain cueilla-t-il des fleurs de genêts iune paire de pistolets et en visita les amor-
pour en présenter un bouquet à Eva : elle le ces ; il se repentait d'avoir fait marcher si
prit distraitement; puis, à vingt pas de là, lentement les chevaux.
elle le laissa tomber. On était au sommet d'une colline dont la
Alors des larmes perlèrent sur les cils du descente rapide permettait de lancer les
gentilhomme espagnol, larmes de colère, de chevaux à grande allure et de rattraper le
révolte, de menace môme. Il se mordit les ' temps perdu. s
lèvres au sang et cravacha son cheval qui 1 L'hidalgo cravacha le cheval d'Éva et il
porta le poids de sa fureur. éperonna le sien ; les deux montures parti-
Eva ne s'en préoccupa point. rent au galop ; c'eût élé une imprudence si
Comme toute crise violente amène un apai- - Éva n'eût pas élé une écuyôre consommée.
sement, la rage cle l'hidalgo s'épuisa. A chaque instant le ciel resplendissait cle
Toutefois, son sourcil restait froncé el saa lueurs livides qui jetaient sur la route des
main crispait convulsivement le manche dee clartés blafardes.
sa cravache. Tout à coup, l'Espagnol crut voir une
11 chevaucha de la sorte, plongé clans sess sorte de couleuvre noire étendue par le
sombres réflexions, oubliant l'heure, nee travers de la route; il lui parut que ce ser-
sentant pas venir la nuit. pent long et mince tendait ses anneauxet se
Éva, elle, ne songeait qu'au beau garçon n soulevait.
qu'elle avait entrevu. Cette impression dura le temps que brille
Imaginez une fille muette qui n'échange ;e un éclair; une seconde plus tard, les deux
de pensée que par le regard, qui jusqu'alors es chevaux s'abattaient; Éva roulait à terre
n a jamais trouvé des yeux clans lesquelsls évanouie et son compagnon tombait étourdi
elle ait vu se refléter l'âme que son âmeie
par le choc violent de sa tête contre un
cherchait, une vierge enfin placée tout à caillou.
coup en présence de l'homme devant lequelel Aussitôt deux hommes, les deux prétendus
son coeur vibre
pour la première fois. prêtres qui avaient suivi Éva, surgirent de
\ Quel trouble profond ! chaque côlé du chemin, et l'un d'eux dit
Quel désespoir aussi, quand elle ignorere en ricanant et en espagnol :
38 L'HOMME DE BRONZtë

— Qui va doucement, va longtemps ; qui baleinière à roulettes comme monture pour


va trop vite se casse les reins ! Karigoulet.
C'était la voix de ce forban que ses com- Tous deux partaient donc longtemps après
pagnons nommaient le Senor. Eva; mais ils ne laissèrent pas quitter le
— L'homme est-il tué? demanda l'autre trot à leurs chevaux.
personnage, qui était le capitaine Daniëlou. Le dernier des Karigoul avait, bien en-
— On le dirait ! fit le Senor. tendu, conservé son costume cle Turc ; il
— Laisse aller les chevaux, et file ! or- faisait à cheval la plus drôle de figure que
donna Daniëlou. J'emporte la fille ; enlève l'on pût voir.
la corde et cache-la avec la soutane où lu Comme tout paysan breton, qu'il soit gen-
sais ; puis, rejoins-nous à Roskoff. tilhomme ou manant, Keremfort était insen-
— Bon, capitaine ! dit le forban. A l'occa- sible au ridicule; il quitta Morlaix sans se
sion, je me souviendrai qu'un III de chanvre, soucier des rires que Karigoulet soulevail
tendu à propos en travers d'une roule, peut sur son passage.
rendre de fameux services. Était-ce l'orage menaçant ? Élait-ce un
Puis en fausset : pressentiment ?
— Amusez-vous bien ! Le comte se sentit peu à peu envahi par
Et il sauta sur son cheval, prenant à Ira- l'inquiétude à mesure que la nuit tombait ; il
vers champs. pressa déplus en plus l'allure de son cheval,
De son côté, Daniëlou enlevait Éva sans si bien qu'il entendit au loin le galop de celui
connaissance; escaladant les talus, il l'em- d'Éva, puis un cri, puis plus rien. Il enfonça
portait dans ses bras. ses éperons au ventre de son cheval, et, ra-
pidement, il arriva, devançant Karigoulet,
jusqu'au corps du gentilhomme espagnol.
CHAPITRE X A la lueur d'un éclair, il le reconnut ; il
comprit qu'un crime avait été commis el il
Enterrée vive ! sauta à bas cle son cheval en proie à une
émotion poignante.
Nous avons laissé le comte Henry à Mor- Il se pencha sur le sol pour trouver la trace
laix, cherchant miss Éva et ne la trouvant des bandits,
point. Avec la sagacité d'un chouan, il vit des
Il se désespérait et courait la ville en tous marques d'ébouloment sur le talus et l'esca-
sens, comme une àme en peine, lorsqu'il lada; puis, arrivé sur une espèce de plateau,
aperçut avec stupeur un Turc qui buvait il entrevit comme une forme confuse qu'il
frais à une table de l'hôtel de l'Éléphant ; fuyait.
sous le fez de ce Turc, il reconnut Kari- D'un cri pressant, il jeta son appela Ka-
goulet ensanglanté, mais joyeux. rigoulet et se lança à la poursuite de Danië-
Le comte fatigué s'assit en face cle son lou qui emportait Éva...
valet et lui demanda : De son' côté, le dernier des Karigoul qui
— N'as-tu pas vu la fille de notre arma- venait d'arriver, lui aussi, et de mettre pied
teur ? à terre, avait couru à l'homme étendu sur le
— Elle est partie ! dit Karigoulet d'un air sol, et, d'instinct, il l'avait fouillé.
fort indifférent. Il avait trouvé un porte-monnaie servant
— Partie pour Roskoff? demanda le comte en même temps de portefeuille pour valeurs;
joyeux. il le prit ainsi que des pislolets qu'il saisit;
— Je crois que oui. Elle et son cavalier avec rapidité et sagacité, il cacha le porte-
avaient l'air d'aller de ce côté-là. monnaie du cavalier et un sac plein de louis
— En route ! dit vivement le comte. qu'il tira cle sa propre poche; il plaça le tout
Il courut à l'écurie faire seller son cheval, au milieu d'une touffe cle genêts, assez loin
et il indiqua l'un des bidets bretons de la du chemin. Les louis du sac provenaient de
AU PAYS DES SINGES 39

la récolte qu'il était parvenu à faire, notam- y pénétra, poussant devant lui Éva qui op-
ment lors du naufrage cle la baleinière. posait une résistance désespérée.
Homme prudent, prévoyant la bataille, il en- En ce moment, les voix des poursuivants
terrait sa fortune. se firent entendre.
Il entendit l'appel de son maître et il se Daniclou eut un moment d'hésitation ; car,
jeta sur ses pas, pour lui, la circonstance était critique.
La poursuite prit un caractère fantastique- Il n'était pas homme à craindre dix adver-
Les éclairs' fréquents montraient, à quel- saires, clans d'autres circonstances ; mais
ques cents pas, Daniëlou courant toujours et avec cette rapidité d'intuition qui distingue
franchissant les obstacles; derrière lui, le les gens de cette trempe, il calcula qu'assiégé
comte Henry rugissant et le dernier des Ka- dans ce repaire, il lui serait difficile d'en
rigoul hurlant ! sortir à temps pour arriver à Rc-skoff.
En ce moment, les nuages crevèrent, et Que voulait-il en somme?
la pluie tomba par torrents ; la tempête se Retenir l'armateur.
déchaîna avec fureur ; mais au milieu des Il suffisait donc, pour cela, que la fille cle
rauques sifflements cle la rafale, on entendait celui-ci fût tuée et cachée dans la grotte; le
toujours les voix furieuses des deux Bre- reste était bagatelle.
tons. Le misérable pesa les chances de sa
En co moment Eva courait deux dangers : position en un clin d'oeil; il saisit la jeune
le déshonneur el la mort ! fille par la taille pour la lancer contre les
Daniëlou fuyait toujours, emporta ni la rocs formant les parois du repaire.
jeune fille dans ses bras et bondissant à tra- Mais un éclair illumina l'intérieur môme
vers les obstacles. de la caverne une lueur qui fit resplendir la
Il cherchait à dépister les poursuivants, beauté d'Eva clans toute la puissance de
ignorant leur nombre, ne sachant à qui il son rayonnement; les yeux de la jeune fille
avait affaire. avaient une expression si louchante, si sup-
Il parvint à gagner un peu d'avance, fit un pliante, que Daniëlou fut effrayé du meurtre
brusque crochet et se dirigea vers une grotte qu'il allait commettre.
qu'il connaissait, vieux repaire dont les ban- Pour la première fois de sa vie, un senti-
dits bretons se léguaient la tradition. ment de pitié, inspiré par la passion, se
Qu'il l'atteignit, et la jeune fille était per- glissa clans ce coeur de tigre; il se contenta
due ! de pousser brutalement la jeune fille au
Celle-ci avait repris ses sens et se débat- fond du souterrain.
tait; par malheur, elle ne pouvait crier à son Elle s'affaissa, meurtrie, sur le sable, et
secours. y resta sans mouvement, comme une hiron-
Daniëlou,cependant, ne pouvait prolonger delle blessée par la pierre d'un enfant.
plus longtemps cette course désordonnée; Daniëlou s'élança dehors.
l'heure le talonnait plus encore que la chasse Il savait comment fermer la grotte.
dont il était l'objet. Au-dessus de l'entrée se trouvait un bloc
Il fallait qu'il se rendît à Roskoff pour énorme ; il l'avait déjà roulé devant l'ouver-
l'embarquement. ture, quand, en plusieurs circonstailces, il
En apaisant la querelle de l'hôtel de l'Élé- avait eu besoin d'enfermer du butin ou des
phant, il avait recommandé à son matelot cadavres dans un lieu sûr.
î ^cfûois de ne pas manquer.au rendez-vous Pareil à un Titan, il s'aro-bouta contre la
; hxé pour prendre mer à la nuit : impossible pierre énorme.
) que lui, second du bord, fût en relard. Celle-ci, cédant sous cet effort gigantes-
^ela pouvait faire.naître les plus défavo- que d'un seul homme, roula sur elle-même
; râbles suppositions. et tomba sur l'entrée du repaire. En ce mo-
Enfin il
atteignit la grotte, dont l'ouver ment, un coup cle tonnerre effrayant reten-
; ure était dissimulée par des broussailles ; il tit ; la foudre décrivit dans l'espace ses lignes
40 L'HOMME DE BRONZE

defeu et frappa l'un des arbres qui s'éle- fei sourd et paraissant sortir du sol, sur leur
feu
vaient au-dessus du souterrain. • ga
gauche.
Le choc en retour renversa Daniëlou, qui Ils coururent ; c'était dans la direction de
se releva frémissant et superbe, el lança vers la grotte.
le ciel une imprécation' d'athée en délire, Ils arrivèrent à temps pour entendre un
défiant Dieu'de son poinglermé et personni- se
second coup qui leur montra clairement que,
liant la révolte dû mal'contre le bien. Cet da la roche, il y avait une excavation.
dans
homme debout devant' là tempête, bravant Henry el Karigoulet s'arc-bdutèrent pour
'
la foudre, se' grandissait à la hauteur des de
déraciner le bloc, et ils y parvinrent, après
Titans supërbès, dont-il-'avait l'audace. ' '
de efforts inouïs.'
des -
' Mais '
les- voixdés chasseurs, retentissant Éva, libre, sortit du repaire, comme une
de nouveau, -'lui rappelèrent l'inéluctable cl
charmante apparition ; on eût dit une des fées
nécessité du retour à Roskoff; il se glissa gi
gracieuses dès légendes bretonnes, jaillissant
en rampant à travers lès landes avec une d< terre,' rayonnant de grâce et de beauté ;
de
rapidité inouïe. ; .' el reconnut le comte Henry, jeta ses bras à
elle
Ne portant plus sa victime, il'reprit de st cou et lui donna un long baiser.
son
l'avance et disparut bientôt dans lès'ténè- Karigoulet remarqua que la jeune fille
bres ; l'orage décroissant .n'éclairait plus la aavait abandonné à terre un petit revolver.
• nuit — Tiens, pensa le dernier des
que de lueurs! incertaines' 'brillant à des Karigoul,
intervalles éloignés^ . • . e
elle ne pouvait pas crier, mais elle a fait
Cependant le dernier et terrible coup de parler p le pistolet. ,
foudre qui avait failli pulvériser lé forban, Éva était donc armée.
l'avait mis en pleine lumière ; mais après Pourquoi n'avait-elle pas tiré sur Danië-
l'avoir parfaitement aperçu sur le sommet cle 1lou ? C'est qu'il lui avait été impossible de
la grotte, les deux poursuivants n'avaient cdégager ses bras de l'étreinte brutale du
plus rien distinguée .' '"" 1
bandit.
Ils avaient •eu la vision très-nette, niais Le comte, cependant, après avoir reçu le
très-rapide, que le ravisseur ne'portait plus 1
baiser, d'Éva sans oser le rendre, songeait
la jeune fille. <
qu'il fallait regagner Roskoff; il eût bien
Le comte Hertry se précipita du côté où voulu faire la route seul avec la jeune fille.
'
il avait entrevu le faux prêtre, et il arriva Seuil: . : .
bientôt, suivi par -Karigoulet, devant le roc Certes, il n'avait aucune idée cle séduc-
renversé par le pirate. : : tion : c'était un coeur loyal. .
Ils virent l'énorme pierre, mais rien de Abuser :dé la naïveté d?une jolie fille
plus. .'.•:•• r, : muette et que rien ne pouvait mettre en
Ignorant l'existence de la grotte, rien ne> garde' contre l'amour, -cela lui;eût paru
leur donnait idée que ce bloc dissimulait uni crime de lèse-chevalerie ;• pourtant Kari-
,;.':•.' u • -: • • V/
orifice. ':'••' j gouletle gênait, >.v:-c. : •
Un fait cependant parut certain au comte3 —Retrouve les chevaux !'lui ordonna^t-
Henry : c'est que le misérable avait aban- - il. Et amène-les ici.
donné là jeune fille. Karigoulet se mit à la recherche des trois
Mais où? • montures abandonnées sur là route ; il les
L'avait-il jetée dans quelque trou perdua trouva dans les genêts, cent pas avantd'ar-
au milieu des landes ? river au chemin,'et il s'empressa de les con-
L'avait-il tuée ? Appeler était inutile. Évaa duire à son maître.
ne pouvait point répondre, étant muette. En l'absence de son valet le comte avait
Le comte et son valet cherchèrent cepen-.- déjà éprouvé les délices d'un tête-à-tête avec
dant avec obstination ; ils s'éloignèrent de[e miss Éva et les ineffables joies de l'amour
plus en plus de la grotte. naissant.
Tout à coup, ils entendirent un coup de le La jeune fille avait saisi les mains de Ke-
AU PAYS DES SINGES 41

... Menacesde coups de couteau, jrandissementd'armes. (Page i5 )

remfort dans les siennes ; son regard avait d'Éva, qui s'était penchée pour poser ses
brillé de toute la reconnaissance qu'elle ne lèvres sur le front du jeune homme.
pouvait exprimer autrement. Elle était trop ignorante de toutes choses
Le comte, lui, s'était conduit en Breton pour savoir ce que les convenances lui im-
des temps : il avait mis un posaient de retenue.
chevaleresques
genou à terre et baisé le bout des doigts Quand le comte, se relevant, lui offrit son
L'HOMMEDE BRONZE,— 6 Au PAYS DESSINGES.— 6
42 L'HOMME DE BRONZE

bras pour regagner la route, elle le prit ; qu'il ne faut pas qu'elle cherche à donner
mais au lieu de marcher comme il l'y invi- par signes des explications. On se figurera
tait, elle appuya amoureusement M tôle sûr que le cheval du cavalier a roulé sur la
son épaule et noya ses regardé dans ceux route, en buttant sur Un caillou, et que ce-
d'Henry. lui de mademoiselle s'est emporté et l'a con-
Ils demeurèrent ainsi, lui, un bras soûle' duite à Roskoff.
nant la tâlUê charmante d'Évâ, êliéj sUspen^ Karigoulet regarda là monture delà jeune
due à son ceU» fille et dit :
Le pas de rlârigôulet et lès coups de sabot — Pas de mal ! Pas couronnée ! On
des chevau& sûr lès cailloux lès arrachèrent pourra se figurer qu'elle ne s'est pas abat-
à cette extase-. tue, cette bêle. Mais, sous Vôtre respect,
Le comte avait réfléchi, tout eh s*aban- pourquoi cacher la chose ?
aux jôiês de ce pre- — Veux-lu
donnant délicieusement que f ôii dise plus tard que
mier et chaste enlacement» j'époUsè Une fille qui à eu des aventures de
Qu'était Éva? nuit? Tu sais bien, toi» que lé prêtre n'a pas
Il l'ignorait éheore-. eu lé temps môme d'embrasser mademoi-
Que serait-elle ? selle ! Mais les autres pourraient penser
Sa femme, certainement. autrement.
sûr le point d'honneur, ayant — Chut! fit
Susceptible Karigoulet pudiquement.
le sentiment exagéré de là pureté du blason, — Elle n'entend rien! dil le comte.
le comte lie voulait pas que l'on pût dire un Puis il réprit :
— Toi el moi, nous savons à quoi nous en
jour que sa fiancée avait été enlevée, enlevée
par un prêtre surtout» tenir; cependant tout lé monde né voudrait
Il résolut de né jamais parler de cctle af- peut-éirè pas iioUs croies ; on ferait des his-
faire, et imposa le même silence à son valet. toires et des commentaires ',jé ne le veux pas.
celui-ci présenta lès chevaux, — Vous avez raison ! dit Karigoulet.
Lorsque
le comté lui dit d'un air menaçant : — Va-. Fais ce
que j'ai ordonné ! com-
— Tu ne diras jamais un mot de ce qui manda le comte.
est arrivé-, Karigoul î Si tu paries, lu 68 Karigoulet se dirigea vers la route.
mort! Il comptait y retrouver le blessé ou le
— Je lie suis pas bavard-, dit le Breton i niort, car il né savait pas si le cavalier avait
mais pourquoi se taire ? J'ai idée qu'en côft- trépassé.
tanl la chose à i\\rmâlèur, VOUS auriez là Il ne vit plus "rièli,
fille en 'mariage et moi une bonne récom- Alors Karigoulet séli ftil à la recherche
pense. de ses lôUÏs \ il retrouva et son sac et la
— J'épôùSè/raï mademoiselle sans eêlal bourse»
répondit lé comte-. Je l'âimé et elle m'aime-. Il s'arrêta perplexe au sujet de cette der-
Cela suffit; Mais personne ne saura rien dé nière ; le p'ëû de conscience qu'il avait, lui
ce qui est arrivé» Je Vais la conduire à criait qu'il volait-; mais il savait parlemen-
Roskoff par lés chemins de détour, et, là je ter avec la wix du devoir»
la laisserai seule aller vers son pefé qui — Ce porte^mohnàie, se dit-il, le cavalier
doit attendre dans le port. Tu vas enlever la me l'aurait bien donné pour récompense ;
corde qui a fait tomber les chevaux, tu lais- comme je ne peux pas lui dire que nous
seras le corps du cavalier à sa place, el tu avons sauvé, la demoiselle, je peux bien
viendras- me réjoindre en ville, sans l'oc-
garder l'or.
cuper dé rièni Tu n'as rien vu, rien entendu, Et rassuré, il allait mettre le porté-mon-
tu ne sais rien. naie en poche, quand il réfléchit :
— Qu'est-ce que l'on va penser? — Si l'on me fouillait ! On trouverait tout
— Je demanderai le silence à mademoi- sur moi, à bord.
selle. Je vais tâcher de lui faire comprendre Mais il pensa aussitôt :
AU PAYS DES SINGES 43

— La monnaie, ça n'a pas de nom. Pourtant, quand Cacatois fit retentir son
Toutefois il ouvrit le porte-monnaie qui, ssifflet, tous se levèrent. . .;
nous l'avons dit, formait en même temps, — Au départ ! dit le maître. Plus un fifres

portefeuille, eL, d'un côté, il vit des louis li à dépenser ! Bagasse ! C'est une belle
lin
qu'il glissa dans son sac. j<
journée, mais elle a coûté cher ! Heureuse-»
De l'autre côlé, il y avait des pièces de n
ment qu'on se rattrapera ! Allons, vous
loules les nations : sequins, guinées, ma- a
autres, appareillons !
rengos d'Italie, etc., plus des valeurs dont Les marins attelèrent tant bien que mal
Karigoulet ne pouvait apprécier l'impor- 1 chevaux ; ils réclamèrent
les le huitième,
tance; mais il ferma prestement le porte- i
mais l'hôte répondit que le comle Henry de,
monnaie. 1
Keremfort l'avait enlevé.
— Par Notre-Dame, se dit Karigoulet, — C'est bon! dit Plouëdec. Du moment
je ne puis garder çà ; j'avais tort, les pièces c c'est lui qui l'a pris, ça se retrouvera.
où Les
ont des noms. 1
Keremfort ne sont pas des voleurs. ,
Il choisit un coin écarté, le remarqua at- Et le sifflet cle Cacatois retentissait, sa
tentivement et y enterra le porte-monnaie ; voix commandait de charger les petites
puis il monta sur son bidet et il partit au trot. )maleluches-gabières sur la baleinière àrou^
Mais au bout d'une demi-heure, il enlen- -letles.
dit un bruit de roues elde chants. I Pas une qui fût en état de se hisser seule
— Bon! à bord.
pensa-L-il, je sais ce que c'est.
« La baleinière à roulettes a passé et a en- Que voulez-vous ?
levé le cavalier. Ces enfants aimaient le Champagne, qui
Karigoulet ne se trompait pas. leur paraissait du cidre excellent, doux,
sucré et inoffensif.
Elles en avaienl bu plus que de raison,
CHAPITRE XI ces poulettes; si elles étaient un peu grises
ce n'était point leur faute,
Chanson de matelot. Les mignonnes furent assises ; mais elles,
avaient une tendance à glisser sous les,bancs,
Maître Karigoulet ne s'était point trompé, tendance que devait augmenter le roulis de,
en effet. la baleinière.
Toute fête a une fin. Les marins prirent place à côté de leurs
Lorsque le ( Irantl-Cacalois avait vu le soir compagnes; nous disons place, c'est-à-dire
approcher, il était revenu au sentiment de lai que plus d'un d'entre eux tqmba au fond cle
j responsabilité. la barque.
j Jetant sur l'équipage ivre, épuisé, rendu, , Perros lui-même, Perros l'homme avisé,
\ à bout de forces, un regard méprisant, il1 l'homme sérieux, se laissa aller sûr cette
I dit, lui qui se sentait encore plein de force, , pente glissante.
' il dit
avec mépris : Plouëdec et Couëdic soutinrent mieux
— Poules des Flambarts
mouillées, va ! Ça ne sait pass l'honneur ; ils entretinrent
boire. Capeguaifle ! je no trouverai doncc I jusqu'à la dernière maison cle Morlaix une
jamais un homme comme mon matelot Da- conversation vive el animée, quoique un peu
niëlou et moi. A mesure que nous le
buvons, ;, pâteuse ; mais, la dernière maison dépassée,'
e vm H se détruit dans notre estomac. l'honneur étant sauvé, ils se laissèrent aller
Les reproches cle Cacalois étaient à un sommeil réparateur.
peuu
montés : les sacs d'avances étaient vides,3, Seul, Grand-Cacatois, dans, sa peau de
absolument vides, et les hommes étaientit caïman, ivre si vous voulez, mais intrépide,
pleins, bondés. debout sur le char, fier de sa victoire ba-
t as un
qui n'eût s,es trente ou quarante chique, le Grand-Cacatois conduisait le char.
bouteilles dans la peau. I
L'orage s'était déchaîné, la fp.udre; sillonnait
M L'HOMME DE BRONZE

la nue, la pluie tombait à torrents, et Cacatois plets, sans compter les variantes du refrain ;
ne bronchait pas : étrange figure au milieu nous en faisons grâce au lecteur, qui pour-
de ce déchaînement cle la tempête! rait trouver fastidieux le trois cent trente-
Il avait les rênes en main gauche, le fouet sixième.
en main droite, et il avait forcé l'attelage à Le Grand-Cacatois, lui, savourait la poésie
prendre le grand trot. ineffable de ces vers, un peu décousus, mais
De temps à autre, derrière lui, un forban solidement goudronnés; il encourageait les
s'éveillait, demi-noyé par l'eau qui inondait chanteurs et il tonnait en choeur, lançant des
la baleinière ; l'homme poussait un juron et notes formidables.
se mettait à écopper avec son chapeau. Au cent soixante et unième couplet, au
Peu à peu le froid éveilla tout ce monde. beau milieu d'une descente, il arrêta net la
Le bain extérieur esl un remède contre les baleinière, ce qui lança tout le monde les
inondations internes ; les petites mateluches jambes en l'air par-dessus les bancs et trans-
elles-mêmes reprirent place sur les bancs forma les chants en blasphèmes.
en grelottant. Cacatois enraya les roues et sauta sur le
Enragés, les forbans et les Flambarts, mal- sol, près d'un corps étendu à terre, et il cria :
gré la pluie fouettante, se mirent à chanter. — Chance! Capeguaille! Bonheur clans nos
Au fond, c'étaient de rudes hommes, inca- sacs et de l'or à la pelle pour celle traversée-
pables de regretter un incident d'aussi mince ci. Un cadavre! Vous savez que ça porte
importance qu'un oragc.^ bonheur !
Le Parisien, qui possédait une voix admi- C'était en effet une des croyances su-
rable... ment fausse, mais plus élevée que la perstitieuses des Frères de la Côte, que la
voie lactée d'au moins dix tons, entonna là rencontre d'un mort ou d'un blessé, au
fameuse romance rhylhmée des Devoirs du momenl de l'embarquement, était un pro-
matelot à terre. nostic cle bonheur.
Cette poésie, fruit de la collaboration d'un Tout le monde était à peu près dégrisé;
maître calfat et d'un commis aux vivres, mé- on se précipita à terre.
rite d'être en partie tirée de l'oubli. Tous cle crier, après maître Gacalois :
Le Parisien chantait donc à tue-tète des — Chance! chance!
couplets dans le goût de celui-ci, qui peint — Est-il morl? demanda le Parisien.
la toilette du matelot : — Peut-être oui ! peut-être non ! dit Ca-
Le v'ià gréé comme un terrien catois ; mais, pour être blessé, il l'est ! Voie
Au bras do son accordée. d'eau à l'avant et perdu le gouvernail du
La brise est bonne, tout va bien, sentiment. Hissons ça, les enfants! Faut être
En avant la bordée ! bons pour les gens qui portent bonheur.
Et le choeur reprenait : Sur l'invitation de maître Gacalois, on
installa le blessé à bord.
Hisse le grand foc, la barre au vent, Personne ne le reconnut pour le cavalier
Hisse les cacatois, les bonnettes,
qui escortait Éva; la pluie, la boue, le choc,
Attrape à croeher les fillettes,
Gouverne droit el va de l'avant. l'avaient mis dans un état pitoyable.
On reprit la route, et la chanson fut en-
Sur celte finale, chacun embrassait sa cha- tonnée avec
plus d'ensemble que jamais.
cune; la pluie n'éteint pas l'amour, elle le Quant à Cacatois, il fouetta les chevaux fu-
ravive au contraire, témoin le couplet sui- rieusement pour rattraper le temps perdu.
vant : On brûla de la sorte le pavé de Saint-Pol
De l'amour, de l'amour enuor, el l'on arriva dans Roskoff, où l'on arrêta la
Du vin, des filles, des folios, baleinière devant l'auberge de la vieille Ke-
Et le gai carillon de l'or redec.
Qu'il jolie aux plus jolies. Mais on la héla en vain.
Nous savons trois cent trente-six de ces cou- Point de réponse !
AU PAYS DES SINGES 45

Les forbans proposèrent de crever les por- Elle s'arrêta devant l'Ancre d'Argent.
tes ; Grand-Cacatois s'y opposa. Là, bousculade, bagarre, cris, appels,
— Méfiance ! dit-il. Si la mère aux gabiers ccoups cle croc dans les volets et coups de
n'ouvre pas, c'est qu'elle n'est pas là! Ja- pistolets en l'air, menaces de coups de cou-
r.
mais la bonne femme n'a refusé un coup à tteau, brandissemenls d'armes, miaulements
boire aux matelots qui rentrent de bordée, c chats, hurlements
de cle tigres, rugissements
Allons ailleurs. cd'hippopotames, pour réveiller l'hôte qui
— Et de l'argent? fit Plouëdec. I
parut enfin le revolver au poing.
On se tàfa ; plus de monnaie ; plus un — Eh ! failli-chien ! cria maître Cacatois,
rouge liard ; rien dans les mains, rien clans <
ouvre en grand, fais flamber un punch, il y
les poches ! a; trois louis à gagner.
Un punch était cependant indispensable La chose semblait invraisemblable à l'au-
comme fin finale cle la journée. ' de mémoire d'homme on n'avait
bergiste;
— Nous prendrons bien d'assaut un ca- vu l'équipage d'une baleinière à roulettes
baret! s'écria le Parisien. rentrer avec un sou vaillant.
— C'est Mais Cacatois fit sonner son or.
pas possible ! déclara Plouëdec
avec découragement.. On a tant enfoncé L'hôle prit confiance el ouvrit, après avoir
de portes, du temps de Balidar, que les au- fait allumer les lampes.
bergistes se sont fait fabriquer des portes el Les matelots et les petites mateluches en-
des volets doublés en fer. Plus moyen de vahirent la salle comme un ouragan.
forcer ça. La servanle prépara le punch dont Couë-
— Il y a bien la vieille Keredec qui n'a dic surveilla la fabrication, exigeant du
que des volets de papier mâché ! dit Couë- poivre, de la cannelle et des quatre épices,
dic ; mais elle jette des sorls, et je ne veux sous prétexte qu'il redoutait une fluxion de
pas m'embarquer avec un mauvais regard poitrine.
d'elle sur la conscience. Pendant ce temps l'on débarquait le blessé,
— Et puis Daniëlou nous ferait notre af-
qui n'avait pas encore repris connaissance.
faire ! La vieille est sacrée ! C'est alors seulement que le Grand-Ca-
En ce moment Cacatois avait tiré la cage catois le reconnut :
de la perruche de dessous un banc; il're- — Troun de l'air ! s'écria-t-il en se frap-
gardait sa volaille, comme il disait. pant le front. L'homme qui accompagnait la
L'oiseau était trempé comme une soupe petchioune (petite). Mais alors...
de maçon. Il pâlit affreusement en songeant que l'en-
— Gré coquinasse ! s'écria Cacatois, la fant avait peut-être été enlevée.
bète est mouillée et elle fait la boule ; elle Décidément le Grand-Cacalois s'était épris
va crever si je ne lui chauffe pas l'intérieur d'une vive affection pour Éva ; un père n'cûl
avec un grog. pas été plus ému que ce rude et grossier for-
Mais tout à coup, maître Cacatois poussa ban.
un cri joyeux. Il éprouva un tel coup qu'il fut forcé de

Capeguaille ! fit-il. Nous le boirons, ce s'asseoir et murmura :
punch ; nous en boirons même deux ! — C'est drôle tout de même, il me semble
A la lueur du réverbère qui éclairait l'en- que je vais en crever !
trée du port, le Provençal avait aperçu trois Et les bras ballants, la tète pendante, il
beaux louis, tombés dans le fond cle la cage. donna un instant les signes d'un anéantis-
Une petite mateluche, dont la main élé- sement complet.
gante n'était guère plus grosse que celle d'un Mais, se relevant tout à coup, il frappa sur
homme ordinaire, passa ses doigts effilés à sa poitrine un violent coup de poing et s'é-
travers la cage et en retira les pièces. cria :
Déjà la baleinière se remettait en.route à — Mort à qui aurait touché l'enfant!
la recherche d'un cabaret. — Qu'a-t-il donc, ce vieux fou? mur-
40 L'HOMME DE DR ONZE

mura le Parisien étonné. Bien ne prouve l't


l'oreille... tu sais... je te connais... ; mais,
que la petite soit morte ! Les chevaux se sont je m'étais trompé.
emportés, le cavalier est blessé," la petite n'a Et comme Daniëlou le repoussa avec une
peut-être rien du tout. re
réelle mauvaise humeur en le traitant d'i-
— Je prévois de certaines choses ! dit v:
vrogne el d'abruti, Cacatois, pour passer
d'un air sombre maître Cacatois. s< effusion sur quelqu'un,
son tira la perruche '
Puis, apercevant le Senor, il lui jeta un d sa cage et lui voulut donner un baiser ;
cle
regard terrible en disant : il en reçut un furieux coup bec ; mais, in-
— Tu dois l'être amusé toi qui s<
sensible à la douleur, il continua ses caresses,
joliment...
n'étais pas clans la baleinière à roulettes? q
quoique pincé plusieurs fois au sang.
Un soupçon avait envahi l'esprit de maî- — Allons, Chopic, criait Daniëlou au ca-
tre Cacatois. hbarelier, sers le punch, el du leste! Le grand
— Je à demander à Daniëlou c
canot attend l'équipage !
l'engage
comment nous nous sommes divertis, car je A Cacatois, toujours tendre pour sa vo-
ne l'ai pas quitté! dit l'Espagnol qui avait 1laille :
blêmi, sachant Cacatois de force el de réso- — Tu vas me ramener les hommes !
lution à l'écraser contre un mur. Puis, à Plouëdec et. à Couëdic, qui lui pa-
Le Provençal comprit le sens caché de la i
rurent gens sérieux et moins ivrognes que
réponse du Senor qui abritait sa responsabi- 1 autres :
les
liLc derrière le capitaine. — Chopic va vous prêter une civière à
En ce moment, Daniëlou entrait. 1
porter le fumier, il mettra dessus une cou-
— Embarque! Embarque! cria-t-il. verture cl vous emporterez le blessé avec
lit au Grand-Cacalois : moi.
— Tonnerre de Brest ! Tu es en relard. Ainsi fut l'ail, après que les deux Flam-
barts eurent bu un large coup do rhum.
L'armateur n'est pas conlcnt.
Daniëlou en sortant cria une dernière
— A-t-il retrouvé sa fille, l'armateur ?>
recommandation à Cacatois :
demanda Cacatois en regardant son mate- — Ramène-moi vile mon monde.
lot dans le blanc des yeux — Et les sacs des hommes? demanda le
Daniclou cligna les paupières, car il sa-
Provençal.
vait son matelot capable de le tuer dans un1 — Je les ai pris tous chez la Keredec el
accès cle fureur. Il répondit d'un air indif- l'ait conduire à bord ! dit maître Daniëlou.
férent :
— Mademoiselle Eva vient d'arriver seule; ' Embarque ! Embarque !
11 sortit, rejoignant les Flambarts qui por-
son cheval s'est emporté, mais elle n'a pass taienl le blessé
toujours évanoui.
éprouvé d'accident. On m'a dit que le cava- — Vous avez donc élé à bord,
capitaine?
lier élait ici, blessé; je viens le chercher r demanda curieusement maître Couëdic.
pour le transporter clans un canot. — Oui, dit Daniëlou. J'en arrive.
— Est-ce vrai, ce que tu dis-là? lit Caca-l_ -— Et il retourne de... ? demanda Plouëdec
lois frémissant cle joie. vivement.
— Est-d bête, ce grand caïman-là ? s'écria a Daniëlou mit un doigt sur ses lèvres,
Daniëlou. Pourquoi donc conterai-je une1(
3 montra le blessé et dit très-bas aux Flam-
blague ? La demoiselle te tient donc bien auu barts :
coeur que lu en deviens slupide et méfîanl! L' — Ce brick a des mystères plein la
panse !
Est-ce que personne de nous a intérêt à ce ie Ils arrivèrent au quai où un canot les at-
qu'il lui arrive malheur? tendait : deux hommes le gardaient.
Cacatois, convaincu, éprouva un tel trans-s- — Qu'est-ce que ceux-ci? demanda Couë-
port d'enthousiasme qu'il embrassa son ma- Ï- die en apercevant des marins étrangers,
telot avec effusion. coiffés à la façon des Maltais.
— Je t'avais cru capable... lui dit-il à — Ceux-ci, ce sont des futurs camarades,
AU PAYS DES SINGES

dit Daniëlou entre ses dents. Il y en aune L'équipage décrivait des arabesques in-
quinzaine comme cela à bord, sans compter sensées et des embardées effrayantes ; mais
les passagers. la ligne se redressait toujours, personne ne
El il présida à l'embarquement du blessé. lâchant son voisin, tout le monde bien croche
Puis il se mit à la barre. bras soûs bras.
— Nagez ! ordonna-t-il alors à son équi- Aux ailes, les refoulements de celle mar-
page de quatre hommes. che, aussi lourde que capricieuse, enfon-
Le canot lila hors du port. çaient bien, de ci de là, une porte qui tom-
Devant lui, un you-you emportait Eva el bait dans une allée, ou un volet qui brisait
son père. des carreaux de ses débris ; mais cela n'en-
Deux autres marins du brick, ceux-là, travait pas la marche, el l'on arriva sans
faciles à reconnaître pour des Norvégiens, laisser un homme en arrière.
se trouvaient clans le grand canot du navire, En ce moment môme, le comte Henry cl
attendant l'équipage recruté par Daniëlou ; Karigoulet débouchaient aussi sur les quais ;
bientôt on vit les Bretons et les pirates dé- ils avaient attendu l'arrivée de l'équipage-.
boucher sur les quais ayant en tète Cacatois. Les marins norvégiens, qui ne savaient
Les forbans el les Flambarts avaient vicié pas un mot cle français, avaient sans doute
un punch gigantesque en un clin d'oeil, em- des instructions et on leur avait défini à
brassé les petites maleluches gabières une quelles gens ils avaient affaire, car à l'as-
dernière fois, et ils s'étaient mis en route pect' des ivrognes, ils n'hésitèrent point à les
sur une seule ligne qui tenait la largeur de héler.
la rue. Sous la surveillance cle Cacatois, qui, enfin
Un regain d'ivresse les avait saisis, tant décidé à se dépouiller de sa carapace, la
le punch était bien pimenté, grâce à maître portait précieusement sous son bras, chacun
? Couëdic. s'embarqua péniblement ; mais une fois assis,
Us marchaient derrière Gacalois, qui sem- chacun aussi recouvra du sang-froid et de
! Mail un détaché à dix pas les avirons furent bordés.
tambour-major l'équilibre;
en avant. — Avant partout ! ordonna Cacatois, et
Le Provençal avait conservé sa carapace l'on nagea bientôt avec ensemble pour quit-
de caïman, et il brandissait la cage cle la ter le port.
perruche en chantant le trois cent tren- Cacatois avait pris la barre ; le comte
tième couplet cle la chanson du matelot à Henry et Karigoul étaient à l'avant; les deux
terre : Norvégiens à l'arrière.
Au loin, point noir ballonné par la vague,
Jette Ion or à pleine main,
apparaissait le brick.
Va île l'avant ol fais tapage,
?:,' Houle ta bosse comme un marsouin, La cadence un peu lente des avirons
Car demain c'est l'appareillage. s'anima peu à peu, et pour la rhythmer, le
Parisien chanta le trois cent trente-sixième
CHOEUR et dernier couplet de la fameuse chanson ;

Hisse lo i^rand foc, la barre au vent,


Hisse le cacatois, les bonnettes, •Embarque! embarque! etc.
Attrape à crocher les fillclLos,
Gouverne droit et va de l'avant. Le choeur fut repris, bissé, et le silence
se fit ensuite.
Tout en chantant, la bande dessinait des C'en était fait, la fête était finie et la mu-
courbes et des zigs-zags ; pendant vingt mi- sique aussi.
nutes que dura cette marche, la réaction Le dernier retour offensif cle l'ivresse pro-
d'ivresse l'ut violente; on eut dit le dernier voqué par le punch allait s'apaisant peu à
bouillon d'une chaudière un instant refroi- peu, chaque coup d'aviron ramenait la
di, et qu'un brillant feu de paille réchauffe. raison.
48 L'HOMME DE BRONZE

Rien ne dégrise le marin comme la mer. pas un brin de filasse ; tout était net, correct,
Les rameurs, fermes sur les bancs, vi- rangé comme sur un navire de guerre.
goureux et savants plumeurs, lançaient le De plus, une sentinelle en armes se tenait
canotavec une vitesse inouïe, que semblaient devant la dunette.
admirer les Norvégiens. — Bagasse! dit à part lui le Grand-Caca-
Cacatois, passé plus que maître en son tois, on dirait que noUs sommes à bord d'un
art, attaquait les lames (il faisait grosse mer) bâtiment cle l'État. .
en timonnier consommé. ' ; ' •"•'' Couëdic, revenant à : sa première idée,
Bientôt, le navire dessina nettement sa murmura à l'oreille de Plouëdec sa' fameuse
coupe, chaque fois que le canot montait sur phrase :
' — Il en retourne !
le dos d'une-vague.
On approchait enfin. Mais Perros, qui avait entendu; protesta
Le brick mystérieux grandit rapidement. en disant :
Il apparut éiancé, fier sur l'eau, l'avant — S'il retourne de la
politique, ce n'est
effilé comme un elippêr,' la mature élégante pas de celle des chouans; lés curés n'ont
et très-haute.: .
pas fait la quête.
À l'arrière il était bas sur mer, évidé, of- Daniëlou, c{ui commandait en second, mit
frant cle là fuite à.la vague ; son maître-bèau fin aux commentaires en envoyant chacun à
était large, ce qui donne de l'épaule et de la son poste.
solidité; ce navire était taillé pour la course, L'on était pressé de lever l'ancre ; et le
pour la tempête, pour la chasse et le com- commandant voulait sans doute partir sur-
bat. le-champ, car Daniëlou ordonna d'appa-
Il devait se comporter vaillamment à toutes reiller.
mers, filer soUs la plus faible brise et tenir Le grand hunier et la brigantinè furent
tète à l'ouragan.' ' mis au vent ; sous cette toile le brick arriva,
Le canot atteignit le'navire par"l'arrière, et bientôt lés ancreslevées furent hissées au
l'élongea, se'mit'sous le vent parle travers bossoir.
du bâtiment et héla. Par ordre de Daniëlou, malgré le gros
Aussitôt des cordes furent envoyées, et la temps, on mit toutes voiles dehors ; le navire
voix de Daniëlou lança les commandements.' se coucha sur la lame.
Pendant qu'on hissait le canot, l'équipage — Brasse tribord-! commanda Daniëlou.
examinait le navire; Le bâtiment'mit le cap! sur la haute mer et
Pas un qui ne fût charmé. fila bientôt, par une brise carabinée, ses
— M'est avis,' disait Plouëdec) que voilà douze noeuds à l'heure, doublant les brisants
un gaillard bien taillé. et gagnant le large. Il avait une allure char-
— Et charpenté solidement ! dit Couëdic. mante, et glissait sur les vagues, coquette-
— Et coquet! fit le Parisien.' : . ' ment penché,: déplaçant peu d'eau, laissant
— Bien maté pour la bourrasque ! obser- un léger sillage et surmontant la lame avec
vait le Sénor, marin de Méditerranée, qui 1se une aisance gracieuse.
connaissait en ce genre de gréement. En ce moment, maître Cacatois disait à
— Un joli morceau de' bois ! conclut le l'oreille de Daniëlou :
Grand-Cacatois en péroraison. — Est-il bien taillé, hein, couquinasse !
Mais en mettant le pied à bord, il fronça ce brick, pour pirater dans les détroits !
le sourcil. — Et dire, fit Daniëlou entre ses dents,
Il vit du premier coup qu'il existait à bord qu'il faudra peut-être y creuser une voie
une discipline militaire; d'abord le pont était d'eau et l'envoyer ausfin fond des mers !
tenu avec une propreté qui brillait sous la — Pourquoi!
— Parce
lune. que... chut!... Nous saurons
Rien ne traînait, pas une corde qui ne fût bientôt à quoi nous en tenir. Voilà le com-
en place, pas un fétu de bois sur le plancher, mandant.
AU PAYS DES SINGES 40

— n'avait que le souffle; il


Eh ! bagasse, c'est l'armateur ! dépeint Daniëlou
— matelot. • devait souffrir beaucoup de l'humidité en
Lui-même,
— Ce vieux!... Un marin!... mer ; il était cacochyme ; un rhume pouvait
— Comme moi et toi. l'emporter.
Le commandant avait un asthme ; il Maître Cacatois répétait dédaigneuse-
toussa violemment ; ce ment :
petit homme qu'avait
L'HOMMEDE BRONZE.— 7 Au PAYS DES SINGES. — 7
L'HOMME DE BRONZE

— Ça un marin ! Avant huit


jours on lui Le vent montait.
mettra un boulet aux pattes, car son ca- Sous ce souffle puissant, le brick creusa
tharre l'aura enlevé; il me semble qu'il plus profondément son sillon, et des flocons
crache ses poumons ! d'écume tourbillonnèrent sur le pont.
— Je souhaite La mâture forte et neuve craquait sous le
qu'il crève ! dit Daniëlou ;
car s'il vil, il nous donnera du fil à retordre. poids de la toile ; l'allure devenait dange-
Le sifflet du commandant, appelant Da- reuse, avec toutes ces voiles dehors, par un
niëlou, mit fin à ce dialogue peu charitable. temps qui eût nécessité cle prendre au moins
Le second montra une politesse exagérée le ris de précaution.
en abordant le commandant ; celui-ci reçut — Bagasse ! disait Cacatois, admirant et
froidement son inférieur. le navire et le commandant. Ce vieux, s'il
— La route est tracée, mon sait où il va, ne me paraît pas manchot, et
capitaine,
dit Daniëlou humblement, j'attends vos la barque n'a pas sa pareille pour tenir sur
ordres. l'eau. Mais que le diable me brûle si nous
— Bien, monsieur, bien ! dit avec un ac- ne coulons à pic avant peu !
cent américain très-prononcé le comman- Et il se rapprocha de Daniëlou pour avoir
dant, entre deux quintes. Je prends le son avis :
quart ; il vous est loisible d'aller vous cou- — Eh ! matelot, demanda-l-il, qu'en pen-
cher. ses-tu, loi? 11 a le cerveau fêlé, le comman-
Daniëlou s'éloigna et ne se coucha point, dant !
ayant la liberté de rester sur le pont. — C'est le diable en chair el en os, que ce
Le commandant étudia longtemps l'ho- vieux ! murmura Daniëlou. J'ai du toupet,
rizon , dont un coin lui était masqué par mais quand même j'aurais une frégate à
un cap, que le brick devait bientôt dou- mes trousses, je ferais prendre un ris. 11 va
bler. nous couler.
Toul à coup, à bâbord, un feu rouge à Les vagues montaient, s'enflaient, deve-
éclipse brilla trois fois. naient énormes el furieuses ; le brick sem-
— se dit maître Cacatois, blait se jouer d'elles ; chaque fois qu'il en
Couquinasse!
voilà les. mystères qui commencent. Ce n'est, heurtait une de sa poulaine, il bondissait
pas là le fou d'un honnête phare, élevé pour par-dessus comme un étalon qui se cabre ;
les honnêtes marins, par les ingénieurs du mais la lutte était violente, et les membru-
gouvernement. res du bâtiment frémissaient en gémissant
Le capitaine, à la vue cle ce signal, avait à chacun de ces coups de langage dange-
fait changer les amures. reux.
— Où nous mène-t-il? se demandait Ca- Et tout annonçait que le péril irait bientôt
catois inquiet. grandissant avec une rapidité qui ne per-
Et Plouëdec le confirma dans ses craintes, mettrait pas de le conjurer.
lui vieux Roskovite, sachant bien quels dan- Les apparences du ciel el de l'eau sont
gers on allait courir sur cette route semée sinistres.
cle brisants. En effet, rapidement, cle lourds nuages
—M'est avis, dit-il, que ceux qui savent noirs s'amoncellent; ils s'abaissent, pèsent
nager n'ont qu'à se préparer au plongeon. sur la mer qu'ils semblent écraser, car les
A moins d'être un pilote fini, nous ne pou- vagues deviennent courtes, serrées et dures.
'vqns manquer de briser la coque du brick De toules parts, des coups sourds et puis-
- sur un récif. sants frappent le navire, qui fatigue visible-
: i —- C'est qu'il y en a par ici, des cailloux ment.
dangereux sous les vagues ! ajouta Couëdic. — Mais, mille millions de Iroun de l'air !
—--Mais le navire filait toujours, poussé gronde Cacatois, il n'est que temps cle dimi-
grand
largue par la brise qui menaçait de tourner nuer la toile !
à la tempête. Perros, le vieux timonier, est à la barre ;
AU PAYS DES SINGES

il s'acquitte de sa tâche en marin con- pour sauver l'enfant, quand le navire cha-
sommé. virera, je te revaudrai la chose une autre
— Ma langue aux chiens de mer et mon '
fois.
n'a pas la — Ca va, dit Couëdic.
corps aux requins, si le capitaine
cervelle dérangée ! murmure-t-il. Je veux — Nous nous accrocherons avec elle à
prendre le grand Océan pour mon plat à quelque débris, la terre n'est pas très-loin et
barbe, si nous ne sommes pas conduits par le vent porte en côle.
un fou ou par le diable ! — sur moi, maître. Mais où
Comptez
En ce moment le capitaine, de son aigre loge-t-elle, l'enfant?
-*—Je me suis informé et
voix de fausset, criait : j'ai vu sa cabine
— Tribord tout!... en allant lui porter sa perruche ; môme
C'était une manoeuvre que les Flambarts qu'elle m'a remercié avec un si beau sou-
jugeaient insensée et les forbans idiote ; rire qu'on aurait dit un ange, comme il y en
mais il obéirent; seulement on entendit un a sur les images d'église.
sourd murmure circuler clans l'équipage. — Bien ! dit Couëdic.
Et Perros de s'en expliquer à l'homme qui « Je vous aiderai.
lui aidait à tenir la barre : Les craintes de Cacatois n'étaient certai-
— As-tu entendu? Tribord tout! S'il ne nement pas exagérées ; tout autre capitaine
démâte pas le navire de ce coup-là, c'est eût fait prendre le ils de tempête et aurait
que les mâts sont en 1er. fui devant le temps, donnant ainsi moins de
Virer par un pareil temps et par une pa- prise à la lame.
reille mer, car le commandement entraînait Les flots montaient à la hauteur des hunes,
le virage, c'était risquer beaucoup ; mais le quand le brick descendait de la crète des
vieux commandant savait sans doute ce lames dans les noirs précipices de leurs
qu'il pouvait demander à son navire. creux ; puis il s'élançait à des hauteurs ef-
Celui-ci donna une bande qui lit toucher frayantes.
l'eau à l'extrémité de la grande vergue ; une El ce jeu terrible cle l'Océan contre un lé-
vague balaya le pont, el Plouëdec, surpris ger navire, cet acharnement des forces im-
par l'ahurissement que lui causait cette fa- menses cle l'eau et de l'ouragan contre un
çon de naviguer, le vieux maître Plouëdec point imperceptible cle leur immensité, ce
faillit être emporté par ce coup cle mer. combat du faible contre deux puissances in-
Heureusement il se cramponna fort à pro- vincibles devenait à chaque seconde plus
i pos à un taquet qu'il trouva sous sa main. sombre et plus désespéré.
Le brick, un instant couché sur le flanc, De loin en loin les phares trouaient l'ob-
\ so releva lentement et fit nouvelle roule scurité profonde.
\ toujours avec la même élégance, mais plus On filait avec une vitesse effrayante, que
| en danger que jamais, car il courait contre peu cle navires ont jamais obtenue, même
j la lame. avec la vapeur.
| Catalois, indigné, sécria : Daniëlou, qui se promenait sur le pont,
— En voilà un oli ! fut aperçu par le commandant.
I j capitaine, couquinassse
I il aurait mieux fait de se faire marchand Celui-ci l'appella.
, de pastèques sur la Canebière — Monsieur, dit le commandant d'un air
que com-
mandant d'un brick ! de mépris, je vous ai demandé un équipage
lit comme la tempête augmentait tou- d'hommes résolus, capables cle lout, et sur-
~
jours, maître Cacatois pensant à la petite, tout cle mourir. Or, ces gens sont effarés, je
dit à l'ami Couëdic : le devine, je le sens.
|
"% Tu dois nager comme un poison, toi, — Permettez-moi de vous dire, mon
vieux chien cle mer ! commandant, qu'ils sont convaincus que

Oui, dit Couëdic. nous allons couler.
•— Si tu veux me donner un — Eh bien... après ! Pendant
coup de main I quarante
52 L'HOMME DE BRONZE

ans, monsieur, il n'y a pas eu un jour de Petit de taille, il semblait qu'il n'y eût
ma vie que je n'aie risqué ma tête. Je vous p
point cle corps, mais une ombre, tout au plus
ai prévenu, et vous avez dû avertir votre u squelette, sous l'épais manteau qu'il ne
un
monde. J'ai usé plus d'équipages que vous q
quittait jamais et dans lequel il frissonnait
n'avez monté de navires, et j'ai fait tuer i ftoujours.
plus d'hommes qu'il n'en faudrait pour for- Le pied était ou plutôt semblait mince,
mer plusieurs armées. eeffilé, allongé en griffe clans le soulier de
La petite voix aigre du commandant per- f
forme spéciale.
çait, irritée et irritante, tous les grands La main osseuse, offrait un peu de l'aspect
bruits de la tempêle ; elle résonnait aux cqu'offre celle des grands singes anthropo-
oreilles de Cacatois et de plusieurs autres imorphes.
qui écoulaient. La figure n'avait de vivant que les yeux
Le capitaine continua : iet la bouche ; des yeux qui lançaient l'eu et
— Que l'équipage sache bien que j'estime iflammes, quoique petits, enfoncés sous l'or-
ma peau des millions, ma vie rien du tout, bite el cerclés de bistre.
la vie des autres moins que rien. Je liens à Ces terribles yeux semblaient deux dia-
vous dire que j'avais un autre équipage qui mants noirs que l'on s'épouvantait de sentir
a murmuré et s'est révolté, parce que c'était projeter des lumières brûlantes, quand ils se
un ramassis de lâches; ils avaient peur. Je reposaient sur vous.
les ai fait massacrer par les soldats intrépi- Ils vous fouillaient jusqu'au fond cle l'âme,
des et fidèles, par les braves marins qui for- . mettaient le coeur à nu, perçant les voiles
ment ma garde personnelle et qui veillent et devinant tous les secrets.
sur la sûreté du bâtiment. C'était mon droit, La bouche retirée, coupée comme une
d'après les termes cle l'engagement, et plaie faite par une fine lame de sabre, avait
c'est encore mon droit vis-à-vis cle vous et deux lèvres minces, rentrées, qui s'ou-
de tous ceux qui sont ici. Allez, monsieur ; vraient pour laisser voir des dents de chat,
allez dire à ces prétendus Flambarts, à ces blanches, aiguës, que l'on s'étonnait de trou-
poules mouillées, que leur Balidar n'était ver chez un homme de cet âge.
rien auprès de moi ; que je ne redoute rien, Cette bouche exprimait le sarcasme, le
rien, absolument rien au monde; ce navire, mépris, l'absolu dédain. Elle ricanait comme
du reste, ne court aucun péril et je leur en celle de Méphistophélès, et l'on se sentait
ferai voir bien d'autres. confus devant le rire strident et railleur de
Puis railleur, sardonique, insolent, le cet énigmatique vieillard.
commandant reprit : Le front étroit, fuyant, un front de fana-
— S'ils n'étaient pas des imbéciles, ces
tique, se cachait sous une calotte qui empri-
hommes, ils auraient compris que ce navire sonnait de rares cheveux blancs.
n'est pas un bâtiment ordinaire; que moi je Point de joues ; une peau de chagrin col-
suis un être extraordinaire, et que nous lée sur les os ; un nez pointu, qui faisait op-
allons faire une traversée étonnante. Allez, position au menton en talon de bottine ; un
monsieur ! cou décharné ; tel était l'aspect de ce per-
Le commandant avait, en prononçant ces sonnage bizarre, qui avait laissé tomber sur
paroles prestigieuses, une telle attitude, que l'équipage des mots si blessants et si durs,
tous en furent frappés. qui lui avait lancé des avertissements si
Le fanal le couvrait par instants de ses lugubres et des défis si insolents.
rouges lueurs, et le téméraire commandant Pour les Bretons'superstitieux, cet homme-
apparaissait alors détaché en vigueur sur le là sentait le soufre; maître Couëdic, en l'en-
fond sombre de l'horizon, clans lequel se dé- tendant parler à Daniclou, avait résumé son
coupait sa silhouette fantastique, singulière- opinion :
ment agrandie dans l'esprit des marins par i — C'est le diable, avait-il dit, et il se f...
l'illusion que produit toujours l'effet moral. de nous.
AU PAYS DES SINGES 53

Les forbans sentaient, eux, qu'ils étaient bres gémissements, plaintes cle la terre en
en présence d'une supériorité ; ils se de- lutte avec l'Océan.
mandaient ce qui adviendrait d'une lutte Derrière nous s'étendent les mornes soli-
entre cet aventurier — car ce ne pouvait tudes du Finistère, landes incultes cle la
être qu'un aventurier — et Daniëlou leur qui dort à cette heure sous les
Bretagne,
chef. coups d'ailes de l'ouragan.
Celui-ci oserait-il poursuivre ses des- Devant nous s'étend la baie des Trépassés,
seins ? dont les récifs trouent la blancheur cle l'é-
Oui, car il était indomptable. cume, du milieu de laquelle surgit la masse
Mais l'issue de la lutte semblait douteuse. granitique cle l'île cle Sein, perdue au milieu
Et cependant Daniëlou avait une audace des Ilots.
incomparable, une intelligence hors ligne et Tout y est silencieux. Bien hardi serait
une énergie qui ne se démentait jamais. le marin qui oserait en affronter les écueils
Mais le petit vieillard fascinait, inquiétait par ce temps et à cette heure; seul, peut-
et mettait un vague effroi au coeur des plus être, le lamaneur, dans sa barque, taillée et
braves. lestée pour se jouer des fureurs des Ilots, se
— Eh !
capeguaille ! avait murmuré maître risquerait à prendre la mer.
Cacatois, répondant à Couëdic, si le com- Mais que d'or il faudrait verser clans ses
mandant c'est le diable, il sera en pays de mains pour le décider à celte tentative té-
connaissance avec nous. méraire !
Seul de tous peut-être, le grand Proven- Il est minuit; aucune clarté n'a pointé
çal ne subissait pas l'impression générale ; encore à l'Orient; tout à coup un cri d'appel
il ne redoutait pas du tout le commandant. et de menace retentit dans l'ombre, une ru-
Après la vigoureuse apostrophe de celui- meur de voix confuses monte au-dessus des
ci, chacun resta ferme à son poste. rochers ; un coup cle feu suivi d'une décharge
Le brick s'enfonça de plus en plus dans cle mousqueterie ébranle les échos de la fa-
la tempête, dans la nuit, dans ces abîmes laise.
d'ombre et cle mugissements qui sont les Ce sont les gendarmes de la marine et les
avenues cle la mort. douaniers qui tirent.
Mais, sous la main habile qui le dirigeait, Une forme allongée se dessine sur les
il évitait les récifs et triomphait de l'ou- eaux, tantôt glissant dans leurs sillons creu-
ragan. sés par le vent, tantôt écrètant les monta-
gnes mouvantes qu'il soulève.
C'est une baleinière qui fuit.
CHAPITRE XII Est-ce une barque de contrebande ?
Non certes.
Cueillis en mer. Qu'importe le peu de fraude qui se ferait à
l'île de Sein?
Nous sommes à la pointe extrême où l'an- La barque file rapide, avec un chiffon de
cien continent finit sur des falaises toile au vent.
gigantes-
ques, regardant l'Occident. Quelle audace pour confier ainsi sa vie à
La lune, entourée d'un halo de vapeurs ce fragile esquif, par cette nuit cle tour-
rousses, paraît par intervalles entre les mente !
lourds nuages, et sa clarté blafarde illumine Mais ce sont des pilotes, gagnés par des
lugubrement les abîmes creusés dans les primes énormes, qui ont tenté cette aven-
entassements de rocs, que la vague bat de- ture.
puis les premiers âges du monde. Co canot est sous une livarde aux bas ris;
Les lames déferlantes, soulevées le patron, à la barre, guide avec une habi-
par la
tempête, s'engouffrent avec fracas dans ces leté consommée la course désordonnée de
cavernes sous-marines d'où sortent de lugu- l'embarcation, présentant l'avant effilé aux
54 L'HOMME DE BRONZE

vagues les plus dangereuses et les surmon- Les trois passagers étaient en quelque sorte j
tant avec bonheur. I
lombes à bord, car l'équipage regardait les \
Suivons celte lulle et gagnons la pleine i
nouveaux venus avec stupeur. j
évident que si le brick avait !
mer; comme un atome clans un tourbillon, Il devenait
la barque bondit, roule, tangue, se relève et i
fait force de voiles par ce temps affreux,
repart à l'assaut des flots déchaînés. <
c'est que le commandanl voulait arriver à un
Un pilote et deux lamaneurs forment l'é- i
rendez-vous donné aux nouveaux embar-
trois passagers silencieux, calmes, <
qués.
quipage;
recueillis, impassibles, reçoivent la pluie sur Il avait tenu sa parole, s'il l'avait engagée,
leurs longs manteaux. icomme c'était probable.
Cette course vertigineuse qui heurte la Descendant à la rencontre des nouveaux
mort à chaque vague, a un but : c'est un venus, il leur serra la main en silence et héla
feu rouge qui danse sur la mer au loin, un des soldais de ce qu'il appelait sa garde
fanal indicateur de quelque navire qui attend. personnelle.
L'un des passagers ordonne à un lama- C'était un guide qu'il donnait aux trois
neur d'éclairer l'avant de la baleinière, et le attendus.
personnages
marin faisant jouer le voile métallique d'une Ceux-ci disparurent bientôt dans l'esca-
lanterne sourde à puissant réflecteur, un- lier qui conduisait aux cabines de l'arrière,
feu rouge répond au signal donné par le et le capitaine revint à son poste, où il appela
navire. Daniëlou.
Un autre passager a lire sa montre, un — Monsieur, lui dit-il, vous ferez roule
bijou enrichi cle brillants ; il regarde l'heure comme j'ai dit; je vous ai donné toutes les
en se penchant vers la lumière el dit lente- indications, je compte sur votre vigilance.
ment : À celte heure, rien ne nous presse plus;
— Pilote, vous avez encore trente-deux l'ai les prendre deux ris. Un officier com-
minutes pour atteindre le brick à l'heure, mande un poste de surveillance dans une
convenue. Deux secondes de retard el vous chambre de la dunetLe. Au moindre mouve-
perdez mille francs. Le navire est encore ment suspect, il- a ordre défaire fusiller les
éloigné. récalcitrants, les mutins, les lâches ou les
— Largue un ris ! ordonna le pilote, au traîtres. Bon quart, monsieur ! Vous serez
risque de sombrer. relevé dans deux heures.
— - La baleinière dévora l'espace ; le navire El le capitaine s'en fut en toussant comme
arrivait en vue. on ne l'avait pas encore entendu Lousser.
A cent brasses, un des passagers prit un Cette nuit avait irrité son asthme à croire
revolver américain, et en déchargea Lrois
qu'il allait rendre l'âme.
coups en l'air. — Crève donc ! murmura maître Danië-
Du brick, qui était celui que nous avons
lou, qui n'avait rien pu percer des mystères
vu quitter Roskoff, une fusée traça son sillon
du bâtiment et que les précautions prises en
éblouissant dans l'air.
cas de révolte irritaient.
Quelques secondes plus lard, la baleinière
Toutefois il fit prendre deux ris.
accostait le navire.
sans mot dire, laissèrent Le brick, qui avait viré lof pour lof, courut
Les passagers,
vers la côte anglaise avec peu de toile ; il
chacun une bourse au fond de la barque et
d'un pied marin, grimpèrent à l'échelle cle> cessa de fatiguer.
cordes qui leur fut tendue. Couëdic avait remplacé Plouëdec àla barre;
La baleinière repartit aussitôt, mais elle > le Grand-Cacatois, qui se creusait la tète pour
fit route sur Brest. comprendre ce qui se passait, se glissa près
Le pilote ne tenait pas sans cloute à être > du timonier et dit au Breton :
les de sur les Î — Toi qui connais la Bretagne comme ma '
reçu par gendarmes marine,
côtes de l'île de Sein. main connaît ma poche, dis-moi voir quel pi-
AU PAYS DES SINGES

lote a osé venir cracher sur nous ces trois Sur l'ordre du commandant, un pavillon
individus-là. rouge est hissé à mi-mât du navire.
— Il n'y en a qu'un! dit Couëdic. Ce doit Le smogler répond en arborant une flamme
être Langritï du Couquet. C'est un homme de même couleur.
On Aussitôt- le brick met en panne et le smo-
qui fait tout plein de drôle de besogne.
le surveille, on l'a cassé de son emploi; mais gler accoste..
il a conservé sa barque, et on le rencontre •Deux hommes en sortent et ils montent
toujours quelque part, quand il a annoncé lestemenl à bord.
qu'il serait ailleurs. Le petit bâtiment reprend route vers les
— Si seulement on avait pu le questionner, eaux anglaises ; le brick met le cap sur l'A-
cet oiseau-là ! fit Cacatois. Mais d'où vien- mérique ; les deux nouveaux venus descen-
nent-ils, ces trois-là? Mille carcasses de ba- dent dans les cabines d'arrière.
leine ! Ils ont le diable dans le ventre ! Que Grand-Cacloais, levé dès l'aube, assistait
j'avale ma chique en dormant, si je ne suis à ceLte scène,
pas aussi intrigué qu'un ours blanc devant Il rageait et suait sang et eau, tant la cu-
un phoque jouant cle la clarinette. riosité le dévorait.
— Mon idée, fit Couëdic, c'est que le na- — Encore, ! encore des gens
couquinasse
vire porte de la poudre. Le commandant a inconnus cueillis sur les lames ! El des gail-
défendu de fumer ailleurs que sur le pont. lards qui ont tous des airs d'avoir deux
—-De la poudre... etaulre chose! Du reste, airs !... El ne rien savoir ! Que je crève si je
je le saurai. ne vais pas faire un tour dans la cale pour
Maître Cacatois, quittant Couëdic, vint connaître au moins la cargaison. Oui, j'irai,
trouver Daniëlou ; mais celui-ci, déterminé à ma tête devrait-elle loi>er trois balles !
'
jouer son rôle, fit un très-léger signe à
maître Cacatois, pour le prévenir, et le reçut
ï très-mal.
— Maître, dit-il, il faut de la discipline CHAPITRE XIII.
I à
| bord. Vous rôdez ici et là pour savoir des
i choses qui ne vous regardent pas. Allez Qui rlcs-vous ?
[ vous coucher, et, croyez-moi, montrez
l'exemple de la discrétion. Le soleil cependant s'était levé, apaisant
> Le Provençal comprit l'intention de son la tourmente, dissipant les nuages, éclairant
matelot, et il se relira la tète basse ; mais il la mer de ses radieuses clartés.
rumina longtemps dans son cerveau les faits La houle succéda aux vagues.
qui s'étaient passés ; il ne parvenait pas à Les matelots purent enfin savoir le nom
dormir. du brick.
De leur côté, Perros et Plouëdec faisaient Le Parisien lut à l'arrière en lettres d'or :
leurs réflexions, les autres n'étaient pas en La Délivrance.
reste. Cela n'apprenait pas grand'chose à l'équi-
Laissons l'équipage à ses réflexions ou à page , qui se mit à questionner les marins
"h son sommeil. installés avant eux à bord du bâtiment ;
1 Le brick, quoique sous deux ris, file tou- mais soit que ceux-ci n'entendissent pas le
I jours grand train, il a vent arrière. français, soit mauvaise volonté, ils ne répon-
! Pendant tout le reste de la nuit, il fait sa dirent pas.
voûte vers la pointe Lizard, sur la côte an- En vain le Senor leur parla-t-il espagnol,
glaise. en vain Daniëlou les interpella-t-il en anglais
A-u jour naissant, le commandant monte et en danois, en vain d'autres forbans leur
sur le pont. toutes les langues
parlaient-ils connues, pas
kn ce moment, un léger smogler est en un mot.
, vue. Le silence élait la loi de ces marins, car
56 L'HOMME DE BRONZE

ils ne se causaient jamais entre eux, du vice, ordonna le commandant, et qu'on me


moins sur le pont. les amène en peloton sur la duncLlc.
Le service intérieur leur était réserve ; Il alla lui-même à l'arrière avec son état-
aucun gabier no pouvait pénétrer dans le major.
faux-pont, non plus que les limoniers. Bientôt Plouëdec, Couëdic, quelques au-
Tout l'équipage que maître Daniëlou avait tres et le comte, flanqué de son laquais
recruté était consigné sur le pont el dans un Karigoulet, furent en ligne devant le com-
compartiment de l'avant sans communica- mandant, qui examina chacun, mais parti-
tion avec le reste du navire. culièrement Keremfort.
Le commandant avait parlé d'une garde Le jeune homme supporta tout aussi bien
do soldats. que le Provençal le coup d'oeil scrutateur
Jusqu'alors, de ceux-ci, les gens de Da- que lui lança le vieux marin.
niëlou n'avaient vu que des sentinelles. — Qui èles-vous? demanda celui-ci étonné
Mais, ce malin-là même, après la toilette de la distinction native de ce jeune homme.
— Le comte de Keremfort!
<\u navire, on entendit, dans le faux-pont, répondit sim-
ballre îles tambours el sonner des clai- plement Henry.
rons. — Vous dites... fil le commandant.
— ,1e dis, monsieur,
Les forbans el les Flambards ne se dou- que je suis le comte
tant pas de ce qui allait se passer, se regar- de Keremfort !
dèrent étonnés Ils virent déboucher Le vieillard, de plus en plus surpris, se
par
l'escalier deux tambours, doux clairons et tourna vers Daniëlou, l'interrogeant de l'oeil.
deux fifres qui se rangèrent sur la dunette. Daniëlou fit signe que Henry disait la vé-
Puis une compagnie vint se încllro en rité sur le nom et le titre.
— Pourquoi vous èles-vous
bataille sur le gaillard d'arrière. engagé ? de-
Elle était composée d'hommes aux allures manda le commandant.
au teint bronzé, qui portaient — Parce que je suis Irès-pauvrc ; mon
énergiques,
un costume assez semblable à celui des ber- père m'a défendu d'élre soldat comme l'é-
sagliors italiens. taient tous nies ancêtres ; il ne voulait pas
Derrière eux, paruL le commandant avec qu'un Kereniforl servit un d'Orléans usur-
tout son étal-major et les passagers. pateur. 11ne me restait pour vivre qu'à me
Daniëlou, qui avait reçu des ordres, prit faire matelot et je le suis avec mon valoL.
son sifflet, et, à son appel, son monde se Le comte désigna Karigoulet.
mil en ligne, sauf les hommes de service. — One fail-il ici, celui-là? demanda le
Le commandant passa l'inspection. vieillard avec une mauvaise humeur.
Devant chaque matelot de Daniëlou, il — Son service d'abord comme matelot,
s'arrêta et son regard fit baisser tous les le mien ensuite.
yeux. Le commandant regarda une seconde fois
Personnencput en supporter l'éclat extra- Karigoulet avec répugnance, puis le comle
ordinaire, excepté le Grand-Cacatois. Ce- avec sympathie el attention.
lui-ci examina curieusemenl son chef. •— Monsieur, dit-il, vous serez mon secré-
Le commandant fronça d'abord le sourcil, taire.
mais remarquant que les yeux du forban — Je ne sais pas écrire, dil Keremfort sans
exprimaient uniquement la curiosité, que rougir.
son visage ne reflétait aucune pensée mau- Le vieillard parut contrarié, réfléchit pen-
vaise, il passa outre. dant quelques instants cl reprit :
Lorsqu'il eut terminé son inspection, il — Vous
prendez rang de maître, et vous
s'arreia tout à coup à lever les yeux et à serez mon planton permanent.
regarder dans les hunes : le comte Henry De Keromforl s'inclina.
y était on vigie. Il songeait à Eva qu'il allait voir plus sou-
— Qu'on remplace les hommes de ser- vent et do plus près probablement.
Ali l'A YS 1IKS SIXOKS 57

I," i'.!-u:.!-i;,i|.;iliii^.

Daniëlou fronçait les sourcils ; car il vou- l'intérieur, défilèrent militairement cl ren
lait enlraincr le comte dans le complot, et il livrent dans leurs postes à l'arrière ; les
lui semblait que cela devenait difficile. hommes de Daniëlou restèrent sur le pont.
Cependant le commandant ayant fini sa Le commandant appela son second, el, lui
revue, lit un signe au second, qui déploya montrant les officiers de marine de son en-
une pancarte. tourage, il lui dit d'union sec:
Le tambour roula, puis Daniclou lui le — Voilà Lriiis monsieur; vous
capilainos,
règlement qui était draconien: pour négli- ou (îles le second : il faudra leur obéir comme
gence, le cachot ; pour insubordination, les à moi.
coups de fouet; pour désobéissance formelle, Daniëlou s'inclina, dissimulant sa colère
la mort. et son dépit.
Mais un article frappa surtout l'attention Le commandant reprit :
: c'était la — Vous ferez le
des forbans el de l'équipage quart à tour de rôle avec
défense absolue de pénétrer dans la cale ces messieurs, mais je dois vous prévenir
contenant, disait l'article, des objets extrê- que quand votre tour sera venu, un passa-
mement dangereux; au cas où un matelot ger se tiendra toujours à vos côtés, un pas-
forcerait cette consigne, il était enjoint de sager armé, intelligent, je vous l'affirme, et
tirer dessus ou de le jeter par-dessus le brave, soyez-en certain. Il vous surveillera.
bord. Je ne vous connais pas, monsieur ; ne vous
Celle menace terminait le règlement d'une blessez donc pas cle cetle indispensable
façon sinistre. précaution !
Lecture l'aile, le tambour roula; les sol- Daniëlou pâlit de fureur.
dats et le peloton de nialcloLs préposés a — J'espère, monsieur, dit le commandant.
LlloAIJUCDE HllONZK.— 8 Au PAYS uns SINCKS. — 8
58 L'HOMME DE BRONZE

que quand je vous aurai éprouvé, je pour- — Ouvre le bec, oiseau cle malheur! dit
rai vous accorder ma confiance. D'ici là, Couëdic. Ouvre-le en grand.
vous souffrirez être sous l'oeil vigilant de Passe-Partout bâilla modestement, trop
mes passagers, qui sont en même temps mes modestement.
associés. -— Largue-moi tes mâchoires autrement
Et, sur cette déclaration, le commandant que ça, ordonna le terrible Couëdic, ouje te
se retira avec son état-major. fais sortir les tripes du ventre.
Il fit une pressée. Passe-Partout fut bien
forcé cle donner à ses mâchoires le dévelop-
CHAPITRE XIV pement qu'elles comportaient ; Couëdic usait
dé lui comme les enfants usent de ces pou-

Les mousses. pées en caoutchouc qui ouvrent la bouche el


qui crient, quand on presse l'estomac.
Passe-Partout piaillait comme un pierrot
La revue finie, le branle-bas du café ap-
qu'on déplume vivant.
pela les marins autour des marmites ; divisé i— Souffle-moi dans le nez ! ordonna l'oncle
en trois plats, l'équipage de Daniëlou avait 'Couëdic. Souffle, mille tonnerres! Je ne te
trois mousses. demande pas de faire le zéphyr, moi ; vas-y
On sait comment les choses se passent à comme si t'étais l'ouragan !
bord, le mousse est en quelque sorte le do- Passe-Partout souffla, le malheureux, il
mestique des hommes de son plat ; il lave la souffla comme un petit Borée, et l'oncle
vaisselle... de bois, il va chercher les repas Couëdic s'écria :
à la cambuse et il reçoit,'en échange, des in- — Il pue le trois-six comme une femme de
jures, des calottes, des coups de pieds et Un
Paimpol, ce chenapan-là! Ah! brigand! tu
quart de vin prélevé sur toutes les portions.
goûtes à notre rhum avant nous ! Attends !
En ce moment l'on entendait crier sur le
Et Passe-Parlout reçut une de ces volées
gaillard d'avant les noms des trois mousses consciencieuses comme savent en adminis-
accompagnés des épithètes les moins flat- trer les oncles de Bretagne.
teuses.
— Ici, Ouistiti, chien galeux, tète cle raie, Au même moment, Ouistiti hurlait sous
une volée cle coups de cordes que le Pari-
chenille infecte! Apporteras-tu le biscuit,
rien lui cinglait sur le dos, après avoir opéré
dégoûtante vermine? la môme vérification que maître Couëdic.
Et à l'autre plat :
— Ce
— Où est-il, ce moussaillon d'enfer? Pour- voyou-là, disait le Parisien, s'est
arrosé la dalle du cou à nos dépens ! On lui
quoi ne sert-il pas ? Il liche le rhum clans un
mettrait une allumette devant la bouche
coin, c'est sûr. La Sardine! la Sardine!
avance donc, poisson moisi ! qu'il flamberait comme un brûlot.
Un peu plus loin, Couëdic vociférait : Ouistiti devait son nom à sa parfaite res-
— Pas plus de mousse que sur la main : semblance morale et physique avec un singe
où cet asticot s'est-il caché pour soiffer notre cle trois pieds.
rhum ! Passe-Partout ! Dire que ce fils de La Sardine, lé troisième mousse, avait la
tête du poisson dont il portait le nom ; pour
g... ueuse est mon neveu. Passe-Partout!
Ah ! le carcan à ficelles, le voilà... Ici, che- les Parisiens , qui mangent ledit poisson
sans la tète, nous dirons que celle-ci res-
napan !
semble à celle d'une ablette. Le mousse
Le mousse Passe-Partout, qui était un
assez joli furet, s'avança plein de défiance. avait de gros yeux noirs, toujours hagards,
Un matelot lui arracha des mains le bidon dans un visage pâle, au museau allongé.
de rhum, et l'oncle Couëdic, Un type de poisson.
empoignant
son neveu, se le plaça la bouche à la hauteur Et il était cynique, le gars!
du nez. — Voilà, dit-il en arrivant au
plat. Faut
AU PAYS DES SINGES 59

me battre et faut pas me flairer. J'ai bu de faire le poil à un capitaine récalcitrant,


pas
du rhum, je l'avoue. — Oh!... comme nous... non! dit le Pari-
— Ah canaille ! s'écria un forban. sien d'un air railleur. Vous êtes corsaires...
La Sardine leva la main, et avec une ini- voilà tout. Tandis que nous autres, matelots
mitable expression, il dit : de partout... sans port d'attache., se mo-
— Touchez pas ! Vous allez voir !
quant cle leur nation comme d'un prélartusé,
Et montrant un second bidon qu'il portail, nous autres qui n'avons rien à craindre, à
il reprit : ménager !... Bref, assez causé !
— Je sers aussi le plat des maîtres ! c'est — Vous verrez, si le commandant touche
leur rhum que je bois. à un Flambard, ce que les autres feront ! dit
Les matelots aiment assez qu'on fasse des le charpentier.
farces à leurs supérieurs : ils se mirent à rire. — Je le sais, dit le Parisien ; ils crieront
La Sardine, indemne de coups, descendit entre eux, sur l'avant.; mais jamais ils n'ose-
au carré des maîtres ; là, Perros défiant, sou- ront se révolter.
pesa de la main le bidon. — Pourquoi donc ça?
— Faut pas croire que j'y ai touché, fil la — Parce que, pour se révolter, il faut
i Sardine. Les maîtres, on les respecte ! Je s'entendre. Vous êtes bien des camarades,
\ n'ai bu que clans le bidon des hommes. mais vous n'êtes pas frères. Un Frère de la
— C'est bien, dit Perros; mais si tu lou-
\ Côte, voyez-vous, ça n'a rien pour lui-même;
i ches au nôtre !... tout, or et sang, tête et bras, est à ses frères.
} La Sardine cracha par terre, mit le pied On est soudé, lié les uns aux autres. On
| sur sa salive, étendit la main et dit solennel- crève plutôt que de s'abandonner. Aussi l'on
1 lement: est fort.
I —Jamais! Les Flambarts écoutaient, violemment in-
| Puis, ayant bu aux deux bidons, évilé téressés.
i deux danses, il remonta sur le pont en sif- Le Parisien reprit :
— Tenez, je vous
I fiant l'air de Jean-François de Nantes. dégoise toute la chose
| Les matelots étaient tous réunis à leurs bien tranquillement ; je vous avoue que je
| plats, sauf ceux de service. suis Frère, que tous mes camarades sont
| Ce màtin-là les forbans tàtèrent les Flam- Frères de la Côte. Je ne m'en cache pas,
barts.' môme devant la Sardine. Savez-vous pour-
Le Parisien disait à son plat : quoi ?
— Qu'est-ce — Parce
que vous en dites du règle- que vous avez confiance en
ment ? Daniëlou nous a enfoncés. Nous som- nous ! dit Claoganak,
mes des rats dans la souricière. Vous re- — Confiance... confiance... sans doute.
gardez un officier de travers : à mort ! Vous Mais je sais que nous sommes, sur toute la
fumez une pipe dans votre hamac : à mort ! surface de la terre, plus de cent mille Frè-
Vous éternuez : à mort ! Sommes-nous des res de la Côte. Les pirates malais en sont,
hommes ou des nègres ! Ce commandant et les flibustiers des États-Unis en sont, les
ses escogriffes nous trailent en esclaves. '
marins évadés des bagnes espagnols et an-
I — C'est vrai, dit un des Flambarts, le glais en sont ; les Chinois forbans en sont ;
charpentier Claoganak. ils ont des flottes et des amiraux et ils se
Pour moi, dit le Parisien, je ne me sont battus en guerre navale contre des
laisserai pas trouer la tête comme ça, et si escadres ; enfin, tous ceux qui n'ont peur
les autres veulent m'en croire, on s'enten- de rien et qui veulent jouir de l'existence en
dra tous pour défendre un chacun ; malheu- sont.
les Flambarts..... « Il y a des gros bonnets de l'administra-
jpeusement,
| -7 Quoi? Qu'est-ce que tu veux dire, toi, tion qui en sont et qui protègent leurs frè-
II arisien ? protesta le froissé. Les res quand ils sont pris. Vous souvenez-
charpentier
Flambarts sont tout aussi que vous vous de la Maria-Magdalena ? Il y avait eu
I capables
60 L'HOMME DE BRONZE

révolte à bord ; le capitaine lue, le navire assez joué du chiffon rouge pour ce malin ;
fit de la piraterie. Des croiseurs se sont em- ce soir, si l'on veul, on s'en dira plus long.
parés du bâtiment, et voilà qu'on veut ac- Gare aux traîtres ! En attendant, il faudra
crocher les prisonniers aux vergues. Mais lâcher de savoir ce que contient la cale.
un commissaire de marine s'y oppose; il — Je vous le dirai, moi ! dit Passe-Par-
dit qu'on viole la loi, qu'il y a des inno- tout.
cents. On décide qu'il y aura procès et on — Toi, moussaillon!
livre les prisonniers au consul italien pour — Oui... moi. Je ferai comme les rats. Je
les rapatrier. rongerai les cloisons et j'irai voir.
« En route,six hommes s'évadent! C'étaient — Il est
gentil, ce morveux-là ! Ce n'est
des Frères de la Côte, protégés par le com- pas Ouistiti qui en ferait autant ! dit le Pa-
missaire, Frère de la Côte et aidé dans risien. Passez-lui donc un coup do rhum à
l'évasion par d'autres Frères. Le reste de ce petit chenapan.
a été jugé, condamné, exécuté. — Vous vous trompez sur Ouistiti, dil
l'équipage
Il faut vous dire que les Frères avaient pro- Passe-Partoul, après avoir mis le bec au
posé à ces imbéciles l'affiliation; ils avaient goulot du bidon. C'est lui qui a proposé co
refusé. Ils ont payé la sauce. Oui, il y aurait matin-mème, à moi el à la Sardine, de-tenter
quelque chose ici, ça ne réussirait pas, on ce coup-là.
serait dans une mauvaise passe... qui est-ce —
Essayez, mes petits. Mais veillez au
qui danserait au bout de la corde? Les Flam- grain ; ne vous faites pas prendre.
bards. Tandis que s'ils se faisaient Frères Autour des autres plats, même conversa-
de la Côte... lion.
— On en recausera! dit Claoganak en Les Flambards étaient habilement atta-
regardant les autres Bretons, qui secouè- qués, enlraînés, fascinés ; une fois affiliés,
rent la tète en signe d'assentiment. une fois le serment prêté, c'était fini ; ils se
Le Parisien reprit : trouvaient pris dans l'engrenage et entraînés
— Je vous disais bout ; l'association
que je ne craignais pas jusqu'au des Frères de
les révélations. Voilà pourquoi. D'abord, la Côte exerce une telle fascination sur les
celui qui dénonce un Frère de la Côte a marins, qu'il est presque sans exemple qu'un
pour ennemis cent mille hommes qui vous seul Frère ail jamais fait des dénonciations,
pincent un jour mon gaillard aussi bien dans Il arrive souvent qu'un accusé, devant les
un port d'Europe que dans une ville d'Aus- tribunaux maritimes, avoue qu'il appartient
tralie. Nous sommes partout, et les signa- à cette redoutable société ; mais il refuse de
lements sont donnés. L'homme est frappé nommer ses associés.
dans l'année; c'est la loi. Vous souvenez- A la table des maîtres, le Grand-Cacatois
vous, à Roskoff, de ceux qui ont parlé de entreprenait Plouëdec et Perros.
Daniëlou ? Ça n'a pas été long. Croyez-vous •—Vous hésitez, leur disait-il, je com-
que Daniclou les ait frappés. Non pas ; ja- prends ça, couquinasse ! Vous avez du bien
mais ; il était ailleurs quand les meurtres au soleil et quand un homme se contente,
ont été commis. Il est venu, pour punir les comme l'escargot, d'une petite coquille
gens cpii avaient la langue trop longue, il étroite, et qu'il met son bonheur à se traîner
est venu des Frères qui ont fait la besogne et dans un jardin, il ne comprend rien à la vie
sont repartis. Cours après, monsieur le gen- que mènent les aigles dans les airs. Mais
darme de marine ; cours, monsieur le procu- enfin, tout le monde ne peut pas avoir eu,
reur de la République ; ils sont loin, va, ceux comme moi, dix jonques chinoises et un
qui ont fait le coup ! Tous les juges d'instruc- trois-màts sous son commandement pour
tion réunis ne pourraient pas trouver ça. exploiter les côtes, en piratant depuis Ma-
(Il mit son ongle entre ses dents et le lit nille jusqu'à Shang-Haï, prendre des villes
claquer.) Je dis qu'on ne pourrait pas trou- et entasser tant d'or que je marchais dessus
ver ça à reprocher à Daniëlou. Mais j'ai dans ma chambre d'amiral, avec autant de
AU PAYS DES SINGES 61

femmes que je voulais, couchées à mes pieds. Le coeur du comte battait violemment
Et le Provençal lit une peinture saisis- dans sa poitrine; l'avenir lui apparaissait
sante de la vie qu'il avait menée ; sa bril- riant; celte sympathie que lui témoignait le
lante imagination méridionale donnait à ses père d'Eva teintait de rose l'horizon de ses
récits une couleur qui éblouissait les deux rêves.
Bretons ; ils s'échauffèrent au contact de ce Le commandant fixa le jeune gentilhomme
foyer incandescent. qui lui livra son âme et son coeur dans un
Cacatois, du rcsle, tenait en réserve un regard clair, loyal et limpide.
— Monsieur, dit le commandant satisfait
argument qui fil sur Perros, lui-môme,
homme sage, une impression profonde. cle son examen, vous êtes jeune, noble,
— En ce moment-ci, dit Cacatois, nous pauvre et ignorant.
sommes hors la loi. Vous n'imaginez pas Le comte sourit.
que nous naviguons sur un bâtiment hon- Le vieillard reprit :
nête. Couquinasse ! il me paraît que si nous — Vous avez de l'ambition, el vous son-
rencontrions une frégate de guerre, nous gez à devenir quelque chose étant quelqu'un;
risquerions tous la corde ! En tous cas, le vous sentez qu'un Keremfort, fils d'une li-
commandant d'ici ne l'ait pas de la besogne gnée do braves gentilshommes, ne saurait
permise. On peut donc se révolter contre lui toute sa vie demeurer un matelot obscur.
et partager le butin d'abord. Là-dessus, cha- Keremfort fit un signe d'assentiment.
cun à sa guise. Si vous ne voulez pas pira- — Vous avez accepté un enrôlement sur
ter, vous ne piratez pas. Vous vous en allez ce navire, continua le commandant, parce
vivre à Roskoff. Dites-moi voir qui viendra que vous l'avez supposé destiné à quelque
réclamer ce navire suspect, sans pavillon? aventureuse expédition; vous vous êtes dit
Et puis nous pourrons toujours dire que la que peut-être une occasion heureuse se pré-
révolte a eu lieu pour le bon motif et que si senterait pour vous.
nous avons partagé le butin sans parler de Ici le commandant fit une pose ; le comte
rien, c'est que nous avions eu peur ensuite Henry écoutait avec une extrême attention.
de nous compromettre. Voilà ! Le commandant demanda tout à coup brus-
— C'est vrai, dit Perros, quement au jeune homme :
j'y penserai.
El Plouëdec conclut :. — Vous êtes légitimiste, n'est-ce pas?
— M'est avis crue la chose cle la révolte — Oui! dit résolument le comte.
contre le capitaine est permise, — Soit ! fit le vieillard. Mais si je vous
puisque
c'est quelque forban. Nous verrons voir à proposais, en dehors de la France, en dehors
arranger ça. des Bourbons de la branche aînée et de la
— Et d'abord, dit le Marseillais, il faut branche cadette, si je vous proposais cle com-
savoir ce qu'il y a dans la cale. battre pour l'émancipation d'un peuple?
Sur ce, chacun reprit son poste; mais Le comte réfléchissait.
tous les visages gardèrent l'empreinte d'une Le vieillard sourit de celte hésitation, et
vive préoccupa Lion. il repril :
— Supposons qu'une puissance, l'Espa-
gne, par exemple, ou toute autre nation,
CHAPITRE XV tienne une population asservie : ne voudriez-
vous pas vous associer à des efforts géné-
Jnliïfiua.' reux tentés pour sa délivrance ?
— Du moment, monsieur, déclara le
Après la revue, le comte Henry avait comte, où il ne s'agit ni de servir pour Louis-
suivi le commandant. Philippe, ni contre Henry V, je n'éprouve
Celui-ci se rendit dans-sa chambre, montra aucun scrupule à prendre un engagement.
ftu jeune homme un — Très-bien ! fit le commandant.
pliant, et l'invita à s'as- Cau-
seoir. sons maintenant.
62 L'HOMME DE BRONZE

Et il dit affectueusement : les veines de la jeune fille ; elle effleurait


:— Je vais vous soumettre à une série les planches de son pas léger et bondissant ;
d'épreuves dont votre amour-propre ne se elle avait en ce moment les grâces un peu
révoltera pas; je vous demande la discré- farouches de la biche, qui, fuyant la rosée,
tion, le zèle, la fidélité et le dévouement. trottine dans un sentier.
J'avais besoin d'un équipage audacieux A la vue du comte Henry, elle s'arrêta par
pour accomplir des coups de main. Je l'ai. un mouvement brusque, qui lui donna une
Par malheur, cet équipage est composé de attitude adorable ; puis elle vint à lui douce-
gens sans scrupule el sans honneur; mais ment et les mains tendues.
je ne pouvais en recruter un autre. Il advien- Mais il craignait d'être surpris.
dra peut-être de celui-ci de même que du Un doit sur les lèvres, il lui recommanda
précèdent : j'ai dû le faire massacrer. la prudence.
Le commandant dit cela froidement en Elle parut étonnée.
examinant le comte. Pour elle, la situation élait bien simple ;
Celui-ci parut fort indifférent au sort des ignorant l'amour clans ses réalités, elle ne
précédents matelots. croyait pas avoir à cacher sa sympathie pour
Le commandant apprécia en son for inté- son sauveur ; elle l'eût volontiers pris par la
rieur cette insouciance et dit : main, conduit à son père el embrassé devant
— Je
compte, monsieur, que le cas lui, pour montrer qu'elle en faisait son ami.
échéant, les hommes recrutés par mon se- Mais, au geste du jeune homme, elle devina
cond se révoltant, vous seriez de notre côté? un mystère, des obstacles, des dangers; elle
— Oui, monsieur; déclara le jeune regarda auLour d'elle, ne vit personne, em-
homme. brassa tout à coup follement Keremfort el ou-
— Je prends acte de vos paroles, dit le vrit la porte de la chambre du commandant,
commandant. Quant à votre service, le voici. chez lequel elle entra.
Je tiens à avoir peu de relations avec l'équi- Le comte, heureux, fou de joie, monta sur
page; vous serez mon intermédiaire, et le pont, pour y chercher maître Karigoulet,
comme je le disais, mon planton. Vous vous son laquais.
tiendrez à ma disposition nuit et jour, et Il le héla pour l'installer près de lui dans
vous occuperez la cabine qui est contiguë à sa cabine.
ma chambre ; on vous y servira vos repas. Quand il voulut pénétrer à l'arrière avec
Le vieillard congédia, d'un geste affable, le dernier des Karigoul, la sentinelle s'y op-
le jeune homme, en lui disant : posa.
— Allez prendre possession de votre Le comte comprit que, pour avoir son do-
poste,
monsieur. Conduisez-vous en gentilhomme, mestique près de lui, il fallait l'autorisa-
et je vous conduirai à la fortune et à la tion du commandant. Il résolut de la de-
gloire. mander.
Le comte sortit enivré d'espérance et de En conséquence il vint frapper à la porte
joie... du vieux marin qui cria d'entrer, ce qui lui
A peine avait-il refermé sur lui la porte valut une quinte de loux.
de la cabine, qu'un léger bruit de pas, un A la vue d'Henry, il fronça le sourcil ; à
murmure de jupes frôlant le parquet, un vrai dire, il était cle méchante humeur ; l'Es-
parfum de jeunesse, de plaisir el d'amour pagnol, blessé sur le chemin de Roskoff, était
annoncèrent au comte l'approche d'Éva. en ce moment assis devant le commandant
Celle-ci accourait, fraîche comme une dans un fauteuil ; Eva bouclait dans un coin;
fleur baignée par la rosée; elle avait livré le blessé semblait fort mécontent ; le com-
ses cheveux aux rudes caresses de la brise mandant paraissait contrarié.
matinale qui, soulevant les plis du peignoir, — Monsieur, dit-il au comte,
que voulez-
avait fouetté ce corps charmant cle ses âpres vous? S'agit-il du service? Vous ne devez
baisers ; le sang circulait ardent et vif dans venir que quand je vous appelle.
AU PAYS DES SINtîES 63

Le comte fronça le sourcil, se contint et je me suis sacrifié tout entier à la lutte que
lit retraite ; mais Eva, d'un regard, le con- nous soutenons ; je n'ai jamais eu qu'une fai-
sola. blesse et qu'un bonheur : cette enfant-là!
Le blessé surprit ce coup d'oeil rapide, il Marquis, ne me demandez pas d'intervenir
examina Keremfort qui se relirait et il se pinça entre elle et vous ; je suis égoïste quand il
les lèvres. En lui-même il s'avouait que ce s'agit d'Éva.
— Soit! dit tristement
jeune homme était d'une beauté telle, qu'il le marquis. Mais
devait imposer l'amour aux femmes. si vous parler à coeur ouvert, mon
j'osais
Or, il adorait Éva, el il devinait un rival cher maître, je vous conseillerais de prendre
préféré. garde.
— Quel est ce matelot, mon commandant? —A quoi ? Parlez! Les énigmes me tuent!
demanda- t-il. dit le commandant avec impatience. Je ne
— Un comte de Keremfort, dont je pense peux pas supporter les insinuations.
faire une initié ! dit le vieillard. — Ce
que j'ai à vous dire, maître, est fort
— Un gentilhomme! fit l'Espagnol. Ce délicat.
paysan, ce matelot est un noble?... — Soit, au diable la délicatesse ! Dites tout
— Marquis de Caraval y Canteras, les et diles tout nettement.
Keremfort. de Bretagne sont cle plus ancienne — Eva n'est
plus une enfant, dit le mar-
souche que vous. Ne vous guérirez-vous donc quis. Elle ignore tout! Elle court ce péril
jamais de votre vanité? Je suis plébéien, d'être exposée à aimer le premier venu. Je
moi, et je vaux mieux que vous. crois n'avoir pas besoin d'insister et que vous
-— Maître, il ne manquait plus que ceci à saisissez la portée de mes paroles.
mon malheur : j'ai perdu les bonnes grâces — Vous m'enfoncez le soupçon dans le
d'Eva tjui ne m'aime plus, depuis que je me coeur comme un poignard! dit le comman-
fais à moitié luer pour elle ; voilà c[ue vous dant en se démenant sur sa chaise comme
me prenez aussi en haine et que vous me ru- un possédé.
doyez. Je souhaite rencontrer un boulet à la Mais il reprit :
prochaine affaire, car je crains bien, au train — Bast ! ici, à bord, il n'y a pas de
danger.
dont vont les choses, de n'être jamais votre — Qui sait? lit le
marquis.
gendre. —Comment! Quoi? Qu'entendez-vous
— Mon
gendre ! mon gendre ! fil, le vieil- dire ? Est-ce qu'un affilié voudrait se man-
lard ; je ne m'y oppose point. Éva paraissait quer ainsi à lui-même? Nous sommes tous,
vous aimer ; vous la trouviez charmante officiers et soldats, des hommes cent l'ois
malgré qu'elle soit muette; je ne trouvais éprouvés.
pas mauvais que vous fussiez un jour son — Sans doute. Mais si Éva allait naïve-
mari, étant certain qu'elle vous dominerait ment se prendre d'affection pour un matelot
autant qu'elle me tyrannise. Je veux son bon- non initié. Mille pardons, maître, de cette
heur et vous me paraissez destiné à l'assurer. supposition ; vous savez que cette chère en-
Mais voilà qu'elle vous a pris en haine ! Qu'y fant ne distingue pas le rang des uns et la
faire? bassesse d'origine des autres ; des manières,
— Hélas ! oui,
qu'y faire ? dit le marquis elle se soucie peu ; c'est une fille telle que
en soupirant. la nature l'a faite.
— Ce n'est — C'est vrai, murmura
pas une femme comme une le commandant
autre,reprit le vieillard.Elle ne sait rien,n'en- inquiet.
lend rien, n'apprend rien. Je ne puis même Le blessé reprit :
plaider votre cause auprès d'elle ; du reste, — Elle va, vient, court sur le pont sans
elle me bouderait, et pour le peu de jours contrainte ; elle s'expose sans le savoir, je
qui me restent encore, je tiens à avoir la tremble pour elle.
paix. J'ai vécu clans le sang, dans les cons- Le commandant était perplexe.
j Pirations, au milieu des cadavres amoncelés; -—J'aviserai, dit-il. Je lui donnerai pour
i
(ii L'Il (J.MME DE IJRONZK

mentor le baron de Slruenséo ([u'cllc paraît , vu distinctement une corde se lever devant
aimer un peu. nos chevaux, el. que lous deux ont roulé sur
— Mais, commandant, je crains bien en le chemin.
effet, qu'Eva n'ait beaucoup d'affection pour — Eva n'a
pas eu seulement la plus pe-
le baron. tite cgralignurc ! observa le vieillard incré-
— El bien, il la promènera cl la surveil- dule.
lera, dit le commandant enchanté. — J'en conviens, mais j'aurais voulu
— Maître ! fit le marquis avec un accent visiter sou cheval.
désespéré. — Qui diable voulez-vous aille
s'attaquer
. Son visage était bouleversé. à celle enfant inconnue à Roskoff?
— Ah ç,à! qu'nvcz-vous donc? s'écria le — On l'avait vue le malin même.
commandant. Je n'y comprends rien; tout — C'est
est pour le mieux et vous prenez la tète que peu de temps pour dresser une
embuscade. Vous rêvez, marquis.
vous aviez le jour où, insurgé cubain l'ait pri-
Le blessé se leva avec effort.
sounier, le fameux 1Terrera allait vous faire
— Maître, dit-il,
fusiller à Cuba, quand je vous ai sauvé. plaise à Dieu que je me
— J'étais moins triste ce trompe ; je sens le péril sur mes épaules.
pourtant que
Il s'inclina respectueusement cl il allait
malin. Eva' ne m'aime plus. Elle n'avait
s'éloigner.
qu'une certaine amitié pour Struenséc; ce-
lui-ci s'était effacé devant moi ; mais si vous Tout à coup, Eva vint à lui ; quittant son
l'autorisez à proléger el à accompager la si- air boudeur, elle lui tendit cordialement la
c'en est l'ail de mes Il main.
gnorila, espérances.
parviendra certainement à se faire aimer. Lui, se trompant à ce geste, voulut mettre
— Lui ou vous, dil avec un un baiser sur les doigts roses de la signe-
égoïsme fé-
roce le commandant, cela m'est absolument rila, elle s'y opposa par un geste prompt.
égal. Que ma fille épouse un galant homme Son père l'observait :

parmi les initiés, c'est tout ce que je de- Marquis, dit-il, vous avez raison ; il y
mande. il quelque chose d'extraordinaire; j'y son-
Puis rompant l'entretien : gerai.
— Passons à votre rapport. Que vous esl- Puis, toujours égoislc, il reprit :
— N'oubliez
il advenu sur cette route? Comment avez- pas, si par hasard Eva ne
vous quitté les étriers, vous si bon cavalier? veut pas de vous comme protecteur, de pré-
Le visage du marquis s'assombrit encore. venir Slruensée.
— Maître, dit-il, si j'en crois mes pressen- — Oui, maître! dit le
jeune homme.
timents... El il sortit en chancelant.
Le commandant se mit à ricaner : Le commandant resta seul avec sa fille,
— Jamais, dit-il, un conspirateur, français qui vint aussitôt présenter son front à son
ou anglais, ne m'a parlé de pressentiments ; père ; puis, prenant un tabouret, elle se mil
vous êtes absurdes, vous autres Cubains, aux genoux du vieillard el lui fit mille ca-
avec vos superstitions. resses.
— Maître! je crois à un fluide aussi subtil Le regard du marin prit une expression
epic 1'électricilé, qui agit à des distances de tendresse infinie ; il promena avec orgueil
inouïes et nous mel en communication avec ses mains décharnées dans les boucles
les personnes et les choses ; ce sont ces aver- soyeuses cle la chevelure d'Eva, et dit en
tissements que j'appelle pressentiments. murmurant :
— Et moi, je nomme cela des balivernes ; — Je suis Canteras, Slruen-
tranquille,
mais, je vous prie, continuez. sée, celui-ci ou celui-là, un démon ou un
— Je disais donc
que la signorila doit être dieu, qu'importe ! lu domineras toujours ton
aimée par quelqu'un, qu'on voulait l'enle- mari cl lu seras heureuse... quand je ne se-
ver, qu'une embûche était tendue, que j'ai rai plus.
AU PAYS DES SINOUS! 65

Ouistiti hurlait sous une volée tic i.'uupsde corde. (Page'iH.)

— Pas
moyen par là! lit le charpentier.
Tout le monde donna son avis, qui, dis-
CHAPITRE XVI cuté, parut impraticable.
C'est alors que le mousse prit la parole.
Los oreilles de la Sardine. 11 débuta avec une logique qui lui valut
une calotte amicale du Parisien et les en-
La nuit était sombre : la brise soufflait couragements de tout l'auditoire.
faiblement ; le temps était légèrement cou- — Pour passer, dit-il, il faut un trou ; ce
vert, voilant les étoiles ; la lune ne s'était trou, vous voulez le faire ; vous n'avez pas
pas encore levée. cherché d'abord s'il n'existait pas. S'il y en
Le brick filait doucement sur la mer légè- a un, inutile de s'esquinter le tempérament
rement ridée; il était deux heures du malin; à creuser des cloisons.
l'officier de ronde et ses soldats avaient fait — Toi, tu n'es pas bêle, pelit carcan ! dit
le tour du bâtiment depuis, dix minutes ; à le Parisien. Je parierais 10 livres de mary-
l'avant, les matelots de quart causaient à land contre une cigarette de caporal, que tu
voix basse; le mousse Passe-Partout, au deviendras maître d'équipage. Mais ce trou-
milieu d'eux, était le cenlre cle la conversa- là, je ne le vois pas.
lion. — Je le vois, moi ! fil Passe-Partout,
Il avait écouté d'abord avec déférence ses flatté de la prédiction.
anciens, discutant les moyens d'entrer dans — Tu le vois !... mille tonnerres! tu as de
le faux-pont. bons yeux, si c'est vrai. Un de ces malins
— tu auras un bon lougre à loi, sous les pattes,
Impossible de percer les cloisons, disait
le Parisien, Cacatois a essayé ; intérieure- el tu seras capitaine. Où est-il, le trou?
ment elles sont doublées cle plaques en fer — Il n'y en a pas qu'un ! déclara le mousse
lorgé. Les outils n'y mordent pas, et, quand en se rengorgeant, mais plusieurs ; je les
°n les attaque, elles résonnent avec un bruit compte à la douzaine.
de quincaillerie
qui attirerait l'attention. Les matelots étaient frappés de l'assu-
L HOMMEDE BRONZE.— 9 Au PAYS DES SINGES. — 9
66 L'HOMME DE BRONZE

rance cle l'enfant; le Parisien s'enthousias- En ce moment une voix grêle, quoiqu'en-
mait : rouée, dit en ton mineur :
ro
— Que le diable me brûle si ce gamin-là — Allez prévenir, maître Perros, le ti-
ne mérite pas de commander une frégate ! il m monier, de couper le filin d'attache de la
est plus malin que nous tous. Où sont-ils, b(
bouée cle sauvetage, et donnez-lui pour si-
ces trous? gi
gnal : un homme à la mer. Au même moment
Passe-Partout se mit à rire et dit senten- je fais le plongeon et l'officier ne s'occupera
cieusement : pi
plus que cle moi.
— Un Qui parlait ainsi d'une voix de flûte fêlée ?
éléphant passe devant un trou à rat
et il ne le remarque pas, parce que ce trou Qui avait ce beau dévouement?
ne peut lui servir à rien ; mais le rat voit le Le mousse Ouistiti, jaloux des lauriers de
trou, lui, parce que ça l'intéresse et qu'il se Passe-Partout.
F
dit qu'un jour il pourra lui être utile. C'est La Sardine, qui venait cle se glisser clans
pour ça que vous n'avez pas pensé aux sa- ]( conciliabule, en fui jaloux, et dit :
le
bords qui donnent de l'air a;u faux-pont. — J'aurai mon tour. On pourrait croire
— Pourras-tu jamais le fourrer là-dedans? „
que je suis un propre à rien ; mais on me
demanda le charpentier anxieux. ^,
verra à l'oeuvre un cle ces matins, el je me
— Certainement, dit le mousse triom- ccharge de vous rendre le nez camard comme
pliant. Il n'y a pas une heure que j'ai essayé v museau cle raie, tant je vous épaterai.
un
en Ire deux rondes. -\
Voilà!
— Toi !
On tint bonne note de celle déclaration,
— Moi : j'avais promis de me faufiler dans i
histoire de piquer l'amour-propre de l'en-
le faux-pont, et ça me travaillait la cervelle, jfant, le jour où il hésiterait.
J'ai pensé aux sabords, je me suis pendu
Mais déjà le charpentier était revenu, ap-
à une corde et j'ai essayé cle fourrer ma lèle
portant les objels demandés par Passe-Par-
dans le dernier de tribord. Ma lèle entrait : : le Parisien s'était glissé vers
tout; déjà
où la tôle entre, le corps passe, pas vrai ? ,
l'arrière, pour prévenir Perros.
Les yeux de lous les marins élincclaienl, C'était chose périlleuse, que de se jeter à
el le Parisien déclara :
— Ce crapaud crèvera clans la peau d'un la mer de gaieté de coeur ; mais les enfants
ont autant d'amour-propre que les femmes,
amiral !
— Qu'on me procure un pelit fallot que et ils sont dévorés du désir de faire acte
d'homme.
j'allumerai plus tard, dit le mousse, avec
Ouislili attendit que les préparatifs cle des-
une bonne ficelle au bout, une vrille pour [
cente pour Passe-Partout fussent terminés,
sonder les caisses s'il y en a, et je vais aller
voir ce qu'il y a clans le ventre du bâtiment. el, tout à coup, imitant à s'y méprendre le
— Il est gentil tout plein, ce petit, déclara fausset traînant, du Parisien, il s'écria :
— Homme à la mer !
le charpentier. Attends! je vais l'apporter
ce que tu demandes. Et il se laissa tomber par-dessus le bas-
— En- vigie, vous autres ! fit le Parisien. tingage, sur lequel il s'était affalé ventre
11faut veiller pour que cet amour de petitl contre bois.
marsouin ne se fasse pas pincer. L'officier de quart entendit le bruit de la
Les matelots se mirent en sentinelles , chute du corps et celui de la bouée frappant
sans en avoir l'air. l'eau.
— Il faudrait occuper l'officier de quart, i, Perros s'était hâté d'en couper le lien.
dit le mousse. Aussitôt les commandements vibrèrent
— Il n'oublie rien, le mâtin ! dit un ma-i- pour mettre en panne, et la manoeuvre s'exé-
telot. Mais comment attirer l'attention de le cuta.
l'officier à bâbord, quand tu descendras à
tribord ? Pendant ce temps Passe-Parlout descen-
AU PAYS DES SINGES 67

dait le long d'une corde et il enlrail dans le — C'est drôle.


faux-pont par le sabord. Une heure encore se passa.
11 accomplit, ce tour d'adresse avec la vi- Rien, toujours rien.
vacité d'un écureuil dégringolant du sommet La Sardine, lalonné par l'idée de se dis-
d'un pin pour se réfugier dans le creux d'une Itinguer, vint trouver le Parisien et lui dit :
branche. — Tends la corde. Je veux aller voir ce
Lorsque l'enfant eut disparu clans ce qu'il ique l'ait Passe-Partout? C'est Daniëlou qui
appelait son trou à rat, le Parisien retira la < cle quart. J'ai trouvé moyen de lui glisser
est
corde el se mêla aux matelots, qui avaient dans l'oreille deux mots sur ce qui était
mis des canols à la mer pour chercher Ouis- arrivé, et il va causer au passager qui le
titi. surveille. Je profiterai du momenl où il dé-
tournera l'attention de ce mouchard pour
On trouva ce mousse accroché à la bouée rejoindre Passe-Parloul.
et aussi peu ému que s'il buvait une ralion La proposition était trop tentante pour ne
au détriment de son plat ; il sauta dans la pas être acceptée.
— Tu as encore plus de poil que Passe-
barque et se secoua comme un chien mouillé.
Ayant remarqué qu'il n'y avait dans le Parloul ! dit le Parisien. On va l'équiper
canot que des hommes à Daniëlou, il de- comme lui et on le descendra.
manda : — Un instant ! fit la Sardine.
— L'Écureuil esl-il dans le faux-pont ï Il se déshabilla.
— Oui, dit le Parisien. — Qu'est-ce que lu fais donc? demanda
— Enfin! fille mousse. Nous allons donc le charpentier, qui apportait un fallot et des
savoir... outils.
— Ce n'est — Je me mets lout nu, el vous allez me
pas le tout d'entrer, murmura
le Parisien. Il faut sortir... frotter d'huile! dit la Sardine Je suis plus .
El l'on regagna le brick sur cette réflexion. gras que Passe-Partout, et j'aurai du mal.
Quand le mousse mit le pied sur le pont, — Ce qui m'inquiète, dit le charpentier,
l'officier le héla pour cru'il vint à l'ordre. c'est tes oreilles.
— Gomment es-tu tombé? demanda le En effet, les oreilles de la Sardine fai-
chef. saient saillie.
Ouistiti allongea son museau d'une aune — Qu'elles ne m'embêtent pas, fit le
et répondit en pleurnichant : mousse, ou je les coupe !
— Mon-on-on i...laine, Il dit cela si drôlement, que chacun se mit
capi...i....i... j'étais
sur la poulaine. Quand-an-an-and le vent a à rire silencieusement; mais lui se passait
l'ail envoler mon-on-on béret. En voulant lo au poignet le noeud coulant d'une ficelle, re-
rattraper, j'ai-ai tom-om-om-bé-é à la mer. tenant son couteau, el il murmurait :
Il dit cela si naturellement — J'y liens pas, à mes oreilles ; elles m'ont
; que l'officier le
j crut. toujours causé du désagrément; on me les a
j —Va te changer! fit-il. Quatre coups de allongées en les tirant.
I garcelte si lu es encore aussi maladroit. Sur ce, il remarqua que Daniëlou discu-
I El le navire reprit sa marche. tait très-vivement avec le passager et il
Cependant le Parisien, aux aguets,'prê- choisit cet instant pour descendre.
tait l'oreille, écoutant si aucun bruit, aucun Arrivé au sabord, il éprouva des diffi-
signal d'appel ne viendrait du sabord. cultés ; en regardant à la dérobée, le Pari-
demi-heure s'écoula. sien vit que le mousse essayait en vain de
De temps à autre un homme passait
près i fourrer sa tète par le trou.
du Parisien et lui demandait anxieusement :: Il passa toutefois, car bientôt la corde se
— Est-ce
que Passe-Partout t'a hélé ? As- balança librement le long cle la joue de tri-
IUnelu entendu choseï
| quelque 1 bord.
I — Rien ! retira la corde sans bruit,
répondait le Parisien. I Le.Parisien
68 L'HOMME DE RRONZE

mais au bout il aperçut quelque chose : c'était Un dialogue intéressant s'engagea entre
deux morceaux de chair sanguinolente liés les deux mousses.
à l'extrémité de la corde par une ficelle. — Pinces ! dit Passe-Partout.
— Cré tonnerre! dit-il bas à maître Couë- — Pinces ! fit à son tour la Sardine, el je
dic, qui venait s'enquérir cle la chose, ces n'ai rien vu. Us vont nous tuer !
moussaillons feront de crânes Frères de la — Les Flambarts et les Frères de la
Côte. Voilà Ouistiti qui s'est coupé les Côte, nous vengeront.
oreilles. — C'est égal, j'aurais bien voulu savoir
— C'est un Roskovite ! dit Couëdic avec ce qu'il y avait dans le faux-pont.
— Tâchons cle voir d'abord ce qu'il y a ici.
orgueil. Nous savons faire nos enfants !
Et sur celte parole, étrange pour un céli- Il se traînèrent tous deux à plat ventre,
bataire, maître Couëdic se rengorgea ; peut- et lâtèrent les objets avec sagacité.
être voulait-il insinuer qu'il avait eu des Passe-Partout rencontra une caisse sous
bonnes fortunes nombreuses auprès des sa main, el la Sardine un baril.
— Si,
femmes mariées. par hasard, nous étions dans la
Toujours est-il que les minutes s'écou- soute aux liquides ! dit la Sardine.
lèrent sans que l'on entendît aucun signal — Voyons voir un
peu, pour voir.
d'appel. Il avait conservé ses outils, comme son
Les matelots se regardaient avec effare- camarade.
ment. Avec une insouciance inouïe cle la mort
Le jour allait venir. menaçante, ils atlaquèrenL caisse et baril,
— Les rats sont pris dans la souricière ;
ayant eu soin, avec le bois de la caisse, de
tlil le Parisien. fabriquer un fossel pour ce dernier.
— Nous ne saurons rien ! fil le charpen- De la caisse Passe-Partoui tira des bou-
. tier... teilles de liqueurs qu'il déboucha el goûta.
Et l'équipage se dispersa. Du baril, il sortit un jet de vin généreux
dont la Sardine but un large coup.
— Ça m'est égal maintenant d'être pris,
XVII dit le mousse. Il peuvent me fusiller ; je
mourrai soûl...
— Moi, dit Passe-Partout, jô ne me sen-
Ilots de cale.
tirai pas crever non plus; j'aurai toujours la
main sur une bouteille, et quand ils viendront
Lorsque Passe-Partout avait pénétré clans me chercher, je la viderai.
le faux-pont, le plus profond silence y ré- — S'il y avait de la victuaille, observa la
gnait ; l'enfant se glissa à travers l'obscurité Sardine, qui était gourmand, on ferait un
et chercha à reconnaître le lieu où il élait. fort gueuleton.
Par malheur pour lui, une main de fer 11 se mirent à chercher, toujours à qualre
s'abattit tout à coup sur lui ; il se débattit pattes et tâtant; mais s'ils avaient trouvé à
en vain ; il élait pris comme clans un étau. boire, les vivres manquaient.
En un instant il fut roulé dans un man- Toutes les perquisitions furent vaines.
teau, emporté et déposé dans un coin à fond Après s'être convaincus qu'il n'y avait
de cale, autant qu'il put en juger. rien à se mettre sous la dent, les deux
Lorsque la Sardine voulut à son tour ten- mousses conclurent avec un cynisme héroï-
ter la même aventure, il avait à peine fourré que :
dans le sabord, sa tête veuve d'oreilles, que, — Eh bien ! puisque nous voilà passés
comme son ami Passe-Partout, il fut saisi, rats de cale, nous nous boissonnerons jus-
tiré en dedans du 'trou, enveloppé et em- qu'à la mort...
porté. Et il se mirent en devoir de tenir leur pa-
On le jeta à côté de son compagnon. role.
AU PAYS DES SINGES 09

Et Daniëlou répondait :
— Ils tiennent les enfants clans la cale et
XVIII ils vont les laisser crever de faim.
— Ça ne
peut pas se passer comme ça !
Aux fers ! '
dit Cacatois.
,
— Qu'y faire? demanda Daniëlou.
Le lendemain, sur le pont, on s'attendait — Je vais au commandant, moi!
parler
à voir reparaître les deux mousses entre dit Grand-Cacatois.
et l'on craignait — Soit ! dit Daniëlou.
des soldats, qu'il ne leur
fût distribué une volée de coups de cor- Il avait son idée.
des. Cacatois, en réclamant, se ferait mettre
Personne ne doutait qu'ils' n'eussent été aux fers probablement.
surpris et qu'on ne les tînt captifs. Or, Daniëlou n'était pas fâché que Caca-
Les forbans et les Flambarts prévoyaient tois fût à la chaîne, lorsqu'éclaterait la ré-
qu'un rude châtiment leur serait infligé ; volte préparée depuis quelques jours.
mais rien, dans la matinée, ne se passa qui Pendant que son matelot s'éloignait en
fit soupçonner qu'une exécution de garcette ruminant ce qu'il aurait à dire au comman-
dût avoir lieu. dant, Daniëlou murmurait :
Cacatois cependant tint conseil avec Da- — Va, grand caïman, va lui parler, au
niëlou sur ce qui était arrivé. commandant ! Il te fera jeter aux fers, et tu
Daniëlou conclut : ne me gêneras plus quand je balaierai tout
—- En tout état de cause,
je dois faire ce monde-là avec mes pirates et les Flam-
mon rapport ! bards. Après une conversation de dix mi-
Et il le fil. nutes avec la petite muetle, ce qui me suffit
— Mon commandant, dit-il à l'heure de pour ce que j'ai à lui dire, je la ferai passer
la revue qui avait lieu chaque jour, deux par un sabord. J'en serai débarrassé.
mousses ont disparu. Et il se promena d'un air indifférent, lor-
— Que sont-ils devenus ? demanda le ca- gnant du coin de l'oeil ce qui allait se passer,
pitaine-commandant ? car le commandant ne devait pas tarder à
— Je
l'ignore ! dit le second. monter sur le pont.
Le vieillard fixa sur lui son regard péné- Dès qu'il parut, Cacatois l'aborda résolu-
trant et dit : ment, son chapeau à la main.
— Vous devriez le savoir. — Mon commandant, lui dit-il, je viens
Il ajouta : vous parler d'une affaire de service.
— Faites une —
enquêle ! Laquelle ? demanda le commandant
Daniëlou répondit : d'un ton brusque.
— J'ai les matelots ; ils pré- — Celle des mousses !
questionné répondit Cacatois
; tendent ne rien savoir. sans se laisser intimider.
— N'en donc plus! dit le com- — Elle est réglée, dit le commandant.
parlons Ils
mandant d'un air ironique. sont tombés à la mer : tant pis pour eux,
I Et il ajouta : tant mieux pour nous.
1 —
Après tout, si ces petits drôles sont Et, toisant Cacatois :
i tombés à la mer, c'est plutôt un débarras — C'étaient des drôles; il y a pas mal
i qu'une perle. d'autres à bord ; je leur souhaile
chenapans
I II fit un geste qui signifiait : le même sort.
— Qu'il n'en soit — Vous ne savez
I plus question ! probablement pas, dit
I Daniëlou resta sot. Cacatois , que les petits sont probablement
1 Une heure après, Cacatois et lui causaient dans le faux-pont ; je crois qu'ils ont cherché
I rte cette affaire. à s'y introduire.
1 — Ton avis ? demandait le Provençal. — Qu'ils y restent et qu'ils y crèvent de
70 L'HOMME DE Bit ONZE

faim ! dit le commandant. Cela servira qu'il tenait nu, à la main, comme le règle-
qu
d'exemple. nu
ment l'exige, et, d'un seul coup, elle coupa
Cacatois commençait à sentir ses narines la corde qui, bien tendue, soulevait lente-
se pincer, comme s'il respirait un pot cle m« Cacatois.
ment
moutarde ; il ne put retenir une réflexion : Celui-ci tomba lourdement sur le pont

Couquinasse ! Vous êtes dur pour le qu
qu'il n'avait pas encore quitté de plus de
petit monde, commandant ! qu
quelques pouces
Et il tourna les talons. Trois secondes plus tard il eût été... trop
Mais le vieux commandant avait fait un la
lard, et la corde eût été hors de portée du
signe à la sentinelle du poste, qui frappa br
bras d'Eva.
deux fois le pont cle la crosse de son fusil. L'aclion de la jeune fille fui saluée par
Le poste accourut, et, sur un geste du ui hourrah formidable que poussaient les
un
commandant, se jeta sur Cacatois. fo
forbans et les Flarnbards, qui semblaient
Le tambour avait roulé, le clairon avait pi
prêts à s'élancer pour délivrer complètement
sonné, des coups de sifflet avaient retenti ; leur le maître d'équipage.
les terribles appels du branle-bas de combat En réponse à cette manifestation les fu-
avaient ébranlé les échos jusque dans les sils si des soldats et des marins cle la garde du
profondeurs de la cale ; la garde du com- c<
commandant s'abaissaient menaçants, quand
mandant et ses marins se trouvèrent en D Daniëlou, sejelant en avant, vers ses hom-
moins de vingt secondes réunis en bataille nmes, cria d'une voix tonnante :
— Silence et à vos
sur le pont, officiers et passagers en lèle. rangs !
Le Grand-Cacatois, après une lutte clans Tous se lurent devant cet ordre.
laquelle il avait déployé une force colossale, Le commandant paraissait perplexe.
se trouvait ficelé, garrotté el bâillonné. 11 eût voulu certainement faire recom-
Les Flambards et les forbans, n'attendant rmencer l'exécution; mais Eva le regardait
qu'un signal de Daniëlou, assistaient frémis- t cel oeil fulgurant, dont il ne savait pas
cle
sants à celte scène. ssupporter les éclairs.
Mais le second ne broncha pas. Nul doule qu'elle ne s'opposât à la mort
Tout à coup, cependant, il pâlit. < maître d'équipage avec une énergie sur-
du
Le commandant avait dit, en montrant 1
humaine.
une vergue : Le commandant céda.
— Qu'on pende ce drôle ! — Aux fers ! dit-il. A cause cle cette en-
Et Cacatois allait passer de vie à trépas ; l'ant, je lui fais grâce de la vie.
en peu d'instant, en trop peu d'instants 3 Comme les soldats s'avançaient pour s'em-
même, pour que Daniëlou prit une décision i parer de Cacatois, elle les contint d'un seul
dans ce cas imprévu. geste et vint à son père.
Il ne s'attendait pas à cette pendaison. L'oeil de la petite muette avait une élo-
La corde, destinée à Cacatois, descendit t quence inouïe.
de la grande vergue et fut passée à son cou ; Elle questionna le commandant du regard,
un silence lugubre régnait à bord ; l'heure e lui montra la corde, le prisonnier el fit. un
était solennelle et critique. geste négatif,
Déjà, au commandement de : Hisse ! quee Le commandant comprit et répondit par
dut pousser Daniëlou lui-même, la corde se :e un signe de dénégation qui signifiait clairer
raidissait, quand parut Eva. ment :
D'un coup d'oeil rapide, elle comprit ce ;e — Non ! non ! Il ne sera pas pendu !
qui se passait. Elle insista encore pour se faire répéter
A la vue de la jeune fille, on vit l'oeil de
le cette promesse, et, alors seulement, elle con-
Cacatois briller d'espérance. sentit à laisser conduire aux fers le Grand-
Elle s'élança, et à la stupéfaction de tous,s, Cacatois, non sans beaucoup d'hésitation
elle prit brusquement à Daniëlou son sabre re toutefois.
AU PAYS DES SINGES 71

Elle se résigna à le laisser aller, parce Dans son for intérieur, le marquis était
que, d'intuition peut-être, elle comprit qu'il enchanté.
fallait une punition pour assurer le triomphe A cela, deux motifs
de la discipline. Il était naturellement très-autoritaire et
Le prisonnier fut enlevé, le pont reprit il n'admettait pas qu'on épargnât un cou-
sa physionomie habituelle ; mais les soldats pable.
veillèrent plus que jamais ; les forbans et De plus, Éva avait paru s'intéresser à ce
les Flambarts devinrent menaçants et som- malheureux Cacatois, et, jaloux de tout,
bres. même de la pitié de la jeune fille, il était
L'orage grondait sur le navire, et il devait ravi de torturer un homme qui en avait été
bientôt pleuvoir du sang sur le pont. l'objet.
11 sortit donc enchanté, mais il devait re-
cevoir un coup de couteau au coeur à la
CHAPITRE XIX porte même du commandant.
Le comte Henry était là, toujours en per-
manence.
Provocation. Alors même que le commandant était sur
1 pont, Keremfort ne quittait point sonposle
le
Le Grnnd-Cacalois était donc aux fers... <
d'intérieur.
On le logea dans un coin de la cale, séparé Lorsque le branle-bas avait élé battu, le
par de fortes cloisons de la soute, où se trou- <
comte avait cependant voulu savoir ce qui
vaient les deux mousses. ! passait ; il s'était hasardé
se jusqu'à l'esca-
Le commandant avait une idée fixe : il lier et avait vu ce dont il s'agissait. En
voulait qu'une sentence fût toujours exé- 'courant chercher Éva, qui ne se doutait de
cutée, et il n'était pas homme à pardonner. rien, puisqu'elle n'entendait pas, il l'avait
Céder en apparence devant Eva, il l'avait enlevée en quelque sorte et poussée douce-
fait! ment vers le pont.
Gracier Cacatois, il en était absolument Il avait donc sauvé Cacatois, pour lequel
incapable. il éprouvait de la sympathie, en raison du
Donc, il appela le marquis cle Ganteras dévouement du Provençal pour Éva.
dans sa chambre, et lui dit : Éva cependant avait réfléchi; elle con-
— L'homme est aux fers, n'est-ce pas? naissait son père.
— Oui, maître, dit le Elle jugea que son protégé n'était pas en
marquis.
— Vous en userez avec lui comme avec sûreté el elle voulut revenir dans la chambre
les mousses. du commandant pour obtenir une grâce
— Il ne faut
pas lui donner à manger, pleinière.
alors? En passant, elle venait de s'arrêter à ser-
— Pas une once de biscuit,
pas une miette rer les mains de Keremfort, et jetant un vif
de pain. regard autour d'elle, ne voyant personne,
— Bien ! dit le elle lui tendit son front.
marquis.
Le commandant reprit : En ce moment le marquis ouvrait la porte
— Dans
quinze jours, on coudra le sque- du commandant et sortait ; il vit les lèvres de
lette de ce gaillard-là dans un sac et on le Keremfort effleurer le front de la jeune fille.
jettera à la mer. Il ne fut pas maître d'un terrible mouve-
— Devant ou en secret ? ment de colère.
l'équipage
— Devant la nuit, à la clarté D'un bond, il tomba sur le comte et le
l'équipage,
des torches. Il faut une leçon à ces miséra- frappa.
bles. Keremfort poussa un cri de rage et, sai-
— il sera fait comme ,vous 3 sissant le marquis,
Commandant, l'envoya rouler au milieu
le voulez. cle la cabine du commandant.
72 L'HOMME DE BRONZE

Celui-ci sortit stupéfait... I arrivé


s depuis sa première rencontre avec
Il vit Keremfort pâle, retenu par Éva, et Éva. I
il comprit ce qui s'était passé. Le commandant écoulait,le sourcil froncé;
La garde accourait... 1 marquis se mordait les ongles.
le
Cette fois Éva se dressait, résolue à mou- Quand Henry eût terminé, le vieux marin
rir plutôt que de laisser toucher à son fiancé, 1 dit :
lui .
quand le marquis, ecumant de rage, se — Levez la main, monsieur; faites ser-
releva, criant aux soldats : ; : i
ment que vous nous avez tout dit, et que
— Arrêtez-le... tout ce que vous avez dit est vrai.
Il demanda au commandant : — Je le jure ! dit
Henry.
— Fusillez-le !... — Alors, monsieur, dit le commandant,
Il tira son épée pour un frapper le comte comme père, je vous pardonne ; comme chef,
Henry, mais Éva, d'un regard de lionne je dois vous infliger un châtiment.
blessée, le força à se taire et a reculer. — Mais, monsieur, je ne reconnais à
per-
Puis, prenant la main du comte, elle s'a- so nnne le droit de m'insulter, et je ne crois
vança devant son père avec lui. pas qu'en dehors du service un officier ait
Le vieillard, d'un geste, congédia la garde jamais été autorisé à frapper un matelot.
et il fit entrer le marquis, le comté et sa fille A vrai dire, dans le service même, je ne le
dans sa cabine. tolérerais pas ; loin de me punir à cause de
Il était en proie à une agitation indicible, cet homme, vous devez l'autoriser à me
et ses yeux rayonnaient d'éclairs. rendre raison, puisqu'il m'a souffleté.
Une fois la porte fermée, il questionna le Le commandant s'impatientait.
se — Monsieur, dit-il, je veux faire beau-
marquis, qui contenait difficilement.
— Parlez, marquis, lui dit-il. Que s'est-il coup pour vous. En réalité, je vous devrais
? cinq balles dans la poitrine; je me contente
passé
— Ce que j'avais de vous infliger la peine des fers.
prévu est arrivé, dit le
Le marquis trouvait le châtiment trop doux ;
marquis en frémissant. Ce misérable n'a pas
il tordait sa moustache, se taisait, mais lan-
craint d'abuser de la candeur d'une enfant,
et je l'ai surpris cherchant à la violenter. çait des regards de colère sur le comte.
— Vous en avez menti! s'écria Celui-ci lui dit :
Henry. — Si vous étiez un vrai gentilhomme,
Mademoiselle Éva m'aime et je l'aime. Elle
sera ma femme, et son honneur présent m'est monsieur, vous vous joindriez à moi pour
demander ce duel au commandant.
cher comme le sera son honneur futur. Si
elle pouvait parler, elle vous dirait que je Et, avec un geste superbe :
— J'ai encore le rouge de votre soufflet
dis vrai.
sur la figure, et vous êtes souillé de la pous-
Puis fièrement :
sière dans laquelle je vous ai fait rouler ; ne
— Personne au monde n'a jamais douté
pensez-vous pas qu'il faudrait du sang pour
de la parole d'un Keremfort. laver ces taches ?
Le marquis allait répliquer ; le comman- — Il faudrait tout le vôtre ! dit le marquis,
dant lui fit signe de se taire, et il apostropha si je commandais ici. Puisque vous me de-
le comte : mandez mon opinion, je vous ferais fusiller
— Vous jugez donc, fit-il, vous, gentil-
sur-le-champ.
homme, vous jugez que se faire aimer par — Eh! monsieur, dit railleusement
Henry,
une enfant naïve, qui ne sait rien de la vie, , que voilà une aimable et facile manière de
.est une action digne d'un galant homme ? se venger d'un affront. Tous les lâches vous
— Monsieur,
je vais vous dire comment t approuveraient et vous comprendraient,
cet amour est né, comment il a grandi, ett Le commandant donnait les signes de la
quels droits j'ai sur votre fille. plus rageuse impatience, il s'écria de sa voix
Et le comte fit le récit de ce qui lui était t aigre et sifflante :
PAYS DES SINGES 73
(AU

— Vous monsieur ! Un mot et


tairez-vous, compromis votre dignité en frappant un in-
je youa fais mettre du- plomb dans la tête.f férieur en service, pour des causes en de-
Puis brusquement : . hors du service ; en conséquence, à vous les
—Vous, marquis, vous avez obéi à un mou- 1 arrêts! Je défends tout duel à bord, et en
vement personnel de jalousie et vous avez | ceci je vous loue et je vous approuve fort
L'OMMEDE BRONZE.— 10 ' Au PAYS DES SINGES. — 10
74 L'HOMME DE BRONZE

d'avoir repoussé les prétentions du comte à Il espérait ainsi provoquer les confidences
ce sujet. Libres tous deux, après l'expédi- du comte ; mais celui-ci resta muet.
tion, vous vous battrez «i bon vous semble. Une heure après il élait enchaîné.
Puis à Keremfort :
— A vous les fers, monsieur ! ii est in-
dispensable que je sévisse. CHAPITRE XX
Le marquis sortit sur un signe du comman-
dant ; mais il était livide de fureur. Faute de grives...
Quant à Keremfort, il dit froidement :
— Vous me mettez aux fers, monsieur; au Le comte Henry était aux fers, mais il
point de vue de la discipline, vous avez s'en consolait facilement.
raison de me sacrifier, mais je vous jure que N'avait-il point été accepté comme fiancé
je saurai forcer cet Espagnol à se battre. d'Éva par le père de celle-ci ?
— Peu m'importe ! dit le commandant. L'avenir se présentait à lui sous les plus
L'expédition finie, coupez-vous la gorge si riantes couleurs.
vous voulez. Donc il caressa ses rêves sans souci de la
Puis, avec une certaine bonhomie : géhenne présente.
— Vous voyez la tyrannie que celte pe- Mais le Grand-Cacatois, qui était dans un
tite exerce sur moi, n'est-ce pas? Eh bien ! compartiment éloigné de celui du comte, le
vous allez me rendre le service d'aller vous- Grand-Cacatois, qui élait. furieux, rongeait
même, dans une demi-heure, trouver le se- son frein avec une rage de chat-tigre en-
cond et lui demander de vous conduire à la chaîné.
chaîne. Sa colère ne fit que croître et embellir,
— Mon commandant, dit Henry en sou- quand, l'heure du repas étant passée depuis
riant, je vous obéirai. Je crois même devoir longtemps, il s'aperçut que son estomac
vous présenter mes remercîments. éprouvait des tiraillements significatifs.
— Au diable vous et vos politesses! gronda — Eh ! capeguaille ! dit-il, est-ce que ces
le vieux marin. Sans Éva qui contrecarre caïmans maudits m'oublieraient.
toutes mes volontés, qui me gêne, qui me On l'oubliait si bien que le dîner ne vint
tue, qui m'assassine, qui me déshonore, je pas.
vous faisais passer par les armes. Le lendemain... pas de déjeuner...
Puis avec une conviction profonde : Le Grand-Cacatois commençait à s'in-
— Oh ! vous ne serez pas heureux avec quiéter sérieusement, lorsqu'il crut entendre
elle ; je vous souhaite toutes les fureurs ren- du bruit dans la soute voisine.
trées dont elle me fait crever dans ma peau. Les mousses s'y éveillait après une or-
Et leur montrant la porte en se renver- gie de plusieurs jours, donnaient signe de
sant dans son fauteuil, en proie à une quinte vie et furetaient : ils avaient faim.
de toux affreuse, il leur cria : Ije Grand-Cacatoisjécouta, étudia ces bruits,
— Allez vous-en ! Allez... vous... en!... et pensa que Passe-Partout et la Sardine
Le comte sortit, mais Éva resta et se mit devaient être près de lui.
aux genoux de son père; elle avait compris II cogna à la cloison, on lui répondit et il
qu'il pardonnait... interpella les deux gars.
— Chiens de moussaillons, demanda-t-il,
Henry exécuta sa promesse, il alla trouver est-ce vous que j'entends courir comme des
Daniëlou. rats contre ma cloison ?
— Ah ! ah ! fit le second d'un air sarcas- — Oui, Cacatois ! dit la Sardine.
tique, vous aussi, aux fers ! L'idée du trésor vint tout aussitôt à la
Puis avec joie : pensée du Provençal ; il oublia son pain pour
— Ça se peuple ! la cale ! ça se peuple vite demander :
et bien ! — Connaissez-vous le secret ? Est-ce de
AU PAYS DES SINGES 75

l'or que porte ce damné brick dans sa car- — Et, capeguaille, dit Cacatois, il me
casse d'enfer? semble que j'entends chanter un rat.
— Nous n'en savons rien ! dit la Sardine, — Oui, maître.
on nous a pinces avant que nous ayons seu- — Mes agneaux, nous sommes sauvés ! le
lement posé une patte sur le plancher. rat est délicieux.
— Et qu'est-ce que vous faites dans votre — Cru, ça ne doit pas être bon! fit Passe-
trou, les enfants ? Partout, qui était délicat.
— On peut les cuire ! dit la Sardine, jeune '
— Nous buvons, maître Cacatois ; à votre
service. homme ingénieux.
— Avec quoi ?
— Ça ne serait pas de refus, dit Cacatois,
— Nous avons nos lanternes pour attra-
mais il n'y a pas moyen.
— A cause donc ? demanda Passe-Partout per les rats; nous les ferons griller à la
flamme des punchs que nous boirons.
de sa voix de flûte fêlée. — Tiens ! les caisses sont enveloppées de
— A cause que je suis aux fers, petite
fer blanc.
vermine. — C'est vrai ! fit la Sardine, avec ce fer-
— Dites donc, maître, si on faisait un
blanc on fabriquera des gamelles.
trou à la cloison, on pourrait vous mettre le — Vous êtes des moussaillons d'amiral !
goulot d'une bouteille au bec. dit Cacatois enchanté. Mais comment pren-
— Si tu faisais cela, mon petit phoque
drez-vous les rats?
chéri, je ne te toucherais de ma vie, ni d'une — Pas difficile! dit la Sardine. Nous al-
claque, ni d'un coup de garcette. lons tendre des collets devant les trous avec
— Et le pied, maître, le
pied se tiendrait de la ficelle, et dans une heure nous aurons
tranquille, comme la main?... de quoi fabriquer du rôti.
— Oui, couquinasse! et au besoin je vous — Quand ces pièges seront tendus, pas
adopterais comme mes enfants. de bruit ! dit la Sardine.
— Cacatois, nous allons travailler avec Ils allumèrent leurs lanternes, et la chasse
nos instruments. commença.
— Vous les avez donc? A chaque instant, on entendait des couïa /
— On ne nous a
pas fouillés. eouic.' annonçant une prise.
— Fameuse chance ! Il fut fait comme on T'avait dit ; les rats,
Et bientôt l'on entendit le bruit des vrilles dépouillés, furent flambés au-dessus d'un
attaquant le bois. grand punch.
Les mousses parlaient toujours, à voix Des lames de fer-blanc formaient un gril,
basse, il est vrai. et les rats parurent plus alléchant aux trois
— Cacatois, avez-vous à manger? affamés qu'une grillade de côtelettes.
—-
Non, mes lascars. Tout est relatif.
— Nous non Le rat n'est pas un mets plus répulsif que
plus.
— Ouvrez le trou ; buvons, et je ; le rat ne
toujours d'autres qui sont très-appréciés
tro»verai moyen de garnir nos estomacs. mange pas plus malproprement que le ca-
Au bout d'une heure, Passe-Partout se nard ; puis l'appétit fait passer sur bien des
glissait par l'ouverture que les deux mousses choses.
avaient fabriquée, et il donnait à maître Ca- Les trois prisonniers firent donc un ex-
catois une bouteille de fin malaga, à laquelle cellent repas.
te maître fit honneur. Quand il fut terminé. Cacatois dit avec
Quand il eut bu, il dit : satisfaction :
— Gré — Mes enfants,vidons le punch à la graisse
couquinasse, que j'ai faim !
Et nous, donc! firent les mousses. dans nos gosiers, laissez-moi une douzaine
En ce moment un petit cri perçant se fit de bouteilles consolatrices, rentrez à la niche
entendre. I et chassez chez vous. Ce soir nous ferons un
76 L'HOMME DE BRONZE

petit dîner gentil. Les provisions ne man- — Oui, capitaine !


queront pas ; il y a plus de vingt mille rats — Et, toi, que dis-tu quand le Parisien :
dans la cale. leur chante cet air-là?
Et sur ce, les mousses passèrent dans leur — Moi, capitaine, je me tais, '
j'écoute ; de
cabanon, où ils se remirent à ronfler. temps en temps je secoue la tête, comme pour
Cacatois les imita et fournit un fort in- approuver.
strument au concert entamé par les deux — Au fond, que
penses-tu?
gamins. L'Espagnol ne répondit pas, mais il échan-
gea un coup d'oeil narquois avec Daniëlou.
Celui-ci sourit.
CHAPITRE XXI — Parle! dit-il.
« Si tu as deviné mon plan, ce n'est pas
Le plan de Daniëlou. la peine de chercher à me tirer les vers du
nez.
Le deuxième jour qui suivit la mise aux — Capitaine, les autres m'ont chargé de
fers de Cacatois, l'inquiétude de l'équipage vous prévenir qu'ils voulaient se révolter.
sur son sort et sur celui des enfants avait « Je vous préviens.
tellement grandi, que les forbans et les Flam- « Quant à ce qui est du plan...
bards, après en avoir beaucoup discuté, dé- Daniëlou voyant les hésitations du Senor,
cidèrent d'envoyer un des leurs demander lui prit brusquement la main ; il était l'homme
à Daniëlou ce qu'il comptait faire. des décisions rapides.
On chargea le Senor de cette mission. — Es-tu pour moi? demanda-t-il.
Celui-ci profita d'un moment favorable — Oui ! répondit le Senor.
pour aborder son chef sur le pont. « Vous savez bien que je vous suis atta-
'
On sait que le Senor avait été le complice ché.
de Daniëlou lors du rapt d'Éva ; cet Espa- — Veux-tu être mon matelot?
— Mais... Cacatois...
gnol avait gagné sa pleine confiance.
Jamais le Senor ne reculait devant un « Vous êtes amatelotté avec lui !
crime. — C'est fini...
Il fit signe à Daniëlou qu'il voulait lui par- El Daniëlou reprit d'un air sombre :
ler; puis il alla s*accouder vers l'avant — Il a
rompu le pacte.
contre le bastingage de tribord, de façon à « Pour cette petite fille qui est à bord, il
être masqué, par la voile, aux yeux de l'offi- me tuerait.
cier dé quart. — C'est vrai ! dit le Senor.
Daniëlou le rejoignit. — Donc, il n'est
plus mon ami et je re-
— Capitaine, dit le Senor, les autres com-
prends ma liberté.
mencent à murmurer ferme contre vous. « On n'est pas le matelot d'un homme
— Ah ! fit Daniëlou d'un air indifférent.
qu'on massacrerait à cause de la jupe d'une
—11 disent que vous êtes une poule fillette.
mouillée. — C'est
juste.
— Vraiment! — Encore, fit Daniëlou, s'il ne
— Que vous avez froid aux s'agissait
yeux et que que de lui céder cette petite !
vous avez peur du commandant. « Après tout, je lui ferais ce sacrifice-là
— Il faut laisser dire ! fit Daniëlou avec volontiers.
insouciance. « Mais peut-on laisser vivre la fille d'un
— Mais, capitaine, ils veulent se révolter homme que nous allons bientôt jeter par-
sans vous. dessus le bord ?
— Tiens ! tiens ! tiens ! — Non ! dit le Senor.
« C'est au moins le Parisien qui leur souf- — Tu vois donc bien
qu'il faut en finir
fle cette idée-là. avec Cacatois.
AU PAYS DES SINGIiS 77

« Jamais il ne consentirait à laisser massa- — Tu vas leur dire que je me suis assuré
crer sa poupée. que Cacatois mangeait:
• « Si on il la défendrait cer- « Tu leur feras croire qu'on l'a mis au
y touchait,
tainement. pain et à l'eau.
« Morte, il la vengerait. « Ça les calmera.
« Elle vivante, c'est un danger et un em- « Et puis tu leur raconteras que le com-
barras. mandant se défie trop en ce moment- ci pour
— D'où vous concluez, capitaine, qu'il qu'on puisse rien faire.
faut laisser Cacatois crever de faim dans la « La moitié des soldats veille les fusils
cale. toujours chargés.
« Bien raisonné. « Impossible de se soulever pour le mo-
« Du reste, depuis que Cacatois m'a re- ment.
gardé d'une certaine façon, le soir de l'em- « Mais si l'on se tient tranquille pendant
barquement, quand il croyait la petite poi- quelque temps, le commandant croira l'affaire
gnardée par vous et moi, j'ai compris que apaisée.
votre matelot devenait un camarade gênant. « Alors il se relâchera de la surveillance
— Et tu acceptes de le que l'on exerce pour le quart d'heure.
remplacer près de
moi ? —- Bien ! dit le Senor.
— C'est-à-dire, — Tu défendras ensuite, mais très-secrè-
capitaine, que vous me
faites là un honneur dont les autres crève- tement, aux Frères d'initier les Flambarts
ront de dépit. qui deviendraient sacrés pour nous.
— Tu te dévouerais « Comme je ne tiens pas à partager avec
corps et âme, pas
vrai? eux le trésor que contient le navire, il faut
— Vous m'avez déjà vu à l'oeuvre, que nous soyons libres vis-à-vis de ces mar-
capi-
taine. souins-là.
— Oui, tu es franc de collier et tu ne re- — Bon ! fit le Senor.
chignes pas sur les vilaines besognes; je « Il retournera carreau pour eux au der-
t'estime. nier moment.
Ils échangèrent une poignée de main cor- — Tu m'as
compris.
diale. « Tâche que les autres soient assez fins
Daniëlou reprit : pour ne pas donner de soupçons et assez
— Voici mon discrets pour se taire.
plan.
« Je suis certain que le commandant laisse — Sauf le Parisien, les Frères sont taci-
Cacatois et les mousses crever de faim dans turnes.
la cale. « Quant au Parisien, lorsqu'il le veut, i]
« J'ai entendu comme des rugissements parle pour ne rien dire.
avant-hier. « C'est un malin.
« C'est Cacatois —
qui hurlait famine dans Trop malin ! fit Daniëlou.
ses fers. « Il lui en cuira.
— Vrai, c'est dur! fit le Senor. Ce com- Sur ce, les deux conspirateurs échangè-
mandant n'est pas tendre ! rent un fin regard.
— Rude homme ! dit Daniëlou. Il déplaisait à Daniëlou que le Parisien
Et il continua : eût poussé les forbans à une prompte révolte
— Dans dix qui gênait ses projets.
jours Cacatois sera mort ; on
ne peut pas vivre plus de treize jours sans Or, il était toujours dangereux de déplaire
boire ni manger. à Daniëlou.
« Débarrassé de lui, j'agirai. Celui-ci ayant fait pacte avec le Senor, lui
— Mais d'ici
là, capitaine, les autres mur- serra énergiquement la main et s'éloigna.
mureront. Entre ces deux hommes il y avait ce qu'il
« Ils voudront se révolter. faut de ressemblance pour faire naître la
78 L'HOMME DE BRONZE

sympathie, et de supériorité du côté du Carter avait fait voile pour l'Europe et


maître pour forcer l'admiration de l'inférieur. il avait réalisé en différentes capitales les
En admettant que Daniëlou fût un tigre, ventes dont il était chargé.
le Senor se faisait volontiers son jaguar ; il A Londres, à Paris, à Vienne, il avait
était ravi et flatté d'aller à la curée en si très-habilement conclu des marchés fort
bonne compagnie. habilement conduits.
Ce soir-là même, l'Espagnol calma ses Et il avait réalisé des sommes énormes
compagnons et leur fit prendre patience; en numéraire.
le commandant du bord put croire, depuis Avec toute l'adresse d'un conspirateur
ce moment, que l'exemple qu'il avait donné habile, il avait entassé, sans exciter de soup-
avait produit effet et que l'équipage était çons, des millions dans la cale de la Déli-
dompté. vrance.
Une révolte de son premier équipage
avait été noyée dans le sang ; ses soldats,
CHAPITRE XXII élite des troupes de l'insurrection cubaine,
avaient exterminé les matelots qui s'étaient
Explications. soulevés.
Appelé sur les côtes de Bretagne et sur
Que contenait dans ses flancs le brick mys- celles d'Angleterre pour y recueillir des af-
térieux ?
filiés, officiers de grand mérite, destinés à
Ceux de nos lecteurs qui ont lu le Morne
commander les régiments cubains qui man-
aux Géants l'ont sans doute deviné.
quaient de chefs expérimentés, il lui fallait
Le capitaine de la Délivrance était le fa-
croiser sur la côte du Finistère ; mais il im -
meux .Carter, ce corsaire qui se distingua d'éviter Brest, port militaire.
au service de toutes les nobles causes, qui portait
Il avait choisi Roskoff, petit port presque
transporta notamment les volontaires de Ga- inconnu, peu surveillé ; il s'était même tenu
ribaldi en Sicile, et qui, bras droit de Maz-
en rade par excès de précaution.
zini, fit réussir la révolution italienne. A Morlaix, ville voisine, port très-fré-
Depuis la mort de Mazzini, il lui avait suc-
cédé et il était devenu le chef de toutes les quenté, il avait recruté un nouvel équipage,
sociétés secrètes ayant pour but l'affranchis- chargeant de ce soin Daniëlou, qu'on lui
avait désigné comme un homme habile et
sement des peuples et des races.
résolu.
Carter, usé par la vie accidentée qu'il avait
De Paris, il avait ramené sa fille à son
menée, se sentait mourir; mais il voulait s'il-
lustrer une fois encore avant de descendre bord, la retirant d'une maison de sourdes-
muettes où il l'avait placée, espérant qu'on y
dans la tombe et fixer sur lui, au moment du
ferait son éducation.
trépas, les regards du monde.
Il voulait léguer à la postérité le souvenir Mais, rebelle à toutes leçons, Éva n'avait
de sa figure héroïque, dominant jusqu'à sa pu se plier à la discipline de l'école ; elle
dernière heure les plus grands événements; n'avait rien appris, et elle avait manifesté la
de ne s'astreindre à aucun rè-
parmi ceux-là il plaçait l'indépendance de ferme volonté
l'île de Cuba, dernier refuge de l'esclavage ! glement, en mettant littéralement le feu au
C'est à cette grande oeuvre qu'il s'était couvent.
dévoué.. Son père, rappelé par une dépèche télé-
Il avait accepté la mission de recueillir à graphique, avait dû la reprendre avec lui et
son bord tous les bijoux, toutes les parures, l'emmener partout dans ses voyages.
toutes les richesses des familles cubaines. Il l'adorait, du reste.
Les femmes de cette île héroïque se dé- Difficilement il s'en était séparé, par de-
pouillaient de tout le luxe cher à leur coquet- - voir, pour qu'elle apprit à lire et à écrire.
terie, pour le convertir en or monnayé. I Quand il lui fut. démontré que c'était
AU PAYS DES SINGES 79

chose impossible, il fut enchanté de la gar- se mesurer avec Carter, si grand homme de
der à ses côtés. mer que fût celui-ci.
Lorsque le brick arrivait en vue d'une Telle était la situation, une des plus dra-
ville, il la confiait soit à Struensée, soil. à matiques dont les fastes maritimes aient
Ganteras, et, avec l'un ou l'autre, elle s'amu- conservé le souvenir.
sait au gré de sa fantaisie d'enfant. D'une part, des corsaires armés pour une
Rien à craindre du reste pour l'honneur insurrection, hommes d'honneur, mais tous
d'Éva. jetés hors la loi.
Ces initiés, hommes d'honneur, de devoir, PHs par la marine militaire espagnole, ils
de dévouement, tous francs-maçons des plus étaient fusillés.
hauts grades, tous affiliés à la terrible et D'autre part, une bande de pirates, gens
mystérieuse société secrète créée par Maz- effroyablement braves et féroces, ayant com-
zini, tous, sans exception, étaient incapa- mis tous les crimes, capables de toutes les
bles d'une action vile ou d'un bas calcul. audaces, quand ils sentaient de l'or sous
Ces hommes venaient de jouer des rôles leurs pieds.
importants dans le drame européen. Entre ces deux extrêmes, les Flambarts,
Les uns, comme Canteras, étaient à la tête natures énergiques, honnêtes au fond, mais
du mouvement cantonaliste en Espagne ; ils entraînés au meurtre, prêts à ternir leur
avaient défendu Garthagène ; puis, vaincus, vieille gloire par des assassinats.
ils avaient gagné Oran avec un navire cui- El, sur ce navire, condamné à être le
rassé. théâtre d'une lutte épouvantable, la passion
Là, Carter les avait recueillis. se tordait furieuse, jalouse, menaçante et
Nous l'avons vu accosté en mer par d'au- terrible aux pieds d'une jeune fille qui réa-
tres initiés. lisait l'idéal de femme le plus charmant, le
Ceux qui venaient de l'île de Sein étaient plus adorable, le plus fascinateur que l'on
des chefs compromis dans les événements pût rêver.
politiques qui avaient suivi, en France, la
guerre de 1871.
Ceux-là, cachés dans l'île, grâce au dé- CHAPITRE XXIII
vouement d'un gentilhomme breton, avaient
vécu dans le creux d'un temple druidique
Le travesti.
inconnu.
Leur présence élait signalée.
On avait envoyé des gendarmes pour leur Ce qu'une fille amoureuse sait inventer
donner la chasse. pour voir celui qu'elle aime, personne ne
Mais' nous avons vu que, malgré la sur- l'ignore.
veillance dont ils avaient été l'objet, ils Duègne, parents, barreaux, prison, cou-
avaient échappé aux recherches, puis,, à vent, gardiens, rien ne l'arrête.
heure fixe, gagné la pleine mer pour arriver La femme est comme les parfums, insai-
au rendez-vous à la minute précise. sissable et pénétrante.
Ces hommes, élite de conspirateurs et de Elle pénètre où elle veut, envahit tout,
soldats, allaient donner des chefs expéri- vous échappe toujours et vous possède sans
mentés à l'insurrection cubaine. que vous puissiez l'étreindre ; au moment où
Le brick apportait quarante millions ! De vous croyez la tenir tout entière, elle on-
quoi acheter des armes, des munitions et doie, glisse entre vos bras et ne vous laisse
des équipements pour plus d'une année. qu'un cher mais irritant souvenir.
Mais il portait sur son pont un équipage Éva aimait Keremfort.
résolu à s'emparer du trésor, et commandé Elle le voulait voir.
par un forban redoutable, jeune, vigoureux, Or, la consigne était d'une sévérité inouïe.
d'une bravoure et capable de Lorsqu'Éva voulut essayer de descendre
| incomparable
80 L'HOMME DE BRONZE

dans la cale, la sentinelle barra énergique-


Fanatique de Carter, on avait certitude
ment le passage.
qu'il n'enfreindrait jamais un ordre et on le
En vain, Éva essaya-t-ellefde ses mimes laissait dans le voisinage dès gens punis des
les plus charmants! fers, certain que l'on était qu'il ne s'en occu-
Le soldat, qui avait une peur terrible pait pas.
d'être fusillé,! fut inflexible Cent hommes auraient hurlé la faim près
Canleras s'était bien douté qu'Éva vou- de lui, qu'il ne s'en serait pas ému; ce que
drait aller rendre visite au comte ; il y avait faisait son capitaine Carier était toujours
mis bon ordre. bien fait.
Chargé du service intérieur, il avait donné Éva, fine et observatrice, :avait remarqué
des ordres si sévères, suivis de telles mena- qu'Astrakan pénétrait comme il voulait dans
ces, qUe pas un factionnaire n'aurait osé la" cale, allait de celle-ci au pont, du pont à
manquer à son devoir. celle-ci, sans que jamais les sentinelles.lui
Éva le comprit. fissent des observations.
Elle s'ingénia. Elle pensa qUe rien ne serait plus facile à
Elle remarqua que le service de la cale elle que de s'habiller comme le mousse, de
était fait par un mousse, fils d'un des mate- se crêper les cheveux comme lui, de se noir-
lots les plus fidèles de Carter. cir la figure avec du goudron comme lui.
Nous avons expliqué que le commandant Car Astrakan était plus spécialement
du brick avait une dizaine de marins dont il chargé de la soute au goudron et au coaltar
était sûr et qUi étaient chargés de l'intérieur. dont son père lui abandonnait la haute ad-
Parmi eux, se trouvait un càlfat que l'on ministration.
avait spécialement chargé de la soute aux Éva calcula qu'en s'y prenant bien, c'est-
cordages et au goudron, située au plus pro- à-dire en se travestissant vers le soir, en se
fond de la cale. munissant d'une gamelle et d'un bidon, elle
11 se faisait aider par son fils, joli garçon- n'aurait qu'à se présenter, tête un|peu basse,
net d'environ quatorze ans, beau petit brun, devant les sentinelles, et que, dans l'obscu-
quelque peu mulâtre. On l'appelait Astra- rité, celles-ci la laisseraient passer croyant
kan, parce qu'il avait une superbe chevelure avoir affaire à Astrakan.
noire, toute frisée comme une peau d'agneau Ce plan bien et dûment combiné dans sa
d'astrakan. petite tête, elle se hâta de l'exécuter.
Lui et son père vivaient dans la cale, se- Elle travailla avec acharnement à se fabri-
lon la coutume des souliers qui prennent quer des vêtements et de ses magnifiques
l'habitude de leurs trous, en sortent peu, y cheveux elle se fit une toison aussi fournie
travaillent, y mangent et y dorment. que celle d'Astrakan.
Trois fois par jour, le mousse Astrakan, Lorsqu'elle eut barbouillé sa gentille
sortait de la cale, pour venir aux distribu- figure, elle eut vraiment une ressemblance
tions de vivres ; il emportait la ration de son assez grande avec le mousse.
père et la sienne. Alors elle se mit en quête d'ustensiles de
Naturellement les sentinelles chargées cuisine.
d'empêcher les communications entre la cale I Comme elle rôdait partout sans qu'on y
et le pont, laissaient passer Astrakan ; il fallait prît garde, elle descendit .à la cuisine, eut
bien que le vieux calfat reçût ses vivres. l'air de s'intéresser aux préparatifs du maî-
Du reste, rien à craindre de ce brave sou- tre coq, ce qui combla celui-ci d'orgueil et
tier. de joie, puis elle s'empara prestement d'une
Taciturne, sauvage, ne parlant jamais, ne gamelle au plat, d'un tonnelet de bois pour
disant mot à qui que ce fut, fuyant la lumière, le transport du liquide.et elle regagna sa
il vivait sombre, navré, inguérissable de la chambre.
mort de sa femme, une mulâtresse qu'il ado- Bourrant la gamelle de friandises, rem-
rait. plissant le bidon de vin fin pris chez son
AU PAYS DES SINGES 81

La D^livraïue!

père dans l'armoire aux liqueurs, elle at- plus rien à craindre ; il lui fut facile d'arri-
tendit le moment. ver à l'endroit où le comte était aux fers.
Lorsque la nuit commença à tomber, elle Celui-ôi était enchaîné, selon la coutume,
se faufila dans l'escalier conduisant à la cale. dans une espèce de galerie où le jour n'ar-
Une sentinelle dit : rivait pas.
— Tiens, ce vieux phoque de callier a A l'entrée de celte galerie, veillait un fac-
donc double ration aujourd'hui ! Astrakan a tionnaire.
déjà passé. Il avait consigne de laisser passer Astra-
— Il y aura eu gratification pour ce rat kan, qui était chargé d'apporter des vivres
de cale ! dit un sergent. au comte.
Éva était déjà loin. Quoique le mousse fût venu une heure au-
Point de soupçons ! paravant .avec le dîner ,du comte, la sentie
Point d'entraves ! nelle crut qu'on envoyait au prisonnier un
Elle se guida avec un merveilleux instinct supplément de vivres.
dans la cale et disparut dans ses profon- Elle ne s'en étonna pas.
deurs.' L'histoire du comte élait maintenant con-
Une fois les sentinelles trompées, une fois nue de tout l'équipage.
dans là partie jhasse du navire, elle n'avait Rien de surprenant donc à ce que l'on
L'HOMMEDE BRONZE. — 11 Au PAYS DES SINGES. — 11
82 L'HOMME DE BRONZE

améliorât son ordinaire et à ce qu'on lui fît Daniëlou jugea que l'heure de la révolte
quelque faveur. était venue ; tout lui parut favoroble.
Eva se glissa auprès d'Henry qui fut fort Aux fers, le grand Cacatois.
étonné de sentir à son cou les deux bras Aux fers, le comte Henry.
d'un mousse. Aux fers, les mousses.
Mais un long baiser, une folle étreinte D'une part, personne, parmi les siens, qui
lui firent bientôt deviner la vérité. put le gêner dans ses odieuses espérances
La cale se transforma en paradis ; ce coin sur Eva.
noir devint un ciel illuminé par les yeux D'autre part, tous les matelots recrutés
d'Eva, étincelant dans l'ombre par lui s'unissaient dans une haine commune
Longtemps les jeunes gens demeurèrent contre le commandant.
enlacés, longtemps ils échangèrent des bai- Les Flambarts, quoique non affiliés aux
sers. Frères de la Côle, tenaient assez au comte
Cependant le comte comprit que si cette Henry et à leurs mousses pour se battre avec
entrevue se prolongeait trop, la sentinelle fureur.
aurait des soupçons. Le dernier des Karigoul était comme en-
Il se dégagea doucement des caresses ragé de savoir son maître aux fers et il
dont la jeune fille l'enveloppait avec l'ardeur chauffait les Bretons à blanc.
folle d'une enfant, qui suit l'irrésistible élan Les forbans aimaient fort le Grand-Caca-
des désirs qu'aucune éducation n'a refrénés. tois, leur second chef.
De son mieux, il lui fit comprendre qu'elle Le bruit répandu que les prisonniers mou-
devait partir. raient de faim avait avivé tous les ferments
Elle l'embrassa une dernière fois avec de colère.
une fureur passionnée et elle remonta sur Ces .hommes terribles sentaient de féroces
le pont sans encombre, puis regagna sa colères bouillonner dans leur poitrine.
chambre. Tout étant favorable, l'heure propice étant
Mais, chaque soir, elle revint ainsi sans venue, Daniëlou se décida.
qu'on s'aperçût jamais de son stratagème. 11 eut une conférence rapide avec le Senor
et lui donna ses ordres.
— Le moment est venu, lui dit-il. Dans
mon opinion, il n'y a qu'un moyen de réus-
CHAPITRE XXIV
sir, il faut allumer l'incendie dans le na-
vire, et, pendant la confusion du premier
Vheure est venue. * moment, on exterminera matelots et sol-
dats.
Quinze jours se sont écoulés. •— Mais si le navire brûle !
Le brick a dépassé Ténériffe. — Sois tranquille. nous
Vainqueurs,
Daniëlou pense à accomplir enfin ses pro- éteindrons le feu. Il y a des pompes puis-
jets. santes à bord, et l'on peut inonder le bâti-
Il a donné ses ordres au Senor qui s'est ment ; le commandanTa pris toutes ses pré-
attaché à raviver les fureurs cle l'équipage. cautions pour étouffer un incendie.
a raconté que depuis trois — Bien ! dit le Senor,
L'Espagnol je vais m'entendre
jours, le commandant avait ordonné qu'au- avec les autres camarades.
cune nourriture ne serait plus donnée aux — Ce sera pour la prochaine nuit ! dit Da-
prisonniers. niëlou.
Keremfort, Cacatois, les mousses étaient 11 donna des instructions minutieuses à
donc condamnés à mourir de faim. son acolyte.
Une fermentation sourde et terrible secoua — Il faudra,
dit-il, frapper sans bruit, sans
les Flambards et les forbans. cris, à coups de couteau. Vous mettrez le
Étant donnée l'irritation de l'équipage, feù à l'entre-pont, l'on enverra aussitôt des
AU PAYS DES SINGES 83

soldats et des matelots pour l'éteindre. Ouistiti, qui n'était pas prisonnier et qui
Mêlez-vous à eux et tuez-les sournoisement : brûlait cle se distinguer, s'offrit pour être
que l'on ne s'en aperçoive que le plus tard descendu à l'entrée d'un sabord et pour
possible. Quand l'alarme sera donnée, et envoyer dans l'intérieur du brick les ma-
quand le commandant comprendra que nous tières qui devaient allumer le second in-
sommes en révolte, alors il faudra du nerf; cendie.
on se jettera sur les soldats de gracie et sur D'autre part, chaque homme se munit
les officiers. d'armes.
— Bien ! dit le Senor. Le commandant du bord s'était bien at-
— Va donc, et qu'à onze heures du soir tendu à ce que Daniëlou embarquerait des
le feu flambe. mauvais sujets ; il ne se doutait pas qu'il
— Gare qu'il ne flambe trop ! allait avoir affaire à des forbaus, ayant déjà
— Je vais faire visiter et fonctionner les la ferme résolution de s'emparer du navire.
pompes aujourd'hui! dit Daniëlou. C'est un Il ne fit pas fouiller ces hommes à leur
délail cle service qui me regarde. Je m'as- arrivée à bord : ce fut une faute.
surerai que tout ce matériel est en étal. Tous avaient des revolvers, arme très-fa-
— Et les Flambarts ! demanda le Senor. vorable au combat dans une scène cle ré-
— Après la révolte, on aura à se débar- volte, sur un navire, où l'on se bat à courte
rasser cle ces corsaires. portée.
— Ça ne sera pas difficile. Le soir tout était prêt, avant peu d'heures
. Les deux pirates échangèrent un sourire le sang allait couler.
sinistre.
Le Senor retourna parmi les forbans et
leur annonça la résolution de Daniëlou qui CHAPITRE XXV
fut accueillie avec enthousiasme.
Les Flambarts avertis entrèrent de tout L'incendie.
coeur dans le complot.
On prit toutes les mesures nécessaires Tout élait prêt.
pour réaliser le plan du maître. L'heure sonna de celte révolte qui devait
Celui-ci, vers neuf heures, se glissa parmi avoir un si lerriblc dénoûment.
les forbans. Le brick filait sous faible brise, et sur
Il proposa, pendant que le feu attirerait la mer tranquille dont les ondulations lentes
l'attention vers l'avant du navire, de lancer et molles berçaient le sommeil de ceux qui
des brandons enflammés dans le faux-pont dormaient.
par les sabords. Le ciel étincelait d'étoiles qui se miraient
— Nous aurons deux feux au lieu d'un ! dans les eaux à une profondeur infinie ; les
fit-il. oscillations des flots, mêlant les reflets des
Puis il .ajouta : astres, formaient, clans les abîmes de l'océan
— Le feu de sera très-long des jeux de lumière d'une splendeur incom-
l'entre-pont
avant de s'étendre ; mais il produira beau- parable ; et l'oeil charmé, ébloui, fasciné,
coup de fumée. A un moment donné, nous suivait d'un regard éperdu ces milliards de
ferons sauter les cloisons qui séparent nos feux ondoyants, au-dessus desquels se des-
chambres de l'entre-pont; nous viendrons sinait, vive et nette, la ligne d'étincelles
surprendre avec un détachement les soldats électriques que le sillage du navire faisait
du commandant combattant sur le pont. jaillir des eaux phosphorescentes.
Et on l'approuva unanimement. Tout était calme et silencieux à bord; d'un
Pendant toute la journée, avec toutes les côté l'ignorance du danger; de l'autre la
précautions nécessaires pour ne pas être vus, lourde inquiétude qui précède le moment
les Flambarts et les forbans avaient fabriqué décisif des entreprises hasardeuses.
des mèches goudronnées. Tout à coup un cri retentit qui sema l'a-
84 L'HOMME DE BRONZE

larme jusqu'au fond du navire, et qui, glis- Et vivement :


— Est-ce
sant sur la surface des eaux, alla se perdre que le feu est déjà dans l'entre-
dans les espaces lointains. pont?
Au milieu des illuminations blanches el — Oui, dit le Senor. Le mousse a lancé
froides que la mer renvoyait au ciel, un jet les mèches goudronnées.
de flammes rouges et chaudes s'élança d'une — Très-bien ! dit Daniëlou.
écoutille sur le gaillard d'avant ; des colonnes « Nous allons voir comment ils s'y pren-
de fumée noires et épaisses jaillirent par dront pour l'éteindre !
toutes les ouvertures. « Quand le moment sera venu, je donnerai
Aux crépitements de l'incendie se mêlè- le signal.
rent les roulements sinistres du tambour « Tous ensemble, il faut tirer sur les
battant l'alarme et les notes lugubres du soldais.
clairon sonnant le feu. « En attendant, ayons l'air d'éteindre le
Au premier appel, toute la garde fut de- feu.
bout, en armes. Et il cria des ordres, se remuant, faisant
Quelques secondes plus tard, les soldats du zèle.
et les matelots se trouvaient tous à leur Tout à coup, par les sabords cle l'entre-
poste. pont, des flammes s'échappèrent annonçant
Les pirates et les Flambarts, à l'avant, que l'incendie avait envahi cette partie du
semblaient tumultueusement chercher à navire.
éteindre le feu. Le danger devenait douille, imminent,
Le commandant parut. terrible.
D'un coup d'oeil il jugea la situation et Carier jugea qu'il n'y avait pas de temps
appela Daniclou. à perdre.
Celui-ci accourut, simulant le zèle el l'em- Il plaça le poste do garde, vingt-cinq
pressement. hommes, en bataille, sur le pont, à l'arrière,
Le vieux commandant le regarda entre et donna l'ordre à Struensée, qui comman-
les deux yeux el lui dit : dait ce détachement, de balayer sans pitié,
— Monsieur, ceci est le commencement par une déchagc, les gens de Daniclou au
d'une révolte ! premier mouvement suspect.
Daniclou deviné se domina et dit d'un air De plus il ordonna à un officier de faire
élonné : mettre à l'eau les embarcations, toutes ins-
— Le croyez-vous, mon commandant? tallées à l'arrière, sous la main et sous l'oeil
Incendier le navire, c'est se mettre soi-même du poste.
en péril. Il enjoignit en même temps qu'on les mu-
Le vieillard trouva si vrai l'accent du se- nît d'armes, de munitions et de vivres.
cond qu'il douta de sa complicité ; toutefois, Ainsi fut fait.
il lui dit : Le commandant ayant ainsi prévu le cas
— Allez vers le gaillard d'avant, mon- où il faudrait abandonner le navire, lança,
sieur ; rassemblez vos hommes et venez les clans le faux-pont, tout le reste de son
placer ici sous les fusils de mes gardes ; s'il monde pour étouffer l'incendie à l'intérieur.
n'y a pas révolte, nous le verrons bien. Quant à celui qui avait éclaté sur l'avant,
— Et le feu, mon commandant ! il ne le jugeait pas dangereux et il avait
— Quand vos sacripants seront à la place raison.
que j'ai dite, on s'occupera des mesures de Dans les hauts d'un bâtiment, hors des
sauvetage. Allez, vous dis-je! parties vives, le feu devait être plus tard fa-
Daniëlou se lança vers la proue et trouva cile à éteindre..
* d'abord un
groupe que dirigeait le Senor. Carter avait pris la meilleure résolution,
Le second lui dit rapidement : étant donnée sa situation; mais il ignorait
— Le vieux se défie. que les forbans étaient munis de revolvers.
AU PAYS DES SINGES 85

Daniëlou, entendant le bruit des pompes il s'était passé dans la cale des événements
qui commençaient à fonctionner dans le faux- qui devaient avoir une importance capitale
pont, jugea le moment propice. pour le dénôûmcnt de la crise.
Il dit au Senor : Nous savons que Cacatois, mis aux fers,
— Qu'on s'embusque ! Qu'on se tienne au était enfermé dans un compartiment voisin
raz du pont, derrière des paquets de corde de celui où les deux mousses avaient été
ou au pied des mâts ; à mon commandement, jetés.
feu de tous les revolvers sur le poste, et en Le lecteur se rappelle que les deux ga-
avant tous. mins, par suite de la précipitation avec la-
Le Senor transmit les instructions du se- quelleon les avaitcueillis et coffrés, s'étaient,
cond à chacun des révoltés qui, jusqu'alors, fort heureusement pour eux, trouvés dans
avaient fait mine d'éteindre le feu sur l'a- une soute où l'on avait entassé des caisses,
vant. lesquelles contenaient la réserve des liqueurs
Struensée, à l'arrière, vit les forbans et du commandant.
les Flambards abandonner le travail et s'a- Lorsque l'on connaît la vie à bord, on se
platir sur le pont : rend compte de certains manquements et de
— Joue! ordonna-t-il aux soldats qu'il certains désordres.
commandait : Car c'était un accroc au règlement que la
Et il cria : présence de ces caisses en cet endroit; c'était
— A vos postes, les
gabiers ! A vos postes un désordre.
ou vous êtes morts ! Mais il résultait d'une lutte qui sera éter-
Mais Daniclou, lui, d'une voix tonnante, nelle à bord de tout navire, fût-il un bâti-
criait de son côté : ment cle l'État.
— FeU! C'est celle que livrent les domestiques
On sait avec quelle effrayante rapidité les particuliers- de l'état-major aux capitaines
revolvers se déchargent. d'armes et aux maîtres chargés des menus
Cent balles en un instant vinrent cribler détails de service.
les hommes du poste qui, en ligne, debout Le Magenta, navire valant dix millions, a
pour tenir mieux les gabiers sous leur feu, été incendié par suite de l'inobservation des
reçurent les projectiles des insurgés invisi- règlements auxquels les gens de service
bles et tombèrent foudroyés. attachés aux officiers ne se sont pas con-
Struensée et presque tous ses soldats fu- formés.
rent abattus, fauchés, détruits dans celte sur- A bord du brick la Délivrance, il s'était
prise effroyable, en cpiatre ou cinq secondes. passé quelque chose d'analogue.
Le rugissement de tigre de Daniëlou re- Le cuisinier particulier du commandant,
tentit de nouveau : des officiers et des passagers, avait encom-
— A la hache ! criait-il bré, selon la coutume, de provisions de toute
Et il se ruait sur un renfort cle troupes qui espèce, les compartiments à lui réservés ;
accourait de l'intérieur du navire et débou- mais, insatiable, comme tout bon chef de
chait du poste sur le pont. fourneau, ne trouvant jamais qu'il fût assez
La lutte à l'arme blanche se déchaîna sur muni pour bien fournir la table, il avait
le pont, furieuse et acharnée bondé de liqueurs et de vins fins plusieurs
soutes qui avaient d'autres destinations.
Ce détail avait passé inaperçu.
CHAPITRE XXVI La cale est le pays noir, l'enfer du navire.
Outre que l'on n'y voit goutte, on s'y risque
Les fers brisés. peu volontiers.
Donc rien d'étonnant à ce que les deux
I
Pendant les longues journées qui avaient ; mousses eussent sous la.main des provi-
précédé la révolte à cette heure déclarée, * sions énormes de
liquides.
86 L'HOMME DE BRONZE

D'autre part, les rats pullulaient. po


poses crispées, face contre le plancher, et ne
C'était un manger délicieux pour des af- ré
répondez à aucune question que par des
famés. pli
pleurnicheries vagissantes.
Les communications s'étaient établies ré- « Avez-vous saisi la manoeuvre?
gulières entres les mousses el Cacatois, celui- — Cacatois, dit la Sardine, nous serions-
ci avait donné les meilleurs conseils aux pi
plus bêles que des mousses d'amiral, si nous
enfants. nc vous avions pas compris.
ne
Tout d'abord il leur avait dit : — C'est bien , mes jolies dorades.
— Je ne pense
pas qu'on pense à nous vi- « Maintenant, il faut travailler à me dé- |
siter avant qu'on ne nous croie crevés de bf
barrasser de mes fers.
faim et de soif. « Ça ne sera pas difficile.
« On ne viendra que pour enlever nos- « Vous avez des outils.
carcasses. Pour des singes delà force de ces mousses,
« Mais faut pas, couquinasse ! que ces 01
ouvrir le cadenas des fers avec leur couteau,
marsouins-là aient des soupçons que nous ci fut l'affaire d'un tour cle main.
ce
faisons des nopees et festins. Quand Cacatois fut. libre, ils lui deman-
« Quand vous entendrez clans la cale les d
tlèrenl.
— Qu'est-ce quevous allez faire, maître?
pas d'une ronde, poussez-moi pendant les
— Rien provisoirement! dit celui-ci.
cinq premiers jours, des cris, pleurs-et gé-
missements, en secouant la porte. « Je ne veux pas sortir maintenant el
« On croira que vous avez une faim d'en- c
commencer la lutte.

rages. Ça ne servirait qu'à me faire exterminer.
« Ensuite diminuez, chaque jour, la force « Mais quand nous entendrons le remue-
cle vos coups cle gueule. iménage d'une révolte, nous agirons.
« Plaignez-vous en douceur comme d'hon- « On doit penser à nous délivrer.
nôtes terriens à l'agonie, qui font leurs pe- « On combine la chose, là-haut, pour.
tites grimaces à la mort. « Avant peu, vous aurez du nouveau et je
« Moi, je ferai de môme. me tiens prêt avec vous à briser la porte, à
« Tant que nous nous remuerons un peu, tomber sur les sentinelles qui gardent la cale
que nous nous plaindrons, on ne viendra pas el à prendre leurs armes.
nous déranger; dans ces cas-là, personne « Avec trois bons fusils et une pelife sur-
ne tient à se trouver devant sa victime.
prise opérée derrière l'ennemi, nous produi-
. a Le coeur humain esl lâche. rons un effet cle diversion qui mettra les sol-
« On fait mourir une personne de faim, dats en déroule.
mais on n'aime pas à la regarder dans le « Je connais ça, les surprises.
blanc des yeux pendant qu'elle est en train « Deux hommes qui vous tombent sur le
de souffrir. clos en criant : A mort ! en démoralisent plus
« Tout requin à sept gueules qu'il est, le
de cent qui sont en face.
commandant ne serait pas à son aise devant — Bien, maître ! dirent les enfants.
nous, si nous lui pleurions pitié à genoux.
ai la Et depuis l'on attendit !
« Maintenant que je vous expliqué
Mais les jours s'écoulèrent sans que rien
chose, jouez gentiment votre petite musiq-ue;
de mon instrument. d'anormal avertit les prisonniers qu'une
je me charge
. « Cependant, comme il faut tout prévoir, révolte éclatait.
en cas cle visite, que tout dans votre cambuse 3 Le neuvième jour, Cacatois vit clair dans
soit bien en ordre. le plan de Daniëlou.
« Dissimulez les bouteilles vides et less II dit aux mousses :
trous faits aux caisses-, — Mes enfants, je comprends ce qui se
« Quand vous entendrez qu'on ouvre votre e If passe.
aflalez-vous, prenez des! 3s I « Je gêne Daniëlou.
porte, étalez-vous,
AU PAYS DES SINGES 87

« Il veut me faire crever de faim, vous l naturellement


| na se débarrasser de nos cada-
avec moi. vr
vres qui empoisonneraient la cale de mau-
« Vous êtes crânes, pas vrai? va
vaises odeurs !
— Oui, maître. Et il ruminait là-dessus.
— Je suis un vrai
père pour vous ! Le douzième jour il disait :
— Ça c'est vrai. — On viendra pour sûr...
— Eh bien, il
y en a qui mépriseraient Et il faisait part aux mousses de ses ap- ,
des petits moussaillons comme vous ; moi je „,
préhensions.
vous estime et je crois que vous me rendrez
Passe-Partout fit une observation qui
plus de services que si vous étiez de vrais
calma un peu le Provençal.
matelots, aussi grands que père et mère. — Maître, dit-il, le commandant nous
« J'ai appris à vous connaître. sup-
« Pour lors, il s'agit de sauver la petite pose crevés, mais il ne craint pas que nous
sentions mauvais.
muette.

« Ça vous va-t-il ? Pourquoi ça? demanda Cacatois.
— Pour vous faire plaisir ! dit Passe-Par- — Ce qui reste de viande à des morts
c faim, fit le mousse, ça n'est pas lourd, et
de
tout; on vous donnera un coup de main.
— Histoire de vous être les rats ont bien vite dévoré un cadavre
agréable ! fil la 1 .
Sardine. J
jusqu'aux os. Le commandant doit le savoir.
— Alors, mes petits poissons volants, je — Tiens, lit Cacatois, de
couquinasse
'
moussaillon! tu es de la pâle dont on fait
compte sur. vous.
Les deux mousses prirent une attitude so- les Frères de la Côte.
lennelle et dirent avec un enthousiasme » « Ma parole d'honneur, je t'affilierai dès
ému. '
crue lu auras seize ans!
— Cacatois ! C'est à la vie et à la mort ! « Ta devines loue !
— Moi de même, capeguoille ! dit le3 « Je comprends pourquoi on ne vient
pas
Provençal. chercher nos carcasses pour les jeter à la
El montrant le poing : mer, cousues dans un sac.
— Ah ! brigand de Daniclou ! « Le commandant se dit que ça ferait
« Ah! canaille cle matelot ! murmurer 1:équipage et que c'est inutile,
« Je veux te dévisser les os pour l'appren- puisque les rats nous mangeront.
dre à me trahir. — Au lieu que c'est nous
qui mangeons
Et il ajouta : les rats ! dit la Sardine.
— Surtout ne bougeons pas avant les au- — Toi aussi, tu seras Frère de la Côte !
tres! dit Cacatois.
Et depuis, Cacatois avait redoublé de pru-[~ « Car toi non plus, tu n'es pas bête !
dence et recommandé aux enfants de se dé-'" — Vrai! maître, vous nous initierez?
fier d'une visite possible. — Vrai de vrai !
— Attention ! leur disait-il.
— Non d'un tonnerre de Brest !
« Voilà déjà bien du temps passé dans jura la
Sardine à la façon bretonne,
cette cale et l'on doit nous croire morts ; je je
« Quel honneur d'être Frères à seize ans !
m'étonne même qu'on ne vienne pas pourJr
— C'est-à-dire
prendre nos carcasses et les jeter à l'eau. qu'on me ferait capitaine,
« Si une ronde entrait, faites bien les ago-0_ je ne serais pas plus content ! s'écria Passe-
nisants surtout. Parfout !
Et les mousses de le promettre ! EL les deux enfants refirent serment de
Ce qui chiffonnait un peu Cacatois, 'c'é- 'é- se faire tuer pour Cacatois.
tait cette crainte cle la visite. Telle était la situation du Provençal et des
— Le commandant,
pensait-il, quand il deux mousses, lorsque la révolte éclata
I
jugera que nous devons être morts, voudra ira enfin.
88 L'HOMME DE BRONZE

Exaspéré, il se précipita vers l'endroit où


le comte élait attaché par les fers, à la mu-
CHAPITRE XXVII raille du bâtiment.
Or, comme toujours, il élait arrivé que le
La jalousie jusqu'à l'assassinat. succès avait enhardi les coupables, si toute-
fois Éva cl le comte étaient réellement cou-
Au moment où l'incendie éclatait, tous les pables.
officiers de Carter, selon la règle, se préci- Voyant que personne ne prenait garde à
pitaient à leur poslc. elle, sous le costume d'Astrakan, la fille du
Ganteras, qui avait l'inspection de l'in- commandant en était arrivée à ne plus se
térieur, prit deux hommes avec lui et un préoccuper de la sentinelle.
mousse muni d'une lampe, pour faire une Tout factionnaire s'ennuie, surtout clans
ronde. une cale de navire.
Le marquis était animé de pressentiments L'ennui engendre la rêverie.
lugubres. Un soldat, posé pour deux heures, au
Ce cri : Au feu ! quand il retentit sur un fond d'un trou noir, n'ayant à faire respecter
bâtiment, est déjà en lui-même, redoutable ; qu'une consigne banale, commence par se
mais quand on peut le prendre pour l'indice mettre au coin de la bouche une chique de
prochain et sinistre d'une révolte, il.jette tabac et il se laisse aller à une demi-somno-
dans l'âme les plus terribles appréhensions. lence.
Le marquis envisagea rapidement la si- Quand le véritable Astrakan' entrait, le
tuation. factionnaire n'y prenait garde.
Il avait remarqué que les matelots entou- Sortait-il?
raient le comte de Keremfort d'une respec- Peu importait.
tueuse considération; il sentait la rébellion La consigne était de le laisser passer !
clans l'air ; il se souvenait du chemin creux Passe, Astrakan !
entre Morlaix et Roskoff; il revoyait dis- Éva, un soir, avait oublié l'heure auprès
tinctement tendue cette corde qui avait ren- du comte.
versé son cheval ; il s'imaginait fermement Lorsque plus tard, elle avait repris con-
que le comte, amoureux d'Éva, élait l'auteur science du danger de commettre une im-
du guel-apens. prudence, elle avait tremblé, en passant
11 avait celle conviction que la jeune devant le factionnaire, pour sortir de la cale ;
muette, enlevée d'abord, s'était mise tout mais le soldat ne fit aucune observation.
aussitôt à aimer son ravisseur, beau garçon, Peu lui importait !
ayant tout pour plaire à une fillette incon- La consigne exceptait Astrakan de la
sciente. défense formulée contre quiconque de rendre
Et voilà que le feu prenait au navire, alors visite au prisonnier ; donc le mousse était
que l'équipage semblait tout dévoué à Ke- libre d'aller et cle venir.
remfort. Or, Éva, dans la pénombre, portant tan-
Le marquis descendait les escaliers con- tôt un plat vide, tantôt un plein sur sa tète,
duisant à la cale, il raudait ensuite avec ces ressemblait à Astrakan.
lourds soupçons dans l'esprit. Donc, pas d'observation à lui faire !
Tout à coup, il entendit le bruit sourd de S'étant aperçue qu'elle pouvait impuné-
la fusillade. ment prolonger ses entrevues, Éva en prit
Plus de doute ! tout à fait à son aise.
C'était l'explosion du complot ! Elle aimait le comte follement, sauvage-
C'était l'insurrection ! ment, furieusement.
Dans les dispositions où il se trouvait, le On peut s'imaginer ce que devait être la
marquis ne doutait pas crue de Keremfort ne violence cle la passion, chez une fille qui
fût l'âme de celle insurrection. J n'avait jamais entendu un conseil, qui igno-
AU PAYS DES SINGES 89

h'.llcerre niùlaucolii[uo.

rail toul, pour qui l'idée de la morale n'exis- dide impudeur, tantôt imp lorail l'amour
tait pas. tantôt enlaçait, le comte qui, les yeux fermés
Elle était telle que la nature l'avait faite. livrait son front aux lèvres cle la jeune fille,
Elle venait, chaque soir, se tordre avec et souffrait stoïquement du délicieux martyre
ivresse aux pieds du comte ; si celui-ci qu'elle lui faisait subir. .
n'eût pas été d'nne loyauté fièro et superbe, Mais la lutte devint dangereuse, la force
s'il n'avait pas eu cet orgueil de vouloir cle résistance du comte s'épuisait, jamais
épouser une vierge, Eva eût été sa maî- les caresses d'Eva n'avaient été aussi har-
tresse dès la première entrevue. dies ; l'instinct lui soufflait des inspirations
Mais le comte domptait ses défaillances étranges ; affolée, éperdue, elle déploya une
avec une volonté surhumaine. audace victorieuse et le comte vaincu allait
Le soir môme cle la révolte, il avait à su- succomber, quand un pas précipité retentit.
bir un assaut terrible el charmant; il pliait C'était le marquis cle Canteras qui entrait
la tète sous une tempête cle baisers. dans la cale...
Éva, mordue au coeur par le désir in- j II venait haineux, surexcité par la révolte
connu, Éva, dont l'amour en révolte gonflait dont il accusait le comte d'être l'auteur.
la poitrine, Éva naïve, mais ardente, mais Il le croyait le véritable chef des Flam-
olonnée que les longues caresses n'étei- barts; il pensait avec rage que, ceux-ci
gnissent point le feu qui embrasait son sein, i vainqueurs, Henry serait sans conteste mai-
Éva, superbe d'audace inconsciente et de can- I tre d'Éva.
L'HOMMEDE RIIONZK.— 12 Au PAYS DES SINOKS.— 12
90 L'HOMME DE BRONZE

Et le marquis se jurait de trouer, au der- On sait que les sourds-muets ne sont


nier moment, la poitrineide son rival, plutôt muets que parce qu'ils sont sourds.
que le laisser s'emparer de la jeune fille et N'entendant pas, ils ne formulent pas les
du navire. sons ; mais ils né sont pas impuissants à en
Il accourait animé d'une sombre énergie. faire entendre.
Henry, heureusement, avait repoussé Éva, Sous l'empire d'une émotion violente, ils
el celle-ci, alarmée de cette brutalité, subis- rugissent sans s'en rendre compte.
sant un choc brusque, avait repris sa pré- Éva, à la vue du geste du marquis, avait
sence d'esprit. proféré une clameur étrange et s'était élancée.
Elle vit se glisser dans la cale, un filet de '.' Elle fut reconnue par le marquis, qui de-
lumière, rayon avant-coureur du falot que meura comme paralysé par cette subite ap-
portait le marquis. parition ; elle lui arracha son épée des mains
Elle comprit que l'on venait. avant qu'il eût pu se rendre compte de son
Saisissant une gamelle vide d'une main, intention.
elle se la plaça sur la tête, en la renversant -*- Elle!... s'écria-t-il.
sens dessus-dessous, ce qui fit qu'elle en « Avec lui!...
fut coiffée. La jalousie le transforma en bêle féroce.-
Prenant un bidon d'une autre main, elle Dans un accès cle fureur, il prit son revol-
s'en alla, croisant la ronde avec un sang- ver, et repoussant violemment la jeune iille,
froid admirable. il fit feu sur son adversaire.
Mais reconnaissant le marquis, remar- Mais Henry, heureusement, si peu de li-
quant dans les regards de celui-ci une berté qu'il eût clans les mouvements à cause
exaltation farouche, elle eut comme un pres- de ses fers, pouvait cependant se baisser.
sentiment sinistre. C'est ce qu'il fil.
Le marquis, oubliant toute retenue, toute La balle ne l'atteignit pas. .
dignité, se précipita vers le comte, posa son Éva qui tenait par la lame l'épée du mar-
falot à terre, et dit avec fureur : quis, lui asséna sur la tète un terrible coup
— Vous vous croyez vainqueur, miséra- de pommeau; l'Espagnol tomba comme une
ble, et vous espérez que la révolte réussira. masse.
« Vous pensez que vous vous emparerez <Cette scène s'élait passée avec une rapi-
de miss Éva, cle l'or, du navire, cl que vous dité inouïe.
mènerez une vie de forban, après nous En ce moment, la sentinelle indécise, stu-
avoir égorgés.- péfaite de ce qui se passait, allait sans doute
« Eh bien, non ! intervenir enfin.
« Je vous jure," moi, que si vos bandits Mais le malheureux soldat tomba tout à
sont vainqueurs, vous clés un homme mort, coup en poussant un grand cri.
car avant qu'ils ne m'égorgent, je vous pas- 11 venait d'être percé d'un coup cle baïon-
serai mon épée au travers du corps.. nette.
— Je vous sais assez lâche
pour cela ! Une voix bien connue, disait avec un
dit froidement Keremfort. formidable accent provençal :
« Un gentilhomme qui subit un affront et -— Prends-lui son fusil, la Sardine, et
qui est assez vile pour ne point se battre, viens vite, capeguaille ! La petite, elle doit
assez plat pour se mettre sous la protection être en danger là-haut !
de la discipline, un Espagnol de la déca- Le comte reconnut la voix cle Cacatois
dence comme vous doit assassiner... c[ui venait d'opérer son évasion selon son
Le marquis outragé perdit tout son sang- programme, et qui, en passant, expédiait par
froid et tira son épée. surprise le factionnaire, pour ne pas en re-
En ce moment un cri sauvage qui n'avait cevoir une balle quand il s'engagerait clans
rien d'humain, un rauquement de bête les escaliers conduisant sur le pont.
fauve retentit. Le comte reconnut Cacatois à son juron.
AU PAYS DES SINGES 91

Il n'ignorait rien du dévouement de cet Il y eut Un moment de trêve pendant le-


homme étrange pour Éva el il cria : quel, des deux côtés, on travailla à se cou-
— A moi, Cacatois ! vrir et à se barricader.
« A moi ! Malheureusement Daniëlou avait un moyen
« Elle est ici. presque infaillible de terminer la lutte et il
Le falot éclairait suffisamment la scène ne devait pas tarder à l'employer.
pour c[ue le Provençal reconnût la jeune fille Carter, cependant, jugeait très-grave le
sous son déguisement ; il poussa un cri de péril qu'il courait ; il s'inquiétait de la tour-,
joie et accourut. nure que prenait le combat ; l'incendie augi-
- — As pas peur ! dit-il. menlait ; si les pirates tenaient longtemps,
« Maintenant on n'y touchera pas ! le feu devait prendre des proportions ef-
« Je suis là. frayantes.
Puis saisissant son fusil, il écrasa à coups Or, Carter ne pouvait douter que les for-
de crosse le cadenas des fers qui retenaient bans ne luttassent, jusqu'au dernier souffle
le comte. de vie.
Celui-ci secoua ses chaînes... Ceux-ci, en effet, étaient certains d'être
Il élait libre... massacrés s'ils étaient vaincus ; mieux va-
— Nous voilà dcnsses, milladioux ! dit le lait pour eux sombrer avec le navire et en-
forban, pour défendre la petite demoiselle. traîner leurs ennemis dans leur trépas.
— Quatre, maître Gacalois, quatre ! dit Le commandant songea à mettre au moins
la Sardine. sa fille en sûreté et à préparer pour l'équi-
— Bagasse ! lu as raison, moussaillon ;
page un moyen de fuite.
nous sommes quatre ! — Stevali, ordonna-t-il à un officier, allez
« Mais faudrait savoir ce qui se passe là- chercher miss Éva ; vous la trouverez pro-
haut, allons-y voir! bablement dans sa chambre. En ouvrant le
Et ils se précipitèrent tous vers le pont. sabord de ma cabine, vous aurez un passage
A mesure qu'ils montaient ils entendaient assez large pour embarquer dans la chaloupe.
la fusillade retentir plus acharnée que ja- Vous vous tiendrez là avec miss Eva, prêt
mais ; la IuLle élait arrivée à son paroxysme. à la faire descendre dans l'embarcation,
quand le moment sera venu, s'il nous faut
abandonner le brick.
— Bien! commandant! dit l'officier.
CHAPITRE XXVIII
Et il descendit à la,recherche d'Éva.
Mais il ne la trouva pas.
Inquiétude paternelle !
11 revint l'annoncer à-Carter qui conçut
un soupçon.
Pendant que les scènes que nous venons — Je suis sûr, murmura-t-il, qu'elle est
de décrire se passaient en bas, le drame de aliée clans la cale pour sauver le comte
la révolte se déroulait en haut au milieu des Henry.
péripélies les plus dramatiques. « Elle craint pour lui à cause de l'incen-
Un renfort de soldats avait repoussé vi- die.
goureusement les pirates et les Flambarts Et Carter cria à ses affiliés :
au moment où ceux-ci venaient d'anéantir — Tenez ferme, messieurs !
le poste commandé par Struensée. Mais les « Je reviens à vous dans un instant et s'il
révoltés s'étaient emparés des armes et des est nécessaire de quitter ce navire, nous
gibernes des morts ; ils se replièrent rapide- l'abandonnerons.
ment sur l'avant où ils s'embusquèrent de « Ces misérables couleront avec lui.
nouveau. « Mais nous devons combattre jusqu'au
Les soldats, eux, se retranchèrent à l'ar- dernier moment ; notre honneur y est en-
rière. gagé.
92 L'HOMME DE BRONZE

Et le commandant se précipita vers les — Commandant, dit Henry, mon devoir


échelles. es de me battre à vos côtés.
est
Il se rencontra tout à coup avec Henry — Ton devoir, dit Carter avec familia-
qui débouchait sur l'espèce de palier sépa- ri
rité, est de m'obéir.
rant de l'éntre-pont les logements de l'état Puis avec autorité :
— Vous n'êtes pas des nôtres.
major.
Lé commandant, qui se connaissait en I « Vous n'êtes lié à la cause que nous sou-
hommes, ne croyait pas à la connivence t<
tenons par aucun serment, ma. fille vous
d'Henry avec Daniëlou. a
aime et vous l'aimez
En le voyant, il s'écria : « Sauvez-la !
— Ma fille, monsieur ? — Mais, commandant...
« Où est ma fille ? — Assez !
Déjà Éva sautait au cou de son père. « Je le veux ainsi...
Celui-ci la reconnut sous ses vêlements — Eh! capeguaille, dit Cacatois, c'est bêle
d'hommes, l'embrassa avec passion, puis il c se faire prier comme ça.
de
s'aperçut que Cacatois et les mousses étaient Il saisit Henry et le poussa par le Irou du
là; il fronça le sourcil. s
sabord.
Cacatois s'en aperçut. I Le comte, bon gré, mal gré, dut descendre
— Couquinasse ! commandant, s'écria le <
clans la barque.
Provençal, ne nous fâchons pas et ne fai- Éva inquiète, ne comprenant pas bien la
sons pas de bêtise. sscène, se précipita vers le sabord et se pen-
« La petite e//e a mon coeur en tout bien, <
cha pour voir Keremfort.
tout honneur, comme si j'étais son père; — Avec votre permission, n'est-ce pas,
vous avez voulu me pendre, mais elle m'a icommandant? dit Cacatois.
sauvé la vie î il saisit la jeune fille, la faisant pas-
« Je veux crever comme un chien pour I ser au comte.
son service. IEt Puis il montra le sabord aux deux mous-
— Vous pouvez le croire, commandant ! ses en leur criant ;
alfirma le comte. -- Allez-y !
Carter lut, dans les yeux de Cacatois, la Les deux gamins sautèrent dans la cha-
loyauté et le dévouement. loupe comme des écureuils.
— Soit ! dit-il. Alors Cacatois s'embarqua à son tour et
« Venez. détacha l'amarre en criant à Carier :
Et il les entraîna dans sa chambre dont — As pas peur, commandant !
le sabord qui servail de fenêtre était ouvert Carter mit la tête au sabord.
en grand. Éva lui tendit ses deux bras ; mais déjà
— Comte ! dit-il à Keremfort, voici une elle était séparée de son père par deux lon-
chaloupe munie de vivres. gueurs d'embarcation.
« Vous allez vous y embarquer avec ce Carter lui envoya un baiser et ses yeux se
maître, les mousses et miss Éva. mouillèrent.
« Si un malheur survenait, je vous la C'étaient les premières larmes qu'il ré-
donne en mariage ; sa dot est dans ce coffret pandait de sa vie.
que je vous confie.
« Si le navire nous reste, revenez à bord
quand vous verrez tirer trois fusées d'appel. CHAPITRE XXIX
« Si nous sommes battus, il nous reste
deux canots, comme vous voyez ; nous vous Encore assassin !
rejoindrons.
« En tous, cas, rendez-vous à Rio-Janeiro. Au moment où le comte vit la chaloupe
« Allez, monsieur ! , se détacher du brick, il poussa un appel
AU PAYS DES SINGES 93

strident, auquel il fut répondu sur le na- le cloisons du faux-pont qui le sépare de la
les
vire. cl
chambre des matelots.
Alors Henry cria : c II vient de faire sauter ces cloisons-là et
— A l'eau, Karigoulet ! pi
pendant que les Flambards attaquent les
« A moi ! se
soldats sur le pont, les Frères de la Côte, pas-
Le dernier des Karigoul qui se battait sf
sant sous le pont, par le faux-pont, viennent
crânement pour et au milieu des révoltés, et
cerner les gens du commandant par der-
croyait servir son maître en adoptant cette ri
rière.
ligne de conduite ; il en voulait fort au com- En effet, malgré l'incendie allumé dans
mandant d'avoir mis Keremfort aux fers. k faux-pont, les cloisons étant abattues, les
le
Lorsqu'il entendit l'appel de celui-ci, il fc
forbans l'avaient traversé, avaient remonté
n'hésita pas une seconde. h escaliers menant sur la dunette et avaient
les
C'était une brute, ce Karigoul, mais.il a
ainsi surpris et massacré les soldats et les
avait au plus haut point l'instinct de la fidé- I marins n de Carter, pris entre deux attaques,
lité. 1:
broyés comme le fer entre l'enclume et le
C'était son honneur, à lui. rmarteau.
Où était le comte, il devait être. Le comte entendit les clameurs de dé-
Où son maître allait, il suivait. ttresse des mourants, puis les hurlements
Il se jeta donc dans la mer et nagea vers c victoire des pirates.
de
la chaloupe. — C'est fini ! dit-il.
Il y aborda bientôt. « Le brick est à Daniëlou.
Pendant qu'il se secouait comme un chien — Sang et tonnerre!
gronda Cacatois.
mouillé, il disait à Henry : « Le brigand a de la chance.
— Où allons-nous donc, monsieur le
« Mais, patience, je me vengerai et je le
comte !
dénoncerai aux Frères comme traître.
« J'espère bien que nous ne nous éloignons
« Avant une année, il sera mort.
pas, n'est-ce pas ?
— Et s'il nous
« Avant cinq minutes, le brick et son or rejoint tout à l'heure?fit le
seront à nous ! comte.
« Daniclou va écraser d'un coup les sol- —r Pas de danger ! dit Cacatois.
dats ! « D'abord il va faire assassiner et jeter à
l'eau les Flambards pour s'en débarrasser
Cacatois sauta à la gorge de Karigoulet et
tout de suite; je vous jure, couquinasse ! que
s'écria, furieux, en le secouant :
— Tu tiens donc pour Daniëlou, toi ! ça ne tardera pas.
« Et puis il en aura bien pour quatre ou
Le comte intervint.
— Laissez-le ! dit-il. cinq heures avant d'éteindre l'incendie avec
ce qui lui restera d'hommes.
« Il croyait me servir ! « Le diable me brûle si, d'ici-là, nous n'au-
« Il ne sait pas que Daniëlou nous trahis- rons pas eu le temps de lui échapper dix
sait. fois.
— C'est vrai ! fit Cacatois. « Sans compter que cette chaloupe avec
Et il lâcha Karigoulet. sa voile et les avirons rendrait deux noeuds
— Parle ! dit celui-ci à son domestique. à l'heure au brick.
— Que va faire Daniëlou ? — Vous avez raison ! dit le comte.
Karigoulet, suffoqué, tendit la main vers Il s'occupa de calmer Éva qui donnait des
le navire où, en ce moment, on entendit une ! signes d'agitation et de désespoir inquié-
explosion assez forte, suivie de cris de déses- tants.
| poir. Mais il cria à Cacatois :
Enfin il reprit sa voix et dit : — Manoeuvre pour se du na-
rapprocher
— Daniëlou a fait '
placer de la poudre sous i vire ! .» ,,,,.
94 L'HOMME DE BRONZE

« Nous pourrons peut-être sauver quel- — Saute, Flambart ! dit une voix i'lûtée.
ques Flambards. C'était celle de la Sardine.
« Après, nous mettrons le
cap sur Téné- Ce jeune homme ne s'émouvait pas faci-
riffe.j lement et riait volontiers quand la situation
— Ah çà, dit
Karigoulet à Cacatois, nous s'y prêtait.
l'abandonnerons, le brick. Pour le moment il se faisait un bon sang-
— Il le faut bien ! dit Cacatois. monstre.
— Tant d'or perdu! s'écria Karigoulet en Il trouvait bien amusant que les Flambarts
joignant les mains avec désespoir. fussent obligés de se jeter à la mer.
— Imbécile ! fit le Grand-Cacatois. Tu vis, — Allons au secours cle ces
pauvres dia-
tu as un bon bateau sous les pieds, de l'eau, bles! dit Henry.
des vivres et tu te plains. « Ce sont mes compatriotes.
« Juges un peu de ton bonheur, méchant •Cacatois prit le commandement, tout en
rouget. se mettant aux avirons.
« Si tu étais resté à bord, tu serais poi- — Eh! mousse, dit-il à Passe-Partout; va
gnardé comme les Flambards et jeté à l'eau sur l'avant et vois voir à nous dire si tu en
comme eux ! vois qui surnagent, des camarades !
-— Pauvres gens ! murmura le comte A la Sardine :
Henry. — Toi, jeune marsouin,
prends la barre
La Sardine dit : et gouverne sur les débris.
— Ceux
qui seront noyés ne battront plus A Karigoulet :
les mousses. — A l'autre aviron, loi,
poil de carottes,
Mais Passe-Partout, jeune homme tle et nageons.
coeur, fit observer : Le canot fila sous de rudes coups de ra-
— C'est mon oncle qui doit faire une drôle mes.
de figure pour le quart d'heure! En ce moment on entendit crier :
Toutes ces manifestations de sentiments — A moi, comte Henry !
divers avaient éclaté en même temps. Keremfort tressaillit.
Tout à coup, comme on se rapprochait du Il reconnut celle voix pour être celle du
navire, on vit distinctement à la clarté des marquis de Ganteras.
— Qui
flammes, les révoltés vainqueurs, jetant en appelle ? demanda Keremfort.
toute hâte, à la mer, les cadavres des morts. — Moi, Ganteras, votre rival qui vous
Éva, frémissante, regardait celte scène ; somme cle le recueillir au nom de l'hon-
elle reconnut distinctement le cadavre de son neur.
père, facile à distinguer à cause du cos- Henry dit à la Sardine avec une simpli-
tume. cité sublime :
— Gouverne vers cet homme
Éva, qui n'entendait pas ; Éva, qui n'avait qui se noie.
jamais entendu ; Éva, qui ne pouvait parler, La Sardine obéit.
se jeta à genoux en se tordant les mains. Karigoulet trouvait la générosité du comte
Le comte essaya de la calmer ; mais elle slupide.
était atteinte par un désespoir déchirant. — Dites donc, Cacatois, demanda-t-il, est-
Tout à coup cle nouveaux cris, de nou- ce que vous avez intention de recueillir ce
velles imprécations retentirent sur le navire. marquis ?
Cacatois s'écria : — Je vais à fond répondit le
l'envoyer
— Qu'est-ce que j'avais dit! torban.
« Voilà Daniëlou extermine les — Tiens ! tiens ! tiens !
qui
Flambards. « C'est aussi mon idée.
a Ceux qui ne sauteront pas à la mer se- — Un joli coco, ce marquis, couquinasse !
ront poignardés. 'écria Cacatois. Je vois clair dans son jeu
AU PAYS DES SINGES 95

maintenant. Il voulait me tenir à fond cle s raison, et, le falot l'éclairant


sa toujours, il
cale pour s'emparer de la petite, je veux s rendit compte de ce qu'Éva avait disparu.
se
dire de mademoiselle Eva. Il bondit à sa rencontre et il entendit un
« J'ai remarqué cru'il était le plus .enragé fc
bruit de voix dans la chambre de Carter.
pour me pendre. Sans l'enfant, je veux dire Il écouta...
sans la petite demoiselle, j'étais mort ! Lorsqu'il comprit que le commandant don-
— Ça, c'est certain, dit Karigoulet. Pour r
nait sa fille à Keremfort, il se jura mentale-
lors, on le tue. r
ment que celui-ci ne l'aurait pas.
— Je le tue ! rectifia Cacatois. Je le hais La jalousie terrible qui caractérise la race
maintenant comme je n'ai jamais haï per- cespagnole, faisait oublier à ce gentilhomme
sonne. ] sentiment du devoir et le devoir.
le
« Il veut se marier avec la petite et ça me Il aurait dû combattre auprès de son chef,
déplaît, ça me déplaît, je ne peux pas dire j ne pensa plus qu'à tuer son rival; dans ce
il
combien ça me déplaît ! Le comte Keremfort ]
but il se cacha, et, lorsque Carter eut re-
me va comme mari; mais à ce marquis-là, monté sur le pont, le marquis s'assura que
pour consentement, j'enverrai une balle. <
ses revolvers étaient à sa ceinture (on sait
— Hum ! hum ! toussa Karigoulet : plus
que l'eau n'entame pas les cartouches métal-
bas, le comte entendrait ce que vous dites, liques et qu'un revolver mouillé fonctionne).
il se fâcherait. Sûr cle ses armes, le marquis se jeta dans
— C'est vrai, bagasse ! la mer et nagea de façon à se maintenir à
Le comte Henry, que les soins qu'il don- portée de la chaloupe. Il attendit le dénoû-
nait à Eva tenaient distrait de celte scène, le menl du drame en se soutenant sur l'eau. Si
comte venait cependant d'entendre les der- le commandant vainqueur rappelait la cha-
niers mots de Cacatois ; il dit à celui-ci : loupe, Ganteras remettait à plus tard le
— Vous savez, maître, qu'à aucun prix je meurtre du comte ; mais si les pirates triom-
ne veux qu'on touche au marquis ! phaient, le marquis voulait mourir en tuant
— Ah! capeguaille! s'écria Cacatois, que son rival.
je meure si je ne lui envoie pas une balle Et maintenant, il hélait celui-ci, nageant
pour lui crever la peau et le couler bas ! vers le canot et déterminé à faire feu sur
— Et moi, dit le comte avec
énergie, je Henry.
vous casse la tète si vous m'empêchez de Le comte, généreux, voulait sauver son
sauver ce gentilhomme. adversaire, quitte à le tuer ensuite loyale-
« Mais, soyez trancraille; au prochain ri- ment en combat singulier; il venait, on l'a
vage, comme il m'a offensé, je le tuerai loya- vu, d'ordonner à Cacatois de respecter la vie
lement en duel. du marquis.
— Si c'est ainsi, à votre aise ! dit Caca- Au même instant, la voix de Canteras
lois. se faisait entendre de nouveau.
« Mais c'est égal, capeguaille! moi, je crois — A moi ! criait-il.
qu'il vaudrait mieux le tuer tout de suite. Cacatois resta silencieux, mais il prit
Puis entre ses dents : dans le fond du canot un fusil qu'il arma
— Gomment a-t-il fait, ce avec précaution; puis il quitta son banc, fai-
marquis, pour
se tirer d'affaire sur le brick? sant signe à Passe-Partout, pour que celui-
« Les autres sont morts et lui s'est sauvé ! ci le
remplaçât à l'aviron ; et Karigoulet tira
« Ça me semble louche, bagasse !
plus doucement sur le sien pour égaliser le
Il avait raison, cet excellent Cacatois. jeu.
Voici ce qui s'était passé. La Sardine resta à la barre.
Le marquis, au bout de quelques minutes, — A moi! répétait le marquis.
avait repris ses sens dans la cale et il s'était Le comte regarda Cacatois ; le Provençal
relevé. avait des éclairs de haine dans les yeux ; il
Rassemblant ses forces, il retrouva toute excécrait le marquis.
96 L'HOMME DE BRONZE

Keremfort lui dit : cage à poules à laquelle ils s'étaient accro -


ca
— Je Vous ordonne, Cacatois, ch
chés et qui allait flottant au caprice du
d'épargner
cet homme. ,. .; , \.'.,'. ve
vent. ,
— Je né,
yeux pas le tuer ! dit le Proven- On .passa àportéede deux Flambarts, et
çal, s'il est loyal. Mais je nie défie, et je, vous Ci
Cacatois leur cria : :
conseille d'en faire autant. — A, bor d ! à bord! .
'
Le marquis, en. quelques brassées .était Les deux maîtres lâchèrent l'épave et fu-
arrivé près de la chaloupe ; il étendit le bras
re
rent hissés par Cacatois, qui leur ditphilo-
droit armé d'un revolver, et, se soutenant SÔ : ! :
sôphiqberiient
sur l'èau,'fit feu sur Henry! !
;- Dans le métier, faut avoir lé nez creux
Un cri de fureur éclata dans la chaloupe.
ej flairer de loin ; dans mon idée, vous êtes
et
Celui-ci tomba au fond de la banque, la
^ malins, et vous vous êtes jetés à l'eau en
des
poitrine traversée par une balle. . ,
Eva désespérée, voyant de quoi il retournait.
se précipita sur le corps — Juste ! dit Plouëdec. Nous avons com-
ensanglanté du comteJ
Homme de résolution, ^Cacatois tira sans pris que Ces canailles de Frères de la Côte
J!
nous avaient mis dedans.
mot dire sur le marquis.
— Jusque-là ! dit Cacatois en levant ses
On entendit un cri, un corps battit l'eau
et coula. grands bras pâr-dessûs sa tête.' Enfoncés a
^dix brasses sous l'eau! Tiens!
Le marquis était mort. <qfàést-cë
"qui nous appelle? 7 *
Lorsqu'il eut accompli ce meurtre, Caca-
-^ Ça m'étonrièrait
lois dit tranquillement : bien, dit Plôiïpdéc^ si
— Je crois" c n'était pas Perros.
ce C'est lui qui nous a
que la vieille avait raison : la I
conseillés de sauter à l'èàu. Il avait vu le
petite, je veux dire mademoiselle Éva, de- ^Senor
vait être fatale pour ceux qui l'aimeraient poignarder le charpentier et le jeter à
' ' .!"
d'amour! . la mér ; il nous ^prévintI -et "nous lançâmes
Et employant la formule arabe, il conclut vune-cage à poules dans la mer en la suivant
à la façon des Orientaux de près; mais comme Perros est malin, il
:
— C'était écrit ! r
nous a laissés aborder au canot pour voir si
Il était vraiment r
nous sérions bien venus!
superbe d'indifférence.
Eva embrassait en vain le visage dé son « Maintenant,'il se risque à venir.
amant ; il était mort. —"En-voilà, Un renard, qui ne sera pas
La chaloupe cependant continuait à filer *
fumé dans son trou, dit Cacatois. Mais il
dans la direction du navire. ]
n'est pas seul.
On passa près de nombreux cadavres. En effet, Perros amenait avec lui le
Karigoulet dit, en voyant celui du mar- '
mousse Ouistiti qui avait un bras cassé, mais
quis que ballo tait une vague : 'qui n'en nageait pas moins.
— Ce petit casseur d'assiettes faisait le. On les recueillit.
malin, et il est mort d'une seule balle... Couëdic cependant fit une observation et
comme un autre ! dit :
C'était le coup de pied de l'âne ! — Perros, tu n'est qu'un égoïste, et tu
Mais voilà que d'autres voix s'élevèrent l viens de t'occuper de quelqu'un; tu as pris
de la surface des eaux et crièrent : de l'intérêt à ce jeune phoque dont la na-
— Comte Keremfort ! Anous ! Abandonne- geoire est brisée. Tu ne peux pas nier que
rez-vous vos Roskovites! Nous sommes ici : tu ne sois pour quelque chose dans sa nais-
Plouëdec, Couëdic et Perros ! sance... et ça ne fait pas honneur à nia cbu-
— Tiens ! dit Passe-Partout, mon onclee sine...

qui n'est pas mort. Tais-toi, dit Perros' en rougissant.
Cacatois, entendant cet appel des deuxx Peux-tu avoir de ces idées-là après une
Flambarts, ordonna de mettre le cap sur unee pareille affaire.
AU PAYS DES SINGES /"T^TTFfM^X ^

— Je ne ment, ne leur laisse pas les impressions de


plaisante pas.
« Jetiens seulement à constater la chose, terreur, les émotions, qui paralysent ceux
quoiqu'elle soit humiliante pour ma famille. qui ne sont pas habitués aux horreurs delà
Etranges caractères ! guerre.
Les forbans, comme les vieux soldats, sont Ainsi ces hommes qui venaient d'échap-
ainsi faits que la bataille, qui est leur élé- per à un terrible danger, qui avaient vu périr
L'HOMMEDEBUONZE.— 13 Au PAVS DES SINGES.— 13
98 L'HOMME DE BRONZE

leurs compagnons, qui naviguaient au milieu « On débarquerait, je suppose, du côté de


des débris produits par le combat et des Brest, par une nuit un peu noire, Cacatois et
morts dansant sur les lames, ces Bretons la petite demoiselle ; il s'en irait avec elle où
qui aimaient Keremfort et qui voyaient son il voudrait en ayant l'air d'un matelot qui
cadavre sous leurs pieds conservaient tout flâne avec son fils ou son neveu ; la petite
leur sang-froid, plaisantaient et se délec- est habillée en garçon ; elle est muette et ne
taient en surprenant les secrets de coeur de démentira personne.
l'un d'eux. « Je vois là, sous le bras de Cacatois, un
Non pas certes qu'ils fussent indifférents coffret qui me permet de supposer qu'il est
au trépas du comte ! à l'abri du besoin.
Mais tant de fois, ils avaient assisté à des — Bon!
scènes de ce genre, ils avaient eu tant d'a- « Va toujours ! fit le Provençal.
mitiés rompues par les balles que le trépas « Jusqu'ici Ion idée me sourit.
d'un ennemi, d'un ami ou d'eux-mêmes ne — Avec les autres, dit Perros,
j'aborde à
produisait presque pas d'impression sur eux. l'île d'Amour, une nuit.
Une courte phrase, un mol, un regard, « Je cours à Roskoff et je prends mon rôle
une exclamation pour celui qui tombait, de patron pêcheur.
c'était tout. « Je reviens à la chaloupe, et, de là nous
Ainsi pendant qu'Eva, dans sa douleur filons faire une saison de sardine à Douar-
muette, se tenait à genoux près du comte, nenez.
Cacatois lui-même, qui aimait la jeune fille, « Après, nous vendons la chaloupe et nous
ne se sentait pas triste de sa douleur. rentrons à Roskoff.
Il se serait fait tuer pour elle ; mais quant « Si on nous demande d'où nous venons,
à s'apitoyer, ce n'était pas dans sa nature. nous répondrons : De Douarnenez
Il prit le commandement et dit à Plouëdec. « Quand au brick, nous raconterons que
— Eh ! vieux farceur, nous allons laisser
voyant qu'il était suspect, nous l'avons
Daniëlou s'occuper de son affaire et nous lâché, ne voulant pas tremper dans des
filerons sur Ténériffe, pas vrai ? affaires mystérieuses.
— Qu'est-ce — Ça va ! dit Cacatois.
que nous dirons aux autori-
tés? demanda Plouëdec. « Nous avons bon vent!
« Elles sont curieuses !... « Consulte la boussole, Perros, prends la
Cacatois se gratta le front ; mais pendant barre, voile au vent el filons.
qu'il creusait son idée, Perros dit : Puis avec satisfaction :
— Je n'aime — Décidément, le vieux commandant avait
pas beaucoup causer avec
les autorités, moi. du bon.
— Ni moi non « Il avait tout prévu.
plus ! fit Plouëdec en ho-
chant la tète. « Rien ne manque dans cette
chaloupe.
C'était l'avis général. Il regarda Eva :
Perros frappa sur le plat-bord de la cha- — Bon ! bon !
loupe et dit : « Pleure, petite!
— Bonne « Pleure, ma fille.
barque, bien lestée, munie de
boîtes à air comme un bateau de sauvetage, « C'est ton élat de femme de
pleurer
inchavirable. comme ça.
— C'est vrai ! fit Catatois. « Mais tu l'oublieras...
— Assez de vivres
pour un mois tout com- « Après celui-là, un autre !
pris, eau, vin et liqueurs, reprit Perros ! Puis fièrement :
« Dans mon idée, on peul aller loin — Tu as
perdu ton père, le vieux diable
comme ça. qui grondait toujours.
« Pour lors oh mettrait le cap sur les côtes « Mais il te reste Cacatois, un très-bon
de Bretagne. homme dont tu feras tout ce que tu voudras.
AU PAYS DES SINGES 99

« Tu gagnes au change. jprirent le quart ; on but un fort coup et cha-


« Quant à des amoureux, tu n'en manque- c
cun s'arrangea pour dormir.
ras pas. Mais quand Cacatois voulut séparer Eva
Et il bourra sa pipe qu'il se mit à fumer t corps d'Henry,
du elle serra étroitement le
philosophiquement, caressant de la main le i
mort dans ses bras.
coffret confié par le commandant et disant : Alors Cacatois jeta un bout de voile sur le
— Il doit y avoir gras là-dedans ! ]
plancher, en fit un lit, coucha Eva et son
« Je ménagerai ça et ce sera une dot pour mort dedans, puis il dit :
la petite ! — Ça te plaît, comme ça !
On le voit, Cacatois ne regrettait pas dé- « Comme tu voudras, ma fille !
mesurément le trésor. « Je ne contrarierai jamais...
Il avait comme compensation Eva et le Et il continua de fumer sa pipe en regar-
coffret. dant au loin les dernières lueurs du brick
Mais Karigoulet était en fureur. en feu !
Il regardait le brick dont on s'éloignait et
dont l'incendie semblait devenir peu à peu
moins violent. CHAPITRE XXX
Tout à coup il se retourna vers Cacatois
et lui dit : La logique du crime.
— Si vous et les autres, vous êtes des
hommes, nous retournerons au brick et nous Daniëlou restait maître incontesté du na-
le prendrons d'assaut ! vire !
« A nous l'or! Seul, le feu lui disputait le brick.
— A nous, rien du tout! fil Cacatois. Mais, comme nous l'avons raconté, le for-
« Nous serions fusillés avant seulement ban avait pris soin de n'incendier que les
d'avoir accosté. hauts du navire ; admirablement construit,
« Croisrtu que les Frères de la Côte soient celui-ci offrait peu d'aliment aux flammes ,
des poules mouillées? presque tous ses aménagements intérieurs
Karigoulet soupira. étant en fer.
— Qu'est-ce que je vais faire, dit-il, main- Sur l'ordre de Daniëlou, les forbans, au
tenant que le comte est mort? nombre de sept, se mirent à une pompe et
— Tu étais son domestique, dit Cacatois, la firent fonctionner avec énergie ; Daniëlou
lu seras celui de sa veuve que voilà ! Et comme en prit la lance et en dirigea le jet.
elle est muette, c'est moi qui te donnerai des Une heure après, l'incendie était dominé.
ordres. Deux heures plus lard, il était éteint.
Karigoulet parut satisfait de sa nouvelle Mais tout danger n'avait pas disparu.
position sociale. Si, au jour, on rencontrait quelque navire
Pendant ce temps Perros disait à ses de guerre, celui-ci en voyant l'état du brick,
amis : pouvait avoir quelque soupçon.
— Nous avons liché de fortes avances En ce cas, on envoie une patrouille en
dans une partie de baleinière comme on n'en visite.
avait jamais vu à Roskoff et à Morlaix ; nous Daniëlou fit travailler ses hommes à effa-
avons une bonne chaloupe qui vaut dix mille cer les traces du combat et l'on remit tout
francs comme un sou; nous tirons nos peaux en ordre.
d'une aventure comme il ne nous en était Après quoi, on tint conseil.
jamais airivé ; nous aurons navigué un mois Qu'allait-on faire du navire?
pour tout ça ; je trouve qu'il y a du bénéfice. — Je
propose, dit Daniëlou, de gagner la
Et tous de dire : côte d'Afrique.
— Il en a..." « Je sais, au Pays des Singes, une crique
y
Sur cette conclusion Perros et la Sardine sauvage que personne n'a jamais fréquentée.
100 L'HOMME DE BRONZE

« Nous irions nous échouer sur cette « Nous avons de bonnes embarcations
plage. avec lesquelles nous gagnerons le cap de
— Et après? demanda le Parisien avec Bonne-Espérance.
défiance. « Là je trouverai à acheter un navire ;
— Après, nous enterrerons l'or dans le nous le munirons de papiers réguliers ; nous
sable. chargerons notre or et nous gagnerons un
—Tiens, cette idée ! port franc où nous ferons le partage de
— Ceux
qui en auront une meilleure la notre trésor.
diront, fit Daniëlou d'un air narquois. — Bien! dit le Parisien.
Et il reprit : « Ce que tu proposes là me botte et me
— Nous ne
pouvons pas aller aborder un chausse.
port quelconque des pays civilisés sans qu'on « Qu'en pensent les autres?
nous demande des papiers et des explica- — Ça va ! dirent-ils.
tions. — Alors, les enfants, dit Daniëlou, bu-
« Le commandant, je viens de voir ses vons un coup, cassons-nous un biscuit sous
lettres de marques et de commissions, est un la dent, mettons de la toile dehors et filons
corsaire cubain. vent en arrière.
« Les autorités insurrectionnelles de ce « La brise vient cle 'sauter et le vent de
pays, voyant que Carier n'arrive pas et ne noroi (nord-ouest) nous pousse sur la côte
donne pas signe de vie nous signaleront par- d'Afrique.
tout. Les forbans firent un repas dont ils
« Comment expliquer, du reste, la présence avaient grand besoin ; puis trois prirent le
de tant d'or à bord; nous serons reconnus el quart.
pinces. C'étaient Daniëlou, le Senor et un certain
« Nous perdrons le trésor qui sera sé- Koski.
questré. Polonais, émigré, ayant fait tous les mé-
« Heureux si nous ne sommes point pen- tiers, même honorables, cet homme-là avec
dus. sa figure douce et blonde, son air fadasse,
Le Parisien pesait avec défiance chaque ses yeux' d'un bleu clair et tendre, était une
parole de Daniëlou ; il finit par déclarer : de ces hypocrites et tranquilles canailles,
— Ce
que tu dis me paraît assez raison- qui commettent le crime avec sérénité.
nable jusqu'ici. Daniclou l'avait étudié et il lui avait plu.
« Continue. des arrières-pensées, il le tâta
Ayant
— Merci de la
permission ! fit Daniëlou. celte nuit-même...
Et il continua : Pendant que le brick filait toujours coquet,
— Nous
pouvons, si vous voulez, enterrer toujours gracieux, comme si rien de terrible
les tonnes d'or à différents endroits pour ne s'était passé à son bord, Daniëlou, à la
plus de sûreté. barre avec Koski, lui disait :
« Nous ne travaillerons que la nuit du — Que penses-tu, toi, Polonais, qui n'es
reste. pas sot, des airs que se donne le Parisien?
« Mais la région que je propose est abso- Koski regarda froidement Daniëlou et lui
lument déserte. dit :
« Il n'y a que des singes, et la monnaie — Je pense d'abord
que tu en veux au
d'or n'a pas cours chez euxv Parisien.
— Bon ! bon ! « Lui te hait.
« Continue toujours ! fit le Parisien. « La troupe va se' partager en deux
Daniëlou reprit : bandes.
— Nous ferons couler bas le brick « On se battra, l'une des bandes massa-
après
avoir pris dans nos ceintures et caché sur crera l'autre.
nous, le plus d'or possible. — De quel
parti seras-tu?
AU PAYS DES SINGES 101

— Du tien si tu veux. — Comme un chien! dit avec conviction


— A
quelles conditions? le Polonais.
Le Polonais sourit. — Tu te trompes.
— Daniëlou, dit-il,
je suis assez intelli- Koski haussa les épaules.
gent pour comprendre que tu as plus d'am- — J'ai étudié! fit-il.
bition que moi. « J'ai fait ma philosophie.
« Moi, avec un million, j'en aurai assez « La logique s'applique à tout, même au
pour satisfaire largement toutes mes fan- crime.
taisies. « Cacatois, ton matelot, t'a gêné ; tu l'as
« Je t'aiderai donc à conquérir le trésor, trahi.
j'en demanderai petite part. « Je ne vois pas pourquoi tu ne me trahi-
« Cette petite part n'écorne pas assez cette rais pas ?
immense fortune, pour que tu cherches à me « On conçoit que des hommes rompent le
tuer. pacte avec la société, lui déclarant la guerre
« D'autant plus que lu auras toujours be- comme nous le faisons, nous, Frères de la
soin de moi. Côte, et s'unissent entre eux par un autre
« J'ai calculé tout. pacte auquel ils restent fidèles.
« Nous allons d'abord gagner le Pays des « Mais celui d'entre eux qui manque aux
serments de l'association, ne peut plus ins-
Singes.
« Là, nous descendrons à terre et là nous pirer confiance à personne.
« Avec toi, je calcule d'après tes intérêts ;
expédierons le Parisien et ses camarades.
— non d'après ta loyauté.
Pourquoi pas à bord ? demanda Da-
« Or ton intérêt évident est de me conser-
niëlou.
— Parce ver comme allié, de préférence à tout autre.
qu'à bord, un seul d'eux quatre « Je suis Ion complice.
survivant et désespéré, pourrait faire sauter
le brick. « Te trahir, c'est me trahir.
— Tu as raison. Daniëlou tendit la main a Koski et lui dit :
— Décidément tu es un homme très-in-
« Continue.
telligent et très-raisonnable; tu auras ton
« Je te trouve de bon conseil.
million.
Koski reprit : — Un conseil ! fit le Polonais,

Après ça, nous enterrerons le trésor
c Défie-toi du Parisien.
comme tu l'as dit.
— Oh! dit Daniëlou, je me tiendrai sur la
« Puis nous exécuterons ton plan.
« Et je ne crains pas que tu me joues défensive avec ce petit malin.
mauvais — Jusqu'en vue des côtes, dit le Polonais,
quelque tour, parce que pour retirer
l'or du sable, pour charger le nouveau na- rien à craindre de lui, ni des autres.
vire que nous achèterons, pour le conduire à « Il pensera, comme nous, que s'il sur-
bon port, il te faut deux aides au moins. venait un tornado (tempête) quatre hpmmes
« Une fois, dans le port, ma ne suffiraient pas pour manoeuvrer ce grand
part touchée,
je place mes fonds sur une maison solide. brick.
« Dès lors, tu n'as « Il nous laissera donc parfaitement tran-
plus intérêt à me mas-
sacrer. quilles jusqu'à ce que nous atterrissions au
« Tu n'es pas mon héritier Pays des Singes.
— A la bonne heure ! fit Daniëlou en riant Daniëlou trouva le raisonnement du Po-
franchement. lonais très-juste.
« Je me suis flatté de la confiance dont tu Pendant qu'il tramait son complot sur le
m'honores. pont, le Parisien, dans la chambre des of-
« Tu crois donc
que si mon intérêt n'était ficiers, dont les forbans s'étaient emparés,
pas de t'épargner, je te tuerais? tenait une conciliabule avec ses amis.
102 L'HOMME DE BRONZE

— Écoutez, leur disait-il, Daniëlou est Région que les nègres parcourent en no S
une canaille. breuses caravanes, maris où jamais ils ne
« Il trahissait, pour sûr, son matelot Caca- s'installent, parce que leurs kraals (villages)
tois. et leurs plantations seraient dévastés.
« Il a trahi les Flambarts qui se sont con- Il est impossible qu'un centre de civilisa-
duits honnêtement avec nous et qu'on aurait tion prospère au milieu de ces forêts qui
dû épargner. s'étendent jusqu'à la mer et sous les four-
« Il nous trahira aussi. rés desquelles pullulent des légions formi-
— C'est sûr! dirent les autres matelots. dables de singes.
— Pour lors, il faut se défendre ! dit un Ceux-ci ne sont pas précisément hostiles
marin. à l'homme.
— Le Senor est avec lui ! fit le Parisien. Par instant même, ils lui seraient sym-
« Peut-être bien aussi le Polonais. pathiques.
— Le ce n'est pas sûr; on On dirait qu'ils comprennent sa supériorité
Polonais,
verra ça. et l'admirent.
— Méfiance ! Ils sont ravis de l'imiter.
« Méfiance! Mais ils se défient de lui, ne l'approchent
— Écoutez, fit le Parisien, l'idée d'aller
qu'en très-grand nombre, et deviennent
au Pays des Singes est bonne ; allons-y d'implacables adversaires, si l'homme com-
donc. met le plus petit acte d'hostilité.
« Il faut pas mal de monde pour conduire Il ne faut pas tenter du reste, quand on
un brick comme le nôtre ; ne bougeons pas est en pleine forêt, à la merci de très-grands
jusqu'en vue des côtes ; là, surprenons Da-
singes anthropomorphes (c'est-à-dire à
niëlou, tuons-le, avec lui le Senor et le Po- formes humaines), il ne faut pas tenter,
lonais. disent les voyageurs, d'apprendre quoique
« Puis nous échouerons lebrikc, nous en- ce soit à ces animaux, si proches parents
terrerons l'or et nous reviendrons avec une
de l'homme.
bonne petite goélette facile à manoeuvrer. On arrive à les étonner, à les apprivoiser
— Bon !
jusqu'à un certain point, à s'en entourer, à
« C'est dit! leur faire répéter tous ses mouvements.
« En attendant, bonne garde ! Mais il est impossible de les discipliner,
Sur ce, un des pirates prit la faction pour de les dominer.
veiller sur ses camarades ; il fut convenu que Ils se révoltent, battent l'imprudent pro-
l'un des quatre garderait les autres jour et
fesseur et le tuent souvent.
nuit. On conçoit qu'une troupe bien armée et
Ainsi se déroulaient les conséquences vigilante, traverse les forêts des singes; ils
de la
logique dans le crime. se tiennent à distance le jour, et, la nuit, ils
Les hommes qui tuent pour voler, pensent ont peur des feux de campement.
à tuer leurs complices pour ne'pointpartager. On admet qu'un homme isolé, avec beau-
coup d'esprit (nous disons esprit avec in-
tention), avec beaucoup de sang-froid et de
CHAPITRE XXXI courage, puisse tenter la même aventure.
Mais une peuplade ne saurait vivre avec
Le plus roué. de pareils voisins.
Ils dévastent les récoltes.
Le brick, à l'estime de Daniëlou, n'était t Voilà pourquoi le Pays des Singes, n'est
plus qu'à trois journées du Pays des Singes, , habité que par eux.
cette côte africaine, visitée par du Ghaillu i C'est vers une crique, connue de lui,
et peuplée d'une innombrable quantité de5 dans cette région, que Daniëlou voulait en-
'
quadrumanes. terrer le trésor.
AU PAYS DES SINGES 103

Le navire cinglait avec un vent de grand Le Parisien fit un geste négatif; mais
largue et le beau fixe vers la côte. Koski reprit :
Tout, en apparence, allait bien à bord du — Ne nie
pas !
brick. c C'est visible à l'oeil nu.
Mais, de la pari du Parisien, c'était tou- « Vous autres quatre, vous vous défiez de
jours la même défiance. nous trois.
Ju qu'alors il n'avait pas sondé le Polo- « Qui se défie soupçonne.
nais. « Dans notre position, qui
soupçonne, tue
Le Parisien était, un type assez remar- pour ne pas être tué.
quable en raison des contrastes de sa nature. « Je vais le répondre nettement, moi.
Roué, vicieux, spirituel, capable de tout, « Vous êtes quatre.
il avait cependant une franchise de carac- « A vous quatre vous ne valez pas mieux
tère qui, dans certains cas, devenait de la que nous trois.
loyauté. R Daniëlou compte pour deux.
Il était incapable de trahir un camarade. « C'est donc force égale.
Fin, pénétrant, il avait deviné la profon- « Je n'aime pas à combattre à égalité
deur astucieuse de Koski qui, sous sesdehors quand je peux faire autrement.
tranquilles, cachait plus de sournoiserie, plus « En passant de votre côté, je vous apporte
de calculs criminels que Daniëlou lui- deux forces.
même. « D'abord ce que je vaux comme homme,
Le Parisien avait dit de ce garçon si froid, et je suis aussi brave et aussi adroit que toi
si paisible : et tes amis.
— De nous tous, c'est le « De plus, restant l'ami de Daniëlou en
plus malin! Il
nous vendrait dans un sac. apparence, je vous donne l'avantage de la
Le Parisien se disait que Koski était trop trahison, et je trahirai sans remord, parce
intelligent pour ne pas redouter Daniëlou. que lui-même est sans scrupule avec les
Il résolut de savoir enfin à quoi s'en frères...
tenir. « Quant à la garantie de ma sincérité, je
Un matin donc, il l'aborda et lui demanda vais te la donner.
brusquement : « Toi el les autres nous ferons cinq.
— As-tu jamais bien réfléchi à ce que « Nous partagerons à égalité.
nous allons faire? « Avec Daniëlou, je devrais me contenter
— Oui! dit Koski. de l'os qu'il me jetterait à ronger.
— Et tu as confiance ? « Donc, de toutes façons, j'ai intérêt à me
— En ranger avec vous.
quoi ?
— Dans le Le Parisien pesa les raisons que lui don-
plan de Daniëlou ?
— Dans l'homme ou dans le plan ! nait le Polonais et les trouvant justes, il lui
— Dans l'homme ? dit avec franchise :
— Tu es bien des nôtres alors !
Koski sourit. — 11 serait stupide d'agir autrement ! fît
— Tu ne réponds pas ! fit le Parisien.
Koski.
— c'est souvent se compro- — Alors pacte conclu!
Répondre
mettre ! fit Koski. — Marché fait !
— Se taire, c'est se perdre, mon vieux,
. « Seulement, dit Koski, prépare-toi pour
dans certaines circonstances. tuer ce sanglier breton et ce pourceau espa-
— Bon ! fit le Polonais.
gnol au moment où, après l'échouage, tout
« Cela veut dire que tu complotes la mort le monde descendra à terre.
de Daniëlou. « C'est l'instant que Daniëlou choisira.
« Tu me demandes, en sourdine, si je « Ne me parle plus sans que je ne t'en
veux être avec toi. fasse signe.
104 L'HOMME DE BRONZE

« Le capitaine est fin ! Mais ce qui faisait la faiblesse du Pari-


— Très-fin! dit le Parisien. sien, c'était une certaine loyauté relative.
« Mais il a un défaut.
« Il croit trop en sa force !
— C'est vrai. CHAPITRE XXXII
c Ainsi, je vais le rouler en lui disant que
tu m'as sondé. Double piège.
— Tiens, c'est une idée. :
— Il me conseillera de t'écouter; de nou- Pendant les trois derniers jours de la tra-
veau et d'avoir l'air d'être .avec toi. versée, le Polonais continua à jouer son
— Ça, c'est probable. > double jeu.
: — Je serai censé le prévenir de vos plans Il endormit à la fois la défiance du Pari-
et nous nous servirons de ça pour lui tendre sien et celle de Daniëlou.
un piège. Le Parisien, lui, était sincère ; au cas où
— Kpski, tu n'es pas un sot, je l'ai tou- Koski eût été un allié franc et utile, après le
jours dit! succès, il lui eût compté sa part de butin.
Et ils se séparèrent Mais Daniëlou, lui, avait non-seulement
après une furtive poi-
de tuer le Polonais, mais
gnée de main. l'arrière^pensée
Le Polonais le Parisien s'éloi- encore le Senor.
regarda
Comme Koski, quand il était seul à la
gna et murmura :
— Gava! barré, il murmurait entré ses dents :
— Avec le Senor,
« Je suis sûr maintenant de rester seul je me débarrasserai de
Koski.
en face du trésor.
« Quant à l'Espagnol, je l'étranglerai
« j'ouvrirai un trou dans la muraille du
comme un loup fait d'un poulet.
navire, je ferai rouler les tonnes surle sable, « Puis je cacherai le trésor, tonne par
je les enterrerai et je ferai disparaître toute
tonne, dans, le sable facile à creuser.:
trace. « Plus tard, avec un petit navire à moi et
« Je gagnerai un port avec une des em-
dès matelots noirs dont je me débarrasserai
barcations, j'aurai de l'or pour acheter trois quand ils me gêneront, le
je reprendrai
nègres et une goélette. trésor.)
. « Je reviendrai avec mes nègres charger C'était exactement le plan du Polonais.
la goélette, je gagnerai un port franc; je Et il était bon.
placerai mon or et je reprendrai.là haute Un Européen, par la supériorité de son
mer ; je saurai bien me débarrasser de mes
caractère, par la terreur"qu'il inspire, peut
esclaves. dominer si bien un petit équipage de nègres,
Ainsi, dé tous, ce Polonais aux yeux, bleus, que ceux-ci n'oseront jamais se révolter.
"au teint pâle, au geste reposé, à l'allure com- Daniëlou, sur ce point, ne se trompait
passée et affaissée, cet homme effacé entre pas.
tous ces rudestypes, de forbans, était celui D'autre part, avec un navire acheté au Cap
qui déployait le plus d'ampleur dans les ou ailleurs, avec de bons papiers, il n'avait
conceptions. . plus rien à craindre.
Lui, si modeste devant Daniëlou, il avait Dans un port franc, on exige bien un rôle
combiné les moyens de se débarrasser de ne
d?équipage en ordre ; mais les douaniers
tous ses complices. visitent pas le navire, puisque le commerce
: , Il comptait, ménagé par les deux partis, est libre dans les villes qui jouissent de ce
les trahir et survivre seul. privilège maritime.
Et comme l'avait dit le Parisien, ce qui Le soir du troisième jour, la côte d'Afrique
faisait la faiblesse de Daniëlou, s'était sa trop était en vue.
grande confiance en lui-même. Le Senor, en vigie, cria terre, au momen
AU PAYS DES SINGES

où le Polonais qui avait offert d'être de.cui- dressée sur la -dunette,et tout le monde s'as-<
sine ce jour-là, criait que le dîner était seyait, mangeait et buvait à sa guise de ce
prêt. qui. était préparé par l'homme de cuisine.
Il mit les plats sur la table;, celle-ci était Le Polonais avait annoncé qu'Use, distin^-
L HOMMEDE BRONZE.— 14 Au PAYS DESSINGES. — 14
106 L'HOMME DE BRONZE

guerait, ayant des talenls culinaires que ses tque ses compagnons avaient l'air singulière-
camarades appréciaient du reste ; il avait dit iment alourdis.
plaisamment qu'il fallait fêter l'arrivée sur la Il voulut se lever. Impossible !
côte d'Afrique. Il comprit alors qu'il allait dormir, après
Mais, en sous main, il avait glissé à t
avoir pris une drogue mêlée au dîner servi
l'oreille du Parisien : ]
par Koski.
— Mange bien, mais bois peu. Une sueur froide perla sur ses tempes ;
« Daniëlou m'a conseillé de vous pousser i se jugea perdu.
il
à boire ! Il murmura avec une fureur sourde, car
— Bon ! avait fait le Parisien. 'déjà sa voix faiblissait :
« Merci de l'avis. Deux verres de vin, pas — La vieille l'avait dit.
« Je n'ai pas tué cette petite Éva ; je vais
plus.
« Ah ! il veut nous soûler. mourir !
On ouvrira
l'oeil. Il fit un effort violent pour secouer un
instant sa torpeur, courir sus à Koski, le
D'autre part, Koski avait dit à Doniëlou,
en secret : trouver, l'étrangler...
Il ne parvint pas à faire un mouvement.
— Nous voilà en vue de la plage et il faut
Toutefois il entendit comme dans un rêve,
vous méfier.
le Parisien, qui les yeux clos, luttant en vain
« Le Parisien m'a fait confidence qu'il contre le sommeil, disait : F ichu !
essaieraitde vous faire boire et il m'a engagé Tous avaient été saisis par l'irrésistible
à épicer les plats. pction somnifère de l'opium.
« Je lui ai même promis de mettre de l'eau- Les uns dormaient déjà.
de-vie dans le vin. Les autres se raidissaient, mais sans
— Oh ! oh ! fit Daniëlou. Voilà qui va succès.
pour le mieux. La dose de laudanum déguisée par la sa-
« Je vais avertir le Senor et nous nous veur pimentée des plats, avait été énorme ;
contenterons d'eau rougie. l'effet était presque foudroyant.
— Sacrebleu ! ne faites pas ça ! dit Koski. Les yeux de Daniëlou se fermaient rapi-
« Ayez l'air de boire au contraire; il ne dement, et, comme tous ses compagnons,
faut pas qu'ils croient que je vous ai vendu il perdit le sentiment et la conscience de son
la mèche. existence. Un long silence plana sur le pont !
— Tu as raison ! Alors, un homme monta et jeta un regard
« Je viderai deux ou trois bouteilles, souriant sur tous ces convives endormis.
— Bon
t Pour moi, ce n'est pas une affaire. appétit, camarades ! cria-t-il.
Et c'est dans ces dispositions que tout le Et il se mit à ricaner.
monde se mit à table. — Ah! ah! dit-il, vous ne pensiez qu'au
A vrai dire, Koski s'était surpassé. couteau et au pistolet pour vous débarrasser
Il n'était pas là, du reste, pour recevoir les uns des autres.
les compliments. Il avait promis, pour la fin « Ce que c'est que d'être ignorants et de
du repas, un dessert merveilleux, et il élait voir petitement les choses !
resté à ses fournaux. « Daniëlou et le Parisien, deux bonnes
Chacun mangea sans défiance. têtes, n'ont pas songé, faute d'instruction, au
Quant à boire, les forbans y mirent de la laudanum du chirurgien.
discrétion et pour cause. « Avec ça, on vous supprime un équipage
Le Parisien riait dans sa moustache; d'une façon douce, charmante, expéditive et
Daniëlou pensait à part lui qu'il dupait le sûre. Pas de sang ! Pas de lutte !
Parisien. Il riait en se frottant les mains. Il reprit :
il se sentit peu à peu envahi 1— Un homme qui n'a pas fait sa philoso-
Cependant,
par une torpeur singulière et il remarqua phie, n'est pas complet.
AU PAYS DES SINGES 107

« Daniëlou et le Parisien savaient bien N'avait-il pas combiné ses plans avec une
que l'opium tue. Ils n'ignoraient pas que la rare habileté?
pharmacie du bord devait en contenir. Une fois en face de la côte, il n'avait plus
« Pourquoi n'y ont-ils pas songé? besoin de compagnons.
« Parce que si fine, si rusée que soit la En effet, il lui était facile de creuser le
brute, elle reste la brute soumise à ses ins- sable de la plage autour du navire, à marée
tincts, suivant la pente de ses impulsions. basse, et d'y ensevelir les tonnes ; puis, la
« Daniëlou , le Parisien rt les autres mer, tassant son lit à marée haute, et le ni-
avaient un penchant pour la lulte violente, velant, cachait le trésor à tous les yeux.
ils l'ont suivi tout naturellement. Mettre ensuite une bonne embarcation à
« Moi, un lettré, un savant, j'ai réfléchi, l'eau, la munir, et gagner le Cap, c'était
creusé l'idée, passé en revue tous les moyens chose sinon absolument facile, du moins très-
de donner la mort et trouvé celui-là. praticable. Koski triomphait donc.
Il promena son regard sur tous et il dit : Il arriva bientôt assez près de terre, pour
— Maintenant, avoir à prendre ses précautions...
jouons un bon tour aux
requins, qui vont dévorer ces gaillards. Il s'agissait de s'échouer doucement.
« Ils digéreront en même temps le lauda- La goélette n'avait plus que peu de toile
num et s'ils n'en crèvent pas, ils en dormi- au vent; Koski, au dernier moment, cargua
ront longtemps ! presque tout ce qui restait tendu de petites
Il prit d'abord Daniëlou par les pieds, le voiles ; si bien que le navire accosta en dou-
renversa, le tira vers le bordage et le fit ceur et s'enfonça mollement dans le sable.
passer par-dessus. J Tout était au mieux.
— Et d'un! fit-il. En ce moment la mer baissait ; Koski se
Tous furent jetés de même dans l'océan et frotta les mains joyeusement et s'écria :
— On ne pouvait pas mieux tomber!
happés par les requins extrêmement nom-
breux dans ces parages. En effet, le flot se retirant peu à peu, lais-
Après les hommes, il lança les plats par- sait le bâtiment à sec et Koski se disait qu'il
dessus les bastingages, puis il redescendit à allait se mettre à l'oeuvre sur-le-champ ; ce
ses fournaux, y prit son dîner à lui, préparé qu'il fit.
sans opium, et, s'installant à la table, il man- Tout d'abord, il descendit dans le faux-
gea le plus paisiblement du monde. pont; il se munit des outils nécessaires, if
La barre bien assujettie, assurait la marche alluma une lanterne et visita le trésor.
régulière du navire ; la nuit tombait ; mais Le Polonais posa ses mains frémissantes
la côté se dessinait distinctement. sur chaque tonneau-, les palpa fiévreusement
Koski jugea que dans deux heures il l'at- et s'exalta.
teindrait. Il alluma un excellent cigare et se Pendant un moment, il s'abandonna à son
mit à rêver. rêve d'ambition ; ses yeux lancèrent des
-— De l'or! Des millions!... I éclairs; son front rayonna des splendeurs
pensait-il.
« Quelle immense somme de jouissances de ses espérances.
je vais me procurer !... Mais tout à coup, par un brusque effort,
il s'arracha aux songes pour se prendre corps
à corps avec la réalité.
Il saisit ses outils, étudia l'inclinaison du
CHAPITRE XXIII
navire et attaqua le bordage du côté où il
penchait pour y ouvrir des passages, vers
L'échouage. lesquels il roulerait les tonnes et les préci-
piterait sur le sable. C'était Un rude tra-
Le Polonais avait jusqu'alors admirable- vail.
ment réussi. Ayant mis deux heures pour une seule
Logiquement il le méritait. ouverture, et devant en faire plusieurs,
108 L'HOMME DE BRONZE

Koski se vit du travail pour toute la nuit à Heureusement pour Koski, les tonnes
bord. étaient intactes.
Il alla chercher du vin et des vivres et il Les singes n'étaient pas parvenus ou n'a-
manoeuvra l'égoine avec une ardeur fébrile. vaient pas cherché à les défoncer.
De temps à autre, il puisait de nouvelles — Allons, dit Koski en riant, rien de perdu,
forces dont le vin. puisque l'or me reste.
Mais quelle que soit l'énergie d'un homme, Il ne se doutait pas du drame qui allait
sa puissance musculaire a des limites. succéder à cette comédie.
Koski sentit vers l'aube la fatigue et
l'ivresse l'envahir.
Il avait trop bu, trop travaillé, trop peiné.
CHAPITRE XXXIV
Il fut forcé de s'avouer que le sommeil le
gagnait. Abandonnant ses outils, il monta
L'Hommede Fer, l'Homme de Bronze el les hommes
sur le pont. Le soleil éclairait la côte.
des bois.
Koski ne vit rien de suspect à l'horizon.
Sur mer, point de voile! Ces parages
Cette nuit-là, en pleine forêt, au coeur
étaient peu fréquentés. Sur terre, rien de
vivant ! même du pays des singes, sur le bord d'une
La mer avait eu le temps de baisser, puis clairière, un homme était assis auprès d'un
de remonter ; elle était à demi-flot. grand feu.
Vêtu comme un touriste européen, il avait
Koski alla s'étendre sur un cadre ; il pen-
une tête fine, distinguée, aristocratique, une
sait ne dormir que pendant peu d'heures.
tournure élégante, l'air fier et noble, le re-
Mais la nature a ses droits. Le Polonais la lèvre dédai-
gard froid, incisif, pénétrant,
ne s'éveilla qu'à la nuit tombante...
gneuse, les mains délicates, la moustache
brune et les cheveux noirs.
Cet homme audacieusement campé dans
En ouvrant les yeux, il fut saisi par une cette région dangereuse, était le comte de
odeur étrange, une senteur sauvage, qui Lincourt.
le prit aux narines et à la gorge. Il se leva, Émule et autrefois compagnon du fameux
étonné, inquiet!
marquis de Compiègne, cet intrépide voya-
En sortant de sa cabine, il fut stupéfait de
geur qui vient de fini si malheureusement
sentir sous son pied des débris de toutes sous la balle d'un Prussien, dans un duel,
sortes. 11 vit de tous côtés les preuves d'une au Caire, le comte, après avoir fait l'appren-
dévastation complète du navire, opérée en tissage de la vie d'explorateur à bonne école,
son absence. C'était un sac en règle. avait voulu se distinguer par des décou-
Partout s'étalaient les preuves d'un pillage vertes capables d'illustrer son nom.
général. Il avait eu cette idée hardie d'étudier les
Au loin, sur la plage, retentissait un va- grands singes anthropomorphes, non pas
carme épouvantable : cris inarticulés, bruit comme du Chaillu, en les tuant pour les dis-
de casserolles et de sonnettes, tintamarre séquer et en recueillant dans des chasses au
de ferraille, grondements sonores de chau- gorille et à l'orang de vagues renseigne-
drons frappés à coups de cailloux, clameurs ments, mais en vivant au milieu d'eux.
assourdissantes. Il s'était associé avec un célèbre chasseur
Et par une des ouvertures qu'il avait pra- de lions, d'éléphants et d'antilopes, nommé
tiquées la veille, Koski reconnut que c'était Bentink, gentleman anglais, peu instruit,
une véritable armée de singes qui, pendant mais très-expérimenté, très-brave et d'une
son sommeil, avaient pillé le navire. si belle santé qu'il avait résisté à la fièvre,
A l'arrivée de la nuit, elle se retirait vers au choléra, à la disette, à la soif, à toutes les
les forêts voisines, emportant son butin. épreuves de la vie de chasseur.
AU PAYS DES SINGES 109

Aussi les Cafres l'avaient-ils surnommé Le comte attendait Bentink qui tardait à
L'Homme de Fer ! rentrer.
Mais le comte de Lincourt avait de son Il avait fait bonne chasse et d'une main
côté supporté victorieusement les mêmes négligente, l'air préoccupé, il arrosait un
épreuves que son compagnon. quartier d'antilope, rôtissant devant le feu.
Aussi l'avait-on baptisé l'Homme de Tout à coup, il entendit un grand bruit
Bronze ! sous bois, il aperçut, débouchant d'un fourré
Le comte étant devenu aussi bon tireur, dans la clairière, un groupe compacte de
aussi parfait chasseur que son compagnon, singes, entourant un homme qui riait à se
le dominait par la science et la hauteur des tordre, s'arrêtait, riait encore, s'arrêtait de
vues. nouveau, pendant que les singes assistaient
Bentink, rude et bonne nature, avait fini en spectateurs à la scène qui se passait.
par reconnaître au comte une supériorité (Voir notre première gravure.)
absolue et il s'y était plié. La cause de l'hilarité de l'homme qui
C'était un contre-maître de la marine n'était autre que Bentink, était la fureur, que
marchande anglaise , un peu grossier de montrait une énorme et affreuse guenon,
manières, ayant dans le caractères certains qui, armée d'un bâton, le menaçait, sans tou-
côtés taquins, gais et naïfs comme tout vrai tefois la frapper.
matelot, mais, au fond, excellente nature.- Elle vociférait des grondements injurieux,
Le comle avait admirablement réussi en levait son arme, la faisait tournoyer autour
quelques mois, à apprivoiser les singes. de sa tête, mais ne tapait pas.
D'une part, Bentink avait littéralement Les singes, s'intéressaient prodigieuse-
fait la conquête d'une guenon qui s'était ment à ce spectacle.
constituée la commensale, la domestique C'étaient des anthropomorphes (singes à
même des deux chasseurs. formes humaines) de la plus grande es-
Du reste, si jamais on n'avait obtenu ce pèces.
résultat en pleine forêt, on avait souvent Il y en avait de tous les âges ; les uns avec
appris à de grands orangs-outangs le service queue, les autres sans queue.
de table et celui de la chambre. Les plus jeunes se suspendaient aux ar-
D'autre part, les mâles, sans se laisser bres, jouant, se poursuivant, tout en gui-
approcher de près, se tenaient curieusement gnant de l'oeil ce qui se passait ; les plus
autour des chasseurs en marche ou au camp ; vieux, graves, discrets, marchant quand
ils les observaient, les imitaient, se cons- l'homme marchait, s'arrêtant quand il s'ar-
truisaient, comme les deux voyageurs, des rêtait, observaient avec attention les péripé-
cabanes qu'ils habitaient et se civilisaient à ties de cette aventure singulière.
vue d'oeil, par esprit d'imitation. Ils paraissaient partager l'hilarité de
Rien de plus curieux que de voir leur l'homme et leurs larges museaux se fen-
bande, boire à même d'un ruisseau, à l'exem- daient d'une grimace ressemblant au rire.
ple du comte ( Voir la gravure livraison sui- Était-ce simplement de l'imitation?
vante); tous se lavaient de même, et faisaient Il eût été difficile de le dire.
mine de mettre en joue comme les chasseurs. Parfois cependant la scène s'animait extra-
Bref Bentink et le comte avaient fait des ordinairement.
progrès étonnants dans l'étrange mission C'était lorsque la guenon gémissant, pleu-
qu'il s'étaient donnée. rant, se tordait tout à coup aux pieds de
Pour le moment, ils avaient obtenu une l'homme.
sécurité complète ; mais ils n'avaient pu ré- Alors les singes paraissaient s'émouvoir
primer les instincts voleurs des singes : et pleuraient comme elle, avec moins de con-
les deux chasseurs portaient tout avec eux viction et de contorsions cependant.
et sur eux. Sauf cela, ils vivaient au mieux Mais quand, furieuse de voir l'homme in-
avec les quadrumanes. I sensible à sa douleur, la guenon se relevait
110 L'HOMME DE BRONZE

et brandissait son bâton, les singes, furieux, ai


articulant des sons rauques et gesticulant
la menaçaient alors et ne paraissaient pas to
toujours avec son bâton, contre Bentink qui
vouloir souffrir qu'elle frappât. ri
riait à se tenir les côtes.
Certes, c'était là une scènebizarre, inouïe, — Elle se plaint à vous, s'écriait-il, comme
intéressante au plus haut point. u
une femme au camarade de son mari.
Le comte cependant ne s'en étonna pas. —- SUr l'honneur, Bentink, dit le comte,
Il murmura : je crois que c'est positivement une scène de
— Tout se réalise comme
je l'ai prévu. jf
jalousie.
« L'homme est fils du singe ; la femme « Essayons d'une réconliation pour voir.
a eu pour mère la guenon. « Tâchez de vous contenir.
« Je parierais que Bentink a rendu Rebecca « Votre main !
jalouse! Il prit la main de l'Anglais et la mit dans
Et comme Bentink, car c'était lui, s'ap- c
celle de Rebecca qui, serrant de toutes ses
prochait, il lui dit. f
forces les doigts de Bentink le fit pâlir de
— Eh bien, Bentink! Quoi de nouveau? c
douleur.
« Rebecca veut donc vous battre? — By God ! s'écria l'Anglais. Quelle
Le matelot dit en riant : j
poigne !
— Elle me fait une scène, monsieur le « Assez, Rebecca ! Assez !
comte, ni plus, ni moins qu'une dame hono- La guenon s'aperçut qu'elle avait meurtri
rée de mon affection, qui m'aurait surpris 1 poignet du chasseur ; elle se mit aie lécher.
le
en coquetterie avec une autre. — Bien ! bien ! fit Bentink la caressant.
« Figurez-vous que tout à l'heure je re- « Tu es une bonne fille. Malheureusement
venais fort tranquillement, quand une très- I
lu es jalouse en diable.
celle que j'appelle —- Heureusement, au contraire! fit lé
jolie petite guenon,
Flora, a profité d'un moment où Rebecca était i
comte. Songez donc que cela prouve com-
restée en arrière, pour sauter d'un arbre bien mon système est vrai. Cette femelle de
dans mes bras et me dévorer de baisers. singe aspire tout simplement à être une
« Mais voilà Rebecca qui accourt, vous femme, la vôtre, mon cher !
— Pouah ! fit Bentink avec dégoût.
empoigne ma Flora et lui administre une
volée dont la peau de la petite fumait ! — Écoutez, mon cher, dit le comte en
« Heureusemeut Flora put s'enfuir, sans riant, la chose est à moitié faite comme le
quoi j'allais, à mon tour, taper sur Rebecca. mariage de Pierrot avec la princesse royale.
« Celle-ci se mit alors à me faire un dis- « Sur deux consentements nécessaires, il
cours, un vrai discours, un acte d'accusation y en a un de donné, celui de Rebecca.
' — Je vous jure moi, dit l'Anglais,
complet ! que le
« Ah ! monsieur le comte, ceux qui croient mariage ne se fera jamais.
qne les singes ne parlent pas, sont des sots. « Du reste, c'est malheureux pour votre
« Si vous aviez entendu ça, vous auriez système, mais le dernier des Hottentots ne
été enchanté. voudrait pas d'une guenon.
« Le savant Darwin a raison; le singe « Tous se sentent hommes quoique nègres.
est l'ancêtre de l'homme et nous arriverons à « Pas un ne voudrait se dégrader.
lui faire apprendre le français ou l'anglais. — Mon cher, fit le comte, Rebecca est une
« Ah! Ah! Ah! Écoutez! horrible bête, que nous ne dressons que de-
« Voilà Rebecca qui vous parle, à vous ! puis quelques mois à peine.
— Taisez-vous, Bentink ! dit le comte, « Cependant que de progrès !
pro-
digieusement intéressé. « Elle s'est éprise d'amour pour vous, et
« Je désire savoir ce qu'une guenon peut t elle s'est apprivoisée très-rapidement.
me dire. « D'abord elle a rôdé autour du bivac.
Et il écouta d'un air bienveillant. « Puis, elle vous a suivi de loin dans vos
Rebecca remua les lèvres avec volubilité, , courses. Enfin, elle s'est familiarisée.
AU PAYS DES SINGES 111

« Aujourd'hui elle se peigne, elle se lave, 1langage très-primitif, sans verbe, et limité à
elle s'habillerait décemment, j'en suis sûr, i
une centaine de mots...
si vous lui donniez des vêtements. « Ils n'ont aucune religion et ils vivent
« Elle est plus p.ropre que les femmes des ]
par famille.
Hotlentots. Elle se pare de fleurs avec joie « Vous avez remarqué, depuis que nous
depuis que je le lui ai montré et elle veut étudions les singes, qu'il en est qui se cons-
ainsi vous plaire. truisent des cabanes, qui vivent en couple
« Elle comprend assez d'anglais et de et qui ont des lois, parfaitement connues de .
français pour nous servir et nous apporter tous, puisque tous se réunissent pour punir
ce que* nous lui demandons. celui qui y manque (1).
« Croyez-moi, Bentink, le singe est bien « Quant au langage, des cris de Rebecca
réellement un homme à l'état imparfait. avec intonations, sont bien près de ressem-
« Quand je trouverai une petite guenon à bler à des mots articulés.
ma convenance, de figure agréable, bien « Les Chinois, vous le savez, n'ont qu'une
conformée de crâne, encore enfant, je relè- syllabe pour chaque mot; c'est le point de
verai d'après un plan à moi. départ de tout langage ; et, ce peuple très-
« Je suis sûr de lui apprendre à parler. policé en est resté là pourtant.
«Oui, Darwin, le savant Darwin a « Bref, je suis persuadé qu'entre une gue-
raison. Entre le singe et l'homme il y a pa- non que je policerai et un des hommes in-
renté évidente. cultes dont je vous ai parlé, il y a ressem-
« Je ferai tomber les poils de ma guenon, blance, mariage possible, procréation.
par l'habitude d'un vêtement ; la grande loi « Rebecca comprend un peu d'anglais et
de la nature s'appliquera. de français.
« Ce qui est inutile, dans l'animal, se sup- « Elle ne parlera jamais ces langues com-
prime peu à peu. Avec une robe ma guenon pliquées.
n'aura plus]besoin d'une fourrure, et la four- « Mais son futur mari lui apprendra les
rure disparaîtra. cents mots rudimentaires de sa langue à lui.
« Les cheveux, bien soignés croîtront et Bentink réfléchit et dit :
— Possible!...
les sourcils s'accentueront.
— Vous la marierez! Puis secouant la tête :
— Monsieur le. comte, reprit-il, depuis
— Oui, Bentink.
— Ah ! que j'étudie les singes avec vous, j'ai re-
je voudrais voir le mari. connu que vous étiez dans le vrai sur bien
— Écoutez-moi jusqu'au bout.
des points.
« Je n'irai certainement pas la proposer « Mais je me demande, après cinq mois de
à un gentleman comme vous qui la refuserait. dans ce
voyages et huit mois de campement
« Puis ce mariage ne produirait peut-être
pays, si la curiosité de savoir à quoi s'en
pas de bons résultats à cause de la dispro- tenir sur les singes vaut la peine que vous
portion des deux conjoints. vous donnez.
I « Mais l'union que je rêve pour ma gue- « Moi, monsieur le comte, moi, chasseur
j non a chance de réussite. sans instruction, sans ambition, très-mal à
« Sachez, Bentink, qu'il existe dans cer- mon aise dans les villes, je reste ici sans
taines régions de l'Inde, une tribu de sau- m'ennuyer et très-fier de votre compagnie.
vages, non cannibales cependant, qui ne i « Ça se comprend.
vivent que de fruits, ne cultivent rien eti « Je m'amuse beaucoup, je m'honore et je
l peuplent des forêts marécageuses. m'instruis en votre compagnie et j'y demeu-
I « Plus arriérés que les nègres, que les i rerai tant qu'il vous plaira, n'ayant rien de
l Papous, que les Néo-Calédoniens eux- mieux à faire, puisque j'ai du pain de cuit,
| mêmes; ils ont longtemps passé pour des
| singes ; mais on a reconnu qu'ils avaient un (1) Fait scientifiquement constaté.
112 L'HOMME DE BRONZE

comme oh dit, pour mes vieux jours* plus Le comte réprit :


que je n'en peux manger J — Maintenant vous allez tout à fait me
« Ça nie plaît donc dé voyager et d'étudier acomprendre.
avec vous. « Figurez-vous, Bentink, que je suis le
« Mais vous, un gentilhomme français, ddernier, l'unique et lé seul représentant
un savant qui pourrait être tout ce qu'il ti
très-pauvre; d'une très-noble lignée de bra-
voudrait dans son pays, vous vous intéres- v
ves gentilshommes.
sez à des bagatelles.'; Bentink salua.
« ;Jeiné permets de vous dire ça, monsieur Bon Anglais, il avait le profond respect de
le comte, non pas pour vous blâmer, mais 1'
l'aristocratie.
parce qUé vous' ète'ssr intelligent que'je —^-Étant sans autre avoir que dix mille
m'étonne dé vous voir faire tint dé choses li
livres'de; rentes, dit le comte, ce qui est la
pour les singes. r
misère pour un homme de mon rang, je vou-
* Vrai, vous les aimez mieux que Tes 1 être officier et j'entrai
lus à l'École poly*
hommes. ; ; ^ ; . IIhecnique.
« Du reste,-je-ne vous critique pas; cha- « Je choisis un régiment de chasseurs
cun s'amuse à sa manière et la vôtre doit td'Afrique et j'y devins rapidement chef d'es-
'' ''.' ; - ' . <
cadrons.
être bonne.
* Seulement je :rié la comprends pas bien ! « Mais je compris rapidement le vidé, le
—- Vous avez eu raison de me questionner j creux de la vie militaire, de la gloire et autres
<
dit lé comte. ' ' ' •: ' : |turTutaihèsde ce gehrei
mon cher,
«Je suis enchanté de l'occasion que vous « Mon ambition était d'illustrer, moi, le
m'offrez de m'expliquer. ,
dernier des Lincourt, le nom dé ma race, à
Il regardait les singes qui, en quantité \tout jamais. -:
les entouraient, les couvaient * Jévdùlàis
innombrable, que ce nom, éteint avec moi,
du regard; et; bienveillantsî'semblaient ' j
fût immortel;:;
avoir de l'affection pour 'ëuxi ':;-! ' ;:
« Rares sont les occasions dé remporter
Les singes cherchaient à imiter tous les des victoires d'Aûsterlilz dans la carrière
gestes, tous les mouvements des deux hom-
militaire; je pouvais mourir général obscur
mes; ils remuaient leurs lèvres comme pour dans mon lit.
parler ; ils se regardaient deux âdeux comme « Je préférais un . '<nouveau
conquérir '
pour discuter. monde, comme Christophe Colomb.
'
C'était un tableau étrange et saisissant. — Le mondé des singes! dit Bentink.
— Bentink, dit le comte, nous n'avons — Justement, fit le comte. Mais les con-
pas encore dompté un seul mâle ; mais nous
avons conquis une gUénoh et nous en au- séquences de cette découverte sont incalcu-
lables. :.
rions apprivoisé beaucoup d'autres-sans la
* Ce nouveau monde transformera l'an-
jalousie de Rebecca. cien. : : ::
« Toutefois, mon ami, beaucoup de singés
« ;Ici, Bentink, prêtez-moi toute votre
sont préparés à devenir nos disciples .'
« D'une part ils ont déjà appris de nous atttention ; nous entrons dans les hautes ré-
à bâtir de vraies câbànesj au! lieu dé nids gions de la philosophie et de la théologie.
1 —^-Je né; perds pas une de vos paroles,
grossiers ; ils ont modifié leurs Cris d'après
les nôtres; nous connaissons les leurs.. monsieur lecomte! dit l'Anglais.
« Bref j il y-a commencement d'éducation. — Je développe donc mon idée. ,
Et montrant ses élevés ; « A cette hêûrèj Bentink, la société 1fondée
— Nedirâït-ofl pâs^ Bentink;, que nous sûr la religion Catholique est combattue par
sommes des missionnaires entourés de sau- la libre pensée.
vages ? « D'une part, le monde rétrograde, les
— Ma foi, oui! fit l'Anglais.en riant. réactionnaires, les conservateurs, les auto-
AU PAYS DES SINGES

rifairés, les partisans du despotisme poli- mortel ; MM.Liltré, Darwin et leurs théo-
tique et religieux. ries triompheront !
« D'autre part, les républicains, les par- « Et c'est moi, moi de Lincourt, qui serai
tisans de monarchie constitutionnelle qui le Christophe Colomb de ce Nouveau-Monde.
est presque la république, les hommes de « Je crois que vous no trouvez plus mes
progrès, de science, de liberté. idées mesquines et sans importance, mon
. « Sur quoi s'appuient les réactionnaires ? cher Bentink?
« Sur l'alliance du trône et de l'autel. — Monsieur le comte, dit Bentink,-
« Où est leur forteresse ? A Rome. moi, jo suis protestant ; vous parlez
« Sur quoi repose la puissance de Rome? de démolir la religion catholique; ça me
« Sur le fanatis- fa't plaisir ; mais
me dos catholique?, jo crois que vous
sur leurs croyances ferez en même
aux dogmes. temps du mal à la
« Or, tout se lient religion protes-
dans une religion. tante.
« Dé! misez un •— Non ! dit réso-
dogme, démon trez- lument le comte. La
en l'absurdité, tout foi des protestants
les autres dogmes est basée sur lé li-
sont atteints, décon- bre examen ; comme
sidérés ; la religion ils [euvent aban-
est perdue dans l'es- donner les dogmes
prit public. vieillis je-vous as-
« Bentink , l'É- sure, Bentink, que
glisecalholiquecroit nos découvertes ne
et enseigne que leur feront pris
l'homme seul est l'ait grand tort.
à l'image de Dieu, — Alors, dit Ben-
Bentink, 1 chasseur.
que, seul, il a une tink, tout va bien.
ame, que pour cette âme de l'homme, rien Et je m'associe dé grand coeur à votre oeuvre.
que pour elle, Jésus, fils de Dieu, s'est fait —r Maintenant, mon ami, dit le comte* dî-
homme, est mort en croix afin de nous ra- nons, s'il vous plr ît.
cheter du péché originel. Et il fit un signe à Rebëccà, qui, accroupit
« Que je réussisse, moi, à faire
parler les sur ses talons, avait écculé attentivement
singes, à prouver qu'ils sont des r.ommos, à cette longue conversation.
marier les guenons à des sauvages et réci- Là guenon se mit à servir lés chasseurs,
proquement les singes à des sauvage?ses, et, vraiment, elle s'y prit convenablement;
aussitôt la religion catholique, dernier rem- elle attendit pour manger qu'ils eussent ter-
part de la réaction, croule sous le ridi- miné. leur repas et se servit du cbuléau-
cule. fourehette de Bentink avec beaucoup de
« Voilà le Christ, fils de
Dieu, fait homme, dextérité. Autour d'eux, les singes, assis,
qui s'est aussi fait singe, puisque le singe est imitèrent exactement les deux chasseurs ;
homme; voilà Jésus mort en croix peur les mais les quadrumanes mâchaient à vide.
singes ; voilà que l'âme n'est pas l'attribut Enfin le repas terminé, les deux chasseurs
de la seule humanité et
que le singe en a allumèrent leurs pipes et s'étend'rent sur
une ; voilà toute là société actuelle transfor- leurs couvertures pour la nuit.
mée ; voilà les codes, la morale, la, famille Rebecca veilla sur eux et aviva les feur.
bouleversés de fond en comble. Les singes, eux, regagnèrent leurs ca-
« La religion
catholique aura reçu un coup banes dans la forêt.
L. HOMMEDE HRONZË.— 15 Av PAYS DES SINGES. — 15
Hl L'HOMME DE BRONZE

Ceci se passait le soir même du jour où —


By God ! s'écria Bentink en se frap-
d'autres bandes de singes pillaient la Déli- pant le front, vous devez avoir raison !
vrance échouée sur la plage. ' —
En roule ! fit le comte*. Allons voir ce
qui s'est passé. »
Et tous deux ramassèrent leur bagage,
CHAPITRE XXXV
car ils ne pouvaient rien abandonner qui ne
Etrange réveil. fût volé. Ils chargèrent Rebecca d'une partie
des ustensiles qu'elle portait toujours vo-
Le lendemain, à l'aube, les deux chas- lontiers et fièrement; puis ils se dirigèrent
seurs s'éveillèrent, ils furent stupéfaits du vers la mer. Tous les singes se [mirent à
spectacle qui s'offrit à eux. leur suite.
La bande de singes qui avait pillé le navire,
élait venue, selon la coutume, rallier le
CHAPITRE XXXVI.
camp, et, chargée de butin, elle avait dormi
au milieu d'une incroyable quantité d'objets La sainte-barbe.
enlevés sur/<•« Délivrance.
Au jour, les autres singes aperçurent Koski, après s'èlre aperçu du pillage
leurs camarades coiffés de skakos militaires, du navire, avait résolu de se défendre
vêtus d'uniformes, porteurs de fusil. contre le retour des singes.
D'aucuns avaient des casserolles sur la En conséquence, devant les ouvertures
tète, d'autres s'étaient munis de seringues. pratiquées à bord il avait roulé des tonnes
Du reste, nous renonçons à peindre l'as- qu'il avait calées; il avait ensuite bouché
pect que présentait la forêt autour du camp. les vides avec de lourds objets et il avail
C'était une scène étrange. fermé tous les passages communiquant du
Les plus grands singes avaient naturelle- pont à l'intérieur.
ment pris ce qu'il y avait de plus beau et, à S'armant de plusieurs fusils, sûr que les
l'exemple des deux hommes qu'ils voyaient singes ne pourraient arriver jusqu'à lui,
tous les jours, ils s'étaient vêtus. dans le faux-pont, il s'était promis d'en tuer
Bentink remarqua môme un mâle superbe, tant, qu'il les dégoûterait à jamais de repa-
auquel une petite guenon présentait des raître. Il attendit ainsi leur retour.
fruits dans une corbeille à pain. Elle imitait Koski, le matin qui suivit, fut très-con-
ainsi Rebecca, servant les chasseurs. (Voir trarié d'apercevoir, au loin, un navire.
notre gravure, livraison 3.) ; Mais l'ayant examiné avec une longue
Dans un autre groupe, un grand singe vue, il s'assura que le bâtiment passerail
tenait en main un fragment de réflecteur el au large de la côle. Il ne craignait plus que
le faisait gravement miroiter sur ses camara- les singes qui, vers sept heures du matin,
des, pendant qu'un mélomane raclait avec parurent.
bonheur ses ongles crochus sur les trous Quelle ne fut pas la stupéfaction de Koski
d'une bassinoire. C'était un tapage infernal. en apercevant à leur tète deux Européens ;
(Voir notre gravure n° 2.) il en fut profondément troublé.
Gustave Doré a si bien rendu ces tableaux Quoi ! deux hommes ! Et ils allaient mon-
bizarres que nous renonçons à les décrire. ter à bord ! Et ils s'empareraient du trésor.
Un coup d'oeil sur les vignettes du célèbre Une haine féroce, implacable s'empara du
dessinateur fera comprendre mieux que coeur de Koski. Pour lui, point de doute sur
vingt pages de description, et la stupéfaction ce qui arriverait, s'il ne massacrait pas les
du comte et l'ahurissement de Bentink. deux Européens. Évidemment, ils le tue-
Mais M. de Lincourt se rendit compte raient pour s'assurer le trésor. Il connais-
tout aussitôt de la situation. sait trop, pensait-il, le coeur humain pour
— Bentink, dit-il, un navire a fait côle, compter sur la probité de deux aventuriers.
près d'ici, ces singes l'ont pillé. Car Koski jugea qu'il avait affaire à des
AU PAYS DES SINGES 115

déserteurs ou à des négriers. Cependant le (déchargea trois coups de revolver à bout


comte el Benlink s'avançaient sans dé- j
portant, sur un baril de poudre que les deux
fiance. Koski les laissa approcher à deux ]
premières balles défoncèrent et que la troi-
cents pas. i
sième détonation seulement enflamma.
Là, un peu troublé par l'émotion, par la Une formidable explosion retentit, et,
colère et la crainte de manquer son coup, tsinges, hommes, débris du navire, trésor,
il fit l'eu par un interstice qu'il s'était mé- i
tout fui lancé dans l'espace!
nagé au milieu de ses barricades. Le comte se trouva jeté à cent pas delà, .
Le comte et Bentink se jetèrent sur le sol. sur la plage. Les singes, morts ou vivants,
Tous les singes les imitèrent. tombèrent comme une grêle de corps ; mais
Koski continua à décharger ses fusils. ceux des quadrumanes qui le pouvaient
Il avait manqué le premier coup, il n'at- s'enfuirent vers la forêt.
teignit pas les Européens qu'il visait, mais Le comle reconnut qu'il avait une jambe
il toucha successivement et très-rapidement cassée, un bras démis et qu'il était couvert
trois singes. Ceux-ci, furieux, se relevèrent de contusions. Il vit le pauvre Bentink san-
en grondant. Us savaient ce que c'était glant, broyé et mort...
qu'une fusillade; ils avaient vu el entendu Mais le comte vit aussi autour de lui des
tirer les deux chasseurs. Us se précipitèrent tonnes évenlrées dont l'or roulait sur le
en hurlant vers le navire. Toute la bande, sable...
plus de six cents singes, s'élança avec eux. Cependant, sur le navire qui passait au
Koski frémit en voyant cet orage s'abattre :
large, on avait vu l'explosion, entendu la
sur la Délivrance. j détonation ; c'était la Loire, transport fran-
Beaucoup de singes avaient des haches, ! çais, qui conduisait des déportés politiques
des barres de fer, enlevées précédemment; à la Nouvelle-Calédonie.
ils tombèrent comme une trombe sur le pont Une embarcation, envoyée à la découverte,
du navire, el, guidés par leur instinct, ils arriva au moment où la marée recouvrait
sentirent l'ennemi dans le faux-pont. les débr s de la Délivrance, cachant le tré-
Ayant vu les chasseurs manier la hache, sor sous les flots. Le comte s'était traîné
les singes s'en servirent contre les panneaux hors d'atteinte de la marée.
et les firent voler en éclats. Koski se sentit 11 fut recueilli par les marins français,
perdu. admirablement reçu à bord de 7.7Loire où le
Il comprit que partout où il se réfugierait, docteur remit sa jambe.
il sérail atteint. Alors, dans un accès de — Monsieur le comte, lui dit-il, vous voilà
terrible désespoir, il s'écria, voyant les deux pour deux mois sans bouger ; vous êtes forcé
chasseurs accourir vers le navire : de venir avec nous, au moins jusqu'à Sidney.
— Eux, les singes et moi, nous périrons — Eh bien, docteur, dit le comte, de là je
tous. Personne n'aura mon trésor; la mer où j'ai affaire.
gagnerai San-Franciseo,
le cachera sous les sables. Inutile de dire que M. de Lincourt, en
Et il se précipita vers la sainte-barbe. racontant ce qui lui était arrivé, ne dit pas
Là, barricadé, il se défendit, cherchant à un mot du trésor, dont les marins qui l'avait
savoir si les Européens étaient à bord. recueilli ne soupçonnaient pas l'existence,
Entre deux coups de feu, il finit par en- la marée- le cachant à leurs yeux.
tendre une voix qui, dominant le tumulte,
criait :
— Ne tirez plus ! Nous sommes des amis. CHAPITRE XXXVII
Nous allons vous sauver !
— Des amis... fit Koski avec un accent La folle.
inexprimable. Il n'y a pas d'amis autour d'un
trésor... Pendant que le comte de Lincourt, re-
Et, dans un superbe accès d'énergie, il cueilli par un navire français, faisait voile
116 L'HOMME DE BRONZE

pour la Nouvelle-Calédonie, la chaloupe qui Enfin, si jamais vous allez à Roskoff, ren-
emportait Eva et ses compagnons, opérait dez-vous à Sainte-Barbe.
sa traversée avec bonheur. Mais un grand Là se trouve le fameux roc du Saut, où
ïhagrin avait frappé Cacatois. au dire de la légende, un pêcheur devint
Il s'aperçut, à n'en pas douter, que la jeune prince et épousa la fille d'un roi breton, en
fille était folle ; il fallut de haute lutte lui en- allant chercher son anneau au fond du
lever le cadavre du comte Henry. gouffre dont les flols battent cette falaise.
Le voyage toutefois s'opéra sans incident ; (Voir la vignette, livraison 14.)
on atteignit la côle de Bretagne. Vous y trouverez les mousses la Sardine
Eva, docile et sans volonté, depuis qu'on et Passe-Partout, qui, pour deux sous seule-
avait lancé le corps de Keremfort à la mer, ment, piqueraient une tête dans l'abîme.
suivit Cacatois où il voulut.
Celui-ci se relira en Provence, à Saint-Ra-
phaël ; il y vit dans une belle propriété qu'il CHAPITRE XXXVIII
a achetée avec les valeurs contenues dans le
coffret ; Eva erre mélancoliquement dans le
A San-Francisco.
parc. (Voir notre gravure, livraison 12.)
Plouëdec et Perros sont pêcheurs à Ros-
koff; nous les avons représentés en cano.l M. de Lincourt arriva guéri à Sidney.
dans notre gravure, liviaison 13. Après avoir remercié le capitaine de la
Couëdic, qui est passeur, à Roskoff aussi, Loire el son élal-major, le comlc résolut
est sur le quai, débattant avec un touriste le de se rendre à San-Francisco.
prix d'une promenade à Tizi-Aouzon. C'est là qu'il voulait el pouvait trouver
L'hiver, il pêche, comme ses camarades, les hommes el le navire dont il avait besoin
aidé par le mousse l'Écureuil qui est devenu pour retourner au Pays des Singes à la re-
un très-joli garçon. (Voir la livraison 10.) cherche du trésor.

K1N UU PREMIER EPISODE.


L'HOMME DE BRONZE

DEUXIEME EPISODE

LA REINE DES APACHES

PREMIÈRE PARTIE

L'AMOU R D'UNE REINE

PROLOGUE

LE DUEL AU COUTEAU

bout ou assis, forment des groupes animés


du plus étrange aspect.
CHAPITRE PREMIER Les costumes offrent une variété infinie.
Le simple caleçon de cotonnade, tranchant
sur la peau noire d'un nègre, contraste avec
La Taverne du Duffalo. le velours brodé du Mexicain.
Là un gentleman avec la courte jaquette
Nous sommes à San Francisco, dans la anglaise, et plus loin un Chinois avec sa
fameuse taverne du Buffalo, que connaissent longue robe de soie chamarrée.
ceux qui ont lu les Millions du Trappeur. Vestes de marin, guenilles de vagabonds,
Cette taverne est fréquentée par tous les blouses de chasse, manteaux de guerriers
aventuriers de la ville. indiens, et surtout armes de toutes formes et
Il est dix heures du soir. de toutes provenances, tel est l'aspect ba-
Toutes les tables sont occupées. riolé de la salle.
Les buveurs bruyants et nombreux, de- Si l'on ajoute à ce discordant assemblage
L'HOMMEDE BRONZE. — 16 LA REINE DES APAGHES. — 1
L'HOMME DE BRONZE

de couleurs criardes les différences de leinl cachaità demi. Sous les épaules carrées se
chez ces hommes venus de toutes les parties développait un torse puissant. Les membres,
du monde, on se fera une idée incomplète aux extrémités fortement accusées, déno-
de l'étrange et bizarre société réunie, le taient une vigueur musculaire peu com-
10 août 1865, à la taverne du Buffalo. mune. « Le Trappeur » portail avec aisance
Un jeune homme se dislingue de la foule. le costume des gens de son métier : veste
Il occupe seul une table au milieu de la de peau de daim, culollo pareille, bonnet de
salle. fourrure el boites ferrées, en cuir solide. De
Il fume silencieusement un havane, et, plus, le rifle de fabrication kenluckycnne,
de temps à autre, porte à sa bouche une le revolver à six coups dans un étui fixé à la
coupe de cristal donl il savoure lentement ceinture, et à côté un poignard à lame tran-
le contenu. chante pouvant servir à la fois d'arme de
C'est le lavernier, maître James Rood combat et de couteau à dépecer le gibier.
lui-même, qui tire de sa prison de glace une Enfin, près du revolver pend, comme une
bouteille au col argenté el verse le Champa- aumônière, une bourse de cuir rendant des
gne à son client. sons métalliques à la moindre secousse que
Quel esl ce gentleman? lui imprime son propriétaire.
Plusieurs individus de mine hostile pa- Le Trappeur exerçait une grande autorité
raissent s'adresser cette question ; ils fixentsur ceux qui l'entouraient. On le craignait.
leurs regards insolents sur le buveur de C'élail un Français nommé Grandmorcau :
Champagne, el lancent de grossières plai-il élait reconnu qu'il valait mieux l'avoir
santeries. pour ami que pour ennemi. On disait mer-
L'élégance de ce gentleman choque ces veilles de son audace et de son adresse. Un
brûles. jour, au désert, devant plus de trenle chas-
La toilette du gentleman esl irréprochable. seurs et de cent Indiens, dans une fêle, il
Elle tranche sur le délabrement des uns avait enlevé avec une balle, à vingt pas de
et le mauvais goût des autres. dislance, un caillou entre les doigts d'un de
Mais regards et paroles ne rencontrent ses amis qui avait eu en Grandmoreau assez
qu'indifférence ou dédain. de confiance pour se risquer à tenir l'objet
L'élégant gentleman, calme, impassible visé. (Voir noire gravure, livraison 2.)
au milieu du brouhaha produit par les con- ! Le chasseur a l'aspect brutal ; au repos,
versations de deux cents consommateurs, l'oeil est doux ; dans l'irritation, il devient
paraît attendre quelqu'un ; ses regards se sanglant cl sort de l'orbite. Cette tôle rap-
fixent longuement sur les nouveaux arri- pelle celle du taureau, à ce point que Grand-
vants. moroai^ a reçu le surnom de Tète de Bison.
Quelques coups de revolver partis de dif- Ce dont il n'est point choqué. Le fond de ce
férents points de la salle lui avaient fait à caractère esl une certaine inquiélude, une
peine détourner la lèle. Il connaissait sans susceptibilité ombrageuse, souvent inexpli-
doute les habitudes dupays. Permis de s'exer- cable, qui s'offense d'un rien : certaines
cer au tir dans une glace, pourvu qu'on la injures, plus graves, le laissent indifférent.
payât. C'était et c'est encore la règle. Ignorant et grossier, Grandmoreau hait
A quelques pas du buveur isolé se tenait d'instincl toute supériorité.
un aulre personnage assez remarquable. Le Trappeur a remarqué l'élégant gentle-
Debout près d'une table surchargée de man auquel verse à boire le tavernier plein
bouteilles vides, cet individu causait avec de déférence.
plusieurs hommes qui paraissaient l'écouter Évidemment l'attention de l'hôte choque
complaisamment. Ils l'appelaient « le Trap- le chasseur ; tant d'égards l'olfensent.
peur. » S'ils s'adressaient à quelque personnage
Les traits de son visage hâlé étaient rudes, , célèbre dans les prairies, à quelque aventu-
mais réguliers. Une barbe courte el drue les ; rier fameux, passe encore !
LA REINE DES APAGIIES

Mais rendu à ce gentleman inconnu, rendu Une barbe brune, fine et légèrement frisée,
parce que cet homme élait bien mis, cet encadre un beau visage, froidement et noble-
hommage irritait le Trappeur, qui n'était ment énergique.
pas homme à cacher son opinion. L'oeil est fixe et brillant, la lèvre fière et
— Fait-il des embarras, ce musqué ! disait- dédaigneuse, le front haut et dégagé.
il à voix haute. Ça se donne des airs ! Le Trappeur avait provoqué un adversaire
« Ça vous dédaigne et ça n'a pas l'air de de fort bonne mine, comme oa voit ; il n'en
faire attention aux autres. Nous allons tâ- supporta pas moins fièrement le regard hau-
cher de lui donner une légère émotion, el ain dont le gentleman l'enveloppa.
nous verrons-s'il prendra garde à moi. Ne Il ricanait même avec une persistance in-
bougez pas, vous autres. solence.
Le batteur d'estrade tira son revolver de — Il n'est pas méchant, dit-il en se tour-
sa gaine, l'arma, et visant un moment, il nant vers un groupe nombreux d'où parfi-
coupa en deux lo cigare que fumait le gen- rent des rires approbalifs.
tleman. Celui-ci eut à peine un mouvement Le gentleman avait pris dans sa poche un
de surprise. Son front se plissa légèrement, petit revolver à canons si courts, que l'on ne
et son regard, d'où jaillit un éclair, se fixa vit pas l'arme dans sa main; il leva le bras
une seconde sur celui du mauvais plaisant. vers son adversaire, il ajusta un moment, et
Le gentleman comprit que le Trappeur la balle coupa les cordons de la bourse du
voulait le faire sortir de son impassibilé et Trappeur. Le sac de cuir tomba et s'ouvrit.
jugea qu'il éprouvait son sang-froid. Alors, Une partie de l'or qu'il contenait s'épar-
de l'air le plus calme, il lira un nouveau pilla sur le plancher. Celte fois encore, les
cigare d'un étui de maroquin, l'alluma et se rieurs changèrent de camp.
remit à fumer. Mais, en riant, on se bousculait pour ra-
On avait applaudi à l'acte d'imprudence masser les dollars, que le Trappeur laissa
et de brutale provocation du Trappeur. courir sur le plancher sans s'en préoccuper.
On applaudissait maintenant la superbe Il y-eut un moment do brouhaha.
indifférence du gentleman. Le coureur de On se bouscula pour trouver les pièces; on
bois ne voulut pas rester sous le coup de cet se gourma; des tables furent renversées.
échec : 11 y eut des nez écrasés par des coups de
— Nous verrons bien ! dit-il. Je le forcerai poing, des dos piqués de coups de couteau,
à se fâcher, ce gaillard-là, el... nous rirons. de furieuses injures échangées.
Lo Trappeur était déterminé à pousser Un Chinois resta mort sous un banc; un
l'affaire jusqu'au bout. homme sortit ensanglanté; mais le silence se
D'une seconde balle, il brisa le verre que rétablit rapidement.
le gentleman portait à ses lèvres.
Ce dernier ne sourcilla pas ; il secoua son L'or ramassé, chacun se sentait pris d'une
gant mouillé par le vin répandu, fit signe à curiosité intense.
l'hôtelier de lui apporter une autre coupe, Deux adversaires de cette force ne pou-
la remplit, la vida lentement, puis se leva. vaient manquer d'offrir le spectacle do quel-
C'était un adversaire digne du Trappeur que duel extraordinaire. Le Trappeur élait
pour la foi ce physique, à en juger par les furieux. Son adversaire restait impassible.
formes que ne dissimulaient pas ses vête- Le chasseur s'avança menaçant :
ments de drap lin. —Nous verrons si vous êtes aussi adroit
Avec la taille un peu au-dessus de la deux fois de suite, dit-il. Nous allons nous
moyenne, concordait, dans une harmonie battre.
parfaite, une structure élégante et forte. Il La situation était dessinée nettement, à la
devait y avoir autant de souplesse que de grande joie des assistants.
vigueur dans ces muscles accusés par les — Oui ! oui ! cria aussitôt la foule. Un
plis de l'habit. duel !
8 L'HOMME DE BRONZE

Chose étrange ! On eût dit que les deux assurée en désignant le Trappeur, m'a pro-
champions appartenaient aux spectateurs, voqué sans raison.
et que ceux-ci avaient le droit de leur impo- « J'accepte le défi !
ser les conditions de la lutte. C'est la cou- « Mes nombreux témoins nous désigneront
tume américaine. l'arme qui leur conviendra, et ils régleront
On disait : Ici ! Non ! Dehors ! Oui ! Ici ! 1 les conditions du duel. J'ai dit.
Nous serons tous témoins. 1 Une immense acclamation répondit
. Les exclamations de toutes sortes se croi- proposition, faite avec le plus profond dédain
saient, assourdissantes, inintelligibles. pour le Trappeur, qui sentait bien l'immense
Tous les consommateurs étaient grimpés supériorité d'attitude que son adversaire
sur les sièges, sur les tables. avait sur lui. Mais il comptait, prendre sa
Deux cents voix parlaient à la fois. . revanche dans le combat.
Ce fut pendant cinq minutes un tapage Trait de moeurs !
infernal, un désordre indescriptible. Le gentleman a engagé là foule à se pro-
noncer; aussitôt elle ne discute plus; elle
Cependant James Rood, le maître de l'éta- agit, et prend le meilleur moyen dé trancher
blissement, s'était hissé sur une table; il ré- la question du choix dés armes.
clama énergiquement le silence. Il l'obtint. Une sorte de comité, se forme.
—: Je ne permettrai pas que l'on s'égorge Un bureau est improvisé.
dans ma maison... commença-t-il. Je ne... Les votes sont recueillis dans leî formes
Une formidable protestation coupa courl légales. L'cpée. Le revolver. Le couteau.
au speech du tavernier. Les assistants désigneront l'une do ces trois
— A la porte ! criait-on. Par la fenêtre, armes.
l'empoisonneur ! Pendons-le !
James était entêté, de plus homme d'ex- On va procéder au scrutin, quand une
pédients. voix fortement timbrée se fait entendre mal-
— Si l'on ne m'écoute pas, cria-t-il, je fais gré le tumulte.
— Je demande la parole, crie une sorte de
éteindre le gaz.
Et les lumières commençant abaisser, le colosse portant le coslume des marins amé-
ricains.
calme se fit aussitôt. Plus de gaz, plus de
— John Huggs ! dit on dans la foule. Le
plaisir. On ne verrait rien.
James Rood posa son ultimatum : capitaine du Texas / Parlez ! parlez !
— On me payera la casse, dit-il. John Huggs est un personnage.
John Huggs est en faveur dans l'assem-
— Oui, oui, répondit-on.
blée.
— Je propose, continua maître James, de — J'ai une proposition à vous faire, gentle-
mettre les frais à la charge du vaincu.
men, dit-il.
— C'est juste ! bravo ! cria la foule. — Écoutez ! écoutez ! murmure l'auditoire
Les deux champions approuvèrent. dont la curiosité est excitée.
Parfaitement rassuré, car il savait les Le capitaine continue :
deux adversaires solvablesetgens de parole, — On se battra au couteau, si l'assemblée
le tavernier descendit de sa tribune impro- y consent.
visée, et se mêla au groupes formés par ses • « Le duel aura lieu, en champ clos, sur
clients. On pouvait tout pulvériser chez mi : le pont de mon navire, dans la grande cuve
la dette ne serait pas reniée. dont je me sers pour le transport des pois-
sons vivants. Vingt pieds de diamètre!
Le gentleman, calme et digne, avait laissé C'est un espace suffisant. Ça ne s'est jamais
passer l'orage populaire. L'apaisement s'é- fait. Ce sera Irès-amusant !
tant fait, il parla à la foule. « Les combattants n'ont pas d'observa-
— Cet homme, dit-il d'une voix claire et tions à présenter ? demanda le marin.
LA REINE DES APAG.HES

Le Trappeur avait enlevé un caillou entre ies doigts d'un de ses amis.

— Non! non! cria-t-on de toutes parts eu l'intention de couper les cordons de la


sans même laisser le temps aux premiers in- bourse.
téressés de répondre. — Il faut reconnaître, disait-il en ricanant,
« Hurrah pour John Huggs! que le hasard a de singuliers caprices.
« Au navire! » « Ce joli rat musqué veut me loger une
La multitude n'aurait pas permis aux deux balle dans le ventre, et il casse la boucle de
adversaires de refuser la proposition origi- mon «einturon.
nale du capitaine, qui fut votée d'acclama- « Voilà qui est plus que réussi. »
tion. Le gentleman eut un mouvement d'in-
La foule des buveurs quitta bruyamment dignation.
la taverne à la suite du marin et des deux — Vous me croyez donc assez lâche
pour
hommes dont on venait d'arrêter le genre tuer un homme traîtreusement, sans le pré-
de supplice. venir, même après une insulte ? demanda-t-il
En tête John Huggs. avec un calme que démentait une légère al-
Puis le gentleman seul, toujours froid tération dans sa voix.
et dédaigneux. —Lâche, je ne crois pas, répliqua le
Derrière lui, le chasseur et un groupe Trappeur.
d'amis. « Mais maladroit, j'en jurerais. »
Le Trappeur, irrité de l'ascendant que son Le gentleman haussa les épaules.
adversaire avait paru conquérir, se montrait — Voulez-vous me confier votre rifle?
de plus en plus insolent et provocateur. i — Volontiers!
Il prétendait que le gentleman n'avait pas l Le gentleman se saisit de l'arme, en vê-
L IJOMMK — 17
Dt:BltOTiZE. LA.REINEDESAPACIIES.—'-i
10 L'HOMME DE BRONZE

rifia l'amorce et passa la baguette dans le Un murmure approbatif accueillit ces pa-
canon, ïo
roles.
— Chàfrgé à deux cents mètres, dit-il. Le Trappeur grogna ;
« Très-bien ! — Un comte 1
« Vous voyez ce falot, sur la jetée? « Quel kixe !
; —Oui. « S'il est le seul représentant de sa noble
Et le coureur de bois, devinant l'intention fa
famille, l'avenir de la race me paraît bien
de son adversaire, ajouta : a-
aventuré. »
— Un Cette bravade fit sourire celui qu'elle avait
apprenti casserait cette grosse lan-
terne à chaque coup. la prétention de blesser.
— Eh bien! moi
je vais couper la corde Cependant le capitaine John Huggs lor-
qui la tient suspendue, et vous verrez le falot g
gnait du coin de l'oeil, en se frottant les mains,
tomber tout allumé, affirma le gentleman. s< embarcation
son qui ne tarda pas à venir-
Le coup était étonnant : on ne voyait pas ri
ranger le quai.
la corde. Il fallait la deviner en ijueUjuc Il y prit place avec ses deux compagnons.
sorte. La foule s'arrêta. Evidemment le capitaine avait son idée.
L'intérêt devenait poignant. Le gentleman — Nage ! dit-il à ses matelots, et ronde-
aima, visa et fit feu. n
ment ! Il y a ton dollar de gratification si vous y
Là lumière descendit, puis disparut, aux a
allez vigoureusement.
applaudissements des cinq cents personnes Il tenait la barre.
présentés, car aux consommateurs de la la- Mais il jetait çà et là un regard sournois
Verhë du Bufie s'étaient joints quantité de t
en voyant la foule se précipiter dans des
étirieùx recrutés à chaque coin de rue. 1barques.
Le Trappeur cesM de ricaner. Le capitaine semblait tenir extraordinaire-
Les spectateurs trouvaient l'adresse du 1
ment à toucher au navire avant que personne
gentleman prodigieuse. j
autre n'y arrivât.
On arriva enfin sur le quai. S'apercevanl que les autres canots faisaient
L'escorte, immense, houleuse, s'arrêta. i
force rames, il cria à son équipé d'une voix
Le capitaine héla un canot de son bâti- 1
furieuse :
ment; puis il fit signe qu'il voulait parler. — Par tous les diables ! faillis chiens
que
La foule, qui commençait à chercher dos vous êtes, nagez donc!
: « Vous y allez comme si vous promeniez
moyens de gagner le navire, garda le silence
et l'immobilité. I| des ladies. »
Le capitaine Huggs sourit. Puis il ajouta :
Cet homme devait avoir une idée. — Dix dollars si vous
gagnez sur tous !
Il fit son speech. Allez donc ! Hip ! hip !
— Les combattants, dit-il, ne se connais- Les matelots se couchèrent sur les avirons,
sant pas, je me fais un devoir de les présenter et le canot iïla comme une flèche vers le va-
l'un à l'autre, ainsi qu'à vous tous, gentlemen. peur qui se balançait légèrement à un demi-
S'adressanl à l'étranger : mille en rade !
— Je vous dit-il, Grandmoreau, Mais, si bonne volonté que les marins y
présente,
surnommé le Trappeur. missent, deux yoles les gagnaient et se déta-
Puis il attendit que le gentleman inconnu chaient en avant des autres barques, qui for-
voulut bien lui décliner ses noms et qualités. maient une flottille considérable; tout était
Mais lui, dédaigneux, jelaun fier regard en mouvement dans le port ; plus de six mille
sur la foule. personnes voulaient s'embarquer.
— Je n'ai besoin de persoioue Le bruit de l'aventure qui se préparait
pour me pré-
senter, dit-il avec autorité. s'était répandu avec une rapidité électrique
« Je suis le comte Henri de Lincourt, com- La ville entière accourait, avertie par des
patriote de La Fayette. » télégrammes lancés de tous côtés.
LA REINE DES APACHES «

On n'imagine pas, en Europe, ce que c'est Déjà quinze de ces argus de la presse sui-
qu'une attraction pour les Américains ; quelle vaient le cortège.
fièvre d'émotion et de curiosité les secoue ; Déjà ils avaient envoyé des dépêches dé-
quand un spectacle extraordinaire est an- taillées pour chaque incident.
noncé ! Les tirages des feuilles étaient commencés
C'est un délire ! lorsque la foule commençait à peine à s'é-
Great attraction! branler vers le port; on criait par les rues
S'agit-il d'un combat bizarre, d'une exhibi- les bulletins frais encore avec cette mention:
tion singulière, d'un héros qui arrive ou d'une « Edition extraordinaire !
ballerine en renom qui débute, d'un écrivain « Détails émouvants !
célèbre qui fait une conférence ou d'un clown « Duel aux flambeaux, etc.. »
fameux qui débarque, great. attraction ! Tous achetaient et s'élançaient vers la rade,
C'est une fureur inouïe, indicible, qui hurlant :
— Aux
s'empare d'une cité, d'un pays. barques !
C'est une traînée de poudre. « Des barques ! »
Les affaires cessent, les voitures s'emplis- En un instant, il n'y en eut plus.
sent, les piétons se précipitent ; les courants El la foule était là, exigeante, impérieuse;
humains se forment instantanément, s'en- on offrait vingt dollars pour avoir passage.
flent et roulent en cascades bruyantes vers Le port, déjà si étrange d'aspect, offrait un
le point désigné. coup d'oeil pittoresque.
Les têtes s'exaltent; la masse grossit tou- A dire vrai, ce n'est pas un port.
jours; elle se monte à l'excès: c'est une folie 11 fut construit si bizarrement!
contagieuse, frénétique. Pour la commodité du commerce, on vou-
Les moyens d'informations sont rapides, lut, que les navires vinssent jusqu'aux portes
nombreux ; une ville américaine, avec son '
des magasins.
réseau télégraphique, vibre au même in- ' Dans ce but, on éleva, au milieu de l'eau, les
stant d'une extrémité à l'autre. I maisons sur pilotis; on forma ainsi des rues.
On se prévient, on s'appelle. !\ Puis on culbuta dans la mer la colline du
La secousse magnétique agite In cité. Télégraphe, qui surplombait le port.
La nouvelle arrive foudroyante. Les débris de roc servirent à donner aux
quais une base* solide ; le dessous des mai-
« A John Griffish, rue 17 \ n° 21.
sons fui. rempli avec la terre du monticule, et
« Venez au port : trappeur Grandmoreau on eut ainsi une sorte de Venise américaine.
contre gentleman très-adroit. Au couteau Au lieu d'amener l'eau en terre ferme par
dans une cuve, sur Texas, aux flambeaux. des canaux, les San-Franciscains amenèrent
Great attraction. la terre dans l'eau.
« Schmidt. »
Qu'on s'imagine la foule dans ces rues ma-
Mille télégrammes semblables sont lancés ritimes ! De tous les quais, on sautait en
par des amis à leurs amis, par des commis barque ; et, nous l'avons dit, les vapeurs
à leurs patrons. chauffaient pour gagner le Texas, qui était
Les journaux, en Amérique, luttent à qui en rade dans la petite baie du Télégraphe.
renseignera le plus vite et le mieux les ache- Cependant, le capitaine Huggs voyait avec
teurs ; la concurrence est acharnée. rage que les yoles gagnaient sur lui.
Pour un fait divers intéressant, on impro- — Du nerf ! criait-il. Vous êtes des poules
vise une édition. mouillées : cent dollars si vous arrivez pre-
Les reporters sont partout, voient tout, miers !
tout. « Poussez, les enfants! »
télégraphient
Chose étonnante !
1. Là plupart des rues, dans les villes d'Amérique,por-
tent des numéros, ce peuple neuf n'ayant, pas d'histoire, Le capitaine, qui ne ramait pas, avait îa
et n'ayant par conséquent que très-pou de noms célèbres. sueur au front.
12 L'HOMME DE BRONZE

Et les yoles gagnaient toujours. i — Personne n'est atteint, dit-il souriant


observaient ' t
Le gentleman et Grandmoreau toujours; la yole s'enfonce.
curieusement le marin. En effet aucun des matelots ni des passa-
— Qu'importe, dit le Trappeur, si ces £
gers n'avait remué.
yoles nous dépassent! Les rameurs continuèrent, avec l'entête-
— Par tous les feux de l'enfer ! Grandmo- i
ment caractéristique des Américains, à ma-
reau, dit Je capitaine, il importe extrême- i
nier leurs avirons jusqu'à la dernière se-
ment, il importe au plus haut point ! <
conde; ils avaient la ceinture dans l'eau
Et frappé d'une idée subite : I < qu'ils ramaient encore.
— Si ces marsouins-là me dépassent, mur- L'embarcation sombra, au moment où
mura-t-il, je les aborde par le travers et je l'autre yole en était à dix brasses.
les coule en grand. — Hurrah ! avait hurlé le capitaine
j
Le gentleman souriait. j Huggs.
Peut-être avait-il deviné le plan du capi- I — Hurrah! avaient répondu ses matelots.
taine. , ; — Hurrah! avait acclamé la foule dans les
— Trappeur, dit-il à son adversaire, je j barques.
grfge que vous ne coulez pas comme moi une Elle saluait la déconvenue de l'embarca-
barque d'un seul coup de rifle. tio qui avait la tête.
— Belle malice que de trouer une de ces Question de jalousie.
yoles ! fit Grandmoreau d'un air hargneux. — Et l'autre! fit le capitaine Huggs mon-;
— Je
parle de la couler ! dit le gentleman, trant la seconde yole.
et il s'agit d'ouvrir une voie d'eau large — Inutile ! dit le comte.
comme le fond de mon chapeau, « Vous allez voir. »
— Sans tuer personne ? En effet ceux de la barque coulée avaient
— Sans toucher personne. nagé vers la yole qui venait sur eux et ils
' tendit son rifle de mau-
Grandmoreau l'abordèrent.
vaise grâce. Il y eut lutte...
S'il n'eût pas été poussé par la curiosité, il La yole chavira...
n'eût pas prêté son arme ; mais il voulait voir L'immense clameur de la multitude prouva
le coup. que cet incident la ravissait d'aise.
Les yoles étaient l'une à quarante brasses, Le capitaine Huggs était radieux.
l'autre à cinquante. — Je toucherai premier, dit-il avec expîin
Lé gentleman tira un premier coup en sion.
l'air, pour vider le canon. « L'honneur de mon canot est sauf ! »
Puis il prit dans sa poche son couteau, qui, Le comte, que son ironique sourire n'a-
comme tout-bon couteau américain, contient bandonnait pas, compléta la pensée du
toutes sortes d'outils sous un petit volume. marin.
Il y avait dans le sien vrille et poinçon. — Et vous ferez un beau coup de com-
Le gentleman fit, très-lestement, un trou merce, n'est-ce pas, capitaine? dit-il.
dans chaque balle ; il cassa la chaîne d'or de John Huggs tressaillit.
sa montre, la passa dans le trou de chaque Il était deviné.
balle, riva la chaîne en frappant du dos de Mais le Texas ne se trouvait plus qu'à
son couteau et en s'aidant du plat-bord pour quelques encablures.
tenir coup ; puis il glissa le projectile dans 1 On l'atteignit.
le canon. Grandmoreau n'avait cessé de mâchonner
— C'est la balle ramée ! dit-il. à mi-voix des menaces sourdes.
Et il se coucha dans le fond du canot. — On verra tout à l'heure ! grondait-il.
Il visa, au ras de l'eau, l'arrière de la yole s « Le couteau n'est pas la balle.
la plus rapprochée et tira ; puis il se remit à1 «... Adroit... si l'on veut... mais il fau-
charger tranquillement. î drait voir ça dans la prairie...
LA REINE DES APACHES 13

« L'on n'est réputé tireur que quand on Du reste John Huggs, qui s'était arrêté à
a eu un Peau-Rouge ou un jaguar au bout un chiffre, monta sur la dunette.
de son fusil. Il en fit garder l'escalier par deux de ses
« Il n'est pas dit que l'on placerait sa balle hommes les plus solides, puis, dominant la
dans l'oeil de la bête... » multitude, il saisit son porte-voix.
Et autres protestations d'amour-propre Tout le monde avait compris...
blessé. John Huggs allait rançonner le public!
Le comte ne s'en préoccupait pas plus que Les Américains sont gens positifs; nul ne
du clapotis de l'eau. blâma le capitaine.
Grandmoreau jetait de temps à autre sur Chacun en eût fait autant à sa place.
son élégant adversaire un rouge regard de Du moment où l'on pourrait monter en
buffle irrité, et il serrait furieusement la lame payant, tout était bien.
de son couteau. Ce peuple est ainsi fait que tous admiraient
On accosta. l'ingénieuse idée de John Huggs, et qu'il gran-
John Huggs sauta sur le pont. dissait dans l'estime publique.
— Vite! dit-il. Le silence s'était fait.
« A bord! » A voir le. capitaine armé de son porte-voix,
On se hissa sur le pont. on eût dit de Neptune calmant les flots, son
— Holà! avait crié John Huggs, tout le trident à la main.
monde en armes, et du leste ! John Huggs salua, puis, fièrement, il lança
Puis au second : -son ultimatum :
— Harris, dit-il, je mets l'équipage de — Gentlemen, cria-t-il d'une voix accou-
cinq pour cent dans mon idée ! vous y êtes, à tumée à dominer la tempête, le duel aura
vous seul, de trois pour cent. lieu dans dix minutes.
Les matelots accouraient avec des revol- « Tout le monde pourra voir lof terrible
vers et des haches. combat que. vont se livrer les braves cham-
Ils y mettaient de l'empressement. pions que vous connaissez.
Connaissant le capitaine, ils jugeaient que « Venez tous.
le plan devait être productif. « Je ne prends que dix dollars par per-
— Des sentinelles partout ! cria John sonne.
Huggs ; il y aura gros de recette. « Dix dollars seulement... »
« Feu sur qui voudra monter sans payer ! ; L'avisé capitaine envoya son prix d'entrée
et je casse la tête à celui de vous autres qui I aux quatre points cardinaux et attendit l'effet
broncherait. j de son idée.
« Second, vous ferez la recette. i En un instant, le trois-mâts fut couvert de
« Relevez l'échelle. » I monde.
Déjà la foule des barques était proche; les Le second recevait l'argent à mesure qu'un
plus légères touchaient au navire quand le spectateur arrivait au sommet de l'échelle; qui
dernier ordre du capitaine fut exécuté. avait été déroulée de nouveau.
John Huggs se frotta les mains, promena Les premiers arrivés montèrent sur les
sur la flottille immense un long et joyeux agrès, y formant des grappes humaines ; on
regard et sembla se consulter un instant. , se hissa partout.
\ Il calculait... Le trois-mâts, surchargé, s'enfonça de deux
Mais la foule s'irritait de ce que l'échelle mètres au moins.
avait été retirée. j Cinq cents personnes étaient là, attendant
Une formidable protestation avait éclaté et que le duel commençât.
montait vers le ciel. 1 Toutes avaient acquitté le prix d'entrée
On tirait des coups de revolver sur le trois- imposé.
mâts ; on tentait l'abordage. John Huggs jeta un regard satisfait sur
Mais c'était chose difficile que d'y réussir. ses nombreux spectateurs, et, un pied sur le
14 L'HOMME DE BRONZE

sac d'or que venaient de lui apporter peut- . Eu un instant, le yacht tut enveloppé d une
, blement à travers la foule deux de ses hom- i vaste ceinture flottante.
'
mes et le second, il commanda : ! Sous le ciel étoile, sur la mer bleue, au
— Distribuez les torches !
j milieu du resplendissement des torches, c'é-
On jeta des torches aux spectateurs. tait un spectacle féerique. Mais la brutalité
— Gentlemen, cria John
Huggs, vous êtes de l'homme imprimait à cette scène son ca-
des hommes et non des buses. chet grossier.
« Une imprudence, et le vapeur flambe ! Matelots et spectateurs s'interpellaient
« Vous serez grillés ou noyés. joyeusement d'un bord à l'autre ; ils échan-
« Nous avons du pétrole à bord.
j geaient des lazzis au gros s«l et des propos
« Donc, prenez garde au feu ! » i plus risqués que faciles à traduire.
Puis, sûr que chacun veillerait sur tous et Les paris s'ouvraient, et l'on jouait sur les
tous sur chacun dans la crainte d'un incendie deux combattants.
qui eût été effrayant, le capitaine cria : Les poules s'organisaient.
— Allumez ! — Je parie
pour le Trappeur, criait une
Trois minutes après, le pont du bâtiment voix.
était inondé de cette lumière rouge produite — Je tiens... A un contre
cinq?
par la combustion de la résine et du chanvre. —
Accepté !
La foule des spectateurs, et — Le comte sera tué d'un seul
grouillante coup, affir-
bruyante, faisait choix de ses places. mait un parieur.
Les uns, grimpés sur les haubans et accro- — Cent dollars aus
que non, répondait-on
chés aux cordages, pendaient en festons au- sitôt.
dessus même du terrain de combat. Mille et mille défis s'engageaient ainsi en
D'autres se tenaient droits sur les huniers. quelques minutes.
Et tous cherchaient à gagner un point cul- Enfin l'attention générale se concentra SIK-T
minant, afin de pouvoir plonger, du regard le yacht.
dans l'intérieur de la cuve. John Huggs avait embouché son porte-
A la lueur des torches, on pouvait distin- voix ; on crut que le duel allait commencer.
guer sur les quais des masses énormes ac- Mais le capitaine lança l'avis suivant, su-
courues à la nouvelle du duel étrange inventé prême exploitation, réservée pour là dernière
par le capitaine Huggs. minute.
Le marin yankee rayonnait ; son idée avait — Gentlemen, dit-il, j'ai sur la dunette
un prodigieux succès. des places d'où l'on plonge sur la cuve ; je
Le long sifflement d'un vapeur vint tout à les offre à cent dollars l'une !
coup arrêter le Arigoureuxfrottement de main Le prix était exorbitant; cependant il y
par lequel il manifestait sa bonne humeur. eut émulation, et, parmi ceux qui se trou-
— Un concurrent! dit-il avec mépris. vaient sur le pont, il se fit une bousculade
« Je m'en moque ; ma salle de spectacle est pour se disputer ces places favorisées.
comble ! » ! Un petit bossu, qui,s'était hissé moyennant
Le Texas était bondé d'hommes. 1 finances sur les
épaules d'une sorte de géant,
John Huggs ne se trompait pas. ' se mit à courir.sur les têtes, tant la foule
Le vapeur vint ranger le trois-mâts bord à était compacte : il arriva premier sur la
bord et demeura immobile. dunette, qui fut bientôt couverte.
Sur le pont de ce navire nouveau-venu se Six reporters de journaux étaient parmi
pressait une foule compacte. les heureux qui avaient gagné le bon poste;
L'arrivée du vapeur fut bientôt suivie de ils prenaient des notes.
celle de vingt, de trente, de cent bâtiments Ici nous allons citer un fait historique qui
ancrés dans le port. paraîtra incroyable!
Et chaque vaisseau, illuminé brillamment, En ce moment, de vapeur en vapeur, jus-
portait des milliers de curieux. qu'au trois-mâts, on passait de main en
LA REINE DES APACHES 15

main Un appareil télégraphique avec cette rablement disposée pour qu'on vît à mer-
recommandation, qui se criait complaisam- veille.
ment d'un bord à l'autre : Elle avait un creux de deux mètres ; mais
« Au rédacteur du Courrier des Etats- , d'un mètre seulement elle s'enfonçait dans
Unis. » le pont.
Un fil isolé par un enduit de guttà-percha D'un mètre elle le débordait.
était attaché à l'appareil et se déroulait depuis Les deux adversaires, qui avaient été con-
une station placée sur les quais jusqu'au trois duits dans la cabine du capitaine pour s'y
mâts le Texas; ce fil immergeait dans la mer déshabiller, étaient attendus avec impatience.
et mettait ainsi en communication directe la ! La foule commençait à vociférer :
rédaction du journal avec son reporter. ' — Le duel !
L'appareil, parvenu à destination, fut in- ! « Au rideau ! »
stalle sur-le-champ et fonctionna aussitôt. Tout à coup la soupape qui servait à vider
Personne n'eut l'idée bête de couper le fil l'eau de la cuve s'ouvrit; les deux adversaires
conducteur; l'Américain a le respect de l'in- surgirent par là.
telligence et ne cherche jamais à empêcher On eût dit d'une féerie.
les autres de réussir; il imite les meilleurs La soupape sa referma.
procédés et tâche d'inventer mieux encore. Des applaudissements violents retentirent.
Autre fait réel et topique. Nus jusqu'à la ceinture, le poignard eh
Le petit bossu s'était mis de son côté à dé- main, et le bras gauche enveloppé d'un pun-
velopper un paquet qu'il avait tiré de dessous cho mexicain, les adversaires attendaient si-
son paletot : ce paquet était sa bosse et con- lencieusement qu'on leur donnât le signal de
tenait le prospectus d'une religion qu'on combattre.
lançait pour le quart d'heure. John Huggs avait fait argent de toute place.
En Amérique, on invente tous les six mois Il n'avait plus un centimètre carré de dis-
une nouvelle secte. ponible.
Les prospectus tombèrent dru sur les Il s'approcha de la cuve.
spectateurs, qui les lurent à la clarté des tor- — Les combattants sont-ils prêts? de-
ches. manda-t-il.
Bizarre nation! Mais le Trappeur paraissait plongé depuis
Grande nation! un moment dans de profondes réflexions.
Toute idée germe dans ces cerveaux amé- Il releva la tête à l'avertissement du capi-
ricains. taine et répondit d'un air grave :
Le credo de la religion qui venait d'éclore — Dans un instant.
eût fait bien rire des Européens. « J'ai une précaution à prendre. »
Le prophète de cette foi proposait la fusion La foule parat surprise.
de tous les cultes en un seul : quelque chose Un incident surgissait.
comme L'Unitéïde du père Gagne ! Grandmoreau s'approcha du comte.
Personne ne rit de ce plan. — Gentleman, dit-il à haute voix, il faut
Ceux à qui il ne convint pas d'associer le tout prévoir, prétend-on communément.
Christ à Bouddha, Gonfucius à Mahomet, Lu- « Même l'impossible.
ther à Loyola, se contentèrent de jeter Le — Je suis de cet avis.
prospectus ; d'aucuns le gardèrent. | — Si vous me tuez, ce
qui peut arriver,
On augura bien, du reste, d'une religion , quoique absolument invraisemblable, vous
qui avait de si intelligents missionnaires. aurez non-seulement accompli un joli tour
Dire tout ce qui se passa d'étrange poiti de force, mais vous pourrez encore vous
un Européen, ce soir-là, serait impossible i vanter de posséder un riche coup de poi-
Il faut se borner... , gnard.
« Je dis un riche, très-riche coup de
poi-
Cependant la cuve était là, vaste, et admi- gnard.
16 L'HOMME DE RRONZE

« Je vais vous confier un secret enfermé 1 nécessité de me tuer, et me mettre, moi


la
là depuis dix ans. » .jaussi, dans celle de vous tuer ; car c'est trop
Le Trappeur; frappa du poing son énorme < deux hommes pour savoir ce que je veux
de
crâne mamelonné de plus de bosses que tous .>
vous dire, »
les Galls n'en inventèrent jamais. Le Trappeur se rapprocha encore du comte
Puis il continua : iet parla à voix basse pendant plusieurs mi-
— Je sais
que ma confidence doit entraîner nutes.
fatalement la mort de l'un de nous. La foule, très-attentive d'abord, n'entendit
« C'est pourquoi je n'hésite pas à vous la plus rien.
faire. I Aussitôt de devenir brutale et
« Dépositaire de mon secret, vous ne souf- ! murer.
frirez pas que je. le partage désormais. — Assez! assez! cria-t-on bientôt.
« Moi vivant, jamais homme ne me tra- — Aux couteaux !
hira; car la mort suivra de près le legs pré- — En.garde! vociféraient les plus achar-
maturé de mon héritage. ». nés.
Le comte de Linçourt écoutait sans souffler Les combattants se sont enfin séparés.
mot. ... _ j Le comte paraît très-impressionné de la
Les bras croisés sur la poitrine, il riait si- ! coniidcnçedu Trappeur.
lencieusement. . • j Il a tressailli plusieurs fois.
La foule. des. spectateurs, tout à l'heure ! Il n'a plus le même air de dédain pour, son
bruyante,:s'était soudainement calmée. | adversaire.
Les paroles du coui'eur de bois étonnaient, ; Les spectateurs crient à tue-tête :
intriguaient, captivaient. — Le signal!
Quel pouvait bien être ce secret? « Le signal ! »
Le maintien à la fois sérieux et railleur de it Le capitaine John Huggs prononce les mots
M. de Linçourt déplut à Grandmoreau, '
qui traditionnels :
reprit : i — Allez, gentlemen!
j
— Je vous somme d'ajouter foi aux paroles Un formidable hurrah s'échappe do vingt
d'un homme qui n'a jamais menti, même . mille poitrines.
pour éviter le scalpel inexorable du plus La population de la ville, sur les quais,
sauvage Peau-Rouge. répond par des acclamations assourdissantes.
« Je ne suis pas un hâbleur, mais un chas- :
j
seur connu comme véridique. i La multitude a exigé qu'une commission,
« Je suis un homme posé, moi. improvisée par elle, reçoive les dépêches en-
« Croyez-en celui dont la signature vaut voyées au Courrier des Etats-Unis par le re-
vingt mille dollars chez tous les banquiers porter qui est sur le trois-mâts.
d'Amérique, et par conséquent du monde On les communique verbalement, de la
entier. ! station du quai, à la population.
Et se tournant vers la foule : i Puis le télégramme est expédié au journal
— Je prends à témoins, dit-il, ceux qui sans retard.
ne connaissent que j'ai dit vrai. ! Or on venait de recevoir l'avis suivant :
— Oui, oui, cria-t-on. « Complication ! ;
Le comte composa son attitude; il devint « Grandmoreau a un secret.
on parut devenir confiant. i «Vingt millions!...
— Je vous écoute, dit-il. « Il révèle le secret au comte.
— Je vais donc vous confier un secret! « Il faut que l'un ou l'autre meure. »
dit Grandmoreau. La ville fut brutalement empoignée par
« Il vaut plus de dix, plus de vingt mil- , cette péripétie.
lions ! Des enragés, qui n'avaient pas d'argent, se
« Do cette façon, je vais vous mettre dans > mettaient à la nage.
J ttA REINE DES APACHES

On devine, à les voir, des vétéransde la prairie

CHAPITRE III d'acier, aura un irrésistible! élan; c'est la


force toute-puissante.
LE COMBAT Le chasseur a pris la garde espagnole. .
Les paris redoublent.
Cependant le duel commence. Le Trappeur fait quelques feintes.
L'heure est solennelle. Le comte recule.
Les adversaires sont haletants. Ses tenants regrettent d'avoir engagé leurs
Les deux spectateurs ont une altitude qui dollars sur lui.
fait contraste. Il a pourtant paré avec une habileté re-
Ils sont superbes tous deux : marquable deux coups de bas en haut dan-
Le comte droit, très-peu fendu, le corps gereux, mais il perd du terrain.
placé comme dans la garde savante et sévère Enfin il est acculé aux parois de la
de la boxe anglaise. cuve.
Son regard hautain est chargé d'éclairs; Grandmoreau tient son homme.
on sent que ce gentilhomme est sûr de lui, Il se replie, prépare une botte terrible, la
qu'il doit admirablement manier son arme. combine sûrement ; il menace par une atta-
Il attend le choc. que en flasé droit, puis à la tête; les lames
Grandmoreau est ramassé sur lui-même, ont étincelé.
prêt à bondir. C'est une passe rapide comme l'éclair : le
Il secoue sa tête énorme de bison en comte est perdu.
furie. Il n'arrivera pas au contre lors de la dé-
Cette masse furieuse, lancée par des jarrets tente.
L'HOMME DEBnoNZE.— 18 LAREINEDESAPACHF.S—3
18 L'HOMME DE BRONZE

Le trappeur se rue sur son adversaire et i Peu importe qu'il soit frappé j pourvu qu'il
frappe teri s'éla^ant. frappe !
Mais le conite s'est dérobé en se baissjint La foule l'encourage.
.brusquement. : Le cpmbat va devenir épouvantable.
- La lame de Grandmoreau s'enfonce de trois Il y a chance pour un coup double et
i pouces dans le bois... . mortel. ,
Un tonnerre de hurrahs éclate, roule et Le chasseur .change, de garde et d'allures.
se prolonge. Il abandonne l'attitude courbée; il se re-
j^e Trappeur aVi'açhe son arme avec vio- dresse résolu, terrible, jgjnplacaj^e,
lence. Ses épaules .s/élargissen};,, |a, poitrine se
Le comte souriant-1 .^-v..i>
.".nuô r''n
est derrière lui ; il n'a
.•mra ,i>. développe en avant; la ^t,e b^auf,entier égard
!"',
pas frangé... assuré, jj.marche à pas comptés sûr son en-
Sûr dé lui-même, il ioue avec son adver- nemi qui ne recule plus.. t. ..,.,,;,, ,,,.
saire... L'éhfgjmt gentleman est eu pleine posses-
Grandmoreau ' : est fou de1 '"'
dépit;
l il lance la sion d^élui-même.
<V:\!1ï'.y "'" N'!V-
r*
menace. Se? membres, corrects de fefmej, fins
d'attachjîs et arrondis à leur naissance, dé-
Le. sang-froid dji comte est merveilleux. notent autant de force que de souplesse.
M esquive les epups avec une prestesse Il ijpse approcher le Trappeur.
tient du prodige.
quiM"t"l'i-: La crise gùprênie est proche.
'.r i'H."î5r,!f. • On .trépigne furieusement, on acclame fol-
JJ joue un jeu serré, précis, inconnu or. '
Améraqùe, où }es traditions espagnoles font l^mpiit.
loi rDc rn.onstru.eux paris s'engagent.
da|s^t| .es^nme. Une sorte de fièvre s'est emparée de la
Les retraites jie corps, les effacements, les
foule.
voltes, les oppositions du gentilhomme en-
La fureur du Trappeur semble croître avec
thousiasment les spectateurs.
Grandmoreau ne rencontre jamais que le
les applaudissements prodigués à son adver-
saire.
vide.
Ses lèvres se frangent d'une ligne d'écume
Le comte recule encore une fois, recule
jaunâtre.
toujours, se trouve arrêté de nouveau. Mais il cherche avec une volonté tenace
Le Trappeur reprend du sang-froid et me-
la lu!«te corps à corps, les bras enlaçant les
sure bien son bond.
torses.
Mais le comte, profitant d'un jour dans la
Le comte a déroulé en partie le puncho
garde de son adversaire, frappe en pleine enveloppant son bras gauche; — il laisse
poitrine le chasseur de son poing gauche, pendre la couverture mexicaine, à la ma-
et Tenvoie rouler au milieu de la cuve. nière des torreros; il l'agite.
Grandnioreau tombe lourdement. Un long frémissement parcourt les rangs
Un rire gigantesque salue sa chute. des spectateurs.
Il se relève, menace la foule du poing, Les combattants se louchent et s'étrei-
tonne des imprécations.
gnont.
Il voit le comte arrangeant son puncho sur Leurs bras se lèvent, et les couteaux lan-
son bras avec une parfaite tranquillité... cent de fugitifs éclairs.
Ce calme pousse l'exaspération du Trap- Les bustes se tordent.
peur à ses dp.rnières limites. Les coups de talon retentissent sur les
Ce taureau respire le sang. : douves de la cuve.
Sps narines souillent le feu. ; Le sang coule.
L'oeil s'illumine de lueurs sinistres. i Le Trappeur a poussé un sourd rugisse-
Le chasseur se sent perdu, mais il veut ment.
niourir en tuant. j C'est lui qui est blessé.
LA REINE DES APAGHES 19

Il se dégage, puis s'élance et frappe. Il en aspergea le Trappeur évanoui, dont


La pointe de son poignard ne rencontre , les1 dix-huit blessures furent visitées en
que le vide ou le puncho flottant de son ha- tquelques minutes.
bile adversaire. — Aucune lésion grave? M. de
questionna
Il reçoit un nouveau coup. 1
Linçourt.
Puis un troisième ! . — Aucune.
Un quatrième! — J'en étais sûr.
j
Un cinquième ! ! « Mais à quand la guérison complète?
Encore ferme sur ses jarrets, il lutte tou- , — Dans six semaines il sera sur pied.
— Bien, docteur.
jours.
Il frappe en désespéré. « Je vous le confie.
La fureur l'aveugle. . « Vous m'en répondez.
Pas un de ses coups ne porte ! ; « A bientôt ! »
Le comte, lui, paraît n'avoir qu'à étendre ! Au contact de l'eau froide, le blessé avait
le bras pour entailler la peau du malheu- repris ses sens.
reux Trappeur. Il entendit les dernières paroles adressées
Grandmoreau piétine dans son propre ; au médecin par son généreux adversaire.
sang. Faisant un effort, il se souleva pénible-
Il ne veut pas s'avouer vaincu. ment.
Il est rouge de la tête aux pieds, et une j — Gentleman, dit-il, dix fois vous avez
chaude buée l'enveloppe. tenu ma vie à la pointe de votre couteau, et
11 combat toujours. dix fois vous m'avez épargné.
Epuisé, chancelant, il veut frapper encore. I] « Vous vous êtes contenté de m'égràtigner,
Il tombe enfin, mais le poing haut et lo : quand vous pouviez me daguer jusqu'à la
po i gnard menaçant ! garde.
Le comte de Linçourt n'avait pas reçu « C'est trop de générosité, monsieur le
une égratignure ; en revanche son puncho comte.
était en lambeaux. « C'est surtout trop de désintéressement.
La chute du Trappeur fut le signal d'un l « Je vous aï provoqué sans raison, j'ai eu
grand tumulte dans la foule. tort.
Ceux qui avaient parié pour le gentleman « Quant au secret...
de joyeux hurrahs. — Il sera bien gardé, se hâta de répondre
français lançaient
Ils étaient en minorité. M. de Linçourt.
Ceux qui avaient compté sur la force et la Puis, s'emparant de la main que Grand-
valeur du coureur do bois poussaient des moreau lui tendait en signe de réconciliation,
« grognements » significatifs. il lui dit rapidement à l'oreille :
Le comte, sans se préoccuper de l'opinion — Au Bulfalo dans deux heures.
du nombreux public qui continuait à l'ob- Le Trappeur ne répondit pas ; il se laissa
server, jeta son poignard rougi; puis, se his- enlever par quatre matelots qui le descendi-
sant sur le bord de la cuve, il s'y maintint rent dans une barque et le conduisirent à
on équilibre en saisissant la corde maîtresse terre, ainsi que le docteur Finlay. déjà tout
d'un hauban. dévoué à son intéressant malade.
— Un médecin! demanda-t-il d'une voix
vibrante. CHAPITRE IV
Un jeune homme se présenta aussitôt.
— Le docteur Finlay, dit-il. L INCENDIE
— Bien.
« Examinez le blessé. » Le "publie avait murmur pendant lësT
Le médecin se fit apporter un seau d'eau quelques minutes que dura a scène qui
douce. vient d'être décrite.
20 L'HOMME DE BRONZE

Bientôt les murmures dégénérèrent en « Vous vous êtes tiré d'affaire jusqu'à pré- i
grossières invectives, en interpellations ou- sent; trouvez un expédient.
trageantes. « Quant à moi, je n'ai pas à intervenir
Le comte de Linçourt a sauté sur le pont ; entre vous et tout ce monde. »
fièrement campé près de la paroi delà cuve, il M. do Linçourt toisa John Huggs et dit
promène un regard dédaigneux sur la masse d'un air sombre :
insultante. — Je t'ai fait
gagner des sacs d'or ; je to
Les traits de son visage visiblement con- es ferai perdre, misérable !
tracté décèlent une forte agitation mentale. Il s'empara brusquement du porte-voix que
H se contient, pourtant, et pas un mot le capitaine tenait sous son bras.
ne sort de ses lèvres blêmes et frémis- Et, l'embouchant, il lança à ses insulleurs
santes. cette menace :
les injures — Je vais vous donner le feu
Cependant pi cuvent de tous pour torture
côtés. et l'eau pour linceul.
— C'est un coup monté! cric-t-on. Puis se saisissant d'une torche arrachée
« Nous sommes volés ! des mains d'un matelot, il la lança sur un
« Deux saltimbanques ! amas de toiles goudronnées qui s'enflammè-
« Des duellistes pour rire ! rent aussitôt.
— Eh! Français de Pontoise, criait une Gagnant alors d'un bond le bordage du
sorte de gavroche parisien à cheval sur une pont, il se dressa fier et superbe, éclairé en
vergue. plein par les premières lueurs de l'incendie
« Combien pour cent sur la recette ? qu'il venait d'allumer.
— Pas dangereux, le métier ! gueulait un L'apparition dura un quart de seconde.
autre. Le vainqueur du Trappeur disparut sou-
« Bravoure d'occasion ! dain dans les Ilots.
« Bien payé pour un vieux meuble ! » Le capitaine Huggs, terrifié par les flammes
Mille injures, mille quolibets de même qui couvraient, déjà le tiers du pont de son
valeur partent de toutes parts et succèdent navire, abandonna définitivement une diffi-
presque sans transition aux applaudissements cile addition.
frénétiques de tout à l'heure. Mais qu'ordonner, que faire au milieu du
La foule est partout la même : excessive désordre et de la panique générale?
dans ses engouements comme dans ses haines. Impossible de donner un ordre et de le faire
M. de Linçourt, toujours silencieux, fit un exécuter avec ces cris de terreur proférés
geste impérieux, commandant à la foule de par mille individus affolés, éperdus, n'ayant
lui livrer passage. plus que le choix de mourir noyés ou brû-
Personne ne bougea. I lés.
Les poings s'élevèrent menaçants. Le comte se vengeait cruellement.
— Place ! cria le comte d'une voix ton- Il avait remarqué une quarantaine do
uante. tonnes à pétrole rangées sur le pont et cou-
Quelques coups de revolver lui répondi- vertes de vieilles bâches que l'on avait mouil-
rent, et les balles lui sifflèrent aux oreilles. lées par précaution. C'était une garantie
Le capitaine John Huggs était là, souriant contre des étincelles, contre une torche qui
et tranquille. fût tombée et qu'on eût ramassée aussitôt.
Le brave Yankee additionnait mentalement Mais le feu était intense.
le montant de sa recette. Le comte avait la certitude que le pétrole
— Capitaine, lui dit le comte, si vous êtes 1 s'enflammerait bientôt.
maître à votre bord, ordonnez qu'on me Son espoir se réalisa vite.
livre passage. j Un tonneau éclata, puis un deuxième, un
— Gentleman , répondit distraitement : troisième...
Huggs, arrangez-vous avec le public. j Et tous jusqu'au dernier
LA REINE DES APACHES 21

En un instant, le pont du bâtiment fut Cinq, dix, quinze vaisseaux prennent feu
inondé ; il se trouva bientôt au centre d'uu presque simultanément.
immense foyer dont la flamme ondoyait à De formidables détonations se succèdent
plus de cinquante pieds de hauteur. sans interruption.
La plupart des personnes qui se trouvaient Ce sont des tonnes de pétrole qui écla-
à bord se jetèrent à la mer. tent, ce sont des barils de poudre qui sau-
Quelques-unes purent échapper au feu. tent.
Un grand nombre périt dans les flots. Des myriades d'étincelles s'éparpilleni.dans
•Le sinistre ne faisait l'air.
que commencer.
Les quarante navires qui enserraient de Des débris enflammés, emportés parle vent,
près le trois-mâts, voyant l'incendie prendre tombent jusque dans la ville, où régnent la
en quelques minutes des proportions inquié- terreur et la consternation.
tantes pour leur propre sûreté, s'empressè- La baie du Télégraphe et la passe sont
rent de manoeuvrer pour se retirer à distance complètement envahies par les flammes.
du dangereux brûlot. Plus de dix mille barriques de pétrole ali-
Malheureusement , tous ces bâtiments mentent l'incendie.
étaient encombrés de curieux qui gênaient Quelques navires à demi consumés flottent
ou plutôt empêchaient complètement l'action encore sur ce vaste lac de feu.
des matelots. Ils sombrent un à un au milieu d'un nuage
Il y eut vingt abordages en cinq minutes. de vapeur.
Nombre de ces navires avaient des charge- Le dernier disparaît enfin...
ments de pétrole provenant des sources ex- Et, pendant plusieurs heures, de longues
ploitées dans la contrée. flammes violacées courent encore à la surface
C'était le fret ordinaire des bâtiments. des eaux.
Le danger devient pressant. Un homme, debout sur un rocher à l'en-
L'huile minérale coule le long des flancs trée du port, a contemplé le sinistre dans
du trois-mâts ; elle brûle sur l'eau ; sa flamme toute son horreur.
bleuâtre entoure déjà plusieurs bâtiments, Là, immobile, les lèvres contractées par
dont elle lèche la coque enduite de gou- un singulier sourire, il a vu en une heure
dron. brûler quarante vaisseaux.
L'incendie se propage avec une incroyable Il a calculé que deux ou trois mille hom-
rapidité. mes ont trouvé la mort dans le feu ou dans
Sa violence est encore accrue par le vent l'eau.
du large accompagnant la marée montante. I Le comte Henri de Linçourt est vengé I

CONCLUSION DU PROLOGUE
Deux heures plus tard, Grandmoreau ter- à Grandmoreau émerveillé.
minait un long entretien avec le comte. Il conclut en disant :
— Nous allons — De Sidney, je suis venu à San-Fran-
gagner des millions, vous
le voyez, concluait-il, si vous parvenez à cisco,pour trouver des compagnons. Je vous
compléter les sommes nécessaires à l'expé- ai rencontré et nous voilà associés apportant
dition. chacun notre trésor. Allons au vôtre d'abord,
— Comptez sur moi, dit le comte. Et au mien après.
ne regrettez pas ce partage. Il vous aurait — C'est dit ! fit Grandmoreau. Je vous
fallu dix ans pour parfaire les fonds indis- attendrai avec des amis à Austin dans deux
pensables. Je les aurai sous peu. Puis, no- mois.
tre première expédition faite, je vous en — Dans deux mois, exactement ! dit le
proposerai une seconde, aussi lucrative, en comte. Au revoir, Grandmoreau !
Afrique, au Pays des Singes, où dort sous Ils se serrèrent la main, et le comte quitta
le sable un immense trésor. le blessé, laissant à son chevet les plus bril-
Et le comte, à son tour, raconta son secret lantes espérances.
FIN DE LA CONCLUSION
22 L'HOMME DE BRONZE

PREMIÈRE PARTIE

L'AMOUR D'UNE REINE

CHAPITRE I Paysage grandiose, pourtant!


Grandiose non-seulement par l'immensité
AUB1VAC de ses horizons, mais aussi par ces aspects
divers, par ces mille détails où l'àpreté sau-
Nous sommes au Mexique, non loin de la vage se mêle harmonieusement aux sites
frontière des États-Unis, sur les confins du verdoyants et fleuris.
territoire des Apaches, race sauvage, auda- Devant eux, le désert !
cieuse, brave et nombreuse. Non le désert de sable du conlinenl afri-
Elle peut mettre cinquante mille fusils en cain.
ligne, dans ses montagnes inaccessibles, du Non celte plaine brûlante où ne s'enra-
haut desquelles elle tient en échec les forces cine aucune plante.
des deux grandes nations qui l'avoisincnt. Non cette mer terrestre aux flots siliceux,
Entre la dernière ville mexicaine que l'on mobiles et ondoyants sous le souffle du si-
aperçoit à distance, et l'Apachéria qui s'élève moun comme les vagues de l'Océan sou;; les
au loin, s'étend la prairie. coups d'aile de la tempête !
A plusieui'S milles de la cité, sur une émi- C'est un tout autre aspect, et néanmoins
nence dominant à pic le Rio Colorado, ri- c'est bien lu désert, c'est l'étendue, la soli-
vière importante, six hommes armés sont tude, le silence.
assis devant un feu sur les charbons duquel Mais c'est la prairie :
rôtit un marcassin tout entier. L'herbe y pousse.
Ces hommes sont des coureurs de bois, On dirait le Sahara sur lequel la nature
des chasseurs. aurait déployé un riche tapis de verdure.
Ils ont à portée de la main leurs rifles cl. C'est enfin la savane américaine, patrie
leurs couteaux. du hardi trappeur et de l'indomptable Indien.
La contrée n'est pas sûre. Elle se déroule, bordée d'un cadre mer-
Au moindre bruit, ces aventuriers dressent veilleux.
l'oreille; leurs regards perçants sondent l'es- Aux confins de la plaine immense, dans
pace ; ils savent que les Indiens rôdent et l'ouest, se profilent en long replis de largos
que les jaguars guettent. bandes d'un vert foncé, vastes forêts vierges,
Ils se défient. sous le couvert desquelles n'a pas encore
Mais ils sont six ! retenti le bruit de la cognée.
Mais ils sont intrépides ! Là, solidement enracinés, les pieds dans
On devine, à les voir, des vétérans de la l'humus, le chêne, l'érable, le cèdre, le mé-
prairie. lèze, élèvent leurs troncs puissants et leurs
Ils causent avec animation, ne paraissant i cimes touffues à des hauteurs prodigieuses.
point se soucier des beautés du paysage qui Produits de la terre généreuse, ils lui
les environne. rendent, avec leurs débris, tous les éléments
LA REINE DES APACHES 23

d'une gestation nouvelle, germes de vie et Le marcassin semble cuit à point.


de force où de futures générations d'arbres 11 s'en exhale une délicieuse odeur d'aro-
et de plantes puiseront leur sève, ce sang mates, et le jus dont l'un des chasseurs l'ar-
du végétal rose coule sur la peau mordorée.
Au-dessus des pentes boisées surgit la Les coureurs de bois, plusieurs d'entre
chaîne dcsAndc?. eux du moins, ont campé là.
Les sommets en pointes de clochers ; les On voit sur l'herbe les formes de trois
cônes au faîte arrondi ou dentelé, vieux corps, moulées de façon à ne pas laisser de
cratères éteints, s'amalgament dans un dé- doute sur l'établissement d'un bivac pour
sordre effrayant vu de près, grandiose à passer la nuit précédente.
dislance. Les trois chasseurs qui ont dormi là sont
De loin, c'est le chaos enveloppé d'une rcconnaissables à leurs vêtements non souil-
couche d'air bleu, gaze légère qui diminue j lés, à leurs chaussures non poudreuses.
la profondeur des effondrements, arrondit le Les trois autres sont venus depuis peu.
pic aigu, efface l'abrupt escarpement. Leurs blouses de chasse, froissées, portent
Au-dessus de la région des nuages, presque encore la marque de la bretelle du rifle ;
au ciel, des masses éclatantes de blancheur elles sont couvertes de poussière.
semblent suspendues dans l'azur. Ces hommes ont tous, derrière eux, enfon-
Ce sont les neiges éternelles, couronnant cée dans le sol, une branche d'arbre à plu-
les plus hauts sommets ! sieurs croehets, sur lesquels reposent les
Au milieu de ce paysage d'une imposante armes.
grandeur, miroitant au soleil, serpente un Les derniers venus semblent affamés. •
ruban d'argent. — Eh! Grandmoreau, dit l'un d'eux avec
Les blancheurs scintillantes de ce mince un fort accent britannique, pique donc le
filet étincelant et moiré se détachent nette- mxweass! • i
ment sur le vert foncé de la prairie. « Il me semble qu'il va jûter rose et que
C'est le Rio Colorado ! l'on pourra en tàter. »
Ou dirait d'un ruisseau, mais c'est un large Grandmoreau, car c'était bien lui, enfonça
fleuve dont la masse liquide se déverse dans ,i son couteau dans le rôti, examina la lame, la
le golfe du Mexique. flaira, et dit solennellement ;
Dans le Sud s'effrange capricieusement le — On peut servir.
rivage, que baignent les flots de l'Atlantique, Un sourire de satisfaction épanouit le vi-
bordant l'espace de ce côté. sage de l'Anglais.
Aussi loin que la vue peut porter s'é- Celui-ci était un grand gaillard, sur la na-
tendent les eaux tempétueuses de la vaste tionalité duquel on pouvait se prononcer au
mer. premier coup d'oeil, alors même qu'il n'eût
Et l'on rêve à l'immensité... point parlé.
Car, plus loin encore, ces mêmes eaux C'était un vrai fils de la Grande-Bretagne,
vont baigner d'autres plages et battre d'autres long, maigre, anguleux.
falaises. Des os énormes, des muscles saillants, et
Plus au sud, et cachée par une succession par-dessus une peau très-blanche.
de collines couronnées 4 une luxuriante vé- De plus, les inévitables favoris roux ar-
gétation, s'élèvent les terrasses des sept ou dent, l'oeil bleu clair, et la mâchoire forte-
huit cents maisons composant la ville d'Aus- ment armée : puissant appareil de mastica-
tin. tion où il ne manquait pas iyn des trente-
C'est à dix kilomètres au nord de la cité, deux broyeurs réglementaires.
au delà des mamelons qui l'entourent, que De son vrai nom, l'homme s'appelait
se tiennent les six aventuriers dont nous Burgh ; de son surnom, il était qualifié Main-
avons signalé la présence, et qui s'apprêtent de-Fer.
à déjeuner. Boxeur émérite, il assommait bêtes ougens
24 L'HOMME DE BRONZE

très-galamïaent, et les Indiens lui ayant vu ! Mais solide, mais précieux comme guide
abattre un petit taureau dû Texas d'un coup o comme associé de châsse.
ou
de poing, ils l'avaient baptisé comme nous By God ! il avait bien ses qualités, s'il avait
avons dit. , i
des défauts.
Maître Burgh était un Anglais pur sang, Burgh était affamé comme toujours, plus
qui plus est, un Londonien. cque d'ordinaire, toutefois.
Il avait un brin d'humour dans l'esprit, de — By God! dit-il, je crève de faim.
l'originalité dans les moeurs; il aimait à « Depuis hier au soir, nous ne nous sommes
avoir ses coudées franches ; il était quelque T
rien mis sous la dent. »
peu brutal; il dédaignait son prochain, à Et regardant vers un point de l'horizon :
moins qu'il ne lui eût été présenté et recom- « Ces chiens d'Apaches, reprit-il, font
mandé ; il méprisait tout ce qui n'était pas 1
bonne garde.
coureur de bois ou gentilhomme. « La ville est enveloppée comme dans un
Rascal (disons le mot, voyou de Londres), ^
filet.
il avait été groom, balayeur de rues, homme- — Comment avez-vous passé à travers ? fit
soldat et mille autres (
Grandnioreau.
affiche, domestique,
— C'est bien simple.
choses encore.
Il avait, la conscience, large, très-large, « Nous en avons crevé six mailles. »
de scrupules que L'Anglais fit le geste de poignarder quel-
trop large, et n'éprouvait
vis-à-vis des coureurs de bois. qu'un.
Les chasseurs se mirent à rire.
.Mais un sentiment survivait.à touten lui :
— Mais vous autres, demanda l'Anglais,
le respect ,de:la noblesse.
vous avez dû avoir du mal à passer aussi?
Pourquoi? — Nous, fit Grandmoreau, nous sommes
Il était Anglais, et l'Anglais.est ainsi fait
ici depuis quatre jours.
qu'il admire ses lords. Nous constatons la
« Les Peaux-Rouges observaient déjà la
chose, sans l'approuver.
ville, mais ne la bloquaient pas encore.
L'Anglais aime la liberté, mais il ne croit — Goddam ! fit Burgh, depuis quarante-
pas à l'égalité, et rien ne peut déraciner en
huit heures, je vous jure que le blocus est
lui le culte de l'aristocratie.
complet.
Burgh eût tué comme un chien le pre- « Un instant j'ai cru que nous ne passe-
mier millionnaire venu qui se fût montré trop rions pas.
hautain avec lui, si le millionnaire n'eût pas — Il m'a semblé, en effet, dit Grandmo-
été titré.
reau, que l'armée indienne s'est augmentée
Devant un gentilhomme, il s'inclinait plein étonnamment depuis deux jours.
de déférence. — Il y a plus de deux mille guerriers
En dehors de cette particularité, Burgh, sous les armes.
chasseur fameux, était presque l'égal de « Depuis que toutes les tribus ont reconnu
Tête-de-Bison en réputation.
pour reine la Vierge aux cheveux d'argent,
C'était, au demeurant, comme compagnon, ces vermines-là font leurs expéditions en
un camarade un peu bourru, trop grand bien plus grand nombre qu'auparavant.
mangeur, assez égoïste, sarcastique à la fa- « Et puis ils marchent, ils campent, ils sr
çon britannique, gêneur même dans une cer- battent militairement.
taine mesure, mais il était fidèle à la chose — Hein? fit Grandmoreau...
: convenue, rude au combat et à la fatigue, «Tu dis?...
en toutet circonstances, voyant — Je dis... militairement... comme des
pratique
juste au figuré et au propre. riflemen et des horse-guards.
En revanche, mercenaire comme pas un, « Si ça continue, ils auront du canon un
amateur de guinées, ne donnant rien pour : de ces jours. »
rien, et tenant ses prix très-haut. [ Grandmoreau se prit à rirej
n,A REINE DES APAGHES 25

C'était une ronde.

Burgh fronça le sourcil. « Imagine-toi, vieux caïman, que les gail-


— Par l'enfer! tu crois donc que je plai- lards font pati ouille.
fit-il avec mau- — Pas
sante, vieille Tête-de-Bison? *possible 1
— C'est comme
vaise humeur. je te le dis.
« Ecoute ceci : « Nous nous étions glissés à vingt pas du
« A notre arrivée, hier, nous nous défiions; poste, et nous pensions n'avoir qu'à égor-
.les fumées des camps nous avaient avertis de ger ces six va-nu-pieds d'Apaches !
la présence des. Peaux-Rouges. « Aôh ! mon camarade, nous étions loin de
« Nous avançons à la nuit ;... partout des compte.
postes de six hommes. « A peine étions-nous installés que nous
« De six hommes ! comme qui dirait une entendons des bruits de pas.
escouade, mon vieux. « C'était une ronde.
« Nous observons. « Vingt cavaliers !...
« Deux Indiens sur six veillent ; les autres « Dix minutes après, autre ronde.
dorment ; chaque faction dure deux heures. « Une demi-heure après, patrouille de gens
« Est-ce assez corps-de-gardc, animal en- à pied!
têté que tu es? ' — Diable ! diable ! murmurait Tête-de-
Et Burgh regarda d'un air railleur Tête- Bison de plus en plus surpris.
— Comme ça toute la nuit !
de-Bison, qui murmura : reprit Burgh.
— Jamais les Indiens ne se sont comportés — Qu'avez-vousfait?
de cette façon-là sur le sentier de la guerre ; — D'abord nous avons battu en retraite
il y a du nouveau dans les tribus. pour nous concerter.
— Tu n'es pas au bout. « Le Cacique (l'Anglais désigna un de ses
L'HOMMEDE BHONZE.— 19 LA REINE DESÀPACHES.—4
26 L'HOMME DE BRONZE

compagnons, coureur de bois comme lui, « Puis le Cacique a pris dans le fond de
quoique Peau-Rouge), le Cacique, fit-il, était so sac de chasse son pinceau et ses couleurs,
son
d'avis de tomber sur le poste entre deux pa- qi font partie de son équipement,
qui et il nous
•trouilles et de passer. a toust tatoués.
« Je me défiais, — Et vous avez mis les manteaux des In-
|
j « Afin de savoir ce qui nous attendait au di
diens sur votre dos ; je vois la chose.
jeas où nous tenterions le coup, je m'amusai — Justement !
èj.tirer un coup de rifle sur le poste. « Nous avons fait des fagots et caché de-
« Bien m'ëto à pris. di
dans nos armes et nos vêtements.
« En moins de rien, on vit se dresser par- « Puis nous sommes revenus vers les
tout des bandes endormies qui se mettaient CÎ
camps, comme si sous étions allés faire du
§ur pied par alerte. hbois ; ce n'est pas plus malin que ça.
« De toutes parts le cri d'appel retentis- — Vous n'avez
pas été inquiétés ?
sait dans les camps, — Pas du tout.
« Figure-toi qu'ils sont dispersés par pe- «•Au dernier poste, nous nous sommes
tites troupes pendant la nuit- n
misa courir comme des cerfs, et nous voilà...
« Tu égorges un poste, tu veux filer sur d
débarbouillés et débarrassés de notre dégui-
la ville ; trois ou quatre postes, de plus en plus s
sement.
— Vrai, c'est
forts, sont échelonnés derrière le premier, joli !
mais non pas en ligne ; ils forment damier. « Mais c'est égal, la reine sera furieuse.
« Décidément l'idée du Cacique était mau- — Une rage de panthère.
vaise; je ne dis pas ça pour le vexer, mais « L'enfant est violente.
en général il faut se défier des idées du ca- -— Rude femme tout de même ! fit Grand-
marade. » ï
moreau avec admiration.
L'Indien ne protesta pas « Elle discipline ces sauvages-là et elle en
— Alors, dit Grandmoreau, c'est une vé- i
fera quelque chose.
ritable armée qui nous bloque? — Si elle recrutait des blancs, dit en
— Tu l'as dit, vieux renard subtil ; par mon i
riant Burgh, je m'enrôlerais, rien que pour
rifle et mon couteau! tn l'as dit et, bien dit. 1
l'avoir comme sergent instructeur.
— Et... vous avez passé? La plaisanterie de Burgh obtint un grand
— i
Puisque nous voilà ! ., succès.
— Comment vous y ètcs-vous pris? —- Tu n'es pas dégoûté! dit Grandmoreau;
— J'ai dressé mon piège. malgré ses cheveux blancs, elle est belle
«J'ai bien pensé que, le matin, des bandes femme et toute jeune.
iraient à la chasse. — Les cheveux blancs, fit Burgh, c'est
« Nous avons dressé une embuscade sur original en diable.
une piste d'antilopes. « Mais ce n'est pas naturel.
« Les bandes ont quitté le camp dès l'aube: « J'ai idée qu'elle les teint de cette cou-
six hommes ensemble, toujours! leur-là pour se distinguer des autres squaw
« Ce que j'espérais est arrivé. (femmes) et impressionner les Peaux-Rouges,
«Une troupe a trouvé la piste d'antilopes, qui sont superstitieux.
— Je l'ai vue toute
et, au bout, nos couteaux. petite, dit Grandmo-
« Les six Apaches sont tombés morts, le : l'eau; déjà elle méritait son surnom de
temps d'y penser. Vierge à chevelure d'argent.
— Voilà un beau « Elle avait des nattes blanches -*»-tbril-
coup !
— Très-beau, je m'en flatte. lantes.
— Après?... —
Qu'est-il arrivé? Après tout, malgré sa tignasse, si elle
— Nous avons scalpé les Indiens. me veut comme prince consort, je l'épouse!
« Ensuite nous les avons Cachés sous des5 dit Burgh.
a» Q6 feuilles sèches. j On rit sur ce lazzi.
LA REINE DES APAGHES 27

Mais Grandmoreau calculait. — Bonne, très-bonne affaire! dit Tête-de


— Six fois vingt dollars, dit-il, cela fait 13
Bison.
cent vingt dollars. Le Cacique poussa un cri de guerre rau-
« Belle journée, si vous avez conservé les q
que, brandit son poing avec une exaltation
six scalps? sauvage, et s'écria :
s;
— Le Cacique les a ! dit Burgh joyeuse- — Que le Vacondah favorise souvent ainsi
ment. rj
Tomaho et ses amis !
« Paie-t-on régulièrement les chevelures, « Que les scalps tombent sous leurs mains. ,
a Austin? « Car les Apaches sont des bandits sans
— Rubis sur l'ongle. ,,parole et sans loyauté. »
— Ail right! L'Indien avait une vieille rancune contre
« Tout va bien. » [ Apaches, c'était évident. Il considéra
les un
L'Anglais était enchanté. r
moment avec satisfaction les trophées, puis
On donnait vingt dollars de prime .par \ les remit dans le sac en murmurant
il :
tête d'Indien. — Si le Grand-Esprit est juste, un jour
Il avait gagné sa journée. •
je scalperai ainsi ce misérable Orélie qui

Cacique, dit-il, montrez que les chcve- ts'est fait roi d'Araucanie à ma place.
lures sont de belle venue. Parmi les chasseurs, ne releva
personne
L'Indien auquel Burgh s'adressait était un cette phrase, au
qui peut paraître étrange
Araucanien; il appartenait à cette tribu sur i trouvèrent
lecteur, mais que les aventuriers
laquelle un avocat français, M. de Touneins, sans doute très-naturelle, connaissant l'his-
ii régné sous Je nom d'Orélie Ier. toire du guerrier araucanien
Parmi ceux de sa race, qui sont fameux — Aux couteaux ! disait l'Anglais en ce
par l'élévation de leur faille, le Cacique eût
moment; la bête est servie. ,
passé pour un colosse.
En effet, pendant que les autres Chasseurs
Il iwait plus de sept pieds.
parlaient, le plus vieux d'entre eux avait mis
Ce géant portait le même costume que ses
la table... sur l'herbe.
compagnons. C'est-à-dire avait étalé de larges
Il ne se distinguait la couleur olive- qu'il
que par feuilles à terre, à vingt pas du foyer.
clair de sa peau.
De plus, il avait, pour toute coiffure, Les feuilles formaient plat.
un
anneau d'or orné de diamants et Elles étaient d'une essence parfumée.
large de
Le coureur de bois avait enlevé le marcas-
pierres précieuses.
Cet homme devait être effroyablement sin par le bâton qui servait de broche, placé
fort. qu'il était sur deux fourches, puis il avait
La largeur des épaules, la grosseur du porté l'animal sur les feuilles.
torse et la puissance des membres étaient Les chasseurs s'étaient assis tous autour,
en proportion de la hauteur. en rond.
L'harmonie était complétée par un visage , Chacun apportait du pain ou du biscuit
aux traits réguliers, respirant le calme et la i de mer.
douceur. Grandmoreau ouvrit le ventre du marcas-
(1 exhiba d'un sac, pendu à un crochet, I, sin ; on aperçut alors, cuites à point, plu-
derrière lui, six chevelures qu'il étala toutes 5 sieurs pièces de menu gibier.
fraîches de sang. C'étaient deux ramiers, trois perroquets,
— Ouache ! fit-il. une quarantaine de petits oiseaux.
« La reine sera folle de rage, comme une 3 D'autre part, dix gros oeufs de canards sau-
panthère blessée, quand elle saura que sixt ;\ vages étaient cuits durs.
de ses guerriers sont scalpés. » !| Tout cela avait mijoté avec force épices
Les chasseurs admirèrent les trophées en-- \, dans le ventre du marcassin.
core sanglants. ' Le fumet qui s épandail dans -A-air eût ré-
|
28 L'HOMME DE BRONZE

veillé un mort et donné envie de manger à « Quant à moi, je fais mes réserves. »
un homme pris d'indigestion. Aux paroles de doute et de défiance que
Les chasseurs se mirent à attaquer la venait de prononcer ce fils d'Albion s'asso-
grosse pièce et les petites... cièrent ses camarades.
Un quart d'heure après, il restait... les os. Tête-de-Bison, le trappeur, se contenta de
Les aventuriers avaient arrosé leur repas répéter :
de larges coups.de rhum. — Vous verrez et vous
jugerez !
Us allumèrent ensuite leurs cigares ou Mais les autres chasseurs semblaient par-
leurs pipes et se mirent- à fumer l'excellent tager l'opinion de Burgh.
tabac du pays, en parlant de ce qui les réu- — Il faudra voir... disaient-ils.
nissait ce jour-là. Tête-de-Bison protesta.
D'aucuns venaient de fort loin. — Un homme
qui m'a vaincu est-il le pre-
Grandmoreau avait convoqué ses amis mier venu?
en vue d'une expédition que le comte de « Un homme qui, possédant mon secret,
Linçourt devait commander. me fait grâce de la vie, doit inspirer l'admi-
Leschasseurs en ignoraientle but, et Grand- ration. Enfin, c'est YHomme de Bronze !
moreau les avait prévenus dans ses messages « Nous allons marcher sous les ordres do
qu'ils ne sauraient rien jusqu'à un certain la bravoure et de la générosité personnifiées
moment. dans le comte de Linçourt.
— Camarades, dit-il, nous voilà réunis ; — Aôh! fit l'Anglais.
vous savez pourquoi. « Il est donc noble ?
« Acceptez-vous mes propositions? — Mais oui.
— Posons les conditions, dit Main-de- — C'est un gentilhomme français?
Fer, homme de calculs, en sa qualité d'An- — Français, oui.
glais. « C'est l'unique et dernier rejeton d'une
« Cent dollars par tête sont garantis quand très-vieille famille de Bretagne.
même. — Aôh!
répéta l'Anglais.
— En plus, dit Grandmoreau, le dixième « Tu as raison, alors.
des bénéfices. « Si cet homme est noble, je ne doute
« Vous savez qu'il s'agit de mon secret, et, plus de sa valeur.
par tous les diables ! il vaut des millions. « Je n'ai plus rien à dire.
Les yeux des chasseurs étincelaient. — Ainsi, remarqua en raillant l'un des
— La chose est dit Main-de- du moment
acceptable, trappeurs, qu'il est noble, il
Fer ; mais il y a la question du chef. possède toutes les qualités, même celles d'un
« Il faudra le voir. coureur de prairie?
« Viendra-t-il, seulement? John Burgh, avec le calme de la convic-
« Les Indiens veillent. tion arrêtée, répondit au questionneur :
— Je vous ai donné sa — Puisqu'il est noble, te dit-on.
parole comme je
vous aurais donné la mienne, dit Grand- Argument péremptoire dans la bouche
moreau. d'un Anglais.
« Vous pouvez compter sur son exactitude. Ce Burgh dont la vie n'a été qu'une longue
« Vous verrez et vous jugerez. suite d'aventures; cet irrégulier brouillé de-
— Tête-de-Bison, dit Main-de-Fer, tu ne avec toutes les convenances
puis longtemps
te trompes pas quand il s'agit de dépister un sociales; ce civilisé aux habitudes de sau-
grizly ou un jaguar; mais tu peux t'exagé- vage a conservé le respect de la noblesse.
rer ce que vaut cet homme, un inconnu, Né dans un bourg du vieux Londres, il a
peut-être incapable de remplir le rôle diffi- connu la misère de bonne heure.
cile de chef d'expédition. Il a appris à maudire l'esclavage de l'ob-
« Il s'est attribué ce rôle et tu n'y trouves scur ouvrier, courbé sous le joug du manu-
rien à redire, fort bien ! facturier millionnaire et insatiable.
LA REINE DES APACHES 29

H a rompu avec une organisation sociale « Mon pays aux mains de cet étranger!
comportant l'exploitation de l'homme par « Honte! malheur! »
l'homme. Le géant, après un instant de silence, re-
Il respire depuis de longues années l'air prit d'une voix forte :
de la liberté dans la savane et la forêt — Je veux me venger !
vierge. « A son tour, il tombera.
Un vieux préjugé lui reste : « Alors Tomaho sera fort et puissant!
Pour John Burgh, un gentilhomme est « Il écrasera Orélie le traître.
toujours un homme supérieur. « Il livrera au Grand-Esprit l'âme noire de
Honnête conviction que ne partageaient l'homme qui parle (l'avocat). »
pas les autres trappeurs. Le géant se tut sur ce consolant espoir.
Ils répondirent à l'argument par des plai- —
Cacique, lui dit l'Anglais, ne vous dé-
santeries que l'Anglais supporta avec le plus solez pas tant.
grand flegme. « Nous vous aiderons un jour à remonter
Il avait le culte de la noblesse comme sur le trône de vos nobles aïeux... pourvu
nous avons, nous, le respect de « l'autorité »
que l'entreprise que nous allons tenter réus-
Le cacique, silencieux, avait réfléchi. sisse. »
Les yeux alternativement fixés sur celui
Tomaho tendit sa large main.
qui parlait, il s'était borné à écouter.
John Burgh y plaça prudemment deux
Il sortit de son apparente indifférence.
— Qu'est-ce donc doigts, redoutant l'étreinte.
qu'un comte, un noble, — Voici l'histoire,
dans votre pays? demanda-t-il. commença le géant.
— Cet Orélie,
Téte-de-Bison que j'avais reçu dans mon
répondit à la question du
wigwam, abreuvé d'eau-de-feu, couvert de
géant :
— Autrefois, fourrures, ce Touneins, auquel j'avais donné
dit-il, les nobles d'Europe
des chevaux, une femme, des troupeaux, ce
possédaient la terre et le peuple.
« Aujourd'hui, misérable renard bleu, astucieux et menteur,
ils possèdent encore leurs
titres de comte, baron, marquis, etc. ; mais profita de...
— Assez ! s'écria-t-on en choeur.
c'est tout.
— Ils sont donc comme moi, — Oui, assez ! répéta
dépossédés?. l'Anglais.
— A peu « Nous connaissons l'affaire.
près.
Le géant demeura sombre. « Vous nous l'avez racontée huit fois au
silencieux,
Il paraissait en proie à quelque souffrance moins.
morale. « Nous savons fort bien que pour vous
Des sons inintelligibles de sa débarrasser de ce gêneur de Français, vous
s'échappaient
bouche. lui avez tendu un piège.
Peu à peu, ses lèvres articulèrent des « Vous vous êtes vous-même jeté dans
mots, puis des phrases entières. vos propres filets, et vous avez préparé la
Il parla ses pensées. fortune de votre gredin de successeur.
Les trappeurs l'écoutèrent souriants, bien « En un mot, vous avez fait le malin avec
qu'émus. un habile.
— Moi, Tomaho... chassé, banni! « Mais soyez tranquille ; à nous cinq, nous
« Ils m'ont abandonné, moi, leur cacique. chasserons l'étranger et nous soumettrons
« Les Hommes-Rouges sont ingrats. vos sujets rebelles.
« J'ai été pris dans le piège de cet Oré- assez!...»
«Maisassezd'histoires,Cacique,
lie, un renard bleu lâche et rusé ; mes guer- Un nouveau serrement de mains répondit
riers m'ont trahi... aux encourageantes de John
promesses
« Et c'est un Français qui règne
depuis Burgh.
douze lunes sur l'Araucanie et la Pata- —' voulut insister le Cacique,
Cependant...
gonîe... eutêté au delà de toute expression.
30 L'HOMME DÉ BRONZE

Il y eut un toile d'imprécations devant soldat; quelque officier supérieur de cava-


lequel dut céder Tomaho. lerie.
Mais ce ne fut pas sans regret. Le front intelligent, coupé carrément, l'oeil
Cependant la question qui intéressait les loyal et assuré, le sourire bienveillant, an-
chasseurs n'était pas vidée. noncent une brave et franche nature de
L'un d'eux, ayant regardé le soleil, de- ; soldat.
manda à Tête-de-Bison. L'amazone est une jeune fille, presque
— Le chef doit arriver à midi? une enfant.
« Il est midi... pas de chef!... » Sa fraîche et jolie figure n'accuse pas plus
Grandmoreau sourit. de seize ou dix-sept ans.
— Il n'est dit-il. Elle est brune; son oeil vif et doux brille
pas loin, j'en réponds...
Mais s'inlerrompant tout à coup : d'un pur éclat; sa taille est fine, ronde,
— Quelle sottise ! s'écria-t-il. souple, élégante.
« Ces gens-là sont fous ! » Toute sa personne a un charme indéfinis-
Les aventuriers l'interrogèrent du regard. sable dont les chasseurs sont frappés.
Il étendit le bras dans la direction du sud. Tête-de-Bison paraît tout disposé à être
agréable à cette charmante fille.
John Burgh, qui lorgne rarement les
CHAPITRE II j :femmes, a fait cette réflexion flatteuse :
— Jeune miss très-jolie! — aôh, très-jolie!
OUROSÉK-DU-MATIN VOITM. DE LÎNCOUHT POUH Les deux autres trappeurs approuvent du
1,APREMIÈRE FOIS i
geste.
t Le Cacique murmure un surnom délicieux
Un cavalier et une amazone s'avançaient : dont il salue sur-le-champ la jeune fille :
au galop de chasse de deux vigoureux mus- — Ohima ! fait-il : voilà Rosée-du-Matin.
tangs mexicains. Le vieux cavalier s'arrêta à deux pas des
— Ce ne sont pas des habitants d'Austin, aventuriers.
dit un trappeur. — Gentlemen, je vous salue, dit-il.
— En tout cas, ils ne connaissent
pas le « Je suis fort heureux de vous rencontrer.
danger, dit Grandmoreau, <(Nous sommes égarés.
— La broussaillo est pleine de couguars, « Vous voudrez bien, sans doute, nous ai-
remarqua Main-de-Fer. der à retrouver le chemin d'Austin ?
« Sans compter que les partis indiens s'a- ! « Si l'un de vous consentait à nous gui-
venturent très-loin vers la ville ! » Ij der... »
Les promeneurs avaient aperçu le groupe |] Tète-de-Bison hocha la tête :
formé par les cinq coureurs de prairies. |] — Nous ne demandons pas mieux, dit-il,
Tous deux, ils s'avancent aussitôt «avec la que de vous indiquer la direction à suivre,
plus parfaite confiance. . mais nous ne pouvons vous accompagner,
Les chasseurs éprouvent une stupéfac- i même un moment.
tion profonde ; ils regardent avec attention ij — Y a-t-il indiscrétion à vous deman-
l'homme assez imprudent pour exposer une der pourquoi? demanda l'étranger.
femme dans des parages si dangereux. ij « Vous ne paraissez pourtant pas très-oc-
Le cavalier est presque un vieillard. |j cupés, gentlemen, ajouta-t-il en riant.
Mais ii paraît porter gaillardement l'âge i, «D'ailleurs, je vous paierai largement... »
avancé qu'accusent ses cheveux blancs et les John Burgh l'interrompit.
rides qui sillonnent son visage. — Nous autres trappeurs, nous ne faisons
Il est vêtu à la française. jamais payer un service de ce genre-là.
Une rosette rouge tranche sur le revers i — En effet, si l'on
ajouta Grandmoreau,
uoir de sa courte redingote de cheval. j pouvait vous accompagner, on le ferait
On devine dans ce personnage un ancien i gratis.
LA REINE DES APACHES 31

« Mais nous ne pouvons de l'eau. — Il avan-


nous éloigner, presque entier sortait
par la raison que nous attendons ici la ve- i çait sans fatigue, ballant l'eau du'pied, et se
nue d'un compagnon qui est notre chef servant tantôt d'une main, tantôt de l'autre
ri 'expédition. pour se maintenir dans une bonne direction.
« R a fixé l'heure de midi... » Les cinq trappeurs regardaient le nageur.
En ce moment, un long cri d'appel se fit Ils étaient profondément inquiets. (
— Il est
entendre de l'autre côté de la rivière. perdu ! dit Sans-Nez.
— Et tenez, continua le Trappeur, ce « La rivière est pleine de caïmans.
signal nous annonce qu'il approche. « H va se faire dévorer. »
'
Tous les regards se tournèrent dans la Tête-de-Bison n'était pas complètement
direction du Rio-Colorado. rassuré ; pourtant il répondit de l'air le plus
J
Sur la rive opposée, on distingua facile- | tranquille :
— Le
ment un homme grimpé sur un quartier de gaillard ne se laissera pas manger
rocher et saluant du geste. comme ça du premier coup, soyez-en sûrs.
— Il est exact, murmura l'un- des aventu- « Avant de passer dans l'estomac de ces
riers, mais il a pris un drôle de chemin. vermines, il leur cassera plus d'une mâ-
« Il ne va pas passer l'eau, je suppose? choire. »
« La rivière est pleine de caïmans... » Rosée-du-Matin, pour lui donner le nom
Grandmoreau sourit finement. poétique que lui avait trouvé le Cacique,
— Qui sait? dit-il. poussait de légers cris de terreur.
« Il a son idée, sans doute. » Son père murmurait à part lui :
— Voilà un hardi
compagnon !
Evidemment le comte do Linçourt a son Tout à coup on vit M. de Linçourt s'en-
idée. foncer dans l'eau jusqu'aux épaules.
Il se dispose tout simplement à traverser Il ne s'appuyait plus que d'une main sur
la rivière à la nage, malgré les terribles son radeau; de l'autre, il avait, saisi l'un de
hôtes dont elle est infestée. ses deux revolvers.
On peut parfaitement le voir faire tous ses Les prévisions des coureurs de prairies se
préparatifs. réalisaient.
La stupeur cloue chacun des trappeurs à Leurs craintes étaient fondées.
sa place. Une longue masse verdâtre s'agitait à la
L'émotion impose le silence à tous. surface de la rivière, à vingt brasses du
i nageur.
Le comte commença par couper, sur la On eût dit le ventre d'une pirogue chavi-
rive, plusieurs brassées de roseaux secs j rée, ' n'étaient les visibles mouvements d'une
i
dont il confectionna quatre paquets ; puis, sorte de gouvernail ondulant à l'arrière de
reliant ces paquets entre eux à l'aide de deux
j' la trop vivante épave qui nageait vers le ra-
forts arondeaux solidement fixés, il obtint dean.
ainsi un radeau léger qu'il mit à flot. | Rosée-du-Matin voulut crier un avertisse-
Il se déshabilla alors, fit un paquet de ses | ment.
vêtements et le posa sur le frêle esquif, avec i — Chut! fit Tètc-dc-Bison.
ses armes. ! « Le comte a vu l'animal,
Le tout se trouvait parfaitement à sec, et « Il ne faut pas le distraire, mademoiselle.»
le radeau dépassait l'eau des deux tiers de Le caïman était à portée de sa proie.
son épaisseur. A trois pas du comte s'ouvrait une im-
Le comte de Linçourt adressa, un dernier mense gueule que garnissait une double
salut à ceux qui l'attendaient, et se jeta à la rangée de dents aiguës et tranchantes.
nage, poussant son bagage devant lui. Que l'on se figure une gigantesque pince
fl se servait, peu de ses bras qu'il tenait à gants, aux branches de deux pieds de lon-
allongés sur ses bottes de roseaux; son buste j gueur, et dont l'intérieur serait orné de deux
32 L'HOMME DE RRONZE

lignes de clous d'acier triangulaires, sail- rément au but, salue l'étranger et sa fille;
lants de deux pouces et s'emboîtant pour puis il leur dit :
former la plus puissante machine à triturer ! — Vous voyez que nous attendions le
On aura alors une vague idée de la terri- chef!
ble gueule qui menaçait le comte de Lin- « On ne peut vous accompagner à Austin;
court. mais piquez droit vers cette colline, là^bas.
Celui-ci, avec le plus beau câlins, saisit le « Vous apercevrez la ville. j
moment propice et fit feu.. '
«Quant à rester... impossible! ". !
L'eau jaillit soùs les coups de queue de « Nous aurons à dire probablement des
l'alligator, qui vomit un flot de sang noir et choses graves... et... vous comprenez?
sombra. — C'est l'é-
trop juste, dit en souriant
De la rive, les trappeurs, l'étranger et la tranger.
jeune fille avaient suivi d'un regard anxieux Le vieux cavalier et la jeune fille s'éloi-
cette courte lutte de l'homme contre le dan- gnèrent au pas de leur ihonture, dans la di-
gereux crocodile américain. rection de là ville d'Austin.
Un soupir de satisfaction soulagea les poi- Rosée-du-Màtin jeta un long regard sur
trines oppressées. le hardi vainqueur.
— Il est de sang noble,
je n'en doute pas, " Elle s'en allait à regret.
avait prononcé sentencieusement John Burgh. Elle était femme.
« Son sang-froid intelligent le prouve. Elle eût voulu voir et savoir.
—Quand jële disais! appuyaTêfc-de-Bison, Le comte de Linçourt échangea une poi-
que le triomphe de M. de Linçourt faisait gnée de main avec Grandmoreau et salua
fier J ses futurs compagnons d'aventures.
« Vous eh verrez bien d'autres. — Qui sont ces étrangers ? demandà-t-il
« Croyez-moi ! en désignant l'amazone et celui qui l'escor-
« C'est un rude compagnon, qui nous ré- tait.
serve plus d'une surprise. » — Un étranger et sa fille, égarés dans ces
La jeune amazone, profondément impres- parages ! dit Grandmoreau.
sionnée, ne quittait plus le nageur des yeux. « Comme nous avions à causer, on lés a
Elle laissa tout à coup échapper un cri priés de s'éloigner.
d'effroi, car il lui parut que le comte était — Mais ils courent de graves dangers ! fit
brusquement assailli par un ennemi qui s'a- le comte.
vançait traîtreusement entre deux eaux. — Le cavalier a l'air décidé ! observa
Un second coup de revolver retentit. Burgh. Mais sait-il abattre un jaguar?
Un second caïman, le crâne perforé, lais- — La jeune fille semblait me porter quel-
sait le passage libre à l'intrépide nageur. que intérêt! dit le comte en souriant.
Une troisième fois, enfin, le comte, avec « Je l'ai entendue me crier de prendre garde
la même adresse, évita le contact d'un der- à moi! »
nier adversaire. Le cacique, qui avait longuement observé
Beau succès! le comte, lui dit :
Burgh est enthousiasmé. — Rosée-du-Matin a le coeur bon : elle
Les aventuriers saluent le comte de leurs faisait des voeux pour le chef.
bravos. — Vous connaissez cette jeune fille? de-
On le voit soudain disparaître dans des manda le comte à l'Indien.
touffes de joncs qui croissaient en abon- — Je l'ai vue
aujourd'hui pour la première
dance sur les rives du fleuve. fois, dit le Cacique.
Au bout d'un instant, il sort des roseaux — Mais vous savez son nom !
où il s'était habillé ; il s'avance, le fusil sous •> — Elle a dans le
regard quelque chose qui
le bras, au-devant des trappeurs. j fait penser au soleil du matin rayonnant
John Burgh, qui est prudent et qui va car- doucement à travers le feuillage humide.
LA REINE DES APACHES

LCBtrappeur» suivaient toutes les péripéties de cette horrililescène.

« Je lui ai donné le surnom que le chef de tuer le jaguar sans blesser son cheval.
vient d'entendre. Mais l'émotion l'empêchait de viser : cha-
— Et, by God, sir, dit Burgh, l'enfant le cune de ses balles se perdait sans toucher le
mérite. but.
« Elle est mignonne, jolie... Les trappeur», le rifle à l'épaule, suivaient
« Un morceau de rose. toutes les péripéties do la terrible scène.
— Ah ! si charmante ! fit le comte. — Tirez donc ! leur commande le comte.
« En ce cas, gentlemen, l'un de vous de- — Impossible ! répond Grandmoreau qui
vrait se dévouer et... » abaisse son arme.
Le comte n'acheva pas. « Nous tuerions peut-être l'homme. »
Un long cri d'effroi retentissait. Cheval, bête féroce et cavalier forment
Suprême appel au secours ! à la vérité un groupe mouvant au milieu du-
Dernier effort de la créature en face de la quel, à la distance de deux cents mètres, une
mort ! balle peut fort bien s'égarer.
Un hennissement : d'agonie suivit le cri M. de Linçourt hausse les épaules.
humain. Il met enjoué, vise une seconde et tire.
Un énorme jaguar se tenait cramponné au Le jaguar roule d'un côté, le cheval de
poitrail du cheval monté par le gentleman l'autre, et le cavalier se lève debout, entre
— Les les deux bêtes agonisantes.
étranger. puissantes mâchoires du ti-
gre américain enserraient ia gorge de sa vic- Les trappeurs n'applaudirent pas au coup
time, qui tomba à genoux, à demi étouffée. de maître de leur jeune chef.
Le cavalier avait vidé les arçons ! Es gardèrent le silence de l'étonnement.
Le revolver au poing, il cherchait le moyen | ils étaient ravis.
L HOMME DE BRONZE.— 20 LA REINE DESAPACHES. — 5
M L'HOMME DE BRONZE

Le géant araucanien restait stupéfait. Un regard de mademoiselle d'Eragny le


Il traduisit son enthousiasme par un cri >
décida.
du coeur. — Je serai votre hôte, répondit le comte
— Si ce scélérat de Touneins tirait comme avec un empressement poli.
ça, dit-il, je l'aurais accepté comme roi! « Et, s'il vous plaît, nous partirons à l'in-
Mais c'est une coyotte, un renard bleu, un stant pour Austin.
vil animal. « Ces gentlemen me permettront de re-
Et il fit un pas vers le comte pour lui ra- mettre à plus tard les explications que nous
conter son histoire. avons à échanger. »
— Moi, Tomaho, dit-il, Cette promesse du comte parut causer une
je...
— Assez ! crièrent les chasseurs.
joie très-vive à mademoiselle d'Eragny.
« Est-ce le moment de faire ton récit? » On se mit en marche.
Tomaho observa timidement : Le comte observa la jeune fille à la déro-
— Il faut
cependant que le chef sache... bée, et celle-ci rougit chaque fois que son re-
— Plus tard!... plus tard! dit Grandmo- gard rencontra celui du comte.
reau. A la porte d'Austin, le Comte et sa fille se
:— Oui, plus tard! fit le comte distrait par séparèrent des trappeurs qui, de leur côté,
l'approche du cavalier démonté, qui rejoignait gagnèrent une taverne, rendez-vous ordi-
le groupe des trappeurs. naire de leurs compagnons.
Il avait étépréeédé par sa jeune compagne,
qui s'était laissé guider par l'instinct de son
cheval. CHAPITRE III
Le vieillard s'inclina devant le comte.
Puis, lui tendant la main : UNETEMPÊTK
DANSUNVEIlllED'EAD
— Merci, monsieur, lui dit-il simplement.
« L'amitié du colonel d'Eragny vous est Lit ville d'Austin est une cité dont l'ad-
acquise. ministration, hi milice, la population et les
Et désignant la jeune amazone. autorités fontTétonnemeni du voyageur.
— Ma fille, ajouta-t-il. On y commerce comme nulle part ail-
Mademoiselle d'Eragny ne prononça pas leurs ; les soldats s'y montrent très-peu mili-
une parole. taires; les moeurs y sont d'un laisser-aller
Son regard parla. sans bornes ; on n'y fait rien comme ailleurs.
Il fut éloquent. Beaucoup de jactance, de vergogne, de
— Colonel, répondit le comte, j'ai donc pose; au fond, rien de solide,
rendu un service à un compatriote? Étranges habitudes : nonchalance inouïe,
« Car vous êtes Français? » souci extrême de paraître, profond dédain
Sur un signe affirmatif, il ajouta : A'être;—un attachement extraordinaire pour
— Béni soit, colonel, le hasard qui m'a certaines formes, une insouciance choquante
amené ici. de certaines autres, et jamais de fond, telle est
— Nous donnerez-vous votre nom? de- la ville, et, en général, telles sont ces villes
manda M. d'Eragny. frontières perdues sur les confins du Mexique.
—Lecomte Henri de Linçourt, ditle jeune Armée pour rire. République pour rire,
homme. peuple dont on rit, gouverneur dont on se
— Venez-vous à A us tin? moque; un commerce actif dans des condi-
— Oui; j'y ai certaines acquisitions à faire tions excentriques, des habitations formant
avant d'entrer en campagne. oppositions et contrastes heurtés; mélange
— Alors permettez-nous de complet auv j singulier de luxe et de misère ; pas de che-
votre visite. mise et des vestes de velours brochées d'or
« A l'heure du dîner? » et de soie ; de la lâcheté à revendre et du
Le comte hésitait. courage inattendu : rien de ce qui peut se
LA REINE DES APACHES 35

prévoir raisonnablement, tout ce qui ne , « Les gens d'Austin • veulent que le gou-
doit pas arriver, l'invraisemblance et l'iui- \
verneur et ses soldats battent les Apaches.
possible en permanence, voilà la cité. « Le gouverneur et ses soldats refusent
Insouciants et causant, les trappeurs, que ( marcher à l'ennemi.
de
le comte avait rejoints quelques heures après, — Et le
peuple va battre l'armée pour la
allaient par les rues. 1
forcer à battre les Indiens? dit le comte eu
Ils avaient à peine remarqué les groupes ]
riant.
— Précisément,
bruyants formés à chaque carrefour. senor.
Arrivés sur la place centrale, ils durent ! — Mais si le gouverneur et la garnison ,
enfin s'apercevoir de l'agitation qui régnait persistent dans leur résolution de ne pas
dans toute la ville. i marcher à l'ennemi, qu'arrivera-t-il?
Sur ce point se trouvaient réunis des \ — Il arrivera, senor, que les habitants
groupes nombreux gesticulant, discourant, ] tomberont sur les militaires, et si les der-
proférant des cris de menace inintelligibles niers sont vaincus, ce sera le gouverneur
j
pour les survenants. qui paiera l'impôt exigé par la reine des
— Voilà des gens fort ani-
qui paraissent Apaches pour laisser le passage libre.
més, dit le comte en marchant vers la foule. « Si c'est la population qui est rossée par
— Eh! garçon, demanda le comte à un la troupe, on lèvera sur elle un emprunt forcé.
jeune lepcro de bonne mine qui profitait de — Mais, fit le comte, il vaudrait infiniment
la bagarre pour couper quelques bourses et mieux que les habitants et les soldats se réu-
voler des foulards. nissent contre l'ennemi.
Le larron, au lieu de répondre, se glissait — Ah ! voilà une idée
qui est bien d'un
comme une anguille dans les rangs pressés Français, senor, fit le lepero.
des émeutiers; mais il lorgnait le comte du « Une idée comme il n'en poussa jamais
'
coin de l'oeil tout en fuyant. dans le cerveau d'un honnête trafiquant
Il se demandait, défiant, ce que ce trap- !I d'Austin. '
— le comte avait son costume de chasse !\ Le comte sourit.
peur
— pouvait lui vouloir. I Le lepero vit que l'on n'avait plus besoin
Or M. de Linçourt, voyant s'écarter ce de lui ; il salua avec une grâce exquise et se
jeune drôle, tira de sa poche un magnifique faufila de nouveau dans les groupes pour
dollar flambant neuf et, l'élevant au-dessus exercer son honorable industrie.
de sa tète, il le fit miroiter au soleil en Cependant le tumulte allait grandissant.
criant de nouveau : L'émotion populaire se traduisait par des
— Eh! garçon.
|! injures contre les soldats et le gouverneur.
Le lepcro, qui était à dix pas déjà, revint, On entendait récriminer de tout côté.
ondoyant du corps, rampant à travers ce flot I — Ces soldats ne serviront. donc
jamais à
humain, tenant son regard noir et brûlant 1 rien!
attaché sur la pièce qui le fascinait. j' « Qu'ils marchent !
Il se posa devant le comte, humble, qué- « Ils sont plus lâches que des coyottes.
mandeur, et dit, tendant la main : i « C'est à eux de nous débarrasser de ces
— Tout à votre disposition, senor. ;
brigands d'Indiens.
Le comte connaissait cette race à fond ; il j — C'est la faute du criait-on.
gouverneur,
laissa tomber l'or dans la main du drôle, qui « Il doit se faire obéir par la troupe. »
frétilla comme une anguille et fut gagné du Et d'un autre côté :
— Notre commerce est
coup. perdu.
— Que désirez-vous, senor? demanda-t-il. « Le gouverneur veut notre ruine, mai
— Savoir pourquoi ces gens-là crient, dit L c'est un couard.
M. de Linçourt, I. « C'est à ses soldats de forcer le blocus..»
— C'est à cause des Indiens qui nous blo- - j Mille autres propos, doublés d'autant d'in-
quent, dit le lepero. j suites, circulaient dans la foule, qui semblait
36 L'HOMME DE BRONZE

n'avoir pour la garnison et l'autorité qu'un Parfois deux étincelles s'allument au fond I
respect fort médiocre. < ces cavités.
de
Tout à coup les cris se confondirent en C'est qu'alors le gouverneur a vu se des-
une seule vocifération. s
siner la panse arrondie d'une outre pleine de
Pourquoi cette violente clameur? ]
bon vin, ou la cambrure d'un mollet de fille
Trois cents soldats de la garnison débou- à tournure Le gouverneur est
égrillarde.
chaient sur la place. iivrogne et paillard, mais, au demeurant, le
Ils avaient à leur tête le gouverneur de la meilleur homme du monde. t
ville. C'est Sancho Pança un drôle
gouvernant
Quels soldats ! de monde et un monde de drôles, devenu
Quel gouverneur!
quelque peu drôle lui-même, mais resté bon
A voir le chef, on comprend les soldats, et enfant.
les soldats font comprendre le chef. D'un air qu'elle s'efforce de rendre mena-
Il est sur une mule, le gouverneur!
çant, la force armée escorte le chef civil et
Sur une mule aux longues oreilles cas- mexicain de la ville d'Austin.
Rées, à l'allure lente et circonspecte, au pelage La force armée :
roux et fané. Les soldats sont tous armés, il est vrai.
C'est une boule que ce gouverneur, c'est Mais la fantaisie a certainement présidé à
un paquet, un ballot, une outre, un pot à ta- la distribution des fusils et autres engins de
bac, une citrouille, tout ce que l'on voudra
guerre, aussi bien qu'aux accessoires d'uni-
de gros et de rond. forme et A".fourniment.
A coup sûr, ce n'est pas un homme.
La garnisoA d'Austin possède la plus richo
Si c'est un homme, c'est l'homme-boule.
collection d'armes à feu qui soit au monde.
A dos de mule, on s'aperçoit que la boule Elle a mis à contribution les manufactures
a de maigres appendices, bras et jambes; on
de tous les pays connus et inconnus,
dirait d'une très-grosse citrouille à quatre
Il y a de tout.
pattes. Les jambes, grêles, sont collées aux
flancs de la monture, Canardières, tromblons, escopeltes, vieux
et les bras s'accrochent
mousquets transformés en fusils à pierre,
au pommeau de la selle.
rifles de rebut, fusils de munition réformés,
Ce potiron a une tête, petit potiron sur un
tout l'attirail hors de service que l'Europe
gros: deux renflements inégaux, superposés, envoie à l'Amérique du Sud, où l'on rafistole
le plus petit s'enfonçant dans le plus large.
ces vieilleries à l'usage des milices.
Cette tête renflée, flasque, molle, ballon-
née, n'est pas une tête, mais une trogne. Chaque soldat porte un arsenal d'armes
Elle dénonce blanches :
cyniquement les vices du
Couteaux longs, sabres de cavalerie, épées
gouverneur.
Il doit être, il est ivrogne et vert-galant. | rouillées, coupe-choux, tranche-lard, mais
Au milieu de la tête, rubiconde et trucu- toujours un bon stylet ou un poignard espa-
lente, on distingue une sorte d'excroissance gnol.
C'est la seule partie de l'armement
rappelant par sa forme la vitelotte rouge de qui
Hollande. semble un peu sérieuse.
C'est le nez du gouverneur. Le soldat pour rire peut avoir Besoin de
1 Au-dessous du nez, une ligne de chairs venger une offense personnelle : sans deve-
et violacées : c'est la bouche, aux nir plus brave en ce cas, il sait s'embusquer
lippues
deux lèvres pendantes, légèrement frangées. dans l'ombre et frapper pour son compte
Celte face ruisselante de graisse, suintant t personnel, traîtreusement, mais sûrement.
le gras-fondu, est percée de deux trous aui Quant à prendre sérieusement fait et cause
fond desquels se cachent deux yeux, tou- pour son gouvernement, jamais!
jours dans l'ombre, sous les buissons de poils 5 L'unifoi'me vaut l'armement; il n'est pas
roux qui les abritent. le moins dumonde... uniforme.
LA REINE DES APACHES 37

Le simple soldat, s'il est riche, écrase par dessous d'eux pour faire ses sommations.
son luxe l'officier besoigneux. H avait piteuse mine, le bon gouverneur, et
Qu'un tambour ait des épaulettes de la corvée lui paraissait pénible : il suait,
général, peu importe, pourvu qu'il n'en de- geignait, gesticulait.
mande pas la fourniture par l'Etat, Mais c'était en vain : on le huait à ou-
i En définitive, plus de misérables que de trance.
riches : ces derniers sont des amateurs de Le "comte, cependant, se sentait quelque
plumets ; les premiers sont des cancres et pau- sympathie pour ce pauvre homme, qui ne
vres hères qu'une maigre solde, rarement semblait animé que de bonnes intentions.
— Eh ! senor, lui cria-t-il, un mot, je vous
payée, et quelque profits — maraude et ex-
torsions — attirent au service. prie.
En résumé, une troupe de malandrins du Le gouverneur leva la tète vers les chas-
plus étrange et du plus pittoresque aspect. seurs ; il admira leur prestance, sentit qu'il
C'est à la tête de ces soldats que le ventri- y avait là une force, peut-être un secoues, et
potent gouverneur s'avance à la rencontre il poussa sa mule plus près de la fontaine.
de la foule ameutée, qui sait ce que vaut — Gentleman, dit-il au comte, tout à vous;
l'aune de toute celte friperie militaire. que souhaitez-vous de moi?
Le gouverneur crie halte en débouchant « Malgré l'embarras où je me trouve, je
sur la place. suis U nt disposé à vous être agréable.
La colonne s'arrête avec un manque de « Mais si vous pouvez m'aider à me tirer
précision remarquable; les rangs se heur- d'affaire, vous et vos amis, par la Madone !
tent, chaque homme donne du nez dans le je vous en serai toute ma vie reconnaissant.
dos du voisin ; des armes tombent ; les offi- — Je ne demande pas mieux, senor, que
ciers jurent, les troupiers se gourmenl; de vous donner un conseil ou un coup de
enfin le détachement s'arrête. main; mais que voulez-vous, en somme?
L'alignement dure un bon quart d'heure. — Eh! gentleman, je ne veux rien, moi.
Le gouverneur prend un air belliqueux ; « Ce sont ces braillards qu« exigent quel-
la foule est hostile, moqueuse et provo- que chose... d'à peu près impossible.
quante. « Ils veulent que les soldats attaquent les
Les soldats s'engueulent vigoureusement Indiens.
avec elle. « J'ai beau leur dire que mes hommes re-
Le gouverneur a une harangue à pronon- fusent de marcher ; ils n'entendent à rien. »
cer; il pousse sa mule en avant et veut En ce moment, les huées redoublèrent, et
parler. le gouverneur perdit contenance.
Sa voix de fausset se perd dans les cla- — Gentleman, dit-il, ces forcenés sont ca-
meurs de plus en plus menaçantes. pables de me battre; et je vous demande un
— A bas le gouverneur ! crie-t-on.
peu s'il y a de ma faute.
« A mort la milice ! — Faites charger ces braillards, dit le
« La corde pour ces lâches ! » comte.
Les soldats et leur chef se déconcertent — Vous avez raison, fit le pauvre gouver-
devant les cris furieux de la multitude. neur sur le ton de la résignation ; mais si les
Le spectacle était amusant. soldats sont repoussés, je serai tué.
Le comte de Linçourt et ses trappeurs, — Baste ! fit le comte, nous sommes là.
ayant gravi les quelques marches d'une fon- — Mais vous n'êtes que sept!
taine monumentale élevée au milieu de la — C'est six de
trop pour cotte canaille.
place, observaient en riant cette scène bur- Le gouverneur sentait qu'il fallait en finir
lesque. et il savait que les chasseurs inspiraient une
Ils formaient un groupe distinct sur une terreur salutaire aux gens d'Austin.
[date-forme d'où ils planaient au-dessus de — Vous me
promettez, gentleman, dit-il,
la foule, et le gouverneur s'était placé au- de ne pas m'abandonner?
38 L'HOMME DE BRONZE

— Comptez sur nous, dit le comte. ! — A moi. soldats! braillait-il d'une voix
*—
Bon ! fit le gouverneur ; j'ai votre parole \ étranglée par la peur,
et je me risque. Et comme personne ne bougeait.
Il montra, ma foi! quelque courage, prit — Secourez-moi, gentlemen!—Trappeurs,
une attitude menaçante et cria aux mutins, à mon.secours! suppliait-il en s'adressant
avec une emphase solennelle : aux chasseurs.
— Je
prends Dieu et les saints à témoin Le Patagon grondait sourdement.
que j'ai épuisé toutes les voies de concilia- M. de Linçourt fit un signe à Tomaho, et
tion. descendit avec lui les trois marches qui le
« Que le sang versé retombe sur les cou - séparaient du gouverneur et de ceux qui le
pables! » menaçaient.
Puis, d'un geste tragique : De deux formidables coups de poing, il
. — Dispersez-vous ! cria-t-il, — ou je fais abattit deux des plus enragés, pendant que
tirer. x le géant, se saisissant d'un braillard qui l'a-
A cette menace, mille voix répondirent par gaçait, le souleva de terre et le lança dans
ce seul cri : la large vasque de la fontaine, où l'Austinois
— A mort ! à mort! se mit à barbotter, à la grande joie des chas-
La contenance des soldats n'était pas faite seurs qui se tenaient les côtes.
pour en imposer aux rebelles ; les chasseurs Le brave Patagon tendait les mains pour
riaient, ce qui n'indiquait pas qu'ils fussent recommencer la même expérience, mais il
sérieusement décidés à intervenir. ne trouva pas de baigneur de bonne volonté.
La foule ne vit qu'un gouverneur et des Tout le monde reculait à son approche
soldats à molester. Il se fit un large cercle.
Ce sont des jeux qu'elle aime, quand ils Le gouverneur délivré respirait plus à
sont sans danger. l'aise.
Elle s'enhardit. Il remerciait chaleureusement ses sau-
Quelques enragés, le couteau à la main, veurs.
s'avancèrent contre le malheureux gouver- Tout à coup un incident se produit.
neur, qui se prit à trembler de frayeur. Un soldat des derniers rangs laisse tomber
Il jeta un regard suppliant vers le comte. son arme.
Cependant Tomaho, le géantpatagon, don- Le coup de fusil part au choc.
nait des signes d'impatience visible et s'a- Une commotion de terreur saisit la foule,
dressait enfin au comte de Linçourt avec ani- qui s'imagine que la troupe, encouragée par
mation : le secours des trappeurs, a pris le parti de
— Ces gens-là, fit-il, sont de lâches tirer.
coyot-
tes! Des cris d'épouvante retentissent.
« Je comprends ce que c'est! Mais les soldats de tète se sentent effarés
« Ils veulent renverser le gouverneur. tout autant que le peuple.
« C'est comme ça qu'ils m'ont détrôné, là- Ils ont entendu une détonation, en q-ieue."
bas, en Araucanie; mais j'avais contre moi ils se croient assaillis par derrière.
un peuple brave et un ennemi subtil. Il y a poussée et reculade.
« Ici, je me sens capable de battre tous Des poltrons déchargent leurs armes au
ces loups sans courage. hasard et tout fuit en hurlant :
« Si vous voulez, chef... je... » — Trahison ! trahison !
Il fit un geste expressif et ses yeux étin- C'est une" panique désopilante.
celèrent. La place est vide...
Le roi détrôné, Tomaho, prenait ardem- Les chasseurs voient une trentaine de
ment parti pour le gouverneur menacé, qui ! corps étendus...
était déjà entouré par une douzaine de for- I S'est-on tué?
cenés. | Le gouverneur assure que c'est impossible.
LA REINE DES APACHES

— Vous gâtez tout, dit-il à M. do Lin-


Cependant les deux partis, groupés dans
les rues voisines, voient que le théâtre de la court.
lutte est évacué ; chacun comprend qu'il a fait « Ces furieux vont nous exterminer. »
peur à son adversaire. Un groupe d'une centaine d'individus ar-
Aussitôt le peuple de revenir... mais pru- més de couteaux s'avançaient menaçants,
demment et pas à pas. Poussés par la masse compacte, ils ne
Et les soldats de rentrer aussi... avec non pouvaient reculer; de la parole et du geste,
moins de circonspection. ils s'encourageaient dans leur attitude offen-
A mesure que les groupes s'enhardissent sive.
et s'avancent, on voit les corps étalés s'agi- Le comte, la main sur la crosse de son
ter et se relever ; le gouverneur dit avec sa- revolver, promenait un regard souveraine-
tisfaction : ment méprisant sur les agresseurs.
— Je le savais bien! Mon peuple et ma Les six trappeurs, la carabine prête, sui-
milice sont incapables de s'égorger! Ces vaient de l'oeil tous les mouvements du chef,
gaillards faisaient les morts! n'attendant qu'un signe pour agir.
— Senor, dit le comte en riant, Mais le comte leur fit comprendre d'un
je ne vous
félicite ni sur la population ni sur l'armée, i regard qu'ils ne devaient pas bouger, quoi-
« Comme il faut en finir, toutefois, je vais que la foule cherchât à l'envelopper.
haranguer la foule. D'une voix qui domina le tumulte, il cria :
« Si elle n'accepte pas le conseil que je — Allons! place!
vais lui donner, eh bien!... Et il fil un pas.
— ... Eh bien? dit le gouverneur. Une centaine d'hommes lui barraient la
— Et bien ! Tomaho dispersera les mécon- retraite vers la fontaine ; vingt poignards le
tents. menacèrent.
Et le camle s'avançant vers la multitude Avec une dextérité incroyable, il évita les
qui commençait à s'échauffer de nouveau : coups et trouva le moyen de défoncer deux
— Gentlemen, dit-il, du silence! ou trois crânes avec la crosse de son revol-
On se tut comme par enchantement. ver : on lui laissa passage , mais des voix
Le comte dominait tout ce monde. crièrent :
Il reprit : — A moi't, les trappeurs !
(( Vos soldats ne veulent pas marcher. C'était des extrémités de la place que ve-
« Je comprends que vous soyez indignés ; liaient ces menaces; les plus rapprochés
contre ces poltrons. étaient moins ardents. Toutefois le comte
« Mais alors il faut montrer moins de voulut en finir.
couardise qu'eux . — Cacique, dit-il à l'Indien, balayez cette
« Marchez vous-mêmes. canaille.
« Vous êtes des hommes solides; vous L'ex-majesté araucanienne n'attendait que
avez des armes; et vous craindriez une horde cet appel.
d'Indiens ! Il bondit.
« Marchez donc, sinon vous n'êtes que Ses deux larges mains s'abaissèrent au ha-
des lâches ! » sard sur la foule, et deux têtes disparurent.
Et comme il s'élevait un sourd gronde- Il les releva ensuite :
ment, le comte répéta plus haut : Ses doigts crispés enserraient par le cou
— Oui, des lâches ! doux hommes, dont il montra les faces gri-
« Et je vous le dis en face. maçantes ; puis il les lança, étranglés, au mi-
« Je vois que vous avez encore plus peur lieu de la foule.
'lue lés soldats. » Deux, trois, quatre fois, le colosse recom-
La foule insultée s'agite et gronde. mença sa terrible exécution.
Le gouverneur tremble de tous ses mem- Le vide se fit bientôt autour de lui, large
bres. et vaste.
40 L'HOMME DE BRONZE

Alors le géant chargea, et la foule se sauva suis très-curieux


si de connaître votre aventure.
résolument. « Mais ce n'est pas le moment de nous faire
Toutefois Tomaho parvint encore à saisir ci récit.
ce
quelques retardataires qu'il envoya agréable- « Je remets donc le plaisir dé vous enten-
ment se balancer dans les airs. d à nôtre prochaine halte dans la savane. »
dre
Mais la place se déblayait à vue d'oeil. Puis, s'adressant au gouverneur, M. de
Aux provocations et aux insultes succé- I
Linçourt ajouta :
daient les i cris de détressé et de douleur. — Débarrassé de ces émeutiers redouta,
La multitude, hurlante et vaincue, fuyait hblés, vous voilà tranquille.
devant le terrible colosse. Le gros bonhomme se confondit aussitôt
Elle s'écoulait torrentueuse et affolée- dans e remerciements
en et en protestations de re-
les rues voisines. c
connaissance.
C'était une scène étrange et burlesque. — Je vous dois là vie, s?écria-t-il.
Les trappeurs applaudissaient; le gouver- « Ces,gueux m'égorgeaierit, sans votre
neur admirait bouche béante. énergique intercession.
<:
Le comte sifflait une fanfare de chasse. <t Soyez béni, Excellence. »
Enfin Tomaho cessa sa poursuite. Mais le brave homme restait inquiet.
Le combat cessa taute de combattants. Il fit une pause, se gratta l'oreille et dit
On vit le Cacique revenir tranquillement «
enfin :
vers ses compagnons. — Le danger conjuré aùjourd?hui sera
Il rapportait deux prisonniers sous son ]
plus grand demain, si vous me quittez.
bras gauche. — Et pourquoi? demanda le comte..
De la main droite il traînait trois ou qua- — D'abord ils seront exaspérés, et puis ils
tre grands sabres conquis sur l'ennemi. veulent et voudront me forcer à obtenir des
U déposa le tout devant le gouverneur. ]
Indiens le passage libre pour les convois blo-
— Voilà, lui dit-il, deux hommes à iqués ici.
pen-
dre, et de ceux qui criaient le plus fort. « J'ai fait le possible peur fléchir ces gro-
— Peuh! fit le gouverneur, i ; ils se montrent in-
pendre, c'est dins de Peaux-Rouges
grave. traitables, sous prétexte que nous n'avons
« Un simple bain suffirait... » pas payé intégralement les droits exigés pour
Le gouverneur était décidément bon en- le passage du dernier convoi.
fant. « J'offre de doubler les sommes exigées,
— Comme vous voudrez, dit Tomaho. ils ne veulent rien entendre.
Et il envoya les prisonniers dans la vasque. « Je leur ai envoyé trois parlementaires ;
— Et dire, souffla-t-il en s'essuyant le ils nous les ont renvoyés sans oreilles.
front, car il avait couru et beaucoup frappé, « Je suis au désespoir.
dire que si ce misérable et subtil avocat qui « Excellence, je vous en prie, tirez-moi
m'a tendu un piège ne m'avait pas réduit à d'embarras ; ma bourse vous est ouverte, et
l'impuissance par ses ruses, voilà comment ma gratitude égalera les sentiments de sym-
j'aurais arrangé mes guerriers révoltés ! pathie que m'inspire votre noble et géné-
« Et pourtant ils sont d'autres hommes que reuse personne. »
ces coyottes tremblants et sans forces. » Le comte se laissa toucher.
Puis, espérant que le gouverneur et le Les terreurs du malheureux gouverneur
comte écouteraient son histoire, qu'il avait l'amusaient.
tant à coeur de conter, il essaya de la narrer Riant de lui, il s'intéressait a lui
vu la circonstance. Et d'autre part il avait ses raisons pour
— Senor, dît-iï, il y a six ans, j'étais... tenir à ce que les Indiens décampassent.
Les trappeurs virent le danger qui les nie- . — Ne vous désespérez pas, lui dit-il.
nacait et firent siene au comte : « Nous trouverons bien le moyen d'ami*
— Mon cher Tomaho, lui dit celui-ci, je • ner à composition ces entêtés d'Indiens.
LA REINE DES APACHES

Une heure après, trois cavalierssortaient d'Austin.


« On parlementera. « Essayons.
— Mais, il faut des par- j « Je vois de nombreux rassemblements à
pour parlementer,
iementaires. l'entrée de toutes les rues.
« Vous n'en trouverez plus, Excellence, « Faites signe qu'on approche. »
observa le gouverneur. Le gouverneur hocha la tête.
— Et pourquoi ? — Je les connais, fit-il.
« On les paiera. « Hs ne viendront point.
— Ds refuseront. — Essayez toujours! fit le comte.
« Car c'est aller à la mort, maintenant, que Le gouverneur héla ses administrés.
de pénétrer dans le camp de la Vierge aux Il accompagna les éclats de sa voix grêle
cheveux blancs ; elle a fait dire qu'elle ren- et flûtée des signes les plus engageants.
verrait morts et scalpés tous ceux qui se pré- Personne ne bougea.
senteraient. Nul n'osa s'avancer sur la place.
— La Vierge aux cheveux blancs ? inter- — J'irais bien les trouver, murmura le
rogea le comte étonné de ce nom. bonhomme; mais j'ai encore des craintes...
— Oui, la sreine de ces damnés Peaux- — Il y a un moyen, dit le comte en riant.
Rouges. « Vous allez voir. »
« Une fille de sang européen, à chevelure H prit sa bourse, l'agita et la fit tinter.
blanche, qui commande à vingt tribus. H y eut quelque chose comme un frisson
— Elle est donc bien féroce, cette reine? d'avidité qui parcourut les groupes.
— Cruelle et impitoyable. Le comte tira de la bourse une poignée de
— N'importe! monnaie et la jeta dans le milieu de la place.
« Il faut essayer de trouver un ambas- Les dollars sonnèrent et rutilèrent en
sadeur à lui expédier. I roulant.
L'HOMMEDE BRONZE.— 21 LA REINE DESAPACHES.— 6
42 L'HOMME DE BRONZE

L'effet fut instantané. Le comte vit bien qu'il ne pouvait rien es-
La foule, se rua vers les pièces éparpillées, ]
pérer de ce peuple,
sur le sol battu de la place. La terreur planait sur la masse.
Il y eut mêlée, Elle paralysait tout élan généreux; elle
Les soldats se débandèrent, — officiers com- conlre-halançait même la toute-puissance de
— et se mirent de la
pris, partie avee ardeur. l'or,
On se bousculait avec acharnement. — Vous le dit alors le
voyez, Excellence,
Le», tftlpebes pleuyaient, gros gouverneur.
Plus 4'nn coup de couteau fut échangé» « Personne n'osera se présenter devant la
j
Ces couards, qui reculaient tout à l'heure redoutable et féroce Reine-Blanche.
devant un seulhpmme, se disputaient crâne- « Rende?-moi ma bourse,
ment, le poignard â la main, quelques piég- —- Un instant, fit le comte riant de l'em-
ées d'or jetées en pâture, à leur- avidité. pressement ftY°c lequel don Malal)an — ainsi
C'était triste, burlesque. se npinmaitle gouverneur — tenait à rentrer
En quelques minutes, la récolte fut term> eu possession de ses dollars,
née. « Il est convenu
que vous abandonnez le
La. chose faite, on pensa non sans rai- contenu de ce sac à celui qui se chargera
son que l'auteur de cette générosité avait , d'aller porter vos conditions de paix à Petto
quelque chose à dire. j reine d'Indiens, que l'an dU redoutable?
— C'est convenu, en effet,
Tous les regards se fixèrent sur le comte. S oaballero, l£-
On attendait uT»e seconde poignée d'or. . pondjt le gouverneur;
« Mais je ne vois personne,,.,.
||, dé LiUfiBWt s'adre'ssa au gouverneur. ,
*7~.Vous aye? mis YOtve bourse à ma dis- — Pardon, reprit M. de Linçourt,
« Je me charge, moi, de ce rôle d'am«
position.
« Je vous prends au mot: bassadeur.
• « Donnez. « Et je confisque la sacoche.
— Mais de quoi s'agit-il? fit le gouver- — Quoi ! Excellence, s'écria
ironiquement
neur dont la figure s'allongea autant que don Malapan, vous seriez gêné à ce point?
boule le peut. Le comte vit bien qu'il baissait dans l'es-
— Vous allez le savoir, dit le comte. prit du gouverneur, mais il répondit sans
<(Donnez toujours. » colère :
— Vous êtes dans l'erreur, mon cher
La générosité du gouverneur gou-
paraissait verneur.
avoir baissé.
« Je n'ai aucunement besoin de votre or.
Il finit toutefois par exhiber, après avoir
| « Mais je tiens à ne pas vous le rendre.
fouillé plusieurs poches, une bourse do cuir
« J'en ferai un emploi qui vous étonnera.
au ventre rebondi.
| <(Laissez-moi le soin de vous ménager une
— Il y a mille dollars, dU41, en or et bil- ! charmante
surprise, que je déflore presque
lets de la Banque des États-Unis. i en vous l'annonçant. »
Le comte montra la sacoche à la foule. ', Don Matapan n'avait pas à réclamer.
rrrr On demande, dit-il, un ambassadeur Il s'inclina.
pour le camp indien. |
— Mais, dit-il, Votre Excellence ne
paraît
« Il y a mille dollars, dans cette bourse,
pas se douter des périls qui la menacent
our celui qui se risquera. dans l'accomplissement d'une pareille mis-
« A qui la prime? « sion.
La foule resta muette. — Mon cher gouverneur, le
répliqua
Ces gens qui, tout à l'heure, se disputaient comte, il n'y a de danger que pour les im-
quelques pièces à coups de poignard, trem- l bécilcs ou les imprudents;
blaient à la pensée d'affronter la colère des « Que devez-YOïJS aux Indiens?
Peaux-Rouges. — Le droit de passage
j qui n'a pas été
LA REINE DES APACHES 43

acquitté par les deux dernières caravanes, imultjlude se bousculer à ses pieds, ivi-e de
— Et ce droit convenu n'a-t-il convoitise, senor, je pars cette nuit.
<
pourquoi
pas été payé ? « Demain, Arous aurez de mes nouvelles, ou
— Mon Dieu! Excellence, c'est bien sim- j ne serai plus. »
je
pie ! fit le gouverneur de sou air le plus in- Et au cacique :
— Videz-leur d'uu coup la sacoche sur h
génu.
« Nous avons, cette fois-làj été les plus tète, dit-il.
forts. Ainsi fut fait.
« La caravane a battu les Peaux-Rouges. i' La lutte devint sanglante.
« Elle avait une escorte de trappeurs. Le comte fit un geste de dégoût et s'élôi-j
•— Je
comprends à merveille j conclut le gna, suivi des cinq trappeurs ses compagnons.
comte avec un geste de mépris. Le senor Matapan, de son côté, regagna le
« Vous avez manqué à votre parole. palais du gouvernement, après avoir congé-
« La foi des traités a été A'iolée. . dié son escorte aussi nombreuse qu'inutile.
« Vos torts sont impardonnables, et votre ! Ballottant sur sa mule, dont le pas lent et
\
régulier le secouait doucement, le magot
sottise ne peut se qualifier.
murmurait.
« Mais je veux réparer le mal.
— Mille dollars !
« Comptez sur moi et sur mon ami Grand-
« Et rien de fait.
mbrcati, qui seul m'accompagnera. « C'est un aventurier...
« Vos convois marchands auront le pas- '
« Je suis volé.
sage libre, je vous eh réponds. » « Mais que faire avec des hommes pareils?
La foule, qui s'était rapprochée peu à peto, ;j « Mille dollars!... Mille dollars!..* »
couvrit d'applaudissements ces dernières pa- Et le pauvre homme réintégra son domi-
roles du cômle.
cile, pénétré de cette conviction qu'il venait
Les vivais retentirent, nombreux et sono- i d'être joué.
res pendant plusieurs minutes. i
M. de Linçourt promena un fier regard sur !
ceux qui voulaient le poignarder quelques i , CHAPITRE V
minutes plus tôt. . ii
— Quelle admirable canaille vous avez ài ou L'ONPRÉSENTE
AULECTEUR
SANS-NEZ
ETBOIS-RUDE.
gouverner! dit-il.
« Vraiment, il serait désolant de laisser à La bataille de Tomaho avec les gens
vos adorables sujets un levain de rancune d'Austin était à peine terminée que John
contre vous. Burgh dit, d'un ton convaincu, aux autres
« Je vais faire votre paix avec eux. » trappeurs :
Et d'un coup de couteau il éventra la sa- — J'ai faim.
coche. « Une tranche grillée de buffalo ferait

Cacique, dit-il, ietez cet or et ces bil- bien mon affaire.
lets à ces drôles. « Si nous allions dîner ? »
Tomaho fut surpris ; les trappeurs s'éton- Et l'Anglais clappa sa langue contre son
nèrentj mais ils ne protestèrent pas. palais avec un bruit significatif.
Et Tomaho fit sa distribution en con- — Main-de-Fer, dit le comte, si vous lie
science. détestez pas la cuisine française, j'ai dans
On juge si la bataille fut acharnée à ses l'idée que vous aurez mieux qu'une tranche
pieds. de buffalo à la table de M: d'Eragny.
Les trappeurs se donnèrent du rire à en Et s'adressant aux chasseurs :
crever. — En route, gentlemen! dit-il.
Le gouverneur soupirait. « Notre hôte doit nous attendre. »
;— Senor, lui dit le comte en voyant la Mais Tomaho seul fit mine d'accompa-
44 L'HOMME DE BRONZE

guer le comte ; les autres trappeurs se regar- Tomaho n'en fut pas ébranlé dans sa con-
daient en hésitant. viction.
— Eh ! gentlemen , qu'avez-vous donc ? Le comte lui tendit la main en souriant :
demanda M. de Linçourt étonné. — Cacique, dit-il, vous êtes dans le vrai
— Monsieur le comte, dit Burgh tradui- et ces gentlemen ont tort.
sant la pensée de ses amis, vous et le colonel, Puis aux trappeurs :
' —Ah
vous êtes de noblesse : nous sommes, nous, çà ! voyons, dit-il, est-ce que vous
des hommes de la prairie, et nous serions êtes gens à commettre quelque inconvenance
gênés, fort gênés à ce dîner. à la table d'un hôte bien élevé ?
— Sans compter, dit Tête-de-Bison, que « Etes-vous hommes à dire une gros-
nous n'avons pas les manières du monde et sièreté devant une jeune fille?
que nos costumes ne sont pas de cérémo- « Vous, Main-de-Fer, savez-vous, oui ou
nie. non, jouer galamment de la fourchette?
Tomaho semblait seul déterminé à suivre « Et vous, Bois-Rude, ne ferez-vous pas
le comte ; Tête-de-Bison crut rendre service gaillardement raison à tous les toasts que
à son chef eu le débarrassant de l'Indien. l'on portera?
— Le mieux, dit le est que ! « Par tous les diables ! vous êtes de drôles
Trappeur,
nous allions faire une petite soûlerie d'où- j de corps et vous me faites rire.
verture d'expédition à notre taverne. « Le monde ! Les manières ! Les cos-
« Venez-vous, Cacique? tumés !...
« Quand nous serons ivres, nous battrons « Mes camarades, tout, ce que vous avez
les autres ivrognes, et ce sera très-amusant. » dit là, c'est fadaises et niaiseries !
Tomaho ne goûta pas celte proposition : « Ici, à Austin, le désert commence.
-« Tête-de-Bison, dit-il, j'ai assez rossé « Ici , une femme ne doit exiger des
les Austinois pour aujourd'hui : allez-vous hommes que le respect et la protection.
abrutir avec de l'eau-de-feu si vous voulez, « Un homme ne doit demander à un
vous autres ; moi, je vais au dîner du colonel. autre que le courage et la loyauté.
— Vous y ferez une drôle de tête! dit « Chez le colonel, vous serez ce que vous
railleusement Tête-de-Bison. êtes, d'excellentes gens, sans façon, riant et
L'Indien protesta dignement : parlant franc, buvant sec sans dépasser les
— Moi, Tomaho, dit-il, bornes d'une griserie décente, et tout se pas-
je vous comprends,
grosse Tête-de-Bison. sera d'une façon parfaite.
« Vous voulez dire que je ne serai pas à « Tomaho, mou cher, votre bras, et si ces
ma place. messieurs sont assez bégueules pour ne pas
« Vous vous trompez. nous suivre, nous le verrons bien. »
« J'ai les manières d'un grand guerrier. Tomaho jeta un regard de triomphe sur ses
Cacique de naissance, je me sens d'aussi amis, et, bras dessus bras dessous, lui et le
bonne race que le comte ici présent et que comte se dirigèrent vers la maison qu'habi-
l'autre Français qui nous a invités. tait le colonel.
« J'ai mes peintures de guerre sur la figure Les chasseurs, enchantés au fond, suivirent
et mon grand manteau d'expédition sur les leur chef.
— Et voilà ce
épaules; j'ai mes plumes d'aigle dans la coif- que c'est qu'un vrai gentil-
fure, mes mocassins de buffle aux pieds ; je homme ! dit Rurgh en manière de conclu-
me trouve très-bien habillé, et je dirai même sion.
mieux habillé que le comte notre chef et que « Trouvez-moi donc un bourgeois qui
son ami. ! vous mette tout de suite à votre aise comme
« Je ne dis pas cela pour les offenser, I ça! »
'
mais uniquement parce que je ne vois pas Mais un des chasseurs murmura, d'une
pourquoi je n'irais pas dîner avec eux. » voix sifflante, rauque, péniblement arti-
Les chasseurs haussèrent les épaules, mais culée :
LA REINE DES APACHES 45

— Ce qui me chiffonne, c'est mademoi- \ Aucun défi ne le faisait reculer.


selle d'Eragny : je ne me mettrai pas en | On eût versé la mer dans son gosier que
face d'elle, non, je ne m'y mettrai pas. 1 vagues eussent passé sans désaltérer sa
les
« Elle n'est pas encore habituée à ma j
gorge et sans troubler sa cervelle.
tète. » Jamais il ne perdait la raison.
Puis après un soupir : Rougeaud, court sur ses jambes un peu
— S'être 1torses, l'oeil enluminé, la trogne truculente,
appelé le beau Rugottier !
« Avoir été le plus joli garçon de Ménil- ï verbe haut, clair, railleur,
le il jetait des
montant et le plus beau trappeur de la notes gaies dans la conversation et il s'avi- .
' sait
prairie ! parfois de drôleries assez piquantes.
« Et, aujourd'hui, s'appeler Sans-Nez! Tels étaientles deux chasseurs que le lecteur
« Quel guignon! » ne connaissait pas encore.
Le chasseur, d'un coup de poing, enfonça Nous avons cru nécessaire de les lui pré-
son chapeau sur son front. senter.
De fait, Sans-Nez n'était pas beau. —Va, sois tranquille, dit Bois-Rude à Sans-
Jeune à coup sûr, bien fait, élégant de Nez ; j'arrangerai ton affaire.
taille, de gestes etde manières, il avait une tête « J'intéresserai mademoiselle d'Eragny en
affreuse. Personnen'aiu ailrecomui lîagotlier. j; ta faveur.
Son nez avait été coupé. — Qu'est-ce que tu lui diras? fil Sans-Nez.
Les sourcils avaient été arrachés au-dessus — Je lui dirai que pour attraper les cor-
des yeux avec la peau. beaux il faut un mort, et que tu n'as qu'à te
Plus de paupières ! coucher sur le sable pour qu'ils croient que
Plus de lèvres ! tu es une charogne humaine déjà déchi-
De là une grande difficulté de prononcia- li quetée.
tion. « Quand la jeune personne saura que lu
C'était hideux, non repoussant, toutefois. m'es si utile comme appeau, elle te jugera
Sans-Nez était, même au désert, d'une favorablement. »
propreté, d'une coquetterie extrêmes. La plaisanterie était grossière, brutale ;
Sa blouse de chasse était de fine laine ; mais elle provoqua le rire des chasseurs, y
'
toutes les parties de son costume et de son | compris celui de Sans-Nez.
dénotaient une certaine re- — C'csl pourtant vrai ! dit-il.
équipement
cherche, « Que je m'endorme en plein jour dans la
jj
Enfin cette-tète, déchiquetée parle couteau . I prairie, et les vautours s'imaginent que je
des Indiens, se couronnait d'une splendide suis un cadavre entamé par le bec de leurs
chevelure noire bouclée, au-dessus d'un front : confrères.
très-bien dessiné. « Quand je m'éveille, j'en vois des bandes
Quand on s'accoutumait aux cicatrices, onL qui planent au-dessus de ma tète et qui sont
retrouvait dans les traits des lignes qui per- étonnés probablement qu'un si beau cadavre
mettaient de reconstituer l'ensemble par l'i- sente la chair fraîche. »
magination, et l'on jugeait que Sans-Nez nei Et le rire des chasseurs retentit plus so-
se vantait pas en affirmant qu'il avait étéé nore à l'aveu de Sans-Nez.
la coqueluche des squaws indiennes et dess Mais celui-ci fit un triste retour sur la
senoras mexicaines. réalité.
Avec lui vivait ordinairement, comme as- Il regarda longuement son torse, son mol-
socié de chasse, un certain Bois-Rùde. let nerveux, son pied fin et cambré, sa
C'était un Irlandais jovial, bon garçon, i, \ hanche bien prise; il jeta un coup d'oeil com-
rieur, mais buveur enragé. plaisant sur toute sa personne, leva le bras
Ivrogne ne rendrait pas notre pensée. ; par un geste qui lui était familier, imita avec
Bois-Rude (c'était un surnom) ne s'enivrait it ses doigts un claquement de castagnettes, et
jamais, quoique buvant toujours. . \ dit :
46 L'HOMME DE BRONZE

— Tant de galbe ! ! « Mais vous m'êtes témoin que ce n'est ni


« Tant de chic! la force ni le courage qui ont dû me man-
« Une si belle tèle autrefois, et maintenant quer, lorsque mon aventure m'arriva.
faire peur aux femmes ! « Le subtil aA'ocat Orélie de Touneins..; »
« Quel guignOn ! • . ' Le colonel eut uu soubresaut de surprise ;
— Sàns-Nez, demanda Têlé-dé-Bison, où j mais Grandmoreau intervint.
diable avez-vous été arrangé comme ça? Pour cent douros, il n'aurait pas voulu
j
-— Affaires de femme ! dit le Parisien. I entendre cette histoire.
« Tenez, je ne vous ai jamais conté l'ai- \ — Cacique, diU-il,
plus tard... plus tard...
faire, mais comme là reine aux cheveux i Le colonel comprit qu'il échappait à quel-
d'argent aura querelle avec le comte et con- : que récit interminable, et dit :
séquemment avec noiis, je vous dirai riion —-Cacique, au dessert... vous nous ferez
aventure à table... et... vous verrez... votre récit... que nous écouterons avec
— Est-ce
que la reine est pour quelque j plaisir.
chose dàiis ce qui vous est arrivé?... Puis à ses hôtes :
— Vieux — A table, messieurs!
trappeur, faute dé lèvres, parler ;
mè fatigué. « C'est un dîner à la française que je vais
« Laissez-moi reprendre haleine. vous offrir.
« Au dessert, je ferai des révélations... « J'ai pensé que notre cuisine nationale
piquantes. » vous délasserait des infernales compositions
On arrivait. I culinaires de MM. les Mexicains.
Le colonel et Rosée-du-Matin, comme di- ! — Heureuse inspiration! répondit lo
sait Tomaho, firent un accueil cordial à leurs ' comte !
invités. j On passa dans la salle à manger.
Saiis-Nez remarqua que mademoiselle ' Le'colonel avait fait les choses en genliï-
d'Eragny' rougissait beaucoup en revoyant , homme qui se pique d'exercer noblement
le comte, cl que celui-ci avait eu un long l'hospitalité.
et pénétrant regard pour celle charmante Mets savoureux, vins généreux, empres-
fille. sement cordial du vieux colonel, et, par-
Toutefois Tomaho fut le héros de la ré- dessus tout, la présence d'Une charmante
ception cordiale que reçurent les trappeurs. jeune fille, n'ayant pas assez de ses deux jo-
Mademoiselle d'Eragny savait gré au Ca- lies mains pour servir les sauveurs de son
cique de Ce nom gracieux qu'il avait trouvé père, et dont le doux et brillant regard
pour- elle, et elle le lui témoignait par de cherche à deviner leurs moindres désirs.
bons sourires. ! La conversation s'établit sur le semblant
Le colonel, eh soldat qu'il était, admirait i d'émeute comprimée si lestement par To-
le colosse indien. I màho.
— Soyez les bienvenus, messieurs! dit-il. Puis on parla du blocus.
« Aussi bien, après la scène qui vient de Le colonel était fort ennuyé de ce siège.
se passer et à laquelle nous avons assisté du — Je. suis très-contrarié de ce qui arrive,
haut de notre véràndah, vous devez avoir dit-il.
gagné dé l'appétit: « Le blocus dé ces damnés Peaux-Rouges
« Vive Dieu! cacique. paralyse complètement le coinmerce avec
« Vous avez une façon remarquable de , l'intérieur.
disperser les attroupements. ! « Je suis victime dé ce déplorable Conflit,
« J'allais eburir à vôtre aidé, mais j'ai survenu inopinément et juste à point pour
compris que c'était inutile. » ', retarder tous mes projets.
Tomaho rayonna de joie et d'orgueil. : — Et comment cela? demanda M. de Lin-
— Colonel, dit-il, vous
voyez de vaut vous court avec plus d'intérêt que do curiosité.
un grand cacique, banni de son pays- — Mon cher comté -, dit le
colonel, vous
LA HEINE DES APACHES «

voyez en moi un homme qui a perdu en « Cette femme commande donc à plus de
France une fort belle fortune dans une en- ivingt mille guerriers.
treprise qui a échoué. « On la dit féroce et sanguinaire.
« J'ai voulu reconstituer ma position et je « Jeune et belle, ses cheveux sont entiè-
suis venu en Amérique avec ce qui me reste : rement i blancs, et l'albinisme ne serait pour
deux cent mille francs liquides! ! rien
) dans cette singularité sans exemple chez
« Avec cela, on peut tenter ici quatre j ceux ' de sa race.
« Enfin, ajouta M. d'Eragny, cette fa-
grandes affaires au moins. j
« Qu'une seule réussisse et l'on devient meuse reine passe pour une amazone déter-
millionnaire. minée.
— Avez-vous commencé une opération, « A la tète de ses guerriers, elle com-
mande en chef dans les combats; elle-même
colonel?
— J'allais en mettre une en train. prend part à la lutte, et son adresse, sa force,
son courage, font l'admiration des siens.
« Je voulais organiser l'exploitation d'une
« Les peuples la vénèrent comme une
forêt d'érables. j émanation du
« Exploitation Grand-Esprit.
particulière qui consiste i « Son prestige est immense, et il s'étend
dans la récolte do la sève de ces arbres, et
dans les régions voisines et même au
dans la transformation de celle séve en un jusque
delà des grands rivières du haut-Missouri.
sucre aussi estimé que les meilleurs pro-
M. de Linçourt avait écoulé ' le colonel
duits de la canne.
avec attention ; mais ce fut avec un sourire
« J'ai acheté la concession.
incrédule qu'il demanda :
« Tous mes préparatifs sont terminés de- j passablement —
de volonté de Qu'y a-l-il de vrai, selon vous, dans
puis longtemps; mais, parla j tout cela?
Sa Majesté la reine aux cheveux d'argent, — Tout, ou presque tout, répoiidit sim-
je suis obligé de surseoir à l'accomplissement : d'Eragny.
de mes projets. » j plementM.
— C'est incroyable ! inouï! s'écrialo comte
C'était la deuxième fois que le nom de la j| doutant
; plus que jamais.
reine des Indiens venait frapper les oreilles ! Le trappeur Grandmoreau, qui jusqu'alors
du comte et, somme toute, il savait d'elle peu |;
avait gardé le silence, prononça gravement :
de chose, quoiqu'il se fût engagé à être l'am- ; — M. le colonel ne fait que répéter des
bassadeur de la yille d'Austin auprès de
[ récits dont j'ai pu, moi, vérifier l'exactitude-
cette étrange Majesté. .
I « Je vous le dis, la Reine-Blanche est bien
Les événements s'étaient précipités de telle qu'on la dépeint.
telle sorte, qu'il n'avait pas encore eu le i « Je suis resté son prisonnier
| pendant
temps de prendre ses informations. I
I deux jours, et comme elle ne fait grâce à
— Quelle est donc pn réalité celte reine?
personne, j'allais subir toutes les horreurs
demanda-t-il curieusement : i de la torture avant de
mourir, quand je fus
Sans-Nez, sur cette question, échangea avec délivré dune façon étrange,
ses compagnons un regard significatif ; mais : « Il y eut une éclipse de soleil qui épon-
il laissa la parole à son hôte. !: vanta les Indiens, et
je leur criai que |e
— Je ne puis, répondit le colonel au 1, Grand-Esprit voilait la lumière parce qu'il
comte, que vous répéter les propos qui s'é- n'approuvait pas ma mort : les Indiens cru-
changent ici, rent cette bourde et me lâchèrent,
« Cette femme a réuni sous sa domination « Mais j'en ai assez vu, de la reine et des
;>lus de vingt tribus. Apaches, pour vous dire qu'elle est plus fa-
« Ces tribus ont chacune un chef qui leur rouche, plus sanguinaire qu'aupun de ses
est propre ; mais elles reconnaissent l'auto- sujets. »
rité prépondérante de cplle qu'ils ont nom- Il n'y avait pas à douter de la parole du
mée la Vierge aux cheveux d'argent. Trappeur.
AS L'HOMME DE BRONZE

Ces gens-là ne mentent pas. — Vous riez, vous avez tort I


Le comte le savait. -.**'»* « Je m'appelle Ragottier, j'étais l'agent,
— Parbleu ! s'écria-t-il avec enjouement, ] limier, l'éclaireur du fameux Herrera, que
; le
tout ce que vous me • dites augmente mon 1! j'ai
i quitté pour devenir trappeur. . ,
envie dé faire connaissance avec cette terri- !| : « Pour être beau, j'étais beau.
ble sauvage. ; : |j « Pour être fin, j'étais fin ; même je le suis
— Quoi ! fit mademoiselle d'Eragny avec . encore, et personne ne tend un piège.mieux
rin mouvement d'effroi. que moi.
«Vous oseriez braver cette Indienne? » « Pour être crâne, j'étais.crâne; je le suis
Le comte considéra la jeune fille pâle et toujours.
profondément émue. . « Je ne crains rien.
Calmé et souriant, il répondit : « Mais la beauté s'est envolée !
"-— J'ai promis d'aller à son camp. « Donc, ayant entendu parler de la reine,
— Promis? fit Blanche avec angoisse. ayant eu des succès, passant pour un grand
— Oui ; je suis engagé. chasseur et jouissant d'une renommée avan-
« Je serai très-heureux de vous raconter tageuse , je me. rendis, sous un prétexte
moi-même, demain ou après, comment Sa habile, je m'en vante, au pays des Apaches.
Majesté la reine des Peaux-Rouges m'aura « Je fus bien reçu. »
reçu. Et à Tête-de-Bison qui semblait railler :
— Eh biett! monsieur le comte, dit Sans- — Oui, vieux oui, bien reçu, je
trappeur,
Nez, si la reine vous arrange comme elle m'en flatte.
m'a arrangé, je ne vous vois pas beau après- « Je pousse mes petites affaires et je m'a-
demain. perçois bientôt que je ne suis pas désagréa-
. Cette déclaration de Sans-Nez, faite avec ble à la reine.
les sifflements et les rauquements de voix « Je lui demande sa main... je suis refusé.
une ex- — Et vous appelez cela être bien reçu,
qui lui étaient habituels, provoqua
plosion d'exclamations chez les chasseurs. Sans-Nez ! fit Tête-de-Bison.
La curiosité était vivement surexcitée. —- J'étais refusé, vieux trappeur, pour des
Sans-Nez se leva, il promena sur ses i raisons politiques.
avantages physiques le regard circulaire qui i « La reine me fit dire que la chose ne
lui était familier, il leva le bras, fit retentir ' devait pas me froisser.
le claquement de doigts par lequel il mani- « Enfin on sait ce que parler veut dire ;
festait son admiration pour son galbe et son i elle m'aimait, voilà; mais elle ne pouvait
chic, puis, d'un air navré, au colonel et aui pas m'épouser, pour des raisons d'Etat.
comte : — Et pour vous consoler -elle vous a fait
— Voilà! fit-il. ! arracher les lèvres ! fit Grandmoreau.
« Voilà ce qui reste du plus joli trappeur r — Attendez donc, vénérable Tête-de-
de la prairie. ! Bison.
« Voilà ce qu'est devenu le beau Léon ! ; « Vous allez apprendre comment j'ai
«- J'épouvante les dames et je fais pleurer r perdu mon nez. »
les moutards. Sur ce, nouveau geste, claquement de
« C'est la reine des Apaches qui m'a faitit doigts et clappement de langue.
couper le nez. » Puis Sans-Nez reprit :
Et avec une conviction dont la fatuité co-i- '• —Je n'étais pas content, comme de juste.
mique fit sourire : ! et je me promis d'enlever la reine, éprou-
— Ça se comprend ! vant pour elle une grande passion,
« Elle avait un penchant et
et ' « Je dresse mon embuscade, je parviens à
pour moi,
comme elle craignait de m'adorer, elle a me glisser dans son wigwam, je lui jette un
voulu m'enlaidir. » i manteau sur les épaules et .. je me trouve
Avec qn peu de colère *#ut à coup renversé à terre et garrotté.
LA REINE DES APACH06

— Ah! ah! fit-on. « — Coupez le nez, les oreilles, les sour-


« Elle avait appelé ses guerriers ? cils, les lèvres et les paupières à ce trop
— Du tout ! joli garçon. »
« Elle était plus forte que moi, voilà tout! Ici Sans-Nez joua des castagnettes avec ses
fit Sans-Nez avec bonhomie. doigts et répéta :
« Elle me terrassa avec grâce, aisance et —
Trop joli garçon I
facilité. « Vous comprenez ?
« La poule avait pris le renard. « Trop joli...
« Quand je dis la poule, je suis bête comme « C'est clair. »
une outarde. Puis, fatigué, il murmura très-vite, pour
« C'est une panthère que cette femme-là! » en finir :
L'hilarité fut bruyante. — Bref, on m'a arrange comme vous
Sans-Nez fit une grimace significative, coyez.
protesta contre les rieurs et dit : « La reine m'a dit :
— Il « — Je te laisse vivre !
n'y a pas un de nous qui soit capable
de lutter contre ce démon ! « Il faut que tu souffres longtemps pour
« Vous avez une main de fer, Burgh ; la punir ton audace.
griffe de la reine est d'acier. « Tu ne peux plus être aimé; ce sera ton
« Mais voilà où j'ai vu qu'elle m'aimait.» , supplice. »
On écouta curieusement. ! Il insista :
— Tu ne peux
Sans-Nez reprit : plus être aime! »
— Elle « C'est limpide.
appela ses guerriers, et leur dit, |
en me montrant à terre meurtri et confus : ; « Et voilà pourquoi je m'appelle Sans-Nezv»
L'HOMME DE BIIONZE.— 22 LA REI'NEDES.APACHES.— 7
50 L'HOMME DE BRONZE

Lassé, il se tut- —- On m'avait


promis, dit-il d'un air pi-
Mais le regard fit l'inspection générale de teux, que, moi aussi, je raconterais mon
la personne, les doigts claquèrent, la langue histoire.
clappa; et un long soupir dit éloquemment « Et je vois que l'on part! »
combien le beau Léon regrettait son nez. ! Le Cacique était navré.
Son histoire eut un prodigieux succès, et | Le colonel fut touché de la mine du co-
Tête-de-Bison conclut en secouant la tête : losse.
— Monsieur le comte, garde à nous ! — Mon cher Tomaho,
dit-il, ce qui est
« Vous le voyez ! différé n'est pas perdu.
« La reine n'est pas tendre. » « Il s'agit, n'est-ce pas? d'Orélie, qui s'est
M. de Linçourt se leva. fait roi d'Araucanie.
— Colonel, dit-il, l'heure s'avance et je — Oui, de lui, de ce renard subtil...
dois partir pour le camp indien avec Grand- — Eh bien ! dit le colonel, ce
que j'ai lu
moreau. dans les journaux de vos aventures et des
« Vous plaît-il que nous prenions congé siennes me donne envie de savoir le reste.
de mademoiselle et de vous ? » « Nous en reparlerons. »
On vit une larme jaillir des yeux de Tomaho fut ravi.
Blanche, qui contenait avec peine son émo- —- Ainsi, dit-il, en France, de l'autre côté
tion. de l'Océan, on sait que l'infâme Orélie m'a
— Monsieur, dit le colonel, vous avez détrôné et banni !
je n'aurai pas le — La chose a fait
juré; vous, êtes engagé; grand bruit, Cacique.
mauvais goût de vous détourner do votre —-Mais on croit peut-être que cet Orélie a
devoir. vaincu loyalement!
« Mais je bois à votre heureux retour, en —
Cacique, ou soupçonne quelque ruse
vous engageant à la prudence. » de sa part.
Et il remplit les verres. « Du reste, si vous voulez, nous écrirons la
Ce toast fut gravement porté. vérité à un journal très-répandu, qui fera
Seul de ces hommes, le comte était confiant conniiitre au monde entier vos griefs contre
et souriant. Orélie. »
Il voulut rassurer mademoiselle d'Era- La joie, une immense joie, faillit étouffer
gny : le géant.
— Mademoiselle, dit-il, je vois que vous — Le monde entier ! dit-il d'une voix
me faites l'honneur de beaucoup de recon- sourde. Colonel, entre loi et moi, c'est une
naissance, à cause d'un service trop facilement amitié éternelle.
rendu pour valoir un de vos sourires. Et le colosse serra les mains de M. d'E-
« Laissez-moi vous dire que braVer la ragny à les broyer.
reine est un jeu pour moi. Le comte, cependant, avait pris congé do
« J'ai la ferme conviction de revenir sain, Blanche, qui, sentant son coeur se briser, s'é-
sauf et entier. I tait retirée en cachant ses larmes.
« Colonel, au revoir! » '. — De la prudence ! dit le colonel à M. de
i Tout le monde était ému. j Linçourt en reconduisant les chasseurs.
Chacun jugeait que le comte allait risquer ! — De l'audace ! répondit celui-ci.. -
follement sa vie.
On se serrait la main en silence pour se
quitter. CHAPITRE VI
Mademoiselle d'Eragny semblait déses-
LECAMP 1ND1S!"
pérée.
Instinctivement, chacun brusquait les
«dieux. Une heure après, trois cavaliers sortaient
Mais une voix protesta, celle de Tomaho ! d'Austin
LA REINE DES APACHES 51

C'était le comte et Tête-de-Bison, qui se h:


hardis ambassadeurs ne fut entravée par au-
dirigeaient vers le camp indien. ci
cun obstacle.
Main-de-Fer les accompagnait jusqu'à mi- j Mais plus ils avançaient, plus il devaient
chemin pour rester en observation. a:
j' assurer leur sécurité contre l'active et inquiète
Il devait demeurer en vedette sur l'émi- vvigilance des sentinelles indiennes.
nence que nous connaissons déjà et où avait j Les blanches clartés de la lune éclairaient
eu lieu la rencontre entre les trappeurs et vvaguement leur marche.
leur chef. Cette lumière blafarde prêtait au paysage
Jusqu'à la colline, rien n'entrava la mar- n
une apparence lugubre.
che des trois aventuriers. Son paie et froid rayonnement dénaturait
John Burgh prit sa faction. li formes, obscurcissait
les les ombres, blan-
Il attacha son cheval au plus épais d'un <•
chissait les surfaces polies.
fourré, il serra la main de ses compagnons, Les fauves glapissaient dans la prairie, et
leur souhaita bonne chance et grimpa sur un li
leurs voix sinistres traversaient l'espace.
arbre très-élevé d'où il pouvait voir au loin. I
Plus on approchait, plus le péril augmentait.
Tout à coup il redescendit lestement et Les erreurs d'optique pouvaient devenir
siffla les deux chasseurs qui s'éloignaient. ç1
dangereuses; se tromper sur la nature des
— Qu' y a-t-il, M ai n-d e-Fer ? lui demanda le tobjets était grave.
comte. Miiis Tête-de-Bison était familiarisé avec
— Rien que do bon ! fit celui-ci. 1 effets de la lune, et il avait étudié plus
les
« Au sortir des bois, dans la plaine, vous (
d'une fois les mirages trompeurs de ses
allez être assaillis par une tourmente sèche, 1
blêmes rayons.
cl si, comme je le suppose, vous avez, sir, Précédant M. de Linçourt de quelques pas,
l'intention de tenter un coup de main, le il i avançait doucement, prudemment, silen-
vent vous sera certainement utile. • <
cieusement, j
— Quel plan me prêtez-vous donc? fit le
Après une très-longue marche, vers quatre
comte. ]
heures du matin il s'arrêta soudain, faisant
— Je pense que vous ne songez pas à en- ; :signe au comte d'avancer.
trer tout bonnement, les mains vides, dans i Quand celui-ci l'eut rejoint, il descendit
le camp indien. i de cheval et entrava sa monture ; le comte en
« Vous devez avoir quelque bonne idée, et fit autant.
un grand vent ne vous nuira, pas. » — Sommes-nous près du camp? demanda
M. de Linçourt serra la main do Burgh en M. de Linçourt à l'oreille du Trappeur.
lui disant : — A mille pas d'ici doit se trouver un
— Main-de-Fer, vous avez l'esprit'péné- poste, dit Grandmoreau.
trant : vous êtes un homme précieux. — Eh bien! fit le comte, ce poste, il faut
« A l'avenir, je compterai sur vous. » l'enlever et nous présenter à la reine avec
Et, fort de l'avis donné, il se remit en des prisonniers.
route avec Grandmoreau. — Tiens! observa Grandmoreau, c'est
Comme l'Anglais l'avait annoncé, une votre plan! Il est bon!
tempête sèche se déchaînait sur la plaine. « Le tout est de capturer les Indiens.
Le vent soufflait avec rage par un temps « Il faudrait, pour bien réussir, rencontrer
clair ; pas de nuage au ciel. deux cavaliers en vedettes perdues.
Il était deux heures du matin environ. —
Espérons que la chance nous favori-
La route que suivaient les aventuriers sera! dit le comte.
était celle des cariivanes. :j Et tous deux àe mirent à ramper jusqu'à
De nombreux squelettes de chevaux et de '< J ce que Grandmoreau fit halte.
boeufs marquaient la direction de ce chemin à |j —Voyez-vous, lui dit-il, cette espèce de
'
peine indiqué. I perche, à droite de ce buisson, à deux cents
Pendant plus d'une heure, la marche des j pas de nous?-.
52 L'HOMME DE BRONZE

D parlait si bas, que sa voix n'était qu'un 1


tinelles ; Ja prochaine apparition du soleil
souffle. ! leur
1 inspire une certaine sécurité ; l'oeil ap-
— Je vois, répondit le comte en prenant >,pesanti se ferme à demi ; tout papillotte à
j
mille précautions pour éviter le bruit. la vue, qu'obscurcit le battement des pau-
« C'est, il me semble, un arbuste mort et, pières.
par conséquent, dépouillé de ses feuilles. A vingt pas des vedettes, le comte s'ar-
— Vous vous trompez, reprit le Trappeur. rêta.
« Cet arbuste mort, quand on le fixe pen- — Ensemble! murmura-t-il.
dant quelques instants, remue et s'agite ' « Et au cou !
singulièrement à contre-vent. j « Que ces Peaux-Rouges ne poussent pai
« Et puis, je vois une seconde tige. un cri, ou tout est perdu.
« Avançons prudemment. Le comte et Tête-de-Bison déroulèrent
« Le moment d'agir approche. chacun une longue corde qui leur enserrait

Qu'y a-t-il ? demanda le comte. la taille.
« Sont-ce des sentinelles? C'était un lazzo mexicain.
— Oui. Ils maniaient cette arme terrible comme
|
« Ces grandes tiges que nous voyons se i les meilleurs vaqueros des prairies hautes.
j
balancer sont les bois de leurs lances. Ayant pris position, de manière à pouvoir
« Votre connaissance du désert est pré- lancer sûrement leurs lazzos, les trappeurs se
cieuse au delà de toute expression, murmura dressèrent soudain.
le eomte. Les cordes de soie sifflent, et les deux
« Grandmoreau, ces deux Indiens sont à sentinelles indiennes se trouvent otvelop-
nous. pées chacune dans le noeud coulant.
« Préparez votre lazzo. Un choc violent les jette à terre.
« Moi, je me charge de celui de gauche. Elles se débattent en vain. Leurs mouve-
« Vous, prenez celui de droite. . ments ne servent qu'à resserrer le lieu qui
— Bon ! fit le Trappeur. les réunit, lesétreint, les étouffe et comprime
« Si vous êtes aussi adroit que moi, l'af- tous leurs efforts.
faire est faite. j Suffoqués, les deux hommes se relèvent,
— Avançons encore ! fil le comte. !j retombent, se relèvent encore et retombent
Les deux aventuriers se remirent à ram- toujours!
per sous les hautes herbes. Tête-de-Bison et le comte se précipitent.
Marche dangereuse ! En «un clin d'oeil, ils ont désarmé les In-
Ils avaient à craindre les serpents, les diens àipeu près étouffés et mis hors d'état
fauves embusqués, les regards de l'ennemi ; de faire la moindre résistance et de crier.
la moindre imprudence pouvait les perdre. En ce moment, quelques lueurs rougis-
Mais ils avançaient avec une lenteur, une saient le ciel, et Grandmoreau inspecta
sûreté, une souplesse telles, que les senti- l'horizon.
nelles ne distinguaient rien de suspect. — Bon! dit-il.
Le vent soufflait toujours avec violence, « Le tour est fait !
favorisant l'audacieuse attaque des chas- « Monsieur le comte, vous maniez lu lazzo
seurs. ! comme le couteau.
Ces deux vedettes, détachées loin du i « Maintenant, que faisons-nous?
camp, avaient mission surtout de garder les —Vous parlez l'apache purement, n est-ce
chemin. pas? fit le comte,
Elles étaient au moment le plus fatigant t — Comme si j'étais né dans les
montagnes
de la veillée ; le comte avait choisi pour soni r de ces chiens-là! dit le Trappeur.
attaque la demi-heure qui précède l'appari- - ; — Les peintures dout nous avons orné nos
tion de l'aube. ligures sont bien exactement celles des tribus
En ce moment, le sommeil accable les sen-- de la reine?
LA REINE DES APACHES 53

— Oui, monsieur le comte. millier de tentes en peaux de daims, de cerfs


—Eh bien! prenons les manteaux de guerre ou de buffles.
de nos prisonniers ; passons-leur nos blouses j Là dormait encore un peuple guerrier <io
de chasse, jetons-les en travers des chevaux, plus de vingt tribus.
si en avant! Sur un mamelon, au centre de l'immense
« Il s'agit de franchir la ligne des postes. » clairière, s'élevait une sorte de pavillon de
En un instant la transformation fut opérée, fourrures aux vastes proportions.
et les deux aventuriers, à cheval sur les Des trophées conquis sur les ennemis or-
montures des Indiens, déguisés en guerriers naient l'entrée de cette demeure faite toulé
j
apaches, les prisonniers couchés devant eux, j entière de dépouilles d'ours grizlys et do
marchèrent hardiment vers le camp. | jaguars.
Aux clartés de l'aube, les postes crurent C'était l'habitation de la reine.
voir des cavaliers de leur armée rentrant La coutume indienne ne permet pas à un
avec des prisonniers ; partout on fit fête aux guerrier de parer les portes de sa demeure
deux chasseurs. d'autres trophées que ceux qu'il a conquis.
Ils passèrent au trot à travers une triple Et l'on vovait devant, la tente de la reine
ceinture d'avant-postes, salués par des ac- plus de trente chevelures pendant à des
clamations. lances fichées en terre.
Ces lignes franchies, ils se trouvèrent à Scalps et armes avaient été pris de sa
quelques milliers de pas du camp indien. main, en plein combat, sur des ennemis tués
Le comte admira la savante distribution par elle.
des grand'gardes et la bonne assiette du Avec le calme imperturbable qui le carac-
bivac. térisait, le comte dit en souriant à Tête-de-
— Décidément, dit-il, ces Bison :
Apaches se sont
formés à la guerre. — Si vraiment la reine a recueilli ces tro-
\ « Voilà des dispositions excellentes. i phées loyalement, sans supercherie, cette
\ — La reine, fit gravement Tête-de-Bison, ; femme est extraordinaire.
est réellement une femme extraordinaire. j « Je serai enchanté de faire sa connais
« Vous serez étonné, monsieur le comte. ! sance.
— J'espère l'étonner bien « Tudieu ! quel démon !
davantage! dit
M. de Linçourt. — Monsieur le comte, dit lo
Trappeur, la
Et il mit pied à terre. Vierge des Apaches est au-dessus de tout-co

Reprenons nos blouses, dit-il, et redon- que vous pouvez imaginer comme bravoure
nons leurs manteaux aux prisonniers. et comme férocité.
Tête-de-Bison obéit en silence, mais il — Alors nous allons avoir quelque plaisir
n'était pas sans quelque inquiétude. à la forcer aux plus strictes convenances de
Les deux chasseurs reprirent leur costume, la politesse.
remontèrent à cheval et replacèrent les pri- Et M. de Linçourt piqua son cheval.
sonniers devant eux. Tout dormait encore dans le camp.
Ce fut en cet équipage que les deux aventu- Trois guerriers veillaient seuls à la sûreté
riers pénétrèrent dans le campement indien. : de la reine.
Le jour avait enfin succédé à la nuit. Ils se tenaient immobiles à quelques pas
Devant les premiers rayons d'un soleil res- de la tente, ne prêtant qu'une distraite at-
plendissant s'effacèrent les pâles clartés de tention aux premiers bruits de la nature
la lune et le fugitif scintillement des étoiles. qui s'éveille.
Le vent était tombé. Ils comptaient trop sur les postes avancés
Le camp apparut aux yeux des aventu- pour supposer qu'un ennemi pénétrât dans
riers. le camp.
Sur un vaste terrain complètement dénudé Tout à coup le visage de ces guerriers
ae dressaient, dans une bizarre symétrie, un s'anime.
54 L'HOMME DE BRONZE

Leurs nerfs se crispent. — Au fait, dit le vieux chasseur, vous


Leurs yeux grands ouverts, à la pupille <
avez raison. Si nous ne les prévenions pas,
dilatée par l'étonnement, se fixent sur un i rôderaient autour de nous sans oser nous
ils
point. (questionner.
ils viennent d'apercevoir les deux étran- j « Dans une heure, nous serions encore
gers conduisant leurs frères prisonniers. | dans
< la même position.
Immobiles, hébétés, l'étonnement et la j Et il interpella un guerrier. -
— Hoha!
stupeur les paralysent.
Les trappeurs sont à vingt pas d'eux, et « La Couleuvre Jaune!
ils n'ont pas fait un mouvement. « Ici, jeune serpent.
Ils se précipitent enfin. « Ne reconnais-tu pas Tête-de-Bison, qui
Grandmoreau et le comte s'arrêtent. t'a fait grâce de la vie quand lu avais sept
Ils se tiennent sur une prudente défen- ans?
sive. « Tu m'as prouvé ta reconnaissance en
Les Indiens, revenus de leur surprise, ont voulant me scalper il y a cinq ou six lunes;
| toussé un cri d'appel. mais ce n'est.pas une. raison pour le cacher
En un clin d'oeil, les guerriers sortent en derrière les autres.
nasse de leurs tentes, et, en moins de cinq « Avance un peu. »
ninutes, des milliers d'hommes entourent LTndion, jeune homme de dix-sept ans, fit
les trappeurs. dix pas en avant et répondit :
Jamais scène aussi étrange n'avait frappé — Mon
père se trompe.
un oïil d'Apache. « Je n'ai pas cherché à prendre son scalp,
Au milieu d'un bivac, deux Faccs-Pàles à mais seulement à le faire prisonnier.
cheval sur des coursiers pris à des vedettes « Je lui dois la vie.
indiennes. « Je veux me faire quitte avec lui en l'é-
Et ces vedettes prisonnières ! pargnant une fois.
Et les blancs tranquilles, impassibles, « Après quoi... je... le tuerai une autre
semblant ignorer qu'ils excitent au milieu fois.
de cette foule une immense colère. — Bien dit, la Couleuvre!
Tête-de-Bison promène ses yeux de boeuf « Tu siffles bien, mon fils.
ronds et paisibles encore sur la multitude; il « Mais nous réglerons nos comptes plus
commence à comprendre que l'audace du tard; aujourd'hui nous voulons parler à la
comte les environne d'un prestige qui imprime reine. » .
un frein à la fureur des guerriers apaches. Un sachem fit quelques pas en avant et
Le vieux chasseur sourit. prit la parole.
-— Tous ces gens-là croient rêver ! dit-il. Tête-de-Bison l'arrêta d'un geste.
« Ils nous brûleront peut-être; mais ilsi —- Hohao ! sachem, restez à distance.
parleront longtemps de nous. . « Tout vieux que vous êtes, vous avez la
— Grandmoreau, fit M. de Linçourt, jes voix assez forte pour que je vous entende à
vous réponds de tout. dix pas.
Le comte, prêt à faire sauter la cervelle aui « Si l'on avance, les deux captifs sont
premier qui approchera, maintient les plus i morts. »
hardis par son calme et sa fière attitude. Le sachem se le tint pour dit :
Si quelque guerrier s'avance, il fait peser r — Que veulent les Faces-Pâles? deman-
sur lui un regard qui l'éloigné. da-l-il.
Cependant la situation ne peut se prolon- — Rendre les
prisonniers à certaines con-
ger longtemps. ditions? dit le Trappeur.
— Grandmoreau, dit le comte au chasseur, , — Que les guerriers blancs nous disent ce
prévenc. donc les Indiens que nous voulons s qu'ils exigent.
parler à la reine. — C'est à la reine ollo-même; déclara le
LA REINE DES APACHES 55

chasseur, que je désire remettre mes prison- ' La tunique indienne flottante caresse les
niers. fo
formes adorables qu'elle dessine.
Un sourd murmure répondit à cette pré- J Les perles et les topazes en colliers paiont
tention. le sein; les diamants étincellent en agrafes;
Quelques couteaux sortirent de leur gaine, le bracelets d'or ceignent les poignets.
les
Vingt carabines furent armées. Le pied, nu, petit, cambré, chausse les
— Attention ! dit au comte Grandmoreau p.c
pantoufles de fourrure.
qui sentait le danger. La main, délicate, estfiévreusementagitée.
L'attitude des Peaux-Rouges était en effet La reine a promené Un long regard sur
on ne peut plus menaçante. se sujets qui l'entourent.
ses
Soudain tout murmure cesse, toute pa- Elle aperçoit les étrangers.
role meurt sur les lèvres rendues immobiles. Son sourcil olympien se fronce.
Ecartant d'un geste gracieux la peau de Le comte sait que la Vierge des Apaches
jaguar qui ferme sa tente, la reine apparaît ci
entend l'anglais et le parle.
sur le seuil de son rustique palais. Il fait signe à son compagnon.
Etrange femme que cette souveraine, Tous deux sautent à terre, saisissent les
commandant aux vingt tribus restées indé- cl
chevaux par la bride et s'approchent.
pendantes malgré tous les efforts de deux Le comte s'incline devant la reine avec
nations puissantes et civilisées. - u
une élégance suprême et lui dit d'une voix
L;i reine aux cheveux d'argent justifie c
caressante :
son nom : elle est blanche de teint et de che- — Je suis heureux de saluer à l'aube la
veux. Bizarrerie extraordinaire ! elle n'a pas p
plus belle créature qui soit sortie des moins
vingt ans, et sa magnifique chevelure est à Gjçand-Esprit pour régner sur le monde.
du
d'un blanc neigeux qui frappe le regard. « Voyageur, j'ai voulu vous voir, dussé-jc
Rien de choquant dans cette singularité, rpayer mon audace et mon bonheur de ma
Le visiige est rayonnant de jeunesse; le A
vie.
teint a une splendeur qui éblouit. « Je suis un seigneur français.
On dirait une de ces belles tètes souve- « J'erre par le monde.
raines de reines poudrées à frimas, comme « J'ai entendu vanter la Vierge aux che-
on en voyait à l'époque de Louis XV. 1veux d'argent, et je me suis juré de
déposer
Les sourcils et les longs cils soyeux sont ài ses pieds mon tribut d'admiration.
noirs. « Je suis payé de ma témérité en la voyant
Le contraste est saisissant. isupérieure à sa renommée.
Noirs aussi sont les yeux, grands, admi- « Maintenant, qu'elle décide de moi.
rables d'expression, resplendissants d'intelli- « Je ne lui demande que la liberté de mon
gence et de fierté. guide. »
L'éclat dont ils brillent donne au regard Lareine écoutait, bienveillante et flattée...
une force et une puissance infinies. Elle était femme.
Le front droit, taillé à la grecque ; le nez Le comte était un type parfait de noblesse
lin, rose, légèrement aquilin ; la lèvre char- et de perfection masculine.
mante, expressive, souriant avec une grâce '. ! Elle était touchée de sa démarche.
hautaine; l'ovale parfait du visage aristo- !j Plusieurs fois les longs cils de la jeune
cratiquement découpé; l'harmonie des traits i I femme voilèrent les pensées qui se peignaient-
et un port tout royal, sacrent cette vierge 5 dans ses yeux.
reine et lui donnent cette auréole de beauté i Toutefois elle songeait aux prisonniers.
qui fascine et qui assure l'empire de lai —Pourquoi, demanda-t-elle, avoir capturé
femme. mes guerriers?
La. taille est svelte, élancée, souple, déli- — Quand on est déterminé à marcher
cieusement ciselée aux contours de la gorge e ; jusqu'au genou dans le sang pour arriver
et des hanches. " ; ' ;"• - .à vous, dit le comte, on ne se laisse
pas
56 L'HOMME DE BRONZE

arrêter par deux hommes, seraient-ce de « Hier, j'ai châtié l'insolence de cette po-
braves guerriers apaches. p
pulation.
Grandmoreau songeait à part lui que le « Elle voulait forcer le gouverneur à faire
comte déployait une rare adresse. ! marcher
n les soldats contre les Apaches.
lî s'inclina à son tour devant la reine et j « Ce pauvre homme s'y refusait : il disait
dit en apache : 1 que
q les Apaches avaient raison, qu'on avait
— Les guerriers n'ont
pas été maltraités, vviolé la foi jurée.
« Nulle parole d'offense ne les a blessés. « La population a Arouhi mettre cet hon-
« Nous n'avions contre eux aucun fiel. » nête n homme à mort.
Et le Trappeur termina son speech en dé- « Je l'ai protégé et sauvé,
barrassant prestement les prisonniers de «r Sachant qu'aujourd'hui je devais venir
leurs liens, et en déposant humblement leurs a camp, le gouverneur
au m'a prié de déposer
armes aux pieds de la reine. = s hommages aux pieds de Votre Majesté et
ses
Celle-ci eut un gracieux sourire. c lui dire qu'il comprenait
de sa haine.
Tête-de-Bison venait évidemment de ga- « Pour lui, impuissant, il implore votre
çner la partie. t
clémence.
Elle regarda le Trappeur avec bienveil- « Jlaccomplis un acte de courtoisie envers
lance et lui dit : « malheureux.
ce
— Mon père a failli périr un jour sur le « Il serait «u-dessous de ma dignité d'être
I{
poteau de-la torture. ] parlementaire
le de personne. »
« Mais le Grand-Esprit l'a protégé par un La situation, ainsi présentée, changeait
prodige céleste. (complètement d'aspect.
« Aujourd'hui Tête-de-Bison revient parmi La reine sembla hésiter un instant.
nous accompagné d'un voyageur aux bonnes Elle regarda fièrement le comte, parut
intentions duquel je veux croire. prendre une décision et dit au Trappeur :
« Son oeil semble loyal. —• Tête-de-Bison, tu vas répéter à mon
« Mais je ne conseille ni à ce voyageur ni peuple les paroles que tu viens d'entendre.
au Trappeur de tenter le sort une fois encore. Le vieux Trappeur traduisit à haute voix
« Je hais les Visages-Pâles. le discours du comte et y ajouta des phrases

Majesté, dit le comte, il ne faut pas con- de son cru propres àbien disposer les Apaches.
fondre ceux de ma nation avec les Mexicains. !! 11 promit beaucoup d'or.
« Je suis Français. Et aussitôt la convoitise des sauvages s'al-
j
« Je sais que la reine a des sujets de colère luma.
contre les gens d'Austin. La reine vit ces dispositions, qu'elle ap-
« Vraiment ces blancs sont déloyaux et prouvait sans doute.
perfides. Elle dit au comte :
« Je serais, comme la Vierge aux cheveux — Je veux en finir avec cette ville d'Aus-
d'argent, très-irrité contre ces lâches coyot- tin, et si le conseil des sachems y consent,
tes, si je régnais sur les Apaches. je traiterai.
« Toutefois j'ose prévenir Sa Majesté que « Connaissez-vous les conditions auxquelles
la ville est terrifiée. se soumettrait le gouverneur?
« Elle offre de payer tout ce que l'on exi- j — Reine, il m'a supplié, dit lé comte, au
géra d'elle. cas où vous lui seriez favorable, de vous
« Elle est prête à subir la paix. » faire des offres.
La reine eut un regard étincelant et de- — Les sachems vont les entendre, répon-
manda d'une voix altérée : dit-elle.
— Vous venez donc en parlementaires ? L'affaire prenait la tournure la plus favo-
. -^ Moi ! fit le comte. rable.
« Moi, l'envoyé de ces gens! Le conseil des sachems s'assembla sur le
« Reine, vous m'offensez. . champ autour de la reine.
LA REINE DES APACHES 57

Le sacKemse prépaie a.tirer.

Le comte assista à cette étrange cérémo- de ceux que. les Indiens appellent des vao-
nie. cados.
Les femmes qui servaient la Vierge aux «R,arrive souvent qu'un moutard de la
cheveux d'argent étalèrent des fourrures tribu rend un service inattendu, vu son jeune
...........
splohdides sur une sorte de banc de gazon. âge. .;^
La reine s'assit et fit un signe. « Par exemple, il s'éveille après un cau-
Les chefs de tribus et les vieux guerriers chemar ; il'pleure,' il crié..
admis au conseil prirent place en cercle, au- « Il a rêvé que. l'ennemi menaçait le
tour de la souveraine. wigwam.
Ils étaient au nombre de soixante-trois. « Pour lui, ce songe est une réalité.
Parmi eux, un enfant de cinq ans. « Le père, qui croit aux pressentiments et
Le comte étonné demanda au vieux Trap- qui est superstitieux, prend ses armes et fait
peur à voix basse : patrouille avec quelques autres.
— ce bambin au milieu de ces « On découvre une embuscade par hasard.
Pourquoi
vieillards? « L'enfant est réputé dès lors vaocado.
« Va-t-il donner son avis? » — Et cela veut dire?
Tête-de-Bison secoua la tête d'un air grave — Prophète.
et dit au comte : « On l'entoure de soins.
— Je crains « Il siège au conseil.
plus ce petit bonhomme que
le plus rusé des sachems. « Il se croit de l'importance.
—- Parce que?... « Voyez la gravité de celui-ci.
— Monsieur le — Le voilà assis ! dit le comte.
comte, cet enfant est un
L'HOMME DE BHONZE.— 23 LA REINE DESAPACHES.— 8
58 L'HOMME DE BRONZE

« On le dirait coulé en bronze; il garde les Apaches, et de plus flatteur pour la tribu
une impassibilité de statue. que des cadeaux offerts à son fétiche.
— Eh bien! si dans ce
petit cerveau il en- Le don de la montre produisit donc un
trait cette idée, qu'il faut vous chasser sans excellent effet.
traiter, rien au monde ne pourrait détermi- Les guerriers se redirent les uns aux
ner la tribu à prendre une décision favo- autres :
rable, — Les
étrangers sont généreux.
— Mon cher, dit tout à coup le comte, « Ils ont donné une médecine-instrument '
vous avez une montre d'argent. au vaocado.
«<Y tenez-vous beaucoup? « L'enfant a un maître de F heure.
— C'est une bonne fille, ma montre, dit Et toutes ces natures naïves s'extasiaient
le Trappeur. sur la splendeur du cadeau.
« Elle est fidèle. Quant au vaocado, il devait éprouver une
« Jamais elle ne varie, et je puis m'y fier. émotion extrême.
« J'imagine que pour quarante dollars on On le voyait pâlir sous la couleur de
aurait mieux, pourtant. brique de son teint.
— Probablement. Toutefois il ne bronchait pas.
— Alors, vieux Trappeur, croyez-moi. Le conseil commença à délibérer.
« Tachez de trouver la mère de ce petit C'était un spectacle imposant, solennel
drôle. même.
« Donnez-lui la montre et dites-lui de l'of- Lii tribu en armes était rangée en un cercle
frir à l'enfant de notre part. immense.
« J'imagine que ce vaocado, comme vous Le soleil étincelant faisait ressortir les
dites, sera enchanté. couleurs pittoresques, et le tableau s'animait
— L'idée est bonne. des resplendissements de la lumière.
« Monsieur le comte, Dieu me damne si La foule mouvante, ondulante, s'étendait
vous n'êtes pas le plus fin de tous ceux que au loin.
je connais ! Graves et calmes, les sachems allaient déci-
« La mère est cette jeune femme qui se der des destins de la peuplade.
tient,derrière l'enfant. Commo toujours, le calumet sacré fut al-
« Elle est assez fière d'avoir donné le jour lumé.
à un vaocado pour qu'on la reconnaisse à Un guerrier, blessé et hors d'état de pren-
son altitude. dre part à un combat, présentait à tour de
— Allez vers elle, alors, allez, vieux Trap- rôle à chaque sachem la pipe allumée.
peur ! Le chef aspirait la fumée et. la lançait vers
Et le comte se mit à regarder avec in- l'Orient.
térêt les cérémonies qui préludaient à la dé- Le calumet lit ainsi le tour de l'assemblée.
libération des sachems. La reine dut, comme tous les guerriers,
Quelques minutes plus tard, on voyait la aspirer le tabac sacré.
mère du vaocado passer au cou de son enfant Le comte en éprouva une sorte de désen-
la montre de Tête-de-Bison, et murmurer chantement.
quelques mots à l'oreille de l'enfant. 11 eut une crispation de lèvres dédaigneuse
Celui-ci ne sortit pas de son impassibilité, et il poussa du coude le vieux Trappeur.
mais son oeil'étinccla. — Avez-vous vu? dit-il.
M. de Linçourt jugea qu'il était gagné. « Elle fume !
Faire un présent au vaocado d'une tribu
n'est pas chose qui choque les Indiens. 1. Les Indiens appliquent le mot médecine à tout ce
Tout au contraire. qui leur «pavaitextraordinaire; une montre leur inspire
un sentiment de curiosité superstitieuse; ils ne peuvent
Le vaocado étant réputé le bon génie se rendre compte de la façon dont les aiguilles mai'cber.t
d'une peuplade, rien de plus naturel, selon et dont le tic-tac se produit.
LA REINE DES APACHES 59

a 'C'est révoltant. » l'ennemi ; dans le front, haut, mais fuyant,


1'
Tête-de-Bison n'avait pas de préjugé, et il u signe d'intelligence
un audacieuse ; dans les
dit simplement : nnarines, mobiles, dilatables, un indice de
— C'est l'usage. ccourage et de violence.
— N'importe ! fit le comte. Le corps, moulé comme un bronze antique
« Décidément, c'est une femme sauvage, dd'Apollon, était la perfection de la forme
cl, toute reine qu'elle est, elle figurerait bien B
masculine. !
dans une foire. » Svelte, fin de taille, gracieux d'épaules, ,
Cette impression du comte devait entrai- c
correct comme buste, d'un galbe pur
ncr de graves incidents plus tard; la reine, c
comme bras et comme jambes, évidemment
pour laquelle il avait éprouvé un sentiment c
doué d'une musculature puissante quoique
d'enthousiasme, se dépoétisait à ses yeux. ttrès-harmonieux, cet admirable corps laissait
Et cependant elle était toujours l'adorable c
cette impression, que l'Indien devait être
femme dont le prestige, s'imposant à ces <
d'une force et d'une adresse prodigieuses.
hordes féroces et sanguinaires, les avait Ce magnifique spécimen de la race rouge
courbées devant elle. ;
avait plus de sept pieds.
La discussion fut ouverte. La taille de Tomaho.
La reine fit un signe. Mais rien de massif.
Un crieur public, sorte de clairon à voix Le comte l'admira quand, debout, l'oeil
humaine, lança l'appel du silence aux quatre <
chargé d'éclairs, il prit la parole.
coins dcl'horizon, et la foule se tut comme par — Qui donc ce
magnifique guerrier ? de-
enchantement. manda-t-il au Trappeur.
Le calme fut si parfait, que l'on entendit — C'est l'Aigle-Bleu,
répondit Grandmo-
les battements d'ailes d'un condor qui passa reau ; le frère de la reine.
au-dessus du camp, se dirigeant de l'est à « Un rude homme !
l'ouest. « S'il luttait contre Tomaho, je parierais
Un magicien signala la direction du vol contre notre ami. »
et annonça : L'Aigle-Bleu fit peser sur le comte un re-
— Les présages sont favorables ! gard haineux, puis il dit d'une voix haute et
Aussitôt la délibération commença. sonore :
chacun donna son — Je vois la reine bien disposée
Gravement, lentement, pour les
avis, et tous les sachems, sauf un, furent blancs.
d'accord pour traiter. « Je vois le conseil favorable à un traité.
Le vaocado, consulté, donna son appro- « Seul, je ne puis m'opposcr à ce que
bation avec une évidente bienveillance. le pacte soit conclu.
Le regard de l'enfant s'abaissa sur sa « Mais je déclare ici que j'aimerais mieux
montre, puis glissa vers les étrangers avec me percer d'une flèche, quitter les terres de
un sourire ; mais il reprit aussitôt son im- chasse de l'Apacheria, rejoindre mes pères
mobilité. dans les vastes territoires qu'après la mort le
Seul, nous l'avons dit, un chef ne fut pas Grand-Esprit réserve aux braves ; je préfé-
pour le traité. rerais me tuer devant l'assemblée que de
11 se leva. jurer la paix avec ce blanc qui est là devant
C'était un type admirable de beauté sau- vous, que je hais et dont j'aurai le scalp.
vage et imposante. « J'ai dit.
Jeune, admirablement fait, il avait ce pro- « Que mes frères décident.
fil aquilin d'oiseau de proie, féroce et noble, H S'ils me refusent la liberté de combattre
lui domine et fascine. cet étranger, je me frappe et j'ensanglante lo
Il y avait dans l'oeil une fierté indomp- sol.
table; dans la bouche, aux lèvres minces et « Traitez ; jamais je n'étendrai là main
sanglantes, des menaces de torture pour > pour conclure la paix.
60 L'HOMME DE BRONZE

« Je respecterai vos décisions. ]Elle fut unanimement approuvée.


« Mes guerriers n'épouseront pas ma ]
Les Indiens étaient-ils donc pour le comto
cause ; le blanc n'aura que moi pour ennemi, coi
contre l'Aigle-Bleu?
« Je n'engage que ma personne danslalutte. Loin de là.
« C'est tout ce que je demande. » Ils voyaient d'une part un traité avanta-
Cette déclaration énergique causa une ge
geux conclu, un tribut perçu, une expédition
vive impression. tei
terminée heureusement.
°
La reine parut profondément froissée ; les D'autre part, ils jugeaient tous que
guerriers étaient inquiets de cette résolution VA
l'Aigle-Bleu allait tuer le Visage-Pâle.
de l'Aigle-Bleu. Et ils étaient ravis.
Tous les regards se tournèrent vers le Ils échangèrent des regards significatifs.
comte qui, instruit par Grandmoreau du La reine seule semblait mécontente.
sens de ce discours, fit un pas en avant : Mais pouvait-elle, contre son frère, prendre
— L'Aigle-Bleu parle-t-il l'espagnol? de- \ parti
pa pour l'étranger?
manda-t-il. j Elle regarda longuement le comte, parut
— Oui, dit le sachem en espagnol. le juger perdu, poussa un soupir de regret l
« J'ai appris la langue des chiens de qi fut remarqué de tous et dit :
qui
Visages-Pâles et je saisis le sens de leurs — Mon frère l'Aigle-Bleu aurait dû no
aboiements. p; provoquer l'étranger.
pas
— Sachem, dit le comte, mépriser ses « Le défi est lancé.
ennemis est d'un sot. « Il est accepté.
« Après le traité, dans un combat devant « Je le regrette.
toute la tribu, je vous apprendrai à m'es- « Mais mon frère a blessé mon coeur, car
timer. il a offensé inutilement un hôte avec lequel
— Je ne t'estimerai
que mort ! dit le sa- h tribu était en voie d'amitié (expression
la
chem d'un ton superbe. u
usitée chez les Indiens).
— Je vivrai et je vous aurai vaincu ! dit le « Le combat est inévitable.
comte avec une assurance hautaine. « Il aura lieu.
Et à Grandmoreau : « Cependant, je le répète, je juge que
— Dites aux sachems qu'ils ne se préoc- l'Aigle-Bleu a précipitamment
1' agi en n'é-
cupent en rien de cette querelle. c
coutant que les conseils de la haine. »
« Je me battrai, le traité conclu, avec Le sachem tressaillit à ce reproche.
l'Aigle-Bleu. Il vint s'incliner devant la reine, baisa
« Vaincu et mort, le pacte n'en sera pas a
avec respect le manteau de la jeune femme,
moins valable. eet, se relevant, il dit tristement :
« Vainqueur, la tribu ne pourra rien me — Je croyais connaître ma soeur.
reprocher. « Je ne pensais point l'offenser.
« Je suis provoqué. » « Il y a deux visages dans cette question
Le Trappeur murmura : ({deux faces, expression indienne).
— Monsieur le comte, l'adversaire est un « D'une part, le traité.
terrible jouteur. « Je ne l'empêche pas d'être conclu.
— Tête-de-Bison, mon ami, dit le comte, « Mais il y a, d'autre part, l'affront subi
accoutumez-vous à m'obéir sans observa- parla tribu, et je veux du sang pour le laver.
tion, j « Deux de nos guerriers ont été garrottés
« Une autre fois, pour une réflexion aussi ' par le Visage-Pâle.
impertinente que celle-là, je vous casserai la « C'est une surprise.
tête. « C'est aussi une honte.
« Parlez à ces gens. » « Les Apaches peuvent-ils souffrir qu'or
Le Trappeur traduisit la déclaration du i ] se vante de les prendre au piège comn.c des
comte. 1; daims sans finesse ?
LA REINE DES APACHES 61

« L'homme qui a tendu l'embuscade Tête-de-Bison, qui ne doutait point qu'elle


mourra, et ce sera bien. ] fût très-contrariée
ne de ce duel, admirait
« Le traité sera conclu, et ce sera bien s
son calme ; toutefois il remarqua qu'elle
encore. <
était fort pâle et que les traits de son visage
! contractaient
se
« J'aurais tué plus tard ce Visage-Pâle ; il chaque fois que son regard
veut la mort aujourd'hui. '•
s'arrêtait sur l'Aigle-Bleu.
« R l'aura. » — Est-ce se demandait
que, décidément, '
La tribu entière approuva cette déclara- J Trappeur, la Vierge
le serait amoureuse du
lion. comte ?
La reine voila son regard et fit un signe Puis souriant à cette pensée :
— Ce serait drôle ! se disait-il.
de joie de son
qui comprima l'explosion
peuple. Et il songeait à part lui :
j
Il se fit un silence. — J'ai idée que le chef aime Rosée-du-
Bas à l'oreille du comte, le Trappeur dit Matin ; je vois des nuages à l'horizon.
en souriant : « Gare à l'orage !
— Entre nous, monsieur le comte, je« Si le comte tue ce Peau-Rouge, la si-
crois que la Vierge en tient pour vous. tuation va se compliquer. » '
— Tant pis pour elle ! dit sèchement le Puis une question se posait.
:omte. — Le comte sera-t-il
vainqueur?
« Mais je vais donner à ce bellâtre in- Le Trappeur en doutait.
dien une rude leçon. » — Cela, pensait-il,
dépendra de l'arme et
Cependant la reine fit un second signe et des conditions.
dit : Mais c'était un homme avisé que Tête-de-
— Que l'étranger s'avance. Bison ; il prit ses précautions.
« Qu'il fasse ses offres au nom des Vi- — Monsieur le comte, demandait-il, me
sages-Pâles. » permettrait-il un conseil ?
Le comte entra dans le cercle des sachems — Deux, si bon te semble ! dit M. de Lin-
avec le Trappeur et il posa ses conditions. court.
Comme tout se réduisait à une question — Je désirerai savoir d'abord
quelle arme
d'argent, comme les intérêts des gens d'Aus- vous choisissez, dit le Trappeur.
tin n'étaient — Quelle est celle
pas précisément ce à quoi le qui sourirait le mieux
comte tenait le plus, l'accord fut prompte- à ce Peau-Rouge ?
ment conclu. — Le couteau et le tomahawk, à
coup sûr!
Du reste, les Indiens étaient talonnés par « Mais il voudra combattre à cheval.
une vive curiosité. — Alors, c'est
parfait !
Le prochain combat était pour eux un — Monsieur le comte !...
sujet d'irrésistible attraction. — Qu'as-tu?
On expédia les formalités du traité aussi — Le couteau et le tomahawk me vont...
vite que le permit la gravité indienne. pour vous !
Le pacte fait, juré, garanti, il se fit un si- « Vous les maniez de main de maître ; je
lence solennel. suis payé pour le savoir.
L'heure de la lutte avait sonné. « Mais...
— Mais tu
penses que le duel à cheval me
serait défavorable?
CHAPITRE VII — Peut-être...
COMMENTLE COMTECLOUA L'AIGLE-BLEU
SURSON « Ces sauvages sont étonnants sur leurs
CHEVAL mustangs; eux et la bête ne font qu'un.
— Veux-tu
que je te dise mon idée,
La reine conservait toute la dignité vieux Trappeur?
que
lui commandait son — Vous m'honorerez,
rang. monsieur le comte.
L'HOMME DE BRONZE

— Eh bien ! si un que fasse l'Aigle-Bleu avait eu un mouvement de lèvres qui déce-


avec sa monture, il fera plus un encore lait la certitude du triomphe.
quand nous aurons combattu. Son oeil resplendit.
Et, sur cette prophétie énigmatique, le La victoire était à lui.
comte leva la main. Jamais personne n'avait manié le poignard
Il réclamait le silence. et ïa hache comme lui.
On écouta. Le sourire de l'Indien n'avait pas échappé
— Trappeur, dit le comte, déclarez mes à M. de Linçourt.
intentions à ces gens-là. — dit-il, annoncez donc à ce
Trappeur,
Et, cédant la parole à son compagnon, les Peau-Rouge que nous serons à cheval.
bras croisés, indifférent aux regards tristes « Je veux lui faire la part belle. »
de la reine, il attendit, dominant la foule L'Aigle-Bleu intervint.

par sa fierté provoquante. Puisque, dit-il, je comprends les vi-
Tête-de-Bison prit la parole. sages-Pàles quand ils aboient eu espagnol,
— Mes frères, dit-il, le traité nous fait pourquoi mon ennemi a-l-il recours à cette
amis devant le Vacondah (Dieu). vieille Tèle-de-Bison pour me faire con-
—' Aoch! firent les sauvages. naître ses pensées?
« C'est vrai ! » Le comte haussa les épaules.
Mais plusieurs lui crièrent : La reine pâlit de colère contre son frère
— Cependant il doit y avoir combat cuire et lui dit menaçante :
— Je consens au combat!
l'Aigle et l'étranger.
— Ce qui est dit est dit! reprit le « Je ne m'oppose pas à ce que l'Aigle-
Trap-
peur. Bleu tue l'étranger.
« Mais je rappelle à mes frères que mon « Mais ce Visage-Pâle est brave 1
chef, s'il est vainqueur-, se retirera librement. « Toute la tribu le voit.
« C'est juré. <( L'appeler chien est une offense.
— Aoch! c'est juré! cria la foule. « C'est un jaguar.
— Reste à déterminer la façon dont le « 11 est de noble sang.
combat aura lieu. « Qui peut dire le contraire?
« Le chef blanc sait que l'Indien aime à I « L'injure est la ressource des vieilles
manier le couteau et le tomahawk. femmes !
« Il propose le couteau et le tomahawk. » « Je déclare, moi, que nul n'aurait montré
Les Indiens parurent surpris et enchan- plus d'audace que lui !
tés. « Je déclare qu'il y aura pour sa mort des
L'imprudent étranger ignorait donc que chants de gloire ! »
ces deux armes, dans les mains d'un Indien Puis avec une sorte d'emportement :
des prairies, sont des outils familiers, qu'il — Je les chanterai, moi !
manie avec une incroyable dextérité. La Vierge avait parlé avec une animation
Il ne savait donc pas que le couteau et le extrême ; le courage/du comto avait frappé
( tomahawk sont au Peau-Rouge ce que le croc les guerriers.
. est au chien, la défense au sanglier, le cro- Ils approuvèrent la reine.
chet à la vipère, la griffe au lion, la serre au — En vérité, dit un sachem, le blanc mé-
vautour ! rite d'être traité en homme.
La reine, qui écoutait attentivement, tres- « Qu'il en soit ainsi ! »
saillit; toutefois elle se contint. L'Aigle-Bleu "voila un regard haineux et
Muette, partagée sans doute entre deux détourna la tête; mais le comte, allant droit
sentiments contraires, elle laissait s'accom- à lui, le toucha du doigt.
plir des événements contre lesquels elle se L'Indien tressaillit.
sentait impuissante. Les yeux des deux adversaires lancèrent la
L'Aig/e-Rleu, à la déclaration du Trappeur, flamme et M. de Linçourt dit avec dédain :
LA REINE DES APACHES 63

— Je choisis toujours l'arme favorite de te


teint de cuivré ne s'était mieux incarnée que
mon ennemi. di
dans l'Aigle-Bleu.
« Nous allons donc nous battre au couteau Et la lutte allait se dérouler au milieu
et au tomahawk. d
d'un site grandiose.
« Mais si vous le voulez bien, le combat Un cercle de roches disposées en gradins
aura lieu à cheval. fc
formait comme une arène immense.
« Je tiens à vous frapper, sachem, en La tribu couvrait pittoresquement ces
vous donnant tous vos avantages : vous con- j blocs b de granit gigantesques.
serverez votre arc et votre lance si bon vous i Elle s'étendait, par le nord, de l'est à
semble. » l'ouest.
1'
L'Aigle-Bleu fixa son regard sur celui du Au sud, un mur naturel, surplombant et
comte. d teinte nacrée, fermait la scène.
de
11 cherchait à deviner pourquoi on lui pro- On l'appelait le Miroir-de-Diamant.
posait ce duel à cheval. C'est à ses pieds qu'allaient s'attaquer les
11 était étonné. d
deux adversaires.
Il comprenait que le comte agissait sciem- Par une disposition singulière du sol, le
ment, t
théâtre même du duel était séparé de l'hé-
Toutefois il n'hésita pas à accepter. rmicycle occupé par les spectateurs.
Il sentait quelle supériorité d'armement le L'endroit où les deux adversaires allaient
comte lui accordait; sa certitude de vaincre s battre était un petit plateau
se surélevé et
s'en accroissait. i
formant au pied du mur une assise longue
Mais il ne voulut pas paraître profiter des t cent mètres, large de vingt à peine.
de
concessions de son ennemi. Entre les deux adversaires et la tribu s'é-
— Je ne veux pas de faveurs do toi ! i tendait, ( un ravin profond et dont les talus
dit-il. ss'escarpaient en précipices.
« Prends arcs, flèches et lances, si cela te Il semblait que ces abîmes appelassent le
plaît. 'vaincu.
« Si tu ne le fais pas, c'est que tu ne sais Sur le fond blanc du mur, les silhouettes
pas l'en servir. . ,des combattants devaient se profiler nette-
<(Tant pis pour toi ! » i
ment en noir.
Et avec un geste joyeux il demanda aux L'espace leur était mesuré.
siens son cheval et ses armes. Au tableau qui allait émouvoir la tribu,
On amena les chevaux aux combattants. les sachems avaient donné un cadre mer-
veilleux.
Le terrain de combat avait été désigné par Cependant les Apaches, échelonnés sur les
les chefs de tribu présents. roches, attendent anxieusement le signal.
C'était une espèce de cirque naturel.
Le sol, plat, herbeux etlégèrement humide, La reine, entourée des principaux chefs,
pouvait se comparer à celui d'un manège. a pris place au centre du cirque.
Une succession de mamelons contour- Tètc-de-Bison, seul, grave, silencieux, s'est
naient ce cirque, et formaient des gradins \ hissé sur un rocher, où il se tient debout et
où prirent place d'innombrables spectateurs. immobile.
Le combat qui allait avoir lieu empruntait t Le Trappeur paraît inquiet.
déjà une certaine grandeur au caractère des > Mais pourquoi ce vague sourire errant de-
combattants ; on eût dit que tous deux per- puis un quart d'heure sur son visage ordi-
sonnifiaient leur race. nairement sévère et dur ?
Jamais l'Europe n'était apparue plus noble î Avant de grimper sur son rocher, Grande
fit plus intelligente aux yeux des Indiens que 3 moreau a examiné avec un soin minutieux
<i»i)sla personne du comte. les amorces de son rifle.
Jamais la sauvage beauté des tribus aul Maintenant il caresse la crosse de son
64 L'HOMME DE BRONZE

arme dont la bretelle repose à peine sur son L'Aigle-Bleu se tient prêt à arrêter son
- <
épaule gauche. coursier, pour viser et tirer quand il se ju-
lies deux combattants sont conduits vers jgera assez rapproché.
l'arène. Tête-de-Bison se demande comment le
Ils passent devant la Vierge aux cheveux <
comte a pu s'aventurer dans une lutte où i!
d'argent. se trouve, en quelque sorte, à la merci de son
Le comte a changé d'attitude. adversaire.
Un peu railleur jusqu'ici, il s'est laissé Que le sauvage choisisse bien son, temps,
émouvoir par l'intérêt que la reine lui tire avec sang-froid, et c'en est fait!
porte ; le généreux élan de la jeune femme Le comte est droit sur ses étriers, il suit
l'a touché. le bord du ravin.
H arrête son cheval devant elle et la salue Près de lui, le précipice.
avec une grâce chevaleresque. L'Indien, au contraire, est presque collé au
Elle voile ses grands yeux de ses longs mur.
cils ; son sein oppressé palpite ; mais elle R ne veut pas commettre cette faute de
reste silencieuse. laisser, entre lui et le roc, le passage libre;
L'Aigle-Bleu s'incline à son tour.. il se sent plus sûr à distance du ravin.
Les deux adversaires s'éloignent en sens Les deux adversaires avancent toujours à
inverse, conduits chacun par un sachem; ils l'allure lente.,
pénétrent sur le tertre chacun par un côté Cinquante pas au plus les séparent. : '
opposé, et ils apparaissent prêts à la lutte. L'Aigle-Bleu, s'il sait profiter de l'instant
Le silence est solennel. propice, doit choisir celui-là pour envoyer
Chacun retient sa respiration. sa flèche.
Pas un souffle humain dans l'air 1 Le comte de Linçourt ne fait aucune dé- '
La haute stature de l'Indien donne à la monstration hostile.
tribu une foi absolue dans le triomphe de Il semble indifférent, pour ceux qui le
son champion. voient à distance.
Monté sur un mustang plein de feu, cava- Toutefois pas un des mouvements de l'In-
lier superbe, l'Aigle-Bleu le maintient avec dien ne lui échappe.
une science consommée. Ses yeux fixes et grands ouverts rayonnent
Le comte monte le cheval qui l'a amené sous le soleil.
jusqu'au camp. Une flamme magnétique semble s'échap-
C'est une assez jolie bête, une des meil- per de ses prunelles noires et dilatées.
leures que M. de Linçourt ait pu se procurer Il s'aperçoit que l'Aigle-Bleu suspend la
dans Austim ; mais elle est très-inférieure à marche de son mustang.
celle du sachem. Et prompt comme la pensée, le comte en-
Tout est désavantage pour le comte. fonce ses éperons dans le ventre de sa mon-
Le sachem a saisi son arc et une flèche ture, l'enlève et la lance en avant.
dans son carquois. Il part!
Il se prépare à tirer. . C'est un éclair qui passe.
Le comte tient d'une main son tomahawk, Le sachem a tiré...
sorte de hachette légère, arme de jet qui se La flèche se perd dans l'espace...
lance et qui tranche. Une voix grave crie :
Les deux adversaires s'avancent lentement, — Bravo !
C'est celle du Trappeur.
guidant leurs chevaux par la pression des
Un long murmure de désappointement s'é-
genoux.
Le comte n'a pour se couvrir des flèches : lève.
La tribu s'étonne et s'indigne,
qu'un pan de ceinture roulé autour de son i
bras à plusieurs que le fer ne s Pour la première fois de sa vie, l'Aigle-
épaisseurs,
saurait pénétrer. Bleu a manqué son but.
LA REINE DES APACHES

Grandmoreau abattit d'une balle un héron au vol.

Mais le comte, qui a dépassé son ennemi en Les deux combattants se croisent ; leurs ge-
l'abîme, arrête son noux se touchent ; l'Aigle-Rleu étend le bras.
longeant audacieusement
slieval et le fait volter avec une habileté La pointe de la lance ne rencontre que le
inouïe. vide, et l'Indien passe, emporté rapidement
A peine le sachem se retourne-t-il pour par son coursien.
faire face; que le tomahawk du comte siffle Le comte, par une manoeuvre habile, a
dans l'air et que le carquois de son adversaire évité le coup qui devait lui traverser la poi-
tombe et roule dans le ravin. trine *,de son bras gauche, il a paré avec une
La hache a coupé la banderolle qui le re- sûreté qui étonne les Indiens, mais qui ne
tenait. surprend pas Grandmoreau.
L'Aigle-Bleu a perdu ses flèches. La lance, arme longue, peu sûre, est tour
Le Trappeur salue ce coup superbe par un jours facilement détournée par qui sait ap-
sec que l'escrime
rire retentissant. pliquer sur la hampe ce coup
La tribu garde un morne silence. enseigne dans l'étude des parades contre
Mais l'Aigle-Bleu s'exalte et la colère le cette arme.
pousse en avant au galop. La stupéfaction de la tribu est profonde.
Le comte reste en place, mais cette fois Pas un mot dans la foule.
serré au mur. Dans tous les regards, l'étonnement et la
Son adversaire a la lance au poing. honte.
Le Peau-Rouge arrive à fond de train. Et, descendant du haut du roc sur la tribu,
Le poignard de M. de Linçourt n'est pas les notes stridentes du rire provoquant du
encore sorti de sa gaine. Trappeur.
L'HOMMEDE BUONZE.— 24 LA REINE DÉS APACHES.— 9
66 L'HOMME DE BRONZE

L'Aigle-Rleu s'exalte. C'est un Centaure lié à sa monture, no


Par trois fois il charge. faisant qu'un avec elle.
Par trois fois, l'Européen déconcerte les R a des élans de colère sauvage qui sou-
tentatives de l'Indien. lèvent des exclamations admiratives dans la
L'Aigle-Bleu écume de rage. tribu.
Avec l'aveuglement d'une fureur à son pa- Mais le comte a une science d'écuyer su-
roxysme, il exécute une quatrième tentative périeure à toutes les habiletés de son en-
avec un emportement inouï, nemi ; il échappe toujours aux attaques.
Cette fois, M, de Linçourt veut en finir Il ne riposte pas.
avec ces attaques qu'il juge ridicules. Paraissant chercher une occasion favora-
Il prend ses mesures et s'affermit sur ses ble, il se maintient hors de portée du m'as
étriers, de l'Aigle-Bleu, sans toutefois s'éloigner ja-
La rage fait commettre des maladresses mais de plus de dix longueurs dp cheval.
àl'Indien ; il lance son coup avec upe violence Tout à coup la monture du comte s'im-
insensée. mobilise sur ses jarrets tremblants, à cinq
La pointé effleure le bras du comte ; l'é-, pas de l'Indien.
toffe seule est déchirée. Un cri de surprise s'élève.
Mais le comte a saisi l'arme, l'a d'un coup Le comte a levé le bras.
sec arrachée des mains du sachent et celui- Un éclair brille.
ci manque d'être désarçonné. Un trait de foudro étincelant semble s'é-
Le Peau-Rougo pousse un rugissement de chapper de la main du comte.
cpjere. Le Poau-Rougo est cloué par la cuisse
L'écho lui répond par le rire goguemard gauche au corps de son cheval.
du Trappeur. Lancé avec une extrême violence et une
Tète-de-Bison est dans un inexprimable incroyable adresse, le poignard du comte a
ravissement. traversé les chairs et a pénétré profondé-
Les Apaches sont consternés. Ils voient ment dans les flancs de l'animal hennissant
M. de Linçourt jeter avec un geste de mé- de douleur.
pris la lance au loin. Le cheval se cabre, manque des deux pieds
L'Aigle-Bleu pousse des cris de fauve qui de derrière et s'abat.
font trembler les rocs, et il brandit son couteau. Le sachem est engagé sous sa monture.
En cette arme, il a toute confiance. Celle Il a laissé tomber son arme.
fois, il vaincra. Il est vaincu.
M. de Linçourt s'est enfin décidé à dé- Un silence lugubre accueille la victoire de
gainer. l'étranger.
En écuyer consommé, il fait voltiger son Quelques sons rauques et saccadés, assez
cheval sur le sol de l'arène. semblables à ceux que rendrait une grosse
Il exécute des sauts et des voltes que les crécelle aux dents usées, inquiètent l'écho.
Apaches admirent malgré eux. C'est Tête-de-Rison qui vient de rire en-
Sur l'arène étroite, les adversaires se lan- core une fois et qui est enroué, tant il a mis
cent l'un contre l'autre, s'évitent et se peu de mesure dans les éclats de son hila-
poursuivent. rité.
Ces courses folles, avec l'abîme béant sous La tribu s'attend à ce que le comte achève
leurs pieds, ont quelque chose de vertigi- son ennemi.
neux. Mais M. de Linçourt abandonne le blessé et
Le comte est sûr de lui. s'avance au galop au-devant de la reine qui
Oc dirait qu'il joute dans un carrousel. accourt.
L'Aigle-Bleu est splendide dans les déve- — A cause de vous, dit-il, votre frère gar-
loppements de galop de ses chasses, lorsqu'il dera son scalp et je ne lui donnerai point le
fait bondir son ardent coursier. dernier coup.
LA REINE DES APACHES 61

La reine remercie d'un geste et se préci- I — Cet animal a voulu me scalper, et je ne

pite vers son frère. j vois pas pourquoi je lui sauverais la vie.
En un instant, l'Indien fut entouré par les — Bah! insista lé comte.
siens. « Il vous revaudra cela un jour.
On le dégagea. « D'ailleurs, je vous en prie... »
Avec un courage vraiment extraordinaire, Et désignant du regard la soeur du blessé :
le blessé résistait à la douleur. — Ainsi
que la reine, ajoula-t-il.
Il arracha lui-même l'arme qui lui traver- Tête-de-Bison, tout en grommelant, se
sait la jambe. saisit des outils et des accessoires nécessaires.
Le sang s'échappait avec abondance de la En quelques minutes, il parvint à pincer
plaie. l'artère et arrêta l'hémorragie.
Il perdit connaissance. | Pendant l'opération, l'Aigle-Bleu avait re-
Si l'hémorragie n'était pas promptement : pris ses sens.
arrêtée, le blessé allait périr. Il tressaillit de tous ses membres en re-
La reine blanche, l'oeil sec, mais les traits connaissant le Trappeur penché sur lui et
du visage contracté, contemplait son frère le soignant.
mourant. — Ne bouge pas ! avait grondé Grandmo-
Elle releva soudain la tête. reau.
Son regard se fixa longuement sur celui « Tu vas me faire rater ma ligature. »
de M. de Linçourt. Et comme l'Indien le considérait d'un oeil
Le comte crut deviner dans ce regard une farouche :
muette demande de secours. — Oh! je le sais, disait le Trappeur, tu
Il sauta de cheval et s'approcha du blessé. m'en veux toujours.
Grandmoreau pénétra avec le comte au « Et tu ne me pardonneras pas de t'avoir
milieu du cercle formé par les Indiens au- sauvé la vie. ,
tour de leur jeune chef. « Mais on prendra ses précautions", Aigle-
— Vite! dit M. de Linçourt au Bleu de mon coeur.
Trappeur.
« Dans ma selle... « Epargnez un de ces serpents, il vous
«A gauche... mord. »
« Une trousse de cuir. » La reine interrogeait le comte :
Et à la reine : — Survivra-t-il?
— Votre écharpe. — Il est sauvé, dit M. de Linçourt.
Elle lui tendit le voile. Cette assurance causa une joie très-vive
11le déchira, en tordit des lambeaux et en à la reine.
serra la jambe au-dessus de la blessure. Mais elle avait à coeur les provocations de
Le Trappeur apporta une boîte en maro- son frère.
quin qu'il ouvrit. ; Elle se tourna vers les sachems.
L'acier poli de divers instruments de chi- — Qui avait raison de moi ou de
l'Aigle-
rurgie étincelait sur le velours grenat qui ta- Bleu? demanda-t-elle.
pissait l'intérieur de la boite. « A votre avis, l'étranger s'est-il bien con-
— Vous savez faire une dit le duit?
ligature?
comte à son compagnon. — Son coeur est généreux! dit le plus
« Je crois que vous vous y entendez fort âgé des chefs.
bien, d'après ce qu'on m'en a dit. « Ma soeur avait bien jugé. »
« Sauvez cet homme. En ce moment, le vaocado s'approcha, sa
— Je sais très-bien mon affaire comme montre dans une de ses mains, l'air ravi.
chirurgien, répondit Grandmoreau en faisant Il regarda le maître de l'heure, comme il
la grimace. disait, le comte, le blessé, la reine, tous les
« Mais... assistants ; puis il étendit son petit bras et sa
— Mais I main libre toute ouverte.
quoi?
68 L'HOMME DE BRONZE

On écouta l'enfant. « Ensuite il redeviendra notre ennemi.


— Le dit-il, est bon. — Et j'aurai vos scalps ! s'écria
Visage-Pâle, l'Aigle-
« C'est un grand guerrier. I
Bleu avec énergie.
« Il faudra qu'il épouse la reine! » — J'en doute! fit le comte.
Le Vaocado parlait en Indien. Il s'éloigna, suivi de Tête-de-Bison, qui
Le comte n'avait pas compris. {
grommelait :
— Que dit cet enfant ? demanda-t il. — Ne
pas écraser une vipère quand on la
Mais la reine, dont le visage prit la teinte ttient sous son talon, c'est toujours une im-
d'une rose qui vient d'éclore, ne répondit pas j
prudence.
Grandmoreau avait entendu et souriait. « Ce serpent nous causera bien du tracas
Mais il avait besoin de l'aide du comte. <
quelque jour. »
— Un coup de main, je vous prie, dit-il. La reine était restée à l'écart.
Et il termina l'opération. Appelant le vaocado, elle l'avait embrassé
Puis, tout bas, en français, au comte, i conduit à l'écart.
et
d'un air de reproche : L'enfant causait avec elle et ils formaient
— Vous m'avez demandé la vie de cet tous deux un groupe charmant.
homme. La reine interrogeait le petit prophète.
« Vous-même vous l'avez épargné. Et l'enfant lui disait :
« Vous croyez à sa reconnaissance? — Tu .aimes l'étranger!
« Vous allez voir. » « Je le sais.
Et s'adrcssant au blessé : « Mon coeur me le dit.
— Sachem, vous alliez mourir, fit-il. — Et lui? demandait la
Vierge.
« Le savez-vous? « M'aime-t-il? »
— Je sens, dit gravement l'Indien, que les L'enfant gardait un silence singulier.
so urces delà vie coulaientàflots de mes veines. Enfin il murmura :
— Le chef est-il assez franc pour dire tout — Je crois
qu'il aime une autre femme !
ce qu'il pense ? La reine avait foi, comme toute Indienne,
— Je ne mens jamais. dans le sens divinatoire du vaocado.
« Ce que je veux cacher, je le lais. Elle tressaillit.
— Sachem, avouez que vous nous haïssez — Oh! dit-elle, je saurai la vérité.
toujours. Et elle se leva.
Le chef eut un regard sauvage pour cha- Le comte s'approchait.
cun des deux blancs. — Reine! dit-il, je prends congé de vous.
— Jamais, dit-il, un Apache n'oublie ni « Je vous remercie et vous dis adieu. »
une offense ni un bienfait. Mais elle murmura :
« Jamais sa haine n'est apaisée. — Au revoir !
« Je suis le feu. Le comte s'inclina et remonta à cheval.
« Vous êtes l'eau. Lesdeux aventuriers s'éloignèrent aussitôt
« Je suis le sang rouge. dans la direction de la ville.
« Vous êtes le sang bleu. Le regard de la reine blanche les accom-
« Entre nous, pas de mélange. I pagna longtemps.
« Ma tête se souviendra du service rendu, Ils avaient disparu dans les profondeurs do
le la vie épargnée. la forêt que ce regard les cherchait encore.
« Mon coeur conserve ses colères.
« J'agirai en conséquence. »
Le conte sourit. CHAPITRE VIII
— Trappeur, dit-il, ce que dit le sachem INVITATION
A LAVALSK.
est juste, et je l'approuve.
« Il nous rendra quelque jour ce que nous Toute la population d'Austin attendait hors
lui prêtons aujourd'hui. ! des murs avec inquiétude "les résultats àt
LA REINE DES APACHES 69

l'ambassade dont s'était chargé le comte de — Je salue Votre Excellence! dit-il au


Linçourt. comte.
Une masse compacte encombrait les dehors « Et, si j'en crois ce que l'on m'annonce,
delà porte, ainsi que les avenues extérieures vous avez réussi dans votre dangereuse en-
par lesquelles devaient vraisemblablement treprise?

rentrer les deux trappeurs. Complètement, répondit le comte.
Le gouverneur lui-même, entouré de sa « Je vous détaillerai les conditions que j'ai
fameuse escorte, attendait impatiemment le acceptées parce qu'elles sont justes.
retour des ambassadeurs. « Voici l'anneau de la reine blanche.
Le colonel et sa fille se trouvaient dans la « Vous trouverez bon que je conserve pro-
foule, avec les compagnons du comte. visoirement ce gage d'alliance. »
L'agitation était extrême. Le gouverneur s'inclina profondément.
— Excellence,
On discutait. reprit-il d'un air solennel,
Rosée-du-Matin, pâle et triste, tressaillait au nom de la population d'Austin, je vous
au moindre bruit qui s'élevait dans la popu- adresse les remerciements auxquels votre
lation. noble conduite vous donne droit.
Tomaho, dominant tout le monde, fixait Des hurrahs et des applaudissements re-
ses yeux perçants sur le camp indien. tentirent.
Tout à coup un cavalier accourut à toute Le comte réprima un sourire do mépris.
bride. Il avait un dédain profond pour cette ville.
C'était John Burgh. Jîn ce moment, des voix bruyantes et en-
— Hurrah! cria-t-il en brandissant son thousiastes criaient cependant :
fusil. — Une fête au sauveur d'Austin !
Tout à coup de bruyantes exclamations de « Un bal aux chasseurs!... »
surprise s'échappèrent de toutes les bouches. Les voix de femmes dominaient.
Le comte et Grandmoreau étaient signalés. Toute grande joie se traduit au Mexique
Us parurent enfin. . par la danse.
En un clin d'oeil, le résultat favorable ob- Les femmes trouvent en tout prétexte à
tenu fut connu de tous. boléros et à fandangos.
— Les convois Les cris redoublèrent.
peuvent circuler librement.
Tels furent les mots joyeux qui circulè- — Un bal ! un bal !
rent et excitèrent une joie universelle. C'étaient les femmes qui se prononçaient
C'était en effet la vie et la richesse rendues énergiquement.
à la ville et à ses habitants, tous commerçants Don Matapan, l'eût-il voulu, n'aurait pu
et importateurs. lutter contre l'opinion générale, opinion si
Le comte et Grandmoreau entrèrent bien- chaudement exprimée par la population
tôt dans la ville au milieu des acclamations entière.
d'une foule enthousiasmée. Il paraissait d'ailleurs très-disposé lui-
Ils trouvèrent là leurs compagnons, avec même à fêter le sucefès des ambassadeurs.
lesquels ils échangèrent des poignées do Ce fut donc avec un véritable plaisir qu'il
mains. accéda aux propositions émises.
Le colonel présenta au comte de chaleu- Se hissant sur ses étriers, il montra ca
reuses félicitations. grosse face réjouie et enluminée :
Rosée-du-Matin, joyeuse, mit sa petite main — Je souscris à vos désirs, dit-il.
dans celle de M. de Linçourt, et le regard de i « Le bal aura lieu dans les grands maga-
la jeune fille traduisit son immense sins de la ville.
joie.
Le gouverneur, toujours grimpé sur saL « Préparez-vous.
Mule, choisit ce moment pour s'approcher « Les portes des docks seront ouvertes de-
des deux trappeurs et leur présenter ses com- . j main soir à huit heures. '
pliments. « J'invite tout le monde. »
70 L'HOMME DE BRONZE

Le gros gouverneur lança ces derniers — Oh! vous me


comprenez bien.
mots de toute la force de ses poumons. Le comte comprenait en effet.
Puis il retomba lourdement sur sa selle. — Tête-de-Bison, dit-il, vous voulez sans
Les reins de la mule craquèrent, et ses <
doute faire allusion à un penchant que j'au-
jarrets plièrent. i
rais pour la fille du colonel?
"i La pauvre bête faillit s'abattre sous le —A dire vrai, c'est ce que je pense.
poids. — Eh bien ! vous vous trompez.
De longues acclamations retentirent, et la Le comte dit cela fort sincèrement.
foule se dispersa. Le Trappeur parut surpris.
I Chacun songeait déjà à se préparer pour — J'aurais cru... j'aurais supposé... fit-il.
la solennité du lendemain. — Mon cher, dit M. de Linçourt, j'ai beau-
M. de Linçourt prit congé du colonel et de coup d'amitié pour mademoiselle d'Eragny.
sa fille; escorté de ses trappeurs, il regagna « C'est une sympathie très-vive, mais très-
la taverne où il logeait. fraternelle, sans l'ombre d'amour.
En chemin, côte à côte avec Tête-de-Bison, « Je suis très-touché, je dirai même très-
le comte riait de la reconnaissance des Aus- attendri de l'intérêt qu'elle me témoigne, et
linois. tant de reconnaissance m'émeut.
— Quel feu pour la danse! dit-il. « Je me dévouerais sans hésiter pour celte
« Ils aiment autant le bal qu'ils détestent jeune fille.
les coups de fusil. « Quant à l'aimer ou à en aimer une au-
« Cette fête scra-t-elle agréable? tre, jamais !
— Vous vous y ennuierez peut-être ! fit le « Je ne veux pas enchaîner ma vie; je ne
trappeur, mais tout le monde s'y amusera. me marierai jamais.
•( Ceux (jui ont du goût pour les jupes <(Je ne voudrais à aucun prix chercher à
courtes et les tailles cambrées se paieront séduire mademoiselle d'Eragny.
leurs petites fantaisies avec un peu d'or. <( Donc, Trappeur, rien n'empêche que je
« Ceux qui se grisent volontiers trouve- m'amuse.
ront des barils défoncés. — Alors, fit Tête-de-Bison, savez-vous,
« Moi, je mêle le plaisir de boire à celui monsieur le comte, ce que je ferais à votre
de caresser les senoras. place ?
— Mes compliments ! — Voyons cela.
« Vous menez de front les plaisirs. — Eh bien ! j'inviterais au bal la Vierge
« Mais pourquoi n'en ferais-je pas au- aux cheveux d'argent.
tant ? » « Peut-être viendrait-elle.
Le trappeur se tut. — Le croyez-vous?
— Ah çà! vieux chasseur, êtes-vousmuet? — Cela se pourrait.
fit le comte. — Et si elle venait?
— Sur certaines choses, oui. — Je me paierais le plaisir d'en faire ma
— Qui peut vous empêcher de répondre ? maîtresse !
'— La discrétion. « Quelle victoire, monsieur le comte !
— Au diable votre discrétion 1 « Une vierge si farouche ! »
« Soyez net et franc. M. de Linçourt rit beaucoup de cette idée.
« Pourquoi ne m'amuserais-je point? — Trappeur, dit-il, j'éprouve pour cette
i — Parce que je crois que pour boire il ne reine un bizarre sentiment.
faut pas être amoureux. — Ah! ah!
« Que pour chiffonner les filles faciles, il — Elle m'attire et me repousse.
ne faut pas avoir avoir en tête l'image d'une — Tiens ! tiens !
demoiselle,bien élevée. « Je la trouve très-désirable par instants ;
« Voilà, monsieur le comte ! d'autres fois, je ne ressens pour elle que du
— Ce qui signifie?
[ dédain.
LA REINE DES APACHES 71

« Elle a fumé !
« Pouah ! CHAPITRE IX
— Vétille, monsieur le comte !
« C'est un usage, une cérémonie. LE BAL
— Cette femme est une sauvage.
— Mais elle est très-belle ! Le bal !
Le comte devint rêveur. Il estsplendide!
Enfin il dit en riant : Rien, en France, ne saurait donner une
— Basle! j'en aurai le coeur net. idée de l'imprévu, de la singularité, de la
« Je saurai si la fascination l'emportera richesse de cette fête.
sur la répulsion. Pour le bal, tous les sacrifices !
« Ces cheveux d'argent, cette royauté, Aux salles immenses afflue tout le luxe
cette virginité, cette grâce et ces façons i de la cité.
étranges, tous ces contrastes eu font un être'i Chaeun envoie étoffes, tapis, tentures,
extraordinaire. i marchandises précieuses, tout ce qui "peut
« Je l'invite. ! orner et briller.
« Si l'amour l'emporte, taul pis ! i Rien ne coûte.
« Je brave un peu de ridicule. i On se cotise.
— Du ridicule ! Chacun travaille avec ardeur et enthou-
— Eh ! oui ' siasme; ces Mexicains ont un goût exquis
« Vous ne comprenez pas cela, Trappeur. pour l'ornementation.
« Mais il y a un coin du monde qui est le Les fourrures, les têtes de fauves, les pa-
café Riche à Paris. noplies, les mosaïques improvisées, les fleurs
« L'univers peut penser de moi ce qu'il à profusion, les tentures éblouissantes, offrent
'
voudra ; peu m'importe ! un coup d'oeil féerique.
( Mais que l'on se rie do moi sur le boule- Pas de vol.
vard, voilà qui m'est pénible. Un coup de couteau ou une balle dans lo
« De Linçourt amoureux d'une femme sau- j crâne à qui prendrait une épingle.
vage... Don Malapan, réconcilié avec son peuple,
« On en rirait longtemps. s'est installé au milieu dos préparatifs que, du
« Mais la curiosité l'emporte. fond de son fauteuil apporté là, il surveille
« Je veux savoir, en somme, si je surmon- sans relâche.
terai certaines répugnances. Cette boule humaine a un certain senti-
« Et puis succombera-t-ellc ? ment de l'art.
—. Elle est à vous. L'ensemble est bien coordonné, large-
« N'avez-vous pas entendu ce qu'a dit le ment conçu, imposant; les détails sont admi-
vaocado ? rablement réussis et variés à l'infini.
— Je n'y ai rien compris. Du reste, les bâtiments choisis pour la
— Eh bien ! monsieur le comte, l'enfant ! fête se prêtent à une ampleur imposante
veut vous marier à la reine. I dans le développement de la scène.
— Vraiment ? Le gouverneur d'Austin. s'est surpassé.
j
— Et elle doit songer à réaliser la chose. 1 En un
jour, il a transformé l'immense en-
— Tu crois ? ! trepôt de la ville en de vastes et magni-
— Oui, monsieur le comte. ! fiques salles de bal.
— Alors, nous rirons à ce bal. Un salon principal est au centre de la con-
j
« J'invite. » i struction. Deux ailes s'étendent de chaque
Et le comte, arrivé à la taverne, envoya sa : côté, formant une enfilade de galeries divi-
carte d'invitation. sées par d'épaisses tentures :>n velours gre-
nat.
Toutes les pièces se commandent, et la
72 L'HOMME DE BRONZE

circulation sera facile, quelle que soit la foule Quant aux costumes, il faut renoncer à
qui les encombrera. les décrire.
Deux buffets abondamment approvisionnés Vingt nations ont là leurs représentants,
forment annexes ; ils ont une sortie dans les lesquels, méprisant toute contrainte, endos-
jardins du gouverneur, où l'on pourra, après sent le vêtement de leur choix.
boire, respirer l'air pur du dehors : et fumer On peut juger de l'extravagant bariolage,
une cigarette. de l'orgie de couleurs brillant d'un discor- '
Ces buffets font songer aux noce sde Ga- dant éclat sous le feu des lustres.
mache. C'est à.faire frémir tous lés Manet de
Les trappeurs et tous les tireurs d'Austin, l'avenir.
réunis en bandés, ont fait une immense bat- Le plus réaliste des peintres n'aurait
tue. qu'une pensée, qu'une! préoccupation : re-
On a tué le gibier par grands massacres ; chercher des lunettes-bleues. , :
plus d'un millier de chasseurs se sont trou- On n'a pas idée d'un pareil miroitement.
vés en ligne à vingt pas xlè distance les uns Seuls, au milieu de la foule multicolore,
des autres. les trappeurs et coureurs de bois se distin-
Grandmoreau a fait des coups admirables; guent par leur costume aussi sévère que
il a tué un héron, d'une balle, au vol. simple.
Là ligne des tirreurs à marché pendant cinq~ Ces sauvages de la civilisation ont com-
heures, poussant.les fauves affolés vers des plètement négligé les frais de toilette.
barrières de rochers sans issue et gardées du Ils ont conservé la botte de daim non
reste de façon à épouvanter les animaux en tannée qui défie la morsure des serpents, leur
fuite. large caleçon et la blouse serrée à la taille
Plus de trois cent mules et de cinquante par une large courroie de cuir fauve.
chariots sont rentrés à Auslin chargés de poil Tel est l'uniforme généralement adopté
et de plume. — chasseurs ou trappeurs; — les
par tous,
Aussi sur les buffets s'amoncellent les daims distinctions ne portent que sur la provenance
rôtis, en entier par les procédés des Peaux- des plumes qui ornent leurs chapeaux de
Rouges, les sangliers, les buffalos, tout ce qui feutre aux larges bords retroussés à la fan-
a quatre pattes, tout ce qui a deux ailes et taisie du possesseur.
se mange.
Les fruits sont amoncelés dans des buis- Costumes mexicains, indiens, européens,
sons élégants, sur des tapis de mousse. | chiliens, péruviens, brésiliens, blouses de
Les caves, enguirlandées et enrubanées, j trappeurs et uniformes fantaisistes de mi-
contiennent tous les rafraîchissements connus I liciens, gens de toutes couleurs et de toutes
au Mexique. ; castes, femmes de toutes classes, depuis les
L'eau-de-vie en est la base. filles faciles du quartier des Chapelles jus-
Il y a de quoi échauffer la population d'une qu'aux aristocratiques senoras, femmes de
capitale. négociants titrés, de trafiquants nobles,
Et tout cela resplendit. d'hacienderos gentilshommes, comme il s'en
De nombreux lustres installés à la hâte trouve tant au Mexique, des leperos, vaga-
répandent une vive lumière dont le rayonne- bonds sans aveu, des vaqueros, grossiers va-
ment se projette au loin parles fenêtres ou- chers et les plus riches possesseurs de terre ;
vertes. bref, la foule la ,plus bigarrée qu'il soit pos-
Il est dix heures du soir. : sible d'imaginer.
Tous les habitants d'Austin, tous les trafi- Mais rien de désordonné, rien de confus,
quants, tous les gens de la prairie, sont ras- de mêlé dans cette bagarre.
i semblés. Chacun a le sentiment de sa situation et
Spectacle étrange, pittoresque, varié à prend sa place et son rang.
l'infini l . • . Cette foule intelligente a le tact exqufs de*
^L&'KtorE DÉS APACHES 73

Il a vu plusieurs Apachesguetter un officier de la milice.

races du Sud ; elle a procédé d'elle-même donné à des conditions de latitude et de lon-
au triage des classes qui la composent. gitude nuisant nécessairement à son homo-
Les éléments qui. se conviennent s'attirent. généité.
Les salles sont nombreuses et se prêtent De là des contrastes curieux, de frappantes
aux classements. contradictions.
L'ouvrier et le marin se réunissent volon- Les trappeurs, chasseurs, coureurs de bois
tiers. — Le soldat et le serviteur à gages ne et autres aventuriers erraient de salon en
sont pas loin. — Le yaquero est là aussi avec salon, et ne se fixaient nulle part.
ses engagés nègres émancipés d'hier. C'étaient les irréguliers du bal, les bohè-
De même, bourgeois, commerçants, indus- mes de la fête.
triels se sont trouvés. — Tous ces gens se Mais des bohèmes dorés !
connaissent, même sans s'être jamais vus; Car la bourse pendue à leur ceinture re-
ils se démènent sûrement, et c'est entre eux tentissait du son joyeux des dollars!
qu'ils trouvent le plaisir sans contrainte. L'on danse partout avec entrain, avec fu-
Et à tous ces gentlemen, caballeros, se- rie, avec rage.
uores, excellences, les femmes qu'il leur Boléros, fandangos; contredanses, mazur-
faut. kas,polkas, gigues, sauteries inimaginables,
On procède par affinités. inconnues en Europe, se déroulent, s'en-
La haute classe d'Austin, noblesse et grasse chaînent, et le spectacle est féerique.
finance, forme un clan à part. Les orchestres sont multiples; ils repré-
Et ce groupe n'est pas le moins singulier sentent les diverses nationalités auxquelles
à observer. les habitants d'Austin.
appartiennent
Son aristocratique composition se subor- Castagnettes, guitares, mandoline» et tam-
L'HOMMEDE BllONZE.— 25 LA REINE DESAPACHES.— 10
74 L'HOMME DE BRONZE

boulins excitent l'humeur chorégraphique 1'


l'exemple et payait de sa personne avec uen
de tous ceux dont les veines contiennent du si superbe vaillance.
sang espagnol. Il exultait.
Aux sons du trombone et de l'ophicléide Jamais franc-lippeur n'aurait pu rêver rien
tournent lourdement l'Allemand et sa Gret- d plus pantagruélique que cette fête !
de
çhen. L'oeil, l'oreille, l'odorat, le palais, le tou-
;. Graves et compassés, les Anglais exécu- Jj ccher, tout était agréablement surexcité ;
lent aussi gaiement que possible leurs pas c'était c un concert harmonieux et parfait
de gigue à l'aide d'une musique durement <
donné aux sens par les sensations.
rhythmée, sur un mode terne, et pauvre de Les trappeurs, gens de sobriété au désert,
mélodie. 1faisaient ici l'admiration du gouverneur par
Les instruments indiens font entendre un la ] façon dont ils entendaient les libations.
bizarre ensemble de coups de sifflet sacca- — Quels hommes ! murmurait don Mata-
dés et de roulements de tambour. - ]
pan en amateur.
L'Auvergne elle-même est représentée « Quels estomacs !
dans ce bal cosmopolite. « Quelles têtes solides ! »
Et c'est aux plaintes chantantes de la pri- Et le gouverneur murmurait à part lui,
mitive musette que, dans un coin reculé, se < caressant une idée qui lui était chère :
saute et se tape une interminable bourrée. —Je trouverai ce soir quelque brave ad-
Dans le salon principal, un orchestre as- versaire, fait pour quelque bonne bataille,
sez complet exécute avec verve et entrain verre en main.
des contredanses françaises. « J'aperçois là-bas un de ces trappeurs qui
Il règne en cet endroit une gaieté réjouis- promet... s'il continue. »
saute-et du meilleur aloi. Et il lorgnait eomplaisamment Bois-Rude,
Bien des femmes, espagnoles et autres, qui justifiait son surnom.
ont faussé compagnie aux leurs pour venir Don Matapan se sent attiré vers le chas-
prendre une part active aux danses fran- seur par une estime sympathique et mé-
çaises. Et c'est avec un aimable empresse- ritée.
ment que des cavaliers expérimentés les ini- Bois-Rude est installé depuis l'ouverture
tient aux douces émotions de la valse des salons devant la table du buffet le mieux
délirante et de l'amusant quadrille. garni.
Les trappeurs toujours errant, se conten- Confortablement campé dans un largo
tent de recueillir en passant quelque oeillade siège et entourant de ses jambes croisées
engageante, certains serrements de mains l'unique pied d'un guéridon surchargé de
furtifs, et parfois même un baiser donné ou vins et de victuailles, voilà deux bonnes
reçu à la dérobée. heures qu'il mange, boit et fume.
Tout trappeur était évidemment haut coté! — Senor, lui dit le gouverneur, je vois
dans les coeurs féminins. avec le plus vif plaisir que vous dégustez
Mais on haletait. en gourmet ce vin d'Espagne, qui est re-
Les buffets étaient assaillis. marquable.
Pillage splendide ! <(C'est avec un plaisir extrême que je por-
Les tonnes étaient inépuisables et les mon- terais votre santé.»
tagnes de victuailles bravaient les plus vi- Bois-Rude lève la tête, sourit, décoiffe
goureuses attaques. deux bouteilles, en vide le contenu dans
Quels appétits, pourtant ! deux saladiers transformés en coupes, et il
Don Matapan ne dansait pas ; il était danss se lève d'un air solennel.
un fauteuil roulant, et se faisait pousser au-- ! — Excellence, dit-il saisissant un saladier
; et le tendant à don
tour des tables. Matapan, je suis ravi de
Il nageait dans la joie et... dans le vin. l'occasion qui se présente de faire raison à
11.encourageait son peuple h boire, donnait.t votre toast.
LA REINE DES APACHES 75

« Je déclare que depuis le commencement prévenir que ce n'est pas un baril de rhmn
de la fête vous remplissez votre rôle d'hôte qui me ferait trébucher !
le façon à mériter mes éloges «Et pourtant Bois-Rude me dépasse de cent
((A votre honneur ! » longueurs de main comme buveur !
Et il trinqua. « Maintenant, que parie-t-on?
Don Matapan avait un peu hésité. .— Ce que vous voudrez, mes camarades,
La gorge du saladier était grosse pour sa dit railleusement le gouverneur.

courte main. Croyez-vous, senor, demanda Burgh,
Toutefois il réussit à l'empoigner, et les que nos carabines, qui sont accrochées là-
deux rivaux vidèrent leur coupe d'un trait. bas, à cette panoplie, no soient pas de glo-
Ce fut un beau début et plein de pro- rieux trophées à montrer à vos amis?
messes. « Jamais Indiens n'ont pu nous les enlever
— Mon camarade, dit le gouverneur, vous le tomahawk au poing.
me semblez homme à dédaigner la danse « Vous les gagneriez, vous, le verre à la
pour la table. main, si vous l'emportiez sur nous.
« Si vous pensez comme moi, nous pas- — Trappeurs, vous me faites une offre qui
serons agréablement la soirée à boire en re- me séduit.
gardant les autres se trémousser. « Mais moi, qu'est-ce que j'engage?
— Par le diable! dit Bois-Rude, ça me va, — Vos culottes, dit gravement l'Anglais.
« Si nous gagnons, elles sont à nous. »
senor, et j'aurai du plaisir à vous voir rou-
ler sous la table. Tout le monde se prit à rire autour des
« J'espère que vous tiendrez un bon bout champions.
de temps. » Le gouverneur était interloqué.
— Pourquoi mes culottes? demanda-t-il
Don Matapan sentit son front s'empour- '
avec étonnement.
prer et son oeil s'alluma. — Parce que, dit Burgh, lorsqu'on veut
— Jeune homme, dit-il, cela ressemble à
un défi; vous êtes téméraire, mon garçon... parler d'un homme qui a été bien battu au
Bois-Rude se mit à rire : jeu ou dans un pari, on dit qu'il a perdu jus-
— Ah çà! senor, dit-il, est-ce que vous qu'à ses culottes.
« Et puis, senor, je suppose qu'il y a
auriez la prétention de vaincre Bois-Rude dans »
un .duel bachique? quelque chose dans vos culottes?
Le gouverneur tâla ses poches.
— Et pourquoi donc pas, l'ami?
— J'ai, dit-il, quelques douzaines de dou-
— Excellence, vous êtes d'une audace...
ros; une misère.
Si vous me connaissiez, vous vous contente- — Nous vous jouons donc, contre nos
riez d'espérer une défaite honorée par une
armes, vos culottes et ce qu'elles contien-
belle résistance.
nent, dit Burgh soulignant le mot.
« Mais vaincre Rois-Rude... jamais! « Nous prenons tous ces gentlemen à té-

Trappeur, je veux vous faire enlever au moin. »
jour, ivre-mort, par mes domestiques. La galerie était joyeuse; elle trouvait l'i-
Bois-Rude haussales épaules et héla Burgh, dée drôle.
dit Main-de-Fer. — Oui, oui ! cria-t-elle.
L'Anglais vint sur cet appel. « Senor Matapan, il faut vaincre ou périr.
— John, dit Bois-Rude, voilà le senor Ma- « Vos culottes sont engagées.
tapan qui veut lutter contre moi à qui videra — Soit! dit le gouverneur.
le plus de fioles. Et aux trappeurs :
« Tu vas être mon second. » — Mes camarades, topons 1
Burgh trouvait la prétention du gouver- On conclut la gageure.
neur insensée. Le tournoi commença.
-— Senor. dit-il. io dois loyalement vous Ce qu'il t'utj on peut en juger par ce fait,
76 L'HOMME DE BRONZE

que plus de cinquante bouteilles jonchaient 1 cercle


et de spectateurs formé autour d'un
déjà le sol au milieu de la nuit, et qu'aucun t qi
quadrille.
des buveurs ne donnait signe de défaillance. Un orchestre français jouait à tour de bras
Le gouverneur était cramoisi, Burgh ui
une sorte de pot-pourri évidemment em-
était rouge, Bois-Rude n'avait pas changé de pi
prunté au répertoire des bals parisiens.
couleur. C'était une harmonie bizarre, folle, éche-
Une seule particularité dénotait un com- vi
velée, pleine de fièvre et d'entraînement.
mencement d'ivresse commune. Tomaho dressa l'oreille et fixa un oeil cu-
Son Excellence don Matapan tutoyait fra- ri
rieux et ravi sur les danseurs.
ternellement les trappeurs, qui lui rendaient Sans-Nez obtenait un succès fou.
cette familiarité. Ce fils de la barrière Ménilmontant dan-
On échangeait de petits noms d'amitié. s: un cancan échevelé, et il frappait la foule
sait
Don Matapan appelait ses deux adversaires d
d'admiration.
ses compadres (compères), et ceux-ci ripos- L'entrain des airs, la verve du danseur, le
taient par des métaphores d'un goût ris- ji ne sais quoi qui fait que Paris fascine et
je
que. (j
qu'un Parisien charme, tout contribuait à
John Burgh baptisait le gouverneur de j
passionner la galerie et Tomaho qui n'a-
« vieille citrouille ramollie ! » Bois-Rude, plus v
vait jamais vu danser le cancan.
distingué dans se« expressions, le qualifiait — Och! fit-il.
de « grosse charogne pourrie, » ce qui était « Sans-Nez est un grand danseur.
la plus grande preuve d'amitié de sa part. « Mon oeil le regarde avec joie.
Les chasseurs ne se déparlent d'un certain « Cette musique est bonne.
décorum qu'entre intimes. « Elle chatouille mon coeur et mes jambes.»
Don Matapan tressaillait d'aise à chaque Le Patagon suivit tous les gestes du chas-
aménité du genre que nous venons de défi- <
seur avec un intérêt de plus en plus marqué.
nir, et il recevait avec un sourire ravi les ca- Soudain Sans-Nez se mit à exécuter un
ressantes qualifications : icavalier seul avec le frénétique entrain d'un
D' « affreux pourceau galeux mort de gras- iClodoche émérite.
fondu; » Ses contorsions et grimaces se succédaient
De « baleine puante ; » rapides, insensées, enragées.
De « melon gâté, » etc. C'était un cancan à rendre jaloux les plus
Il se gaudissait d'être sur un pied d'ami- célèbres habitués de nos bals de barrière.
tié si complet avec les chasseurs, gens qui Les spectateurs applaudissaient frénétique-
ne se prodiguent pas d'ordinaire. ment aux excentricités chorégraphiques du
Pendant que» ces aimables ivrognes lut- danseur.
taient de façon à rappeler les joutes les plus Tomaho, lui aussi, manifestait du geste et
fameuses en ce genre dont l'histoire fasse de la voix son contentement.
mention, le bal continuait, ardent et joyeux. Mais son émotion grandissait et le domi-
Un seul homme ne paraissait pas s'amuser : nait.
c'était Tomaho. Il trépignait; ses grands bras s'agitaient
Le géant se promenait gravement. au-dessus des têtes, sa poitrine se soulevait
Il laissait errer sur les danseurs un re- violemment, il poussait de formidables excla-
gard terne et froid. mations, des bravos sans doute exprimés dans
De temps en temps, par un haussement la langue de son pays.
, d'épaules accompagné d'une sorte de gro- Les accords précipités de l'orchestre annon-
gnement sourd, il manifestait sa dédaigneuse cent la fin du morceau.
pitié. Le silence se fait.
Cela durait depuis deux heures. La contredanse est terminée.
Tout à coup, en entrant dans une salle, Les danseurs se sont arrêtés, et le cercle
l'ex-roi d'Araucaoie se heurta contre un L ] de spectateurs qui les entoure va se rompre
LA'REINE DES APACHES 77

Le Patagon s'élance soudain. 11 rampa comme le serpent et renversa


Le géant s'indigne contre les musiciens u
une vingtaine de personnes, pinçant les mol-
h
lets des dames pour remplacer les piqûres
qui ont cessé de jouer.
Il les menace du poing. d la vipère.
de
Sans-Nez comprend que l'Araucanien est R se permit des excentricités fabuleuses.
saisi du delirium tremens de la danse ; il fait La foule se tordait de rire, applaudissait
signe à l'orchestre. à tout rompre.
La musique retentit de plus belle. Tomaho produisit un effet prodigieux,
Tomaho frémit de plaisir; il piaffe comme s
surtout quand il couronna cette orgie cho-
un cheval impatient. rrégraphique en jetant Sans-Nez à califourchon
Sans-Nez lui jette au bras une jolie se- s
sur ses épaides, et en terminant la séance
nora. p le pas du triomphe, portant ses deux se-
par
Le géantreçoit sa danseuse, l'enlève comme i;
noras à bras tendu.
une plume, se lance avec elle en avant, ges- U vint s'échouer, ruisselant de sueur, de-
ticule avec fureur, mais en mesure, décri- \
vant un buffet ; il déposa ses danseuses au
vant les plus étranges figures et faisant exé- r
milieu de deux corbeilles de fleurs, assit
cuter à la danseuse des bonds inouïs. ïSans-Nez sur un sanglier cuit tout d'une
Il montre une fougue indicible. \
pièce, et, haletant, il saisit à deux mains un
Sans-Nez le calme un instant et lui confie 1
baril de vin défoncé, qu'il porta à ses lè-
les deux scnoras pour exécuter devant elles i
vres comme d'autres eussent fait d'un sa-
et Tomaho un cavalier seul d'un risqué, d'un 1
ladier.
audacieux qui soulève l'enthousiasme. Ce qu'il en resta au fond, quand il le re-
Mais Tomaho frissonne d'émulation ; il se ]
posa à terre, ne valait pas la peine d'en
contient avec peine il a des haussements ]
parler.
d'épaules qui signifient : « Ce n'est rien ! on La foule regardait la tonne vide* le géant
va voir tout à l'heure. » iqui s'essuyait les lèvres, Sans-Nez qui riait
Sans-Nez reprend les senoras... etles senoras toutes fières d'un pareil homme;
Tomaho fait un geste superbe pour com- on s'extasia longtemps.
mander l'attention; il redresse ses plumes Tomaho savoura ce succès, et il dit triom-
sur sa coiffure d'or ; il fait craquer ses doigts, phalement à Sans-Nez :
se tape sur les cuisses à en couvrir le bruit — Si ce méchant nain d'Orélie était là, il
des cymbales et pousse un cri sauvage. serait vexé.
Il part... — Mon cher, dit Sans-Nez, il en crèverait
Cavalier seul!... de dépit...
Ce fut quelque chose de merveilleux, de — Et d'un coup de poing dont je l'assom-
fantastique, de démesuré. merais, ajouta Tomaho avec une conviction
Chicard aurait vu eu son temps un pareil profonde.
spectacle qu'il se serait suicidé de déses- Sur ce, ils attaquèrent un pâté de compa-
poir. gnie avec les senoras.
Le géant dépassa tout ce qu'on peut ima- Une circonstance mit le comble au bon-
giner. heur et à l'appétit de Tomaho.
Il se livra, toujours en cadence, aux in- Le comte vint à traverser la salle ; il salua
spirations les plus échevelées. les deux chasseurs et leurs senoras.
Il imita le cheval qui rue, l'ours qui — Cacique, vint-il dire au géant en lui
marche sur ses pattes de derrière, le jaguar • serrant la main, je vous félicite sur le pas
qui bondit, le cerf qui fuit, le bison qui en- du jaguar et sur la marche du serpent; il
corne, le chien qui mord, le poisson qui i n'est bruit que de cela dans le bal.
nage. |j Le compliment plongea Tomaho dans un
Il marcha sur les mains, les pieds en l'air r océan de joie.
«t les jambes gigottant. II voulut retenir le comte et recommencer
j
78 L'HOMME DE BRONZE

ses exploits devant lui, mais M. de Linçourt chant un officier de la milice qui faisait une
prétexta qu'il cherchait Tête-de-Bison et s'é- ronde.
loigna, suivi de tous les regards. — Monsieur le comte, dit
Tête-de-Bison,
Le comte était le héros de la fête et il je voudrais bien parler au colonel.
avait fort à faire pour répondre aux oeil- — Allons à sa rencontro, fit M. de Lin-
lades, aux provocations de toute sorte im- court.
provisées à son intention. Et tous deux se mirent à la recherche de
Mais M. de Linçourt ne s'arrêtait pas à re- M. d'Eragny.
cueillir des hommages ; il cherchait en effet Us le rencontrèrent avec Blanche dans le
Tête-do-Bison et il finit par le trouver attablé salon que semblait s'être réservé l'aristo-
en face du gouverneur et prenant cratie d'Austin.
part en
amateur à la lutte engagée par celui-ci contre Tête-de-Bison interrogea le colonel à voix
Burgh et Rois-Rude. basse :
La mêlée était chaude. — Connaissez-vous bien les Apaches? lui
Les tas de bouteilles vides, jonchant le sol, demanda-t-il.
— Parfaitement bien, dit M. d'Eragny..
attestaient que les combattants ne se ména-
— Et vous en avez vu plusieurs en em-
geaient pas.
buscade par la ville?
Le comte arriva pour entendre Burgh, très-
— Ils étaient trois.
échauffé, dire au gouverneur d'union aimable — Diable! fît Tètc-dc-Bison.
et caressant :
— Je crois, vénérable « Qu'est-ce que cela veut dire?
potiron, que vous « Une trahison
commencez à bégayer. après serment me paraît
pourtant impossible. »
Et Rois-Rude d'ajouter :
— Encore un coup de rhum, et votre ho- En ce moment, le bal était très-bruyant.
L'animation était à son comble ; danseurs
norable carcasse roulera sous la table.
et danseuses s'en donnaient à coeur joie.
Don Matapan, indigné, non des épithètes, Tète-de-Bison son regard sur
promena
qu'il trouvait adorables, mais du défi, se leva toute cette foule, et désignant des officiers de
titubant et glapit :
la milice en uniforme, il dit au comte :
— Vous êtes deux galopins ! — Voilà comme sont ces gens-là !
« Versez! « Les chefs de poste sont au bal; tenez, ils
« Je vous enterrerai ! » ont le hausse-col de service ; nous sommes,
Et de boire avec trinquements bruyants. pardieu ! bien gardés !
Le comte, sans se commettre dans cette — S'il en est ainsi, dit le comte, il n'est
débauche pantagruélique, fit signe à Tèlc-
pas étonnant que des Apaches curieux de
de-Rison. yoir la ville se soient hissés par-dessus les
Celui-ci se leva et accourut ; M. de Linçourt murs.
prit le bras du Trappeur qu'il entraîna à l'é- — Mais, dit le colonel, si les Indiens mé-
cart. ditaient un mauvais coup?
— Mon cher, lui dit-il, il se passe quelque « L'entrée d'Austin leur étant interdite,
chose d'étrange. malgré le traité, j'augure mal de ce que j'ai
« La reine ne vient pas, ce qui, somme vu.
toute, n'a rien d'étonnant; mais le colonel — Oh! dit le Trappeur, quelques marau-
m'a prévenu d'un fait singulier et jusqu'à un deurs dans Austin, cela ne prouve pas grand'
certain point inquiétant. chose, sinon que l'on veille mal sur les
— Lequel? remparts.
— Il est arrivé tard au bal avec sa fille, « Toutefois, je crois qu'il faut nous tenir
et, au moment de venir ici, du haut de sa sur nos gardes. »
fenêtre il a vu plusieurs Anaches, entrés dans Et il jeta au comte uxi coup d'oeil signi-
la ville il ne sait comment, épier en se ca- ficatif.
LA REINE DES APACHES 79

Peut-être Tête-de-Bison avait-il plus de Sur ses épaules nues descendent en s'é-
craintes qu'il ne le faisait paraître. ti
tageant plusieurs rangées de perles dont
Soudain le bruit des orchestres et des c
chacune vaut plus d'un million.
conversations fut dominé par un brouhaha De splendides bracelets de jade ornés de
venant du dehors. 1
brillants énormes étincellent à ses bras nus.
Il n'y eut qu'un mouvement dans la foule Une tunique de soie bleue lamée d'argent
qui encombrait le grand salon. e frangée d'une
et ganse finement brodée
Toutes les têtes se tournèrent du côté de ttombe, voile diaphane, jusque sur les pieds
la grande porte de l'entrée principale. rmignons, chaussés de mocassins légers.
Mille regards curieux interrogèrent l'ho- Une ceinture composée de six rangées.
rizon fermé par de lourdes tentures de ve- (d'émeraudes et d'une agrafe de rubis en-
louis rouge. s
serre la taille fine de la reine et fait dessiner
Tout à coup les rideaux s'écartèrent. à» l'étoffe des formes divinement moulées.
Un Apache s'avança gravement, et s'ar- Pour la liberté de la marche, la tunique
rêta sur le seuil du salon. < coquettement
est relevée un peu au-dessus
Tout mouvement cessa. <
des genoux par des rosettes au milieu des-
Un profond silence se fit. 'quelles resplendissent deux superbes to-
L'Indien, tatoué et costumé en guerre, pazes.
La reine s'est arrêtée après avoir fait quel-
prononça d'une voix forte ces mots en Es-
pagnol : ques pas dans la salle de balle.
— La reine ! Elle jette autour d'elle un long regard et
Puis il se retira, suivi par ce bourdonne- tressaille en apercevant le comte de Linçourt,
1
ment qui se dégage des foules inquiètes et qui se trouve en ce moment auprès de ma-
ressemble au murmure du vent dans la demoiselle d'Eragny. M. de Linçourt ayant
fouillée. invité la Vierge aux cheveux d'argent, la
Les tentures se relevèrent et la reine, la courtoisie lui fait un devoir d'être son cava-
terrible et redoutée reine des Indiens, appa- lier; il s'excuse d'un mot près de Blanche et
rut resplendissante. va au-devant de la reine.
Majestueuse et fière, la sauvage souve- Celle-ci a remarqué l'empressement du
raine fit quelques pas et pénétra dans le salon. comte à quitter mademoiselle d'Eragny.
Tous les regards étaient fixés sur elle. Un sourire remplace l'expression do colère
La surprise, l'étonnement, la stupéfaction qui a fugitivement assombri ses traits.
se lisaient sur chaque visage. Le comte la complimente.
La présence de cette femme à Austin, Elle l'écoute, mais elle le regarde mali-
au milieu d'une fête, ne trouvait sa raison cieusement :
d'être dans aucun cerveau. —Vous me souhaitez la bienvenue, comte,
Le comte n'avait prévenu personne de son dit-elle, et je l'accepte avec plaisir.
invitation. « Votre fête européenne est la première
On ne s'expliquait pas cette apparition ; que je vois; elle me paraît très-belle.
mais le saisissement de la population était « Je suis heureuse d'être ici.
immense. •— Et nous, dit le comte, nous
sommes,
La reine des Indiens porte un costume à reine, très-honorés de votre présence.
la fois étrange et magnifique. « Si j'avais été prévenu de votre arrivée,
Il peut être comparé, dans son ensemble, je serais allé au-devant de vous, comme e'é-
à ces toilettes à la grecque mises à la mode ' tait mon devoir.
par madame Tallien sous le Directoire. j « Mais l'officier du poste de la porte par
Les longs cl soyeux cheveux argentés de laquelle vous êtes entrée a manqué à sa con-
la reine s'enroulent en épais bandeaux au- signe en ne m'avertissant pas.
tour de sa tête ; un cercle d'or les comprime : — Comte, dit-elle la ville ne
railleusemont,
et les fixe. se garde plus depuis qu'elle a ma parole.
80 L'HOMME DE BRONZE

« Aux portes, point de soldats ! M. de Linçourt, qui a celte faiblesse de pen-


« Je n'ai eu à faire présenter nulle part le si au ridicule de convention,
ser au boulevard
sauf-conduit que vous m'avez envoyé. Ik
Montmartre, à ses petits préjugés, M. de Lin-
— Ceci prouve, dit le comte, l'entière ccourt, qui est resté gentilhomme parisien en
bonne foi des habitants ! d
devenant aventurier, M. de Linçourt songe
— Ou leur fit la reine avec si cette reine paraissait à Paris, dans
négligence! q
que
un singulier sourire. « de ces salons politiques où l'on fête les
un
Tête-dé-Bison jugea ce sourire inquiétant a
ambassades exotiques et où l'on accueille les
sans doute.; s
souverains des plus étranges pays, il serait
i R s'en alla tout doucement décrocher son t
très-flatté d'être chargé de présenter à la
rifle à une panoplie et dit un mot aux autres 1Vierge aux cheveux d'argent le tout Paris
trappeurs qui l'imitèrent et quij sans affecta-tqui se presserait à ses réceptions.
tion; conservèrent; depuis< lors, leurs fusils en Il songe à cette princesse d'Oude qui a
bandoulière.' : .
^ébloui l'ambassade anglaise de ses diamants
: Personne ne
remarqua ce mouvement. ^ de sa beauté; il se dit que la Vierge aux
et
Cependant M. de Lihcoùrt faisait à la(
cheveux d'argent lui est très-supérieure; il
reine les honneurs de là fêté. » séduit, fasciné.
est
Celle-ci ignorait tout des usages euro- Il oublie l'épithète de sauvage qu'il a lan-
péens; mais; elle n'éprouvait aucun embarras, ,
cée.
tant il est vrai' que partout lés natures d'élite Il devient très-attentif.
se sentent aù-dëssûs de la situation, quelle On ne donne pas impunément le bras à
qu'elle soit. june, très-jolie femme.
Le comte offrit son bras avec empres-
, On ne sent.pas, sans en être impressionné,
sement.
les plis d'une tunique, voilant tant de char-
Le reine remarqua le geste, et ne le com-
mes, battre le bas de son pantalon.
prit pas d'abord. On ne respire pas les parfums d'une pa-
Mais voyant des couples se promener
reille fleur féminine sans qu'ils vous mon-
bras dessus bras dessous, son hésitation ne
tent à la tête.
dura qu'une seconde.
Le comte était conquis.
Elle posa sa main sur le bras qu'on lui
Et la reine semblait toute à lui dans ce
tendait.
bal dont la musique l'enivrait.
M. de Linçourt, avec une courtoisie galante,
fit parcourir toutes les salles à la visiteuse C'est la valse des Roses que l'on joué oh ce
inattendue. moment.
Il lui fit les honneurs de cette fête, dont Le motif est entraînant et mélodieux.
il expliqua la cause. Subissant l'effet de cette musique expres-
La reine admirait sans étonnement. sive, la reine blanche laisse aller son buste
Elle écoutait la musique avec un plaisir charmant à d'imperceptibles balancements
qu'elle ne dissimulait pas, et suivait d'un L que règlent des accords savamment cadencés.
— Que je voudrais
oeil ravi les évolutions des danseurs. pouvoir danser ainsi!
murmure-t-elle avec un soupir de regret.
Le couple a parcouru les salons, escorté i Le comte.l'entendit.
— Voulez-vous essayer? demanda-t-il avec
par les regards étonnés et curieux du public.
Il revient dans la grande pièce où, aux ac-. empressement.
cords de l'orchestre français, s'agitent joyeu- — Mais puisque j'ignore cette danse.
sement lés amateurs des danses parisiennes. — Tentez l'aventure, croyez-moi, insista
Le comté éprouve un certain sentiment dej le comte.
sympathie et d'admiration pour l'adorable 3 « On n'apprend pas la valse.
créature dont il s'est fait le cavalier. « On l'éprouve et on la danse sppntané-
Tout en elle est charmant. [| ment. »
>LA REINE DES APACHES 81

-Mademoiselled'Eragny venait demander à la veine blanche la grâce de l'officier prisonnier.

'
Comme la reine hésitait, il ajouta du ton Son regard voilé parait contempler dans
le plus persuasif • l'espace quelque radieuse apparition.
— Je vous en prie ! Ses lèvres entr'ouvertes s'agitent sans
La reine leva sur lui son plus doux re- qu'aucun son s'en échappe.
gard, et sa bouche dessina le plus enga- Parfois tout son corps tressaille, et son
geant sourire. bras s'appuie plus fortement sur celui du dan-
C'était accepter comme acceptent les seur.
femmes, sans, dire oui. Le comte s'enivre au contact de l'admi-
Ainsi traduisit le comte, car il passa aus- rable créature qu'il tient enlacée.
sitôt, son bras autour de la taille souple et L'expression de son visage est changée.
ronde qu'on lui abandonnait, et il commença Cette femme succombant entré ses bras,
à valser cette étrange et sauvage beauté, a triomphé-
La reine, tout'd'abord étourdie, cessa un de ses préjugés.
moment de s'abandonner à l'impulsion de Cependant un grand danger planait sur
son cavalier; mais elle se remit vite et se tous les acteurs de cette scène. Une impru-
laissa bientôt aller sans réserve aux entraî- '
dence et une félonie se préparaient.
nements de cette valse des Roses qui a fait Pendant que M. de Linçourt et la reine
tourner tant de têtes féminines ! des Indiens circulaient dans les salons, et
L'Indienne, dont la tête se penche langou- ! que le couple continuait à valser, les offi-
reusement sur l'épaule de son cavalier, se ciers de la garnison d'Austin s'étaient réu-
livre sans réserve au plaisir. I nis.
L'HOMMEDE BRONZE.— 26 LA REINE DESAPACHES— 11
82 L'HOMME DE BRONZE

Ces estimables soldats, dont on connaît la 1 rent pour préparer le coup de main prémé.
bravoure, méditent un grand coup. dite.
Ils ont dépêché un des leurs à la recherche Pas un de ces drôles n'objecta le traité, la
du gouverneur, leur chef suprême. foi jurée, l'honneur militaire.
Ils attendent le retour de leur envoyé. Leurs préparatifs ne furent pas longs.
Celui-ci ne tarde pas à paraître. Dix minutes ne s'étaient pas écoulées
— Rien à faire, dit-il. qu'une troupe de soldats armés faisaient ir-
« Don Matapan est ivre-mort. ruption dans le salon où se trouvait la
— Peu importe! s'écria l'un des officiers. reine-
(( L'important est que l'on obtienne de Celte entrée produisit un tumulte indes-
lui un prdre formel. criptible.
« C'est le point capital. A la vue de eette cpmpagnje, leepmfe com-
« Noire responsabilité sera ainsi parfai- prit tPUtr
tement couverte. Jl prit rapidement son parti.
— Je vous le répète, insista le survenant, Il fit un signe àGrandmprpau, qu'il aperçut
« Le gouverneur est iyre-mort. dans la fpule.
« Il a bu avec qn tr-nnppmt qui, parait-il, Celul-cj s'approcha.
peut lui rendre des pqjnts... ou plutôt des —Que l'on m'amène le gouverneur, dn>ÎJ.
bouteilles. K Et pas de retard, »
« Jmpossiblp d'en tirer un mot: Le Trappeur s'élpignar
— Garamba ! mes camarades! jura un capi- Obéissant à leurs pffiejers, lps soldats firent
taine galpuné sur toutes les coutures. quelques pas vers la reine, qui ne supposait
« Il s'agit de s'entendre et de se com- rien du péril dont flUe était jjmpacée.
prendre. Le comte dfl Linçourt, }ft fête haute, fief
« Passons-nous do la permission de et dédaigneux, interpella le ljjnjtenant qui
don Matapan, et agissons comme si nous commandait.
l'avions. — Que voulez-vous? demanda-t-il avec co-
« S'il nous arrive malheur, nous soutien- lère et brusquerie.
drons avec ensemble que nous n'avons agi — J'ai ordre d'arrêter cette femme, ré-
que d'après les instructions de cet ivrogne, pondit l'officier.
qui finira par nous croire lui-même, YU son 11 désigna la reine.
état actuel. — De qui, cet ordre?
« Jamais plus belle occasion ne s'est pré- — De mes chefs.
sentée. — Quels chefs?
— Adopté! s'écrièrent en choeur tous les « Vous n'avez qu'un chef responsable ici.
officiers. « C'est le gouverneur.
« Agissons, et vite. » « Aurait-il donné cet ordre?
Le capitaine qui venait de trouver l'expé- « Aurait-il manqué ainsi, sans pudeur, à
dient accepté comme excellent reprit : la parole donnée et aux lois sacrées de l'hos-
— Nous avons un bataillon. pitalité?»
« Qu'on le réunisse. L'officier, hésitant, gardait le silence.
« Il s'emparera facilement de cette reine — Répondez donc! fit le comte avec im-
de Peaux-Rouges et la conduira à la caserne. patience.
« On l'installera dans un confortable ca- — J'obéis à un ordre, voilà tout, se con-
chot, et nous pourrons alors dicter des lois à tenta de dire simplement le lieutenant.
MM, les Indiens. M. de Linçourt eut uq singulier sourire.
« Ayec ttfl otage pareil, nous obtiendrons Puis, laissant tomber tin regard de pitié
Vinmassjhle: ». sur les soldats et leur chef, il prononça d'uno
La proposition du digne capitaine obtint voix vibrante cet appel :
• tous les — A moi, les
suffrages, et les officiers se séparè- trappeurs 1
LA REINE DES APACHES 83

Il ne comptait que sur ses amis, ces cinq chèle, ce couteau-sabre dont ne so sépare
hommes dont le dévouement lui était déjà presque jamais un coureur de prairie
acquis. Les trappeurs, si braves et déterminés
Tomaho le Patagon, John Burgh l'Anglais qu'ils fussent, n'avaient pas la partie belle.
et Sans-Nez se sont trouvés rangés autour La foule dos danseurs et danseuses assis-
de celui qu'ils ont accepté pour chef. tait inquiète à celte scène.
; Ils ont leurs armes. Ils se tiennent prêts à Mais elle ne prenait pas parti.
tout événement. Rien ne la passionnait ni pour ni contre.
Leur attitude impose aux soldats. Dérangées dans leurs plaisirs, plusieurs
Grandmoreau et Bois-Rude arrivent dans femmes firent cependant entendre quelques
ce moment. murmures à l'adresse des soldats, dont la pré-
Ils soutiennent le gouverneur sence suspendait les danses.
complète-
ment ivre et chantant à lue-tête. Tomaho le Patagon ne pouvait voir sans
colère les pointes menaçantes des baïon-
Voyant don Matapan dans cet état, le
comte de Linçourt ne juge pas utile de nettes à deux pas de son ôpiderme. -
L'orchestre était derrière lui.
l'interroger.
Il eût évidemment perdu son temps. R étendit le bras et se saisit d'un lourd
Mais les cinq aventuriers que nous con- pupitre placé devant le chef de musique.
naissons ne furent pas les seuls qui vinrent se Dans la main du géant, ce meuble devenait
une arme terrible, une gigantesque massue.
grouper autour du comte.
Le pupitre tournoya une seconde sur les
Tous les trappeurs et chasseurs des prai-
têtes des soldats.
ries présents au bal se réunirent spontané-
Plus d'un crâne eût été brisé sans un
ment; ils se trouvèrent là cinquante prêts à
faire respecter la foi jurée, et à protéger la geste de la reine qui arrêta net le moulinet
du Patagon.
souveraine indienne contre toute violence.
L'Indienne, avec un calme et tranquille
M. de Linçourt accueillit ce renfort par un
et do joyeuse bien- sourire, dit à M. de Linçourt :
signe do remerciement — Comte, vos guerriers sont sans armes.
venue.
« La lutte serait inégale.
Cependant le lieutenant avait hâte d'ac- — Que nous fait le danger !
répliqua le
complir sa mission. comte avec un généreux élan.
R se sentait soutenu. « Il ne sera pas dit que nous ne vous au-
Le gros des gens dos prairies n'avait pas rons pas défendue contre les lâches et les
:!'armcs.
traîtres qui menacent votre liberté.
De plus longs pourparlers pouvaient empê- « Reine! ajouta-t-il d'une voix ferme.
cher l'arrestation de la reine. « Moi vivant, vous resterez libre.
11fallait donc agir au plus tôt. « Croyez-en la parole d'un homme qui
A son commandement, les soldats croisè-
méprise la mort et se moque de ce qui peiu
rent la baïonnette et firent un pas en avant. s'ensuivre. »
Les trappeurs accueillirent par un sourd En entendant ces paroles, Tomaho assujet-
grondement cette manifestation hostile. tit dans ses larges mains son pupitre mas-
Instinctivement, chacun d'eux porta la sue.
main à la crosse de son rifle absent. — Comte, répondit la reine, vous êtes
Sauf les compagnons du comte, tous étaient loyal et généreux.
désarmés, par cette bonne raison que les « Je le vois, votre coeur se lit sur votre
fusils étaient aux panoplies. visage.
Par une mesure habile, des soldats s'é- « Mais comme je n'avais pas confiance dans
taient glissés le long des murs et s'étaient em- la parole des chiens de Faces-Pâles de cette
'
parés des rifles et des pistolets. i ville, mes guerriers veillent, et leur pré*
Pas le moindre revolver, pas même le ma- j senco... »
84 L'HOMME DE BRONZE

Un brusque commandement du lieutenant « Inspirée par le Maître de la vie, j'avais


à ses soldats interrompit la souveraine des ]
prévu vos projets et j'ai pu les déjouer.
Indieua. « Rien ne s'oppose à ma vengeance I
-•- Allons! assez de « Un signe de moi, et le massacre com-
paroles!
« Emparez-vous de cette femme. » i
mence ! »
L'officier lui-même s'avança et posa la Un long frémissement parcourut la foule,
main sur l'épaule nue de la reine. irépondant aux menaçantes paroles de la
Celle-ci tressaillit au contact. isouveraine des Peaux-Rouges.
Elle tira des plis de sa robe un petit sif- Nul ne bougea.
flet retenu par une chaînette d'or. La terreur planait sur la population et sur
Ce sifflet .avait été fabriqué avec un os les soldats affolés.
humain; les taches couleur de rouille qui le Le gouverneur, don Matapan, qu'avaient
marbraient dénonçaient sa provenance. lâché Grandmoreau et Sans-Nez, était tombé
La reine porta le minuscule instrument à sur un banc, et l'on entendait ses ronflements
ses lèvres. Aussitôt un sifflement aigu, per- sonores, qui troublaient seuls le silence de
çant, strident, coupa l'air avec une incroya- mort dont fut suivie la déclaration de la
ble puissance. reine.
Les dernières vibrations n'étaient pas Elle parla en souveraine.
éteintes que les portes et les fenêtres de Elle agit en Indienne.
tous les salons s'ouvraient avec fracas; les Elle fit un geste.
carreaux volaient en éclats avec un bruit que L'Aigle-Bleu et une trentaine d'Indiens
couvrirent aussitôt les clameurs de la foule. sautèrent dans la salle et vinrent, se ranger
Des centaines de Peaux-Rouges, tatoués autour de leur reine.
— Que cet officier soit
et costumés en guerre, faisaient irruption prisonnier ! dit-elle
par toutes les issues, en poussant d'épou- à ses guerriers.
vantables cris. Elle désignait le lieutenant.
Il y eut un moment de panique impos- C'était peut-être le seul de tous les mili-
sible à décrire. ciens qui eût quelque énergie.
Hommes et femmes couraient follement, Le comte l'avait remarqué.
ihcrchant à s'échapper ; mais toute évasion Il intervint.
était impossible : pas une ouverture — Celui-là, dit-il, n'est qu'un instrument;
qui ne
fût gardée par vingt Indiens armés jusqu'aux il n'est pas le vrai coupable.
dents, et ne paraissant pas disposés à laisser « U a obéi à un ordre. »
forcer le passage. La reine fronça le sourcil, hésita un mo-
Pas un toutefois ne tira. ment, pour lutter contre un sentiment de
Le tumulte s'apaisa peu à peu. fierté blessée, et dit à M. de Linçourt :
Un morne silence lui succéda bientôt. — Je sais discerner, comte, ce qui est
Silence de stupeur et d'effroi. bien de ce qui est mal.
La reine, superbe et hautaine, jeta un « Je sais surtout ne- pas juger trop vite
regard de dédain à l'hostile soldatesque, des intentions.
tout à l'heure menaçante, à présent réduite « Je sais ce que je vous dois pour la pro-
à l'impuissance et à l'humilité. tection que vous vouliez m'offrir.
Elle dit : « Je sais aussi quels sont mes devoirs vis-
— Confiante dans les paroles de paix qui à-vis des coupables. »
m'ont été portées au nom des habitants Le comte se mordit les lèvres, pâlit, re-
d'Austin, je suis venue pour partager les cula de quelques pas, et conserva de cette
joies delà réconciliation. leçon une impression ineffaçable.
« La trahison et la perfidie m'ont ac- Cependant la reine interrogea le lieutenant
cueillie, •i en
espagnol.
LA REINE DES APACHES 85

— De qui tenais-tu l'ordre de m'arrêter ? Cependant la reine le chercha des yeux,


demanda-t-elle. d que l'on eut emmené le prisonnier et que
dès
— Du capitaine Tomassi, répondit le li calme fut revenu.
le
lieutenant très-nettement. Elle ne vit que Tête-de-Bison.
Elle donna un ordre à l'Aigle-Bleu, qui le D'un regard, elle l'appela.
communiqua à ses Indiens du dehors. Le vieux trappeur s'approcha.
Ceux-ci avaient désarmé tout le bataillon — Chasseur, demanda-t-elle, savez-vous où
et le tenaient prisonnier. c le comte?
est
Un instant plus tard, Tomassi, l'ingénieux Tête-de-Bison était fort embarrassé.
auteur de la trahison, était devant la reine. — Je crois, dit-il, qu'il se promène dans
— De 1 salles.
les
qui as-tu reçu l'ordre de m'arrêter?
lui demanda-t-elle comme au lieutenant. — Je désire lui parler.
— Du gouverneur! dit Tomassi sans scru- — Alors je vais le chercher.
pule. ... La reine, assise, entourée de gentle-
En ce moment, les ronflements de don Ma- i
men et de caballeros, attendit...
tapan protestèrent. Le bal se continuait avec un entrain tel,
— Tu mens ! ,dil la reine, ique l'on eût dit que rien ne se fût passé.
Et sans plus s'attarder à cet incident : La population était ravie d'en être quitte
— Cet officier est un misérable traître ! ;à si bon compte.
s'écria-t-elle. La vie de Tomassi lui importait peu. i,
« Il est le coupable. Cet officier n'était pas d'Austin.
« 11 sera torturé demain, au soleil levant, Favori du gouverneur, insolent, hautain,
dans mon camp. » exigeant, il n'avait point d'amis et ses enne-
Puis royalement : mis étaient nombreux.
— J'ai dit! Donc, point de sujets de tristesse.'
« Que votre fête continue. Les Apaches, mêlés à la foule, un peu par-
« J'ai entendu des voix reprocher la tra- tout, se mirent à eSquisser des danses indien-
hison aux soldats. nes de caractère.
« Je remercie la population et je lui prou- Tomaho leur donnait l'exemple.
verai sous deux jours ma reconnaissance. Il leur prouvait que les pas nationaux des
« Mes guerriers sont ici ; qu'ils y restent. Peaux-Rouges peuvent s'exécuter sur des
« Les Apaches savent danser et ils sont i airs européens et sont cousins germains du
maintenant vos amis. cancan.
« D'eux, ne craignez rien ! Ce renfort de danseurs quintuplait l'anima-
« Un homme seul, celui-là, mourra. tion delà fête.
« A tous les autres, je souhaite le plaisir et Autour de la reine, un cercle d'admira-
la joie. » teurs.
En ce moment, Tête-de-Bison disait au Mais le comte ne paraissait pas.
comte : . Les Mexicains ont reçu des Espagnols des
— Quelle femme ! traditions de galanterie précieusement con-
« Comme elle arrange bien les choses ! servées.
« Monsieur le comte, n'oubliez pas qu'elle Des caballeros fort distingués font leur
est à vous. cour à la charmante Indienne ; elle les écoute,
« Voilà une conquête qui fera de l'honneur étonnée du ton et des manières de cette so-
à tous les gens des prairies. ciété européenne qu'elle juge supérieure à
— Peuh ! fit le comte avec dédain. la sauvagerie des tribus,
« Elle est beaucoup trop mal élevée pour i Elle entrevoit tout un monde inconnu.
lue je me commette avec elle. » | Le fils d'un riche haciendero se risque à
Et il tourna les talons. i l'inviter.
Be ce moment, il ne parut plus au bal. \ Elle accepte.
86 L'HOMME DE BRONZE

Mais en valsant son regard est voilé, et — Je vous l'assure.


Tête-de-Bison, qui est revenu, se dit que la La reine détacha une broche de brillants
reine, au bras du Mexicain, pense au comte de sa parure et la tendit au Trappeur :
qui lui tient rigueur. —- Tiens ! lui dit-elle.
La valse terminée, il s'approche; mais « Que ce soit un gage d'amitié! »
comment parler de M. de Linçourt devant Le Trappeur se sentit touché et poussé ù
tant de monde qui peu à peu s'est réuni au- tout dire :
tour de la reine? — Si fit-il.
j'osais!...
Elle se lève, prétexte qu'il fait une chaleur — Ose donc!
étouffante, et, sur dix bras qui s'offrent, elle Il hésitait uu peu.
prend celui de Tête-de-Bison qui ne se pré- Mais il vit, sous la clarté de la lime, cette
sentait point. femme palpitante, suppliante, émue, in-
Elle l'entraîne dehors. quiète, passionnée.
Tout le monde envie le bonheur du vieux Et il risqua la question qui lui brûlait les
Trappeur, qui se sentait un peu embarrassé lèvres :
d'être le cavalier d'une si jolie femme. — La Vierge cuivrée, demanda-t-il,
Comme il le disait plus tard, « il avait l'air aime-l-clle, oui ou non, le comte?
d'un ours conduisant une antilope. » La reine ferma les yeux, se tut, et le silence
Ils sortent. permit au Trappeur d'entendre les battements
On ne les suit pas, par discrétion. de ce coeur de femme qui soulevait le sein
Ils sont seuls sur une espèce de terrasse violemment.
dominant la campagne. Le Trappeur n'insista pas, étant suffisam-
La reine n'ose pas questionner le Trap- ment éclairé.
peur; elle sent que son rang, son sexe, les — Par l'Esprit des mondes! dit la reine,
coutumes européennes lui imposent la ré- parle donc !
serve. Et entraîné par cet appel, auquel elle joi-
Et c'est Tête-de-Bison qui, d'un air fort gnit un pressemont de mains qui le fit frémir
gêné, dit le premier : d'aise, tant l'attraction magnétique de celte
— J'ai couru partout. femme était puissante, Grandmoreau lui
« La reine me croira si je lui affirme que dit :
j'ai bien cherché. — Il est parti.
« Le comte est parti. » « Vous l'avez froissé.
Tout à coup reine, rang, dignité, dissimu- — Moi ! lit-elle avec explosion.
lation féminine, pressentiment des usages, (( Je l'ai froissé !
tout s'efface ; l'Indienne apparaît. — Oui.
Elle saisit les mains du Trappeur et lui dit « Il me l'a fait comprendre.
avec anxiété : —
Qu'ai-jo fait?
— Tu ne sais pas feindre, chasseur ! — Vous ne vous souvenez donc
pas de ce
« Tu pourrais me dire quelque chose et tu que vous lui avez dit à propos du lieute-
ne le dis pas. nant?
« Parle donc! Elle se rappela cette scène.
« Qui sait si ma reconnaissance ne te sera — Oui, dit elle d'un air sombre, je com-
pas précieuse un jour? » prends qu'il se soit offensé.
Dans les situations nettes, le Trappeur se * Mais j'étais froissée moi-même par son
sent à l'aise. intervention devant mes guerriers, qui sont
H est franc du collier. fiers et braves !
— Là, j'aime mieux cela! fait-il. . « Mais je suis souveraine!
«Vierge cuivrée, écoutez-moi. « Mais tout un peuple m'obéit !
« Au fond, je vous aime bien. — ...Et lui n'obéit à personne! riposta
— Dis-tu vrai? Grandmoreau.
LA REINE DES APACHES 87

— ObJ je sens qu'il est indomptable. ! C'était un grand et beau jeune homme, de
«Mais je désarmerai son orgueil. fière mine et du noble aspect.
« Je calmerai sa colère. H portait le costume élégant d'un habitué
— Cela me paraît difficile. de ce café de Paris dont le comte redoutait
— Tu crois?... tant les railleries.
— Je pense que jamais il n'oubliera... Le visage avait une expression austère,
Le Trappeur exprimait avec l'accent le plus dure et hautaine.
sincère sa conviction profonde. Mais il était impossible de rencontrer
La reine le comprit. profil plus aristocratique.
Alors la lionne, en elle, reparut brusque- Ses traits rappelaient ceux de l'Aigle-Bleu,
ment; ce fut un éclat de colère sauvage. mais avec une sorte d'affinement européen.
Le Trappeur en fut effrayé. C'était la même tête d'oiseau de proie do
1511epoussa un cri de fauve blessé, se tor- haute race, le même regard perçant, le mémo
dit les mains avec rage, puis, l'oeil sanglant, front élevé et fuyant au sommet par une
le visage bouleversé, elle rugit littéralement : courbe élégante.
. C'était étrange... Il y avait quelque chose d'imposant et
En pleine lumière, sous la lune étinec- d'auguste dans ces traits, qu'une vive dou-
lanfc, elle lançait des imprécations véhé- leur contractait en ce moment.
mentes, d'un caractère grandiose par l'ex- Longtemps l'étranger demeura rêveur et
pression. cloué au sol.
Grandmoreau, qui comprenait l'indien, ra- Enfin il se glissa le long de la muraille,
conta depuis qu'elle maudissait le comte, le se mit hors de portée du regard de la reine,
vouait aux volcans, aux cataractes, aux croisa ses bras sur sa poitrine et murmura
océans, aux abîmes incommensurables ! ces mots :
Elle évoquait la tempête, le feu, les mon- — Le sort est fatal !
tagnes pour anéantir le comte. « Deux fois déjà les destins ont jeté cet
Elle semblait une prophétesso en lui pré- homme sur ma route.
disant d'effroyables supplices. « Le comte de Linçourt mourra... »
Les cheveux épars, flottant à la brise, le Puis avec un sanglot étouffé :
geste terrible, le regard flamboyant, le front — Elle l'aime...
menaçant et inspiré, elle faisait frissonner le « Et j'étais loin d'elle!... »
vieux chasseur. Il médila un instant encore.
Enfin, brisée par celle explosion de ma- Enfin il releva la tête.
jestueuse fureur, elle tomba épuisée sur un Le calme et la résolution avaient, rem-
banc de pierre. placé la tristesse.
La tête appuyée sur la main, accoudée à la Il siffla longuement.
balustrade de la terrasse, elle laissa errer sa Un cheval accourut en hennissant joyeu-
pensée dans l'espace et. se perdit dans des sement.
songes sans fin... L'étranger sauta en selle et disparut, con-
Le Trappeur se retira sans bruit. tournant les murs d'Austin...

CHAPITRE X CHAPITRE XI

D'UNSINGULIER
INCIDENT RÉALISE
OUL'AIGLE-ULEU LEl'KOVEIillli
: CEQUR
FEMMEVEUT,DIEULEVEUT
Au pied du mur de cette terrasse, debout,
invisible au milieu d'un bouquet d'arbustes, Au bal, personne, après un moment, ne
se tenait un homme. s'était occupé de la disparition du comte et
Il avait tout entendu. de la reine.
88 L'HOMME DE BRONZE

Personne, excepté mademoiselle d'Eragny Il se disait que faire oublier ses rancunes
peut-être. à l'Aigle-Bleu ne serait pas d'un maladroit.
Mais elle fut bientôt distraite de sa préoc- Il manoeuvra en conséquence.
cupation. — Mon frèro le sachem, dit-il
après uno
Elle remarqua, debout, immobile, pareil à libation copieuse, me paraît, moins haineux
une cariatide, un Indien qui la contemplait, qu'autrefois.
plongé dans une sorte d'extase. « Je l'en félicite. »
: C'était l'Aigle-Bleu. ; Le sachem tressaillit.
Tête-de-Bison, qui venait de quitter la — R y a trêve, dit-il.
reine, fut frappé de l'expression, des traits — C'est vrai, fit Grandmoreau.
du sachem. ;: « Mais cette'trêve ne pourrait-elle devenir
— Par mon riflé! se dit-il, encore du nou- la paix?
veau et des complications! .'...-' — Peut-être! fit l'Indien.
' « Voilà colombe.
l'aigle qui admirélà .— A quelles conditions?
« Gare à ses serres! 1 —Nous tard.
verronsplus
« IL y*aura quelque enlèvement. », Puis brusquement :
Le vieux' chasseur n'augurait rien de bon — Je vois
que, malgré ma défaite, le
de tout ce qui se passait. : ..'..-.-..;
Trappeur comprend que ma flèche est tou-
C'était toutefois un homme avisé et. pru-
jours dangereuse, reprit l'Indien.
dent, capable de prévoir de longue main et Grandmoreau, en habile homme, flatta
de se préparer, en. cas dé naufrage, une
l'orgueil du chef.
planche de salut, voire deux. — On
: — Je! suis assez bien avec la reine, pensa-, peut être vaincu, dit le chasseur,
quand on lutte contre un adversaire dont on
t-il, cela peut servir. no connaît pas les moyens de combat:
« Si j'essayais de me mettre au mieux avec
« Si le sachem avait étudié, en Europe,
le frère, ce serait un coup de maître. » sa re-
comme le comte, peut-être prendrait-il
Sur ce, il s'avança vers l'Aigle-Bleu, qui vanche et vaincrait-il à son tour.
parut désagréablement affecté en se sentant — Je vaincrai ! dit l'Indien.
touché à l'épaule, mais qui sourit en recon-
Le Trappeur secoua la tête d'un air de
naissant le vieux trappeur.
— Bon! bonhomie, et dit :
pensa celui-ci. — Ce n'est pas impossible !
« C'est la première fois que ce diable de
« Je suis au comte.
guerrier me paraît aimable. » « Je lui souhaite longue vie et bonheur ;
Et s'adressant à l'Aigle :
— Salut, sachem! dit-il. mais je préférerais le voir ami du sachem que
son ennemi; cela viendra peut-être.
« T'amuses-tu à notre fête ? »
— Jamais!
L'Aigle-Bleu répondit lentement :
— Mon coeur n'est pas triste. Grandmoreau eut l'air de se gratter la tête
Puis il reprit : d'une façon d'homme embarrassé.
— Je désirerais causer avec Tête-de-Bison; I — Tant pis 1 fit-il.
mon frère y consent-il ? « Au service du comte par traité signé,
— Pardieu! oui, sachem. je vois avec regret que la guerre est entre
« Attablons-nous là-bas. lui et mon frère.
« Buvons ensemble. ! — Que t'importe, si ma halle se détourne
« L'eau-de-feu délie la langue. de toi !
— Mon frère dit vrai. « Je t'aimerai peut-être un jour. «
i Et le sachem prit place en face du Trappeur, Grandmoreau n'était pas fâché de se faire
autour d'un buffet. un ami du sachem, mais sa loyauté se révol-
Grandmoreau n'était pas homme à mé- tait à l'idée de trahir le comte.
priser un adversaire. Il était pour les situations nettes.
~TfA REINE DES APACHES 89

Les Trappeurs forment un groupe a part.

H crut que l'Indien en viendrait à lui pro- — Le


Cacique a été bien inspiré) dit l'Ai-
poser quelque marché odieux. gle-Bleu.
— Sachem, dit-il, je t'estime comme un R reprit :
grand guerrier que tu es. — Le Trappeur peut-il me dire si le comte
« Mais, je te le répète, mon coeur est au aime Rosée-du-Matin?
comte. Tête-de-RiSon réfléchit un instant.
« Si tu espérais de moi quoi que ce fût de R ne voulait pas mentir.
nuisible aux intérêts de mon chef, tu aurais — Que mon frère parle sans détour, dit
tort. le sachem, qu'il ne cherche pas de phrases
— Tête-de-Bison est fidèle, ditl'Indien. Je détournées, comme des flèches qui ricochent.
le sais. — Je cherche seulement, dit Tête^dé-Bison,
« Mais il peut servir le comte et m'être à ne rien faire qui ne soit droit et hon-
agréable sans manquer à son devoir et à ses nête, Aigle-Bleu.
serments. « Or, comme j'ai parlé au comte de Rosée-
— Alors, chef, parle. du-Matin, je me demande s'il est bien de
Le sachem baissa la voix. faire connaître sa pensée. »
— Je désire, fit-il, savoir qui est ce lys Le sachem se tut, et attendit.
blanc, là-bas. Tête-de-Bison se décida à dire :
— C'est, dit Grandmoreau, la fille du co- — Ma foi! je ne vois pas d'inconvénients
lonnel d'Eragny. à te révéler la chose.
« Elle se nomme Blanche. « Le comte m'a affirmé qu'il n'éprouvait
« Tomaho l'a surnommée Rosée-du-Ma- que de l'amitié pour mademoiselle Blanche, M
tin. I Et le Trappeur ajouta finement :
L'HOMMEDE BRONZE.— 27 LA REINE DES APACHES,— 12
90 L'HOMME DE BRONZE

— R m'a même juré qu'il ne voulait aimer « Ce serait un bien meilleur professeur
aucune femme. (que moi.
Le sachem parut étonné au plus haut point « Invite-la.
et il se fit répéter cette déclaration, mur- « Je vais te présenter. »
murant après Grandmoreau : L'Aigle-Bleu approuva l'idée d'un geste, et
— Aucune femme ! :, I
Grandmoreau le conduisit auprès de la seno-
Le Trappeur, pour ne pas entrer dans de irita, à laquelle il dit :
— Ma charmante, voici un imitée indien^
plus amples explications, proposa une ëatitê}
et l'on vida une coupe de rhutil.. le frère de la reine.
Mais l'Aiglë-Blëu votllaît d'àtltréS rënstii^ « Il serait raVÎ d'apprcndr'ë la valse avec
giiëmentsi vôtiS; »
— Voilà
qui va bien! fiHL La sënorità se mdtitrà tièrë d'Une recher-
« Pèut-étfè l'amitié tiaitfa-t-elle entre che si flatteuse.
nous, Vieux chàsseuri i Elle lit Uil àëcueil aimable àù Sàchëtiii
— Quoique màbâllë soit aussi jttstë que la Utl ihstant pltis tard, stiruii mot de ÔMtid=
tienne* sachent, dit Graiidmorëati) ce tjUe tu I mérëttU, l'orchestre préludait.
dis nie fait plaisir. ! Le sachem s'êsMy'ait à la taise, S'éldn-*
'
En Ce moment, mademoiselle d'Eragny hait d'avoir confine des dilëS aux pieds, s&
Vëhait d'accepter tihe invitation} et elle j| Ion l'expression dont il se Servît ftVéc Grand-
valsait. 1
i moreall; U s'improvisa ¥al§ëtli*.
Le sachem l'admirait. i — Allons, dit Têle-dë^flisen* ë'ësi llilë vft>
j
14 8ë retourna br'uëquement vers Têtë-de» , catioli de famille.
Bison et lui demanda I « La soeur et lui soill nés pttUr' daiiSë*, Ji
— Ëst-il difficile do danser en tournant !i La valse terminée, le Sttéliëtii fëëeiid'tlisit
ainsi? J sa danseuse en place, lui offrit un anneau
— Non, ma foi ! qu'il détacha de son doigt, la salua et vint
— Pourrais-tu me montrer cela? joyeux vers Grandmoreau.
Le Trappeur se prit à rire. — Mon frère, dit-il, est de bon conseil.
— Moi, Tête-de-Bison, maître de danse ! « Je le remercie.
fc'écria-t-il. « Je me souviendrai de lui. »
« En voilà une bonne farce ! » Et tournant les talons, le sachem s'en alla
Mais le front contracté du sachem lui fit !i gravement vers le grand salon.
changer de ton. — Il paraît, se dit Grandmoreau,
j qu'il n'a
— Ne
plaisantons pas avec cet animal-là, |J pas besoin de moi pour se présenter à ma-
pensa-t-il à part lui. j' demoiselle d'Eragny !
« Je gâterais tout. j « Corne de buffalo ! il va bien, ce garçon-là !
« Mieux vaut flatter sa main. » trop bien !
Et au sachem : <(Mais baste !
— Tu veux valser? « Je n'ai pas lésé les intérêts du comte.
« Viens! | « J'ai agi en tout honneur.
« Je vais te donner un professeur. I « Voilà une haine qui semble éteinte.
« Tu es joli garçon. j « La soirée est bonne. »
« Tu parles espagnol. i Et il regarda comment les choses allaient
« Tu te tireras d'affaire. » ! se passer.
Il emmena le sachem dans une salle Voi- A dire vrai, tout marcha le plus simplement
siiie^ où Sans-Nez se livrait de nouveau à la du monde.
chorégraphie. Le sachem avait remarqué qilè l'on se
— Tu vois, dit Grandmoreau au sachem, ; faisait présenter à sa danseuse-.
cette jeune senorita? | Il vint saluer le coloneL
« Te plaît-elle? j Celui-ci rendit poliment le salut.
LA REINE DES APACHES 91

L'Aigle-Bleu dit alors à M. d'Eragny un !


serais pas éloigné àe croire qu'il ferait un
peu étonné : Igendre très-sortable?
— Tu es chef. Grandmoreau eut un mouvement de sur-
« Je le suis aussi. prise dont il revint vite.

« Tu es de haute race. Suis-je bête ! fit-il.
« Je suis l'enfant d'un grand wigwam. « J'ai cru que c'était sérieux.
— Mais
« Je désire danser avec Rosée-du-Matin | je vous ai dit ce que je pensais...
— Comment ! une blanche comme made-
qui est ta fille. j
« Je crois agir en guerrier loyal en m'a- moiselle d'Eragny à ce Peau-Rouge?
dressant à toi pour lui être présenté. » — J'ai vu, à Paris, un Apache qui est le
M. d'Eragny trouva le procédé irrépro- '. plus galant homme et le plus beau garçon
'
souhaiter sa fille,
diable. j qu'un père puisse pour
— Sachem, dit-il, cette contredanse ter- mon cher Trappeur.
« Si ce sachem voulait passer une annéeou
minée, je me ferai un plaisir de vous être
deux à Paris et vivre de la vie civilisée, je
agréable.
— Et moi, dit le sachem, je remercie un crois que Blanche serait plus heureuse avec
lui qu'avec nombre de gandins de ma con-
grand guerrier français d'avoir bien accueilli
naissance. »
ma demande.
Le Trappeur n'en revenait pas.
La conversation continua entre lp colonel
Il se tut, comme un homme qui a beau-
et le sachem, qui fut parfait de tact et de
tenue. coup de réflexions à faire.
Cependant l'Aigle-Bleu et mademoi-
Si bien que, quand le comte l'eut présenté,
selle d'Eragny valsaient avec un succès sem-
quand Blanche eut accepté l'invitation en
blable à celui qu'avaient obtenu M. de Lin-
rougissant, le colonel dit à Grandmoreau qui court et la reine; on chuchotait eh les sui-
s'était approché :
vant du regard, et l'aristocratie proclamait
— Vraiment, ces Indiens ont d'excellentes
une fois de plus cette vérité :
façons, mon cher Trappeur.
« Celui-ci est étonnant. Que l'on apprend la danse,
— Oh! très-étonnant! dit Grandmoreau Maisque l'on naît valseur.
d'un air énigmatique.
' Tête-de-Bison se posait une foule de
Le colonel chercha à deviner la pensée
questions :
du vieux Trappeur. Il se demandait d'abord si réellement le
— Ecoutez! dit celui-ci allant au-devant
colonel consentirait à marier sa fille à un
d'une interrogation, pas de longues phrases. et il en doutait.
Peau-Rouge,
« Voici ce que j'ai à vous dire. — Plaisanterie de Français! pensait-il.
« Jusqu'ici, point de danger. Mais il se demandait encore :
« Pour cette nuit, rien à craindre. —Rosée-du-Matin aimerait-elle un Apache?
« Il y a un traité. Et il étudiait l'attitude de la jeune fille
« Lareine tiendra fidèlementsespromesses, avec attention.
ainsi que tous les siens. Mais Blanche, les yeux baissés, valsait
« Si plus tard il y a péril, je vous avertirai, avec une décence gracieuse i il était impos-
colonel. sible de deviner ses impressions.
— Ainsi vous supposeriez... Toutefois Tête-de-Bison conclut : ,
— Je suppose qu'un beau jour le sachem — C'est absurde!
vous demandera votre fille en mariage. « Elle aime le comte !
Le colonel sourit. « Elle n'aura jamais la folle idée de pren-
— Savez-vous, Trappeur, dit-il, que si ce dre pour fiancé un Indien, fût-if chef de cent
chef, au lieu d'être un sauvage, portait des tribus! »
habits comme les vôtres ou les miens, je ne Et sur cette opinion nettement formulée,
92 L'HOMME DE BRONZE

le Trappeur prit congé du colonel pour aller — Qu'une femme, dit le Trappeur, sou-
boire, et lui dit en manière de protestation : tenue par un cavalier comme le comte, lève
— On a bien raison de dire que les sol- les pieds en cadence, c'est possible !
dats français aiment à rire. « Que, du premier coup, un homme valse
« Vous vous êtes moqué de moi ! » comme ça, c'est bizarre ! »
Puis, sans attendre d'explications, il s'é- Mais Sans-Nez s'était éloigné.
loigna en riant. En fait, le vieux Trappeur avait raison de
Le colonel souriait, lui. s'étonner.
— Allons, dit-il, je vois
qu'il ne m'a pas H pressentait un secret dans toute cette
compris ; je l'éclairerai une autre fois. aventure.
Plus tard, à mesure que se déroulèrent les
Cependant Tête-de-Bison fut tout à coup
événements par lesquels se termina le bal,
frappé par une idée. Grandmoreau acquit de plus en plus cette
— Voilà
qui me renverse, alla-t-il confier conviction, profonde chez lui, que l'Aigle-
à son ami Sans-Nez.
Bleu avait un frère jumeau qui lui ressem-
— Quoi donc?
blait étonnamment.
— L'Aigle-Bleu
qui danse I
— Eh bien? fit Sans-Nez.
La valse était terminée.
— Et sa blessure ?
Le sachem reconduisit Blanche à sa place.
— Baste ! ils sont de fer.
Il se dirigea vers le buffet, y prit une cor-
— De fer... de fer... Quand on a une ar-
beille de fruits et vint les présenter lui-même
tère coupée, l'on ne peut pas, comme ça, à mademoiselle d'Eragny.
valser le lendemain, mon cher. Cette galanterie du chef fut très-remarquéc
— J'ai vu un Indien amputé du pied et surprit tous les trappeurs et les aventu-
gauche, se battre le lendemain et les jours
riers de la plaine.
suivants et s'en tirer !
— Mais il était à cheval ! Un Apache se faisant cavalier servant, et
offrant de sa main à une jeune fille dos raf-
« Celui-ci valse !
— fraîchissements !
Après tout, une piqûre de couteau, ce
C'était inouï.
n'est pas une affaire.
— Eh ! Sans-Nez ! disait Tête-de-Bison à
«J'ai eu, moi, le mollet traversé d'une
flèche et j'ai fait mes journées son camarade qu'il avait retrouvé.
de marche,
« Es-tu sûr de ne pas rêver?
comme les camarades.
—- Mais tu n'avais pas une artère coupée ! « Moi, j'ai le cauchemar!
« Le sachem est presque aux genoux de
dit obstinément Sans-Nez.
« Mais tu boitais ! Rosée-du-Matin. »
. — A peine. Les trappeurs conservaient à mademoi-
— Celui-ci ne boite selle d'Eragny le nom poétique que lui
pas du tout.
— Ces Indiens ont des baumes dont l'effet avait donné Tomaho.
— La prairie n'est plus la
est surprenant. prairie ! dit
' « Et puis, à moins Sans-Nez.
qu'il n'y ait deux
Aigle-Bleu, je ne vois pas comment expli- « Les Indiens se civilisent.
quer autrement la chose. » « Dans dix ans, ils auront des habits noirs
| Tête-de-Bison secoua la tête et murmura et des chapeaux haute forme.
à part lui : « Vieux Trappeur, nous aurons de singu-
— J'en aurai le coeur net. lières choses avant peu.
« Du reste, j'en parlerai au comte. » — Je le crois! dit Tête-de-Rison avec
Il continua à regarder le sachem avec une ' une conviction profonde.
attention extrême. « J'ajoute : je le crains.
Celui-ci valsait toujours. — Parce ,
| que?...
LA REINE DES APACHES 93

— Parce que toutes ces histoires d'amour « Jamais prophétie n'a été reconnue
amèneront des meurtres. ffausse, jamais !
« On dit que chaque passion, dans la « R est certain que les Apaches verront
prairie, entraîne une chance de mort. i
venir le Sauveur !
« On dit aussi que l'indifférence de qui « Et l'heure est proche.
est aimé le tue ou tue qui aime. — L'heure est proche ? répéta Sans-Nez
« Il y a, selon les deux proverbes, bien des <
d'un air narquois
menaces de sang dans tout ce qui se passe. « Quelle heure?
« Comptons un peu... « Vous êtes amusant, Tomaho !
« La reine aime le comte. « Est-ce à cinq heures dix minutes ou à
— Un ! fit Sans-Nez. sept heures cinq du matin que doit arriver
— Le comte n'aime pas la reine. ce fameux Messie des Peaux-Rouges ?
— Deux l — C'est à l'aube du jour,
aujourd'hui,
— Le sachem adore Rosée-du-Matin.
qu'il se manifestera.
— Trois ! — En chair et en os? fit Sans-Nez.
— Rosée-du-Matin ne se 'mariera jamais — Il se manifestera par un grand prodige
avec un Apache. sur les montagnes.
— Sûrement non ! fit Sans-Nez. « A l'aube, on verra dans l'air, au-dessus
« Elle va s'en amuser un peu ; toute fille des pics de l'Apacheria, apparaître les signes
est coquette. du salut de notre race.
« Puis... bonsoir ! « Un arc et des flèches se dessineront sur
« — Sachem, allez-vous-en. les crêtes.
« Les filles comme nous se moquent des — Un arc-en-ciel ? dit Sans-Nez en riant
sauvages comme vous. » aux éclats.
— Terrible rancune du sachem ! — Vous verrez ! dit Tomaho. <
— Donc quatre ! dit Sans-Nez. — Des blagues ! fit Sans-Nez.
— Plus Vautre. Mais Tête-de-Rison dit gravement :
— Qui, Vautre? — Sans-Nez, tu es encore
jeune.
— Le Jésus-Christ des Apaches. « Tu parles légèrement
« Le Messie ! « Si réellement la prophétie annonce pour
« Le Sauveur ! aujourd'hui le prodige, il aura lieu.
— Tiens! s'écria Sans-Nez, c'est vrai! je « Je parierais cent dollars là-dessus ; tiens-
n'y pensais plus. tu, camarade ?
« Il doit venir un jour, du bout du monde, — Peuh ! fit Sans-Nez
dit la prophétie, un Christ Apache qui don- « Il y a des espèces de charlatans, sor-
nera le salut à toute la race rouge, et qui ciers et faiseurs de tour, dans les tribus, qui
épousera la Vierge aux cheveux d'argent. composent des charmes et autres bêtises de
« Mais... ce calibre pour jeter de la poudre aux yeux.
—... Mais quoi donc, Sans-Nez? s'écria « Ces gens-là s'arrangent toujours pour
Tête-de-Bison scandalisé. que les prophéties aient l'air de se réaliser
« Est-ce que vous refuseriez de croire à d'une façon ou de l'autre.
une prophétie indienne? « Ils feront quelque fantasmagorie au-
— Absolument! dit Sans-Nez qui, en sa matin.
jourd'hui
qualité de Parisien, était sceptique. — Ron ! dit Tête-de-Rison.
— Sans-Nez a tort, dit une voix grave. « Tu as l'air de te moquer des prodiges
C'était celle de Tomaho. pour faire l'esprit-fort.
Et il déclara avec fermeté : « Au fond, tu y crois.
— Mes — Pas du tout! dit Sans-Nez.
pères et les pères de mes pères
ont légué à leurs fils le souvenir des prédic- « Je ne crois qu'à Robert Houdin. »
tions qui s'étaient accomplies. I Et il se moqua de ses deux compagnons,
84 L'HOMME DE BRONZE

tout en glosant sur l'Aigle-Bleu, toujours*. , plus p de batailles voulues par le maître contre
empressé près de mademoiselle d'Eragny. h étrangers, mais de guerres civiles entre
; les
;.
Le sachem, assis près de la jeune fille, eau- ; frères, t les blancs sont sans pitié.
sait en espagnol avec elle. ! « Ils s'égorgent, ils se massacrent, ils se
Le colonel prenait part à cette conversa- !| fusillent f impitoyablement- »
tion, qui semblait fort intéressante à made- j « Pourquoi?
moiselle d'Eragny, car elle mettait beau- « Parce qu'alors chaque soldat se bat
coup de feu dans ce qu'elle disait. i
pour son idée, pour lui-même.
Il s'agissait des coutumes indiennes. « Parce que la haine anime les coeurs.
•— Sachem, disait mademoiselle d'Eragny, | « Nous, Apaches, nous ne voulons pas
vous avez des usages cruels, sanguinaires, cconquérir de terres.
« Vous torturez vos ennemis. « Nous on avons trop.
—r C'est justice, disait l'Aigle-Bleu. « La haine seule nous pousse à la guerre;
« Ils nous torturent quand ils nous pren- ; aussi i la faisons-nous sans pardon. »
nent; ne pas les tuer, c'est s'exposer à tom- !j Et se tournant vers le colonel :
ber sous leur flèche; un guerrier doit se dé- — Le chef français nie-t-il que, dans les
fendre et défendre sa tribu, se femme, ses en- , .duels, les blancs cherchent à se tuer?
fants. « Nie-t-il que la guerre civile entre blancs
— Mais les blancs se battent dans leurs i soit marquée par de grands massacres entre
'
guerres, sans pour cela massacrer leurs pri- frères d'une même race?
sonniers, dit le colonel. |! « Enfin lui-même, étant soldat, ne s'est-
' —=Ce n'est pas la même chose, fit le sa- ; il
pas battu avec des compagnons?
chem avec beaucoup de bon sens. ! « N'a-t-il pas commandé une troupe de
« Les blancs font la guerre pour conqué- cavaliers qui a sabré des gens de Paris, sous
rir des provinces. un roi nommé Philippe? »
« Les chefs blancs veulent commander à Et après avoir formulé ainsi très-nette-
plus de monde. ment, très-logiquement sa pensée, le sachem
« Alors ils attaquent leui's voisins,' et les i se tut, selon la coutume indienne.
guerriers blancs se font tuer par d'autres i II voulait laisser répondre son inlerlocu-
guerriers qu'ils ne connaissent pas, qu'ils ne s i leur.
détestent pas; ils meurent pour que leur Toutefois il souriait.
' chef soit maître d'une
province de plus. Le colonel avait tressailli.
« Mais, au fond, les blancs n'ont pas deÎ , Il se demandait si l'Indien savait sa vie ou
colère contre leurs adversaires. , parlait par induction.
« N'ayant pas de fureur dans l'âme les3 Il avait pâli.
uns contre les autres, ils s'épargnent.. — Sachem, demanda-t-il, vous avez donc
« Parmi nous, c'est différent. entendu parler du roi Louis-Philippe, dans
« On se bat, non pour un territoire, noni vos montagnes?
pour un chef ambitieux, mais parce que lai — Du roi, du colonel d'Eragny et de sa
tribu a reçu quelque grave offense. i| fille, dit l'Aigle-Bleu.
« On se tue parce qu'on s'exècre. !j « Il y a six ans au moins que le nom du
« On §e connaît de peuplade à peuplade ; colonel m'est connu.
chacun a quelque membre à venger. |j' — Et vous savez les particularités de ma
« En revanche, vous autres blancs, vouss carrière militaire?
êtes féroces quand vous vous battez ena — Quelques-unes, oui.
duel, d'homme à homme. . ,; « Je savais aussi que le chef viendrait :
« Nous n'avons que des duels, nous autres, i, j'ai reçu avis de son départ pour Austin il y
car nous avons presque tous dans la tribuu a trois lunes. »
hostile un ennemi personnel. ,i L'étonnement de M. d'Eragny et de
H Enfin je sais que quand il s'agit, nonn Blanche fut profond.
LA REINE DES APACHES

Mais un souvenir vint à leur esprit en A ces mots, mademoiselle d'Eragny, qui
~
même temps. n
n'avait amené la conversation que pour in-
— Je comprends ! dit le colonel. t
tercéder en faveur du malheureux capitaine}
« Ce chef indien que nous avons vu à Pa_ ' d avec un profond soupir :
dit
— Il est
ris est de vos amis. pénible de penser que nous dan-
— C'est mon cousin; dit l'Aigle-BléU. ' sons
s ici, lorsqu'au lever du jour un homme,
— J'ai eu avec lui la même discussion r
même coupable, sera brûlé!
qu'avec vous. ; Le sachem parut frappé de cette réflexion
— Je le sais, dit l'Apache. c
dite fort tristement.
— Est-ce
— Et il
y a prêté assez d'importance pour > que Rosée-du-Matin j dèmanda-
vous en écrire? t avec un air de soupçon singulier, s'inté-
j t-il
—- Il m'a écrit cela et beaucoup d'autres ; resse
i à cet officier?
particulièrement
choses* fit le sachem. Le mot particulièrement ou plutôt son équi-
« Mais je désire que ma langue so taise i
valent fut souligné ; car nous devons dire que
sur ce sujet. ( ne fut pas l'expression
ce exacte qu'employa
« Le colonel me permettra de n'en plus ; l'Indien. 1
Il traduisit littéralement la locution in-
parler. »
M. d'Eragny s'inclina, quoique dévoré <
dienne, qui signifie à peu près la même
ichose, mais qui a plus d'énergie.
par la curiosité.
Blanche cachait de son mieux une émotion j 11 dit :
très-vive. — Est-ce que les paroles de Rosée-du-Mâ-
Le sachem reprit : tin ont des racines dans le coeur de cet officier ?
— Si
je ne dois point continuer à causer j Mademoiselle d'Eragny, sans saisir exac-
de celui qui aime le colonel et qui en parle j| tement le sens de ces mots* proteôta qu'elle
avec éloge, je puis cependant demander ce '< ; n'avait jamais vu le prisonnier.
que pense le chef français des réponses que j — C'est un inconnu pour moi, dit-elle.
j'ai faites sur la vengeance et sur la guerre. « Mais l'humanité me commande de re-
— Sachem, dit le colonel gravement, il
gretter sa mort. »
n'est que trop vrai que j'ai eu des duels. Le sachem parut fort joyeux et dit très-
« J'avoue également que j'ai, dans ma : vivement :
jeunesse, pris part à des guerres civiles et !! — Je suis heureux que le génie des bo?mes
réprimé l'émeute dans le sang. , j\ heures me donne l'occasion d'être agréable à
« Je n'ai dans ma vie de remords que pour ij ma soeur.
avoir tué Un adversaire, l'épée à la main, à « Je tâcherai de sauver le prisonnier. »
la suite d'une querelle, et montré trop d'ar- i — Vraiment, sachem? fit mademoiselle
deur contre la population révoltée. !j d'Eragny enchantée.
« J'ai d'amers regrets de ce passé !» ! « Vraiment, vous obtiendrez la grâce de
j
Le sachem sembla surpris. Ij ce capitaine?
Le colonel reprit : 'j « Je vous en serai très-vivement recon-
— Les haines, les vengeances sont déplo- '
\' naissante et je proclamerai partout que l'Ai-
râbles, et je condamne les exécutions, les fu- ; glo-Bleu sait pardonner.
sillades inutiles, les tortures infligées aux '\ — Que Rosée-du-Matin ne se trompe pas,
prisonniers... ji dit le sachem.
« Tenez, l'officier '
sachem, je méprise « Qu'elle sache que c'est à cause d'elle
j'
déloyal qui a voulu trahir la reine, mais je ! seulement, et pour lui épargner un ennui,
suis navré du sort qui l'attend. !: que je vais parler à la reine en faveur de ce
« Je me demande comment vous, homme misérable traître.
de coeur, je le sais, capable de délicatesse et « Ce supplice paraît être pour ma soeur
de générosité, vous laisserez commettre ce comme un caillou pointu sur un sentier;
ûieurlre. » j'ôle le caillou. »
96 L'HOMME DE BRONZE

Et le sachem se leva. d'un ton d'impatience, en langue indienne.


—- R faut, dit-il,
que nous allions trouver —Une faveur 1 dit le chef.
la reine. — Mon frère doit se souvenir, fit la reine,
.« L'aube va se lever. » que mon coeur est fermé pour lui,-depuis le
Puis, avec une émotion extraordinaire, jour de ce combat que je désapprouvais.
qui
secoua tout son être comme le vent secoue L'Aigle-Bleu regrette qu'il en soit ainsi,
la feuille : fit le sachem.
— dit-il, va commencer l'ère « Il a soutenu l'honneur de la tribu et il a
Aujourd'hui,
nouvelle, l'ère de salut. bien fait.
— le Sauveur des Indiens va « R n'a pas à courber la tête sous la honte
Aujourd'hui
se manifester par un signe prodigieux. et il porte le front haut.
« Aujourd'hui commence la revanche des « Puisque la reine ne veut pas l'écouter,
Peaux-Rouges contre les Visages-Pâles: »
l'Aigle-Bleu parlera aux sachems, dans le
Le colonel fut frappé du son dont ces pa- conseil, après l'apparition des signes.
roles ^furent prononcées. — Les signes! fit la reine. Les verrons-
— Que voulez-vous dire, sachem?--de-
nous jamais?
manda-t-il; — Ma soeur en doute?...
— Que le colonel et sa filïo me suivent et — Oui, dit-elle résolument,
j'en doute.
ils verront! — Peut-être la reine a-t-elle
pour cela d'é-.
Sur cette invitation, le sachem :prit son tranges raisons, dit amèrement le sachem,
sifflet, fait d'os humains; il en tira un sondes raisons désolantes pour nous.
prolongé. La Vierge se leva frémissante.
Un Indien accourut. — Je suis, la reine ! dit-elle.
Le sachem lui dit quelques mots à l'oreille « Je commande !
et le Peau-Rouge disparut. « D'où vient que l'Aigle-Bleu ose surveiller
— Venez ! dit alors l'Aigle-Bleu au colonel mes actes et mes pensées?
et à Blanche. — Depuis que, dans ton coeur de vierge,
Et il sortit du bal accompagné par eux. est né un désir de femme, dit le sachem.
Et il fit fièrement quelques pas en arrière
en disant :
CHAPITRE XII — J'attendrai les signes.
Mais la reine avait aperçu le groupe qui se
LE PRODIGE tenait près d'elle.
Elle reconnut mademoiselle d'Eragny.
Quelques instants plus tard, sur la terrasse Depuis que Tête-de-Bison lui avait juré que
où la reine méditait assise, et derrière elle, le comte n'avait pour Blanche que de l'amitié,
se tenait un groupe formé de l'officier pri- la reine ne se sentait plus de colère contre la
sonnier, de mademoiselle d'Eragny, du sa- jeune fille.
chem et de quelques autres personnes. Elle ne voyait pas en elle une rivale, mais
Là reine, plongée dans ses rêveries, n'avait une femme ayant de l'influence fraternelle
rien entendu. sur le comte.
Le regai'd perdu dans l'immensité des Elle s'avança donc vers Blanche et lui de-
cieux, elle semblait insensible à tout ce qui manda en espagnol :
l'entourait. — Que veut Rosée-du-Matin de la reine
L'Aigle-Bleu s'avança et, du doigt, toucha , j des Apaches?
son épaule. i — La grâce de ce prisonnier, dit Blanche
Elle retourna la tête, mais sans changer de i en s'inclinant respectueusement.
position. I « Ce serait vous honorer à jamais que de
Le sachem s'était incliné. l'accorder, reine.
— Que veut l'Aigle-Bleu? • — Est-ce la même faveur
demanda-t-elle, , que demandait
LA REINE DES APACHES 97

Ils assistèrent à un spectacle duue puissance incomparable.

l'Aigle-Bleu? fit la reine souriant soudain. touché mon coeur par sa prière ; je fais
— C'est la même, dit le sachem. grâce.
La reine jeta un malicieux regard sur son « Que cet homme vive ! »
frère et lui dit en langue apache, pour ne pas L'officier mexicain se jeta aux pieds de la
être comprise d'autres que de lui :. reine, que tous les assistants acclamèrent.
— Il est né dans ton coeur
d'Apache un Mais d'un geste' elle imposa le silence, et
désir pâle ! montrant l'horizon :
Elle lui rendait son reproche. —Bientôt, dit-elle avec une solennelle
Mais le sachem protesta. tristesse que tous remarquèrent, bientôt le
— La reine, dit-il, ciel va s'enflammer aux cimes neigeuses de
juge trop vite! Je com-
prends ce qu'elle veut dire et je lui annonce nos montagnes.
qu'elle rougira de ses paroles. « Des prédictions sont faites.
Puis, après s'être bien assuré que personne « Mes tribus attendent l'heure du grand pro-
de ceux qui étaient autour de lui ne sem- dige.
blait comprendre l'indien et baissant la voix : « S'il paraît,^ l'heure des destins aura sonné
— pour moi, »
Lorsque la reine, ajouta-t-il, saura le
but des actions de l'Aigle-Bleu, elle regret- Elle soupira profondément.
tera ce qu'elle vient de dire. Sans doute l'Aigle-Bleu jugea que sa soeur
Cependant les spectateurs de cette scène en n'avait pas été assez affirmative, car il ajouta
attendaient le dénouement avec une certaine d'une voix ferme, avec un geste énergique :
anxiété. . — Que les Visages-Pâles en soient cer-
La Vierge mit fin à leur inquiétude : tains, le signe sera vu de tous éclatant et ra-
— Ma soeur Rosée-du-Matin, dit-elle, a dieux dans le ciel en feu.
L'HOMMEDE BRONZE.— 28 LA REINE DESAPACHES.— i3
L'HOMME DE BRONZE

La reine sentit comme un reproche dans « Je me gardai bien de le contredire


ces parole», mais elle ne le» releva point, a
avant que son dernier baril fût vide.
et après avoir promené un long regard sur « Qu'est-ce que ça me fait, à moi, ce pro-
peux qui se trouvaient sur la terrasse, pomme èdige des Indiens?
n\ elle y enerebalt quelqu'un, ne le trouvant « Il ne me concerne pas,
pas, elle s'assit découragée à la piace qu'elle « J'attends en curieux, voilà ! »
— Il a raison, dit Bois-Hude frais comme
occupait d'abord,
In ee moment, les gens d'Austin remar- \
une rose et ferme comme un roe=
quèreut que tous les guerriers d'escorte, au On eût dit qu'il n'avait pas bu môme un
nombre de plu» de cinq ponts, se glissaient fsimple gi'og.
— Moi, continua-t-H,
silencieusementsuri» tertre qui dominaiti» je suis catholique,
terrasse, I iet j'ai vidé un baril de rhum à un missjpn-
Au loin, dans Vombre, sur un» éminence inaire protestant qui me contait ses sornettes
voisine do 1» ville, ou entendait un bruit de t voulait me rebaptiser.
et
roaroho qu'apportait la brise, « Quand la dernière goutte fut dans mon
^es trappeurs, excepté ïe comte, se trou- igosier, Je lui dis i « Nous recauserons lorsque
valent réunis à quoique vingt pas de la reinp, vous aurez encore un fut de Jamaïque de
Ils éeoutaienL petto marque-là, «
— Ge sont les « jl n'y aurait pour moi qu'un prodige
Apaobes qui se massent
sur la colline, dit Grandmoreau. Sérieux,
« p,a )à ils distinguent les cimes, ™, lequel? fit SansJNe*,
Godl dit Purgb nn peu ivre à la — Une bouteille pleine quand
^By toujours
suite du rude combat livré an gouverneur, i même on se la viderait tout le temps dans
l>y tîod I ie crois que nous allons assister à le bec,
quelque chose de bizarre et de particulier. | — J'ai vu cela! dit Sans-Nez.
« Tomaho, ne vous mettez pas devant , <cRobert Houdin montre tous les soirs
mqi, mon vieux camarade. , aux Parisiens la bouteille inépuisable.
« Quoique je voie un peu double, vous « Elle fournit de toutes les liqueurs.
m'empêcheriez de rien distinguer, et vous — Sans-Nez, si tu ne plaisantais pas, je
êtes si grand, que vous apercevrez le phé- m'embarquerais demain pour la France et
nomène par-dessus toutes les têtes. j'irais acheter son secret à ce Robert.
— Tu autant de peaux de
y crois donc, toi, un Anglais de « Je lui donnerais
Londres, à cette blague-là ! fil Sans-Nez tou- castors et de sacs de poudre d'or qu'il en de-
jours sceptique et railleur. manderait pour me vendre sa recette.
— Je crois... sans croire... — Imbécile !
goddam!
« Quand ma bourse n'est pas intéressée « C'est un tour de physique amusante.
dans une affaire et qu'un spectacle est gra- — Amusante en effet, si les liqueurs sont
tis, je me le paie- bien dosées et de bon àloi.
« Si c'est réussi, je crie hurrah et j'ap- — Taisez-vous donc ! dit Tête-de-Rison.
plaudis. « Le jour va poindre.
« Si c'est — Tiens ! ce vieux buffalo qui veux nous
manqué, je grogne et je siffle.
— Enfin crois-tu ?
couper le sifflet! protesta Sans-Nez.
— Ai-je
quelque chose à gagner en niant? « Est-ce que parler empêche de voir?
« Alors je nie. « Tu en seras pour tes frais de grogne-
« Ai-je avantage à affirmer, alors j'affirme ment, désagréable animal.
avec force et conscience. « On ne verra rien.
« J'ai connu un missionnaire catholique « Et si l'on voit!
qui avait d'excellent vin de France et qui « Croiras-tu?
m'en versait rasade en me convertissant à —- Je croirai vous
que toi et un imbécile,
son culte. faites deux crétins.
LA RËINÈ DÈS APACHES

« Des blagues indiennes, des diableries, l'i


l'espace», puis retomba s'émiettant sous
des fantasmagories indiennes, oui! 1';
l'action dévorante d'un volcan qui l'avait
« Voilà ce qui peut apparaître. s(
soulevée.
« Mais des miracles».. des vrais! ;. jamais» ; » Un torrent de feu s'échappa en gerbes
» éi
éblouissantes du cratère qui venait de s'im-
jamais!..
En ce moment, un cri de surprise, suivi p
proviser, et les spectateurs de cette scène
d'un murmure immense, puis d'un silence g
grandiose assistèrent à une éruption d'une
profond, fit taire Sans-Nez. p
puissance incomparable et d'un éclat ful-
On avait vu une lueur immense fendre ggurant.
lo ciel, le teindre en rouge sang, pâlir et dis- Les Apaches eux-mêmes, qui s'attendaient
paraître, à des miracles j furent frappés d'une crainte
Sous cette clarté étrange, brutale, à nulle ssuperstitieuse et se turent, cloués au sol par
autre comparable, tout le panorama des 1; surprise.
la
montagnes et de la plaine avait resplendi, La terreur planait sur la foule.
empourpré de reflets sanglants. On entendait^ de dix en dix minutes, le
La population d'Austin, groupée d'un j
bruit sourd de détonations qui» à cinquante
côté de la terrasse, semblait terrifiée d'éton- ; lieues j de là» sur le théâtre du cataclysme,
nement. j devaient
£ être épouvantables.
Les Indiens d'escorte brandirent leurs ar- ! Toutes les oreilles se tendaient Vers ces
mes et saluèrent silencieusement le prodige; ! ibruits
formidables* et dans les intervalles
leur tribu, sur l'éminence, poussa des excla- i régnait un silence de mort.
mations d'enthousiasme.
Mais une voix gouailleuse, ad timbre pari-
Ils y répondirent bruyamment. i
'sien, cria cette protestation contre la crédu-i
Tête-de-Bison, posant la main sur l'épaule lité de tous :
de Sans-Nez, lui dit : .
! — Pour être réussi, ça l'est. Mais gare
— Eh bien! face de chien mordu, mon- \
I àtix ' manches de fusées qui vont nous re-
sieur de Sans-Sourcils et de Nez-Coupé, !
i tomber sur la tête !
qu'est-ce que tu en dis? !
— J'ai vu mieux que ça à Paris, du haut du i' Sahs-Nëz persistait dans son idée d'utt feu
d'artifice gigantesque.
Trocadéro, vénérable ganache ! dit Sans-Nez ;''
— Tais-toi ! malheureux ! dit Tête-de-
avec mépris.
« Si c'est là tout le feu d'artifice, c'est j Bison avec autorité.
| « Tais-toi!... Les Indiens vont t'échârpér,
mesquin.
— Bon ! bon ! fit Tête-de-Bison. si tu continues.
— Mais puisque
« C'est pour avoir l'air |I je dis que c'est réussi,
« Mais tu comprends bien que ce n'est ;• leur petite fête de famille !...
— Tiens ! tu me fais bondir !
pas naturel, mon garçon.
— Au diable ! fit Sans-Nez. « N'as-tu doùc pas senti la terre trembler
'
« Tu es trop crédule. sous nos pieds ?
« Je me charge de te faire prendre une . — C'est un coup de mine.
vessie pour le soleil. » ij — Que l'on sentirait de cinquante lieues
En ce moment, une commotion violente, !. d'ici...
inouïe, pareille à un tremblement de terre, '. — Pourquoi pas?
lit vaciller le sol à ce point, que John Burgh i « En y mettant la poudre nécessaire ?
'
«n perdit l'équilibre. —C'est insensé!...
j
H se rattrapa à Tomaho en maugréant; j — Possible...
d'autres furent moins heureux et tombèrent. | « Mais le grand Vacondah des Indiens vien-
La foule était sous le coup de l'épouvante |\ drait en personne se montrer devant moi et
lorsque, la plus haute crête des montagnes jI je le toucherais de mes mains, je le verrais
tut projetée à une distance prodigieuse dans de mes yeux, je l'entendrais de mes oreilles
100 L'HOMME DE BRONZE

que je lui dirais à lui-même, en face, qu'il Cette fois le saisissement de la multitude
n'est qu'un vieux farceur. fut profond.
« Et voilà! Cette ombre mystérieuse glaçait d'épou-
« Les sens, ça peut tromper. vante les âmes les mieux trempées.
« On a la berlue, les yeux qui papillotent, Il y avait dans ce qui se passait quelque
les oreilles qui bourdonnent. chose de vraiment incompréhensible qui
« On à le mirage. s'imposait; car la réalité vous pénétrait par
« On a les charlatans, les savants, les tous les pores.
monteurs de coups, comme Mahomet, qui se On se fût cru au dernier jour des mondes.
disent prophètes et se font Bons-Dieux. Un témoin de cette scène, en écrivant la
— Mais si tu n'en crois ni tes mains, ni au Courrier des Etats-Unis,
description pei-
tes oreilles, ni tes yeux, à quoi donc croire? gnit ses sensations d'un mot :
fit Tête-de-Bison exaspéré. « R me sembla, dit-il, que c'était la fin
Sans-Nez, pour toute réponse, haussait des temps, et que le néant tombait sur nous
les épaules en sifflant ; mais une voix dit, der- pour l'éternité. »
rière Tête-de-Bison : Le comte lui-même éprouva quelque émo-
— On ne doit croire tion, et il dit franchement :
qu'à la raison.
Le comte était là, souriant. — Sans-Nez, ceci est réellement très-fort;
Il tendit la main à Sans-Nez, qui la serra nous pouvons permettre à Tête-de-Bison de
en échangeant un regard intelligent et manifester de la surprise.
joyeux avec M. de Linçourt. — R est de fait, dit Sans-Nez en éter-
Ces deux Parisiens se comprenaient sans nuant, car le soufre lui chatouillait désagréa-
avoir besoin de s'expliquer. blement les narines, que, comme truc, c'est
Tête-de-Bison, cependant, essaya de dire : esbrouffant.
— Mais, monsieur le comte... — Enfin, dit Tête-de-Bison un peu pâle,
Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres et im- mais triomphant, enfin tu crois l...
— ... Que tu es un vieux serin ! fit Sans-
posa silence au Trappeur.
Du reste, la scène changeait d'aspect. Nez toujours méprisant.
Le volcan s'éteignait. « On s'épatte, quand c'est vraiment épat-
Le jour se faisait. tant comme ici ; mais ce n'est pas une raison
L'aube rayonnante éclaira les monts et les pour beugler : Je crois ceci, je crois cela!
vallées. « Le ciel me tomberait sur la tête que je
— N-i, ni, c'est fini ! dit Sans-Nez. dirais : Bon ! il était mal accroché ! et c'est
« Le tour est fait. tout ce que ça prouverait...
« Allons-nous-en. » « Ça voudrait-il dire que Mahomet est pro-
Mais les Apaches ne bougeaient pas ; ils phète, voyons? »
n'avaient pas vu le signe. La voix de Sans-Nez fut couverte par des
Cependant, si le soleil n'avait pas encore hurlements de fauves en liesse dont rien ne
paru, le jour s'était fait. saurait donner l'idée.
Soudain des colonnes de nuées épaisses Au milieu de cette nuit pesante et lourde,

s'élevèrent, et, couchées par lèvent, s'étendi- pendant que la foule était dans l'angoisse,
rent dans le ciel, denses, noires, formant des un demi-cercle d'or avait troué l'ombre, y
nuages opaques dont l'odeur suffocante prit dessinant un arc rutilant armé d'une flèche
bientôt à la gorge tous les spectateurs de ce d'argent étincelante. <
nouveau prodige. C'était le signe attendu par l?,s Indiens ha-
La nuit se fit plus sombre à mesure que letants d'espérance. '
ces nuées s'étendaient d'un bout à l'autre de A sa vue, ils avaient poussé des cris qui
l'horizon. ! n'avaient rien d'humain.
Bientôt il fut impossible de distinguer ! Le jour reparut peu à peu, et on vit les
quoi que ce fût à une distance de cent pas. I Apaches bondir, se tordre, courir avec fu-
LA REINE DES APACHES 101

reur, s'embrasser et se terrasser dans les Et il salua le colonel en souriant, pour se


excès de leur délire. ]
retourner du côté de la reine qui l'appelait.
Sur l'éminence, même tumulte. Dès qu'un amour est au coeur d'une femme,
Le comte, haussant les épaules, dit à Sans- i
rien ne l'en distrait, ne l'arrache à sa pas-
Nez: sion.
— Voilà des fous ! Signes, prodiges, menaces et prévisions
« Ils croient. sombres pour un avenir prochain, car la
« Décidément, ne rien croire est peut-être reine se sentaitinstinctivementmenacée par la
le commencement de la sagesse. » venue du Sauveur attendu, délire de ses tri-
—Cependant, monsieur le comte... essaya bus, bruit infernal des uns, stupide silence
de dire Tête-de-Bison. des autres, rien, non, rien n'avait empêché
Mais M. de Linçourt tourna le dos au la reine d'entendre la voix du comte, de tres-
vieux Trappeur, qui fut profondément vexé saillir, de l'appeler.
de ce refus d'entrer en discussion. Et quand il fut près d'elle, oubliant tout
H s'en vengea en invectivant Sans-Nez, le reste, elle lui dit avec un accent plein de
lequel Sans-Nez se moqua du Trappeur et lui prières et de caresses :
— Mademoiselle
prouva péremptoirement, par les chemins de d'Eragny, que vous ai-
fer, le télégraphe électrique, la poudre à mez si fraternellement, m'a demandé la grâce
gratter, les escamotages, les ballons, les ca- de ce capitaine, et je l'ai accordée, pensant
nons rayés, les poignards qui rentrent dans que vous sauriez à votre tour être géné-
les manches, par le sérieux de la science et reux.
les subtilités facétieuses de la physique amu- Elle prononça très-bas ces derniers mots,
sante, que rien n'était plus facile que d'en- par lesquels elle s'humiliait en quelque sorte
foncer les gobe-mouches, du moment où aux pieds du comte.
l'on était saltimbanque émérile ou en avance Le comte fut sinon touché, du moins
sur son siècle par la possession d'un des apaisé par le repentir que manifestait cette
secrets de l'avenir. charmante femme; sans retomber sous le
Et Sans-Nez laissa Tête-de-Bison plus* ahuri charme dont un instant cette enchanteresse
encore de ce qu'il venait d'entendre que des l'avait enveloppé, il n'éprouva plus contre
prodiges qu'il avait vus. elle ce vif ressentiment dont il était animé
Le colonel, de son côté, qui avait été très- depuis l'affront qu'il prétendait avoir reçu.
fortement impressionné, disait au comte : — Je remercie la reine, dit-il, et
je sau-
— Je suis convaincu
qu'il y a quelque rai lui témoigner ma reconnaissance.
chose de surnaturel dans ce qui vient de se — Si votre coeur est d'accord avec votre
passer : cela dépasse les forces humaines. bouche, comte, vous me promettez de venir
Et le comte, poliment, répondait : à mon camp lorsque je vous y inviterai ?
— Dans quelques heures, vous reviendrez Il était difficile que M. de Linçourt refusât;
de cette impression, colonel. aussi s'inclina-t-il en signe d'acceptation.
, — Non, non ! fit celui-ci. — Je vous remercie de cette confiance,
« J'ai le sentiment profond, intense, que la dit la reine d'un air heureux.
( main de l'homme n'est pour rien en tout « A bientôt, comte!
ceci. « Mes guerriers m'attendent! »
'' — Alors vous allez croire au Vacondah ! Puis tout à coup, brusquement :
aux sorciers indiens. — Vous avez vu les signes, comte.
— Je crois à Dieu, de
quelque nom qu'on « Vous êtes un homme d'Europe.
l'appelle et quelle que soit la façon dont « Je crains un malheur pour moi.
d se manifeste. — Pour vous! fit le comte, cette fois très-
— Allons! murmura le comte. vivement intéressé.
« Il n'y a que Sans-Nez et moi qui repré- — Pour moi ! dit-elle d'un ton triste.
sentions ici le scepticisme parisien. » — Mais ces signes... il n'y faut pas
10B L'HOMME DE BRONZE

croire... c'est une admirable scène, arrangée « Je comprends le langage détourné des
aVëc d'immënsés moyens pat vos jongleurs' "\
Visages-Pâles.
indiens eh -sue de Ce Messie qui doit ve- « Ils parlent comme sifflent les balles qui
m. r
ricochent.
« Quelque imposteur va se présenter. « Tu voulais un service de moi et tu ne le
— Chut! dit là reine avec terreur. c
demandais pas franchement.
Pfiis très-bas : — Un service! fit Tête-de-Bison
surplis
— Cbtntë, je défendrai ma vie, mon pou- — Oui, un service.
voir, là liberté de mon coeur. « Ne feins pas rétonrteirtëiit.
« AU revoir! » « Tu es médecin-boucher (expression in-
Et la Vierge, laissant M. de Linçourt très- <
dienne), et tu sais couper les chairs et les os.
intrigué, descendit les degrés de la terrassé « Nous autres, nous ignorons cet art ; mais
pour rejoindre sa tribu. i
nous avons des plantes puissantes. »
En ce moment, l'Aigle-Bleu prenait congé Relevant son manteau, il montra sa cuisse
du Colonel et de sa fille avec une politesse 1
bandée et entourée d'herbes pilées.
raffinée. — Je suis sans fièvre.
Les Indiens saluaient leur reine avec une « Je suis sans douleur.
joie' indicible en ce moitiëht. « C'est grâce à ces plantes bienfaisantes
— Votre tribu, dit le colonel au sachem,
qui enlèvent le mal, qui permettent à l'In-
s'attend sans doute à de grands événements. dien blessé de marcher et de courir.
« Allez-vous donc commencer la guerre? « Tu sais cela.
(i La reine a-t-elle des projets belliqueux? « Tu veux posséder ces herbes.
— Nul ne sait ce que le Vacondah, qui « Je t'en enverrai préparées en baume,
gouverne l'univers, a résolu! dit le sachem. mais tu me rendras un service.
« Un Sauveur est attendu. — Lequel?
« Il est parmi nous à cette heure; mais — N'importe à quelle heure, n'importe à
quand se màhifestera-t-il? quel moment, tu remettras à Rosée-du-Ma-
« Personne ne saurait le dire.» tin le message que je jugerai à propros de
Et le sachem se retirait, quand Tèle-de- lui envoyer.
Bison s'approcha. T èle-dc-Bison réfléchit, pesala proposition,
— Salut à l'Aigle-Bleu ! dit-il. !I jugea ne pas se compromettre en acceptant,
« Mon frère doit cruellement souffrir, après i et finit par dire joyeusement :
les efforts qu'il a faits. Jj — Chef, je compte sur cet envoi, compte
« Sa blessure est envenimée sans doute, et sur ma parole.
je pourrais la panser. Et les deux hommes se séparèrent après
— Viens! dit l'Aigle-Bleu. s'être touché la main à l'indieniië»
Il enleva le chasseur et le plaça sur son che- Tête-de-Bison se disait:
val, en avant de sa selle. — Je me suis trompé!
Le Trappeur; sans être inquiet, fut froissé Le sachem, en s'en allant au galop rejoindre
d'être une plume dans la main de cet élé- la reine et son escorte, murmurait entre ses
gant colosse. dents, en français :
— Où allons-nous? dit-il. — Sans cette j'aurais été fori
précaution,
— A portée de trois balles, dit le sachem. embarrassé.
En quelques temps de galop, il atteignit Et joyeusement :
un bouquet d'arbres. — Tout va bien d'un côté.
Il y engagea son cheval. Puis, plus tard encore :
— Descends ! dit-il alors au Trappeur. — Reste à voir le comte à l'oeuvre.
Celui-ci obéit. Si Tête-de-Rison avait entendu le" sachem
L'Aigle-Rleu descendit à sou tour. pai'ler ainsi en français, il aurait été bien
— Je sais ce que tu veux, dit-il. '
étonné.
LA REINE DES APACHES 4P?

Lorsque le Trappeur regagna Austin, il « Hiibilhilhi!


vit s'écouler lentement la foule, toujours très,- « Mes culottes!
impressionnée de ce qu'elle avait vu. « Bonne farce !
Grandmoreau, no jugeant pas qu'il fût utile — Ah! tant mieux! vous prenez bien la
de parler au comte de ses soupçons, no lui chose, senor; mes compliments!
en dit mot, puisqu'il ne les jugeait plus Le ton glacial dont Burgh prononce P0S
fondés. derniers mots frappe le gouverneur.
Mais le comte aperçut le sachem et l'in- -r- Pourquoi nerirais-je pas? intei'roge-l-il.
terpella. « C'est drôle !
— Comment —
diable se fait-il, demanda Après tout, en effet, dit Sans-Nez, porte
M. de Linçourt, que ce bellâtre d'Aigle-Bleu d'argent n'est pas mortelle.
ait pu danser à celte fêle? — Oh!
pour quelques douros que j'avais
Tête-de-Bison donna les explications que dans mes poches, ce n'est pas ivne affaire !
l'on sait; le comte fut émerveillé de la puis- fait don Matapan.
sance du baume et se jura de l'expérimenter — Je vois avec plaisir, dit Burgh, que
à la première occasion. vous êtes beau joueur.
Cependant il lui restait de vagues soup- « Vous convenez bien de toute votre perte
çons. et vous vous rappelez que YOUS avez parié
Le bal étant fini, le jour étant venu, cha- vos culottes et ce qu'elles contenaient. ?
cun rent.'a chez soi. — Sans doute ! sans doute !
— Eh bien ! senor, comme vos culottes
contiennent votre personne de la ceinture
CHAPITRE XIII aux mollets, nousvouslaissonsle choixentre:
j
i « 1° Etre coupé au-dessous du nombril et
COUVE QUOIIL NEFAUTJAMAIS JOUEI\SESCULOTTES au-dessus des genoux ppur que nous, pre-
ETENCORE MOINS LES PERDUE nions possession de la partie de votre indi-
vidu qui nous appartient ;
Il est midi. 2° Ou payer mille piastres do rançon.
Nous sommes dans la pi*airie. « Vous avez dix minnles ppur vous dé-
Un bouquet de verdure '
abrite Tomaho, cider, senor. »>
Sans-Nez, Burgh, Bois-Rude, el le gouver-
neur, transporté là et à peine éveillé. >
\ Le gouverneur 110 riait plus.
Don Matapan s'est élU'6. I — Comment, dit-il, ce serait sérieux ?
Le brave gouverneur est ahuri, i — Senor, dit John Burgh d'un ton décidé,
—Senor, lui dit gravement John Burgh, sombre et menaçant, senor, j'ai perdu mes
voici ma gourde. pantalons dans les mêmes conditions, moi.
« Buvez un large coup. » « Nous étions quatre contre quatre.
Don Malapan sait qu'il faut une bonne « Nous jouions contre des pirates de
rasade au lendemain d'une soûlerie pour se prairie, et la chance fut contre nous.
remettre d'aplomb, et il lampe une gorgée « L'un de nous a refusé de payer rançon
qui lui redonne sur-le-champ sa lucidité. et il a été coupé. »
— Eh! eh'- fait-il avec un sourire plein de Puis, avec un geste terrible, montrant
bonhpmie. quatre pieux, des cordes et une scie brillant
« Eh! eh! je suis vaincu. au soleil, à dents aiguës, à fortes poignées :
« Mais pourquoi, mes camarades, suis-je — Tout est prêt, senor !
ici et non chez moi? — Mais, mais...
— Et vos culottes ! dit Burgh du Ion le Et don Matapan se lamenta.
plus
sérieux.- John Burgh tira sa montre :
— Mes culottes ! s'écrie le gouverneur en — On m'appelle Main-de-Fer, dit-il, et je
riant ; c'est vrai, je les ai perdues, [ suis connu comme ne badiuant pas.
104 L'HOMME DE BRONZE

« Vous avez dix minutes, senor, pour trouvant. superbe la farce qu'on lui avait
vous décider. ». jouée, et quand il rentra au soir dans sa
— Et le comte? dit Matapan. - bonne ville d'Austin, il proclamait que les
— Le comte a-t-iL d'autres droits sur chasseurs étaient les meilleurs fils du monde..
nous que ceux que lui donne notre enga- Tant il est vrai que:
gement?
Quand on a du chagrin,
«Nous sommes gens à nous soucier fort Il faut le noyer dans le vin.
peu d'un chef qui aurait la prétention de se
mêler de ce qui ne le regarde pas.
« Voilà une minute écoulée. » CHAPITRE XIV
Déjà Tomaho enfonçait les pieux !
Déjà Sans-Nez préparait les cordes! LE COMTE
POURQUOI ÉTAITEN AMÉRIQUE
Déjà Bois-Rude examinait son couteau et
visitait la scie. M. de Linçourt avait pris l'habitude de dé-
Tout le monde avait un air ferme et im- jeuner chaque matin et de dîner chaque soir
placable. avec Tête-de-Bison.
Don Matapan était dans des transes mor- Celui-ci avait vu rentrer le gouverneur et
telles. :•• les autres chasseurs.
—- Mes camarades, dit-il,' par pitié, en Il connaissait le dénouement de l'histoire
grâce, pas de mauvaises plaisanteries ! aux culottes.
« Je... vous... » Donc, le lendemain, dans la meilleure ta-
'
Mais le silence seul lui répondant et les verne d'Austin, le vieux trappeur, attablé en
dix minutes s'écoulant, le gouverneur fut face du comte, lui racontait le tour joué par
pris d'une sueur froide, et quand il vit John Burgh au gouverneur.
Burgh s'avancer pour le lier, il s'écria : — Ceci, dit le comte, est une plaisanterie
— Je donne les piastres. menée.
très-spirituellement
« Par la Madone ! voilà un pari qui me « Toutefois il ne faudrait point que, dans
coûte cher. notre troupe, on se permît souvent de ces
« Si j'avais su!... sortes de farces.
— Nous aurions bien « Ceci est contraire à la discipline. »
perdu nos rifles,
nous ! dit John Burgh. Le mot discipline fit lever la tête à Grand-
« Et nous y tenons plus qu'à mille pias- moreau.
tres !... — Monsieur le comte, dit-il, me
croyez-
« Écrivez sur ce carnet, qui est à vous, un vous dévoué à votre personne?
bon de mille piastres que j'irai toucher, et — Absolument ! dit monsieur de Lin-
au refour vous serez libre. » court.
Le gouverneur s?exécuta en soupirant et — Écouterez-vous un avis venant de moi
en versant un pleur. comme étant dicté par le vif intérêt que je
Burgh monta en selle avec le bon et vous porte ?
partit pour Austin. — Oui, certes.
H entendit Sans-Nez dire à don Matapan : — Eh bien! je crois
qu'il serait dangereux
— Sacrebleu ! senor, un peu de résigna- de nos camarades une discipline
d'exiger
tion; maintenant que le sacrifice est fait, plus rigoureuse que ne le comporte leur en-
buvons un coup et mangeons. gagement.
« Nous avons ici un fort relief du festin « Les gens qui sont avec nous sont de
d'hier. » rudes hommes.
Et à Tomaho: « Ils ont des coutumes, des habitudes aux-
— Cacique j servez donc, mon camarade I
quelles ils tiennent.
Lorsque Burgh revint, il trouva le gou- « L'obéissance militaire leur déplairait
verneur plus que gris, chantant à tue-tête, souverainement.
LA REINE DES APACHES 105

..Deux amoureux, a n'en'pas douter.

« Je les connais. — Oh! de cette façon, très-bien ! fit Grand-


« Si vous vouliez les y plier, il en résul- moreau.
terait de graves périls. « Je vous sais capable d'une audace et
u De deux choses l'une : ou ils vous tue- d'une adresse qui feront de vous le roi de la
raient, ou ils vous abandonneraient. » prairie.
Le comte pâlit légèrement : — Je crois en effet
que peu d'hommes
— Moi, dit Tête-de-Bison, c'est différent. pourront me disputer cette souveraineté.
« Je vous aime et je vous dois la vie, ce « Pourtant... il y en est un qui,.s?il était
qui me lie à vous. ici, serait un rival redoutable au' cas où il
« Mais eux, en dehors des conditions sti- engagerait la lutte.
pulées, ils se regardent comme libres. » — Vraiment! dit Grandmoreau étonné;
Évidemment M. de Linçourt dominait un Le comte, écartant sa chemise,montra sur
violent sentiment de colère. sa poitrine une cicatrice.
Il garda longtemps le silence. — Voilà, dit-il, une
marque qui vous
Enfin, maître de lui, il tendit la main en prouve que celui dont je vous parle tire
souriant à Grandmoreau : l'épée aussi bien que moi.
— Merci Jhi conseil! dit-il simplement. « Il porte du reste, à peu près à la même
« Mais rassure-toi. place que moi, la preuve que je ne suis point
« Je commanderai et l'on obéira, parce en reste avec lui.
que je sais imposer l'obéissance. « Mais ce n'est rien.
* On me verra toujours tellement au-des- « Je me suis battu trois fois, vous entendez,
sus des autres, que j'obtiendrai le plus pro- Grandmoreau, trois fois, dans des condition?
fond respect de tous. toujours bizarres, avec cet homme.
L'HOMMEDE BHOXZE.— 29 LA. REINEDES APACHES.— M
103 L'HOMME DE BRONZE

« Chaque fois les chances se «ont balancées « Le courage doit avoir cette teinte che-
à peu près également. valeresque qui est à la bravoure ce que le
e^ Voilà qui est intéressant! fit le Trap- parfum est à la fleur.
peur frappé de cette confidence. « On ne peut rien ignorer, et tout con>
« Je voudrai* bien voir ce gaillard-là! naître vous caserait parmi les savant»; on
— Vous le verrez, Grahdmoreau» vous le cesserait d'être homme du monde.
Verre?, ayant peu. « Enfin, Trappeur, il faut avoir la force et
« Je vais vous dire pourquoi. le charme, la puissance et la grâce, la for-
I Mon cher, U y a des gens qui ont des tune et l'élégance, la fermeté d'âme et l'in-
idées fixes. souciance, la dignité de la tenue et le laisser-
« Moi, par exemple. aller , l'impertinence et le tact, une ligne de
« Là ou je suis, je veux que personne ne conduite et des fantaisies.
fn/égale. |' « Et pour régner réellement sur ceux qui
« A Paris, l'élite de cette cité reine du ont au suprême degré tant de qualités, oppo-
monde se trouve réduite à quelques cep- \ sées s'alliant merveilleusement, votre supé-
tftmes de gentilshommes, d'artistes, de gens ! riorité doit être acceptée, non subie ; elle
de lettres» d'hommes de talent et de fortune, s'affirme sans s'imposer.
qui se donnent rendez^vous dans certains sa- « J'avais conquis celte souveraineté.
lons, dans certains cercle» et en certains « Un homme est survenu, celui dont je
lieux de promenade. vous ai parlé, que peu de Parisiens ont
« Je Vous explique cela très-simplement, connu, qui a certainement quelque pensée
pour que vous compreniez sans peine, Grand- grandiose à réaliser, qui poursuit son but
moreau» avec un génie dont le monde sera quelque
— Je Vous remercie, monsieur le comte, jour ébloui.
dit le chasseur. « Le théâtre de la lutte qu'il entrepren-
— Peu riche, mais ayant beaucoup d'in- dra no saurait être Paris.
telligence, d'orgueil et de courage, je m'étais « Donc il ne me gênait pas.
juré d'être le lion, le roi de ce clan d'hom- « Mais la fatalité a produit un choc entre
mes supérieurs que l'on appelle la haute fa- nous.
shion à Paris. — Ah ! ah ! fit Grandmoreau
qui était
— Et vous y avez réussi sans peine ? follement empoigné par l'intérêt.
— Oh! sans peine... non. « Je suis curieux de savoir comment les
« Il ne s'agit pas seulement, à Paris, do choses se sont passées.
tuer quelques hommes en duel pour se faire — Assez au fond, très-
mystérieusement
respecter. simplement en apparence.
« Beaucoup, à ce jeu, n'ont réussi qu'à « Je développais un jour devant quelques
passer pour des spadassins et à se faire î amis, au Café Riche, cette théorie, quelarace
craindre, ce qui n'est pas suffisant. blanche était supérieure à toute autre.
« Duelliste, il faut rester sympathique à la « Un jeune homme, un étranger, se leva et
foule la plus susceptible, la plus délicate, la sortit après m'avoir longuement regardé.
plus fine dans ses appréciations, la plus « Le lendemain, je recevais un défi conçu
prompte aux revirements soudains. à peu près en ces termes :
« Homme à bonnes fortunes, il faut se « Je n'ai pas une goutte de sang blanc dam
garder de froisser l'opinion, de se donner les veines.
dés ridicules, de poser pour le Lovelace. « Je regarde M. de Linçourt comme un des
« La générosité qui s'afficherait ou qui hommes les plus remarquables de Paris, et je
s'égarerait vous ferait taxer de sottise. lui prouverai que je suis son égal en tout.
« On doit avoir de l'esprit sans affectation, -, « Nous débuterons, s'il y consent [ce dont
semer insoucieusementdes mots que d'autres ., je ne doute pas), par éprouver nos cou-
recueillent. \ rages.
LA REINE DES APACHES 107

« Notre premier combat aura lieu à l'épée.» ti


tous les matins, au Jockey-Club, au Café de
« Je fus tellement surpris, continua M. de îParis, à la Maison d'or, on se demande :
Linçourt, que je montrai ce cartel à mes « — A-t-on des nouvelles dé Linçourt ? »
amis, riant de cette aventure « Je suis devenu le champion de la racé
« Tout Paris, vous entendez, Gràndmo- 1
; blanche, pour Paris.
reau, tout Paris en fut instruit. « Il faut que je soutienne la lutte jus-
<i J'eus mon premier duel. cqu'au bout.
« Je fus blessé. » « Je ne suis ici que pour cela.
Le Trappeur fit un mouvement. — Comment !... ici !... fit le
Trappeur.
— Oh! dit le comte, « Et le secret?
je pris ina revanche.
« Mais nous étions de pair avec l'étranger, — Mon cher Trappeur, cet homme, en fin
cl la victoire fut indécise. (
de compte, m'a écrit, après notre dernier
« Cette affaire fit un bruit énorme ; le Joe- duel, quelque chose dans ce genre :
<
key-Club, les journaux, la ville, la France, « Vous êtes sur votre terrain.
l'étranger, tout le monde s'en occupa. « Je vous ai combattu chez vous.
« Après le duel à l'épée, qui laissait cet « Mais je voudrais vous voir en pleine na*
homme mon égal, eut lieu le duel au pistolet. <
« ture, dans le désert.
« Il avait posé ses conditions. « Là je vous montrerais que je suis non pas
« —-Je ne puis vous tuer, avait-il dit, car la « votre égal, mais votre supérieur.
mort laisserait la question indécise entre nous; « Au Sahara ou dans la prairie, nous au-
mais je vous couperai F oreille gauche. » • « rons notre lutte si vous le voulez
j- suprême,
— Tiens, dit Grandmoreau, il n'a pas iI « bien.
réussi, à ce que je vois. Ii « Je vous appellerai à San- Francisco, dans
— Tout au contraire, dit le comte. cinq ou six ans.
« Regardez attentivement. » ,t « Oserez-vous quitter Paris et venir? »
Il montra Son oreille. — Et vous
y êtes venu?
— Vous devez voir de légères — Après avoir parcouru l'Afrique pour
marques
produites par une opération chirurgicale. me former aux aventures.
« On m'a reconstruit un bout d'oreille avec « Le hasard fil que je découvris un trésor
un morceau de chair pris sur ma cuisse et qui dort là-bas.
avec la peau du cou. (Historique.) — Mais... l'homme?...
— Comment, cela — 11m'a fait prévenir qu'ayant
peut se faire! s'écria le passé lui-
Trappeur émerveillé. même sept ans à Paris pour y étudier notre
— Parfaitement ! civilisation, il était prêt contre moi lors de
Chacun de nos lecteurs sait que depuis notre premier duel, mais que je n'étais pas
quelque vingt ans ces sortes d'opérations prêt contre lui dans la prairie.
sont fréquentes ; mais Grandmoreau en était « 11fallait, disait-il, longtemps pour faire
ahuri. d'un Européen un vrai Trappeur, un cou-
— Et lui? M? demanda-t-il. reur de bois.
— Mon cher, « Il pensait que six années me suffiraient
je lui coupai l'oreille
gauche, et on la lui rétablit de même. pour être bronzé à cette vie.
« Bref, les duels se suivirent. -— Et voilà combien de temps que vous
« J'avoue qu'à la fin la lutte nie parut fas- courez les aventures ?
tidieuse. i — Six ans, dit le comte.
« Toujours le même résultat. « Mais après chacune de mes actions
« Il me blessait, je lé blessais. d'éclat, telle que votre affaire avec moi, je
— Il fallait
l'envoyer au diable. reçois une lettre de compliments.
— Etes-vous fou? dit le comte. — Voilà l'histoire la plus extraordinaire
« Et Paris, mon Paris!
que j'aie entendu raconter, dit le Trappeur
« Vous ne savez dotiG pas qu'à cette heure, , en secouant la tète» Cet homme viendra.
108 L'HOMME DE BRONZE

Mais en ce moment il se fit dans Austin De nombreux curieux entourent déjà les
un certain tapage, et la vue de cavaliers in- cavaliers indiens, cherchant à s'expliquer le
diens interrompit ce dialogue intéressant, motif qui les a conduits là.
assez pendant lequel il s'était passé des Sur un ordre de l'Aigle-Bleu, les guerriers
choses surprenantes dans la cité. Nous allons sauvages se sont divisés en quatre pelotons.
les raconter. Trois de ces pelotons se mettent simulta-
nément en mouvement.
Ils prennent des directions différentes, et
CHAPITRE XV s'engagent dans les rues de la ville, qu'ils
parcourent au petit pas de leur monture.
COMMENT LAREINEAUXCUEVEUX 11LANCS ENVOYAIT Chaque escouade est précédée d'une espèce
DESCARTELS D'INVITATION de crieur public dont l'origine européenne
se traduit par la blancheur de son teint, et
Le soleil est levé. aussi par la facilité avec laquelle il s'exprime
Les habitants d'Austin dorment à poings en langue espagnole.
fermés. Ce sont des enfants enlevés aux blancs
Les fatigues du bal de l'avant-veille, les dans les expéditions et adoptés par les tri-
excès d'une nuit de fête qui avait eu son bus.
lendemain, ont raison de l'activité commer- Les trois crieurs sont munis d'une sorte
ciale du plus âpre au gain. de tambourin fixé à la selle de leur cheval,
Les rues sont désertes. et sur lequel ils frappent à tour de bras, ob-
,Des chiens errants et des juifs mal vêtus servant une cadence qui règle le pas de leur
sont les seuls êtres que l'on y rencontre. monture.
Sur la grande place, une centaine de ca- Les pelotons s'arrêtent à tous les carre-
valiers indiens stationnent depuis deux i fours, à chaque coin de rue.
heures. ! On dirait d'une troupe de saltimbanques
Silencieux, et pareils à des ombres sur- arrivée dans une de nos villes de province et
prises par le grand jour, ils évitent de pro- annonçant le spectacle du soir, si cette scène
voquer l'écho. n'avait quelque chose de majestueux et do
Les chevaux sont immobiles. solennel.
Un homme de haute taille, à la fière atti- A chaque station, le crieur déroule une
tude, paraît commander à la troupe. large pancarte et lit à haute voix :
C'est l'Aigle-Bleu!
Dans le groupe des Peaux-Rouges, « La puissante reine du grand peuple des
pas un
I prairies aux Faces-Pâles !
mouvement, pas un mot.
Peu à peu la ville s'anime. I « Le traité d'alliance juré entre elle et
L'heure du réveil a sonné pour tous. | le comte sera observé par ses nombreux
Le moment d'aller à ses affaires est venu I guerriers.
« La reine offre aux habitants d'Austin
pour chacun. 1 •
Le va-et-vient accoutumé s'établit dans le grand repas de l'amitié, la grande fête
les rues. I de la paix.
Toutefois, contre l'ordinaire, des groupes i « Bs lui donneront une preuve de con-
se forment çà et là. fiance en prenant place au festin qui. sera
On cause bruyamment. prêt passé le milieu du prochain soleil.
Les événements et les incidents de la nuit « Tous seront sous la protection de la
sont commentés de mille façons. 1 reine, dont la parole est donnée au nom
La visite de la reine des Peaux-Rouges I du Maître de la vie.
est surtout l'objet des conversations. • « Paix et amitié. »
;i
Puis la nouvelle est connue. l
Des Apaches sont dans fa ville. j Cette étrange invitation, lue, relue et criée
LA REINE DES APACHES 109

armes aux meurtrières et se demanda


par toute la ville, jeta le trouble et l'émoi I les 1
dans la population. <
comment il parlementerait avec les Indiens.
Jamais pareil fait ne s'était produit. Sa grosse face rubiconde reflète tout à
Certes on pouvait se fier aux paroles de < coup un air de satisfaction.
paix de la souveraine des Peaux-Rouges. Une idée vient de germer sous le dôme
L'Indien ne ment jamais. poli et reluisant qui recouvre le cerveau de
Toutefois une invitation inexplicable, don Matapan.
inattendue et s'adressant à tous était bien Le digne homme a trouvé le moyen de re-
faite pour exciter la curiosité. cevoir ses visiteurs sans se départir de l'ex-
Pendant que trois groupes de cavaliers cessive prudence dont il use en toute cir-
parcouraient la ville, le quatrième peloton, constance.
ayant à sa tête l'Aigle-Rleu, prit le chemin Il ouvre une fenêtre à balcon donnant sur
du palais du gouvernement. la rue.
Arrivé devant la maison que l'on gratifiait Les cavaliers indiens sont à quelques pas
généreusement du nom de palais, l'Aigle- de lui.
Bleu demanda à parler au gouverneur. Il attire leur attention par ces mots :
Celui-ci avait été réveillé par un planton — Vous demandez le gouverneur ?
effaré à la vue des Indiens ; il avait regardé « C'est moi.
dehors et vu arriver les cavaliers. « Que me voulez-vous? »
Mais, en homme plus que prudent, il n'a- L'Aigle-Rleu, sans répondre, tire un'pli de
vait pas cru devoir se montrer. sa ceinture de peau de buffle.
Mal dégrisé par un lourd sommeil de plus Il pique le pli au bout de sa longue lance,
de douze heures, il se rappelait confusément puis, se levant sur ses étriers, il le tend au
les événements qui s'étaient passés depuis gouverneur.
l'avant-veille. Don Matapan, toujours prudent,' s'efface
Il ne s'était pas encore trouvé pleinement du mieux qu'il peut derrière la galerie de bois
en possession de ses facultés. du balcon, puis, étendant le bras avec une
R pensait que l'on pouvait lui attribuer la hésitante précaution, il saisit la missive.
responsabilité d'un acte commis dans sa pro- Il la lit, tout en observant du coin de l'oeil
pre maison. les cavaliers indiens.
Il craignait enfin que les Peaux-Rouges CeuxTci attendent, immobiles et silen-
ne vinssent lui demander raison de la ten- cieux.
tative de rapt, et peut-être même exiger que Don Matapan n'avait pas terminé sa lec-
les coupables leur fussent livrés à merci, ou ture que l'Aigle-Rleu prononçait ce seul
tout au moins comme otages. mot :
Il n'avait pu avoir, vu son ébriété, de lon- — Répondez, senor.
gues explications à ce sujet, et il se souvenait Le gouverneur réfléchissait.
que la perte de ses culottes lui avait coûté — Étrange invitation! se disait-il.
mille piastres. « Est-ce un piège?
Il ne voyait que dangers partout, même du « C'est peu probable.
côté des trappeurs. « On dit que ces gens sont d'Une loyauté
Donc, peu rassuré quant à sa sécurité per- , à toute épreuve. La vie d'un hôte est pour
sonneUe, don Matapan ne crut pas prudent eux un dépôt sacré qu'ils feraient respecter
de franchir le seuil de son habitation. au péril même de leur propre existence.
— Ces damnés seraient
capables de m'en- « Mais, ma foi! j'ai bien envie de...
lever, se dit-il. refuser... »
« Évitons tout rapprochement. » La voix de l'Aigle-Bleu interrompit les
Le circonspect gouverneur se trouvait dans i réflexions du gouverneur.
une pièce du premier étage. — Répondez, senor, répéta-t-il.
Il fit fermer les portes, mit le poste sous5 « Mais si vous refusez, on vous enlèvera.
110 L'HOMME DE BRONZE

« La reine Veut que l'on se fie h sa pa- Pareil regard ne pouvait jaillir de la pru- j
role ! n
nelle d'un ami.
« Donc, de gré ou de force, vous vien- Le comte s'apprêtait à tendre la main au
drez ! ïPeau-Rouge, quand celui-ci répondit à ses I
— fit don Matapan a
avances avec un fier dédain :
J'accepte, complète-
ment décidé. — Jamais de réconciliation avec un Vi-
« Faites savoir à la reine que je me reit- ssage-Pâle ! (
drai à son aimable invitation. « Là paix aujourd'hui entre le comte et
— Och ! (bien !) dit l'Indien. imoi, c'est juré.
Et il s'éloigna suivi de ses cavaliers. « Mais la guerre demain... et toujours! » |
Le senor Matapan fit des réflexions fort En entendant ces paroles haineuses, M. do
longues sur ces singuliers événements. 1
Linçourt fronça les sourcils. !
Et il conclut : Les traits de sa figure se contractèrent
— J'ai promis, bon !... g
soudain.
« Ils partiront d'ici, croyant que je vien- Ils rendirent une expression de sauvage
drai... f
férocité.
« Très-bien! Le comte s'était trompé et son implacable
« Je vais embaucher des chasseurs pour (orgueil en souffrait.
renforcer ma troupe, fermer les portes de i Use tut, mais son regard flambait.
'
ma Ville et... au diable le traité ! L'Aigle-Rleu, impassible, tendit son invita-
T ne veux !: i
« Je pas me risquer, moi. » . tion an comte et s'éloigna au galop de son
Sur cette bonne résolution, il but un coup 1 vigoureux mustang»
de vin blanc. Ses guerriers disparurent avec lui.
Mais il comptait sans son hôte et sans... sa Les trois autres pelotons de cavaliers in-
fille. diens, ayant terminé leur tournée et parcouru
On le verra plus tard. consciencieusement toutes les rues de la ville,
La troupe de l'Aigle-Bleu avait pris le ! attendaient sur la grande place le retour do
chemin de la taverne habitée par M. de Lin- leur chef et de ses hommes.
court et ses trappeurs, et devant laquelle elle L'Aigle-Bleu donna le signal du départ.
s'arrêta, interrompant la. conversation que Toute la troupe s'élança et fut bientôt
nous avons racontée. hors de la ville.
Le frère de la reine blanche demande à Dix minutes ne s'étaient pas écoulées que
'
haute voix : j! le dernier Peau-Rouge disparaissait sous le
— Le comte? !: couvert sombre de la forêt qui séparait la
M. de Linçourt, appelé aussitôt, paraît. ;j ville du campement indien.
'
U reconnaît son adversaire du camp in- . Dans ce moment, les habitants d'Auâtin,
dien. • de leur surprise, se trouvaient en
!j revenus
Un franc sourire donne à son visage une |j proie à une légitime émotion.
belle et noble expression; il reflète un bon !j On devait répondre aux avances des In-
et vrai sentiment de cordialité. diens.
— Une visite de paix et de réconciliation? i Fallait-il accepter ou refuser?
s'écrie-t-il, Car il avait entendu la lecture de Embarrassante alternative 1
la pancarte. Un refus pouvait indisposer les Peaux-
« Sachem, je m'en félicité. » Rouges, et, par suite, compromettre indéfi-
M. de Linçourt croit en effet à une récon- niment la situation commerciale»
ciliation. On craignait les Apaches, malgré leur ré-
Mais l'Indien, sombré et comme replié sur putation de loyauté à tenir Un serment;
lui-même, garde le silence. Pendant que les hommes discutaient le
Son regard fixe et brûlant s'est longue- pour et le contre, sans parvenir à s'en-
ment arrêté sur son vainqueur d'hier» tondre, les femmes» sans aucunement dis-
LA REINE DES APACHES 111

juter, s'entendaient, elles, on ne peut mieux. « Toutes veulent assister à celte soirée,
La curiosité, l'irrésistible curiosité ne <
qui sera féerique, dit-on déjà.
tarda pas à s'emparer des esprits ; et le dé- « Croiriez-vous que Blanche me tour-
sir d'assister au festin indien domina bien- i
mente pour que je la conduise au camp in-
tôt toutes les craintes, et fit cesser les der- <
dien !
nières hésitations. « Craignant d'être imprudent, je, venais-
Les femmes se montrent toujours déter- vous consulter.
minées en de semblables circonstances. «A votre avis, y a-t-il danger?
filles — Je ne le
Elles voulaient, en incorrigibles pense pas, dit M. de Linçourt.
d'Eve, faire connaissance avec les Indiens « La reine, si elle avait eu de mauvais
chez eux. desseins, se serait empressée de les exécuter
C'est une étude sur nature qu'elles deman- au dernier bal.
daient. « Elle était maîtresse de la ville.
Comme toujours, et se conformant à un « Et puis... nous serons là!
— Ceci commence à me rassurer.
usage universellement pratiqué, les hommes
d'Austin s'inclinèrent devant la volonté des « Je vais de ce pas annoncer à Blanche
femmes. que son désir sera satisfait.
Pas un mari ne consentit à contrarier sa — Colonel, vous êtes extraordinairement
moitié ; — l'amant s'inclina, soumis, devant oressé !
sa maîtresse ; et le père ou le frère dut lui- « Quoi ! pas même une minute pour goûter
même en passer par le caprice de la fille ou à ce délicieux vin qu'il fait si bon sabler le
de la soeur. matin d'une chaude journée !
Enfin, tout le sexe faible d'Austin se mon- — J'accepte une rasade, mais debout, à l'a-
trant inébranlable dans sa résolution de faire méricaine.
une visite aux Peaux-Rouges, le sexe fort « Imaginez-vous que Blanche avait presque
ne put que s'incliner et promettre aide et les larmes aux yeux, parce que j'hésitais.
assistance en cas de péril. — Mon cher colonel, toute femme est née
Le gouverneur, qui n'avait nul souci de avec une soif de curiosité insatiable.
se vendre à l'invitation de la reine, fut forcé « On s'attend à des choses prodigieuses
dp changer d'avis. de la part des Indiens.
Sa fille, une longue, mince et assez « Mademoiselle d'Eragny veut tout natu-
laide personne, mais. prétentieuse et co- rellement assister à ce spectacle. • .
quette, sut l'y contraindre. « Il a pour elle l'attrait d'une première
Ce laideron voulait aussi voir les Peaux- représentation à l'Opéra.
Houges de près. — Je vous remercie de ce in-
jugement
Ce désir s'étendait à toutes les femmes. dulgent et de la fraternelle protection que
Il y avait positivement contagion. vous lui promettez.
Le comte en eut la preuve. « Au revoir, comte !
Il vit le colonel venir à la taverne avant « Trappeur, portez-vous bien ! »
même que les Indiens eussent quitté la Et le colonel s'en alla lestement.
ville. Il aimait sa fille à l'adoration, et il eût tra-
M. d'Eragny semblait assez préoccupé. versé un bûcher pour lui éviter une larme.
— Cher comte, dit-il, voici unr Le comte dit avec une certaine amertume
"ingulière
aventure. au Trappeur :
« Ne trouvez-vous pas? — Vous ce que sont
voyez, Grandmoreau,
« Cette fête indienne est une malencon- les femmes : des têtes de linottes.
treuse imagination de la reine. « Voilà une jeune fille bien élevée, char-!
— Pourquoi donc, colonel? ' mante et douce,
— Parce que toutes les senoras d'Austin i « On parle fête '
s'attendent à des prodiges. [ « Aussitôt son imagination prend feu.
112 L'HOMME DE BRONZE

« Je ne crois pas qu'il y ait danger, in j


vous non plus,'je .pense, vous ne-le suppôtl CHAPITRE XVI
sez pas. .'."''['.''
« C'est heureux. '
GRANDMOREAU
POURQUOI AVAIT'
BI
« Car le péril serait-il évident que cette
enfant, dont le coeur est excellent, s'aveu- Avant de venir trouver le comte, le vieux
glerait pour ne pas voir le péril. Trappeur avait vu quelque chose qui était de
« Elle ne réfléchirait pas et irait follement nature à lui donner sur l'innocence de Blanche
s'exposer, entraînant son père dans un des idées qui né ressemblaient eh rien à celles
piège.;' de M. de Linçourt. :
« Que serait-ce si l'amour s'en mêlait ! » Enragé chasseur, passionné pour l'affût,
Grandmoreau sourit dans sa barbe. chaque matin, deux heures avant le lever du
Le comté ajouta : jour, le Trappeur allait s'embusquer hors la
— Mais Blanche n'aime encore ville, pour tirer quelque gibier.
personne.
Le Trappeur vida son verre pour cacher . Son: coup fait, il rentrait.
une forte envie de rire. Mais voilà que ce matin même, en pas-
Il avait ses raisons, comme on le saura sant sous la terrasse où nous avons, vu la
plus tard. reipe assister aux prodiges annoncés par lès
En ce moment, le comte vit un lepero se prophéties, le Trappeur avait remarqué une
glisser dans la taverne et venir à lui le cha- ombre humaine debout sur le bord même
peau à la main, et murmurant une demande de cette; terrasse. .
d'aumône. Il s'arrêta.
M. de Linçourt donna à ce misérable Curieux, prudent, sachant qu'il est bon de
quelque monnaie. savoir le plus de choses possible, que saisir
Le lepero se retira, mais Un instant plus un secret, c'est se donner une arme, Grand-
tard le comte, voulant prendre dans sa cein- moreau se mit à ramper pour voir sans être
ture son porte-cigares, trouva un pli que vu.
l'on y avait glissé. Et il vit:
— Ce drôle, dit-il, était un Debout, immobile, un homme, vêtu du
messager.
-— déclaration d'amour manteau mexicain et couvert du chapeau à
Quelque qu'une
senora vous envoie, dit le Trappeur. larges bords, faisant sentinelle;
M. de Linçourt lisait déjà. Près de là, sous un arbre, assis sur un
— Tenez, Grandmoreau, dit-il, voyez. banc, deux amoureux, à n'en pas douter,
« Mon adversaire est ici, ou près d'ici. » car le jeune homme donnait un baiser à la
Et le comte tendit la lettre au Trappeur. jeune fille.
Elle ne contenait qu'une empreinte de Couple charmant, du reste, que la lune
cire représentant dès armoiries bizarres, et éclairait de ses rayons argentés, faisant res-
cette légende : sortir le profil aquilin de l'Aigle-Bleu et la
délicieuse figure de Rosée-du-Matin.
Vouloir!
Le sachem portait un costume mi-partie
— Allons ! dit le comte indien, mi-partie mexicain.
gaiement, la lutte *
va s'engager bientôt. C'était lui!...
— Et Rien lui!...
je bois à votre victoire ! dit sincè-
rement le Trappeur. C'était elle »...
L'arrivée des autres chasseurs, venant Bien elle !...
demander au comte si l'on irait à la fête, El Grandmoreau s'en fut chasser.
M. dé Linçourt de s'expliquer De dire un mot de cette rencontre, il se
empêcha
avec Grandmoreau sur son fût bien gardé.
plus longuement
Il ne se croyait pas le droit de trahir le se-
passé et sur ses projets d'avenir.
cret de mademoiselle d'Eragny.
LA REINE DES APACHES 113

Tous se dirigeaient vers le camp indien.

Quant à la juger... c'était différent. et, précédés de guides connaissant parfaite-


— Sacrebleu!... se disait-il en frappant la ment le pays, ils se rendent, insouciants et
crosse de son fusil. joyeux, à l'invitation de la reine blanche.
« Les femmes! M. de Linçourt, ses Trappeurs et tous les
« Aimer un Indien après une valse ! hommes des prairies qui sont à Austin for-
« Sacrebleu!... •» ment un groupe à part.
Dès le lendemain, c'est-à-dire vingt^quatre Sur l'invitation du comte, le colonel d'Era-
heures après la visite des cavaliers indiens, gny et sa fille se sont joints à la petite troupe
la ville d'Austin était presque déserte. des coureurs de bois.
On ne rencontrait par les rues que des en- Et le gouverneur, y compris son escorte
fants. et mademoiselle Léonora, sa fille, s'étant
Les habitations particulières, aussi bien mis sous la protection de M. de Linçourt,
que les boutiques, bazars et entrepôts, étaient porte à une trentaine de personnes le groupe
fermés. qui, le premier, débouche dans la savane.
Do loin en loin, sur le seuil d'une porte, L'immense plaine se couvrit derrière les
on voyait un vieillard s'abandônnant aux trappeurs d'immenses files de piétons et de
douceurs de la sieste, et suivant d'un regard cavaliers suivant des sentiers divers, mais où,
paresseux les jeux des enfants. selon la coutume, on n'avançait que sur un
Toute la population d'Austin est en route seul rang. '...,:.
pour le camp indien. Ces cordons mouvants ondoyaient au so-
Hommes et femmes se sont engagés bra- leil et présentaient l'aspect le plus pitto-
vement dans la forêt par groupes nombreux; resque.
L'HOMMEDE BRONZE.— 80 LA REINE DES APACHES—15
11 i L'HOMME DE BRONZE

Tous se dirigeaient vers le camp indien, | Cette falaise forme comme un fond à ce
. situé dans cet amphithéâtre de crattrae» que || théâtre
Il antique.
nous avons décrit. | Un immense rideau de petUUt de bisons
La foulé converge vers ce cenlre. Inmasque rentrée de l'èdiattcrttre.
Il arrive du monde de partout. | Les Indiens ont-Us donc là quelque chose
A vingt lieues à la ronde, les haciendero» j à eaehifcr?
ont été avertïïi. Évidemment 1...
Ils accourent. Des sentinelles veillent sur ce point.
On dirait d'une émigration en masse. • M. de Linçourt et ceux qui raccompagnent
Les arrivants peuvent embrasser du te- !i se s sont arrêtes, séduits par l'aspect singulier
gard ee vaste cirque naturel, ancien entière ; du «i paysage animé qu'il» peuvent embrasser
de volcan, où nous avons vu l'Aigle-Bleu ; tout
t entier du regard.
v et M. de Linçourt le couteau à la main. j- Tous admirent eu silence.
; Cinq à six cents tentes de peauxde bisons Seul» Burgh dit Main-de-Fer pousse de
ott de buffles sont symétriquement groupées {temps en temps des grognements de plaisir.
sut le flanc intérieur du. cratère. U hume dans l'air dé délectables odeur» t
Sur jun tertre isolé est construit un wig- , parfums j de viandes aromatisées qui saturent
wàm <pïi affecte la forme d'un riche pavillon jl'atmosphère d'effluves enivrantes pour un
dressé sur une charpente élégante, recou- ; ventre touj ours affamé comme celui de maître
verte de fourrures épaisses, doublées à Pin- \ Burgh.
térieur de nattés qui forment ttn tissu d'une ! — Hip! hip ! Fait-il en se frottant les mains
légèreté incomparable. ! et en clappant sa langue à Son palais.
. Jamais souverain d'Europe ne se fit éle- j| « Grasse chère et cuite à la mode in-
ver, dans un camp de plaisance, une tente < jj dienne!
aussi vaste et d'un aussi grand prix. i\ « Méthode excellente )
C'est l'habitation de la reine blanche. ' « Rosbifs exquis ! »
Burgh, dit Main-de-Fer, évalue le prix des j Et Main-de-Fer promenait des regards sa-
fourrures qui sont étalées, formant murailles Ij tisfaits sur le vaste espace de terrain plat
ou lapis, et il déclare qu'il ferait marché à formant l'arène du cirque.
cent mille dollars. Cependant le colonel, qui, lui aUssi, se
Sans-Nez estime les nattes à une somme sentait pris aux narines par le» délectables
;
plus élevée encore. senteurs de la cuisine indienne, le Colonel,
On dirait dès tapisseries. vieux soldat d'Afrique, fait à là Vue des
.Elles sont ornées de dessins représentant camps, cherchait les cuisines de l'oeib
dès scènes de guerre indiennes ; quelques- Point de feux.
unes sont d'un prix inestimable, comme le — Maître Burgh, dcmandtt-t-il, est-ce que
constata plus tard le comte. les Indiens feraient cuire le gibier dans leurs
"• Elles proviennent des anciens temples wigwamS, par hasard?
'mexicains, et l'on y voit des scènes de la « On ne voit aucune fumée.
mythologie des Aztèques. — Colonel, je parierais néanmoins que plus
Cette tenté et ce village indien produisent de quinze cents grosses pièces et de dix ou
une impression agréable et charmante au douze mille petites cuisent en ce mo-
. milieu du demi-cercle de rochers qui forment , ment.
comme-une gigantesque arène. !j « Quel repas, goddani!
' Une « On en débouclera sa ceinture, c'est moi
large échancrure s'ouvre sur un seul j
'point du Cirque; et l'oeil étonné cherche vai- qui vous le dis!
nement l'horizon au delà de cette grande — Mais, sacrebleu! où diable ces gens-là
-crevassé ; il est borné par' uiie haute falaise i ont-ils placé l'office?
"à la crête sourcilleuse dont le pied va se per- : —' Sous terre, colonel, sous terre)
dre dans un abîme insondé. ,'^ « Bonno m'éthodel
LA REINE DES APACHES ltt

« Excellente méthode ! » Tous interrogèrent le. géant,, dont, la figure


Et Burgh, montrant des pieux fichés dans ri
rayonnait de plaisir.
dit au co- — Mes frères ont' tort de s'alarmer, fit lé
le sol tout autour des wigwams,
lonel surpris : i ccacique araucanien dont l'oeil perçant ex-
— Chaque pieu, chaque four. j plorait
p tous les recoins du camp.
« Les Apaches ont creusé des trous, les Il étendit le bras dans la direction d'une
ont chauffés à point et y ont enterré dans s
sorte de crique formée sur un point du talus
des feuilles, avec des épices, le petit et le i
intérieur par l'éboulement de plusieurs ro- •
n'os gibier; le petit dans le gros, bien c
ches qui formaient une muraille protectrice
entendu. c
contre les rayons du soleil.
« Bonne cuisine, colonel! — Yoyez ces tonneaux rangés derrière les
« Cuisine exquise ! , rochers.
i •
— Il
« Vous en tàterez. y en a plus de trois cents ! s'écria
—Par la Madone! Burgh, vous avez dit ! joyeusement
j Bois-Bude.
vrai, s'écria don Matapan qui venait d'ar- « Mais comment diable ces faces de cuivre
river : nous en tâterons, comme vous dites, j •ont-elles pu se procurer ce riche approvision-
« Mais je crois que le liquide manquerait i
nement? »
si je n'avais pris mes précautions. » Telle fut la demande que s'adressèrent
Et derrière lui il montra une mule chargée 1
tous les chasseurs, sans parvenir à trouver
d;outres. i
une réponse vraisemblable.
Puis malicieusement, en regardant Bois- Quant au gouverneur, il ne réfléchissait
Rude, il ajouta : pas.
— Il Il poussait de petits cris de joie et sautil-
y en a ici qui ne boiront pas à leur
i soif.- lait, s'appuyant de ses courtes jambes grêles
— Je le crains, fit Bois-Rude dont la sur les étriers et faisant fléchir sa mule.
mine s'allongea en exprimant ce doute. . On eût dit une outre ventrue et molle
« Triste repas! plantée sur deux pieds branlants, et qu'ani-
« Ces Peaux-Rouges sont des buveurs merait le liquide contenu dans ses flancs.
d'eau claire, quand ils n'ont pas d'éau-de- Toute la bande était en bonne humeur.
feu. Arrêtée d'abord à l'entrée du panorama
« Ils n'auront pas de vin. que nous avons décrit, la petite troupe se
« Et l'eau-de-vie, ils ne la. prodiguent ja- remit en marche, descendit la pente du cir-
mais. que et se dirigea vers la tente de la reine.
« Peuh! Les trappeurs ne s'attendaient point aux
« Mauvaise journée, compagnons! splendeurs" de la réception qui Aeur était
« Au diable la bonne chère sans les ra- préparée.
sades! « Les portes du pavillon s'étaient relevées
Et il jeta un coup d'oeil d'envie sur les pro- à leur approche, et l'oeil, par cette large ou-
visions liquides du gouverneur ; puis il eut verture, pouvait plonger à l'intérieur de la
pour ce dernier un regard éloquent. tente.
Mais le gros senor eut l'air de ne pas com- La reine était assise sur un trône d'une
prendre. richesse fabuleuse.
11 tenait rancune à Rois-Rude de lui avoir C'était celui du roi dé l'Anahuac, retrouvé
fait perdre ses culottes et ce qu'il y avait par les Apaches avec les trésors immenses,
dedans. enfouis dans un lac par ce souverain lors-'
Mais Tomaho, qui ne dédaignait ni le vin que l'invasion de Cortez menaça tous les,
"• le rhum, et
qui partageait les inquié- royaumes tributaires de l'empire mexicain: '
tudes de ses amis, poussa une exclamation Le comte, qui avait lu la description dé çé!
joyeuse. trône fameux, le reconnut.
— Ohémè ! j
fit-il, on boira ! Il fut ébloui par sa splendeur.
116 L'HOMME DE BRONZE

Une originalité de ce siège royal, dont d'argent, qui sourit à M. de Linçourt, se lève
aucun dans le monde n'approche par la pro- et rompt l'étiquette de réception pour faire
fusion des pierreries, l'étrangeté et le fini un accueil charmant à ses invités.
des sculptures, c'est qu'il est fabriqué d'os — Comte, dit-elle à M. de Linçourt, vous
humains. et les vôtres, vous êtes les bienvenus dans
Les merveilles rapportées de Chine par nos camps.
notre armée et provenant du palais d'été Puis, donnant un regard aux autres per-
sont peu de chose comparées à celles dont sonnages, elle salua à l'européenne, avec
le pavillon était orné. une aisance parfaite.
Partout l'or, les diamants, les perles, les Son oeil noir et brillant se fixa un quart
rubis et les saphprs étincelaient. \ de seconde sur mademoiselle d'Eragny.
Les topazes et les émeraudes scintillaient, La jeune fille eut un tressaillement.
suspendues par des fils légers. La reine observa ce fugitif mouvement.
C'était, le long des tentures, un tel resplen- — Que Rosée-du-Matin, lui dit la reine,
. dissèment, que le regard se voilait. sache qu'ici elle se trouve dans le wigwam
L'antiquité des ornements, leur mysté- de sa soeur, et qu'elle n'oublie pas qu'on
rieuse origine, leur haute valeur artistique, l'aime dans la tribu parce que son coeur est
en centuplaient le prix. bon.
Toutes les imaginations furent frappées. A ce compliment, Tête-de-Bison releva le
La reine, sur son trône, apparaissait belle nez pour examiner la contenance de made-
et fière. moiselle d'Eragny, pensant bien qu'elle rou-
Le comte la jugea vraiment souveraine. girait quelque peu.
Ainsi sont les hommes que la civilisation Mais point.
a pétris. Blanche avait un air candide qui fit penser
Au tableau, il leur faut le cadre. au vieux trappeur qu'elle était étonnamment
Avec ou sans autorité, la vierge de ces dissimulée.
tribus était un type idéal de majesté et de Sa pensée, du reste, ne s'arrêta pas long-
grâce. temps sur cet incident.
Le comte ne la trouvait telle qu'au milieu Un banquet attendait les invités.
de la cour imposante qui l'entourait. Sur un geste de la reine, tout un côté de
Cour d'aspect barbare, il est vrai, mais la tente fut enlevé par des mains invisibles.
produisant un effet puissant par la gravité L'effet produit par ce changement à vue
des poses, le prestige des costumes, le choix se manifesta par une .approbation contenue
des guerriers, l'aspect de l'ensemble. des chasseurs.
La tente est immense. Hs se retenaient d'applaudir.
Cent vingt-sept sachems armés, immobiles, L'aspect de l'intérieur du wigwam offrait à
entourent le trône. la vérité un superbe et réjouissant coup
Le silence est profond. d'oeil.
Les trappeurs, reçus par un chef et par un Sur des nattes était dressé un riche cou-
crieur public, sont conduits jusqu'au-devant vert, dont l'origine mexicaine et l'antiquité
du pavillon, où ils s'arrêtent. se trahissaient par l'élégance dans la forme
| La voix du crieur annonce : de chaque objet et le goût dans l'ornamen-
1 —Les hôtes de la
paix, envoyés par le tation.
Grand-Esprit. Les vases d'argent finement ciselés se mi-
Et la reine, sortant de son impassibilité, raient dans le poli des coupes d'or bruni
fait un signe d'acquiescement et prononce dont les rayonnements blonds- et chauds ca-
la bienvenue. ressaient lé regard ébloui.
Les trappeurs, le comte en tête, mettent De magnifiques vases, rappelant les temps
pied à terre et sont introduits. les plus reculés de la civilisation aztèque,
Tous vont saluer la vierge aux cheveux contenaient les plus belles fleurs de la prairie-
LA REINE DES APACHES 117

Les parois du wigwam étaient couvertes de recevaient


rc les arrivants, les conduisaient à
lianes vertes et fleuries qui, dans leurs en- le
leur wigwam, les fêtaient au mieux.
trelacements, formaient un charmant décor. Bientôt la foule mangeante et festoyante
La reine, se tournant vers ses hôtes, leur c.<
couvrit toutes les parties de la vaste enceinte
dit très-finement : . di l'ancien cratère.
de
— Chacun de mes
plus grands sachems a La découverte de Tomaho se.trouvàit par-
voulu posséder un des hôtes illustres que ft
faitement justifiée.
nous attendions ; je vois ici les plus renom- Les tonneaux qu'il avait aperçus le pre-
més chasseurs de la prairie. n
mier contenaient d'excellent vin.
« Ils voudront bien que chacun de mes On puisait à pleines gourdes dans les bar-
guerriers choisisse parmi eux celui pour ri
riques défoncées, et les outres de cuir circu-
lequel il a le plus d'amitié. » h
laient activement, répandant dans la foule la
Cette façon de ne retenir près d'elle que g
gaieté et la belle humeur.
certaines personnes était fort délicate. Sur un tertre, à quelque vingt pas du wig-
Du reste, les trappeurs étaient ravis de ne v
wam de la reine, les chasseurs dû comte,
pas être condamnés à dîner avec la reine. a
assis au milieu d'une troupe de guerriers,
Le comte, le colonel d'Eragny et Blanche, f
faisaient largement honneur aux victuailles
ainsi que le gouverneur et sa fille Léonora, tque servaient avec empressement dès fem-
prirent seuls place aux côtés de la reine, i
mes indiennes.
priés par elle de demeurer ses hôtes. Les Peaux-Rouges admiraient la puis-
Les chasseurs furent emmenés par les sa- s
sance d'absorption dont les trappeurs fai-
chems, au grand contentement de ceux-ci et s
saient preuve ; mais Rurgh et Rois-Rude fai -
de ceux-là. «
saient surtout leur admiration.
— Est-ce que je L'Anglais mangeait avec, cet enthousiasme
pourrais manger à mon
aise en cette compagnie? avait grogné John 1
bien réglé qui est particulier à la race anglo-
Burgh d'un air joyeux en quittant le wigwam !
saxonne.
royal. Il était beau d'entrain méthodique et de
— de boire à sa soif en pareille conviction sérieuse.
Impossible
société! s'était dit Bois-Rude en se frottant Il mastiquait, avalait, coupait,,, portait
les mains. du plat aux lèvres les morceaux coupés éga-
Et la troupe suivit les chefs indiens, ravie lement ; il fonctionnait enfin aveé une pré-
d'être débarrassée de la réception officielle. cision mécanique..
Pas un chasseur qui ne connût un chef et L'on n'eût pas dit qu'il se pressait, tant la
n'en fût connu; on s'était souvent battu, régularité était parfaite.
raison de plus pour s'entendre à cette heure Mais la viande disparaissait avec une éton-
de paix. nante rapidité et se fondait dans son esto-
Tomaho, le Cacique, fut le seul qui ne re- mac.
çut d'invitation de personne, par la raison Tous nous avons vu manger des Anglais.
bien simple qu'il avait disparu pendant que Incontestablement, c'est beau.
l'on admirait le wigwam de la reine. Qu'on s'imagine que Rurgh était l'idéal du
Ses amis ne s'inquiétèrent aucunement de genre et l'on conviendra qu'il devait être
"«asubite disparition du géant. sublime.
Cependant les premiers arrivants formant Rois-Rude, lui, se livrait à un autre genre
tête de colonne apparaissaient sur les pentes d'exercice :
du vaste cirque. Il buvait.
L'avalanche, grossissant de minute en mi- Il buvait, ne s'interrompant que pour ava-
nute, se répandait en groupes joyeux et ler une bouchée de temps en temps.
bruyants dans toutes les directions. C'était plaisir de lé voir ingurgitant le vin
Les Peaux-Rouges, avec un empressement ; avec autant de mesure et de méthode que
ot une aménité fort peu dans leurs moeurs, Rurgh en observait pour la chère.
118 L'HOMME DE BRONZE

De. minute en minute, Rois-Rude soulevait rection de la crevasse masquée par le rideau
avec précaution l'outre de cuir, la penchait de peaux et gardée par des sentinelles in-
sur le fond de gourde qui lui servait de diennes.
— Je
CQupe et regardait le vin couler. pense, dit-il gravement dans le
Puis, saisissant la coupe à deux mains, il même jargon que Sans-Nez avait employé,
la portait lentement à ses lèvres, qu'un fré- que celte canaille d'Aigle-Bleu est un oiseau
missement de plaisir agitait et que cares- dont il faut nous méfier.
sait doucement sa langue. , — demanda John Burgh la
Pourquoi?
| Et pendant qu'il buvait, sans se presser, bouche pleine et tiré de sa béatitude par
mais aussi sans reprendre haleine, les traits cette réflexion fort sensée.
de son visage coloré prenaient une exprès- ! Grandmoreau, désignant par un coup d'oeil
sion de contentement, de bonheur ineffable, sournois les sentinelles faisant bonne garde,
de joie indicible. reprit :
Ses yeux mourants de béatitude se tour- — Si les Indiens cachent
quelque chose,
naient vers le ciel comme pour adresser au , ce n'est pas pour le plaisir de nous intri-
Créateur de silencieuses, mais ferventes ac- guer.
tions de grâces. « Donc ce qui est là ne peut être qu'un
Quand la coupe quittait la bouche de ce ., danger.
passionné buveur, il n'eût pas été facile de J « Qui menace-t-il?
faire rubis sur l'ongle : pas une goutte de | «Jch'ensaisabsolumcntrien; mai s comme
liquide n'échappait à l'aspiration. i c'est peut-être nous, il faut se tenir sur ses
Le buveur et le mangeur ne prenaient que |j gardes.
peu de part, comme on le doit penser, à la ij — Camarade, tu as raison, approuva Sans-
conversation de leurs camarades. Nez.
A peine répondaient-ils par une syllabe, <t Mais pourquoi ne saurions-nous pas ce
ou même par un signe, aux interrogations qu'il en retourne?
— Comment?
qui leur étaient adressées.
Grandmoreau, lui aussi,'parlait peu. — Mon Dieu, c'est, tout bêtement, en y al-
Il semblait inquiet. lant, dans ce défilé dont on nous cache le
Sans-Nez faisait seul avec les sauvages les contenu.
et il s'en acquittait — En
frais de la conversation, plein jour, il ne sera pas facile de
avec une peine infinie en raison de ses lèvres tromper la vigilance des sentinelles, fit ob-
déchiquetées, si bien que, las de ce jeu, il server Bois-Rude qui cessa de boire et
poussa dû coude le vieux trappeur. dressa l'oreille.
— C'est ennuyeux, dit-il, d'être chargé Cotte intervention de Bois-Rude était par-
seul de faire tête aux Indiens qui m'acca- ticulièrement remarquable, en ce sens qu'il
blent de questions. fallait une menace sérieuse pour l'arracher
'
« On ne tirera rien de Rurgh, comme ama- au plaisir de boire.
bilité et polilesse, ayant qu'il soit plein — Pas facile, non, dit Sans-Nez.
et que sa panse s'arrondisse comme celle 1 « Mais pas impossible, hein?
d'un boeuf au pâturage. « D'abord, moi, j'en aurai le coeur net.
« Bois-Rude ne desserrera pas les dents « Je veux aller voir ça.
avant d'avoir avalé deux ou trois barils. — Et les sachems qui vont se défier de
« Toi, vieil animal taciturne, tu pourrais nous, mes camarades ! dit Burgh.
seul m'aider et tu ne dis mot. » 1 «
Croyez-vous qu'ils ne sont pas en. dé-
Cette apostrophe avait été faite par Sans- fiance en nous entendant jargonner?
Nez dans un jargon particulier aux,chasseurs — Penh ! fit Sans-Nez. On va leur donner
des prairies et que nul autre qu'eux ne le change.
comprenait. Puis aux sachems :
Grandmoreau jeta, un regard dans la di- — Chefs, nous venons de délibérer entre
LA REINE DES APACHES 119

nous, et mes frères me chargent dé vous Grandmoreau était cëhhu comme ayant
proposer, ett souvenir de celle journée, l'é- uune justesse de coup d'oeil étonnante.
— A vous, à vous, Tête-de-Bison ! lui
change de nos couteaux.
« Cette offre sourit-elle à mes frères les c
cria-t-on de toutes parts.
Apaches ? » Le Trappeur salua étt souriant là foulé des
Les Indiens se consultèrent du regard, et ïPeâux-Roûgés et dés blaucB, puis 11 leva
le plus âgé répondit: hla main pour obtenir le silence.
— Les sachems acceptent là proposition On se lut :
des Visages-Pâles. — Guerriers -, gentlemen et Senors, dit
'« LeUrs coeurs étaient inquiets en entert- C
Grand-Moreâu qui pratiquait le speé'cli à l'oc-
dant les trappeurs causer dans la langue du ccasion, mes Compagnons et moi nous allons
mystère ; mais puisqu'il s'agissait de s'offrir j
placer chacun une balle dans uh but.
l'cchange mutuel des couteaux, la défiance « Une seule, car tirer sa poudré en amu-
tombe. » s
sements n'est pas notre affaire;
Et lés Apaches tendirent leurs couteaux, « Je crois que lorsque Vous aurez entendu
recevant ceux des trappeurs. i
une fois le son de nos rifles, vous vous tien-
Le repas continua. <
drez pour satisfaits. »
Les trappeurs jouèrent la gaieté la plus Une rumeur d'approbation s'élèvâ.
franche, et les Apaches en eurent l'air en- Le vieux Trappeur fit signe à Bois-Rude
chantés, i commencer.
de
Bois-Rude but toujours autant, et Burgh, i Celui-ci, ivre-mort très - probablement,
ne mangea pas moins. ferme comme un roc, visita sa chargé,
dit Main-de-Fer, j mais :
Tète-de-Bison causa davantage et Sans- .estima, du but où Ton se plaçait à l'àrbre-
Nez fit tous ses efforts pour que la conver- cible, une distance de cinquante pas ; il en
sation fût très-vivé-. compta cinquante autres pour doubler la dis-
Si bien que tout semblait être pour le tance, fil mi-tour sur lui-même avec une
mieux dans le meilleur des mondes possibles. précision militaire et ne dit que ces mois :
Mais an bout d'une heure, comme on en- — A la plus petite gourde et au centre !
tendait des coups de feu suivis d'exclama- Il épaula, visa et tira.
tions joyeuses, Sans-Nez dit aux sachems : On se précipita vers l'arbre.*«
—• Frères, nous avons fait honneur à La gourde était trouée au centre;..
votre hospitalité en mangeant et eh buvant Des tonnerres de bravos et d'applaudisse-
de grand coeur et de grand appétit. ments retentirent.
« On tire à la cible; là-bas. La foule avait surtout été impressionnée
« Ne vous plairait-il pas de nous joindre par les façons automatiques du trappeur,
à ceux qui essaient leur adresse? et les Indiens glosèrent beaucoup sur l'é-
— Och ! fit un sachent Nous serons heu- trange altitude de cethomme étonnant, qu'ils
reux de voir nos amis placer leurs balles appelaient Gorge-de-Fer^ et parfois aussi la
dans les gourdes \ S ta tue-qui -marche ;
L'on but la dernière rasade et l'on se ren- (En termes exacts* le Dieù-qui-marche,
dit à l'endroit où le tir était établi> parce que les statues né représentent que
Comme d'habitude, c'était un arbre qui des divinités dans l'ancienne mythologie
servait de cible. américaine.)
Une centaine de trappeurs et d'Apaches, , Déjà Burgh succédait à Rois-Rude.
réputés des plus habiles, joutaient à qui fe- , L'Anglais fit enchâsser dans l'éCoroê de
rait les plus beaux coups. l'arbre un douro d'argent espagnol, monnaie
L'arrivée' de Tête-de-Bison- fut reçue par li large comme notre pièce de cent sous.-
des acclamations. De la même distance que Bois-Rude, il
tira, et la pièce continua à briller aux yeu±
1. Les gourdes sont les buts ordinaires rltostireur». des spectateurs j qui crurent le coup manqué.
!120 L'HOMME DE BRONZE

Mais Bm'gh, flegmatiquement, dit à ses ' «; Le Grand/Témoignage!;» ,,.-. , -.


voisins:: M)l j;./', , -.-...; .-;, .-.:.>_: : .-..( ...-;. Et un sachem s'avança.vers:SansTNez,qui^
; t—--Allez-voir l .;:,./ .--. : ,:- r ..'.-- s'
selon sa coutume, claquait, dps doigts, le
Et l'on courut. .^ ,,.;.i ,. >:.;i; :;,!.>,.;::; i brasb étendu, se;, contemplait et murmurait :
.Lajballe avait si bien frappé, .qu'au lieu de — Du galbe ! Du chic ! Un chic 'exquis. I.;..
faire/tomberla pièce, ellel'avait enfoncéei de ' ;: , -—Frère, dit le sachem, la tribu emportere
trois pouces.dans le bois. ; . lah piastre et la placera sur le tombeau de
Toujours éclairée, elle étincelait encore. ' /Foudre-qui-tue, notre plus grand guerrier.
L'enthousiasme éclata, délirant. — Comme vous voudrez... Beaucoup
. On décida aussitôt que; la pièce resterait d
d'honneur... sachem; merci bien ! fit Sans-
dansVarbre comme témoignage., P
Nez.
En langue indienne, on dit, comme Yoeil « Si vous pouviez me rendre ma figure
de la vérité. cd'autrefois, j'aimerais mieux ça.
Malheur à qui touche à l'un de ces signes! « Tant de chic... et plus de femmes ! »
•car Indiens HOU,trappeurs, pirates de la sa- Il salua: courtoisement, et la piastre fut
vane ou trafiquants,; tout homme des prairies ! conservée ( précieusement par le plus vieux
enfin tue sans pitié le délinquant; .. * , s
sachem des Apaches. .
Il n'était :pas::probàble qu'un filou fût ja- ' Et la foule se demanda. ce que pourrait
mais assez osé pour;toucher,àcefameuxté- I
bien, faire de plus fort maître Grandmo-
moignage de Burgh. i
reau.
. Margh-lflperht,*dans isa relation-, datée de Celui-ci avait dit deux mots à un Indien,
.1870, raconte Savoir; vu: cette pièce: toujours -ii qui .était revenu avec une branché d'une
à sa place. ._..,; • .. i, - sureau, qu'il remit au Trappeur.
espèce.de
Après ce.coup brillant,.chacun se demahr I| . Tête.-dc>Bison;:débourrant l'intérieur de la
dait ce que feraient Sans-rNez et Têterde- , branche avec la baguette de son fusil, y creusa
en part, dans le sens de la longueur,
Bison. j de part
Sans-Nez fit signe au vieux Trappeur en un trou à peine plus large qu'une balle ; et,
lui disant : ,t avec une balle, il boucha une extrémité du
— Une piastre à la volée ! ' trou.
Et il se prépara avec la désinvolture fau- Puis appelant Bois-Rude :
bourienne qui lui était habituelle. — A trente pas, mon vieux ! dit-il.
Il fit des grâces, il arrondit le bras, il1 Bois-Bude, sans mot dire, prit la branche
'
sourit du mieux possible, quoique ses lèvres i qui représentait une sorte de tuyau fermé à
absentes rendissent la chose difficile. ij un bout par la balle et long d'un pied à peu
Les Indiens trouvèrent naturellement que s près.
ce n'étaient point là les manières d'un guer- - !; Il compta les trente pas avec ses façons
rier. j d'automate, se retourna, éleva le bras en
Les Mexicains, au contraire, -
gens de van- ]J' l'air, tenant la baguette, en tournant le bout
tardises et de grands gestes, approuvaient t non bouché du côté de Grandmoreau.
ces façons galantes empruntées à Mélingue, , ' La foule était muette d'étonnement.
- ' Un pareil coup était-il possible ?
que Sans-Nez avait vu souvent jouer à l'an-
cienne Gaîté. j Pas un mot !
Quand il eut enfin épaulé, Grandmoreau i !j Pas un souffle !
jeta la pièce en l'air : le coup partit... I! Grandmoreau crie à Bois-Rude qui obéit «
L'on retrouva la piastre fort loin et mar- tous ses ordres :
— Un
quée par le projectile. |j peu à gauche,
Alors, honneur insigne ! au milieu d'une e « Incline le-bec du tuyau.
émotion immense de toute la foule, on en-i- , « Assez!
tendit les Indiens crier : « Relève d'un quart de pouce.
— Le Grand Témoignage ! « Ne bouge plus ! »
$A REINE DES APACHES

Bientôt Grandmoreau arriva sur une pinte-forme.

Quelle scène ! Bois-Rude est revenu en face de Grand-


Toute royauté a son prestige. moreau; il termine son évolution sur lui-
Grandmoreau est le roi des tireurs. même.
La multitude haletante regarde et se lait. Il jette la branche et il revient, toujours
Grandmoreau ajuste. calme et compassé, vers ses amis.
Lui et Bois-Rude semblent deux marbres Mais les sachems se sont précipités; ils
pour l'immobilité. ont ramassé la branche ; ils l'examinent avec
Un éclair brille. une terreur superstitieuse ; enfin ils revien-
Bois-Rude n'a pas bougé. nent vers les trappeurs et ils décident que
Un homme s'écrie : le sureau sera enchâssé dans une enveloppe
— On voit le jour à travers le tuyau ! Une d'or et déposé auprès de la piastre touchée
balle a chassé l'autre ! si miraculeusement ' ;
par Sans-Nez.
C'était vrai. Mais les sachems ajoutent que le témoi-
Bois-Rude alors pivote lentement, très- gnage de Tête-de-Rison sera au-dessus de
lentement sur son talon gauche ; on. dirait de celui de Sans-Nez.
ces hommes de cire montés sur plate-forme On -juge du prestige que les chasseurs
et qui virent de vaut le public dans les exhibi- avaient conquis. •
tions. Ce n'étaient que clameurs, hurrahs, salves:
Et à mesure qu'il tourne, le corps toujours de bravos, trépignements.
roide, le bras tendu, les spectateurs répètent Des senoras jetaient des fleurs aux héros
le même cri de surprise : de la fête. ; ;
— On voit le
jour à travers le tuyau! Des hommes leur; lançaient, leurs chapeaux,
L'HOMMEDE BKONZE.— 31 LA KicixE.iiKS APACHES.—; 1">
122 L'HOMME DE BRONZE I

signe d'un enthousiasme touchant à là dé- i(jùi est ûhè bête peu malicieuse, maté si dé-
mehcë. . .... ifiante, si défiante; qu'on ne la prend jamais. »
Cela dura bieii un quart d'Heure. Le*Cacique fit cette déclaration a'iih ton si
i Mais liiië joute entré cbureùrs; nommés 1)811e^iiMii qùèièé chasseurs sehiirëht a rire.
des, prairies et Abâchès vint faire diversion — S. l'avenir, dit Tomaho; je...
i -• -'\ ! Il' ! .;i ' :• J T:-i:'.
et l'on, se prëcijiii'à pour voir la lutte entré — An fait! àii fait! s'écrièrent les chas-
dés célébrités' "dont là vélocité était telle, seurs Brévqyâni He trop longues digressions.
qu'aucun çHëval; disâit-bh, ne pouvait dis- —- Bon ! trel-mep- ! Vous n'aimez pas ih'eii-
tancer queÙjiië§-uns d'entre eux. | tendr'é ra^nter, $à Tomaho..
AusèitBt ijéà trappeur p tinrent conseil: 8, « Je n'âl bas la" langue subtile et le ra-
|

jVqilâ le moment! dit Sans-Nez. Ëh mage agreabi^";
. marche I I « Je scérai .donc Bïef cbmrtië l'Ôisëâu des
« Allons voir ce qu'il y a derrière ce ri- , hioucnel; bHil n'a qli'iin seul cri.
'deaii:. ...... i « Jbfflg dÉfiaiâ:
— Avjant de niàrchër; observa Gràhdnio- — Âhi âh! !
nWJL les chasseurs. ; ;
— Il y & .lin, voile qui rii'ihqtiietë; ail fond
feati^ il faut arrêter notre jplàn.
« ybici ce (jiië je t)ïopo§b î . des roches, là^liâs.
« B'aoora il ne faut Ma exciter Ut nié: « Je suis" allé vers, le fond de cette grande
nânEe a£ ces facci $ cjiîvré. crëva§§e', qtiana un Indien ëh armes ihë re-
« NOui allons"prtlr l'un àprel l'adiré.:: » fusa le passage.
té TrBp'eur Interrompit.- ! « Je me préparais à jeter la sentinelle alïns
Hvettftft.a'àBekfevSif le Cacipg 3&UU& j m ravin; mais' il nie vint uhë.iréjlëxibn'.
HiBH. ., - M pâinle! intWinp'ii BUr#l M- ,
\m.
— Si, fit le géant sans s'émou-
CHAPITRE XVII possible!
voir.
LAPIERREFEIIUÉE. « Je me dis que les Indiens avaient leurs
raisons pour faire garder les abords du dé-
Lé géant s'avançait rapidëhiënt, rompant filé.
ainsi avec ses habitudes de lenteur et dé — Bien
pensé! remarqua l'Anglais toujours
flegme. moqueur.
Pourquoi ce changement ? — Et que fis-tu, grand homme? demanda
. Chacun de ses pas ne mesurait pas moins Sans-Nez.
de deux mètres. — Je m'en allai.
Quand il fut auprès dé ses compagnons : — Et vbilà tout?
— Amisj les Peâux-Rougés « Ce n'était pas la peiné de réfléchir.
dit-il,pourquoi j
ont-ils garder ce défilé ? « Décidément, tu n'es pas malin, mon cher
— C'est justement ce que nous nous de- Cacique.
mandons, fit John Rurgh ; et nous comp- — Je le sais bien, fit tranquillement
tions un peu sur toi pour nous renseigner. j Tomaho.
« Mais qui t'a fait remarquer la chosë^ et j « C'est bien parce que je ne suis pas ma-
pourquoi tiens-tu à en avoir l'explication ? linjcomnie vous dites, que ce brigand de Tou-
— Écoutez, fit Tomaho. neins m'a volé inâ couronné.
«•Vous dites toujours, entre Vous, que je « Car vous le savez, le piégé qu'il m'a
ne suis pas intelligent... » tendu...
Les chasseurs firent mine de protester. — Nous le savons très-bien! s'écrièrent
— Och! fit le cacique avec bonhomie, ensemble lés chasseurs.
je sais que je ne suis pas aussi fin que Sàns- « Assez! assez! »'
Nez,.sans quoi Or,élie ne m'aurait pas attrapé. ! Le géant attendit le silence et reprit avec
« Mais voilà! J'ai résolu d'imiter le karou, [ une pointe de malice :
LA REINE DES APACHES 123

— Je m'en allai... mais je continuai mon I « Je pars en avanft »


inspection tout autour des roches. Aussitôt le Trappeur disparut presque en-
— Ah ! ah !... ti
tièrement
pas bête ! fit-on. dans les herbes.
— Je sais maintenant un petit endroit qui Ses camarades ne l'apercevaient que d'in-
nous permettrait peut-être d'arriver au des- s
stant en instant, mais ils devinaient tous ses
sus de la gorge fermée par le voile de four- r
mouvements au frémissement des gerbes
rures. s
sèches s'écartant devant lui.
— Tiens, tîens, tiens ! ce Tomaho ! Bi«ntôt Grandmoreau arriva sur une es-
Le géant jouit de son triomphe, mais fort j
pèce de plate-forme où il fit une courte sta-
modestement pourtant. ttion, faisant signe à ses camarades de l'y re-
Il ajouta : jjoindre.
— Quand j'eus terminé ma petite ronde, Ceux-ci parvinrent près du Trappeur.
— Je vais, dit celui-ci, continuer à avancer.
je revins vers vous autres.
« Tout en venant, je pensais que ces gre- « Je descendrai jusqu'à cette saillie que
dins de Peaux-Rouges pourraient bien nous vous apercevez.
' « De là je verrai probablement
jouer un mauvais tour. le fond du
« C'est pourquoi je voulais vous consulter. <
défilé, »
— Voilà qui n'est
pas sot du tout ! fit Grand- Tomaho fit une observation.
— Je ne suis
moreau. pas Irès-fin, dit-il.
« Le Cacique m'étonne ! — On le sait, c'est entendu ! observa Sans:-
« Mais il faut agir. Nez.
« Je reprends ma proposition : « Pas de mots inutiles.
« Partons tous les cinq dans différentes — C'est
que mon avis est peut-être bête.
directions. — Donnez-le
toujours.
« Nous nous retrouverons — Je me défie
au point où le parce que je ne vois pas de
Cacique pense que l'on peut le mieux arriver sentinelles.
avoir ce qui se passe dans cette gorge. — Et moi aussi, dit Tête-de-Bison,
je me
« Indiquez-nous cet endroit, Tomaho. défie.
— C'est, ditl'Araucanien, « Mais il faut bien se risquer.
unegrosseroche
toute ronde, facile à reconnaître, et que vous « Restez là.
verrez à deux cents pas du défilé, sur la « J'avance. »
droite. Les quatre autres chasseurs restèrent en
— Je connais aussi l'endroit, fit alors le observation et le vieux Trappeur se glissa en
Trappeur. avant, rampant comme une couleuvre.
« Tomaho a raison : c'est ce seul point qui Il arriva sur la saillie et s'arrêta.
nous offre des chances de parvenir au but Il semblait indécis.
sans éveiller l'attention des sentinelles. Son hésitation ne dura pas, et il se remit
« Une fois là, nous aviserons. à ramper.
« Qu'en dites-vous? Les chasseurs le regardaient attentivement.

Approuvé ! s'écrièrent les chasseurs. ij Tout à coup la terre parut s'enfoncer sous
« En marche !» lui.
Les cinq hommes se séparèrent aussitôt. Il disparut.
Se donnant des airs de flâneurs, ils allaient Avait-il glissé ?
do wigwam en wigwam, de groupe en groupe, Burgh releva la tête et laissa échapper
fumant et causant de l'air le plus indifférent. un « goddam » moins sourd, bien qu'éner-
Au bout d'un certain temps, ils étaient ras- gique.
semblés derrière la roche désignée par Tête- Il ne s'expliquait pas cette subite dispari-
de-Bison. tion.
Ils ne tinrent pas conseil longtemps. Il y avait là quelque chose d'extraordinaire,
—En file! avait dit Grandmoreau. d'incroyable, d'inouï.
124 L'HOMME DE BRONZE

Mille suppositions se Succédèrent dans l'es- j « Qu'ai-je à faire? »


prit des chasseurs en moins de dix secondes. Il songea un peu.
— R faut aller voir, dit Burgh. — Le mieux, dit-il, est de consulter plus
Et il se mit à avancer à son tour. avisé que moi.
Et il rampait avec toutes les précautions « Avertissons le comte, qui m'expliquera
imaginables. tout.
R parvint enfin à l'endroit même où avait « Voilà ce qu'il me faut faire. »
disparu Grandmoreau. Sa résolution prise, Tomaho se dirigea à
— Tonnerre de D...! dit Sans-Nez, il faut grands pas du côté du wigwam royal.
en avoir le coeur net. Tout en .marchant, le géant s'adressait
Sans hésitation, il prit le même chemin mentalement des reproches, «n même temps
que ses deux amis. qu'il se félicitait.
Il déploya toute son adresse, mais à son tour — J'abandonne mes frères,'pensait-il.
ilparut s'enfoncerdanslesprofondeurs du sol. « C'est bien ou c'est mal.
Bois-Rude poussa un grognement. « Qu'aurait fait ce rusé Touneins.cetadroil
Il demanda à sa gourde une inspiration, grcdin qui me prit ma puissance et mon
et il allait partir. peuple?
Tomaho voulut faire une observation. « Il se serait sauvé lâchement.
— Toi, tu m'embêtes! fit rudement Rois- « Et je l'imite. ,
Rude. « Mais Tomaho n'est pas lâche en chcr-
Et il se glissa en avant: chantdu secours pour ses frères, plutôt que
Il avançait par saccades, comme mû par de tomber impuissant à côté d'eux dans
nn ressort. quelque piège. »
Mais, comme les autres, il s'enfonça do Tomaho avait horreur des embuscades de-
l'autre côté de la saillie. puis son affaire avec Orélie.
Seulement il poussa un jurement formi- Le géant en était là de son monologue
dable. quand il aperçut, appuyé sur le canon de son
Tomaho restait seul. fusil, le frère de la reine.
Le géant se tint coi d'abord. Le visage de l'Aigle-Bleu rayonnait.
Celte grosse masse s'immobilisa au milieu Cel homme ordinairement calme, impas-
des herbes. sible, impénétrable, même dans les plus
On eût dit un quartier de rocher, ou mieux grands périls, comme tous ceux de sa race,
quelque statue détachée d'une ruine et tom- cet homme au caractère sombre et dissimulé
bée la face contre terre. riait en ce moment.
Le Cacique réfléchissait. Il riait franchement, il se laissait voir
— Je ne vois
plus mes frères, se disait-il, joyeux et satisfait.
et il me semble que la terre vient d'englou- Tomaho, quoique peu observateur, re-
tir le dernier. marqua cet air narquois, ce rire moqueur
« Que veut dire tout cela? qui le salua au passage.
« Je n'y comprends rien. » Il se demanda :
Le brave Patagon borna là ses réflexions — Ce traître est sans doute pour quelque
pour l'instant. chose dans la disparition de mes frères les
Au lieu d'avancer, il se mit à reculer, tou- guerriers blancs.
jours en rampant. Il s'arrêta soupçonneux et indécis.
Il parvint à regagner le point de départ Puis il crut devoir lui faire un speech de
sans encombre circonstance, car il se sentait indigné.
Se relevant alors, il murmura : — L'Aigle-Bleu, gravement,
prononça-t-il
— Je ne suis pas fin, moi. ton visage moqueur me semble celui d'un
« Je ne devine pas ce que mes compa- j jaguar qui tient une proie sous sa griffe.
gnons sont devenus. i « Tu es un brave et puissant guerrier,
LA REINE DES APACHES 125

mais ta force et ta puissance peuvent dis- n le pria de l'attendre et rentra dans le


paraître d'un soleil à l'autre. wigwam.
« Moi aussi, j'étais le plus grand guerrier Il jugea n'avoir qu'un moyen de sauver
de ma nation. ses hommes.
« N'as-tu du caci- — Reine, fit-il, mes amis, s'étant aventu-
pas entendu parler
que Tomaho, le plus puissant parmi les rés dans une certaine partie de votre cam-
caciques d'Araucanie? pement, ont tout à coup disparu.
« Il est devant toi. « Je vous prie de faire rechercher ces,
« Trahi et délaissé, il vit loin de son braves trappeurs, et surtout de veiller à ce
pays. qu'il ne leur arrive aucun mal, si, comme
« Chef, prends garde ! Crains la ruse du je le suppose, ils sont aux mains de vos
lâche coyote ; redoute la dent morteUe du guerriers. »
serpent caché sous les herbes. » La reine se contenta de sourire, sans ré-
Le géant s'éloigna d'un pas lent et ma- pondre.
— Je no me
jestueux après avoir prononcé ces paroles trompe donc pas, je le vois,
d'avertissement et de menace. continua le comte.
Le frère de la reine ne lui avait répondu « Ils sont prisonniers.
que par nn léger haussement d'épaules. « Votre calme et votre rire me rassurent,
Tomaho, cepeudant, arriva devant le wig- sans m'enlevcr toute inquiétude. »,
wam royal. Et d'une voix légèrement altérée par l'irri-
Les convives de la reine indienne cau- tation qu'il contenait difficilement, M. de
saient joyeusement en dégustant un excel- Linçourt ajouta :
lent café préparé à l'espagnole. — Je ne pense pas qu'il puisse arriver
Le repas avait dû se passer au mieux. malheur à mes chasseurs.
Le géant ne pénétra pas sous la tente, La reine souriait toujours. i
ne prononça pas un mot. — C'est le
cacique Tomaho, dit-èlle, qui
Se tenant droit et immobile, il fixa son a apporté la nouvelle ?
regard sur M. de Linçourt jusqu'à ce que ce- — Oui, dit le comte.
lui-ci l'eût aperçu. — Mandez-le,
je vous prie.
Alors il éleva la main gauche à la hauteur Le comte appela l'Araucanien.
de son oreille, et son index s'ouvrit et se La reine l'interrogea.
referma par trois fois. — Le
Cacique, dit-elle, ne voudrait pas
Cela voulait dire : mentir; sa parole est pure comme un acier
« Venez m'écouter. » poli.
Le comte le comprit. « Je compte qu'il dira la vérité. »
R se leva aussitôt et s'approcha du Pata- Tomaho s'inclina, flatté du compliment.
gon. — Je pourrais, pour prouver que je ne

Captain, lui dit celui-ci, employant la sais pas déguiser ma pensée, dit-il, raconter
locution d'usage dans les bandes des prairies. comment Orélie, le Renard subtil...
« Nos frères sont tombés dans un piège. — le comte, ceci se-
Cacique, interrompit
« Je les ai vus s'engloutir dans la terre rait inutile.
l'un après l'autre, je ne sais comment. — Et,
ajouta la reine, je sais l'histoire
— Où cela? demanda le comte. du vaillant Tomaho tombé dans une em-
— Là-bas, fit le géant en étendant le buscade.
bras dans la direction du défilé. — Ah! dit Tomaho ravi.
— Rien, dit M. de Linçourt sans montrer — Je vais donc,
reprit la reine, ques-
aucune inquiétude. tionner le chef araucanien.
« Continue. » « Où alliez-vous, les guerriers
quand
Et il entendit le minutieux rapport du blancs ont disparu ? »
géant. Celte question embarrassait le géant;
i?6 L'HOMME DfE BRONZE

Il aurait bien voulu ne pas y répondre. La reine se retourna alors vers le comte
Il se tut. etlui dit :
La reine, se tournant vers M. de Linçourt, — Nous allons gagner cette saillie de roc.
lui dit : « De là vos chasseurs comptaient aper-
—- Comte, le
Cacique a des raisons pour cevoir le fond de la gorge.
garder le silence, mais je devine la vérité. « Mais ils se trompaient.
« Les chasseurs blancs sont coupables. « Vingt pas encore les séparaient du
« Il ont abusé de mon hospitalité. point où la vue leur en serait possible.
« Car les gens des prairies sont toujours « Je vous demande, comte, pour eux,
ainsi! pour le Cacique et vous, l'engagement de ne
« La curiosité les dévore, eti pour la sa- pas aller plus ayant.
tisfaire, ils deviennent injustes et méchants.» — Je le jure ! dit M. de Linçourt
Puis à tous ses hôtes : On avança jusqu'à la saillie.
— Je vous réserve une surprise L'on ne voyait rien qui décelât un piège.
qui
doit compléter celte fête donnée en votre La reine dit alors à l'Aigle-Bleu, qui sem-
k
honneur. blait d'une humeur charmante :
« Des gardes veillent attentivement pour — Que les sachems délivrent les Visages-
qu'aucup regard indiscret ne vienne sur- Pâles ; cette leçon leur suffira.
— Où sont donc mes hommes? demanda
prendre mon secret.
« Et Vos amis, méconnaissant mon auto- le comte.
rité, cherchant à tromper la surveillance de —
Presque à vos pieds! dit railleusement
mes guerriers, veulent à tout prix connaî- l'Aigle-Bleu.'
tre mon secret. Et il montrait un vaste bloc qui semblait
. « Ont-ils raison? être détaché de la saillie et tombé de son
— Non, répondit le comte loyalement. sommet sur un petit plateau en contre-bas au
— Ils. sont donc punis justement. haut duquel on devait surplomber la gorge.
« Mais je ne veux pas prolonger vos in- L'Aigle-Bleu s'avança, et appuyant du pied
quiétudes, ajouta la reine. sur le roc à une certaine place, il lui im-
« Allons délivrer les chasseurs blancs. » prima, avec une facilité qui tenait du pro-
Tout le monde se leva et sortit du wigwam. dige, une oscillation à la suite de laquelle
Plusieurs chefs de tribus, parmi lesquels le bloc roula sur lui-même.
l'Aigle-Rleu, vinrent se joindre au groupe Et la reine disait au comte :
donnant le bras à — Nous savons par les Mexicains du
que la reine précédait,
M. de Linçourt. temps de la conquête, dont les descen-
Tomaho marchait eii -avant. dants sont encore parmi nous, nous savons,
Il semblait penaud de la tournure que comte, les secrets des pierres fermées.
« Nous connaissons le moyen de dispo-
prenait l'affaire.
Toutefois de temps à autre la vanité lui ser, sur des fentes de rochers, des quartiers
chatouillait le coeur. de granit qui forment de vastes pièges où
Alors un sourire errait sur ses lèvres. se prennent tous ceux qui veulent passer
— Och! pensait-il. sur eux. (Historique : rien de plus surpre-
« Tomaho, si bête au dire de Sans-Nez, nant que ces chausse-trapes immenses ten-
n'est pas pris. . dues sous les pas des voyageurs.)
« Les autres sont dans le piège. » La renie reprit :
Et alors son pas devenait allègre ; il al- — Qu'un homme ou un animal mette le
longeait les jambes et faisait deux mètres ! pied sur cette pierre placée de façon à ce qu'il
a chaque coup de compas. j ne puisse avancer qu'en s'avènturant, elle
On arriva bientôt à l'endroit où le géant bascule, et se referme sans qu'on puisse s'é-
avait vu le dernier de ses compagnons s'en- chapper du piège.
foncer dans le sol. Le comte avait entendu parler de ces
LA REINE DES APACHES 127

étranges ehausse-trapes, et, malgré tout ce « El ne me reste plus que du galbe, dû


qu'on lui avait affirmé à ce sujet, il avait torse et du chic; mais je ne m'exposerai
hésité à y croire. j plus
; à perdre sur ces pierres le peu d'a-
Mais voilà que, sous le pied de l'Aigle- ', vantages physiques qui me restent.
Bleu, le roc se soulevait et laissait, se te- « Bien joué, messieurs lès Apaches ! »
nant en équilibre, un vide béant. Bois-Rude ne dit mot; mais avisant la
On put voir, au fond d'un trou, les trois ! gourde de Tomaho, il la lui vida d'un trait.
prisonniers confus et furieux. I Cependant le colosse se grattait le nez et
11 sortit du piège trois imprécations ra- j faisait ses réflexions :
geuses que le comte réprima aussitôt. ! Il ruminait quelque chose.
— Gentlemen, dit-il, pas un mot de co- Enfin il demanda à 1'Aigle-Rleii :
lère, je vous prie, et supportons dignement \ — Est-ce
que ce bloc; quand il retombe, est
cette mauvais plaisanterie. '
accroché à quelque chose?
Puis, dans le jargon des chasseurs, dont on , « Qui empêché de le relever?
lui avait appris la clef, qui consiste dans une j — Mon frère n'est
pas aveugle, je suppose?
certaine adjonction de syllabes et dans une , dit
l'Aigle-Rleu.
disposition des membres de chaque mot pro- « Le poids de cette masse suffit pour ré-
duisant une sorte d'anagramme, il ajouta sister aux efforts de dix hommes. »
rapidement : Tomaho se regràttà le nez; puis le front,
— Dissimulez !
puis l'oreille; et reprit la parole:
« Prenez ia chose en riant. — Je Serais curieux d'entrer lâ-dedahst
« Vous serez plus ridicules encore en vous
fit-il.
fâchant; mais soyez sûrs d'une revanche. » — Di'ôlë d'idée, Cacique! observa le
Lés chasseurs étaient trop intelligents comte. f
pour ne pas apprécier cet avis.
Mais l'Aigle-Bleu hé Voulut pas perdre
Ils bondirent hors do la fente de rocher;
l'occasion qui se présentait de faire partager
mais il leur fallut une grande puissance dû géant le sort dé ses camarades, ne fût-ce
sur eux-mêmes pour se contenir en, voyant.
que pour un instant.
dès sourires moqueurs sur toutes les faces
Il pensa à laisser le Càciqùé se morfondre
cuivrées des Indiens.
dans le piegë pendant quelques minutés.
Cependant ils se dominèrent,:
— Mes frères, — Si nioh frère, dit-il, croit trouver
dit Tête-de-Bison, vous quel-
vous êtes moqués de nous, et c'est bien fait. que plaisir au fond de ce trou à rats, il peut
« Nous avons tort : s'y glisser.
« C'est la deuxième fois que je suis pris Tomaho, sans rien dire, malgré les re-
ainsi sous une de vos damnées pierres. gards du comte, se laissa tomber dans la
« Je m'arrangerai fente de rocher. ,
pour que ce soit la der-
nière. Mais elle n'était pas assez profonde pour
« Aigle-Bleu, riez donc à votre aise. lui ; il courba donc le dos et dit :
« Nous sommes gens à rire avec vous de — Fermez!
ce bon tour. L'Aigle-Bleu était ravi.
— Moi, Il toucha du pied le roc, qui s'abaissa aus-
je m'en pâme! dit Burgh dont la
mine était considérablement allongée et qui . sitôt.
faisait des efforts inouïs pour se livrer à une Mais voilà qu'à peine était-il en place, 5n
hilarité sonnant plus faux qu'une piastre de i le vit se lever lentement, à la grande stupeur
mauvaisaloi. de tous ; l'on aperçut Tomaho levant le bloc
Sans-Nez faisait claquer ses doigts, se re- par la pression de ses épaules ; puis tout à
gardait comme de coutume et murmurait : coup, par un brusque mouvement, le géant
— On renversa la pierre, qui roula vers l'abîmé.,
risque de se faire couper en deux,
dans ces piéges-làl 1 Un instant après on entendit deux cris
128 L'HOMME DE BRONZE

terribles qui montaient vers le ciel du fond sité a des dangers, et les sachems. savent que
de la gorge. I leur trébuchet de
pierre n'est pas de ceux
Les chasseurs se regardèrent en silence. qui prennent Tomaho.
Les Indiens ne dirent mot. i « -La nuit vient.
Mais Tomaho. s'essuyant le front, sortait « Plaît-il à la reine de regagner le camp?
de la fente et disait à l'Aigle-Bleu : — Je le désire d'autant
plus, dit la reine
— Si je n'étais tombé
que dans une em- que l'heure approche où vous allez enfin con-
buscade aussi mal tendue que celle-là, je se- naître le secret de ce ravin.
rais, encore .le chef de l'Aràucanie. « Venez, comte. »
« Mais le Renard subtil, l'infâme Orélie, L'on redescendit vers le camp.
sait beaucoup mieux tendre un piège que Mais les sachems restèrent groupés au-
l'Aigle-Rleu. tour de l'Aigle-Bleu et les trappeurs demeu-
— Mon frère •connaît le secret .des rèrent en troupe.
pierres'
levées! dit le sachem pâle de colère, car les Le comte, au mieux avec la reine, lui. don-
chasseurs, à leur tour, riaient franchement ! nait le bras.
aux éclats. Les trois groupes semblaient s'être don-
« Nul homme au monde ne peut soulever né le mot pour rester à distance.
pareil fardeau. j Que disait M. de. Linçourt à la reine?
« Le Cacique a touché le point oVéquilibre. » ! Des choses charmantes, sans doute, car
i ...
Tomaho s'indigna de cette supposition. ; elle écoutait silencieuse, et quand une femme
Il bondit vers.un quartier de granit plus se tait au bras d'un cavalier pour l'écouter,
considérable que celui qui avait fermé le c'est qu'elle trouve plaisir à ce qu'il dit.
piège, l'arracha du sol par un admirable ef- Les Indiens se taisaient.
fort et le poussa vers le précipice, dans le- Tomaho, seul parmi les chasseurs, pro-
quel il alla s'engouffrer. nonça quelques mots.
Un cri terrible s'éleva encore des profon- — Je suis bête, dit-il, mais
je suis devenu
deurs du défilé. défiant et puis je suis très-fort :je crois que
Les chasseurs voulurent courir pour voir cela me suffira pour ne pas tomber dans les
l'effet de la chute. embuscades où les plus malins se prennent.
Le comte les arrêta. Cette allusion fut la vengeance de To-
— Sur votre vie! dit-il, ne bougez maho triomphant contre les quolibets qu'on
pas!
« J'ai juré pour nous tous qu'on ne dépas- lui décochait souvent.
serait pas l'endroit où nous sommes. »
Il fut obéi.
Quant à Tomaho, s'essuyant une seconde
fois le front, il se planta devant l'Aigle-Rleu, CHAPITRE XVIIÏ
parut chercher une longue phrase et finit par
dire ce seul mot : UNESCÈNE TERRIBLE
— Voilà!...
Et il avait raison. -
Son acte parlait pour lui... La nuit est tombée subitement.
Les sachems étaient attérés. Pas de crépuscule : nous touchons aux ré-
L'Aigle-Bleu blêmissait. gions équatoriales.
La reine seule semblait admirer le colosse. Nuit splendide des tropiques.
Personne cependant ne paraissait se préoc- Ces étoiles, ces soleils lointains, brillent
cuper des cris entendus. dans l'espace.
—- Allons, dit le comte, tout va bien. A cause de leur scintillant rayonnement,
« Il serait sot de nous garder mutuelle- on est tenté de les comparer à des margue-
ment rancune. rites de feu constellant les célestes prairies.
« Ces gentlemen ont appris que la curio- L'air pur reste bleu malgré l'ombre.
LA REINE DES APACHES 129

Les.hflchers.

Il semble avoir conservé des phosphores- en quête ; leur estomac vide a des sonorités
cences volées à la lumière du jour. creuses; les échos brusquement réveillés
Une flèche lancée dans ce bleu sombre semblent s'avertir en se renvoyant leurs terri-
laisserait derrière elle une trace lumineuse. bles rugissements.
De vagues parfums emplissent cette tiède Les aboiements grêles du coyote, ce chacal
et douce atmosphère : ce sont les fleurs de la d'Amérique, se font entendre dans toutes
savane qui rendent hommage à la nature et les directions.
l'encensent de leurs mille senteurs. La chouette, elle aussi, lance sa note lu-
Au silence d'un court crépuscule succède gubre ; la hulotte lui répond par un long cri
un étrange et sauvage concert. plaintif, et le grand-duc gémit à la manière
Les carnassiers quittent leur repaire. des geindres devant le pétrin.
La faim les chasse vers la savane. D'énormes chauves-souris voltigent de tou-
La journée commence pour eux avec la tes parts et lancent leurs sifflements aigus et
nuit. stridents.
Us s'étirent paresseusement avant d'entrer Ce sont les fifres de cet orchestre formi-
L'HOMMEDE BRONZE.— 32 LA REINE DES APACHES— 17
130 L'HOMME DE BRONZE I

dable qui, la nuit, remplit de ses discordants -— Gare à la vengeance ! elle sera com-
accords le désert américain. j
plète.
Le comté de Linçourt et la reine blanche Tomaho, seul, ne réfléchit pas.
reviennent de délivrer les trappeurs tombés i Les efforts d'intelligence qu'il a faits coup
dans le piège de l'Aigle-Bleu. s
sur coup l'ont épuisé.
Rsmarchent lentement, se donnant le bras, Ses facultés ne lui permettent pas une ten-
et paraissent être engagés dans une conver- j
sion d'esprit plus prolongée.
satioli attachante. U s'abandonne à là satisfaction d'avoir
Derrière ce couple charmahtviennent, pèle- <
échappé au traquenard, et se réjouit d'être
mêle* les chefs indiens et les habitants no- 1 principal auteur de la délivrance de ses
le
tables d'Austin. i
amis.
Malgïê l'incident que nous avons raconté, Ses joies se traduisent par les ironiques
là massé deâ Visages-Pâles et des Peaux- j
plaisanteries qu'il adresse de temps en temps
RbUges paraissent être dahs les meilleurs à ses compagnons.
termes^ — On se disait-il, parce qu'O-
moquait,
Bs.MVardëtit joyeusement, car les Indiens, rélië de ToUUeins m'a fait prisonnier.
par complaisance pour leurs hôtes sans douté) « Ce Subtil renard fut pour moi un Aigle-
, se sbttt départis de ieùrs usages habituels. Bleu rusé Comme celui qui vient de vous
Ordinairement réservés* silencieux, taei- prendre ail trébucheL
iufnes, ils sont devenus démonstratifs, « Et Tomahb à devitté le piège, et il a sauvé
bruyants et bavarde; ses amis, beaucoup plus rusés que lui. »
L*éâu-dë;-îeu est pour quelque chose dans Le géant abusait de Sa victoire et prodi-»
Cette fràhStoïmàtiott ; mais y est-elle pouf guait le sarcasme»
tout? On ne l'écoutait pas, mais il parlait tout dé
À quelques pas eh. aïrièfe de leur chef\ même* s'écoutaht avec plaisir^
GrandhtOrcàtij Burgh, Tomahd etBois-îludé CependatitlareirtO et son cortège marchent
forment tin groupe à part. toujours dans la direction du fameux défilé
Bâns^Nëz n'est pas aVee ses compagnons. dont l'entrée était masquée par une immense.
Il s'est lestement esquivé en disant à Grand- tenture de peaux.
moreau» Tout à coup un Apache accourt au-devant
i^mJ'iBii Aurai le coeur nets de la reines
Et il àVait choisi la première occasion R mène par la bride une magnifique ju-^
pour se faufiler inaperçu dans la broussaille. ment blanche à la crinière abondante et dont
Les trappeurs ont la mine féroce. la queue formant panache traîne jusqu'à
Malgré la victoire de Tomaho, ils sont fu- terre.
rieux d'avoir donné bêtement dans un piège La reine alors remercie le comte et quitte
qUë maintenant ils trouvent grossier. son bras,
Que se passe-t-il dans le cerveau de ces i | Elle monte en selle légèrement.
gens qui ont désappris à pardonner? La jument, en sentant le poids de la cavà-
Que pensent ces hommes prêts à risquer ' lière, redresse la tête, pousse un hennissement
leur vie pour se venger de la plus légère of- et frappe le sol avec impatience.
fense? La noble bête semble fière de porter la
A coup sùr^ chaque imagination tend vers 5 Vierge aux cheveux d'argent.
un même but. Au moment même où la reine sautait à
Tous recherchent les moyens de prendre 3 cheval, les sachems de sa suite se groupaient
une revanche éclatante. autour d'elle ; des guerriers leur amenaient
En voyant ces fronts plissés, ces sourcils s des chevaux de main sur lesquels ils s'éïan-
-
froncés, cesfacescalmesetréfléchies, onpour- çaient ; ils formèrent bientôt un peloton d'es-
raitformuleravec assurance cet avertissement t eorte s'arrondissant en demi-cercle autour de
à l'adresse de l'Aigle-Bleu : la Vierge aux cheveux d'argent.
LA REINE DES APACHES 131

Dès qu'elle se vit entourée de ses chefs de « Là, derrière ces touffes de spiréas.
— Va les chercher
tribu, la reine porta à ses lèvres cet os bu- =
main qui lui servait de sifflet. ! « Et vivement! »
Uue note aiguë, stridente, coupal'air. Grandmoreau s'éloigna avec Burgh.
Aussitôt mille voix retentirent dans toutes , Trois minutes après, les deux trappeurs
les directions. i revenaient à cheval, et tenant en main les
Ces voix ne proféraient qu'un seul cri. montures de leurs compagnons.
Il semblait que ce fût un mot d'ordre ; Le comte sauta en selle, et la petite troupe
qu'elles se transmettaient de proche en proche. ! prit position à une très-courte distance de
La reine venait en effet de faire circuler la reine et de son escorte de sachems.
un ordre par les crieur s de guerre. Tomaho, lui, avait deux chevaux pour lui
Ces crieurs sont en quelque sorte les tout seul, celui qu'il montait et un autre qu'il
trompettes des Peaux-Rouges ; et voici quel tenait par la bride. Sans-Nez n'avait pas en-
est leur rôle dans les batailles : core reparu : voilà pourquoi le Patagon avait
Le grand chef, qui est accompagné de plu- l'air d'un cocher à la promenade.
sieurs crieurs, lance un commandement à j Peu à peu les crieurs indiens avaient cessé
' leur vacarme.
l'une de ces trompettes humaines.
Sans retard, le commandement est trans- Mais mille autres bruits succédaient aux
mis au crieur le plus rapproché, qui agit de glapissantes clameurs qui parcouraient tout
même, et ainsi de suite. le campement depuis cinq minutes.
De sorte qu'en deux minutes il est possible, C'était maintenant un sourd piétinement
à l'aide de ce procédé tout primitif, de faire de chevaux mêlé à cette espèce de froissement
circuler un ordre parmi un rassemblement d'une grande foule qui s'agite et murmure.
d'hommes occupant un vaste espace de ter- On n'entendait pas un cri, pas une simple
rain. exclamation. ,'
Ce moyen de communication, s'il est d'in- C'était un grondement étouffé, contenu,
vention indienne, n'en a pas moins été pra- comprimé.
tiqué dans les temps les plus reculés. C'était le flot plein de bruit venant s'éta-
Certaines peuplades d'Asie n'agissent pas ler mollement sur des galets mous et spon-
autrement dans leurs expéditions de guerre. gieux.
Pas un de nos soldats d'Afrique n'ignore M. de Linçourt et ses compagnons écou-
cette pratique, mise en usage avec succès par taient et observaient.
les Arabes au commencement de la conquête La reine, au milieu de son escorte, parais-
algérienne. sait attendre l'exécution des ordres qu'elle
En entendant toutes ces voix indiennes venait de faire circuler.
porter dans tout le camp des instructions dont Suivie des sachems, elle s'était avancée
il ne soupçonnait aucunement la significa- dans la direction du défilé fermé par l'im-
tion, le comte de Linçourt fit un signe d'ap- mense tenture en peaux.
pel à Grandmoreau. Là) campée sur un tertre assez élevé, ejle
'
Le Trappeur s'approcha. / jette des regards investigateurs dans toutes
— Que veut dire tout ceci? lui demanda les directions.
rapidement le comte. Apercevant le comte et ses. trappeurs à
— Je cheval à vingt pas, elle les salue d'un sourire i
n'y comprends rien, répondit Grand-
moreau, et d'un geste gracieux.
« Mais veillons au grain. En ce moment, Tomaho poussait une excla-
« D'abord, je suis d'avis de monter à che- mation de surprise.
val, à l'exemple de la Reine. Sans-Nez était à cheval à côté de lui, el
— Tu as raison. il ne l'avait ni vu ni entendu approcher.
« Où sont nos chevaux? — Décidément, murmurait le géant en lâ-
— A deux chant la bride du cheval de son compagnon,
pas.
182 L'HOMME DE BRONZE

cette face pâle est encore plus rusée que le « Partagez-vous mon sentiment?
traître Touneins. — Oui, répondirent les chasseurs.
« H serait capable défaire ses esclaves tous i — Bien.
les caciques de ma nation. j « Donc, restons calmes el observons.
« C'est un renard qu'une lionne a nourri. » — Je crois
] que c'est notre rôle, approuva
Pendant que Tomaho faisait ses réflexions, ' Sans-Nez.
Sans-Nez s'était approché de M. de Linçourt j « Mais je n'ai pas tout dit, ajouta-t-il.
et de Grandmoreau. i — Parle donc, lambin, grommela Grand
— Je sais toute l'affaire, dit-il tout bas. i moreau.
— Quelle affaire? interrogea le comte. — Vojci le
' plus drôle :
— Nous allons assister à un beau « Il n'y a pas un seul Peau-Rouge avec
spectacle.
« La reine blanche va faire périr des pri- ' les blancs dans le défilé.
sonniers blancs capturés par ses guerriers. « N'est-ce pas que ça vous paraît fort?
— Des blancs ! s'écria le comte. — Très-fort, yes, fit Rurgh dit Main-de !
— Tout ce
qu'il y a de plus blanc comme Fer.
peau. — Beaucoup trop fort, appuya Grandmo-
« Mais, comme conscience, tout ce qu'il y reau avec une pointe de mauvaise humeur.
a de plus foncé, à mon avis, du moins. — Sans-Nez plaisante, dit Tomaho avec
— fit Grandmoreau. son bon et naïf sourire.
N'importe!
« Nous ne laisserons pas mourir ces gens, —
Soyez sérieux, fit lé comte à son tour.
ou nous serons des lâches. — Je suis très-sérieux et absolument vé-
— Bien dit! appuya le comte. ridique, reprit Sans-Nez.
« Nous devons les sauver d'abord, puis les « John Huggs et son équipage sont gardés
livrer à la justice mexicaine s'ils sont crimi- par deux cents nègres.
nels. » « Mon étonnement a été au moins aussi
Sans-Nez fixa sur M. de Linçourt un re- grand que le vôtre.
gard moqueur. « Et j'ai cherché à m'expliquer ce fait
— Le sauvetage sera difficile, fit-il. étrange, invraisemblable, presque impossible.
— Si nous ne réussissons pas, nous serons « Eh bien ! je ne me suis rien expliqué du
tués, voilà tout. tout. »
« Nous mourrons du moins avec la con- Le comte et les chasseurs réfléchissaient;
science d'avoir fait notre devoir. » mais si peu de temps les séparait du moment
Sans-Nez haussa les épaules. où ils auraient le mot de l'énigme qu'ils
— On ne meurt pas pour des John Huggs, se résignèrent à attendre sans approfondir
fit-il avec une moue dédaigneuse. ce mystère plus avant.
— Vous dites JohnHuggs ! s'écria le comte. — Encore une fois, dit le comte, dès qu'il
— Lui-même, avec son équipage composé s'agit de ce Yankee John Huggs et de ses pa-
de douze matelots yankees, autant de che- reils, nous n'avons qu'à laisser faire, sans
napans comme leur capitaine, sans aucun nous préoccuper du sort qui leur est réservé.
doute. « Ce drôle voulait me laisser écharper sûr
Le comte garda le silence pendant quel- le pont de son navire.
ques instants. « C'est un négrier de la pire espèce, un
Il réfléchissait. forban de mer, rien de bon.
Trois minutes écoulées, il prononça, éle- « Il ne vaut pas une charge de notre pou-
vant la voix pour être entendu des cinq chas- dre. •

seurs qui l'entouraient : Approuvé ! approuvé ! dirent les trap-
—Décidément, je ne ferai pas le sacrifice de peurs.
ma vie et de celle de bons et braves compa- « On se bat pour sauver d'honnêtes ca-
gnons pour tirer du péril ce John Huggs que marades, mais non pour du gibier de po-
vous connaissez. tence comme Huggs.
LA REINE DES APACHES 133

Et les trappeurs se remirent à observer . fin de ce mouvement si habilement opéré


autour d'eux. ! par sa cavalerie.
i La manoeuvre étant terminée, la reine
humain
La scène devient imposante. ] porta à ses lèvres son sifflet d'os
Des guerriers indiens à pied, armés en et en tira une note aiguë et perçante, qui
- domina les bruits de la foule.
guerre, et au nombre de plus de deux mille,
se sont massés en silence de chaque côté de Elle accompagna ce coup de sifflet d'un
l'entrée du défilé. geste de commandement que répétèrent tous
Ils forment deux colonnes épaisses ayant les sachems, et aussitôt le silence le plus
leur tête au vaste rideau de peaux mas- complet succéda au bruit et à l'agitation.
de la gorge ; leurs lignes s'é- Les gens d'Austin eux-mêmes se tinrent
quant l'entrée
tendent au loin dans l'intérieur du cirque, cois.
et dessinent, en s'élargissant, deux haies L'inquiétude et la curiosité commençaient
pour envelopper la multitude. à travailler les cervelles.
Bientôt une foule compacte roule et se Que signifiait tout cet appareil guerrier?
précipite à flots pressés entre les deux li- Que voulait dire ce déploiement de force ?
gnes de fantassins Peaux-Rouges. Mais bientôt l'attention générale se con-
Ce sont les cinq à six mille habitants centre sur un point, ou plutôt sur trente
d'Austin. points brillants que l'on voit tout à coup
Ils ont abandonné les plaisirs de la table luire sur la crête des parois du défilé.
pour se masser dans cette partie de l'im- Les Indiens allument des feux sur les
mense cirque faisant face à la large décou- sommets des pentes à pic de la gorge
pure qui rompt l'uniformité de ses parois Bientôt ces feux grandissent, s'étalent et
en pente douce. se rejoignent.
C'est un peu malgré eux que les hôtes Les hautes herbes flambent. ';!
des Peaux-Rouges viennent s'entasser en Des langues de feu clair et pétillant lèchent
foule entre les deux lignes de guerriers : les noires parois des rochers.
Pour les forcer à se réunir ainsi sur un Les arbustes s'enflamment.
même point, quinze cents cavaliers indiens
Les grands arbres même brûlent, et leurs
ont entouré la vaste enceinte du campe- cimes touffues, que la flamme dévore, for-
ment, et ils ont poussé'la niasse populaire ment autant de petits incendies au-dessus
devant eux, avec une adresse que pour- du vaste foyer qu'elles dominent.
raient leur envier nos gardes municipaux.
Grandmoreau ricane en voyant se dé-
Peu à peu les habiles cavaliers avaient
leurs velopper l'incendie.
rapproché distances, doublé, triplé — Illumination indienne, murmure-t-il.
leurs lignes, et ils étaient enfin parvenus
« Ces faces de cuivre se mettent en frais.
à grouper sur un terrain relativement peu « Ce n'est pas pour rien; nous allons en
étendu la presque totalité des habitants
voir de fortes.
d'Austin, leurs invités.
— L'illumination commence seulement,
Enfin, pour assurer l'effet de leur manoeu-
dit Sans-Nez.
vre, les cavaliers Peaux-Rouges formèrent
« Vous allez voir tout à l'heure.
un immense demi-cercle dont les extrémités
— Première surprise! fit M. de Linçourt
rejoignaient les deux ailes excentriques dé
l'infanterie : avec un léger haussement d'épaules.
les Indiens pensaient à Puis, se tournant vers les chasseurs, il
Si, en définitive,
faire prisonnière toute la population d'Aus- ajouta en riant :
— Sa Majesté veut absolument nous éton-
tin, la réussite ne pouvait être plus com-
plète. i ner.
La reine, calme et superbe au milieu de ! « Elle y arrivera peut-être ; mais, en tout
ses chefs de tribus, paraissait attendre la cas, ne lui en laissons rien voir.
134 L'HOMME DE BRONZE

Les trappeurs répondirent à leur chef par Écumeurs de mer, négriers, forbans à l'oc-
un sourire d'acquiescement. ca
casion, contrebandiers toujours, déserteurs
Us le comprenaient. d< cent navires, capables de tout pour le
de
La dignité leur commandait l'impassibilité g;
gain, de rien pour le devoir, mais braves, in-
absolue, quoi qu'il arrivât. tr
trépides, stoïques, ils ont d'avance franche-
Cependant l'incendie commençait à se pro- • m ment accepté l'inévitable dénouement de leur
pager rapidement. es
carrière : la mort violente !
C'était une grande scène d'horreur. j La mort, souvent ignominieuse, parfois
! Les flammes, courant sur les crêtes avec : épouvantable. é]
une rapidité prodigieuse, forment un vaste Us savent ce qui les attend.
demi-cercle qui va courant vers le défilé I C'est le bout de corde qui les suspend à
pour y rejoindre ses deux ailes gigantesques. ; la
h grande vergue, ou le coup de couteau de
L'intensité delà chaleur est telle, que l'on lï vendetta, ou la hache des nègres révoltés,
la
étouffe sous le dôme immense de fumée rou- o enfin l'agonie lente dans les plis d'une
ou
geâtre dont l'arène est couverte. vvague, en un jour de tempête.
On ne voit pas un coin du ciel. Ces tètes dé bandits se détachent en vi-
L'attente est cruelle pour la foule murée g
gueur sur le fond éclatant de la scène.
par le fer des Indiens et le feu des collines. Toutes expriment la résignation, mais la
Tous les yeux sont fixés vers le défilé. rrésignation farouche.
Enfin le cercle de flammes est fermé. Aucune plainte, aucune insulte.
'
Un coup de sifflet aigu passe au milieu des ! Le silence et quelque chose de menaçant
grondements sourds et des pétillements; il '1 dansc l'attitude.
retentit strident. C'est un commandement i Les condamnés ne cherchent pas à rompre
lancé par la reine elle-même. 1 liens d'écorce, qui les attachent au poteau
les
La grande tenture de peaux qui masquait < la torture ; mais leurs regards étincelants
de
l'entrée du défilé tomba. iinterrogent l'espace...
La foule ne laissa échapper ni HU cri Ils cherchent quelque chose ou quelqu'un.
ni un murmure. Ilsl'ont aperçu!
Elle restait là, morne, silencieuse, stupide, C'est John Huggs, leur chef!
devant l'épouvantable spectacle qu'on lui Alors leurs voix s'unissent en une protes-
montrait. tation vigoureuse contre le sort, en un défi
Au milieu du défilé, sur un vaste terre- contre la justice impitoyable qui les atteint.
plein gazonné, sont dressés dix bûchers de Ainsi qu'aux beaux jours de liberté, quand
même dimension. le bâtiment négrier voguait sur l'azur des
Ces bûchers, composés de rondins de bois eaux et sous celui des cieux, les forbans sa-
sec, cubent cinq à six stères, et affectent la luent l'heure suprême du trépas comme ils
forme d'une pyramide tronquée. ont salué les heures joyeuses du triomphe et
Du milieu de chacune de ces pyramides du butin.
— Hip! hip !
émerge un long poteau fourni par la tige hip ! Hurrah!...
lisse d'un bouleau. Et une voix puissante leur répond, celle
i Dix hommes, dix victimes sont attachées à de John Huggs.
ces poteaux. On le voit !
Ce sont, prétend Sans-Nez, les marins de Au fond de la gorge se dresse un bûcher dix
l'équipage de John Huggs. fois plus considérable que les autres.
Ces hommes, dont on peut distinguer Un très-haut poteau le domine.
les traits à l'éclatante lueur de l'incendie, ont A l'extrémité, un homme est solidement
tous des physionomies sombres et éner- attaché.
giques. C'est John Huggs.
Hs appartiennent à cette classe de marins s Le capitaine yankee a été distingué par
qui sont les bohèmes de l'Océan. les Indiens.
LA REINE DES APAGHES 136*

Il occupe la place d'honneur. i A l'horreur de cette exhibition de suppli-


11 y figure avec une sorte de dignité bru- ciés attendant l'heure du sacrifice se joignait
lale. I un profond étonnement* occasionné par la
Cet homme a l'habitude et la fierté du présence de deux ou trois cents nègres ran-
i oinmândement ; il n'a pas dans l'âme l'om- gés en cercle autour du bûcher.
bre d'un sentiment délicat, mais il a l'audace* D'où sortent ces nègres?
l'intelligence, le cynisme. Que signifié leur présence au milieu des
Rien de noble, rien d'élevé dans cette na- Indiens?
ture frliste, rude, avide, sans loi, sans frein; Qu'ont-ils à faire autour de teê bûchers
cependant, dans la façon dont ce capitaine dressés par la barbarie des Peaux-Rouges?
négrier accepte la fin, le néant, l'éternel ou- Les trappeurs et Sans-Nez lui-même né
bli, il y a une certaine grandeur sauvage savaient rien et n'en devinaient pas plus.
dont les Àpaciies eux-mêmes sont frappés. M. de Lincourt, souriant, avait d'imper-
Le long profil du marin yankee est en vive
ceptibles haussements d'épaulés.
lumière ; toutes les facultés puissantes de ce — Mise en scène soignée, murmurait-il à
tempérament s'accuseDt. mi-voix.
Type repoussant par la bassesse des aspira- « Cette femme combine admirablement ses
tions, presque sympathique par les témérités effets.
inouïes des actes.
« Elle mériterait des applaudissements. »
A cette heufe,( ce nez de corbeau* flairant
Le comte restait fidèle à son parti pris de
les proies sur terre et sur mer à cent lieues
ne se laisser démonter par aucune, surprise.
à la ronde, ce nez qui a respiré voluptueu-
En vérité, du reste, il résistait supérieure-
sement sur tant de charniers, se dessine en
ment à l'étonnement.
relief, et les narines frémissantes, soufflant
le mépris sur le brasier Grandmoreau interrompit les réflexions
qui flambe, lui '
donnent une force d'expression de M. de Lincourt :
dédaigneuse — Il se
qui l'ennoblit. passe quelque chose dont je n'au-
L'oeil est superbe d'assurance, hardi en- gure rien de bon, dit-il gravement.
— Quoi donc? demanda le comte.
core en face du bûcher.
« Aurions-nous a craindre une trahison?
La lèvre mince jette un sourire d'amitié
— Je ne puis rien affirmer.
aux compagnons qui ont proféré le hurrah,
et elle laisse échapper en réponse le même « Tout ce que je sais, c'est que nous som-
mes suspectés, et vous allez voir que je di?
cri, qui part, franc, plein et vibrant, d'une
vrai.
poitrine où le coeur bat avec calme.
— Enfin, qu'y a-t-il?
Le forban n'a pas peur.
— 11 y a que je n'ai pas quitté des yeux la
La multitude a tressailli.
Les voix ont remué des, échos dans les reine et son escorte depuis que les bûchers
aines. sont démasqués.
Mais les trappeurs restent impassibles. « Nous étions nous-mêmes observés; je
Parmi eux, John Huggs est un pirate de m'en suis fort bien aperçu.
mer et de terre, un homme déloyal et misé- « Quand nous avons, tout à l'heure, mis la
rable, une bête venimeuse, bonne à tuer main à la crosse de nos rifles, à la vue des
partout. victimes attachées sur les bûchers, la reine a,
Les voleurs' des prairies ou de l'Océan fait un signe à son frère l'Àigle-Rleu.
n'ont rien à attendre des chasseurs, qui les « Celui-ci a disparu aussitôt.
haïssent et leur denhent la chasse en toute — Et voilà la cause de ton
inquiéhide?
occasion. demanda le comte.
Donc Huggs mourra^ « Je t'avoue que les petits manèges de Sa
Mais la scène s'anime encore d'un inci- ] Majesté et de son frère ne me préoccupent
dent étrange; pas pour le moment.
186 L'HOMME DE BRONZE

— Vous avez tort; voire liberté est mena- Mais les précautions de» Peaux-Rouges
cée. .''..'. .'.'-,- ':.-.;. ne s'arrêtèrent pas là. ::
Grandmoreau prononça ces quelques mots L'Aigle-Bleu avait divisé sa troupe.en
avec assurance et autorité. quatre pelotons.
Il n'y avait pas à se tromper sur leur valeur. A son commandement, les guerriers du
Des gens delà trempe du Trappeur n'af- premier peloton épaulèrent leurs fusils et
firment pas sans être absolument sûrs de ce tuèrent les chasseurs couchés en joue.
qu'ils avancent. Ceux-ci ne firent pas un mouvement.
Le comte prit de l'inquiétude : Seul, Rurgh laissa éclater son admiration ;
— Selon toi, qu'avons-nous donc à faire ? car il s'enthousiasmait pour les beaux mou-
demanda-t-il vivement. vements militaires.
— Rien pour l'instant. — Rons soldats ! s'écria-tril.
— Comment, rien? « Magnifique troupe!-
— Absolument rien, puisque je ne sais « Excellente mesure! »
qu'une chose : c'est que,des mesures sont J Et, de fait, l'immobilité des cavaliers et de
prises ou vont être prises pour nous mettre leurs chevaux était parfaite.
dans l'impossibilité de contrarier les Indiens Pendant une minute, ces centaures indiens,
dans l'exécution de leurs projets. hommes et montures, semblèrent former un
«D'après ce qu'ils feront, nous...» groupe équestre de bronze.
Le Trappeur fut interrompu par une ex- L'Aigle-Rleù prononça un mot; les fusils
clamation de Burgh......... du premier peloton se relevèrent j tandis que
— Âôh ! très-bien ! disait l'Anglais. ceux du deuxième s'abaissaient. .
« Relie manoeuvre ! Cette manoeuvre se répéta avec une ré-
« Magnifique manoeuvre! gularité parfaite, de sorte que;vingt canons
« Superbes cavaliers ! de fusils menaçaient continuellement les
« On dirait des horsc-guards de la reine chasseurs et leur interdisaient le moindre
Victoria! » acte de révolte ou d'hostilité.
admirait les évo- — Vous nous paierez tout cela un jour,
Rurgh dit Main-de-Fcr
lutions hardies de soixante cavaliers-qui, grommela Sans-Nez. <
détachés du gros de la troupe, s'avançaient Mais M. de Lincourt ne s'irritait pas ; il
à travers la foule. se sentait flatté par toutes ces précautions
L'Àigle-Bleu était à leur tête. extraordinaires.
— Que. vous disais-je ? fit Grandmoreau — Laissez donc, Sans-Nez! dit-il.
en désignant les guerriers in diens. « Ils font de nous un magnifique éloge.
— Il n'y a pas de danger sérieux, prononça « Nous n'avons pas le droit d'en vouloir
le comte. à ces quatre mille malheureux qui ont peur
— Je crois, dit Sans-Nez, que la reine n'at- de six hommes. »
tentera pas à la vie de ses hôtes ; mais elle Un long murmure de la foule coupa cette
nous ôtera les moyens de nous opposer au conversation du comte et des trappeurs.
sacrifice des prisonniers blancs. En ce moment, l'attention générale se por-
— C'est son droit, conclut M. de Lincourt tait sur les nègres.
insoucieusement. Quittant la gorge pour se diriger vers
' « Attendons. » le tertre où se tenait la reine et son es-
Les prévisions de Grandmoreau se réa- corte, ils formèrent comme une longue pro-
lisaient peu à peu. 1 cession.
Les cavaliers indiens vinrent se ranger | On remarqua que tous portaient dans
à la gauche du groupe formé par les chas- | leurs mains les fers avec lesquels on a
seurs, qui se trouvaient isolés ainsi entre coutume d'attacher les esclaves à bord des
ces cavaliers, la ligne d'infanterie et l'es- négriers.
corte de la reine. Ce défilé lent, solennel, conduit par de»
LA HEINE DES APACHES i87

Le sacliemla Flèche-Enchantée,dit Sable-Avide.

vieillards, était cadencé par les notes d'une | Tout à coup, en cet instant émouvant, les
psalmodie étrange dont le rhythme produi- j éclats d'une voix humaine dominèrent, les
sait une impression indéfinissable. bruits s'élevant de la foule.
La voix du comte rompit le charme sous Cette voix rendait des sons d'une sono-
lequel ce chant tenait ses trappeurs. rité et d'une puissance extraordinaire.
— La cérémonie continue ! dit en riant Le marin John Huggs, un véritable Yan-
M. de Lincourt. kee, prononçait un speech avant dé mourir.
« Voilà une procession à laquelle il ne Il criait de toutes ses forces :
manque que des évêques et du clergé. » -.— Les funérailles que l'on me fait sont
Cependant les nègres passaient devant la splendides.
reine et jetaient à ses pieds leurs fers bri- « On me fait une flambée admirable.
sés. « Il m'est en outre très-agréable de do-
Ils retournèrent ensuite vers la gorge miner de si haut des lâches.
puor former un cercle noir autour des bû- « Vous êtes ici cinq mille blancs capables
, chers, qui attendaient la torche et qui bien de délivrer dix hommes dont les veines
tôt allaient s'allumer. ...':. contiennent le même sang que les vôtres,
L'HOMME DEBRONZE.— 33 LA REINEDESAPACHES. — 18
188 L'HOMME DE BRONZE

et vous allez nous laisser brûler sans honte! Le comte poussa sa monture jusqu'au pied
« Habitants d'Austin, vous serez pillés et dU poteau auquel le forban était attaché.
brûlés! On s'attendait à une explosion de colère
« Je ne suis pas encore en cendres. de la part de M. de Lincourt : ii n'en fut
« Souvenez'-vbus de John Huggs. rien.
«i II se Vengera de votre indifférence ou Il se dressa légèrement sur ses étriers et dit
de votre lâcheté. » avec uri calme railleur à maître John Huggs :
! — Môh garçon, vous avez
Après' tin court silence, le marin reprit trop fait dé com-
en langue apache, car il pailait, en vrai for- merce dans Votre vie pour ne pas savoir ce
'
ban, tous les dialectes connus et quelques- que c'est qu'un compté.
uns d'inconnus : <« Voulez-Vous établir le nôtre?
— Quant à vous, Apaches, Pownies, « Oui?
Sioux, Keuhas et autres faces de cuivre, vous « Très-bien.
saurez un jour ce que vaut Un Américain «< Ce sera clair.
de ma trempe. « Examinons votre affaire.
«. Et votre Vierge aux cheveux d'argent « Vous me demandez de volis délivrer, et
sera l'esclave du dernier de nies matelots. la chose est peut-être faisable au prix de
« J'ai dit. Allumez, maintenant. » beaucoup de notre sang versé.
Cesfières paroles passaient dans l'air avec a Or j maître John Huggs, votre sang à Vous
une sonorité métallique, humiliant les gens ne vaut pas le nôtre.
d'Austin, irritant les Apacnés. — Je suiô de race
pure tout comme vous!
Mais pas un mot ne répondit aux menaces protesta le forban.
de John Huggs. — Possible ! mais vous êtes un coquin.
Dans l'esprit des Indiens* lé malheureux « Mais passons.
s'enhardissait à supporter le supplice du « Il suffit que j'estime votre vie de bandit
feu. - fort peu de chose pour que je ne risque pas
Les gens d'Austih, eux, étaient consternés, là mienne et celle de braves gens en Votre
stupides, anéantis. j faveur.
Le comte commençait à s'émouvoir. I « Vous faites traite sur moi* vous tirez à
— Messieurs, dit-il aux trappeurs, ce John vue sur mon courage et mon adresse.
Huggs est un vil coquin, mais il est dé « En avez-vous le droit?
trempe énergique. « Non, à coup sûr.
« Si l'on faisait quelque chose pour lui? » « Je ne vous dois rien, tout au contraire,
Mais la voix de John Huggs retentit de maître Huggs.
nouveau. « Souvenez-vous que vous m'avez laissé
n venait d'apercevoir le comte de Lincourt lâchement menacer de mort par la foule qui
à la tête de ses coureurs de bois. se trouvait à votre bord le soir de mon duel
•— Eh ! gentleman ! cria-t-il. avec Grandmoreau.
\ « Vous voulez me voir brûler par ces bri- « Je vous ai puni de votre ingratitude ea
1
gands après avoir brûlé vous-même mon na- mettant le feu au bâtiment.
• vire 1 « Partant, quittes !
« Par l'enfer ! je vous baptise. « Quant à vous faire crédit d'un penny,
I « Vous n'êtes plus le comte Henri de Lin- vous êtes trop mauvaise paie.
court. «Qu'avez-vousàdire, maître John Huggs?»
« Vous êtes Un lâche ! » La logique du comte était écrasante.
A cette insulte, M. de Lincourt lança son Cette façon commerciale de régier i affaire
cheval en avant et poussa vers les bûchers. les
frappait beaucoup plus les esprits que
Nul n'y fit opposition. grands mots et les grandes phrases.
Sur un ordre de l'Aigle-Bleu, les fusils du John Huggs courba la tête.'
— C'est bon ! c'est bon! dit-il.
peloton de surveillance s'étaient relevés.
LA REINE DES APACHES 186

« En voilà assez. 1
, ^vous ayez donné un coup de couteau traî-
« Comme les gens qui vont faire faillite, t
treusement pour lui enlever son or.
j'ai voulu emprunter, et, dans ces cas-là, on « C'était à Philippo, en 1860.
s'adresse à tout le monde, même à des enne- ; — Pour une canaille, c'est décidément
mis, ce qui est un tort. i
une canaille complète et réussie! fit John
« Vous crèverez comme moi un beau ma- ' 1
Rurgh.
tin, je vous le prédis. i Et les trappeurs de s'éloigner sur cette
« Je n'ai qu'un regret, c'est, de vous avoir <
exclamation.
j
demandé votre aide. Inutile de dire que, depuis qu'ils avaient
j
— Moi, dit le comte, au cette attitude, les Apaches ne se défiaient
prix de mon salut, ! pris
]
je n'aurais pas voulu m'adresser à vous. ! plus
] d'eux.
« Vous avez échappé au feu de votre bâti- En s'éloignant pour regagner leur pre-
ment, maître John ; vous n'échapperez pas à imière place, le comte dit à ses gens :
celui de votre bûcher. —- Quand ce drôle a parlé des gens d'Aus-
« Pour l'honneur des bandits de votre sorte, tin,.je commençais à m'émouvoir en sa fa-
mourez bien. veur; mais il nous a insultés; tant pis pour
« C'est la seule bonne action qui vous lui!
reste à faire. — Et tant mieux
pour nous! dit Sans-
— Je vivrai et Nez. C'est une vipère
je te lierai sur un brasier toujours bonne à
ardent! dit entre ses dents John Huggs. écraser d'un coup de talon.
Quel étrange espoir avait-il? Les nègres cependant attendaient le m<h
ment d'agir avec une vive impatience.
Le comte n'entendit pas les paroles du Ces hommes torturés par les négriers
forban. pendant la traversée, avaient une soif de
Les trappeurs, qui s'étaient rapprochés, vengeance qui se traduisait par deà mena-
avaient senti trop vivement l'insulte que ces et des imprécations.
leur avait adressée Huggs pour être indul- Il faut avoir vu quel enfer est un bâtiment
gents et pitoyables. i chargé d'esclaves pour comprendre la rage
Très-peu tendres du reste, habitués au sang de cruauté dont les victimes des négriers
et aux tortures, méprisant et haïssant tout sont animés.
bandit, eux, gens de loyauté et mourant Les noirs, dès que les chasseurs se furent
pour une parole, donnée, les chasseurs sa- retirés, se ruèrent autour des prisonniers
luèrent la déconvenue du capitaine par des et les accablèrent de reproches et d'injures.
ricanements. Ce fut une scène de revanche atroce.
— Monsieur le comte, On vit toute cette bande, arrivée au pa-
ditTête-dc-Bison,ïl
n'est tel que de s'expliquer. roxysme de la colère, lapider ces matelots
« Ce pauvre John Huggs croyait à coups de cailloux tranchants;
que nous prisonniers
étio.ns en reste avec lui, mais il s'aperçoit C'était un spectacle d'une sauvagerie ré-
qu'il se trompait. voltante, mais ceux qui songeaient aux souf-
— Sans le bûcher, frances qu'avaient dû endurer ces malheu-
qui finit tout, dit Sans-
Nez qui s'était montré le plus hostile à John reux, ceux qui savaient quelle vie et quelle
Huggs, je lui réclamerais quelque chose mort souvent on leur fait, ceux-là compre-
comme deux mille dollars qu'il m'a volés. naient ces fureurs.
-—A vous! protesta Huggs. C'est faux! Le sang des marins coulait.
— Allons donc ! fit Sans-Nez. Seul John Huggs échappait aux coups
« Souvenez-vous d'un joli garçon, plein par la grande élévation du poteau auquel il
de chic, ayant du galbe et, du chien (sur était attaché.
ce, imitation de castagnettes, geste et coup , Mais cette lapidation n'était qu'u a prélude
d'oeil vainqueur comme d'habitude), sou- à la torture du feu. <fe
venez-vous d'un très-joli garçon auquel [ Pendant l'étrange dialogue qui vient d'ê-"
140 L'HOMME DE BRONZE

tre rapporté, une vingtaine de nègres ar- i Le pied du poteau qui 1e supporte a pris
mes de torches s'étaient dispersés sur la plate- [ feu, et il est déjà fortement entamé.
forme où s'élevaient les bûchers. j La foule, toujours muette, regarde, morne
Ils mirent le feu à ces amas de bois secs et fortement impressionnée, ce spectacle af-
qui flambèrent aussitôt. freux.
De longues colonnes de flammes ne tar- Le forban s'agite cependant; il imprime
dèrent pas à s'élever. des secousses au poteau.
Pas de fumée ; le feu clair et pétillant je- On dirait que, le sentant atteint par la
tait une blanche lumière se détachant bril- flamme et à demi rongé, il veut en diriger la
lante et pure au milieu des lueurs rou- chute d'un certain côté.
geâtres de l'incendie allumé par les Indiens, Les trappeurs suivent cette manoeuvre avec
qui allait se propageant, et continuait à un certain intérêt.
illuminer les crêtes élevées du défilé. Ils ont comme un vague idée que Huggs
Rientôt les flammes atteignent les mal- cherche quelque moyen de fuite.
heureux matelots attachés aux poteaux. Tout à coup le tronc d'arbre vacille.
Chacun de ces misérables essaie de lutter Il va tomber.
contre la douleur; on les voit résister, ten- Il tombe en effet... sur la crête de la fa-
dre tous leurs muscles quand ils se sentent laise, au delà du précipice, et dans cette par-
atteints, se taire à force d'efforts, puis, vain- tie du défilé où l'incendie alluma par les
cus, ils hurlent avec désespoir, se tordent Peaux-Rouges n'a pu se propager faute d'a-
comme des vers sur la cendre brûlante et liment.
disparaissent dans les tourbillons. Cette chute du poteau de supplice du
John Huggs domine toute cette scène Yankee provoque une immense clameur
d'horreur. parmi les spectateurs.
Son énorme bûcher brûle comme les autres, Cri de rage et de fureur chez les In-
mais élevé qu'il se trouve à trente pieds au- diens.
dessus du sol, les langues de feu qui lèchent Cri d'étonnement de la population d'Aus-
son poteau ne l'atteignent pas encore. tin.
Et cependant, moins calme que ses hom- Mais le tumulte cesse bientôt.
mes ne l'ont été au début de leur -supplice, La surprise suspend toutes les respirations
avant d'être touché par le feu, il semble et comprime chaque poitrine.
s'agiter et faire des efforts pour se débar- L'extrémité supérieure du poteau a à peine
rasser de ses liens. touché le roc que John Huggs se trouve
Est-il pris de terreur? soudain détaché, et libre de ses mouve-
Probablement. ments.
La position de cet homme est plus horri- Debout, fier et superbe d'attitude, il se
ble encore que celle de ses compagnons tient un instant immobile sur le rebord de
qu'il voit sous lui et dont le trépas com- la falaise.
mence son agonie. Puis il fait un geste de défi et disparaît
Détail affreux ! dans la nuit.
Chaque fois qu'un corps se détache du po- Tout le monde comprend que le capitaine
teau qui le retient et tombe dans le bra- est parvenu, par des pressions vigoureuses
sier, une fumée noire mêlée de vapeur sur ses liens, à les desserrer, et qu'avec l'ha-
s'élève en lourdes spirales. bileté d'un marin consommé, il a réussi à
Par moments, John Huggs est entouré de se dégager.
ces vapeurs qui lui portent des odeurs de Profitant de la fumée et des tourbillons,
chairs brûlées. il a fait mine de rester toujours attaché, at-
Enfin les victimes disparaissent l'une tendant que le poteau fût attaqué par le feu.
1 à en diriger la chute
après l'autre. Alors il est parvenu
John Huggs reste seul vivant. , vers la crête du roc.
LA REINE DES APACHES 141

Cette évasion audacieuse annonçait un donner dans le piège avec les autres, au lieu
sang-froid qui fit l'admiration du comte. de venir nous troubler au plus beau moment
— Messieurs, dit le comte, cet homme est du dîner. »
de ceux avec lesquels il faut compter. Nous Tout en parlant, don Matapan caressait
aurons à nous défier de ses vengeances. doucement les parois extérieures de sa coupe
— Et lui, dit Sans-Nez, devra se défier de pleine.
nos balles. Son regard humide se fixait avec béatitude
En ce moment, les Indiens en masse se et attendrissement sur le liquide clair et
précipitaient vers les crêtes, à la recherche pétillant.
du fugitif, en poussant des hurlements épou- Et il buvait lentement, à petits coups, el
vantables. agitant sa coupe à chaque gorgée, comme il
La foule suivit le torrent des chasseurs eût fait d'un verre d'eau sucrée.
d'homme. Puis se reprenant à réfléchir :
— Ce comte de Lincourt commence à bais-
ser singulièrement dans mon estime.
« Il est très-brave, je le veux bien.
CHAPITRE XIX
« C'est un homme à ne pas reculer devant
le plus terrible danger, et la mort ne paraît
00 LE SENORMATAPAN PEHDPLUSQUESESCULOTTES
pas l'effrayer.
« Mais c'est égal, il ne me va plus.
Pendant que se déroulaient les incidents « Comment s'en aller quand le Champa-
que nous venons de raconter, une scène assez gne arrive !
singulière se passait dans le pavillon de la « Il était là à coqueter avec cette reine
reine. aux cheveux d'argent, au lieu de se conduire
Scène qui devait avoir les conséquences eh homme, au lieu de déguster gaillardement
les plus extraordinaires pour la suite de cette les vins délicieux qui nous ont été si large-
histoire. ment servis.
La reine et ses hôtes ont quitté la table du « Décidément sa valeur n'est pas telle que
festin pour aller délivrer les chasseurs. je me la figurais. »
Le gouverneur, don Matapan, est resté seul Après»une légère pose, le gouverneur re-
dans la salle du festin. » prit en caressant le goulot d'une bouteille
Il n'a pas pensé à accompagner sa fille qui, de Champagne :
de son côté, n'a aucunement songé à son — Le comte me paraît avoir beaucoup de
père. sympathie pour cette femme aux cheveux
Depuis longtemps, mademoiselle Léonora d'argent...
a su se soustraire à l'autorité paternelle. Elle « Mais moi aussi j'aime une reine à la tête
a conquis sans peine une indépendance que argentée. »
l'on ne cherche pas à lui disputer. Puis serrant amoureusement une bouteille
Le digne gouverneur, gêné par la sobriété de cliquot sur son coeur, il lui fit une
de ses compagnons de table, n'avait pas suf- tendre déclaration :
\ fisamment fait honneur aux excellents vins — Relie et charmante bouteille, disait-il,
de Sa Majesté indienne. je te couvre de baisers, et tu réponds eéné-
Il était demeuré là, insoucieux du spec- reusement à chacune de mes accolades pai
tacle attendu, nonchalamment couché sur un ces adorables glous-glous qui portent la fiè-
amas de fourrures, et faisant tout haut ses vre et le bonheur dans les veine.? de ton
réflexions : heureux amant!
— Est-il Comme la bouteille
possible, disait-il, que des gens ne protestait pas, îe
qui se respectent quittent la table juste au gouverneur se permit des licences amoureu-
moment où l'on débouche le Champagne ! ses.
« Ce Tomaho de malheur aurait bien dû Avant de faire sauter le bouchon, don Ma
142 L'HOMME DE BRONZE

tapan promenait ses deux mains autour de sa '' « S'ils avaient eu- soin au moins de boire
bouteille ; il la pressait doucement, l'élevait <
quelques bouteilles de ce* cliquot avant d'al-
à la hauteur de son oeil, et admirait la trans- . ler courir par le camp, ils né se fussent pas
parence de la liqueur. laissés prendre au trébuchet comme de sim-
Puis, après mille précautions, et avec l'a- j ples bête3.
dresse que donne une longue expérience, il j « Leur intelligence éveillée par les sub-
décoiffa la belle. j tiles vapeurs du vin leur aurait fait soup-
Le vin s'échappant en mousse blanche , çonner le danger ou fourni les moyens de
remplissait sa coupe ; il humait cette mousse j l'éviter. »
avec délices. j Puis tapant sur la table :
Ou bien, versant avec précaution, il bu- — Soirée perdue !
vait à petites gorgées, savourant goutte à « Pas de joute verre en main!
goutte le liquide clair et reposé. « Aucun adversaire !
Tantôt, emporté par une impérieuse avi- « Pourtant je me sens fort ce soir.
dité, il absorbait d'un trait tout le contenu « Je vaincrais les plus redoutables. »
de son verre. Le gouverneur poussa encore.un gros sou-
Ce buveur émérite avait mille manières de pir de regret, puis il remplit son verre et le
«aresser la bouteille , cette maîtresse fidèle ; porta à ses lèvres.
de tout amant convaincu. ij Mais, ô surprise!
S'il avait la caresse douce, il savait aussi J| En ce moment le glou-glou d'une bou-
user de la flatterie séduisante. 1 teille que l'on vide se fait entendre distinc-
Il vantait les charmes de l'ivresse. tement.
Tout en dégustant, il murmurait : Don Matapan n'ôte pas la coupe de ses lè-
— Le vin a toutes les vertus : vres, mais il n'en suce plus les bords.
« Il est le grand consolateur des affligés; Il écoute.
« Il augmente les facultés intellectuelles ; Le glou-glou a cessé.
« Il développe l'amour du prochain. I Était-ce une illusion?
' « Moi-même, en ce moment, je voudrais Don Matapan aspire de nouveau le Cham-
avoir là à côté de moi un ami, et le voir pagne pour s'arrêter encore :
'
prendre part à mes plaisirs. Un petit bruit sec et sonore est perçu par
« Je lui dirais que le bonheur non par- i son oreille exercée '.
tagé n'est jamais complet, et que le vin est i C'est le claquement de langue d'un buveur
meilleur après avoir trinqué. » I qui vient d'ingurgiter quelque délectable
Don Matapan avait prononcé ces dernières : boisson.
paroles avec émotion. ! Le gouverneur a posé son verre.
Sa large poitrine se souleva lentement, et j On boit près de là.
il laissa échapper un soupir de soufflet de ! A demi couché sur ses coussins de four-
forge. . rures, don Matapan enfonça son coude dans
' 11 se souvint d'une des plus belles nuits le poil soyeux d'une peau de grizly, et se
de son existence, une auit fameuse où la souleva doucement.
i perte de ses culottes lui avait coûté mille Le bruit semblait venir de ce comparti-
piastres. ment du wigwam qui précède la salle du
Mais peu lui importait l'argent. festin. Et ce compartiment n'était séparé que
Les contribuables payaient ses paris per- par une tenture en peaux d'élans.
dus; à n importe quel prix, il eût recom- • I Le regard humide du gouverneur se fixa
mencé cette lutte mémorable. I avec une expression indéfinissable sur la cloi-
- Il regrettait l'absence des trappeurs. ' son de ses
peaux, ses narines se dilatèrent,
"-> Au i que Rois-Rude et ses amis ne sont- - ! lèvres eurent des frémissements précipités.
ils là! murmura-t-il. Don Matapan était sous lécoup d!une agréa-
« Quelle bataille I ble émotion.
LA REINE DES APACHES 443

Le vin pousse à la fraternité. — Je m'adresse donc à un buveur à la


j
Le voisinage d'un buveur est doux à Fi- t
tête faible ! reprit-il.
vrogne. « J'ai donc là, près de moi, un homme
Don Matapanespère trouver avec qui lutter, a
assez égoïste pour ne pas comprendre les
Son flair subtil lui dit qu'il y a là, à côté j
jouissances de l'ivresse partagée !
de lui, un ami, un frère. « S'il en est ainsi, je le déclare, indigne
Il l'a senti, deviné, compris. < boire. »
de
Là joie se lit sur sa large face empourprée. Le gouverneur s'arrête soudain dans ses
— Un adorateur de Racchus dans ce pays iadjurations.
Ses petits yeuxs'écarquillent, et sa bouche
perdu! dit-il avec élan.
« Merci, mon Dieu, pour cette trouvaille i reste
i béante.
I Une main vient d'écarter légèrement les
inespérée.
« Je vais l'inviter à partager les joies d'un ( peaux ] d'élans.
tournoi charmant dont nous serons les deux i Cette main est ornée d'un verre plein d'un
héros. » liquide rendant le pur et clair reflet de la to-
Ceci dit, il enfla tant qu'il put sa voix de ]
paze.
clarinette aux vibrations stridentes et claires. C'est de l'eau-de-vie!
— Eh! camarade, cria-t-il, voulez-vous Une voix enrouée prononce lentement ce
mesurer vos forces avec un maître en l'art souhait indien équivalant à notre « à ta
. déboire? santé ! » français :
— Le
« Voulez-vous vider ensemble la coupe grand Vâcondah te conserve le bon-
do l'amitié? » heur de boire !
Il attendit un instant. Après un balancement bizarre, la main a
Silence complet. disparu tout à coup, et le claquement de la
« Quoi! pas de réponse! reprit-il. langue se détachant violemment au palais
« Ne seriez-vous pas un buveur? retentit par deux fois.
« Je me serais donc trompé, et je perdrais Le gouverneur était surpris et intrigué.
si vite l'espoir de rencontrer en face de moi Il se saisit d'une coupe de Champagne, Té-
un homme capable de tenir un verre. » leva à la hauteur de son visage et répondit
Provocation tentante. au salut que lui avait adressé le buveur in-
Don Matapan s'interrompit encore, et visible.
écouta de nouveau. Mais il était résolu à provoquer une joute
Ses yeux se fixèrent attentifs sur les : à tout prix, et il se lança plein d'ardeur
peaux d'élans. dans la voie des plus insolents défis.
11 attendit. — A la santé de mon frère inconnu ! dit-il.
Attente vaine ! « Que le Vâcondah protège le timide bu-
Un peu désappointé, lé gouverneur pro- veur qui n'ose pas lutter... »
menait une main distraite sur le ventre d'une C'était une attaque directe et blessante.
bouteille. L'effet en fut rapide.
Il était perplexe. Les tentures, violemment arrachées", tom-
Sa dignité lui défendait d'aller au-devant bèrent tout à coup.
de celui dont le silence même semblait indi- Un sachem était là seul, mais assis.
quer un dédain profond. Sa main, sans que le corps se dérangeât,
Mais d'un autre côté,don Matapan se sen- avait fait tomber le rideau.
tait navré d'être seul. Le gouverneur le reconnut pour un de
Il avait positivement besoin de trinquer. ceux qui escortaient la reine au moment de
U ne se découragea pas. la réception des blancs.
Il modifia son invitation, lui donnant le j C'était évidemment un grand chef.
caractère d'une provocation plus directe et î Le Peau-Rouge se tenait accroupi sur un
plus vive, I triple coussin de fourrures.
;144 L'HOMME DE BRONZE

j Plusieurs bouteilles étaient placées devant — Allons, allons, ne


parlons pas de guerre
l»i- ; :• , sérieuse. . ; ', , .> .
o II; buvait de Feau-;de-yie... < « C'est un sujet qu'il me déplaît toujours
1*;. ;Sans;.se déranger, sans. faire; un. mouve- de traiter.
ment ni même détourner, la, tête, l'Indien «Il ne s'agit que savoir qui boira le mieux!»
prononça lentement. ; ces . mots : avec : une Le sachem sourit cette fois et considérant
nuance d'étonnement dans l'accent : attentivement don Lopez y Matapan :
. : —t Mon irère veut donc: la guerre ? —Tu es le grand chef d'Austin? deman-
— Oui, la s'écria don Matapan da-t-il.
guerre,
avec élan. ; — Oui, sachem.
Et comme l'Indien, se retournant cette fois, — Et tu veux boire contre moi?
le regardait avec surprise, il s'empressa d'a- — Jusqu'à extinction de forces.
jouter : — Alors
soyons amis ! fit le sachem.
; -^ Vousallez me ami sachem. « J'ai bu l'eau-de-feu dans ton wigwam de
comprendre,
- :« Je : veux là
guerre ;, oui ; mais une pierre et il serait mal de nous battre.„
guerre de buveur à buveur. « J'étais avec la Vierge aux cheveux d'ar-
« Nous combattrons le verre- d?une main i gent à la grande fête des Visages-Pâles. ,
et là bouteille'dé l'autre. ! : « C'étaittrès-beau, très-beau !
;: « L'eau-dè-féù 1 «;Les tonnes de bois étaient bien pleines.
parlera haut; mais la poudra
" « J'ai cru d'abord que lu étais mon en-
gardera le silence le plus profond.
« Me compréhèz-vous, maintenant? nemi ; mais il y avait erreur.
— Je fit l'Indien. « J'en suis content, très-content, car je nie
comprends,
; Puis d'un air peux désirer ton scalp sans cheveux. » ,
convaincu :
— Mqh ffërè a raison d'éviter un combat Et il souriait en regardant le, crâne ;de
àvechiôi. ';'"'- don Lopez y Matapan, poli et reluisant comme
« On ne verra pas son scalp desséché se ba- une grosse.boule d'ivoire.. . • .. »
— A la bonne heure, fit le gouverneur
lancer au véiit, à l'entrée de mon wigwam. »
* sans s'arrêter à la remarque, du sauvage.; .-,
Évidemment lé sacliém avait; cru jus-
« Comment s'appelle mon frère? »
qu'alors qu'il s'agissait d'un duel plus sé-
Le sachem releva orgueilleusement la tête
rieux.
et répondit :
Avec la morgue indienne, il tenait à con- — Je suis un grand chef!
stater qu'il ne reculait pas.
« On me nomme la Flèche-Enchantée sur
Il reprit :
les sentiers de la guerre.
— Nous avons conclu un
pacte. « Dans les wigwams, je suis appelé Sable-
«<Aujourd'hui une lutte serait impossible.
Avide, parce que j'aime l'eau-de-feu!
« Mais viennent demain les lueurs roses de
Don Matapan tressaillit d'aise.
l'aurore et, si mon frère y tient, nous mesu- « Le Sable-Avide ! murmurait-il.
rerons nos tomahawks et nos couteaux. » « Quel joli surnom!
Ce n'était pas du tout l'affaire de don Ma- « Ça promet.
tapan. « S'il allait être aussi grand buveur que
Pour employer des mots choisis, le sa- l'ami Rois-Rude !»
chem n'en parlait pas moins la langue es- Et sur cette espérance, le gouverneur fit
pagnole avec quelque difficulté. une démarche amicale.
De là le malentendu. • Un verre d'une main et une bouteille dfl
H fallait l'éclaircir, car il restait quelque l'autre, il alla au-devant du Peau-Rouge.
doute au sachem sur les intentions de son Quand il eut avancé' de quelques pas, il se
adversaire. rassit.
Le gouverneur prit son air le plus bon- — J'ai fait la moitié du chemin, *iît-il.
homme et s'empressa de protester. 1
que mon frère fasse l'autre.
LA REINE DES APACHES V«,-^~-"~«—•—' 145

Lespirates de la savane en conseilde guerre.

« S'il a de la haine pour moi, qu'il ne La bouche est grande et bien ornée; ses
bouge pas. lèvres épaisses, la distinguant de celles de la
« S'il est mon ami, qu'il vienne à ma ren- race rouge, accusent des instincts de gour-
contre. » mandise et d'intempérance.
Le sachem se leva à son tour. Le chef indien a d'ailleurs reçu des siens
Don Matapan l'examina. un nom significatif :
Ce chef de tribu est de haute taille. Sable-Avide!
Maigre et décharné, sa peau, aux reflets Les propriétés absorbantes de son esto-
cuivrés, colle et plaque comme un parche- mac ne sont-elles pas admirablement peintes
min, sur des os et des muscles aux saillances par ce surnom?
trop hardies. Du reste, ce ch«rf a un je ne. sais quoi dt>
L'oeil est grand, clair et gris, avec des re- bizarre dans toute s^ personne.
flets d'acier. Quand la paupière se ferme à C'est un homme de sang apache certaine-
demi, par un clignotement étudié et voulu, ment, mais peut-être de sang mêlé.
'e.regard prend Une singulière expression Il y a en lui certains traits qui révèlent
d'astuce et de finesse. une origine européenne.
L'HOMME DE BRONZE.— 84 LA REINEDESAPACHES— 19
Ï46 L'HOMME DE BRONZÉ

Peut-être sa mère a-t-elle donné quelque Le sachem saute en même temps, et c'est
coup de flèche dans le contrat? de surprise.
Peut-être quelque chasseur blanc Fa-t-il Il a recule de deux pas.
séduite? Les yeux grands ouverts et la bouche
Sablé-Avide n'a pas.appris l'espagnol dans béante, il considère avec stupeur cette bou-
sa tribu. teille détonante.
Il a rôdé dans les haciendas et il aime à se Il s'est cru un moment en présence de
charger de missions chez les Visages-Pâles. quelque engin dé guerre ou d'une diablerie
Parfais il a dans ses traits comme un pé- européenne, comme disentles Peaux-Rouges.
tiUement spirituel que n'offrent jamais les Mais il a porté son regard sur le gouver-
visages des Indiens de race pure. neur qui, calme et souriant, remplit sa coupe
. Cependant il ignore lui-même les contrastes avec mesure et précaution.
de sa nature. Le sachem se rassure.
Ce ne sont que dé fugitives étincelles. Sur un signe amical de don Lopez, le
j;; Il est cbfif? grand chef. Sable-Avide tend son verre.
£ ; Partout il garde son sérieux tant qu'il peut, La pétillante liqueur y tombe en cascades
même en buvant. mousseuses, et une blanche écume émerge
. JJB démarche du gouverneur lui plaisait par-dessus les bords.
toutefois. L'étonnement de l'Indien renaît plus puis-
';:•; Silencieux et grave, il fit quelques passant.
Vers don Matapan qui lui tendit son verre. Il est resté là, considérant son verre et
L'Indien a yu souvent trinquer, et il separaissant né pas oser faire un mouvement.
si répandue
plie aussitôt à cette coutume C'est pour la première fois qu'il a à faire
dan* le monde des ivrognes. au Champagne.
Les deux verres étant vides, le Sable- Le gouverneur jouit de l'ébahissement de
Avide s'08t saisi d'une bouteille d'eau-de- son convive.
^-yie. . Il élève sa coupe à ses lèvres et la vide
, Il veut verser de « Féaii-de-feu » au gou- aussitôt, invitant ainsi le Peau-Rouge à l'i-
àyjsrneur. miter.
J)oj} Matapan refuse doucement sans s'in- Le Sable-Avide a fait des efforts pour re-
quiéter dû froncement de sourcils du Peau- prendre possession de lui-même.
Rouge, bon enfant au fond, niais irascible Il est complètement rassuré maintenant.
par décorum. La bouteille au col d'argent n'est ni une
Le gouverneur s'empare d'une bouteille machine infernale, ni une sorcellerie -in-
de Champagne dont il cpùpe prestement les ventée par le génie des Visages-Pâles.
fils de fer. Il porte enfin le verre à sa bouche.
Pendant que, lentement d'abord, le gaz Il déguste avec lenteur.
soulève le bouchon, le gouverneur tape dou- Il goûte en conscience.
cement sur la bouteille et dit au sachem : Puis il prononce gravement son speech
— Regardez, mon camarade. mais expressif :
d'appréciation, laconique,
« Si vous n'avez, jamais vu danser du — Canne à sucre, eau de feu, poudre.
chàmpagne, c'est drôle. » Il analysait ainsi le vin de Champagne, et
Sâble-Àvide prévoit que cette liqueur a des pensait en indiquer les éléments.
spéciales. Il revient à la bouteille.
'propriétés
il écàrquilie les yeux. Il emplit de nouveau sa coupe.
Le bouchon monte lentement. Il boit plus lentement encore que là pre-
Le sauvage surpris veut mettre la paume mière fois.
de la main dessus pour se rendre compte de Après une seconde rasade, il résume son
la forcé inconnue qui le poussé; mais le analyse dans ce mot composé :
bouchon saute avec bruit. .— C'est de VEau de Feu Follet!
LA REINE DES APACHES 147

Et c'en est fait. « C'est l'homme de feu qui a envoyé tout


Le Champagne compte un adepte de plus. <
cela et les hommes noirs. .
Le Sable-Avide, succombant à la séduction, — Quels hommes noirs?
— Des nègres esclaves.
s'assied sur les fourrures à côté du gouver-
neur. « En revenant de Paris, sur une grande
H abandonnait l'eau-de-feu. .1pirogue à lui, qui marche par la flamme, il a
0 sainte fraternité de l'ivresse ! pris en mer un bâtiment chargé de ces noirs
Ces deux hommes se sentent pris d'une et d'autres choses en grande quantité.
amitié expansive. « Il y avait beaucoup d'eau-de-feu et de
Leurs coeurs débordent de joie. ce vin feu follet sur la grande pirogue.
Leurs regards étincellent. « Mais, chut!
Les protestations et les poignées de main « L'homme de feu est un sorcier.
« Il faut en parler bas et avec respect.
s'échangent.
— Tu as vu ce gaillard-là? fit avec un air
C'est une effusion touchante.
Le gouverneur est ravi, car l'Indien est un peu dédaigneux don Matapan qui, ayant
d'une politesse exquise. bu, ne craignait plus rien.
Le sachem se pencha à l'oreille du gou-
Il appelle son ami des noms les plus
charmants. verneur et. lui conta de si étranges choses
agréables, les plus
Il lui dit de ces phrases qu'un Indien seul que le digne homme n'en crut pas un mot.
— Ron!
sait trouver : pensait-il.
— Toi dont la fraternité est douce à mon « Des divagations déjà !
« Il est un peu soûl.
âme comme uue bosse de bison à mon palais.
« Tant mieux !
Ou encore :
« Tout Sable-Avide qu'il est, je le vain-
— Tu n'as pas la crinière d'un lion, mais '
crai. »
c'est la sagesse qui a dénudé ton crâne.
Et il s'apprêta à tendre des embûches au
Et mille autres gentillesses.
sauvage.
Si bien que le gouverneur proclame à part Chose facile en apparence.
lui Sable-Avide très-supérieur à Rois-Rude. Le sachem se sentait entraîné à la ten-
Cyi but. dresse par le vin de Champagne.
On but ferme. Il était étonné d'éprouver tant d'amitié à
Les deux nouveaux camarades vidèrent vue pour un individu
première qu'il con-
plusieurs bouteilles. naissait à peine et il attribuait les sentiments
L'Indien étudiait toujours consciencieuse- dont il était animé à une irrésistible attrac-
ment ce vin inconnu. tion née d'une vive et naturelle sympathie.
Le gouverneur, de son côté, jouissait — Vois-tu, frère, disait-il au gouverneur,
des étpnnements ravis de son
bruyamment je te trouve une bonne figure, un rire gai,
sauvage convive. un caractère excellent.
Peu à peu Sable-Avide, étonné lui-même « Il me semble qu'en ta compagnie je suis
de sa loquacité, devint de plus en plus cau- tout autre que je n'étais.
seur et communicatif. « Je savais bien qu'il me manquait quelque
Il en arrivait, à rompre absolument avec chose : c'était de rh'e.
les habitudes de réserve taciturne que les « On n'est pas gai dans les wigwams. .
coutumes imposent au chef indien. « Je cherchais au fond de ma gourde d'eau-
Il n'avait plus de secret pour don Matapan. de-vie ce que je n'y trouvais jamais et ce
— Ah çà ! lui dit celui-ci, où diable ta que j'éprouve en face de toi.
reine a-t-elle eu tout ce Champagne? « Si tu veux, nous né nous séparerons
Le sachem mit un doigt sur ses lèvres et plus. »
dit tout bas : Ce sauvage avait un fond d'aspirations
— Chutl
| rieuses dues au sattg européen probable-
148 L'HOMME DE BRONZE

ment, aspirations mal définies, toujours re- — Je serai sachem, si mon trère le veut.
foulées et qui trouvaient enfin un libre cours. Ce consentement à peine formulé, l'Indien
Il attribuait ce bonheur à la présence d'un fit un bond de joie et se leva, poussa un cri
convive bon enfant et il s'ancrait, avec la té- de bonheur, courut à un compartiment voî- ;
nacité des hommes un peu gris et l'emporte- '
sin, et reparut avec trois petits pots à la
ment de la première ivresse, à l'idée de pas- main.
ser sa vie avec le gouverneur. L'un de ces pots contenait de l'ocre jaune,
Il se sentait encouragé par les confidences l'autre du bleu, st le dernier du rouge.
de don Matapan. Les trois couleurs de la tribu du Sable-
Celui-ci avait versé ses plaintes contre Avide.
son peuple dans le sein de son ami. Don Matapan regardait étonné.
Il lui avait dépeint la population de sa Les allures du sachem lui parurent tout à
ville sous un triste aspect. fait extraordinaires.
De là, pour Sable-Avide, l'espoir de s'at- Le Peau-Rouge s'approcha du gouverneur
tacher à jamais son ami. en dansant un pas singulier.
— Ecoute, dit-il après avoir écouté les jé- Il y avait quelque chose de solennel dans sa
rémiades du gouverneur, écoute ton ami. démarche, et de mesuré dans ses manières.
« H a une proposition à te faire. Le gouverneur s'en préoccupa et d'instinct
« Tu es chef des Visages-Pâles d'Austin. repoussa son ami avec ses pots à peinture
« Tu commandes un troupeau de lâches et son pinceau.
coyotes. Le sachem parut contrarié de cette oppo-
« Veux-tu avoir à tes ordres des hommes sition.
braves et magnanimes? » — Mon frère ne veut donc pas être adopte
Le gouverneur écoutait l'Indien sans trop par les Apaches! fit-il.
comprendre où il voulait en venir; mais — Pardon, mon bon sachem, pardon, jo
l'idée de commander à des hommes magna- ne demande que ça ! dit le gouverneur.
nimes lui souriait. « Mais pourquoi ces couleurs et ce pin-
— Je veux bien, être à la tête ceau?
répondit-il,
d'une population plus crâne que celle d'Aus- — Il faut, dit le sachem, que mon frère se
tin. soumette à la cérémonie du grand tatouage,
« Ça me flatterait. et il sera reconnu chef par mes guerriers.
« Mais explique-toi. » Le gouverneur jeta un regard inquiet sur
Le Peau-Rouge, après quelques secondes les pots de couleurs, puis sur le visage peint
de réflexion, reprit d'un air insinuant : de l'Indien.
— Tu
peux être sachem. Le tatouage ne lui souriait aucune-
'< Je t'offre de partager avec moi le com- ment.
mandement de ma tribu. — Est-il donc indispensable, demaiida-
« Tu seras deux fois mon frère, car nous t—il, de se tatouer comme toi, frère?
serons unis par l'amitié et par nos comman- — C'est la loi ! répondit Sable-Avide avec
dements sur nos guerriers. » une conviction qui excluait d'avance toute
Don Lopez y Matapan ne vit pas d'incon- récrimination.
vénient à accepter la proposition de l'Indien. Don Lopez y Matapan était dans une si-
Ajouter à ses fonctions de gouverneur le tuation fâcheuse.
titre honorifique de sachem ne lui déplai- Se laisser tatouer ne lui allait pas du
sait point. tout.
— Allons toujours, se dit-il, nous nous Refuser irriterait son ami.
arrêterons quand il en sera temps. Il trouva un biais.
« En acceptant, je ne m'engage à rien. » —
J'accepte les propositions de mon frère,
Cette réflexion faite, il répondit d'un air dit-il.
dégagé : « Mais je lui propose de remettre la cére-
LA REINE DES APACHES 149

monie du tatouage à ma prise de comman- — Hein ! fit don Matapan eu riant.


dement. » « Me crois-tu déjà vaincu?
L'Indien ne répondit pas, jeta un regard « Je t'enfoncerai.
sournois sur son compagnon et parut se ré- « Verse encore !
« Verse toujours.
signer à attendre.
Mais il réfléchit sans trop en avoir l'air et « Voyons la vie que tu me ferais? »
il imagina une combinaison pour arriver à Le sachem emplit les coupes et répon-
I ses fins. dit : ,
! Ayant vidé un plein verre de Champagne, — Tout sera commun entre nous.
il dit : « Pas de bien qu'on ne partage.
' — Mon frère — Voilà
pâle se souvient-il qu'il m'a qui est bon ! dit don Matapan.
— Je suis en expédition, continue le sa-
provoqué à qui boirait le plus?
« R a voulu lutter avec Sable-Avide et le chem, je fais des esclaves, je les partage
réduire à faire boire à la terre l'eau de feu avec mon frère, s'il me le demande.
follet que sa main n'aura pu porter à ses — Don, fit le
gouverneur.
lèvres. « Après? »
« Le Sable-Avide accepte le combat. Le Sable-Avide reprit :
« Ce combat sera la lutte entre deux — Nos guerriers livrent un combat; ils sont
frères. victorieux :
« L'amitié vaincue triomphera encore. « Je partage ma part de butin avec mon
« Car celui qui succombera changera de frère le sachem au visage pâle.
— Ron,
nation. répète le gouverneur.
— C'est une idée ! s'écria lo gouverneur « Ensuite?
— Les femmes
qui adorait se mesurer avec les buveurs émé- manquent à notre tribu :
rites. « Nous déclarons la guerre à une nation
L'Indien continua : ennemie; nous lui enlevons ses jeunes
— Toi vainqueur, je te suis dans, la ville « squaws » (femmes), et je dis à mon frère
des Faces-Pâles, et je me résigne à y gou- blanc :
verner avec toi ces blancs sans courage qui « — Choisis la plus belle. »
sont tes sujets. Don Lopez y Matapan, pour être ivrogne,
« Moi vainqueur, tu es sachem de la na- n'en était que plus paillard.
tion apache. Cette perspective de se créer facilement un
— Ton idée me va, approuva don Matapan harem lui souriait.
joyeux. Il vida une coupe de Champagne et s'écria
« J'accepte, et j'entame la lutte. » les yeux brillants de convoitise :
Il avait totalement oublié ce que lui avait — Rien ! très-bien ! sachem.
coûté la perte de ses culottes. « Je commence à comprendre les avan-
Il remplit son verre et le vida d'un trait. tages de la vie au désert américain.
— Voilà! dit-il, comment je débute dans « Continue, je t'en prie. »
le tournoi. Toujours souriant, sourire de Peau-
Le Peau-Rouge, dont un vague sourire Rouge, le chef de tribu dit encore :
animait la face placide, l'imita. — J'ai des ennemis, je leur livre combat ;
Le combat continue. ils tombent sous mes coups, et leurs scalps
Le digne gouverneur, enchanté, se sent en sanglants sont attachés à Farçon de ma
veine ; il est sûr de vaincre. selle.
Le sachem semble ne pas douter de la vic- •«En arrivant, je partage avec mon ami.
toire et il regarde par avance don Matapan — Je ne demande
pas mieux, fit le gou-
comme acquis à la tribu. verneur.
— Tu ne te figures «Voilà qui me donnera du relief! »
pas, frère, dit-il, quelle
. belle vie tu vas mener. Très-poltron, don Matapan avait néan-
160 L'HOMME DE BRONZE

moins des velléités de jouer au mata- Le gouverneur avait pris les pots à cou-
more. leur en grippe ; prévenant l'intention, il pro-
Le sachem dit encore : testa avec humeur.
— SaMe-Avide aime à boire et à faire dé- — Suis-je vaincu? dit-il.
saltérer son frère. « Non, n'est-ce pas?
« Quand Sable-Avide attaquera une cara- « Eh bien! le tatouage viendra plus tard,
vane dé Faces-Pâles, il s'emparera des vins. si je succombe.
— Ron, fit le gouverneur. « Pas d'empressement prématuré.
• — Et le sachem blanc pourra boire du vin; « Ruvons, buvons jusqu'à la fin.
de feu follet, ajouta l'Indien en tapant gaie- « Et nous verrons, ou plutôt qui vaincra
ment sur l'épaule du gouverneur. verra. »
— En compagnie de son frère le Sable- L'Indien reposa ses petits pots dans un
Avide, dit le gouverneur non moins joyeux. coin; mais son oeil gris brilla singulière-
« C'est convenu. ment.
« Est-ce tout? Les deux adversaires se remirent à boire.
— Non, fit gravement l'Indien. Il s'agissait de vaincre.
« Quand le Sable-Avide sera en péril, son Et tous deux étaient, une fois en train,
frère le sauvera ou mourra avec lui. » d'un fabuleux entêtement.
Du coup, l'enthousiasme de don Mata- C'était plaisir de voir ces deux hommes
pan tomba. absorber en dix minutes une quantité de li-
Trépasser ne lui allait pas. quide suffisante pour soûler vingt crevés
— Diable! ceci est plus grave, murmurâ- parisiens.
t-il, mais à voix basse. Le gouverneur, lui, avait une idée à la-
L'Indien jugea finement que don Matapan quelle il tenait non moins extraordinairement
était refroidi ; sa lèvre se plissa. qne le sachem à la sienne propre.
Il laissa passer un moment rempli par une Don Matapan rêvait de faire de Sable-
rasade et il essaya d'atténuer Follet do ses Avide et des ses guerriers une garde pour
paroles. lui et pour Austin.
Le sourire du Peau-Rouge s'accentua Il avait calculé que tout serait au mieux, à
quand il reprit : l'intérieur et à l'extérieur, s'il avait pour
— Ma langue a parlé trop vite. lieutenant chargé des opérations militaires
« Mon frère n'est pas. guerrier. un homme comme le sachem à la tête de ses
« Il est homme de paix et de conseil. Apaches.
« Lé grand Vâcondah Féclairera, et il Il tenta à son tour de l'amadouer.
sera une lumière de sagesse et de vérité que — Je suppose que tu sois vaincu, ami
respecteront les anciens et les sages de notre sachem, commença-t-il.
nation. » — Mon frère a droit de supposer! fit un
Cette déclaration satisfit don Matapan. peu railleusement l'Indien.
— Je trouve tout cela parfait, s'écria-rt-il. —, Sans doute, reprit don Matapan..
« Ruvons donc, et luttons. « Eh bien si tu succombes, tu viens, à
« Je ne crains plus d'être vaincu. Austin avec moi.
« Cette vie de sachem du conseil ne. mo —- C'est dit.
déplairait pas. » « Et le Sable-Avide n'a pas deux paroles.
. H pensait à part lui qu'il avait tout le — Fort bien.
temps poUr réfléchir et se décider. i « Donc je te fais sous-gouverneux de la
Sable-Avide, voulant profiter des disposi- ville. .
tions de don Lopez, avait ressaisi ses pots « Tu commanderas mes troupes.
de couleurs. « Et tu seras surtout chargé de la garde
Ce sauvage avait une ténacité inouïe dans . du palais du gouvernement.
•es idées. « Tu veilleras à notre sûreté.
LA REINE DES APACHES 151 ^

— Och! (bien), fit l'Indien. i


mais il est sûr de vaincre et ne se ménage
—' De plus, continua le gouverneur, tu i
plUs.
auras l'oeil sur mes douaniers qui font Rientôt, en effet, les paupières alourdies
< sachem se ferment malgré lui.
du
presque tous de la contrebande.
« Tu lés obligeras de confisquer les vins Son regard se voile.
de France à mon profit. Il se laisse aller sur les coussins de peaux
« Nous les boirons ensemble. !sans lâcher son verre.
— Och! dit le Peau-Rouge simulant un — Il est vaincu ! s'écrie le gouverneur en
enthousiasme de commande. <
débouchant une bouteille avec un orgueil
— Nous resterons les alliés de la reine immense.
blanche, et nous pourrons, sans inquiétude, ! Au bruit que fait le bouchon, l'Indien
boire comme deux frères et recommencer I\ rouvre les yeux; il fait le geste de tendre le
chaque jour notre duel d'aujourd'hui. » 1j verre, mais il retombe anéanti, complète-
— Mon frère parle bien, approuva l'In- ment soûl.
dien. Trois minutes ne sont pas écoulées qu'il
«lia ma parole, comme j'ai la sienne. » dort profondément.
Quand il prononça ces derniers mots, le Un ronflement sonore le prouve.
Sable-Avide eut un singulier sourire. Don Matapan est définitivement victo-
Son oeil intelligent rayonna une demi-se- rieux.
conde. D. triomphe du grand buveur d'eau-de-feU
Cet homme que l'ivresse paraissait ga- dont la renommée s'étend dans toute la
gner de minute en minute, avait des mo- prairie.
ments de calme et de réflexion que ne re- Il veut affirmer et couronner cet éclatant
marquait nullement le gouverneur. succès par une libation dernière; car il se
Il y avait une idée dans le cerveau du j\ sent lui-même très-aviné. f
Peau-Rouge. — Pauvre garçon ! dit-il.
|j
Une de ces idéoâ fixes que nous quali- J « Il est ivre-mort.
fierons tout simplement d'idées d'homme « Je n'en vaux guère mieux; mais je suis
soûl, sans l'ombre de ménagement pour la debout !
dignité du sachem. « Quelle... quelle... nuit...
Il voulait avec acharnement que le gou- « ... J'ai... un frrèrrre...
verneur succombât et devînt comme lui un « A ta... santé... »
sauvage, n'ayant nulle envie de passer sous- La volonté n'étant plus tendue, l'ivresse
gouverneur d'Austin. envahissait brusquement lé cerveau du gou-
Dès ce moment la lutte devint palpitante. venéur.
Cependant les deux buveurs ingurgitent ; Il croit prendre une bouteille de Champa-
le Champagne avec un entrain inouï. gne et sa main s'égare sur une fiole de
Mais le sachem semble perdre la tête. tafia.
Don Lopez y Matapan est encore quelque 5 II boit à même, brutalement, comme un
peu solide sur les frêles tiges qui lui servent t homme arrivé à la période d'abrutisse-
de jambes. ment.
lise sent en veine, et comme l'Indien pa- Il tombe foudroyé à côté de FIndien et
raît fléchir, il lé plaisante tout en zézayant ; s'endort aussitôt.
il le poussé à boire et boit lui-même furieu- Ses ronflements et ceux du Peau-Rôuge
' r
sement. forment un duo dans lequel l'harmonie' n'a
"— Sachem, dit-il, encore un verre. rien à voir, quoiqu'il y ait accord parfait.
« lia victoire est au fond. » Mais bientôt ce singulier duo se change
j
Le Sable-Avide boit et semble près de suc-v • en solo.
comber. -1" ' Le Sachem ne ronfle plus.
j
Don Matapan se sent là tête alourdie i;; . Il fait un mouvement. ''
152 L'HOMME DE BRONZE

n ouvre un oeil, puis l'autre. H exécuta mille gambades avecune adresse


Son regard rayonnant se fixe sur le gou- qui eût fait envie au clown le plUs,agile.
verneur, MM .-' ; E savait, des contorsions bizarres j :des poses
Le Peàu-Rotige laisse échapper ;un sourd, étranges, des attitudes impossibles.
ricanement et se lève. - . C'était la danse delà « victoire. » f.
: Sa facéjSeridë et prend une indéfinissable Danse folle, effrénée, rapide, vertigi-
expression. neuse.
Il y a de ;la joie, de la vengeance et de la Les libations à plein compotier se succé-
férocité,dans ce rictus. daient rapidement. , .
Le sachem a tiré de sa gaîne son couteau Il semblait que les paniers de Champagne
à sçàlper. rangés dans un coin du wigwam dussent y
Son regard est toujours arrêté sur don passer jusqu'au dernier.
Lopez endormi, les,noires prunelles du sau- Enfin le sachem s'arrêta dans ses .folles,
vage dégagent une flamme magnétique. évolutions. . ,
: JQ semblé contempler un ennemi vaincu. L'oeil en feu, la lèvre écùmante et misse-
Il paraît méditer sur l'opportunité du sa-, lant de sueur, il demeura un instant immo-
crifice de cette victime. . bile et, stupide.
(Sable-Avide s'est arrêté à une idée. . Court moment de répit.. .
Il tire l'une des longues plumes d'aigle ;Tout à coup un cri rauque s'échappe de sa
qui; ornent sa chevelure, en .taille, les barbes poitrine.
avec son: couteau effilé et en fait une espèce, .. C'est un appel. ; ,
de pinceau. Des guerriers accourent. ,
. Puis, s?emparant de ses pots contenant les C'est .une vingtaine d'Apaçhes de la tribu
couleurs, à tatouer, il se met à barbouiller le de Sable-Avide qui ont entendu le signal de
visage du gouverneur, y traçant de capricieu- leur chef; ils entrent dans le wigwam de la
ses arabesques avec;une incroyable dextérité. reine.
En un lourde main il eut orné ;lagros3e Leur sachem les regarde riant ,et gesti-
face: dé don Lopez des couleurs et lignes culant, il leur montre le gouverneur étendu.;:
symboliques qui confèrent et consacrent la Les Apaches semblent stupéfaits de cette
dignité de sachem.: ; . hilarité peu bienséante de leur, chef., :
D'un dernier coup de pinceau, l'Indien . L'ivresse d'un sauvage, doit être, triste et
tira une ligne bleue sur le front, au-dessus digne.
de l'oeil droit. Cette ligne signifiait : « J'ap- — Mes fils, dit le sachem, vous avez des
partiens à la tribu des Oiseaux-Moqueurs. » têtes lugubres d'ours gris affamés.
Son opération terminée, le Sable-Avide se « Soyez gais.
recula de deux pas. « Je sais aujourd'hui ce que c'est que le
Il considérait son oeuvre, souriant et si- bonheur et. la joie.
lencieux. Et montrant le Champagne :
Puis, satisfait sans doute, il s'empara d'une — Voilà, dit-il, un vin qui est sorcier. .
bouteille de Champagne, en cassa le goulot « Cet homme, aujourd'hui mon frère, m'a
et la vida dans un compotier dont il avait fait connaître cette boisson, qui a la douceur
jeté lé contenu. du jus de canne à sucre, la vivacité, de la
Coupes et verres n'étaient plus assez grands poudre, la force de l'eau;de feu.,
pour lui. « Mes fils vont boire !, »
Il buvait à longs traits, ne reposant le vase Sable-Avide cassa les fils d'une vingtaine
qu'après l'avoir tari. de bouteilles et le Champagne fit sauter les
i Alors, SablewAvide sembla tout à coup pris bouchons. ,
de vertige. Surprise des Indiens. : À
Il se mit à danser autour du gouverneur Rires inextinguibles du sachem.
I — Huvez! criait-U.
toujours ronflant ?
LA REINE DES APACHES

John Huggsassommantlo capitaine des pirates de la savane.

« Soyons fous comme de jeunes élans. » Et les Indiens enthousiastes juraient pro-
Et il versa. ie Vâcondah que la parole du chef se réali-
Les Apaches vidèrent les verres avec serait...
quelque défiance d'abord. Pendant que celle orgie se déroulait dans
Mais le cliquot leur parut délicieux. le pavillon de la reine, la foule assistait au
Sable-Avide le prodigua... supplice des négriers!
Ce ne fut bientôt dans le wigwam que Nul ne troubla Sable-Avide.
chants, cris discordants, embrassades, gam- En une heure, il ne resta plus une goutte
bades, danses échevelées. de Champagne...
Les Apaches déliraient. Alors, sur l'ordre du sachem, on fit un
— Mes fils, criait Sable-Avide, je veux brancard sur lequel le gouverneur endormi
que nos wigwams soient toujours pleins de fut placé.
cette eau de feu follet. Quatre Indiens titubant, mais chantant à
« Nous irons livrer bataille pour en en- tue-tête, emportèrent l'ami du chef, entourés
lever aux caravanes de marchands. par leurs camarades qui dansaient sur le»
« Je donnerais mon sang pour ce vin. » airs de la tribu.
L'HOMME DEBRONZE.— 35 LA RUINEDESAPACHES. — 20
154 L'HOMME DE BRONZE

Mais ces airs se modifiaient étrange- Il sauta à bas de son cheval et imita les
ment, imouvements désordonnés du sachem,
De variations en variations ils finirent pair Tous- les trappeurs riaient aux larmes
prendre ie rythmé et FaUttré bouffes, et lors* j
SaUf Tomaho qui, sautant du haut de sa
que Sabie-Àvide et ses guerriers rentrèrent imouture à soii tour, exécuta derrière San»*
dans leur camp apportant don Matapan, dés Nez lé même pas que lui.
trappeurs qui passaient non loin de là s'ar- De telle sorte que Rurgh faillit dégringo-
rêtèrent étonttéd. ler dé son cheval, n'y tenant plus et pouf»
C'était là troupe du comte de Lincourt i*e^ font dé rire.
conduisant à Austin le colonel et sa fille. Bois-Rude lui-même s'esclaffait.
lié chef et Tête-dé-Rison étaient absents. C'était très-drôle,
lia torture des négriers s'était terminée D'autres gens des prairies qui suivaient s'en
comme nous l'avons dit. donnaient à coeur joie,,,
La poursuite du fugitif se continuait ar- Sans-Nez se retournant enfin dit d'un air
dente dans lés montagnes ; mais une partie . convaincu :
dès gens d'ÀUstin, dont le .colonel^ né s'y — Hein! faut-il qu'il soit gris!
associaient pas et retournaient à la ville. ~ Oli! oui, dit-on.
Ett longeant le camp presque désert des Mais Sans-Nez avait vu Tomaho qui, les
Indiens, les chasseurs qui suivaient M. d'É- bias en l'air, le pied levé» ttVait suspendu ses
ragny entendirent des chants bizarres et vi- mouvements.
rent dans la pénombre le défilé de la bande -^ Ah çà ! cacique, dit Sans-Nez soupçon-
du Sable-Avide. nant que si l'on riait du Sable-Avide on se
Bans-Nez se détacha en reconnaissance et moquait un peu de lui, ah çà! cacique,
revint en riant à se tenir lés côtes, qu'est-ce que vous faisiez donc derrière moi?
— Voilà, dit-il aussi laconiquement —- Je dansais comme vous, dît gravement
qu'il
put à cause de sa difficulté de prononcia- le géant,
tion. -— Une autre fois, tachez,
je vous prié, d*
Don Lopez y Matapan à joué sa liberté ne pas me faire de ces mauvaises plaisante-
contre Sable-Avide et Fa perdue fcomme ses ries.
culottes. —- Je ne plaisantais pas, dit Tomaho,
« Le chef l'emporte à soii wigwam. » — Allons donc! fit 8&BS-NBZ,
Tout le monde s'amusa fort de la nouvelle Tomaho se fâcha.
déconvenue de l'ivrogne. — Je ne suis
pas menteur, vous le savez !
Mais Rlanche fit observer à son père : dit-il.
On dirait que ces Indiens chantent des « Je ne comprends pas toujours très-bien
airsd'Offenbach! ce que vous faites et ce que vous dites, vous
— En effet! s'écria le colonel. autres.
Et à Burgh: « Le Sable-Avide danse : c'est que ça l'a-
— Vous qui connaissez les chants indiens, muse.
« Vous l'imitez; c'est que ça vous amuse.
qu'est-ce que celui-là, gentleman?
— Colonel, dit Burgh, que le diable m'é- « J'ai vu que l'on riait en vous voyant
air du faire vos gambades et j'ai conclu que ça amu-
trangle si jamais il est sorti pareil
gosier d'un Peau-Rouge. sait les camarades.
« On dirait des Parisiens en goguette. « Alors, pour m'amuser moi-même et
— Juste! fit laconiquement Sans-Nez. amuser les autres, je vous ai imité, comme
« C'est le Champagne. vous imitiez Sable-Avide... »
* Ils ont bu chez la reine! » Sur ce raisonnement plein de sens, To-
Puis fatigué de parler: maho se croisa les bras et demanda triom-
-i- Tenez, dit-il* voilà le pas que danse s pliant :
> —- Qu'est-ce
Sable-Avide. que vous avez à dire à ça?
LA REINE DES APACHES 155

— Que vous êtes un imbécile ! s'écria Sans- Et Rurgh se repassa la main sur la barbe
Nez exaspéré. pour la troisième fois.
Tomaho empoigna le chasseur par le cou Se rappeler cette scène lui était fort
et le souleva... agréable.
On crut qu'il allai l l'assommer. Le colonel et Rlanche regardaient Tomaho
Mais le placide géant se contenta de lç avec admiration.
mettre en selle et il s'y mit lui-même. Le géant s'en allait bonnement, au pas de sa
— En route, messieurs! dit le colonel pour monture, ne se doutant pas que sa force pro-
couper court à cette scène. digieuse le grandissait à la taille d'un demi-
Et l'on repartit; mais Sans-Nez grommela dieu.
tout le long du chemin des menaces inarti- On atteignit ainsi Austin sans encombre
culées dont Tomaho se soucia fort peu. et l'on se sépara.
Comme le colonel demandait bas à Burgh
si la querelle aurait des suites fâcheuses, F An-
glais répondit en frisant sa bai-be :
— Il n'y a pas de danger. CHAPITRE XX
a D'abord, c'est Sans-Nez qui a tort.
LACHASSE
A t/llOMMR
« Le géant est incapable d'y avoir mis
malice, et puis il a une manière de faire tenir
Sans-Nez tranquille quand Sans-Nez Feu- John Huggs, cependant, n'était pas sauvé
miie. pour avoir atteint les crêtes.
« Ils n'en sont pas à leur première dispute, Les Indiens à cheval et à pied, escaladant
car le Parisien est susceptible. les collines, s'étaient mis à sa poursuite avec
« Un jour que Tomaho, avec sa bonne bê- fureur.
tise, avait fait je ne me souviens plus trop Mais une direction habile présida à leurs
quoi dont Sans-Nez s'était blessé, il y eut recherches.
bataille. Leur cavalerie, favorisée par les lueurs
« Le Parisien tire la savate et il préten- immenses de l'incendie, décrivit un large
dait qu'il jetterait bas le géant à coups de cercle, enveloppant la crête sur laquelle le
pied. marin avait pris pied.
« Mon colonel, c'était beau avoir. » Le comte et Grandmoreau, curieux de
Burgh, à ce souvenir, se repassa la main sur voir comment cette chasse prendrait fin,
la barbé, signe de jubilation chez lui. avaient rapidement pris congé de M. d'Era-
— Figurez-vous, dit-il, que Tomaho reçut gny après lui avoir donné pour escorte le
trois ou quatre coups par ci par là; mais c'é- reste de la bande.
tait comme de la grêle sur du feu. — Si Rurgh était ici, dit Main-de-Fer oc
« Il parvint à empoigner Sans-Nez, le montrant au comte la rapide manoeuvre Me?
plaça sous son bras gauche, et le tint collé Indiens, il pousserait des exclamations d'au-
ainsi contre ses côtes, comme fait de son miration.
cahier un enfant qui va h l'école. « Ces gens-là s'y prennent avec une habi-
« Et sans plus d'histoires il se remit en route leté remarquable pour couper toute retraite
ivec nous. à maître John Huggs.
« Nous n'étions pas à plus de mi-étape. — En effet! dit le comte.
« Croiriez-vous, mon colonel, « Ces Apaches sont dirigés de main de
qu'il a porté
ainsi Sans-Nez jusqu'au bivac (cinq heures maître et je ne croyais pas tant d'intelligence
de temps!). à F Aigle-Bleu. »
« Quand Sans-Nez criait, il serrait un En peu d'instants, les deux mille cavaliers
peu
, le bras et il étouffait les protestations du Pa- apaches avaient décrit un cercle qui se dé-
risien. roulait sur une vaste étendue.
« L'autre se souvient de la leçon. » Placés à dix ou vingt pas les uns des
15(5 L'HOMME DE BRONZE

autres, ils enveloppèrent un terrain compris A cette heure, il la manifestait bruyam-


dans une circonférence ayant une demi-lieue n
ment.
de rayon environ. Il courait en avant, sondait chaque ro-
On avait vu F Aigle-Bleu donner ses or- cl
cher, chaque buisson.
drcs à des groupes. Il se lançait dans les sentiei's perdus, se
Coupant la circonférence par ses rayons, n
montrant plus âpre à la chasse qu'aucun In-
ces groupes s'étaient portés à toute vitesse d
dien.
à leur extrémité. Il y avait de la gratitude, peut-être, dans
De là, ils s'étaient déployés et rejoints s
son zèle, mais aussi du calcul.
les uns les autres. Une capture pareille lui vaudrait sans
— Pardiéu, dit le comte, voilà de la géo- c
doute quelque bonne aubaine qu'il réclame-
métrie militaire ou je ne m'y connais pas. r
rait adroitement.
« Il est impossible que cette précision ma- La reine ne pourrait lui refuser quelque
soit le fait d'un Peau-Rouge '
bijou de sa toilette quémandé avec la grâce
thématique
( la finesse d'un habile courtisan.
et
comme FAigle-Rleu.
« Il y a du mystère là-dedans. » Il songeait à tout cela en galopant dans
évolution des Indiens ne l chemin creux à plus de trois cents mètres
un
La foudroyante
( avant de tous.
en
permettait pas de supposer qu'un homme à Tout à coup une masse tomba du sommet
pied comme l'était John Huggs eût franchi '
d'un rocher eh croupe sur sa selle et avant
à temps le cercle.
qu'il eût proféré un cri, dix doigts de fer
11 était donc enfermé. !
lui tordirent le cou comme à un simple pou-
Les cavaliers n'étant pas à vingt pas les
let.
uns des autres n'avaient pas grand espace à
C'était John Huggs qui accomplissait ce
surveiller.
haut fait.
Fuir semblait impossible.
Embusqué sur le roc, il saisissait l'occa-
— Il n'en réchappera pas! dit Tètc-dc- sion... à la nuque.
Bison d'un air joyeux.
L'homme étouffé, Huggs lui arracha sa
— Tant mieux, en un sons! observa le
tunique d'uniforme et se la passa; car son
comte ; car c'est un drôle. torse était à nu.
« Tant pis, d'autre part, car c'est un fier Il avait couché devant lui l'homme étran-
luron.
glé.
— Oh! fit Tête-de-Bison, la battue com- Dire avec quelle merveilleuse prestesse le
mence.
coup fut opéré est impossible : un marin,
En effet les Indiens à pied entraient dans un gabier hors ligne, un homme accoutumé
le cercle avec un certain nombre de gens aux plus périlleuses gymnastiques avait pu
d'Austin, cavaliers et piétons, curieux de accomplir si vite un pareil tour de force.
voir ce qui se passerait. Le forban prit les armes du capitaine, épe-
. On fouilla le terrain... ronna le cheval, le mena près du précipice et
Chacun, à son gré, cherchait ici et là. fit tomber le corps le long des pentes.
Parmi les gens d'Austin se trouvait le ca- Le cadavre alla rouler sur un bûcher!
pitaine qui avait failli être fusillé par les Cela fait, il poussa droit vers un point du
Apaches, et que la reiue avait gracié quel- cercle.
ques jours auparavant. Nous avons dit qu'il parlait le dialecte
Il était à cheval. apache.
Nous avons vu ce qu'était cet officier. Jouant son rôle il demanda aux cavaliers
Un homme de caractère vil et plat. d'un air empressé :
U avait eu une peur horrible et la grâce — L'avez-vous vu?
donnée par la reine l'avait transporté d'une « Le brigand !
vive reconnaissance. « Il est introuvable.» . „
LA REINE DES APACHES 157

Et autres interpellations faites dans le but i Elle se regarda dans un miroir, et, en
d'occuper les Peaux-Rouges, et de se rendre I attendant la réponse, elle lissa ses che-
compte de la façon dont étaient montés les veux.
cavaliers les plus rapprochés. Mais FAigle-Rleu resta debout.
U remarqua que leurs montures semblaient La reine, étonnée de ce qu'il gardait le
inférieures à la sienne. silence, se retourna.
Alors, lançant l'excellent cheval du capi- Tout à coup elle tressaillit.
taine, il fila comme un trait... L'Aigle-Rleu lui semblait transformé.
L'audacieux forban avait réussi à s'é- L'oeil du chef brillait plus vif, plus péné-
chapper. trant, plus assuré qu'autrefois.
En vain les sauvages se mirent-ils à sa Son front rayonnant d'intelligence sem-
poursuite, il les distança et disparut dans la blait plus vaste ; on eût dit qu'il était illu-
nuit. miné par une auréole.
Ce fut pour les cavaliers une grande con- Autre détail.
fusion. La main du chef sembla fine et blanche à
Il y eut une scène de fureur et de hurle- la reine.
ments indescriptible. Cette observation surtout la frappa.
Toute la nuit les Apaches s'acharnèrent En même temps le visage du sachem lui
inutilement à chercher comment l'évasion sembla amaigri.
avait pu s'opérer. — Qu'a donc mon frère de-
aujourd'hui?
Le cadavre du capitaine étant brûlé, on ne mandait-elle avec intérêt.
s'expliqua pas comment Huggs s'était pro- — Rien ! dit froidement FAigle-Rleu.
curé tunique, armes et cheval. — On dirait qu'il souffre! reprit la
Et le comte conclut de tout cet inci- reine.
dent : « Sa main est blanchie par la fièvre et son
— Décidément ce John Huggs est un visage en est allongé.
homme à craindre ! — Effet de ma blessure ! dit FAigle-
Sur ce, il se remit en route pour Austin Rleu.
avec Grandmoreau. — Que mon frère se repose sur Une four-
rui*e!
— Non.
CHAPITRE XXI « Je ne viens pas en frère.
— Ah! fit la reine.
« Il y a donc des choses nouvelles ?
FRÈRE ETSOEUR — Oui.
Et sur ces mots secs, laconiques, le sa-
Le lendemain de cette scène, vers midi, chem fit un geste de mauvaise humeur.
la reine voyait une de ses femmes entrer — Mais, s'écria la reine, qu'a donc décidé-
dans son pavillon et lui annoncer l'Aigle- ment FAigle-Rleu?
Bleu. — Il est mécontent.
Un instant après, le frère entrait chez la — Pourquoi?
soeur. -7- Parce que la reine se perd.
La reine reçut le chef avec cette majes- Sur ce mot, le sachem se tut encore et il
tueuse familiarité dont elle usait d'ordi- se fit un assez long silence.
naire avec lui ; elle lui montra une fourrure La reine méditait.
et lui dit en souriant : Elle demanda enfin :
— Que mon frère — L'Aigle-Rleu
prenne place et qu'il I peut-il me dire ce que si»
parle 1 gnifient ses paroles?
« A-t-on retrouvé les traces du né- — Elles disent que la reine se
perd ! fil
grier? » catégoriquement le sachem.
158 L'HOMME DE BRONZE

« Elles disent que bientôt la reine ne sera L'Aigle-RleU ouvrit sa poitrine et montra,
plus reine. » tsuspendue à son cou, Une sorte de croissant
Sur cette menace, la Vierge aux cheveux i
fait d'un seul et énorme diamant.
d'argent se redressa frémissante. — Voilà, dit-il, le signe de commande-
-— Qui donc, demanda-t-elle, oserait m'en- ment sur les tribus. j
lever mon pouvoir? La reine, à cette vue, parut en proie à une
— Nous, les sachems! dit le chef. sorte de terreur superstitieuse ; elle tomba à
« La reine sait bien que demain on.peut genoux et se prosterna.
la chasser de la tribu. Ses dents s'entre-choquaient et elle trem-
— Et c'est mon frère qui parle ainsi ! blait de tous ses membres.
— Lui-même! Certes, elle ne se serait jamais attendue à
.— Et les sachems ont résolu d'agir ainsi ! ce que l'Aigle-Bleu fût porteur du signe ter-
— Pas un n'y songe. rible d'un commandement auquel nul n'au-
— L'Aigle-Rleu parle aujourd'hui un sin- . rait osé résister.
gulier langage. La superstition des Indiens est tellement
« Si les sachems n'ont pas de mauvaises | enracinée à ce sujet qu'ils attribuent au Mes-
intentions, pourquoi me déposeraient-ils? sie qu'ils attendent, et au croissant mysté-
— Parce que, moi, je leur ouvrirai les rieux qu'il doit porter, un immense pouvoir
yeux. surnaturel. Ils prétendent que le croissant
La.reine pâlit de colère, sacré donne une force invincible et que celui
—- Ainsi, dit-elle, c'est mon frère qui se (fui le porte peut, d'un mot, allumer des em-
révolte contre moi. brasements immenses, soulever les monta-
— Il le faut. gnes, convulsionner les mers.
« Mon coeur en saigne. La simplicité même avec laquelle l'Aigle-
« Mais j'en ai l'ordre. Bleu avait montré le signe contribuait à
— Comment... l'ordre?,., dit la reine. frapper l'imagination de la reine.
L'Aigle-Rleu secoua la têtCi Elle ne reconnaissait plus dans cet homme
— La femme est un oiseau à cervelle lé- froid, calme, impassible, ce frère qu'elle était
gère! dit-il. accoutumée à dominer.
« N'y a-t-il pas au-dessus de la reine ou des Puis, tout à coup, il lui apparaissait muni
sachems, au-dessus des Apaches, au-dessus d'un pouvoir extraordinaire et surhumain.
de tous les Indiens, un homme auquel tous Elle s'inclinait vaincue.
ceux dont le sang est rouge doivent obéir? L'Aigle-Bleu sourit d'une façon étrange
— Le Sauveur ! dit la reine. en la voyant à ses pieds.
— C'est de lui que je tiens mes ordres et Il y avait de la tristesse dans son regard,
mes pouvoirs. de l'amertume dans le plissement de ses lè-
— Et tu as vu YHomme de Feu ' ! s'écria vres.
précipitamment la reine. Il releva la Vierge aux cheveux d'argent et
— Je l'ai vu! dit FAigle-Rleu. lui dit doucement :
ç La — Que ma soeur se rassure.
Vierge aux cheveux d'argent parut
anéantie de surprise. « Si elle obéit, son pouvoir ne sera pas
— Ainsi, fit-elle, il est ici, bien réellement menacé.
ici? « Si elle refusait de se soumettre, elle per-
— Les deux yeux drait tout commandement. »
que voici, dit FAigle-
Rleu, Font contemplé. Puis, souriant doucement et lui prenant la
« Les deux mains que voilà se sont pla- main, il la conduisit sur ce trône mexicain
cées dans les siennes. » que nous avons décrit, la fit s'asseoir, l'ad-
— Et l'ordre! Cet ordre! fit la reine. mira un instant adorablement belle au mi-
i.' C'est le surnom que donnent les Indiens au Messie de cette splendeur et lui dit :
qu'ils attendent. Ilieu — Vraiment, ma soeur est faite pour êti'e
LA REINE DES APACHES 159

reine et je serais désespéré qu'elle ne fût pas «Je ne veux, je ne puis m'expliquer da-
la femme de celui qui régnera sur toutes les vvantage.
tribus indiennes enfin sauvées du joug des « Je jure seulement à la reine que l'Homme
blancs. d Feu connaît bien son secret.
de
A ces mots, la reine se troubla: « J'ajoute qu'il a insisté sur ceci : que par-
— Ma soeur est rouge comme une baie de f
fois ma soeur jugerait son désir fort éloigné
lettina! dit l'Aigle-Bleu, c
d'être réalisé et qu'alors surtout-elle .serait
« Je sais ce qu'elle pense. 1 plus près de ses voeux.
le
« Elle croit des choses qui n'existent pas, je La reine a-Mlle compris ?
» ^— Oui, dit-elle,
peut-être.
A cette singulièie allusion, la reine regarda « Cependant....
son frère. — Que la reine n'interroge pas ! dit avec
— Je ne puis, fit celui-ci à l'interrogation i
fermeté l'Aigle-Bleu,
muette de sa soeur, je ne puis que répéter à . Et il reprit :
la reine les paroles du Sauveur, — De ce jour
je suis le chef!
-— Il vous a parlé... de moi ! « Mais tout se fera au nom de ma soeur, et
— Oui, dit le sachem. ; cacherai à tous, à moins qu'elle ne m'y
je
« Que ma soeur écoute attentivement. » force, le signe que je porte.
La reine se recueillit. « Je pense que la reine consent à obéir?
Jamais femme ne s'était trouvée dans Une -^ Oui, dit-elle; oui: seulement l'inquié-
situation aussi palpitante. tude et la curiosité me dévorent.
Elle savait que les Indiens, sur un mot de — C'est le lot des femmes! dit FAjgïe-
son frère, à la vue du croissant, la détrône- Bleu.
raient, la chasseraient, l'écharperaient sans « Il suffit, du reste, que la reine ne s'opr
pitié. pose en rien à ce que je ferai pour|-qu'enfin
Elle savait aussi que l'Aigle-Bleu n'hésite- tout tourne sejon ses voeux.
rait pas à obéir au mystérieux Messie et que « Et si, moi, je lui dis d'être tranquille au
les liens du sang ne l'arrêteraient pas. sujet de ce qu'elle souhaite, c'est que je sais
Enfin elle aimait le comte de Lincourt et bien ce dont il s'agit. »
elle se trouvait, pur une vieille légende, loi A cette déclaration, la reine, joyeuse, s'é-
des tribus, obligée d'épouser celui qui régne- lança au cou de son frère et l'embrassa avec
rait sur les Indiens délivrés. effusion.
Et, pour elle, le futur roi était ce Messie Mais il se dégagea et dit froidement :
qui venait de se manifester par les prodiges — Que ma soeur ne croie pas que je l'ap-
que nous avons décrits. prouve.
Elle se suspendit en quelque sorte aux lè- « Le Sauveur a ses vues, son plan, ses vo-
vres de son frère. lontés.
Celui-ci prononça lentement : « Moi, j'obéis.
-^ Tu diras, m'a ordonné l'Homme de « Mais si j'étais le maître, jamais le voeu
Feu, tu diras à la reine que je connais le se- de la reine ne se réaliserait. »
cret de son coeur. Et sur cette déclaration énergique, l'Aigle-
« Je veux qu'elle exécute tous les ordres iI Bleu sortit laissant la Vierge, aux cheveux
que je lui communiquerai par toi, posses- d'argent palpitante entre l'espoir et la crainte.
seur de mon signe.
« Si elle obéit aveuglément, alors même
que tout lui semblerait contraire à son désir CHAPITRE XXII
le plus cher, ce désir se réalisera.
OUKTCQUMIÏNT
TipNUATAPAN
S'ÉVEILLA
— Mais— s'écria la reine.
Le chef mit un doigt sur ses lèvres. Toute fête à son lendemain, gai parfois,
— Silence ! dit-il. triste souvent.
160 L'HOMME DE BRONZE

Don Matapan. ne devait pas. être d'une dans nos notes et nous la transcrivons '.
gaieté folle en s'éveillant. :Don Matapan après avoir appelé plusieurs
U ouvrit les yeux vers neuf heures du fois sacamériste, se mit fort en colère, d'au-
matin environ. tant plus que jamais il n'avait eu plus be-
On connaît le réveil des ivrognes^ soin de limonade.
Les yeux sont bouffis, la tête est lourde, Tout tournait encore autour de lui, et les
la langue est épaisse, le gosier est: sec, la fumées de l'ivresse étaient mal dissipées.
poitrine est en feu. Il se fâcha.
— La
Depuis trente ans qu^il se grisait chaque carogne! gronda-t-il. ; Elle fait des
soir, don Lopez y Matapan savait ce qui Fat- siennes avec quelque soldat! Je la chasserai!
tendait quand il se levait. A son âge, courir encore le guilledou ! C'est
Il était pris d'une soif dévorante. honteux!
En pareil cas, certains ivrognes avalent Maria avait, quarante-cinq ans et elle était
une soupe à l'oignon ; d'autres s'ingurgitent une des anciennes, très-anciennes, intimes
une forte goutte (remède hômoeopathique) ; du gouverneur qui conservait un faible pour
elle et qui en était jaloux de temps à autre.
quelques-uns préfèrent le vin blanc ; pas un
ne boit de l'eau pure. Il exhala sa rage.
Don Matapan, lui, avait imaginé une pe- Mais à mesure qu'il, vociférait,; le gouver-
tite consommation des plus agréables. neur remarquait que, si trouble que fût sa
Il avait dressé une dbna Maria, sa camé- vue, elle lui apportait cependant des images
riste, à lui composer une limonade faite d'objets qui ne figuraient pas [dans sa cham-
d'eau gazeuze naturelle, de jus de citron, de bre à coucher..
. C'étaient des arcs etdesjflèches, des scalps
vin d'Espagne et d'un sirop de grenade ex-
: •• "• ' • " et des tomahawks, des.nattes et des fourrures;
quis.
tout l'ameublement d'un wigwam indien.
Il en buvait un premier verre qui, disait-
. D'ordinaire don Matapan, si ivre qu'il fût,
il, lui dégageait l'estomac, un second qui couchait dans son lit.
adoucissait là gorge, un troisième qui dé- ,'.,
Fùtil tombé dans la rue, il était religieu-
gageait la tête. sement
Le quatrième verre était pris un quart
ramassé par ; lés leperos ou les
d'heure après, avec l'officier de service de la gardes de nuit, qui savaient que l'on don-
nait une piastre pour la corvée de ramener
milice; mais ce n'était plus de la limonade. le gouverneur et qui n'avaient
Il sortait du flanc d'une vieille bouteille garde de
d'alicante. manquer cette aubaine.
De telle sorte que don Matapan s'étonna
Douce habitude! fort que, s'étant grisé, il n'eût pas été porté
Excellente hygiène! chez lui.
Donc le digne gouverneur s'éveilla et, Mais la mémoire lui revint.
avant même d'avoir ouvert l'oeil, il cria de Il se leva sur son séant, passa ses grosses
sa voix de fausset : mains sur ses yeux, se rappela la fête, Sable-
—- Maria, mon enfant, ma limonade !
Avide, le Champagne, sourit et murmura :
Mais point de Maria. — Je suis chez ce
sauvage que j'ai si bien
Mais point de limonade. vaincu hier.
Et une soif... à se croire l'enfer dans le « Quelle revanche de mon échec dans ma
ventre ! lutte contre Bois-Rude! »
Quelque peu poète, le brave senor disait Puis, se souvenant encore :
plus tard en nous racontant l'aventure : — Mais, au fait, j'ai gagné mon
pari.
— Je n'aurais pas voulu souffler sur un « Sable-Avide, s'il a pour un maravédis de
tonneau de poudre ; mon haleine y aurait
mis le feu, tant elle était brûlante... 1. C'est à notre collaborateurPierrre Fcrragut que ce
drame fut raconté par don Lopez y Matapan pendant la
Nous retrouvons l'expression textuelle campagnedu Mexique.— L. N.
LA REINE DES APACHES

Le capitainedes pirates de la savaneest ramassépar un couple d'Indiens.

loyauté, doit me suivre avec ses guerriers à — Quelle laide grimace ! se dit don Ma-
Austin pour former nia gardé d'élite. tapan.
« Lui et une centaine d'Apaches me vau- Et il renouvela la question en s'étirantles
draient mieux que toute la milice. bras, ce que fit aussi l'Indien, mais en gar-
« Je„. » dant le silence.
Ici le gouverneur s'arrêta. Le gouverneur examina attentivement son
— Tiens! dit-il, un sauvage... homme et pensa :
« R dormait comme moi. '* — Il ne sait
pas un mot d'espagnol, cet
« Drôle de corps ! animal-là, et de plus il a l'air passablement
« Je n'ai jamais vu d'Apache de cette bête...
tournure-là. » « Quelle figure d'idiot!
Et interpellant l'Indien : « Essayons de la mimique pour nous faire
— Parles-tu car je crève de soif et je sup-
l'espagnol, mon camarade ? comprendre,
Sur ce, le gouverneur bâilla, et au lieu de pose que l'on a mis cet imbécile près de moi
répondre le Peau-Rouge bâilla aussi. pour me servir. »
L'HOMME DEBRONZE.— 36 LA REINE DESAPACHES— 21
162 L'HOMME DE BRONZE

$ur ce, don Matapan fit force gestes pour ! que lui causait à lui, don Matapan, l'hila-
expliquer qu'il voulait boire. rité indécente dé Sable-Avide.
}l montra sa langue, fit mine dé lampet Nous disons indécente, car elle dépassait
Uh Coup-, il mit dans Ses geste» toute la toutes les limites de la bienséance.
clarté possible. Don Matapan se leva et dit d'un air de re-
Jl $é ctut compris. proche à Sable-Avide :
.Le sauvage l'imitait fidèlement, montrant — Mon cher, quand on a un ami, on ne
filli aussi sa langue, et quelle langue ! fai- se moque pas de lui comme vous faites.
sant Semblant de boire, se posant la main J •— Tu es fâché? demanda Sable-Avide.
SjBf le Ventre pour témoigner de la satisfac- « Si tu savais, frère, comme tu as tort et
tiôti, si bien que le gouverneur conçut le comme tu vas rire toi-même !
dOUi espoir d'être bientôt à même de se dé- — Si je dois,rire, fit avec bonhomie don
saHérer. Matapan, c'est qu'alors il s'agit de quelque
farce très-gaie, et dans ce cas...
f Mais il entendit des pas, se retourna et
Vit Sable-Avide Puis s'interrompant parce qu'il cherchait le
qui semblait étonné, car il
avait aperçu les gestes du gouverneur et il sauvage et ne le voyait plus, il demanda à
ii*e}i voyait pas bien clairement le but, sans Sable-Avide :
-~ Où donc est-il?
doute, car il demanda :
— Qui?
—*?Pourquoi doflc ttion frère fait-il toutes
— L'autre ? L'Apache?
ces singeries ert â'éveillant?
— Par tous les diables, mon vieil ami, dit Sable-Avide fil pirouetter le gouverneur
sur lui-même, le poussa un peu à gauche et
don Matapan qui ne connaissait Sable-Avide
lui demanda :
que depuis dixrhuit heures, je suis aisé de — Le revois-tu?
vous Voir, vous comprenez l'espagnol, vous :
« Es-tu content, frère?
ce n'est pas comme cet animal...
« Allons, ris... »
^-Qtteï animal? dît Sable-Avide en fron-
Mais don Matapan ne riait pas.
çant le sourcil. Il s'avança sur l'image qu'il apercevait cl
— Ah !
pardon ! mille pardons ! rectifia le s'assura que c'était la sienne propre se reflé-
gouverneur; peut-être est-ce Un de vos pa- tant dans une glace.
rents. Il en resta muet d'étonnemeht.
— Je ne suis
parent qu'avec les castors, Et Sable-Avide disait :
fit Sable-Avide, et je ne vois ici aucun de — Mon frère ne s'attendait à trouver
mes cousins. pas
un si beau je me vois (expression indienne
Cette réponse faisait allusion à une cou-
pour signifier miroir) dans une hutte de
tume des Indiens qui consiste à choisir comme chef !
cousin un animal quelconque : soit le jaguar, <( J'ai enlevé celui-ci dans le pillage d'une
soit le vautour j soit le castor. hacienda et j'y tiens beaucoup. »
Le Sable-Avide croyait qu'il s'agissait d'une Puis plus bas :
bête quelconque qui s'était introduite dans le — Mon frère saura que bien des femmes
wigwam et il demanda : ont tenu à se voir dans ce ruisseau de verre
— Où donc est cet animal? et quand una
(autre expression indienne);
— Encore une fois pardon! fit le gouver- femme est dans le wigwam de Sable-Avide...
neur; je veux parler de cet Apache. Ici un geste expressif de lovelace.
Et il montrait le sauvage qui se mit de son Mais le sachem ne continua pas ses con-
côté à désigner le gouverneur. fidences.
Sable-Avide se mit à rire avec une joie — Que fait donc mon frère? s'écria-t-il tout
immodérée. à coup.
Don Matapan eh fut ahuri et scandalisé; —: Ce
que je fais? riposta le gouverneur.
le sauvage lui parut partager les sentiments « X'ôte cette abominable peinture qui est
LA REINE DES APACHES 168

cause que tout à l'heure ma figure me sem- i imortelle, surtout pour un gouverneur dont
filait celle d'un crétin ». 1 fortune est immense et dont les bénéfices
la
Et en même temps qu'il s'essuyait la face i
sont énormes, don Matapan se résigna.
d'une main, don Matapan, de l'autre, voulait S'étantrésigné, il se souvint qu'il avait soif.
enlever les plumes de sa coiffure indienne. — Sachem, dit-il,
je suis votre frère, et
Mais Sable-Avide ne l'entendait pas ainsi ; vous laissez mon gosier en feu sans la moin-
jl arrêta d'un coup sec sur les doigts les ten- dre goutte de liquide pour le désaltérer.
tatives du gouverneur. « Ne pourrait-on boire ?
— Mon frère est Indien, dit-il. — Och ! fit le sachem
joyeux.
« Il l'est pour la vie. « Mon frère est ici pour boire ; je le garde
« Il le restera jusqu'à la mort. pour boire toujours avec lui. »
— Vous dites !... s'écria don Matapan. Et se faisant suivre de don Matapan par
— Je dis que tu as perdu le pari, que tu es un signe amical, il le conduisit sous un arbre
mon frère de gré ou de force et que je te tuerai immense où le couvert était mis à l'indienne.
plutôt que de te perdre. Le gouverneur sourit en voyant des fla-
— J'ai gagné... vociféra le gouverneur. cons rangés en bel ordre et nombreux et
— Tu as perdu. '
pressés.
« Comme un guerrier simule la mort pour — Tout cela, dit-il, vient, à ce
qu'il
tromper son ennemi, j'ai simulé l'ivresse ; toi parait, du navire de maître Huggs, capluré
tombé, je me suis relevé. par un de vous?
« "Veux-tu entendre des témoins ? » « J'en conclus que ce Huggs était un rude
Et entraînant don Matapan dehors, il le buveur.
— Tu en
présenta à deux cents guerriers assemblés en jugeras! dit Sable-Avide.
très-bel ordre. ' — Le drôle est-il donc
repris?
— Mes fils! dit-il à sa tribu, voilà votre — Non, mais on est sur sa trace..;
oncle. « Il va s'aventurer dans la prairie à la tête
Et à don Matapan : de beaucoup de guerriers.
— Mon frère ! voici tes neveux. — Comment ! R a
déjà levé une armée ?
Puis invoquant ses guerriers : — Depuis deux heures, il est à la tête de
— N'est-il pas vrai, sur les vents, le feu, plus de cent hommes.
l'eau, la mort et la vie, que vous m'avez vu — Des marins ?
— Non. Des
debout et que mon frère était couché et en- pirates de la savane, comme
dormi ? vous dites, vous autres.
Tous les guerriers, d'une seule voix et — Et vous le
prendrez ?
sur un rhythme grave, firent le serment de- — Comme un élan au
piège.
mandé. « Ruvons. »
Sable-Avide, triomphant, dit au gouver- Le gouverneur n'avait pas attendu l'invi->
neur attéré : tation pour vider la bouteille...
— Tu le vois ! Tu l'entends ! Quelle soif !
« Désormais, tu es Apache comme moi, Mais quelle ardeur à l'éteindre !
sachem comme moi. »
Don Matapan faisait de tristes réflexions Une heure après, le gouverneur parlait de
sur sa manie de jouter contre les forts bu- sa rançon. ,
veurs ; il songeait à sa culotte qui lui avait Deux heures plus tard, il était convaincu
coûté mille piastres, et il se dit qu'il lui que quitter la vie indienne était une chose
faudrait peut-être en dépenser- le double i absurde.
pour obtenir sa liberté. A la fin dé la journée, il appelait tous les
Car il ne doutait point de sortir de cette s Peaux-Rouges ses enfants et leur proposait
captivité moyennant rançon. de les conduire au pillage d'Austin.
Mais comme une perte d'argent n'est pas? • • • • * • • p * • • • p * , •
16* L'HOMME DE BRONZE

Sable-Avide était ravi d'avoir conquis à la à passer étant étroite, il diminuait d'amant
vie sauvage cet homme civilisé. ses mauvaises chances.
• En il arrêta son mustang sur
conséquence
un roc surplombant et au-dessous duquel
l'eau coulait à dix pieds environ, ce qui con-
CHAPITRE XXIII
stituait un saut assez considérable.
John Huggs s'orienta avec soin et mur-
00 JOHNHUGGS
REDEVIENT
CAHTAINE
m
mura entre ses dents :
— C'est bien ici ! Vingt mètres de
profon-
Sable-Avide avait annoncé au gouverneur ^deur; rien à craindre.
que John Huggs était à la tète d'une troupe Evidemment il connaissait le terrain.
de bandits. Il éperonna son mustang
Le sachem ne se trompait pas. qui bondit dans
i( fleuve.
le
La chute produisit un bruit énorme ,
Après avoir pris la fuite, le forban avait ,
homme et cheval s'engloutirent, l'eau s'agita
fait galoper son excellent coursier pendant en un vaste remous.
plus d'une demi-heure, ce qui avait mis en-
Mais bientôt la bête et le cavalier reparu-
tre lui et les Apaches une distance considé-
rent.
rable, car il avait toujours gagné sur eux. Le courant les emportait en les faisant
Il était arrivé en ce moment aux bords du ,
dériver vers l'autre bord ; car John Huggs
Rio-Colorado.
'avait choisi un de ces coudes brusques qui
Le fleuve était, on le sait, rempli de
transportent d'un bord à l'autre le rapide
caïmans.
d'uu cours d'eau.
Le franchir audacieusement, c'était mettre
Le forban atterrit bientôt sain et sauf sur
entre soi et l'ennemi une barrière que les
une plage sablonneuse, de l'autre côté du
Indiens ne passeraient pas.
Car il est à remarquer fleuve, à l'issue du défilé.
que les races rou-
Il se jugea en sûreté.
ges n'ont pas, comme celles de sang blanc,
le mépris du péril. Respirant à l'aise, il secoua ses vêtements
Un Indien ne s'exposera 'mouillés, fit souffler son cheval et ricana :
pas inutilement — C'est dur à écorcher,
ou témérairement. un vieux requin
Traverser un fleuve peuplé de crocodiles '
comme moi !
« Ils n'auront pas ma peau. »
pour atteindre un fuyard, c'est ce qu'un
Apache ne fera pas, à moins d'y avoir un in- Mais en ce moment une voix dit derrière
térêt capital. lui en espagnol :
John Huggs se dit donc que franchir le —Pas un mouvement, senor, ou vous êtes
Rio-Colorado serait un coup d'audace qui le mort.
mettrait à l'abri. Maître Huggs était un rude gaillard, car
Mais, homme avisé et habile, il chercha au lieu d'obéir, il sauta dans la rivière.
sur les rives le meilleur endroit pour la tra- Rain sur bain.
versée. Un coup de feu retentit.
Longeant le bord, il finit par arriver à un Trop tard...
défilé dans lequel le fleuve s'engouffrait et Huggs était dans le fleuve.
coulait rapide, étant resserré entre deux Alors une dizaine d'individus se précipi-
blocs de granit. tèrent sur la rive, ert ils aperçurent quelque
John Huggs se dit d'abord que les caï- chose d'informe qui se débattait au milieu
mans, très-amateurs d'eaux tranquilles et des flots.
vaseuses, ne devaient pas occuper ce courant — Par le sang du Christ! dit celui qui
.impétueux. semblait commander aux autres, Rasilic a
Ensuite Huggs pensa que la bande d'eau manqué son coup.
LA REINE DES APACHES 165

— Le fleuve ne manquera pas le sien ! I (cain, se dessinait vaguement dans les té-
dit celui auquel le reproche s'adressait. 1
nèbres.
— Et puis, après tout, fit le chef, la chose L'homme nu dit à l'autre : -
— Vous entendez, capitaine.
n est pas d'importance.
« Mais je donnerais bien une piastre pour « Les gaillards sont trop bien cernés pour
savoir le nom du hardi garçon qui traverse 'échapper.
comme ça le Rio-Colorado. « S'ils n'acceptent pas lé marché, s'ils font
— Rude homme ! fit Rasilic. mine de bouger, tirez sur eux et sur moi
— Solide homme! répéta-t-on en choeur. sans crainte de me tuer.
— Ah ! le cheval se noie. « La vie n'est rien pour moi, vous l'a-
« Ràsilic a peut-être touché. vez vu. »
— Possible. Et l'homme nu, fusil en main, s'avança
— Mes enfants, vers les pirates.
j'y vois distinctement,
vous savez.
Ceux-ci n'en revenaient pas de stupéfac-
tion.
« Eh bien ! l'homme a coulé.
— Comment, vieux hibou, tout clair que Pourquoi ce costume d'Adam au sortir
des mains du Créateur?
tu voies la nuit, peux-tu savoir que l'homme
Comment avaient-ils pu être cernés par la
est à fond?
— Puisqu'il n'est pas dessus. troupe mexicaine?
« Est-il bête, ce Rasilic ! Quel marché allait-on leur proposer ?
— Ah ! mort, le cheval ! L'homme approchait toujours et celui des
« A fond aussi! pirates qui s'appelait Rasilic le reconnut.
— John Huggs! s'écria-t-il joyeusement 1
— C'est égal, je donnerais vingt piastres Mon ami John !
pour connaître l'homme.
Il vint franchement serrer la main du fu-
Et les commentaires continuèrent pendant
d'un d'heure à de vue. gitif.
plus quart perte Au nom de John Huggs, les pirates exa-
On concluait, en fin de compte, que Rasi- minèrent curieusement le nouveau venu ;
lic n'avait pas perdu sa poudre. car John Huggs avait autrefois débuté par
Ce poste, car c'était un poste, allait re- commander une bande de forbans de terre
prendre son embuscade, quand tout à coup avant de se faire marin et flibustier.
une voix dit dans l'ombre, à distance. Il avait laissé une belle réputation parmi
— Pour des pirates de la savane, vous êtes les bandits, et on l'admirait fort.
de fiers imbéciles, et Rasilic notamment est Mais que voulait-il?
un idiot de première importance.
Après avoir serré la main de Rasilic, un
« Qu'un de vous bouge et il est mort. » vieux camarade, il fit signe aux pirates de
Cette voix dans les ténèbres, l'incident s'assembler et de s'asseoir en cercle.
qui venait de se dérouler, des chuchote- Mais les bandits hésitaient.
ments sous la ramée d'où partait la voix, Ils regardaient avec inquiétude du côté
des bruits de fusils qu'on armait, l'inattendu de l'officier mexicain.
et l'étrangeté de l'aventure produisirent un — Gentlemen, dit John Huggs d'un air
grand effet sur les pirates. souriant, ne me faites donc pas, je vous prie,
Ils se tinrent immobiles. l'injure de vous défier de moi.
Peut-être, quelques secondes de réflexion « Je ne vous veux que du bien. »
leur étant laissées, auraient-ils pris une Puis pour rassurer complètement les pi-
énergique résolution, mais ils étaient décon- rates :
tenancés par la surprise que leur causa l'ap- — Je vous jure que si je suis venu à vous,
parition d'un homme entièrement nu et c'est afin de vous faire partager une bonne
armé, derrière lequel un autre homme dressé aubaine.
contre un arbre, en tunique d'officier mexi- Et à Rasilic :
166 L'HOMME DE BRONZE

— Voyons, vieux pelé, dis donc à tes tu dis résolus, fait-elle si peu parler d'elle?
amis qu'il n'y a rien à craindre d'un ancien Les bandits s'entre-regardèrent.
chef de bande comme moi. Us pensaient probablement que l'argu-
Rasilic répondit de John Huggs, et la ment était juste.
confiance finit par venir à la troupe des Rasilic hocha la tète.
bandits. — Entre nous, dit-il,
depuis six mois que
-— Mes enfants, dit Huggs, je crois que notre vieux capitaine La Rivière, un Fran-
jouer cartes sur table est le meilleur moyen çais qui avait du poil aux yeux, est mort,
de ne pas tricher. nous sommes mal commandés.
.« Je vais questionner. — Ah ! fit
Huggs.
« Répondez franchement. « Et vous supportez un mauvais chef?
« Que faites-vous là?» — Ah! John Huggs, il
n'y a pas beau-
On se lut.. coup d'hommes capables de conduire une
— Ah! fit
Huggs, pas de réponse, quand bande comme vous.
je vous tiens tous ! « Il y a toujours des pirates, mais les ca-
« Soyez donc francs. pitaines manquent. »
« Vous avez la bêtise de dissimuler avec John Huggs réfléchit pendant quelques
un homme qui vous apporte la fortune. instants et demanda encore : .
« Rasilic, réponds, toi. — A combien le
camp est-il d'ici?
— C'est que... le capitaine... le gros de la — Deux milles.
bande... enfin la consigne... — Don !
allons-y.
— Eh J vieille carcasse, que t'importera la — Mais, John Huggs, la consigne?
— Je la lève.
consigne, si dans dix minutes, faute de par-
ler, tes amis et toi, vous êtes morts?:.. — Vous !
La menace fit son effet. — Oui. Je suis
capitaine.
Rasilic, après un regard aux camarades, Les pirates étaient on ne peut plus surpris.
se décida à tout dire. — Ah çà! stupides animaux que vous
John Huggs exerçait sur lui une fascina- êtes, dit John Huggs, ne comprenez-vous
tion extraordinaire. rien ?
— C'est dur, dit-il, de violer la consigne, « Vous avez un mauvais chef et vous
mais s'il n'y a pas moyen de faire autre- n'osez rien tenter de sérieux, cela se voit,
ment. .. ? puisque l'on ne parle ni de prises d'hacien-
— A moins de crever ! appuya John das, ni de massacres de caravanes.
Huggs. Va donc ! « Vous êtes des bandits de carton.
« Que faites-vous ici? « J'arrive.
— Nous sommes en avant-poste. « Je vous dis : Je vais commander, et vous
« Les Apaches, vous devez le savoir, hésitez!... »
— Mais... les Mexicains?
Huggs, sont en nombre sur l'autre rive.
« Nous protégeons le camp contre une — Quels Mexicains?
— Ceux vous parliez tout à
surprise des sauvages. auxquels
— Ah! fit John Huggs, il y a un camp ! l'heure.
Je m'en doutais. — Allons leur dire deux mots ! fit
Huggs
Et il reprit : en riant.
— Combien d'hommes au camp ? Et il conduisit toute la bande vers l'offi-
— Cent cier.
vingt-sept.
— Rons gaillards ? C'était un mannequin que John Huggs,
— Très-bons gaillards. sorti du fleuve, avait fabriqué dans le petit
John Huggs fit un geste dédaigneux. bois et placé en vue.
— Comment donc, dit-il, une si forte Les pirates étaient confus d'avoir été
bande, composée de pirates de la savane que joués.
LA REINE DES APACHES 167

— Eh ! eh ! fit Rasilic, je vous reconnais à s


sillonnés
par des bandes redoutables de bri-
ce bon tour, Huggs. f
gands, composées de tous les déclassés du
Puis aux autres : <
continent américain.
— Décidément, comme capitaine, il fe-Trappeurs qui ont forfait à l'honneur cl
rait l'affaire, pas vrai! <
qui sont chassés de toute association de
Ici Huggs eut un élan très-vigoureux <
chasse.
d'é-
loquence concise. Marchands qui ont failli et qui, perdus de
— Mes enfants, dit-il, pas de bêtises, pas :réputation, se font bandits.
d'hésitaLions, pas de bavardages inutiles : je Soldats déserteurs, prêtres et moines dé-
suis John Huggs. froqués, peoncs assassins, vaquer os voleurs,
« Comme passé, on me connaît. leperos ambitieux, matelots sans navire,
« Ce que je viens de faire vous prouve ce tout ce qui est hors la loi, se sent de l'au-
que je suis. dace dans la poitrine et un grand appétit au
« Il y a un homme dans mes culottes, ventre, tous ceux enfin qui préfèrent ris-
quand j'ai des culottes. quer leur peau pour conquérir la fortune que
« Comme avenir... vous me connaîtrez. de croupir dans la misère après la chute,
« A celte heure, avec votre bande de cent les bohèmes de l'Amérique enfin se font
hommes, je représente pirates de savane.
trente millions de
dollars, dont moitié pour moi. Chaque troupe agit sous le comman-
« Voulez-vous m'aider à jouer la partie?dement d'un chef qui n'a de pouvoir que
« Vous pensez bien que, quand on passe celui qu'il conquiert le revolver au poing.
le Rio-Colorado à la nage, comme je l'ai fait, Nulle loi, sinon celle du plus fort.
dans le but de rencontrer une troupe de pi- Capitaine aujourd'hui, faisant trembler sa
rates de la savane, c'est que l'on a un assez bande.
joli coup à leur proposer. Demain assassiné par ses hommes en ré-
« Il y a pour chacun 15.000 dollars à ga- volte.
gner. John Huggs avait fait ce métier.
« Est-ce une somme agréable? » John Huggs y avait amassé de quoi s'a-
Les pirates étaient gagnés. cheter son premier navire quand, préférant
— Que faut-il faire? demanda Rasilic. l'eau à la terre, de pirate do la savane il se
« Les camarades sont prêts. fit forban.
— Me suivre au camp, dit John Huggs. Nul ne savait mieux que lui comment on
Et ils se dirigèrent vers le bivac des pi-s'empare d'un commandement chez les pi-
rates de la savane. rates de la savane.
Révolté une fois, capitaine à la suite do
sa rébellion, il avait eu plus d'un crâne à
CHAPITRE: XXIV
fracasser pour se maintenir en place et il
était resté chef tant qu'il l'avait voulu.
Le plus long exercice du commandement
LES P1IUTESDE LA SAVANE
ne dépasse guère cinq ou six mois ; les plus
heureux capitaines vivent un an : on en cite
La mer a ses forbans.
qui ont résisté deux ans.
Le Sahara a ses Touaregs qui rançonnent C'est le terme extrême.
les caravanes. Du reste, après sept ou huit mois d'exer-
Les steppes de l'Asie ont les hordes de cice, un vrai et habile chef de bande, a dû
Mongols et de Kirghis qui pillent les voya- faire son affaire.
geurs. Quand un homme a de quoi fonder à New-
Les savanes de l'Amérique ont leurs pi- York ou à San-Francisco quelque entreprise
rates. lucrative et moins périlleuse que l'attaque
Les océans de verdure de la prairie sont 1 des caravanes à main armée, il s'empresse
168 L'HOMME DE BRONZE

de fausser compagnie à la troupe qu'il com-. iéléments, offrant une bariolure inouïe de
'
mandé. . <
costume et d'ornement.
Il sent trop le danger, de sa position pour, Mais elle comptait de rudes hommes.
/a conserver dès qu'il peut être autre chose. Et peu auparavant, bien commandée, «lie
Or, fait inouï,'pendant cinq ans, maître iavait fait des choses remarquables.
John Huggs avait été chef d'une troupe. Mais son capitaine mort, son successeur
Et il avait économisé sur ses bénéfices de ;
avait justifié le proverbe :
quoi acheter un vapeur magnifique.
Tel brille au second rang
Pour tous ces pirates de la savane, c'était
Qui s'éclipse au premier.
un homme extraordinaire.
. Le poste entier du reste lui était acquis Lieutenant excellent, il avait fait un com-
et en routé il le fanatisa. mandant très-peu capable ; avec cela ivrogne,
Il ouvrit à la cupidité dés bandits des hori- brutal, ignorant et n'ayant que des vues
" "
zons magiques. ; étroites.
Il leur promit des sommes énormes et les La bande parlait de se dissoudre; car nul
convainquit qu'il les mènerait à la conquête ne s'y sentait capable de commander si
d'une toison d'or. grosse compagnie.
Et en approchant du camp, les gens du . Il était question de se séparer par petits;
poste étaient déterminés à-tout pour le faire groupes. . . -t
capitaine. John Huggs arrivait à. point.
Rasilic reçut de John Huggs les ordres né- Rasilic se chargeait du piége à tendre,au
cessaires pour faire réussir certaine comédie capitaine. .,
langlàhte, imaginée,par le maître fôrbanl > Pour le capitaine, ce ne fut ni long,ni dif-
Il s'agissait de donner le commandement ficile. .-,',...
à John Huggs. Rasilic, se précipitant d'un air effaré au-
Rasilie cria : devant ;dc lui, avec des signes d'intérêt et de
— Aux armes ! les Apaches ! terreur, lui dit :
Et en un clin d'oéil le bivac fut sur — Vite, suivez-moi!
pied. « Là-bas, capitaine, derrière ce bouquet
C'était une belle troupe que celle dont d'arbres.
maître Huggs convoitait le commandement ; « Par tous les diables! n'hésitez pas, ou
une troupe d'élite. vous êtes mort.
Jamais bande n'avait présenté une plus — Qu'est-ce qu'il y a? fit le capitaine
riche collection de gredins de toutes nuances, tremblant.
de toutes espèces, de tous poils et de toutes — Une révolte, sang du Christ!
races. « Mais venez, vous conservez mon appui
Il y avait, bien entendu, des Yankees, des et celui d'une quarantaine d'hommes que je
Anglais, quelques Français, des Allemands, vais vous amener.
des Mexicains en nombre, des Peaux-Rouges, « Filez vers les arbres.
des Nègres, des Chinois émigrés venus à « Je vous y rejoins avec mes amis. »
San-Francisco et y ayant fait de mauvais Comme des cris : « à bas le capitaine ! »
coups. étaient vociférés dans la nuit, à travers le
On y comptait plusieurs Polonais, un camp, par les hommes du poste favorables à
Kabyle et deux Arabes, déserteurs du corps Huggs, le commandant de la bande crut aux
expéditionnaire français au Mexique, un su- dires de Rasilic.
jet du prince de Monaco, croupier de profes- Il se dirigea en toute hâte vers le bouquet
sion, venu pour établir une roulette en de bois.
Amérique et réduit à être bandit après avoir John Huggs, auquel on avait fait, par des
vu sa banque sauter par trois fois. prêts divers, un costume, guettait l'arrivée
Bref, c'était une troupe variée dans ses du chef.
LA REINE- DES APACHES

La fuite de John Huggs.

Quand celui-ci, gagnant le bouquet d'ar- — Arroux mena, alouf-el-rabat.


bres, fulà portée, John Huggs l'assomma par (Viens ici, cochon de forêt, sanglier).
derrière d'un coup do hache! ..... Et chaque homme d'obéir.
L'homme tomba Lorsque la bande fut en ligne, étonnée
d'être si disciplinée à la voix de cet inconnu,
Un instant après, John Huggs était à che- John Huggs dit, en anglais d'abord, puis
val et au milieu du bruit, du vacarme, du ensuite dans toutes les autres langues qu'il
trouble général causés par les incidents que parlait :
nous avons racontés, on entendais sa puis- — Je suis John Huggs !
sante voix crier des ordres dans une tren- « J'ai lue le capitaine, qui était un imbécile ;
taine de dialectes différents. je prends le commandement et je vous ferai
G'était pour ce marin cosmopolite une su- faire un coup qui vous donnera plus d'or
périorité immense do pouvoir apostropher qu'aucun de vous n'en peut porter. »
les pirates dans la langue que parlait cha- Et à mesure que les groupes de chaque
cun d'eux. nationalité comprenaient, c'étaient des vivats
Ce John Huggs savait assez de chinois joyeux et enthousiastes.
pour crier à un des brigands, originaire de Nul ne contesta la prise de possession du
Chang-Haï : commandement.
—Wouan-li-tcheou- far- tsi-lo-kiou- si.- Mais bientôt le délire s'empara de la bande.
(Range-toi et si tu bouges tu es mort). Rasilic, par ordre du capitaine, avait fait
Et il interpellait ainsi un Arabe qui ne circuler un secret que chacun s'empressait de
Prenait pas sa place assez vite dans la troupe murmurer mystérieusement à l'oreille d'un
alignée : ; ami.
L'HOMME DEBRONZE.— 37 LA REINKDIÎSAPACHES. — 2"2
170 L'HOMME DE BRONZE

— Tu ne sais « Une demoiselle


pas?... d'Éragny qui doit le
— Non. siiiVrë dans soii expédition.
— — Bon..;
ËÙggS.;; après?
— Ëhbieh!... — Là
capturé faite, on Verra!
— Il a lé secret... — Mais le trésor*
qù'ëstii?ë qtië c'ëit?
— Quel secret? — Je
parierais d'après des ihulcés suïâ
-— imbécile ! Le secret* parbleu ! Le grand que ce n'est ni or* tti argeiit* iii pierreries s
secret ! Le secret du Trappeur ! — Alors ça ne vaut
pas le diable. ]
— Imbécile!...
-y Comment l'a-t-il eu? Dés millions! Deë mil-
— pas ! D
Triple brute, tu ne comprends liards...
était' capitaine du navire où a eu lieii le fa- — Deë miiiiardgi
répéta Iëhgtëfflpà BksU
meux dtiëL.i lie émerveillé pëiidâht que John .Huggs mé-
. — Tiens, c*ést Vrai i ditait.
— Il a lotit entendu.
— Alors iidtië aurons dé l'or à en charger
dés mulets? il Des milliards! S
— H
paraîtrait que ce n'est pas de l'or.
-^Ah!
— Qu'est-ce
que c'est? CHAPITRE XiV
-r* Ûii trésor polir sur* maië ni or* iii ar-
gent, tti pierreries. BAHÀSSÉ
— Ç'ësUfoîë! .
Et lés commentaires allaient lëiir traiii.
Le iendemaltt même dé là fête qUë nëtiS
Pour Jolin Hiiggë* rentré avec ijàsilic sdiis aVSnë décrite* les Àpâciiëë levaient ièttë camp*
la tente de l'ancien capitaine, il lui expli- et passaient le Colorado à gué.
quait nettement et franchement ses plans. La tribu campa non loin du lieu où les
Entre eux, c'était désormais à la vie à la pirates de la savane avaient établi leur bi-
mort- vac, levé à cette heure depuis longtemps.
Rasilic était dévoué corps et âme à Les bandits avaient abandonné leur an-
Huggs. cien capitaine sans sépulture.
Si Basilic eût été matelot, jamais il n'au- Selon leur coutume, les Indiens, après avoir
rait quitté son ancien chef; mais il détestait fait fouiller au loin le pays par leurs cava-
la mer. liers et s'être assurés qu'il n'y avait pas d'en-
N'ayant pu suivre Huggs sur l'Océan, il le nemis dans les environs, se mirent en quête
retrouvait à terre avec un plaisir infini. de gibier, de bois, de plantes et de miel.
Et Huggs en faisait sur le champ son lieu- Les abeilles sont nombreuses, le miel est
tenant. délicieux et les Peaux-Rouges en sont
— Le secret, disait le ca- friands.
pitaine à voix basse,le secret! Il est dans le Un d'eux et sa femme, munis de la torche
ventre de ces deux hommes. destinée à enfumer les mouches, rencontrè-
— Comment le savoir alors? murmurait rent inopinément un corps humain étendu
Basilic. sans mouvement sur le sol.
— J'ai un moyen, non pas de savoir peut- C'était le capitaine des pirates de la sa-
être, mais à coup sûr de partager. vane.
— Ah ! fit Basilic... à coup sûr !... Il vivait encore...
— .. .Et au
peut-être tout cela finira-t-il mieux Quelques instants plus tard, transporté
encore, vieux diable roussi. camp, il était interrogé par FAigle-Rléu qui
« D'abord j'enlève une fille que le comte apprit que John Huggs était désormais un
adore. redoutable adversaire.
LA REINE DES APACHES 171

Nous verrons par la suite quelles compli- m'y opposer avec toutes les tribus réunies.
cations nombreuses entraînèrent tant d'inci- « Je vous engage donc à renoncer à votre
dents si dramatiques déjà en eux-mêmes. entreprise sous peine de mort. »
Suivait la signature.

Le colonel regarda le comte avec un éton-


CHAPITRE XXVI
nement profond.
— Vous
LA DÉFENSE voyez, dit celui-ci,' que des ri-
chesses immenses sont amoncelées dans un.
certain district ; la reine en convient.
Le surlendemain de la fête, M. de Lin- « Or Grandmoreau connaît l'endroit'pour
court, accompagné de Tête-dc-Bison, se pré- l'avoir vu.
senta chez M. d'Eragny. — De mes
yeux vu ! dit Grandmoreau.
Le colonel reçut avec empressement ses « J'en jure. »
visiteurs ; mais il remarqua l'air de gravité Il étendit la main.
de M. de Lincourt. Le colonel écoutait, tressaillant à chaque
— Vous est-il donc arrivé
quelque chose parole.
de fâcheux, mon cher comte ? demanda M. d'E- Le comte reprit :
— J'ai avec moi mes
ragny avec empressement. trappeurs et soixante
« Vous semblez préoccupé. » hommes, et je comptais me rendre en secret
Le comte sourit. par terre à mon but.
— Je viens, dit-il, colonel, vous « Car pour y aller par mer, il n'y faut
proposer
une affaire grosse de périls, mais qui peut point songer.
vous rapporter quelque chose comme plu- « La chose présente des difficultés que je
sieurs millions... vous expliquerai plus tard. ;'
« Vous êtes à la recherche, d'une bonne « Je trouve la lettre de la reine très-me-
opération sur la coupe des forêts. naçante et je crois que ma troupe serait trop
« Vous avez levé une troupe de soixante faible.
hommes environ pour aller exploiter les bois « Voulez-vous y joindre la vôtre, colo-
des rives du Colorado. nel?
« Je vous offre, colonel, de vous associer « Elle est bien composée, bien choisie, et
à une expédition bien autrement lucrative- elle sera bien commandée par vous.
— ...Mais dangereuse, dit le colonel en « Nous y joindrons encore d'autres volon-
souriant à son tour. taires que nous recruterons avec un soin
— Vous allez en juger! fit le comte. minutieux.
Et il remit au colonel un message en es- « De cette façon nous aurons un effectif'
pagnol que la reine lui avait envoyé. de deux cent cinquante hommes.
Le colonel lut : « C'est un bataillon à cinq compagnies de
trente hommes.
« Monsieur le comte, « J'ai du canon, j'ai des engins de guerre
nouveaux et redoutables.
« J'ai l'honneur de vous avertir que le « Je me crois de force à braver avec vous
traité conclu avec la ville d'Austin ne con- tous les Indiens de FApacheria. »
cerne pas le territoire apache. Le colonel prit sa tête à deux mains et ré-
« J'apprends que vous avez l'intention fléchit longuement.
d'entrer sur les terres de mes tribus pour Le comte attendit.
vous emparer d'un district où se trouvent Grandmoreau écoutait quelque chose, sans
accumulées d'immenses richesses. qu'on remarquât qu'il avait l'Oreille tendue
« Je n'autorise en aucune façon cette inva- vers la porte.
sion de mes États, et je serai forcée dé Enfin le colonel prit son parti :
172 L'HOMME DE BRONZE

— Mon cher comte, dit-il, j'accepte. — J'estime, dit-il, que je suis un imbé-
« Il me faut gagner une dot pour Blan- cile.
che. « Etant chez le colonel, je n'ai osé ouvrir
« Seulement, je vous en prie, laissons-lui cette porte qu'étant bien certain qu'il y avait
ignorer que je pars avec vous. quelqu'un derrière et je n'ai pas tiré assez
« Elle devait se retirer dans le couvent rapidement.
des Visitandines, ici même, à Austin, pen- — Grandmoreau, dit le comte, avec nos
dant mes expéditions sur les rives du Colo- hommes et... ce que vous savez... nous pou-
rado. vons tout braver.
« Elle croira que je n'ai pas changé d'avis Puis au colonel :
et nous lui laisserons supposer que nos deux — Nous n'avons que peu de temps à dé-
troupes doivent se séparer après une journée penser en préparatifs.
de marche. « S'il vous plaît, colonel, nous nous hâte-
— Colonel, il sera fait comme vous l'en- rons.
tendez et nous nous tairons. « Je vous propose rendez-vous dans une
— Silence donc, n'est-ce pas? heure pour signer l'acte d'association après
« Je ne dirai rien à mes hommes avant discussion des conditions.
d'être en route. — Comte, dans une heure, je serai votre
« Blanche, de la sorte, n'aura aucune in- compagnon dévoué.
quiétude sur mon compte. En quittant le colonel, Tête-de-Bison so
—De plus, fit M. de Lincourt, vos hommes, frottait les mains.
une fois en marche, seront plus disposés à — Te voila content! lui dit le comte.
accepter nos offres qu'ici en ville. « C'est toi qui as voulu qu'on associât le
« Ils seront en train et en haleine ; ils au- colonel.
ront respiré l'air de la prairie et ils auront — Et j'ai bien fait, monsieur le comte.
plus de coeur au ventre. » « Les richesses sont presque inépuisables ;
Tout à coup Tête-de-Bison qui, par une par conséquent la part des autres ne rogne
savante manoeuvre, s'était rapproché de la pas la nôtre.
porte, l'ouvrit... « De plus, en dehors de l'aide qu'il nous
Il vit s'enfuir un homme qui écoutait l'o- apporte, le colonel est une protection contre
reille collée à la serrure. les Indiens dans une certaine mesure.
Grandmoreau tira un coup de pistolet sur « Je sais là-dessus un secret qui n'est pas
cet espion qui s'enfuyait, mais qui ne fut le mien... que je garde par conséquent...
pas atteint. mais qu'il m'est agréable de savoir. »
— Par ma carabine ! dit le vieux Trappeur, Le comte n'insista pas pour savoir ce dont
je donnerais cent piastres pour avoir tué ce il s'agissait.
drôle. C'eût été déchoir que presser le Trappeur
« Est-il à votre service depuis longtemps, de parler.
colonel? Une heure après, le pacte était conclu.
— Depuis ce matin... comme palefrenier,
répondit le colonel.
— Eh bien ! fit le Trappeur, c'est un joli CHAPITRE XXVII
sujet que vous aviez là.
« n a été et il est peut-être encore pirate 'OUII, ESTTRAITÉPARDEUXFAMEUXDOCTEURS UNEDES
de la savane. PLUSGRAVES QUI AIENTDIVISÉI.E MONDE
QUESTIONS
« Quelque bande médite de vous attaquer SAVANT
et on a détaché ce coquin près de vous, co-
lonel. Douze jours se sont écoulés.
— On veillera! fit le comte. Grandmoreau a déployé une activité fé-
Tête-de-Bison secoua la tête. brile
LA REINE DES APACHES 173

L'heure du départ approche. M., de Lincourt allait faire une autre


Grandmoreau et le comte sont réunis question sur un autre sujet, quand des cris
dans un petit salon de la taverne où ils lo- se firent entendre dans la grande salle de
gent à Austin. l'auberge, à côté.
M. de Lincourt boit à petits coups du — Encore une rixe, remarqua Grandmo-
Champagne frappé et fume des havanes; reau.
— Qu'importe! dit M. de Lincourt d'un
Grandmoreau lampe à grands coups du grog
glacé et fume sa pipe de bruyère. air ennuyé.
Le comte parle du prochain départ de Puis reprenant :
leur caravane. — Et mon wagon de fer?
— Nous monterons à cheval demain à « Est-il chargé avec tout le soin indispen^-
l'aube, dit-il. sable? »
« Tout est-il prêt? Ici, T êle-dc-Bison se gratta l'oreille tout en
— Tout. répondant :
« Nos fourgons sont sur la grande place. — Toutes vos sacrées machines sont
« Les attelages ont été visités avec soin. comme dans du coton.
« Nous pouvons entrer résolument en cam- « Mais du diable si je sais pourquoi vous
vous embarrassez de tout ce bagage. »
pagne.
— As-tu pensé à nos bateaux d'écorce? Et prenant son air le plus insinuant, le
— J'en ai fait confectionner dix. Trappeur ajouta en manière de réflexion :
— Ron ! fit le comte. — Vos boîtes m'ont tout l'air de ces appa-
« Il ne reste plus que la question du doc- reils photographiques comme j'en ai vu à
teur. San-Francisco.
« Où en trouver un? — Mon bon dit le comte avec
Trappeur,
« Tu peux ligaturer une artère et soigner son meilleur sourire, tu es curieux comme
une plaie ordinaire. une femme.
« Mais couper un membre, guérir d'une « Prends donc patience.
maladie, ce n'est plus de ta compétence. « Tu sauras un jour ce que sont au juste
« Il nous faudrait un médecin. ces boîtes.
— Pas un seul des docteurs d'Austin ne «Je me contenterai de t'apprendre aujour-
consent à nous suivre ! dit Grandmoreau. d'hui qu'elles renferment à la fois la vie et la
— J'en fais mon deuil. mort de toute la caravane. »
« Ce sont des médicastres! dit le comte. Cette révélation énigmatique augmenta la
« Mais je donnerais bien dix mille piastres curiosité de Grandmoreau.
pour avoir un bon médecin. Mais il ne questionna plus.
— Baste'! fit Grandmoreau. Laissez aller Certes son imagination se trouvait vive-
les choses. J'ai mon idée. ment surexcitée, et bien des suppositions
— Quelle idée? lui traversèrent la cervelle en quelques se-
— Au dernier moment, j'enlèverai ce condes.
pharmacien que Fon dit si habile, qu'il vaut Il n'y avait pas à douter d'une affirma-
dix médecins à lui seul. lion donnée par M. de Lincourt : mais que
« Il ne veut pas venir, étant jeune marié penser de sa phrase ?
et amoureux. Toutefois le Trappeur se tut, car il voyait
« Une fois en route, il me remerciera en le comte parfaitement déterminé à n'entrer
apprenant quelle part de butin lui est réser- dans aucun détail.
vée. Tête-de-Bison réfléchissait encore quand,
— C'est à exécuter, mais seulement à la de nouveau, des bruits de dispute attirèrent
dernière extrémité, dit lé comte. son attention.
« Le moyen me répugne un peu. — Décidément il y a querelle dans la
«s Mais à tout prix il me faut un médecin. » grande salle, fit-il.
174 L'HOMME DE BRONZE

— Encore une fois, — Deux Français


qu'importe 1 dit le demandent à vous par-
comte. ler, gentleman.
Grandmoreau, se grattant l'oreille, écouta — A moi? demanda Grandmoreau.
encore. — A vous, sir.
Evidemment il était intrigué. — Qu'ils attendent, dit le comte en congé-
— Par ta carabine, comme tu dis, et de diant d'un geste le garçon.
par tous les diables, comme dit maître Burgh, — Je
pensais bien que de cette dispute il
fit le comte en riant, tu me parais bien dis- résulterait quelque chose pour moi! dit le
trait par cette dispute. Trappeur.
— C'est que la discussion a lieu dans une Et Tête-de-Bison aurait bien voulu rece-
langue qui m'est inconnue ! dit Grandmo- voir immédiatement ses visiteurs inconnus ;
reau. mais il n'aurait pas osé aller contre la volonté
« Ecoutez donc... » de M. de Lincourt.
M. de Lincourt prêta l'oreille et on enten- Celui-ci reprit avec autorité.
dit quelques citations latines jetées à haute — un peu d'atten-
Voyons, Grandmoreau,
voix : tion, je vous prie. Dans quelques instants
— Asitius asinum fricat. — Nomina slul- vous recevrez ces individus.
torum icbique jacent. — Non licct omnibus — Monsieur le comte, je suis à vos ordres.
adiré Corinthum. — Toutes les précautions contre une
— Asinus, s'écria Tête-de-Bison, je sais explosion sont prises? reprit le comte.
ce que ça veut dire. — Les deux chariots sont garnis de fer à
« Ils se traitent d'ânes. l'extérieur et à l'intérieur, répondit le Trap-
« C'est du latin. » peur.
Le digne Trappeur était triomphant d'avoir — Et les fermetures?
donné cette preuve d'érudition. — Sont doubles.
— Du latin? fit M. de Lincourt en tendant « Le colonel d'Eragny a une clef et vous
l'oreille. une autre.
« Ma foi ! tu as raison. « Quant aux armes de rechange... »
« Qui diable peut se disputer en latin à En ce moment les bruits de dispute, qui
Austin? n'avaient pas cessé, augmentèrent d'inten-
« Mais pensons d'abord à nos propres af- sité.
faires, car celles des autres ne nous touchent L'éclat des voix permettait de supposer que
pas. » les antagonistes en étaient arrivés au dernier
Le comte reprit donc la nomenclature des degré do l'exaspération.
objets que le Trappeur s'était chargé de ca- Les injures pleuvaient.
ser dans les wagons. Les coups semblaient proches.
On en arriva à la question des munitions A plusieurs reprises le nom de Grandmo-
de guerre et de chasse. reau fut prononcé et il sembla même à celui-
M. de Lincourt insistait sur ce point. Ses ci qu'on l'entremêlait à des qualifications
questions multiples étaient précises et nettes. insultantes.
Grandmoreau répondait à peine. La curiosité du Trappeur n'y tint plus.
Il était visiblement préoccupé. — Monsieur le comte, dit-il, il faut savoir
La dispute continuait plus bruyante à cô té. enfin ce que ces gens me veulent.
— Décidément, dit le comte, ces gens font — Vois donc, et termine promptement
trop de bruit. Je vais faire appeler Tomaho cette affaire ! dit M. de Lincourt.
qui les jettera dehors. Grandmoreau profita de la permission.
Mais tout à coup la porte s'ouvrit. Il ouvrit la porte donnant dans la grande
Un garçon de l'hôtel fit un pas dans la salle.
chambre, et s'adressant au Trappeur, il lui Deux hommes apparurent aussitôt.
dit en anglais : Ils entrèrent, ou plutôt se précipitèrent,
LA REINE DES APACHES 175

continuant à se prodiguer mutuellement le i. Chose bizarre et difficile à expliquer, rien;


sarcasme et Finvective. ine choque dans cet ensemble.
C'était en réalité une façon étrange de se Il règne une vague harmonie dans cette
présenter. <
difformité articulée; et le regard se repose
— Il est ridicule et bête, disait l'un, de iavec une certaine complaisance sur le petit
discuter une opinion officiellement admise. ]
bossu au geste rapide et expressif, à la pa-
— Avoir un parti pris dans une question i
role vive et facile.
scientifique, criait l'autre, est d'une brute. L'autre disputeur est ce que l'on appelle
« On contrôle une assertion avant de la vulgairement un très-bel homme.
prôner. Grand, solidement, correctement bâti, il
— Oh! des contrôleurs de votre espèce!... a le pied petit et la main fine.
— Et des savants de votre valeur !.. Ces avantages sont relevés par
physiques
— J'ai fait mes une mise soignée qui contraste avec celle de
preuves.
— Des
preuves, si l'on veut. son compagnon.
« Je verrai bien ce qu'elles valent, vos Son vêtement est entièrement noir, son
prouves. » col de chemise est maintenu de chaque côté
Grandmoreau regardait avec stupeur les du menton par une cravate blanche, et des
deux survenants. Le brave Trappeur ne manchettes fort propres couvrent au tiers sa
comprenait rien à leur dispute, et il se de- main gantée.
, mandait ce que pouvaient bien lui vouloir Sur le revers gauche de sa redingote se
ces deux hommes aux allures de fous. trouve fixée la rosette rouge d'officier de la
M. de Lincourt examinait froidement ces Légion d'honneur.
singuliers personnages. Le petit bossu à face de smge n'est pas
Il prit une attitude effacée, afin de mieux autrement vêtu ; mais ses habits sont râpés,
juger. son gilet n'a plus que trois boutons et son
Il se sentait en présence de quelque phé- linge est fripé.
nomène, de quelque originalité étrange; et Le Trappeur, après avoir examiné nos deux
il se recueillait pour étudier le problème lui personnages, coupa court à leur dispute en
apparaissant sous la figure de deux êtres hu- leur demandant presque brutalement :
mains. — Qui ètôs-vous?
Deux types, en effet, que ces nouveaux « Que voulez-vous? »
venus : L'officier de la Légion d'honneur prit un
Le plus bruyant est un petit bonhomme air grave et solennel.
haut d'un mètre et demi au plus et légère- — Je suis, dit-il, le docteur Hilaire du Bo-
ment bossu. det, membre de l'Institut de France, section
Il est aussi maigre que court, aussi laid des sciences.
t[ue maigre, aussi pétulant que laid. « Quant à monsieur...
Une grosse tête toute en crâne; et au- — Moi ! s'écria le
petit homme, vous me
dessous quelque chose comme une face hu- connaissez, je suis Simiol.
maine aux découpures brutales, aux sail- — Simiol? fit Grandmoreau
surpris.
lanccs riches et inattendues, face de singe, « Non, connais pas.
en un mot, où la ligne brisée zigzague ^— Allons donc ! reprit le petit bossu.
triomphante. « Simiol.
Puis au-dessous un cou décharné et trop i « Le docteur Simiol, rédacteur scienti-
long par devant, trop court par derrière, lai fique du Chant du Départ.
ûuque fondue dans la bosse. — Je n'ai entendu de ce
jamais parler
Et enfin, du buste, difforme et anguleux, , journal-là! dit Grandmoreau.
partent des ramifications capricieusement t , — Comment! protesta Simiol.
coudées : ce sont les bras et les jambes deî « Comment! vous ignorez que le Chant du
l'étrange individu. Départ bat l'Empiré français en brèche avec
*78 L'HOMME DE BRONZE v

un succès toujours croissant et finira par faire Simiol, rageur, essaya encore d'une pro-
triompher l'idée républicaine? testation.
—' Connais
pas plus le Chant du Départ Une démonstration offensive de Grand-
que Simiol et Simiol que le Chant du Départ! moreau irrité arrêta net les dispositions bel-
répéta le Trappeur au grand scandale du liqueuses du bossu.
bossu qui s'écria : Le docleur Hilaire du Bodet, avec une
— Inouï! Renversant! gravité qui lui était habituelle, donna les
« 0 ignorance! explications demandées.
« Vous ne connaissez pas l'auteur de la — Nous avons
appris, mon confrère et
brochure qui fait depuis deux ans le dé- moi, dit-il, qu'un nommé Grandmoreau,
1
sespoir du monde savant! connu comme tueur de jaguars, se trouvait
;< Vous rie savez rien de mon étude sur la en ce moment à Austin en compagnie de
molécule primordiale !'..: plusieurs chasseurs de ses amis.
— La molécule... la molécule... murmura « Nous arrivons tout exprès de New-York
lé Trappeur avec eihbarrasi pour prendre auprès de lui et de ses com-
«Qù'esl-cèque vous me chantez là? pagnons certains renseignements sur un
«Je ne sais pas le latin, moi. point encore obscur de nos connaissances
« Parlez français, s'il vous plaît, et expli- zoologiques. •
quez-vous clairement. » « En arrivant dans cette auberge, on nous
Il y avait de la colère et de la menace dans a dit que la personne que nous cherchions,
les dernières paroles du brave Trappeur. c'est-à-dire vous, monsieur, était bien réelle-
Le comte de Lincourt, souriant et nar- ment à même de nous renseigner.
quois, fumait son cigare sans souffler mot. « De là notre insistance pour vous voir. »
Le docteur Hilairc du Bodct intervint entre Grandmoreau tombait d'étonnement en
Simiol et le Trappeur. 'îtonnement.
— Pardon, cher confrère, dit-il, monsieur Que signifiait au juste la démarche de ces
a raison. deux originaux?
— Raison! raison... gronda Simiol. Il jeta un coup d'oeil à M. de Lincourt,
— Eh oui ! raison, dit Grandmoreau qui comme pour lui demander avis.
se montait. Mais le comte continua son cigare sans pa-
« D'abord vous, monsieur de Carabosse- raître comprendre la muette interrogation.
Siniiol, vous m'embêtez. Livré à sa propre inspiration, le Trappeur
« Je vous engage à ne me rien dire de dé- demanda brusquement :
sagréable ou'je vous fais passer votre bosse — Que me voulez-vous avec votre zoo-
du dos au ventre. » logie?
Et comme Simiol faisait mine de le pren- Simiol saisit l'occasion de reprendre la
dre de haut, le trappeur brandit son poing parole.
menaçant. Pendant que du Bodct, compassé et mé-
Simiol se dissimula prudemment derrière thodique, pesait sa réponse, le bossu, se gli-
son collègue. sant entre son confrère et le Trappeur, dit
Alors le Trappeur, un peu ahuri de toute avec volubilité à celui-ci :
cette scène et soufflant comme un buffle, dit — Cher monsieur, veuillez m'écouter.
au docteur du Bodet : « Il s'agit d'une chose grave.
— Je vous préviens franchement
que je ne « Une importante question divise en ce
me laisse pas ennuyer. moment le monde savant des deux hémi-
« Par conséquent parlez net, clair et sphères.
vite. « Et il compte sur moi pour résoudre cette
« Du reste vous avez l'air bon enfant, vous, question.
et pas bête. — Pardon, cher confrère, le
interrompit
« Tandis que ce singe-là... » docteur du Bodet.
LA REINE DES APACHES 177

Le bivocde In enravane.

•<Je serai certainement pour quelque chose force indignes d'un homme fort, vous m'oppri-
dans la résolution du problème. » mez, moi chétif.
L'irritable bossu trépigna de colère. « C'est odieux.
— Comment voulez-vous, s'écria-t-il, être — Sacreblcu! dit Grandmoreau, il ne fal-
pour quelque chose dans la solution de ce lait pas m'agacer.
problème ? « Voyons, expliquez-vous.
« Vous êtes la routine. — Je disais, reprit Simiol triomphant, que
« L'univers ne reçoit la lumière que de mon confrère est pour la tradition, moi pour
celui qui se laisse guider par la raison. la raison.
— Et la raison, c'est vous, sans doute? « Lui veut accepter comme acquis les faits
— C'est ma doctrine, en tout cas, et... et les théories de la science officielle.
Voyant qu'une nouvelle discussion allait « Moi, je tiens pour nul et non avenu tout
surgir, le Trappeur s'interposa ; il empoigna ce qui n'a pas été vérifié et reconnu vrai
Simiol et le jeta sur un fauteuil. après constatation.
Mais le bossu rebondit. « Car... »
A peine ses fesses maigres et sèches eu- Grandmoreau suait à force de tension
rent-elles touché le cuir du siège, que l'hom- d'esprit.
me était sur pied, et, bravant le regard fu- — Arrêtez! dit-il.
rieux du Trappeur, lui disait : « Je ne suis plus le fil de votre discours ;
— Vous demandez des explications, mon- mille tonnerres ! vous embrouillez tout.
sieur, et je vous les donne. — Comment ! vous ne comprenez pas ! s'é-
« Par un emportement et un abus de la cria le petit Simiol.
L'HOMME DEBRONZE. — 38 LA REINEDESAPACHES— 28
178 L'HOMME DE BRONZE

* Vous ne savez donc rien? d'abord sur un animal du Jardin des Plantes
— Ah çà! gronda Grandmoreau impa- puis sur un jaguar appartenant à une ména-
tienté, vous n'allez pas m'humilier, j'es- gerie particulière et foraine.
père? « Que me fait à moi l'opinion de mes pré-
« Et puis, au fait, vous me faites l'effet d'un décesseurs ? déclama le petit honune en s'a-
mâtin trop insolent pour vivre vieux. nimant.
« Filez ou je vous tords le cou- » « S'ils se sppt trompés, je les réfuté. .
Simiol s'était déjà éclipsé. « Je ÏMÎ |mjg
pas un savant officiel, moi.
— Allons* du calme ! pria le grand docteur » Je pe tipps pas à plaire à la cour et à la
avec douceur. ville.
Puis, la voix caressante : « Je mp moque des honneurs et des trai-
— Je vais, sans tant de préaipjmlps, vous tements.
mettre au coupant. « En pDuyeïryous, flipp SUlant, cher et ho-
« Vous avez tué un grand nombre de ja- noré confrère? >,
"
guars? Qplui qui yjmait d'être qualifié dp <<savant
— Oui, quelques centaines, dit CfrandiWP^ officiel ç fthîiissft up regard 4é4?W§peux sur
reau. s,pp proypeant adversairp.
-*? Votre nous est cpnnup. Ppntpnqpux et cahnp, il refait ?
réputation
> « Elle était arrivée jusqu'à nous ayant nue — Idées, et coutumes sacri]égps 4@s libres-
nous ayons touché le sol américail}. » nppspurs.
Le Trappeur eut un mouvement d'op? \ « Tout saper, tout dép^plir, \Q]$ anéantir
gueil. pour le triomphe chjmériqiw 4é vos détes-
Un naïf et joyeux sourire éclaira son mâle tables doctrines!
visage. « Vous ne respectez pas les plus saines
— Voici de quoi il s'agit, reprit le savant traditions, vous qui ne savez ni ne pouvez
après avoir caressé la vanité du chas- rien fonder !
seur. « Parce qu'il est officiellement reconnu
« Mon honorable confrère Simiol, ici pré- que le jaguar n'a que dix-huit vertèbres à la
sent, avec un entêtement et un aveuglement queue, vous niez ce chiffre.
incroyables, prétend que les vertèbres de la <( Vous n'avez opéré que sur des jaguars
queue du jaguar sont au nombre de vingt- en Ctiptivité, des jaguars dégénérés.
trois, quand j'affirme, moi, que le chiffre de « Plus les moeurs d'un animal changent
dix-huit est le seul exact. par la domesticité, plus sa queue s'allonge.
« Et notez, je vous prie, que la grande ma- « C'est un phénomène reconnu officielle-
jorité de nos collègues de l'Académie parta- ment.
gent ma manière de voir. « Le niez-vous?
..— Il est bien facile d'affirmer, s'écria le — Oui, je le nie, s'écria Simiol avec co-
petit docteur. lère.
r— Pardon, cher confrère! « Officiellement, dites-vous bêtement ?
« Mon affirmation n'a rien d'hypothé- « Je ne veux pas d'officiel, moi.
tique. « Je le contrôle, votre officiel idiot, et je
« Elle repose sur des écrits, sur des docu- nie tout ce qui n'est pas prouvé ou vrai en
ments incontestables et incontestés '
jusqu'à soi.
ce jour. « Un ignorant, grassement payé, peut con-
« Tous nos savants donnent dix-huit ver- sentir à propager les erreurs officielles ; mais
tèbres à la queue du jaguar. elles sont démasquées tôt ou tard par lé sa-
'"'—."Et elle en a vingt-trois, s'écria l'iras- vant incorruptible...
cible Simiol. — Que Fori a dédaigné d'acheter, inter-
« Je le prouve. rompit du Bodet avec un ricanement de défi.
« J'ai vu, moi, et j'ai compté les sections, — Insolent!
LA REINE DES APACHES 179'

— Littré de carton! I Le comte approuva du geste.


— Quémandeur de croix! — Je sais avoir échangé de pa-
qu'après
— Allons, vous voulez rire ! reilles insultes, dit gravement le Trappeur,'
« Vous demandez et j'obtiens ; c'est bien vous voulez, messieurs, vous en remettre aux
là où le bât vous blesse, maître asinus. » chances d'un duel.
Le petit docteur bondit à cette dernière « Prenez ces revolvers et en ligne.
insulte. « Ici on se bal en chambre et le vainqueur
Grandmoreau s'interposa. paie la casse.
De son bras étendu, il contint l'élan de « Vous tirerez à mon signal.
Simiol prêt à s'élancer sur son adversaire. « Mon compagnon et moi vous suffirons
Le Trappeur renvoya le bossu retomber comme témoins, » .
sur le fauteuil, mais il ne put l'empêcher d'a- Les deux savants, subitement calmés, re-
dresser au savant officiel cette suprême gardaient avec ébahissement Grandmoreau
apostrophe : et ses revolvers.
— Allez, maître du Bodet, vous n'êtes M. de Lincourt riait sous cape.
qu'une huître attachée au rocher officiel et — Ces messieurs, dit-il, ne sont peut-être
vous étiez né pour être allopathe. pas familiarisés avec les armes à feu ; ou bien
En entendant ce mot inconnu, Grandmo- ils les dédaignent par un sentiment chevale-
reau recula consterné de la violence de l'é- resque fort honorable.
pithète. « L'épée est sans doute l'arme qu'ils pré-
— Allopathe ! murmura-t-il. fèrent? »
« Si jamais quelqu'un se permettait de Les deux savants paraissaient ne pas com-
m'en dire autant... » de combat qui leur
prendre les propositions
Les yeux lui en sortaient par avance de étaient si clairement faites.
la tête, tant la qualification lui paraissait of- Pourtant le docteur du Bodct se décida à
fensante.
parler :
Il pensa que l'autre docteur répondrait à — Vous ne vous trompez pas, dit-il sen-
cette injure. tencieusement.
Du Bodet avait déjà ses sympathies, et il « Vous avez devant vous deux adversaires
le regardait, attendant une riposte de même
acharnés, deux lutteurs intrépides.
foi'ce.
« Mon honorable confrère m'a provoqué à
Il n'attendit pas longtemps.
la face du monde entier, et j'ai accepté son
Le savant officiel s'écria avec mépris : défi.
— Vous n'êtes qu'un charlatan, le Mangin
« Mais notre terrain de combat s'appelle la
de la médecine, un sauteur, un intrigant,
Science.
un homoeopathe, cela dit tout!
— Bravo ! s'écria le Trappeur « Nous avons pour armes les arguments...
en enten-
— Et la logique des faits, ajouta le petit
dant le dernier mot, qui lui parut valoir ce-
docteur Simiol.
lui d'allopathe.
• — Soit,
— Monsieur ! s'écria Simiol, tout ceci reprit du Bodet.
« Notis avons donc à vider une grande
aura une fin.
~r- Espérons-le! dit, du haut de son dédain, querelle sur un fait de haute importance
le savant officiel. dont l'Académie s'est occupée pendant trois
r-r Ah! fit Tête-de-Bison, vous voulez en séances et pour lequel tout le monde savant
se passionne.
finir ?
« Tiens ! tiens ! tiens ! « Ces questions ne se règlent pas à coups
« Ça sera drôle. » de revolver.
Il tira de leur gaîne les deux revolvers « En définitive, il s'agit moins de nous
de connaître le nombre exact de*
pendus à sa ceinture et jeta un regard vers ! battre que
M. de Lincourt. J vertèbres de la queue.du jaguar.
180 L'HOMME DE BRONZE

« Veuillez donc remettre vos revolvers en > — Des verlèbres, dit-il, sont Ce qui consti-
place, et parlez-nous vertèbres. tue la partie osseuse de l'appendice codai.
— Vertèbres, vertèbres, répéta Tête-de- C'est ce chapelet aux grains mobilev et se
Bison en se grattant l'oreille. prêtant à tout mouvement ondulatoire voulu
« D'abord qu'est-ce que c'est que ça, des par l'individu. Ce sont les anneaux de )a
vertèbres? » queue, ces osselets...
Puis, comme éclairé par une inspiration — Les anneaux de la queue, s'écria le
subite, il s'écria : Trappeur.
— « Il fallait le dire tout de suite.
J'y suis !
« Vous voulez parler de cette petite bête, —' Ah! vous
comprenez, maintenant?
de la chique, de cette vermine qui a tué au- — Parbleu! du moment que vous parlez
tant de jaguars que tous les chasôaurs de la français.
prairie. — Fort bien.
« Eh bien ! il n'y a pas de règles. « Et que compte-t-on de ces anneaux
« Tantôt plus, tantôt moins. dans la queue du jaguar?
« Du reste ces sales bêtes ne se logent pas — Moi,
je suis pour le chiffre de vingt-
dans la queue du jaguar; elles choisissent trois, et c'est le vrai, s'écria Simiol.
plutôt les oreilles et les pattes. » — N'interrompez pas l'arbitre, cher con-
Les savants écoutaient le Trappeur sans frère, reprit du Bodet.
paraître le comprendre. « Le chiffre officiel est de dix-huit.
Ils faisaient de visibles efforts pour saisir — La vérité dit vingt-trois.
le seus de ses paroles, mais sans y parvenir. « D'ailleurs, que le chasseur se prononce;
Enfin le petit Simiol reprit : je me rendrai à son opinion... après vérifi-
— Il ne s'agit pas de chiques, mais bien de cation, bien entendu.
vertèbres; de vertèbres, comprenez-vous? — C'est convenu, nous vérifierons.
— Je comprends bien, fit Grandmoreau de « Nous ne sommes venus que pour cela. »
plus en plus embarrassé. Depuis un moment, Grandmoreau semblait
« Maïs qu'est-ce que c'est que des vertè- extrêmement embarrassé.
bres? Il se grattait le haut de l'oreille, indice de
— Bon !.s'écria le petit savant en éclatant
préoccupation.
de rire. Tout à coup son front rayonna de joie et
« J'en étais sûr ! ses yeux de malice.
« Il ne comprend rien. Il venait d'entendre les docteurs parler do
— Vous,
espèce d'homoeopalhe que vous contrôler ses dires.
êtes, s'écria Grandmoreau qui avait admira- — Si vous tenez tant à vérifier, c'est que
blement retenu le nom pour s'en servir au vous n'avez aucune confiance en moi ? s'é-
besoin, je vous préviens que si vous m'in- cria-t-il.
sultez encore une fois, je vous crève la peau « Je ne vois pas alors pourquoi je me pro-
d'une balle. noncerais.
« Et c'est dit... méchant... homoeopathe. » « Trouvez donc bon, messieurs les savants,
Du Rodet se mit à rire avec un plaisir que je me taise.
i>eu dissimulé. — Monsieur, supplia du Bodet (Hilaire),
Et Tête-de-Bison jugea qu'il avait profon- il s'agit d'un fait si important, cause de con-r
dément humilié le bossu. testations si vives, que vous no pouvez re-
Alors il dit à du Bodet : fuser de nous éclairer.
— Expliquez-moi la chose, vous ! « Songez que votre nom figurerait avec
« Je comprendrai peut-être. » honneur dans notre rapport à l'Académie.
Le docteur du Bodet, toujours grave, prit —J'ajoute, fit Simiol, que le Chant du Dé-
le ton et le geste du pédagogue en face d'une part vous ferait une très-belle réclame.
démonstration. — Pensez que je suis envoyé par l'Aca-
LA REINE DES APACHES 181

demie en mission spéciale pour étudier les « Non que nous craignions la mort. Loin
queues de jaguars. de là; mais ce serait un crime d'aller en ce
— Et moi
je suis ici, au nom de mon moment au-devant d'elle.
journal, pour contrôler les assertions de mon « La science a besoin de nous.
adversaire. — Mon honorable confrère a raison,
— Parlez donc, cher monsieur Grandmo- ajouta du Bodet.
reau. « Notre courage est à toute épreuve,
« Le monde savant vous écoute. mais nous ne nous appartenons pas. »
— Dire
que nous sommes venus de Paris Cette résolution parut contrarier M. de
pour vous entendre. Lincourt.
Grandmoreau ne se laissa pas attendrir. Evidemment il avait son idée en insis-
— Messieurs, dit-il, je ne suis pas un tant.
, farceur, moi! — Vous n'êtes
pas forcés de nous suivre
•< Si je parle et que l'on doute de ma pa- jusqu'à la fin de notre voyage, dit-il.
role, je me tiens pour offensé. « Il ne manque pas de jaguars dans les
« Vous ne vous en rapporteriez pas à moi, bois qui environnent Austin.
n'est-ce pas vrai? « Accompagnez-nous pendant une étape
« Il vous faudrait des queues de jaguar ou deux.
quand même pour compter les ver... les an- (( Dès le premier ou le deuxième jour, on
neaux. vous aura tué quelques animaux dont vous
« Par conséquent, ce que j'ai, de mieux à , pourrez compter à votre aise toutes les ver-
faire, c'est de me taire. » tèbres; puis vous serez libres de rentrer en
Cette détermination de Tête-de-Bison ne vilib. >>
faisait pas le compte des deux docteurs. Après quelques minutes de réflexion, les
Ils échangèrent un regard consterné. savants acceptèrent la proposition du comte;
M. de Lincourt crut le moment venu de deux jours de marche, ce n'était pas une af-
placer son mot dans la discussion. faire.
— Mon ami a raison, dit-il. — Messieurs, soyez prêts avant le jour,
« J'approuve sa résolution de garder le dit Grandmoreau en les congédiant.
silence. « Rendez-vous général sur la grande place.
« Mais puisque vous me paraissez déter- Les deux docteurs se retirèrent en échan-
minés à pousser jusqu'au bout vos investi- geant ces paroles :
— Vous serez donc vaincu avant quarante-
gations, je vous propose un moyen de tout
arranger à votre satisfaction. huit heures, disait le petit Simiol.
« Nous partons en expédition ; venez avec — Vous allez enfin reconnaître votro sot-
nous. tise avant deux jours, répliquait du Bodet.
— De quelle sorte d'expédition s'agit-il? C'était le commencement d'une nouvelle
questionna Simiol. dispute.
— Notre but est secret, répondit le comte. Elle se poursuivit dans les rues.
— Combien de temps durera cette expé- Dès qu'ils furent seuls, le comte et Grand-
dition? demanda à son tour du Bodet. moreau firent leurs réflexions.
— Nous l'ignorons. — Pourquoi diable nous embarrasser do
Les deux savants se consultèrent du regard. ces originaux? demanda lé Trappeur avec
Ils se comprirent, car le petit Simiol dit un peu de colère.
avec assurance : « Monsieur le comte, voilà une drôle d'i-
— Nous ne pouvons nous engager à vous dée.
suivre. — Quoi ! tu n'as pas saisi mon plan dans
« Peu familiarisés avec les dangers d'un ce qu'il a de pratique ?
long séjour dans le désert américain, il y « Voilà deux médecins au, lieu d'un pour
aurait imprudence de notre part. \ l'expédition 1
182 L'HOMME DE BRONZE

Le Trappeur secoua sa grosse tête en riant. I « Je n'aurais pas eu besoin de ruser pour
<—Bon ! bon ! dit-il. cacher mon ignorance à ces deux médecins. »
« Je vous vois venir. Comme on le voit, les deux aventuriers
« Mais ne doivent-il pas nous quitter après se laissaient entraîner à un senti ment de cu-
avoir examiné leurs queues de jaguars? de- riosité.
manda-t-il. Eux aussi finissaient par s'intéresser à des
— En effet, dit le comte avec un fin sou- queues de jaguars, et cela au milieu des
rire. préparatifs importants d'un départ qui les
« Seulement, si j'en crois mes pressen- préoccupait depuis huit jours.
timents, ils ne nous quitteront pas si vite.
« Et nous avons deux médecins pour toute
la campagne.
— Voulez-vous CHAPITRE XXVIII
donc les emmener de
force?
— Non certes. DANSQUELLETEIiniDLESITUATION
SE TROUVERENT
LES
« Je ne fais qu'une supposition. » DOCTEURSIIILAIREDU BODETET SIMIOL,A DEUX
JOURSDE MARCHE D'AUSTIN
Grandmoreau ne chercha pas plus long-
temps à pénétrer la pensée de M. de Lin-
court qui ajouta : Le matin même du départ, un peu avant
— Nous serons bien aise de les avoir plus l'aube, le comte et le colonel d'Eragny, tous
tard pour nos analyses chimiques. deux chefs de l'expédition et associés (le co-
« Ces deux hommes, pour avoir certains lonel pour un demi-quart seulement, ce qui
côtés ridicules, n'en sont pas moins de vrais lui constituait encore un capital énorme)* le
savants. colonel et le comte, disons-nous, se trou-
« Leurs noms ne me sont pas incon- vaient réunis sur la grande place, inspectant
nus. les wagons et leurs hommes rangés en ba-
« Et leur voyage pour connaître le nombre taille.
exact des vertèbres d'une queue de jaguar lia revue finie, le colonel dit à M. de Lin-
est une preuve de volonté et d'audace court d'un air joyeux :
dont je ris, mais que j'admire en même — Belles compagnies, n'est-ce pas?
temps. — Ce sont des hommes de choix.
« A propos, dis-moi, Tête-de-Bison, pour- — Blanche aura sa dot.
quoi ne leur as-tu pas donné le nombre de « Nous réussirons.
ces anneaux de queue? '» — Pardi eu!'en douteriez-vous?
Grandmoreau, à cette question, eut un — Plus maintenant.
rire bruyant. — Vous savez, colonel, que s'il vous arri-
— La raison est bien simple, fit-il. vait malheur, ce que j'ai juré hier à made-
« Je n'ai jamais examiné de si près la moiselle d'Eragny en lui faisant mes adieux
queue d'un jaguar. serait fidèlement exécuté.
« Vous-même, avez-vous pensé à compter — Merci de cette
promesse.
les noeuds de celle du jaguar qui a failli cau- — J'ai insisté pour que l'adieu fût le der-
ser la mort de ce brave colonel d'Eragny? nier et je crois avoir eu raison.
—: Je n'y "ai pas songé, en effet, dit le « Ces séparations sont déchirantes.
comte. — Comte, je me sens une furieuse envie
« Les chasseurs n'ont pas de ces préoccu- d'aller une fois encore à ce couvent embras-
pations. ser ma fille ; mais je sais me dominer.
« Mais c'est un tort. — En marche, alors!
« Aujourd'hui je voudrais savoir le nom- En ce moment, un cavalier indien accourut
bre de ces vertèbres. bride abattue.
— Moi aussi. Il arrêta son cheval en face du cornée par
LA REINE DES APACHES 183

une yolte prestigieuse, il lui tendit une lettre, Le colonel s'en aperçut et sourit discrè-
puis il disparut comme l'éclair. tement.
Le comte ouvrit le pli et lut ces mots — Je vous félicite, dit-il, d'avoir
inspiré
écrits en espagnol : une passion à cette charmante femme.
« Tout cela finira par un mariage.
« Comte, — Un
mariage ! fit le comte en bondis-
« Ma vie, mon honneur et ma liberté dé- sant.
« Moi, de Lincourt... le mari d'une sau-
pendent de votre silence.
« Je vous aime. vagesse!
« Je suis dominée aujourd'hui « Colonel, vous voulez rire !
par un pou-
— Je ne voulais fit
voir plus puissant que le mien, et je me vois pas vous froisser!
condamnée à vous faire une guerre que je M. d'Eragny.
voudrais à tout prix éviter. « D'autant plus que moi, jeune homme,
« Je ne reste à la tête de mes tribus que j'aurais été enchanté d'épouser cette ado-
dans la pensée de vous sauver. rable créature.
« Serai-je longtemps libre? « Mais chacun a ses idées.
« Un jour viendra où je vous demanderai « En marche, comte !
asile. « Voulez-vous ? »
« Recevrez-vous une femme proscrite à M. de Lincourt donna le signal du départ.
cause de vous? La caravane s'ébranla.
« Je saurais mourir de vos dédains. Elle était d'aspect imposant.
Jamais Austin n'en avait vu d'aussi con-
« Évahé. »
sidérable.
Toute la ville, s'éveillant, salua ce départ.
Lé comte fut stupéfait de cette lettre.
Quarante chariots solidement construits
Il la montra au colonel.
— Tenez, dit-il, tout doit être commun se mirent à rouler sur cette grande place
où nous avons.vu Tomaho vainqueur de
entre nous, et votre discrétion m'est connue.
toute une population,
« Lisez! »
sembla moins Quatre boeufs sont attelés à chaque wagon;
Le colonel surpris que M. de un homme conduit deux voitures.
Lincourt.
— Je crois, dit-il, voir clair en cette sin- Deux cents cavaliers bien armés entourent
le convoi.
gulière intrigue. Le colonel exécute un actif va-et-vient.
« Le Sauveur doit être pour beaucoup en
Il examine minutieusement les voitures.
tout ceci.
— Vous croyez donc à ce Sauveur ' ? Il a un coup d'oeil pour chaque attelage.
Il passe enfin une inspection sévère de
— Je crois au moins à un ambitieux
tout le convoi,
jouant ce rôle.
Le défilé a lieu devant le comte de Lin-
— Peut-être avez-vous raison.
— Cet homme cherche sans doute ,à op-
court et les trappeurs, qui ont chacun le
commandement d'une compagnie.
primer la reine. La foule entoure la caravane.
« Peut-être veut-il l'épouser! »
On profite des derniers moments pour
A cette supposition, le comte pâlit légère-
échanger de bruyants adieux, pour faire
ment; il -éprouva comme un sentiment de
une recommandation dernière, pour sou-
jalousie. haiter bonne chance aux hardis aventuriers.
1. Dans l'oeuvre si remarquable de M. Taxile Delord Bientôt un mouvement agile ie rassem-
(Histoiredu deuxièmeEmpire), on lit, à propos de l'expé- blement.
dition du Mexique,que là croyance en la venue d'un Sou-
venuétait si enracinée dans l'esprit des Indiens que ceux On s'écarte pour faire place au comte et à
de la Sonora et des autres provinces acclamèrent ce Sau- ses
veur attendu dans la personne de MaxirniHen.M.Do.lord compagnons qui vont prendre la tête des
cite les détails les plus curieux à ce sujet. colonnes.
184 L'HOMME DE BRONZE

Les coureurs,de prairie, sont,à cheval et , Grande halte, biyaç, repas.du soir à la. ta-
armés jusqu'aux dents. ble du comte, nuit et reprise de marche le
Les costumes des hommes sont neufs j les lendemain, deux; jours enfin se passèrent
harnachements des chevaux sont solides; sans que les docteurs très-intrigués eussent
tout est soigné et au, grand complet. „ rien deviné des intentions que pouvait avoir
Il s'agit en effet de traverser d'immenses M. de Lincourt.
solitudes, où l'on ne trouvera rien qui puisse . Et pas.de jaguars!
racheter un oubli, qui atténue Feffet d'une Le soir du deuxième jour de marché, les
négligence. batteurs d'estrade qui éclairaient le convoi
Aussi tout a été prévu, et jamais caravane n'avaient pas signalé encore la présence de
n'est entrée dans la prairie dans de meil- là moindre bête fauve.
leures conditions d'armement et d'équipe- Toutefois Grandmoreau avait affirmé qu'il
ment. ne se passerait pas douze heures avant qu'il
. La foule suivit le convoi jusqu'aux der- eût tué un de ces animaux.
nières habitations du faubourg., Les savants se réjouissaient donc a'.l'idée
Un dernier hurrah fut lancé.par dix mille de compter bientôt les fameuses vertèbres.
poitrines... et la caravane s'enfonça dans la Le Trappeur, ne. voulant pas se mentir à
solitude du désert américain lui-même, s'éloigna du campement dès que
Deux, heures- plus tard, on. avait perdu la seconde halte de nuit se fut installée.
Austin de vue. Tomaho l'accompagnait, car c'était, comme
Le convoi avançait lentement au pas lourd Nemrod, un grand chasseur devant Dieu et
des boeufs.;, devant les hommes.
Les deux compagnies qui formaient la L'absence dos deux trappeurs dura plu-
marche étaient celles de Grandmoreau et de sieurs heures.
Sans-Nez. • Quartd ils rentrèrent, le camp était silen-
A la tête de cette arrière-garde chevau j cieux.
chaient tranquillement quatre cavaliers. Tout le monde dormait.
C'étaient les deux capitaines causant gra- Ils durent échanger les mots de passe avec
vement avec les docteurs dit Fodet et si- les sentinelles.
miol. Sans réveiller personne, les deux chas-
Les deux savants ne se disputaient pas seurs se glissèrent sous leur tente après avoir
pour le moment. échangé rapidement quelques paroles à voix
Du Rodet demandait avec une adresse di- basse avec des hommes de leurs compagnies
plomatique à Grandmoreau des explications qui partirent sur le champ dans une direc-
sur le but de l'expédition; Simiol, de son tion indiquée par les chasseurs.
côté, s'entrenait avec Sans-Nez. Tomaho riait... Grandmoreau se frottait
Les deux docteurs, sans s'être consultés, les mains.
s'informaient avec une vague inquiétude, de Quelque chose d'étrange et d'amusant se
la marche suivie par la caravane. préparait sans doute
Ils auraient évidemment désiré savoir où Trois heures plus tard, le ciel blanchissait
l'on allait et ce que l'on se proposait de faire ; du côté de l'orient.
mais quand du Bodet formulait une question Dans un quart d'heure il va faire jour.
sur ce point, le Trappeur se hérissait et Les deux compagnies de Sans-Nez et de
gardait un mystérieux silence. Grandmoreau, au milieu desquelles bivoua-
Et si le petit Simiol interrogeait Sans-Nez, quent les deux docteurs, ont levé le camp
celui-ci riait de son rire effrayant et faisait sans bruit et sont rangées avec leurs bagages
cette réponse plus vraie que vraisemblable. dans un ravin.
— Je ne sais pas où nous allons. Les deux savants du Bodet et Simiol, qui
Quoi que les docteurs pussent tenter, ils occupent la même tente, dorment encore
n'en apprirent pas davantage. profondément/
LA REINE DES APACHES
i.LL

Grandmoreaulogea une balle dans le cor^s d'uu Apachequi espionnait la colonne»

Cette tente semble isolée au milieu de la Simiol se préparait à suivre son confrère
prairie. quand il le vit rentrer tout à coup.
Les trois compagnies d'avant-garde ont Les traits du savant officiel avaient perdu
filé déjà et, nous l'avons dit, celles d'arrière- leur expression ordinaire de morgue et de
garde se sont dissimulées. suffisance.
Les docteurs ne se doutent do rien. Ses yeux fixes et démesurément ouverts
Ils rêvent peut-être queues de jaguars, regardaient sans voir.
quand des bruits de fusillade lointaine les Les muscles de son visage étaient affreu-
l'éveillent en sursaut. sement contractés.
La toile de leur tente s'agite violemment. Ses lèvres blêmies bordaient sa bouche
Les deux docteurs bondissent sur les cou- entr'ouverte et agitée d'un tremblement
vertures qui leur servent de malelals. nerveux.
Le grand du Bodet s'élance le premier de- Et les quelques mèches folles de sa rare
hors afin de se rendre compte du bruit qui chevelure se tenaient droites et raides comme
v,entdel'arrachersibrusqucmentausommcil. de longues aiguilles.
L'HOMME DE BKONZE.— 39 LA REINEDESAPACHES. — 24
186 L'HOMME DE BRONZE

A quoi donc attribuer ces étranges convub ; d'aller à l'encontre de ce ^tii est reconnu
sions, tourmentant la face ordinairement j Vrai et raisonnable j qui MM a amenés
calme et tranquille du pauvre docteur?* i ici.
Evidemment c'était à la frayeur atteignant — Ah! Vous Voilà bien, riposta aigt'ëmëhi
son paroxysme. Simiol tjtii oublia tdtit pour soutenir son
A la vue de son confrère épouvanté, le Opinion.
pclit Simiol né put retenir un cri de ter- « Il faudrait, suivant Votre système, se
reur. plie* aveuglément dëVâflt Aëè affirmations
En le voyant trembler, il trembla ; en le piirës et simples.
voyant reculer dans un coin de là teUte^ il « Pas de éètitrôie avec V0tt5.
recula; eu le voyant s'accroupir en silence — Ôfl ne contrôlé
pàë îâ féîitél AU dii
sur ses couvertures, il se laisse tomber stir' Bodet s'échàuflarit à sou tour et ne pensant
sa couche sans oser"souffler' fiioL plus m péril.
Pendant plusieurs minutes ïë'S deux sa- « On ne démontre pas tin axiëmé.
vants, assis à ia ttirqUe en face l'tÉil de Fàtitre, — AHoûs donc !
glapit SimM
se regardèrent avec stupëHf; « Votre séiettce appointée iFëst t}bë men-
Enfin Simiol put deSsërr'ër les détits; il songe.
s'efforça de formuler une question. « H "faut des hommes indépendants pour
Du Bodet le vit; il lui fit signe de pdrleï dénoncer vos errements et signaler Vès- bê-
bas. tises.
Ce fut dans un souffle que cette interro- — Coiifrèté\ dit du Bodet oubliant ses
gation arriva aux oreilles de du Bodet : terreurs et élevant la voix, vous iristiltë* âlii
—- Qu'avez-vous Vu? plus saines traditions.
« Qu'y a-t-il? « Prenez gardé!
— Il — Je Voti» tire ûë la routine,
y a que les gens dé là caravane tàtttië dé €ë 6hë-
ont abandonnés. inin fangeux où votis laissez s'embourber le
— Abandonnés ! char de la science.
— Hélas!.oui.- « N'esi-cé pas titie honte de- venir con-
« Et nous ailotts èifë âiiaqiiêè ëi dévorés teste* ëit pleine chaire' t& dire d'un cdnirèrë
par des jaguars. » qui n'affirme qu'après avoir contrôlé' de
Simiol tressauta. Visu ?
— Que dites-vous? « Quand je prétends du
que la queue
— Je dis vrai. jaguar se compose de vingt-trois vertèbres,
« Trois do ces féroces carnassiers sont là, je suis sûr de ce que j'avance.
à deux pas de nous. « Je les ai comptées, ces vertèbres : et
« Ils n'osent pas sans doute forcer l'entrée vous?
de notre tente ; mais ils se tiennent à l'affût — D'autres
plus autorisés les ont comptées
et guettent notre sortie. » avant nous, et leur opinion est pour moi
Le docteur Simiol était consterné. l'expression même de la vérité; et je... »
— Ils nous ont abandonnés ! En ce moment, des miaulements terribles
« Les lâches ! » murmura-t-il avec indi- retentirent au dehors.
gnation. Les deux savants tressautèrent de sur-
Puis, s'en prenant subitement à son con- prise.
trére : Ils se risquèrent à l'entrée de la tente et
— C'est votre faute, dit-il. jetèrent un regard effaré dans la plaine.
« Voilà où conduit un entêtement ridi- Trois jaguars étaient à l'affût devant la
cule : fente, couchés sur le ventre et le museaS.
— Parlez donc pour vous! répliqua aus- allongé sur leurs pattes.
sitôt du Bodet. Mais par derrière on entendait, sans les
« C'est bien votre rage de tout contester, voir, d'autres jaguars miaulant terriblement.
LA REINE DES APACHES 187

Du Bodet. et Simiol se replier ent sous la : « Je demande au moins cinquante hommes


tente avec effroi. [ d'escorte pour y retourner. »
En ce moment, on entendit de nouveau | Grandmoreau eut un fin sourire.
— Avant de
la fusillade au loin. partir, dit-il, comptez les ;
Les deux docteurs tremblaient de tous ! vertèbres, docteurs.
leurs membres. Les deux savants ne se le firent pas ré-
— Que faire ? disait du Bodet i péter.
— Nous sommes perdus ! murmurait Si- j S'emparant chacun d'une bête, ils semirent
miol. à en palper la queue avec une attention em-
En ce moment on entendit des bruits pressée.
joyeux, des cris de victoire et des rires puis- Etonnants, ces hommes !
sants. Ils avaient soudainement oublié toutes
Les docteurs se hasardèrent à regarder leurs terreurs.
encore une fois dehors. Accroupis auprès des animaux, ils comp-
taient et recomptaient avec une patience et
Beaucoup d'aventuriers en armes entou-
une attention extrêmes.
raient la tente et semblaient fort gais.
Agenouillé sur son mouchoir déplié tout
Les jaguars cependant étaient toujours là.
contre son jaguar, le savant officiel du
Mais, circonstance singulière et inexpli-
Bodct tenait à deux mains 'a queue de la
cable, Tèle-de-Bison, Tomaho "et Sans-Nez
se tenaient à deux pas des terribles bêtes bêle; il la maintenait dans une position ver-
sans paraître s'inquiéter de leur présence. ticale, comme un cierge, et la contemplait.
Le petit Simiol, de son côté, après avoir
Les chasseurs riaient de la figure con-
absorbé une énorme prise avec une préci-
sternée des deux savants. s'était jeté à plat-
pitation inaccoutumée,
— Allons, messieurs, dit Grandmoreau en ventre à côté de son jaguar. Il avait allongé
se tenant les côtes, venez compter vos an- à terre la queue de la bête, et il la caressait
neaux. de l'oeil et de la main. Il la tirait par instants
« Vous avez trois queues à vérifier. » comme pour la dresser, puis il la faisait on-
Et comme les docteurs ne bougeaient pas : duler sur l'herbe courte et drue, et poussait
— Est-ce que vous auriez peur? railla de petits cris joyeux.
Sans-Nez en lançant un coup de pied à l'un Les chasseurs considéraient nos deux sa-
des jaguars qui tomba sur le côté. vants avec surpriso et ravissement.
Comprenant enfin qu'ils avaient affaire à Tant de passion les amusait.
des animaux sans vie, les savants se préci- Ils croyaient les docteurs un peu toqués.
pitèrent dehors. — Ils sont en plein accès, dit tout bas
— Comment, disait Grandmoreau, des Sans-Nez.
jaguars morts vous épouvantent! Par moments, leurs rires accompagnaient
— Nous les croyions vivants ! dit du les exclamations et les étranges manières
llodet, et le canip nous semblait désert. des savants.
— Il l'était, dit Grandmoreau. Sans-Nez roulait ses yeux
rapidement
« Nous venons d'escarmoucher avec une
effrayants et montrait sa joie en se frottant
troupe d'Apaches. vigoureusement les mains.
« On leur a donné une rude leçon. Grandmoreau, plus calme, promenait un
—: Hein ! fit Simiol. regard franchement étonné sur l'un et l'autre
« Les Apaches ! docteur; parfois un sourire et un hausse-
« Déjà!... » ment d'épaules dénotaient chez lui un senti-
Du Bodet se récria : ment de compassion et de pitié.
— Si Quant à Toniaho, il gardait le silence de
j'avais su!..,
« Des sauvages !... la stupéfaction,
« Si près d'Austin 1 Le géant suivait les mouvements des deux
188 L'HOMME DE BRONZE

savants sans chercher à comprendre les mo- I « Je vous affirme, pièce en main, que je
biles qui les animaient; la tâche était trop viens de compter dix-huit vertèbres seule-
rude pour lui. ment.
Mais persuadé, depuis le départ d'Austin, — Et moi je viens d'en compter vingt-
que les médecins à faces pâles n'étaient que trois ; vous pouvez vérifier.
des sorciers en possession de secrets et pra- — C'est cela, vérifions-nous.
tiques surnaturels, s'atteudant à voir surgir Les deux savants ayant changé de jaguar
tout à coup quelque diablerie, il se tenait se remirent à compter.
sur ses gardes. Dix secondes après, ils échangeaient un
D. consultait du regard ses deux amis, prêt j regard consterné.
à agir vigoureusement au premier signal. j Les chiffres annoncés par l'un et l'autre
Le brave Cacique s'inquiétait à tort. étaient exacts.
Du Bodet, ému, frémissant, promenait Une queue était plus longue que l'autre.
une main fiévreuse sur sa queue de jaguar, Le troisième jaguar futvisité sur-le-champ.
et comptait avec la certitude visible de ne Sa queue avait vingt vertèbres '.
s'être pas trompé dans ses prévisions. ! M. de Lincourt, qui venait d'arriver, fut
Il conservait une belle prestance doctorale ; mis au courant de la situation.
dans son attitude. Il riait dans sa moustache.
— Pas de solution
Simiol, lui, ne mettait ni coquetterie, ni possible pour le mo-
élégance dans son maintien. ment, messieurs, dit-il aux savants.
Applati auprès de sa bête, il palpait et j « Il ne vous reste qu'à expérimenter sur
comptait aussi; mais ses mouvements n'a- un grand nombre d'animaux et vous prendrez
vaient rien de l'ampleur étudiée et métho- une moyenne.
dique de son confrère qui malgré son ardeur ,I — La science ne se contente pas d'à peu
''
se dominait assez pour garder le décorum. près, fit du Bodet.
Les gestes du bossu étaient brusques, sac- « Quant à moi, je renonce à poursuivre
cadés, imprévus. des recherches inutiles.
Il relevait la tête pour la baisser aussitôt, — Pour celte fois, je me rallie à l'opinion
et lançait un regard vif et brillant sous les de mon confrère, ajouta Simiol.
verres miroitants de ses larges lunettes. « Retournons à Austin. »
Enfin il releva la tète, aspira avec délices Le comte salua.
une forte prise, et, ressaisissant la queue du — Vous êtes libres, messieurs.
jaguar qu'il agita avec une sorte de frénésie, « Partez donc.
il couvrit son adversaire d'un regard mé- j « Je regrette qu'il ne vous soit pas agréa-
prisant. ! ble de faire partie de notre expédition.
—L'expérimentation triomphe encore une — Les regrets seront certainement parta-
fois de la routine ! s'écria-t-il. gés, répondit du Bodet en s'inclinant; mais
« Vingt-trois ! mon chiffre, cher confrère. nous devons mettre fin aux incertitudes du
« Êtes-vous assez confondu, ignorant ? » monde savant en déposant sans retard notre
DuBodetsupportal'épithète sans broncher. rapport à l'Académie.
Son attitude resta digne et sévère.
i. Ici le lecteur nous permettra d'élucider un peu la
Un sourire orgueilleux de satisfaction question des queues de jaguars, de couguars, do panthères
erra sur sa large face et il riposta, faisant on- et de lions.
La cliose en vaut peut-être la peine.
doyer la queue de son jaguar comme un pa- Longtemps, en effet, les savants ont disputé à ce sujet,
nache : et Jules Gérard de même que d'autres chasseurs célèbres
tant en Afrique qu'en Amérique et en Asie furent priés
— Vous vous trompez, cher et honoré de compter les anneaux des queues des fauves de la race
confrère. féline qu'ils tueraient.
Or, dans son livre sur la Chasse au lion, Jules Gérard
« Je trouve dix-huit vertèbres. raconte qu'à sa grande surprise il reconnut que le nombre
— G'est de la mauvaise foi ! des anneaux variait d'un animal à l'autre.
Et de partout pareilles déclarations furent envoyées à
— Pas de propos insolents. l'Institut.
LA REINE DES APACHES 189

« Rapport, hélas! qui constatera un jeu — Mais il a


y danger sérieux.
bien étrange de la nature. « Nous avons entendu ce matin une fusil-
« Veuillez donc nous donner une escorte lade...
— Oh ! une bande de
pour regagner Austin. quelques centaines
— Une escorte? fit M. de Lincourt avec un de maraudeurs apaches ! fit le comte.
nouvement de surprise. « Avec de l'adresse et du courage, vous
« Que parlez-vous d'escorte ? pouvez échapper à la griffe des fauves et au
— Ne nous avez-vous pas dit que nous se- tomahawk des Peaux-Rouges. »
rions libres de regagner la ville quand il Les docteurs frémirent des pieds à la
aous conviendrait? tête.
' — Je l'ai dit. — Une centaine
d'Apaches ! se disait Si-
— Eh bien? miol.
— Vous — L'autre
ai-je donc promis une escorte? moyen? murmura du Rodel
— Non; mais... d'une voix étranglée.
— Mais?... — Oui, l'autre
moyen? appuya le petit Si-
— Vous ne pouvez nous abandonner ainsi, miol non moins ému.
—- Restez avec nous, dit
sans secours, en pleine prairie. simplement le
— N'avez-vous pas vos carabines? comte.
« N'ètes-vous pas hommes à vous défendre Les deux hommes se regardèrent silen-
contre les fauves ? cieux.
— Nous ne craignons rien, dit Simiol en — Je
réponds de votre sûreté, ajouta M. de
se redressant. Lincourt.
« Mais il ne nous est pas permis de com- ., De plus, je vous intéresse dans les béné-
mettre une telle imprudence. fices do mon expédition.
« Notre perte causerait au monde savant « Et enfin, je vous promets une découverte
d'éternels regrets. » qui ajoutera mille fois plus à votre célébrité
M. de Lincourt prit le ton et l'attitude d'un que toutes les queues de jaguar du monde. »
homme dont les résolutions sont définitives Du Rodet, en écoutant le comte, avait des
et arrêtées. hochements de tête significatifs.
— Je n'ai pas à examiner, dit-il, si vous Sa conviction n'était pas faite.
avez commis une imprudence en suivant Simiol, assis sur un jaguar, les coudes sur
notre caravane, ou si vous en commettriez les genoux et le menton dans les mains, ré-
une en nous quittant. fléchissait.
« Je n'ai pris aucun engagement avec vous, M. de Lincourt reprit :
sauf celui de faire tuer pour vous quelques — En retour des
avantages que je vous
jaguars. offre, je ne vous demande que peu de chose.
« Cette promesse a été tenue. « Des soins pour mes hommes en cas de
« Quant à vous fournir une escorte pour maladie pendant la route; puis quelques
votre retour,
'
il ne pouvait en être ques- analyses chimiques à notre arrivée au terme
tion. du voyage.
« Je ne puis retarder la marche du con- « Décidez-vous, messieurs, l'heure du dé-
voi, malgré tout mon désir de vous être part approche. »
agréable. i Puis à F arrière-garde :
— Que faire ? dirent en même — En route!
temps les ;
ieux savants en échangeant un regard con- I Et la colonne s'ébranla.
sterné. j II fallait prendre un parti.
— Vous avez deux Du Bodet se tourna vers Simiol.
partis à prendre, fit le ;
comte. — A quelle résolution s'arrête mon con-
— Lesquels? frère?
— Retourner seuls à Austin... « Partons-nous avec la caravane? »
490 L'HOMME DE BRONZE

Le petit docteur fit un signe affirmatif, mencèrent à s'apercevoir que leur gouver-
-rr Voilà qui est convenu, dit alprs le sa- ! neur leur manquait.
vant officiel à M. de Lincourt. j Don Lopez y Matapan était pour Austin
« Nous acceptons vos offres avec plaisir. » j l'idéal des gouverneurs.
La voix du docteur tinta ce mot plaisir : Pas plus voleur que la moyenne des fonc-
comme un glax tionnaires, ivrogne, mais bon enfant, homme
—- Avec enthousiasme, ajouta Simiol d'un de sens, conciliateur, gai, plein de bonhomie
ton lamentable. et d'entrain, il savait amuser sa ville quand
Et les deux savants, la tête basse et l'air ', elle s'ennuyait.
consterné, rentrèrent silencieusement sous Et Austin avait le spleen.
la tente. Et Austin réclamait don Lopez y Matapan.
Le comte s'éloigna avec les chasseurs. Point de don Lopez.
TT-.Tu vois, Grandmoreau, comment on On chercha.
s'y prend pour engager des médecins dans \; On attendit.
une expédition ! dit le comte en riant. Pas de nouvelles !
— Bien joué! dit le ! Grand émoi.
Trappeur.
« Ils pnt cru aux Indiens. » Une ville sans gouverneur est un navire
Tomaho seul no paraissait pas satisfait. sans pilote.
Il grommelait tout bas ; Austin voulait être administrée à tout prix.
— Les médecins le malheur ayee Qui convoquerait la milice en cas de
portent ;
eux. '. guerre?
« Le démon est dans leur esprit. Qui ferait rentrer les impôts en pillant un
{( Le grand Vaçpndah l»QUS protège contre peu le contribuable?
leurs médecines (sortilèges). Qui ferait de l'arbitraire pour le plus
grand bien de la population ?
Dans cette étape, un seul incident. Et les ambitions s'agitaient, poussant la
GrandniQreau logea une halle dans le corps i plèbe à réclamer un gouverneur.
d'un Apache qui espionnait la cpipnne. Tant et si bien que les notables s'asseni-
El il avertit le cpmte d'avoir à se tenir sur j blèrent pour nommer un chef provisoire
ses gardes, par l'espion annonce toujours I jusqu'au moment où don Lopez revipndrait.
une bande nombreuse à peu 4? distance. i Mais les notables no. s'entendirent pas et
il y eut scission.
Deux partis se formèrent.
L'un tenait pour un aristocrate ; l'autre
CHAPITRE XXIX pour un bourgeois :
Faction des nobles ;
Faction des marchands.
COMMENT LA VILLED'AUSTIN EUT QUATRE GOUVKUNEUIIS
POCnUN, ET DE CE QUIS'ENSUIVIT 1 La populace, de son côté, assemblée sur
la grande place, nomma un gouverneur de
son choix.
Malgré ses huit nulle habitants, la ville i Trois gouverneurs, et tous trois provi-
d'Austin, après le départ du çpnyte çlp Lin- soires, encqre.
court, parut presque déserte, Par conséquent, querelles, rixes, émeutes,
Le traité conclu avec les Apaches avait révolutions.
eu pour effet de mettre pn branle les, nom- Le haut quartier se barricada et eut grand
breuses soin de chasser les soldats de ses rues.
troupes dp marchands qui atten-
. daient l'heure du départ ; la dernjère ca- j Les bourgeois se retranchèrent au centre
] de la ville et
rayape qui quitta la, ville fut celle du comte. prirent bien garde qu'il ne
Ce fut alors que les habitants, fort désoeu- ! restât pas un troupier dans ses maisons.
vrés et dépourytis de tp.ute djstraçtjpfl, com- j Ils firent évacuer la caserne.
LA RËtNÈ DÈS ÂPÀdHÉS iâi

Ni bourgeois ni nobles hê voulaient de là Ce n'est pas qu'on visât mieux ; niais on


troupe, la sachant capable de tout et propre t
tirait davtiiitâgé.
à rien. il se cbnsdifimâit une ëffrdyâBlë quantité
La populace, de son côté, avait horreur des <
dëpdtidré:
1
militaires. Les choses lancées sur ce pied iië devaient
Elle les hua et les chassa à coups dé ]
pas s'arrêter de sitôt.
1
pierre hors des faubourgs; Depuis cinq jours Austin était dàïïs cet
Ce qïië Voyant lés bdné ébldàtè d'Ailstin^ '
état et l'b'ii M saVàit giièrë comment cela
ils firent ctraïmë tout le mondé et nom- 'finirait, quand survint ira iticidèttt.
nièrent un gouverneur. Unbéaù matin, à l'àubë, dh vit une troupe
Quatre gouverneurs ! de deux écrits cavaliers en bel drdrë arriver,
La troupe s'établit hors la Ville dont Ott avec drapeau parlementaire, en face déé
l'avait renvoyée, et, pour tuer lé temps, elle soldats qui s'étaient assemblés, crevant de
se mit h piller fort tranquillement et fort faim, pour rentrer de forcé dans là placé.
lés villas placées sous la pro- Lé chef des cavaliers fit tin speech aux
joyeusement
tection des remparts. militaires:
Ce que voyant le peuple, il se mit à trou- Ceux-ci poussèrent des acclamations re-
ver les militaires très-intelligents et il sortit tentissantes.
en masse pour leur prêter aide et assistance. Dix cavaliers se précipitèrent alors vers
l'une des portes malgré une fusillade ëriragéè
Ce que voyant nobles et bourgeois, ils
coururent sus ensemble sUr les pillards et qui ilë leur Uni personne.
Les cavaliers mirent des pétards éoùs la
il y eut bataille.
Résultats de la bataille : porte.
Elle vêla en éclats;
Pertes : zéro.
Alors les cavaliers et les soldats se riiièrèn»
Mais les conséquences tactiques furent la dans là ville.
rentrée du peuple uni aux soldats dans les
Lés trois gouverneurs et les trois partis
faubourgs: des bourgeois unis aux nobles
ne songèrent pas à résister.
dans les quartiers.
Doux mots coururent par lés nies et les
Le lendemain grandes luttes intestines. firent désertes.
Bourgeois et nobles se tapèrent dessus : — Jôh'fiHtiggs! criait-on.
soldats et populace se jetèrent sur les quar- « Les pirates do la savarië ! »
tiers riches.
Tons les gens d'Austin se réfugièrent dans
Puis les militaires tirèrent indistinctement leurs caves.
sur tous les civils, qui s'accordèrent pour C'était en effet John Huggs et sa bande.
tomber sur l'armée.
• »
xlu soir, chacun rentra chez soi. Le célèbre bandit fit ranger soldats et
C'est-à-dire les Aus inois dans leurs rues en-bataille ; il confia à Basilic lé
brigands
"espectives; les soldats chassés couchèrent soin de garder les postes sur les remparts et
il ebors. aux portes, puis il ordonna de dresser cent
Mais il y avait eu trois morts !
potences.
Grave affaire !
On parlementa. Ces soihé pris, il commanda ûti excellent
Les choses tournant au tragique il Valait
déjeuner, et, en attendant qu'il fut prêtil, fit
mieux s'entendre. crier par les rues la proclamation suivante *
On s'entendit si bien qu'à la fin de la « Si dans une heure lëà cent notables les
conférence les députés des partis se prirent ;
plus riches d'Austin ne sont pas livrés lànâ
aux cheveux et un combat furieux s'engagea. les mains de John HûggS, là ville sera ré-
Cette fois, il y eut dix hommes et «leïtxi- duite en cendres et tous les habitants seront
femmes jetés bas par les balles. égorgés. »
192 L'HOMME DE BRONZE

Chacun comprit. i sur un pliant, et dit aux notables épou-


sit
On comprit même si bien, que l'on mit vantés :
un zèle excessif à la recherche des notables, — Délibérez !
à ce point qu'on en amena cent soixante et H regarda sa montre.
onze devant le palais du gouverneur dans le- Peu d'instants après, une courte et vive
quel maître John Huggs déjeunait. discussion entre les notables les mettait
A chaque instant l'on trouvait quelque d'accord ; ils dressaient la liste de tous ceux
commerçant aisé et on le fourrait dans la qui pouvaient donner et la quote-part de cha-
troupe des prisonniers. > cun. Le plus âgé d'entre les prisonniers vint
John Huggs, ayant fini son repas en com- trouver maître Huggs.
pagnie de ses lieutenants, parut au balcon — Gentleman, dit-il, la liste est prête : cha-
du palais. cun est imposé.
Nous avons dit ce qu'était ce palais; le , « Mais comment voulez-vous que nous ap-
balcon par conséquent était modeste. portions l'or, si nous restons prisonniers?
Détail peu intéressant, mais véridique. — Nommez un comité d'exécution de dix
John Huggs parla tout en fumant son ha- personnes qui se feront remplacer ici par des
vane. otages.
— Gens d'Austin! — Leurs femmes? demanda le
prisonnier.
« Vous êtes de la canaille et des poules — Non pas.
mouillées. « Leurs enfants. ».
« Je vous ai promis de venir me venger I John Huggs songeait que plus d'un mari
de vous. aurait été ravi de se débarrasser de sa moi-
« Cette vengeance, je la tiens. tié.
« Rien ne m'empêcherait de vous exter- Le comité fut nommé.
miner tous. E. fonctionna sur-le-champ.
« Mais je suis commerçant avant tout, et La ville était courbée sous la peur.
je vous propose de vous vendre ma ven-
geance qui, pouvant être terrible, vaut cher
par conséquent. CHAPITRE XXX
« J'estime que la ville possède en bijoux,
numéraire, billets de banque, quelque chose
LACOULEUVRE
comme six ou sept millions de piastres.
« J'en demande un million; mais je ne
veux que de l'or. Huggs n'était pas seulement venu pour
« Les notables ici présents ont cinq mi- rançonner Austin.
nutes pour s'entendre. Il avait un autre but.
« Si, dans cinq minutes, ils ne se sont pas Pendant que le comité chargeait d'or uu
arrangés pour me promettre que dans une convoi de mules, Huggs tenait conseil avec
heure l'or arrivera sur des mules toutes un certain lepero que nous avons déjà vu
prêtes à partir, je les ferai pendre. dans le cours de notre récit.
« Comme il faut que l'on sache bien que C'était ce garçon, si bien tourné et si adroit,
je suis homme de parole et capable d'égorger qui coupait si gaillardement les bourses pen-
toute une ville, je vais vous donner un échan- dant que le gouverneur haranguait sa ville
tillon du sang-froid avec lequel je tue mon au début de cette histoire.
prochain. » Ce garçon plein d'avenir se nommait Juan
Il arma brusquement son revolver, visa de son petit nom; mais on l'appelait plus
le premier venu des notables et le tua. volontiers la Couleuvre.
Il y eut un grand cri de terreur, puis un Il semblait au mieux avec maître John
silence lugubre. Huggs.
John Huggs ralluma un autre cigare, s'as- Mais celui-ci fronçait le sourcil.
L'A REINE DES APACHES 193

Le soir, il y eut orgieau campdes pirates.


— « Je vous avais bien prédit comment les
Voyez-vous, capitaine, disait la Couleu- (
vre, ce que vous me demandez est impossible. choses se passeraient.
« Vous ne connaissez pas les « Vous m'êtes témoin, senor capitaine, que
gens d'Aus-
tin comme moi. je juge mes concitoyens ce qu'ils valent et
« Attaquer le couvent !...
que je ne me suis pas trompé dans mes pré-
« J'aimerais mieux vous voir visions.
pendre vingt
notables! — Mon cher Juan, tu es un sujet précieux
— Je tiens
plus à enlever de ce monastère et je regrette que tune prennes pas, dans ma
mademoiselle d'Eragny, dit résolument John ' bande, du service actif.
Huggs, qu'au million de piastres que je vais — Peuh! on m'appelle la Couleuvre, et je
toucher. suis paresseux.
« Et je crois, Juan, « Courir à cheval dans la Prairie, rece-
que personne ne bou-
gera. voir des coups, dormir sur la terre, avoir
« Tout le monde crève de soif et faim, être pirate de savane, ce n'est
peur dans sa
peau.
— C'est vrai! fit le pas mon affaire.
lepero. « J'aime mieux rêver de bonnes petites
L'HOMME — 40
DEBRONZE. LA REINEDESAPACHES— 25
194 L'HOMME DE BRONZE «

opérations à offrir aux braves capitaines I « Les murailles sont solides.


comme vou* qui me font ma remise. « Les portes sont épaisse*,
« Cellerci est un beau coup. » -T-J'ai encore des pétards,
John Huggs eut une réflexion : — Mais on n'arrivera pas à leaplacer sous
-rr- Dites donc, mon garçon, fit-il» un mil- 1< portes.
les
Hon de piastres, ce n'était pas assez. — Parce que?,,.
« Ds ont cédé trop facilement. — Parce
que les rpligipnsjes savent choisir
— j'ai calculé toutes les fpr- ; leur h monde.
Capitaine,
tunes, tous les capitaux disponibles, et si je « Elles ont adopté pour le service d,u. çpur
vous ai prévenu qu'il Ml&it, $é demander v
vent des femmes doirt les maris, on les pères,
qu'un million de piastres, c'est que la somme c les frères, sont 4ës gaillards sachant ma-
ou
pouvait être réunie en une heure. i
nier une arme,
« Une heure... « C'est l'élite de la ville, et je jw&ftil hien
« Ce n'est pas le temps de la réflexion pour <
que là-rdedans, il y a plus <Fun hompae qui
le peuple et les soldats. ivaut les vôtres ponr avoir fait le même mé-
« Car s'ils avaient un jour pour flairer Fpr., 1
tier.
s'entendre, s'exalter, vous et vos deux cents — Diable !c(iahipl fajtt&it Jolm fiïtggs on
hommes vous seriez massacrés, :
secouant là fêté.
« Vous ne vous figurez pas comme ces Le lepeïo continua :
lâches ont de l'audace quand leur cupidité pu — On tiendra bon cpfltye vpus, capitaine.
leur fanatismp est éveillé. » « Aussitôt les prMrps, les mpipes^lej gens
John H«ggs grommela, d'église sonnerqnt 1« tocsin ; les fpmmes
r^ Il ne s'agit pas de crier et 4é récrimi- pousseront leprs maris dehors ; tra y<m$ cer-
ner! dit ftYgÇifermeté Jiian, nera, on ypuj canardera, et si YQUJSYPUJ en
« H faiit prendre les hommes. tels qu'ils sont tirez, y pus aurez 4e la çhapçe..
$t)@3 exploiter en conséquence. « Tel bourgeois, |el noble, tel lepçro
« Un million.,, c'est beau, d/Amjtin q«i se hissera yplpr et fcattre p
« Upeheure de séjpur en ville... c'est assez, Yfam,, 80 im tner pour, la Vierge, les gajnjs
« PlU9 sprftit trop, et lp paradjs.
« Quant sucpuvent... impossible. « ^taintepant, à
Yftta-MSÇtiwpitaHlf»:
— En dix minutes je le fais piller! dit maî- « Mfli, je m'en lave. Jes mains, n
tre Huggs en frappant du poing sur la table. John Huggs connaissait le tempérament
— Un quart d'heure après vous serez des Mexicains.
égorgé. 1 Il hésitait.
Puis avec autorité : ! Le lepero le regaraait d'un air sournois.
— Vous ne savez pas, vous Yankee, vous |j Quand il jugea que le capitaine s'était bien
protestant, ce que c'est que la foi chez les ! convaincu du très-grand danger d'attaquer
' d'un air dé-
gens d'ici. le couvent, Juan lui demanda
« Le dernier des coquins, le plus lâche des j gagé :
j
drôles, est du bois dont se font les martyrs. I| —Vom y tenez uonc neaucoup, à ce!!'
« Touchez au couvent et vous verrez. i fille?
« D'abord il e«t gardé, ce couvent. ' ! — Tonnerre d'en haut et tremblement d<-
I
— Par qui? |j enfers! s'écria Huggs.
— Par des pauvres. « J'y tiens à donner cinquante mille pi*
« Il nourrit une trentaine de familles qui très pour l'avoir.
vivent chez lui, de lui, par lui. — Oh! oh! fit Juan dont l'oeil étincela. Jo
« Il faut compter qu'une quarantaine lie somme!
d'hommes bien armés, disposés à tout, qui « Mais VOUS dites cela... en l'air.
croient au paradis, sont derrière ces murs i — Je le dis et le redis ! répéta le capitaine
du couvent, prêts à le défendre. Huggs en tapant du pie<*
LA REINE DES APACHES 195

— Maïs alors, dit finement le lepero^ c'est i adorer cette petite, vos conditions à propos
plus qu'un caprice. j du fameux secret du Trappeur.
« 11 ne s'agit pas... d'amour? j « Je vous propose une excellente opéra-
— Au diable l'amour! tion, si vous voulez.
« C'est une affaire. « Je vais vous donner le moyen d'avoir
« Une très-riche affaire. » sur-le-champ cent mille piastres, et vous
Le lepero qui était debout s'assit. m'en compterez cinquante mille, moyennant
John Huggs s'étonna. quoi je vous livrerai, sous huit jours, made-
Juan n'était pas le premier venu, et il moiselle d'Eragny.
avait, comme lepero, sa réputation fort « Alors vous me remettrez les cinquante
bien établie. mille autres piastres.
— Ça va! dit Huggs.
Dans son genre, il valait Huggs. i
Il était le roi de la plèbe dans Austin. « Voyons ton moyen pour les cent mille
Roi fainéant, il est vrai; roi qui ne gou- [ piastres.
— Un instant!
vcrnait point; mais il avait une très-grande |
autorité. « Vous savez, capitaine, que j'adore Aus-
Il faisait des affaires comme nous venons tin.
de voir. « J'y veux vivre et mourir.
— Drôle d'idée!
Aussi parfois apparaissait-il richement j
« Avec tes talents, tu ferais florès à New-
vêtu, élégant sous son costume princier i
comme sous ses haillons, généreux, beau York.
— Je suis une couleuvre et j'aime avant
joueur, semant l'or et menant uh train
luxueux. tout mon trou et les pierres sur lesquelles
me chauffe au soleil.
Cela durait un mois, deux mois... puis il je
« Pour rien au monde je ne vaudrais
reprenait sa place sur une dallé à lui réser- j
vée devant le palais du gouverneur, dalle ! quitter la ville.
« Je mourrai sur la dalle que vous savez,
qu'aucun pouilleux ne se Serait permis d'oc- i
, et les leperos, mes frères, m'enterreront
cûpër eh son absence.
dessous.
On évitait même de marcher dessus.
« Ceci vous explique pourquoi je refuse
On disait : c'est la dalle de la Couleuvre.
de me compromettre en rien.
Rien n'égalait son faste dans la prospé-
« Je ne veux perdre ni ma liberté ni ma
rité, sinon son insouciance dans la misère.
Cet homme avait une valeur. popularité.
« Parfois je coupe une bourse, mais c'est
John Huggs le savait de reste.
sans importance.
Toutefois, le voyant s'asseoir pour traiter — Où veux-tu en venir?
d'égal à égal, il comprit que la situation al- — A ceci.
lait changer. « Vous aurez soin de tenir votre langue à
Juan sourit. mon sujet.
— Oui, oui! dit-il. « Que nul ne sache que je trempe dans
« Vous me devinez, je le vois \. votre nez l'affaire du couvent."
qui s'allonge, capitaine. i « Que personne ne se doute que je vous
« Il s'agit d'un marché. ; conseille au sujet des piastres.
« Je vois votre jeu. . — C'est juré.
— Aôh! fit Huggs. — Oh! juré... je me soucie de votre ser-
— Il faudrait être bien niais pour ne
pas 1 ment comme d'une parole de fidélité donnée
deviner votre plan. | par une femme.
« Vous voulez la fille du colonel d'Eragny ; « Mais je tiens à vous dire que, si vous
en votre possession pour pouvoir imposer à me trahissez jamais* vous êtes un homme
son père et au comté de Lincourt, qui paraît mort. »
196 L'HOMME DE BRONZE

John Huggs eut un sourire. 1


homme ivre, alla s'asseoir sur le balcon, et
— Ah! fit la Couleuvre. i
murmura des mots sans suite, car déjà i>a
« Vous doutez? i
trouble profond l'envahissait.
« Appelez celui de vos bandits auquel John Huggs était étonné.
vous tenez le moins. — Diable ! diable ! faisait-il.
— Pourquoi faire? « Le coquin se pâme !
— Vous allez voir. « Il écume...
— Quoi encore? j « Il se débat...
— Eh! capitaine, il y a bien dans votre « n est mort... »
troupe un individu auquel vous ne faites Et Jacopo en effet était mort, bien mort,
pas l'honneur d'un coup de revolver, mais absolument mort.
— Une
qui vous est, sinon désagréable, du moins attaque d'apoplexie à heure fixe!
indifférent? dit en souriant la Couleuvre.
— Au fait... il y a ce Jacopo qui servait « Vous voilà débarrassé d'un traître, et
l'ancien capitaine. gratis, capitaine. »
« Il ne doit pas m'aimer. John Huggs passa la main sur son front,
— Bien! toussa deux fois et dit :
« Je vais vous eu débarrasser. — Joli
moyen !
— C'est facile de tuer un homme. « Beau talent!
— Pas comme je vais — Vous êtes bien bon,
m'y prendre. capitaine, fit mo-
John Huggs, curieux, héla Jacopo qui ac- destement la Couleuvre.
courut obséquieux. « Mais ce n'est rien, ceci.
Il se savait surveillé et suspecté. « Je sais, fût-il à cent lieues de moi, vous
La Couleuvre regarda le nouveau venu, atteindre, un homme.
le salua cérémonieusement et lui dit d'un « Je puis donner la mort sous mille formes
air étrange : diverses.
— Le mon camarade, veut que « J'ai vu un certain drôle qui m'avait cra-
capitaine,
je lise dans votre main si vous êtes loyal ou vaché mettre six mois à tomber en pourri-
fourbe. ture morceau par morceau...
« Je suis lepero et nécroman. — Pouah ! fit le capitaine.
« Je vais dire la vérité. » « Vilaine manière de passer de vie à
Jacopo pâlit. trépas.
Il protesta que John Huggs n'avait pas de « Espérons que nous n'aurons pas de que-
plus fidèle ami que lui, Jacopo. relles, Juan.
Mais le capitaine, le revolver au poing, dit — sûrs, capitaine.
Soyons-en
brutalement : « Pour cela, silence, fidélité aux engage-
— Tais-toi et tends la main. ments, probité entre nous.
Jacopo obéit. — Dis donc, Juan, si je te demandais la
La Couleuvre examina les lignes et, tou- mort de quelqu'un, me la vendrais-tu ?
chant un point du bout de son ongle, il dit — Capitaine, cela dépendrait.
froidentent : « Je suis un peu voleur ; c'est mon état
— Oh! inutile de continuer l'étude. de lepero.
« Cet homme va mourir. « Je ne suis pas assassin de profession et
— Moi ! dit Jacopo.
je répugne au crime.
— Vous. — Comme tu dis cela !
Et avec un accent indéfinissable : — Comme je le pense.
— Mon garçon, vous en avez pour deux — Sérieusement?
minutes. — Si sérieusement que vous me donne-
Il lui montra le balcon. riez cent mille dollars pour tuer M. de Lin-
Jacopo, terrifié et chancelant comme un L court que je ne le ferais pas.
LA REINE DES APACHES 197

— Tu as tes raisons? . —- Suis-je un homme à aller m'exposer à


« Car enfin tu viens de tuer Jacopo. i
mille fatigues pour de l'or, quand chaque
— Un scélérat ! 1
fois que j'en veux je trouve une idée qui
« Une immonde vermine ! . '
m'en donne sans dérangement?
« Tandis que M. de Lincourt, lui, est un « Le secret!...
très-galant homme. » « Mais ce n'est pas ce que vous pensez.
Huggs se gratta le front. « Tenez, je vais vous en dire un, moi, de
— Mais, dit-il, tu vas me livrer cependant secret, maître Huggs, pour avoir une très-
mademoiselle d'Eragny? belle fortune.
La Couleuvre sourit. « Il vous suffirait de vous emparer de

Capitaine, dit-il, j'ai peut-être pour ! l'empereur du Brésil et de le mettre à la ran-
cela des motifs. çon pour avoir de beaux millions de pias-
« D'abord je vais vous en dire un. jj très.
« Prenez pour commencer que M. de Lin- « Eh bien ! capitaine, le secret du Trap-
court n'est pas mon ami, encore moins mon peur, c'est quelque chose dans ce genre-là.
ennemi. « Vous n'y avez donc pas réfléchi ?
« Je ne le tuerais point, pas plus que je « Tête-de-Bison thésaurisait pour atteindre
ne tuerais une de ces hirondelles que j'aime au chiffre qui lui était nécessaire, afin de
tant à voir voler, quand je suis couché sur faire les frais de l'expédition qu'il entre-
ma dalle. prend aujourd'hui avec le comte et le colo-
« Mais toute ma sympathie se borne à cela. nel.
« Ensuite je vous ferai observer que j'ai « Si le trésor n'était pas d'une certaine
mes idées sur les femmes. nature, évidemment si c'était de l'or, des
« Qu'il perde ou non mademoiselle d'Era- pierreries, des objets facilement transpor-
gny, que m'importe ! tables, Tête-de-Bison n'aurait pas eu à ga-
« Et, au fond, ça le débarrasserait d'une gner péniblement, douros à douros, la mise
de fonds dont il avait besoin.
« Car ou vous la garderez ou vous la ren- « Oui, j'ai le secret.
drez. « Oui, je me tais.
« Rendue, la bourse de M. de Lincourt en <( Non, je ne cherche pas à exploiter le
sera à peine allégée. trésor.
« Il sera si riche ! « Mais soyez sûr, capitaine, que j'en tire-
« Perdue, il aura tout autant de consola- rai profit quand il sera temps. »
trices qu'il en souhaitera, et moins bégueules John Huggs était dominé par la Cou-
que cette petite mijaurée. leuvre.
« Car, avec quinze ou vingt milliards... Le forban resta muet.
— Quinze ou vingt millards ! fit John L Qu'eût-il dit?
Huggs en se levant frémissant. Le lepero grandissait démesurément aux
— Au moins.
yeux de Huggs.
— Qui te Fa dit? Juan reprit :
— Mes — Assez causé.
yeux.
— Tu sais le secret ? « Revenons aux cent mille piastres.
— Aussi vrai « Vous voyez bien "cette commère qui pé-
que vous ne le savez pas, , I
capitaine. » rore là-bas?
John Huggs essaya de protester, mais lee — Oui, parbleu!
sourire railleur de la Couleuvre le démonta a « Elle paraît au mieux avec Basilic.
et il balbutia. ' — C'est une vieille
coquette.
Puis reprenant de Fassur ance : « Vous allez la mander ici et lui donner
— tu sais le secret,
Puisque pourquoi n . dix minutes pour dire où le gouverneur tient
"'en profites-tu pas? j cachées cent mille piastres.
198 L'HOMME DE BRONZE

« Car vous êtes ici chez don Matapan, le i « 1° Il ignore que M. de Lincourt n'aime
rai gouverneur de la ville. ]pas d'amour cette petite d'Eragny.
« Cette vieille, qui adore les beaux « 2" Il ne sait rien, rien, rien du secret.
hommes... dans le genre de Basilic... un « 3° Je lui ai fait croire que je savais tout. »
vieux bouc... chacun ses goûts... cette vieille Puis avec un sourire singulier :
n'en est pas moins capable de ne pas trahir — Cent mille
piastres !
le secret de dou Lopez... à moins d'user d'un « Avec ce levier, beaucoup de diplomatie
peu de torture. et de l'audace, c'est moi qui profiterai du
« Je vous recommande les mèches sou- secret du Trappeur. »
fréeSj capitaine. Il s'assit d'un air assez indifférent et cohta
— Bien ! fit Huggs. à d'autres leperos comment on l'avait écon-
— Et maintenant, capitaine, oi-donnez à duit de chez le capitaine.
deux de vos soldats de me faire jeter à là Bientôt on entendit dans le palais retentir
porte. des hurlements.
— Tiens, pourquoi? j Maria, la gouvernante de don Lopez, pous-
— Je dirai
partout à mes amis que si j'é- sait des cris affreux.
tais venu ici, c'était pour vous demander une C'était Basilic lui-même qui avait allumé
gratification au bénéfice des leperos, mes les mèches soufrées !
camarades. Quelles torches d'amour !
« Vous me chassez maintenant. Les cris cessèrent.
« Mais quand vous aurez les cent mille Un instant après, un pirate vint appeler
piastres, vous me rappellerez. la Couleuvre.
« Les piastres sont en papiers sur New- — Le capitaine vous demande, camarade,
York et San-Francisco. dit-il.
« Vous me les remettrez. « Il parait disposé à vous écouter.
•« Je sortirai alors en criant : Vive John — A la bonne heure ! fit le jeune homme.
Huggs! Et d'un pas indolent, il monta chez John
« Les mules chargées d'or seront arrivées Huggs.
à ce moment. — Voilà les valeurs, lui dit celui-ci
quand
« Vous filerez, H ne sera que temps, et ils furent seuls.
rondement. « Mais j'ai à te proposer un grand marché.
« J'annoncerai — Si c'est
la gratification et vous la pour le secret, dit la Couleuvre,
donnerez. je demande huit ou dix jours de réflexion ;
« Votre arrière-garde jettera des poignées enlevons toujours .la fille.
de piastres à la foule qui suivra et qui se « En vous la remettant, je vous ferai, pour
battra pour ramasser.celte aumône. la grande affaire, mes conditions,
« Cela occupera les leperos, voire le bour- — Mon camarade, dit Huggs joyeux, je
geois, pendant votre retraité. les accepte d'avance.
« Hors la ville, vos deux cents cavaliers « Mais ne pourrais-tu aujourd'hui...
ne craignent plus rien. — voici les mules.
Capitaine,
« A tout à l'heure, capitaine. « Ne perdez plus une minute. »
— Juan, tu es un grand homme ! dit John Et sortant brusquement, il cria joyeuse-
Huggs avec une franche admiration. ment aux leperos :
— Par l'esprit! oui, dit la Couleuvre. « Largesses, camarades 1
« Mais je ne suis pas porté à l'action... « Largesses!
sans cela « Le capitaine va faire jeter de l'or par son
« Allons, faites-moi chasser ! » arrière-garde.
Et Juan fut expulsé un peu violemment. « Vive John Huggs. »
Un moment après il murmurait : Les acclamations les plus bruyantes reten-
— Je croyais ce John Huggs plus fort. tirent sur la place.
LA REINE DES APACHES 199

Suivant le conseil du lepero, Huggs se ! — Reprenons tout!


hâta. Et la foule se ruait de plus en plus déter-
Les yeux du peuple flambaient. minée, si bien que des pierres furent lancées
L'escorte des mules avait déjà, par les dif* aux pirates en échange de leurs lihéralités ;
férents quartiers, été inquiétée timidement, . si bien que Huggs, placé à l'arrière-garde et
il est vrai, mais inquiétée. i la commandant, jugea que la situation pou-
Les pirates de la savane, sabre au poing, vait devenir critique et qu'il donna ordre
entourèrent le convoi, et l'on se mit en de faire hâte;." le pas.
marche: • Il était ten ps que l'on parvînt à une porte
'
Les prévisions de la Couleuvre devaient et que l'on soitît do la ville; car à peine la
se réaliser avec une remarquable précision. troupe et le convoi curent-ils passé les fos-
Décidément ce garçon était avisé et plein sés qu'une formidable poussée de peuple
de sens. jeta plus de quinze cents personnes hors des
La foule, au contact des douros jetés par murs, tous geas armés et âpres à la curée,
l'arrière-garde, sentit s'allumer ardente et tous arrivés au dernier dpgré de l'audace que
implacable sa convoitise surexcitée encore peut donner à des lâches la _cupidité poussée
parla violence avec laquelle elle se disputait à son paroxysme.
les poignées de monnaie jetées par les pi- Maître Huggs attendait çeltp occasion de
rates. châtier ce peuple.
Les cris frénétiques poussés par les lepe- B fit prendrp le trpt de chasse à son cpn-
ros, cris de plus en plus sauvages, apprirent voi do mules.
à maître Huggs que, sans de sages: précau- Celui-ci fut bientôt à quelques mille pas
tions, lui et les siens auraient eu fort à faire. de la ville', et la troupe, dépassée par lui, le
En recevant les premières ondées do la couvrit en un peloton très-serré.
sur —- Gentlemen, dit froidement Huggs aux
pluie d'argent et d'or qu'on répandait
elle, la multitude avait hurlé fiévreusement : siens, faisons-nous, petits et serrons-nous, les
— Vive Huggs! uns contre les, autres,
« Vive les pirates! » « Il faut encourager ces imbéciles. »
Peu à peu ces vociférations avaient pris j La troupe massée ne présentait pas un as-
un autre caractère. i pect redoutable.
Çà et là, ici et ailleurs, partout, on se | E,n un carré épais, de vingt rangs de prp-
battait avec àpreté. | fondeur sur vingt de largeur, elle semblait
Bousculades d'abord, coups de couteau I un petit pploton.
ensuite, bientôt combats acharnés, mais Jjos gens d'Austin, bientôt au nombre de
courts, poussée des retardataires, écrase- , plusieurs milliers, se crurent assez forts pour
ment de beaucoup, résistance des plus avan- ! écraser cette poignée de cavaliers.
cés qui voulaient se donner le temps de ra- i La foule voyait le convoi filant toujours,
masser les douros. mais remis au pas pour franchir une longue
Et Fou criait aux pirates : et raide montée.
— Plus vite! En peu d'instants, formant deux grandes
« Jetez plus vite ! j ailes, la population déborda à droite et à
« Vous avez la main avàré. ! gauche la troupe des pirates.
«Dé For! C était le moment attendu par J ohn Huggs,
« Chiens de voleurs, de l'or! j qui commanda :
« Canailles de pirates, de For î » l — Gentlemen ! les dix premiers rangs
Puis on exigeait plus encore. vont tourner à gauche avec Basilic.
On criait : « Les dix derniers tourneront à droite
— Une mule ! avec moi.
«Nous voulons une mule entière! » « Coupons cette canaille en deux tronçons
Enfin un cri général fut proféré. et sabrons à outrance.
200 L'HOMME DE BRONZE

« Si les. jolies femmes vous vont, gentle- 1Huggs un instrument destiné plus tard à
men, enlevez, mais à lafin... <
être brisé.
« .Sabrons d'abord. » Pendant que John Huggs massacrait Aus-
Un hurrah terrible de la bande lui ré- !tin, la Couleuvre, tranquille sur sa dalle,
pondit. .iméditait, seul; dans la ville, sur la meilleure
Ces deux cents compagnons, gens de sac façon d'enlever mademoiselle d'Eragny el
et de corde, coquins intrépides, bandits de de la remettre à John Huggs... j
vieille souche, cette troupe faite de toutes
les écumes et animée du souffle brûlant de
tous les vices, ces brigands, enfin, indomp- CHAPITRE XXXI
tables, avides de sang et de plaisir, se ruè-
rent avec une fougue inouïe sur cette masse D'UNECONVERSATION
QUIEUTLIEUENTRETOMAHO
sans cohésion, au milieu de laquelle ils tra- ET L'AIGLE-BLEU
cèrent de larges sillons.
Eh un instant, au milieu d'une affreuse , C'était le-soir de-la deuxième journée de
mêlée, hommes, femmes, enfants tombèrent marche de là caravane.
sous les sabres rougis et furent piétines sous Le bivac était établi.
les fers des chevaux: Les aventuriers se répandaient de tous
Des plaintes désespérées, des cris d'effroi, côtés autour du camp.
les grands bruits de la charge roulant sur le Tomaho, comme les autres, le rifle : sur
sol ébranlé, les coups de feu, les chocs re- l'épaule, le revolver à la ceinture, était
tentissants, les appels désespérés et les cla- parti en quête de gibier; c'était un excellent
meurs . chasseur. .
stridentes des pirates vainqueurs
montaient vers" le ciel, remplissant l'air de Il tirait surtout la petite bête.
vibrations Pourquoi ce géant, qui aurait étouffé un
chargées de terreur.
C'était une scène atroce. lion dans son étreinte, avait-il pris cette,spé-
La foule éparse s'enfuit éperdue. cialité d'abattre les petits oiseaux et le menu
fretin du gibier.
Cinq cenfs cadavres jonchèrent le sol.
Effet des contrastes.
Les pirates disparurent en emportant des
Tomaho aimait ce qui était, gracieux,
femmes, choisies au milieu des hasards d'une • •.
mièvre et minuscule.
chasse à la mantille qui termina ce drame
Il adorait les brochettes d'ortolans et les
émouvant.
grappes rôties de roitelets.
Austin, du haut de ses remparts, vit dispa- Ce qu'il en fallait pour ce grand corps, de
raître bientôt à l'horizon et les pirates de la
ces babioles, était incroyable ; douze dou-
savane, et le trésor et la fleur des belles
zaines de mauviettes, une vingtaine de pi-
filles que l'imprudente. curiosité féminine
avait poussées dehors. geons, de cailles et de perdrix, des sangliers
de lait et quelques filets de grosses pièces,
Le soir, il y eut orgie au camp des pirates ; tel était son ordinaire était
quand lâchasse
des rixes, des combats s'engagèrent à propos abondante.
des femmes enlevées, dont quelques-unes, Toutes viandes délicates.
les malheureuses, avaient leurs enfants. Ce jour-là, le vent, l'état de l'atmosphère,
Ce fut une scène affreuse de luxure et de
l'heure, tout conspirait en faveur du chas-
querelles sanglantes. seur.
Décidément John Huggs était un remar- Aussi déjà avait-il de gi-
ample charge
quable capitaine. bier.
Mais un homme se dressait en face de lui, Du col du géant à sa ceinture descen-
énigme indéchiffrée, diplomate rusé et re- i daient en guirlandes, en écharpes, entresses,
doutable, qui, lui aussi, voulait le secret du : en festons, en queues de renard, des enfi-
et qui comptait faire de maître
Trappeur, j lades de petites pièces, plumes et poils,
LA REINE DES APACHES

On y dort le pistolet au poing.

formant des contrastes charmants de ton et 11 revenait au camp par le chemin des
de contours ; une trentaine de perroquets de écoliers.
diverses espèces tranchaient sur le fond par Pourquoi?
l'éclat de leur plumage; le géant impri- Ce que nous allons dire de Tomaho pourra
mait des ondulations aux chapelets appen- paraître singulier à certains lecteurs ; cepen-
dus autour de lui et faisait jouer les couleurs dant rien n'est plus vrai '.
resplendissantes des oiseaux, en opposition Tomaho était souvent fatigué des hommes,
avec les gris chatoyants et les noirs soyeux qu'il trouvait petits, mesquins, incapables
des fourrures. de comprendre sa grande, forte et simple
C'était un tableau digne du pinceau de nature.
quelque grand peintre de natures mortes. 1. PierreFerragut,dans ses voyages,a particulièrement
Tomaho s'en allait, ne tirant plus ; il en connu Tomaho,qui lui sauva la vie le S janvier 1864.Le
lecteur ne s'étonneradonc pas que, nous associant,à 1».
avait assez. reconnaissancede notre collaborateur,nous consacrions
Impossible de se baisser pour ramasser parfoisà Tomahodes pages émues. . «,
Si Pierre Ferragut n'avait pas été sauvé par ce brava
une pièce. colosse,4 cetteheure, nous n'aurions pas à écrire ce HTM.
L'HOMME DEBRONZE.— 41 LA REINEDESAPACHES. — 26
202 L'HOMME DE BRONZE

Il aimait à se promener dans sa majesté A chaque évocation, il s'arrêtait, ouvrait


et dans sa force, en pleine nature, courbant . ses grands bras, et criait :
devant lui, doucement, sans efforts, les arbres — Terre, terre, pourquoi n'es-tu pas une
qui gênaient sa marche. femme?
Là il était roi et se pressentait demi- « Je voudrais t'enlacer et t'étreindre,
dtêU' par l'apothéose qui l'attendait à la fin broyer toutes tes fleurs sur ma poitrine,
de ses jours glorieux. bok'e à toutes tes rivières et vider tes océans
De temps à autre, un instinct secret l'aver- d'un trait! »
tissait qu^l ferait quelque chose de gigan- Et le géant venait de lancer cet appel,
tesque» d'inouï, et qu'il serait immortalisé. . quand tout à coup une main, posée sur son
H disait avec un vague sourire : épaule, coupa court à son inspiration.
—^ J'ai dans l'idée que quelque jour pu j Il se retourna.
verra Tomaho étonner ses frères. L'Aigle-Rleu était derrière lui...
Mais, chez lui, c'était un pressentiment L'Aigle-Rleu, c'est-à-dire un ennemi par-
confus des grandes et mémorables destinées ticulier.
qui l'attendaient. La vue en fut d'autant plus désagréable
A cette heure, il allait paisiblement, re- ! au géant qu'il n'aimait pas à être dérangé
gardant à droite, à gauche, flânant, souriant > quand il était en commerce de coquetterie
aux fleurs et caressant les jeunes arbres. avec la nature.
A tous il disait des choses charmantes. Tomaho, du reste, avait une forte haine
Il était amoureux des petites clochettes contre l'Aigle-Bleu.
bleues qui pendent le long de certaines Il se souvenait de l'affaire de la chausse-
ronces. Les grands calices rouges et les trape do pierre où ses amis étaient tombés.
cOftpés blanches des cactus le ravissaient Comme il raisonnait rarement, car il jugeait
d'aise;; H s'extasiait devant un jeune et beau la chose inutile, étant fort, il étendit le bras
chêne, le flattant de la main, et lui disant : pour saisir l'Aigle-Bleu et l'étrangler sans
« V», grandis, mon bon garçon ; tu seras autre forme de procès.
comme moi un géant. » C'était simple et facile.
Le «Peur de Tomaho était plein de pater- Mais...
nité, il en débordait. Tomaho en recula de surprise...
Et... pas d'enfants! Le chef apache apparut tout à coup rayon-
Ce n'était pas impuissance ; au contraire. i nant, éblouissant d'une auréole d'où s'e-
Tomaho était resplendissant de sève et de chappaient des gerbes de lumière.
vigueur. Tomaho était superstitieux, comme toutes
Malheureusement, jusqu'ici, il n'avait pas les natures primitives.
rencontré de femmes faites à sa taille et il H fit six pas en arrière, ce qui le mit à
s'amusait aux mièvreries de l'amour. douze mètres de l'apparition ; car, pour lui,
Son âme souvent éprouvait le besoin de ce n'était plus un homme, mais un fantôme
s'épancher et il se livrait alors, grand poëte qu'il venait de voir.
inconnu, aux jouissances infinies des pro- L'Aigle-Bleu ne fit pas un mouvement et
menades solitaires dans lesquelles la nature parut attendre.
vous enlace de ses bras puissants, offre à vos Tomaho, par un effort pénible de volonté,
lèvres d'innombrables mamelles et vous essaya de réfléchir un instant ; il cherchait à
enivre par tous les pores de ses parfums et se rendre compte de ce qu'il voyait, mais il
de son souffle. comprit qu'il n'y parviendrait pas.
Tomaho allait donc à travers la prairie et C'était, du reste, une fort singulière aven*
lés bois, courant les clairières, respirant à ture.
pleins poumons, chantant d'étranges choses. L'auréole grandissait, grandissait tou-
•Il avait des refrains bizarres, improvisa- jours ; si bien que Tomaho finit par reculer
tions de sauvage, naïves et touchantes. I encore, et prit une détermination.
LA REINE DES APACHES 203

Il salua poliment l'apparition et dit d'une Une fierté bien naturelle empêchait le bon
voix grave : I géant de présenter des excuses au sachem
— Si tu -s l'Aigle-Bleu en personne, je ; apacho.
trouve mal à un guerrier d'employer des Tomaho eut une magnifique contenance.
sortilèges et des prodiges pour en intimider Il attendit fier et debout que l'Aigle-Bleu
un autre. lui parlât.
« Si tu n'es qu'une ombre, un fantôme, Le sachem apache ne se pressait pas.
une chose surnaturelle, dis-moi ce que tu j Debout aussi, calme, souriant d'un air
veux et, si c'est possible, je le ferai : parce que Tomaho jugea très-affable, l'Aigle-Bleu
que, moi, j'aime mieux obéir tout de suite semblait admirer le géant.
aux esprits que de discuter avec eux etm'ex- Ici peut-être, à celte heure où le colosso
poser à des avanies de leur part. est campé sur le sol, intrépide, mais sans
« Seulement il était inutile de prendre la forfanterie, croyant braver un danger in-
forme de l'Aigle-Bleu, parce qu'elle m'est ; connu, mais redoutable, à cette heure, disons-
désagréable. » nous, un portrait détaillé de Tomaho sera
Cela dit avec fermeté, le géant attendit. favorablement accueilli.
Cependant, peu à peu, lentement, insen- Les Araucaniens, dont il était, dit le savant
siblement, de telle sorte que Tomaho pou- Humboldt qui a contrôlé tant d'erreurs et
vait en constater la décroissance, ce qu'il y avancé tant de vérités dans ses immenses
avait de lumineux, d'extraordinaire de sur- voyages, les Araucaniens sont à coup sûr les
naturel dans l'apparition se dissipa et s'é- hommes qui ont la plus haute taille de
vanouit. tous.
Il resta un. homme de chair et d'os, FAigle- Chez eux, la bonne moyenne est de sept
Bleu! pieds environ.
Tomaho, cependant, demeurait convaincu « Mais, a dit le père Rançon qui -a vécu
d'avoir vu l'auréole, bien vu, au point d'en longtemps au milieu d'eux, les hommes de
être aveuglé. j huit pieds ne sont pas rares. »
Il en avait senti le rayonnement, il avait i Un mot encore sur cette race.
dû fermer les yeux devant l'éclat des rayons ! Humboldt constate qu'elle est la plus
lumineux. j douce, la plus brave, la plus civilisée de
Tomaho ne douta pas qu'il ne fût en pré- toutes celles de l'Amérique.
sence de l'Aigle-Bleu et que celui-ci ne fût Les Araucaniens ont dés maisons, des vil-
un sorcier distingué. lages, et cultivent.
Or le géant n'aimait pas avoir maille à On sait que M. Orélie de Touneins, un avo-
partir avec les gens réputés dans la prairie cat français, eut l'audace de se rendre en
pour posséder certains secrets de pratiques Araucanie pour y fonder un royaume, et qu'il
magiques. y réussit en détruisant le pouvoir des sa-
Très-superstitieux, les Indiens, et nombre chems.
de chasseurs croient aux évocations, aux M. de Touneins nous a écrit pour prptes-
esprits, aux farfadets, gnomes, fantômes, , 1er, dit-il, contre nos assertions le repré-
sorts, apparitions et autres balivernes de : sentant comme un « renard subtil, » comme
cette sorte. ; « un lâche coyote. » Qu'il croie bien que
Aussi Tomaho, plus simple dans son ad- j nous ne pensons pas un mot des injures que
mirable naïveté qu'aucun autre, était-il plein ce bon Tomaho lui adresse.
de respect pour les prétendus sorciers. Tomaho était chef suprême des sachems,
En conséquence, à cette heure, il regret- et M. de Touneins, par un coup de politique
tait fort de s'être mis au plus mal avec adroite, l'a dépossédé ou soumis, comme on
l'Aigle-Bleu, voudra.
Mais qu'y faire? C'est le jeu des révolutions.
Pouvait-il revenir sur le passé? Nous sommes au contraire très-sympa-
204 L'HOMME DE BRONZE

thiques à ce hardi compagnon qui est allé j manda i si jamais il trouverait à se marier et I
créer un royaume français en Araucanie et ]
l'on déclara unanimement que la chose ne I
nous regrettons que le Chili ait détruit cet serait jamais possible.
"
empire naissant. Et pourtant... Mais n'anticipons pas. I
Mais il nous est bien permis de peindre Racontons plutôt la mémorable décon- m
Tomaho tel que Pierre Ferragut l'a vu, et venue de Tomaho. I
de répéter fidèlement ses imprécations con- H était à San-Francisco.
tre celui qui l'a banni. On exhibait une géante.
Ceci dit, nous espérons que M. de Tou- On en disait merveilles.
neins ne donnera pas suite au procès dont Tomaho, le coeur plein d'espoir, se dit
il nous menace, car, outre qu'il le perdrait, qu'il a peut-être enfin trouvé chaussure à
il ferait une telle réclame à notre oeuvre que son pied.
trente ou quarante mille lecteurs viendraient Il court, il vole au théâtre, il palpite, il
encore augmenter le succès qui l'a accueil- nage dans la joie : la géante apparaît, éton-
lie, et cela nous encouragerait peut-être à nante, superbe, presque aussi grande que
raconter plus au long l'histoire de M. de Tomaho.
Touneins et de Tomaho. Il est ravi.
Cette question vidée, revenons au géant Mais un instant après que la géante a dis-
et esquissons-le. ! paru, un géant lui succède.
C'était certes un des plus splendides spé- i Un géant... d'aspect très-redoutable.
cimens de la race humaine que cet hercule Tomaho s'inquiète.
indien. Tomaho s'informe.
Puissant sans être massif, énorme mais Catastrophe !
harmonieux, de figure placide mais régu- C'était le mari de la géante.
lière, correcte, belle même quand l'amour Tomaho prit un parti violent.
'
ou la colère l'animait, Tomaho était de ces A cette époque, le contact des hommes ci-
colosses que les hommes estiment sans les vilisés ne lui avait pas encore fait perdre une
redouter, que les gredins fuient, que les certaine violence sauvage de caractère; il
enfants adorent et que les femmes trom- résolut d'enlever la géante.
pent. Il prit ses dispositions.
C'était une sorte de Samson indien. Avec une adresse de Peau-Rouge, à l'issue
On raconte que, dans sa tribu, il avait eu d'une représentation, il se glissa dans les
un harem de Dalilas. coulisses du théâtre et il parvint à sur-
Ces dames, paraît-il, avaient des amants, et prendre la géante qui se préparait à changer
quand on les accusait auprès de Tomaho, il de costume dans sa loge.
disait bonnement : L'envelopper dans un zarapé, la bâillonner,
— Que voulez-vous? la charger sur un char qui attendait à la
« Je suis trop grand, on le sait, pour les porte du théâtre, fuir avec elle, ce fut l'af-
aimer sérieusement; il faut bien que le voeu faire d'un instant.
de la nature soit complètement satisfait. 0 amour !
« C'est déjà très-aimable de leur part de se Rien ne te résiste !
montrer bonnes filles avec moi dans la me- Oui... mais...
sure du possible. » Pauvre... pauvre... Tomaho!
Ron, excellent Tomaho ! Il s'était fendu d'un luxe princier.
Déjà tous les Patagons et Araucaniens se Il avait préparé dans la prairie un wigwam
plaignaient de ce que leurs femmes n'étaient splendide.
pas faites à leur taille. Il avait loué des serviteurs et des ser-
(Les Arabes, constatons-le, en disent au- vantes indiennes pour sa princesse.
tant des leurs.) n comptait lui proposer de passer leur
Mais quand Tomaho eut grandi j on se de- lune de miel dans un voyage charmant à
LA REINE DES APACHES 205

travers les plus beaux sites de la prairie. part au souper, et au dessert il dit à To-
Car, d'être aimé, il n'en doutait pas un maho.:
seul instant. — Gentleman et sachem, vous avez troublé
« Je suis beau, s'était-il dit avec la noble ma représentation.
franchise des coeurs simples. « La géante enlevée, je n'ai pu exhiber
« L'autre est laid ! mon géant.
« Elle m'adorera. » « J'ai droit à des dommages-intérêts con-
Malheureux Tomaho ! sidérables.
Arrivé au wigwam, en face du festin splen- , « Sans compter une action au criminel
dide préparé pour la dame de ses pensées, qui peut vous mener loin.
Tomaho s'aperçut... « Les gens de police, en nombre, bien
j
Voilà ce qui s'était passé, et, si armés, cernent votre petit campement.
c'était
drôle pour les autres, cela ne l'était pas pour « Voulez-vous transiger?
lui. — Si c'est possible, oui, dit Tomaho
Le Rarnum qui exhibait le couple de la très-penaud, vexé, mais abattu.
— Je ne vous demande pas d'argent, je
géante ot du géant était un très-ingénieux
vous en propose, fit le Barnum.
compère.
On en jugera. « Je solderai tous les frais de cet enlève-
Il n'avait en réalité que le géant à mon- ment.
— Vous dites?... fit Tomaho.
trer.
— Je dis que je vous donnerai de plus une
Mais, homme d'esprit et de coeur, il jugea
bonne somme.
qu'il fallait, pour frapper le public, une com-
Tomaho était stupéfait.
pagne à son colosse.
Les bonnes âmes sont ainsi faites qu'elles Le Barnum continua :
— Cet enlèvement a fait un prodigieux
s'attendrissent à l'idée d'un couple intéres-
effet; il faut en profiter.
/sant, et le Rarnum en question connaissait
« Je vais congédier les hommes de po-
/ son monde.
lice. »
/ Que fit-il?
Ces prétendus hommes de police étaient
j II déguisa, grima, transforma son géant
des gens de son cirque que le Barnum avait
en géante, lui fit donner des leçons de grâce,
emmenés à la poursuite du ravisseur.
de maintien, de pose féminine.
Il reprit :
L'éducation faite, il lui dit : — Vous n'aurez
— Je double tes qu'à courir la prairie
appointements.
« Tu paraîtras en géante, puis en géant pendant quatre jours encore.
« Vous chasserez avec Malo (c'était le
dans la même soirée. »
nom du géant).
Voilà pourquoi on ne les voyait jamais en- « Dans quatre jours, Malo rentrera à San-
semble. Franciseo avec vous.
Quelle déconvenue pour Tomaho ! « Mais... »
Ici le Barnum exhiba des billets de
Le géant enlevé était bon enfant; il rit
banque et dit :
beaucoup. — Vous voyez !
Tomaho finit par rire aussi. « Cette liasse est à vous, si vous vouiez
Les deux compères s'assirent pour manger consentir à m'écouter.
le repas préparé. « Malo sera costumé en géante, et vous...
Tout à coup survint le Rarnum, qui suivait avec la fausse barbe de Malo quand il re-
les traces du ravisseur. devient géant, avec sa perruque, avec un
Il n'avait pas l'air trop courroucé. maquillage, avec certains apprêts, vous se-
H salua Tomaho, lui fit un compliment 1 rez
grimé comme l'est Malo dans son rôle
railleur, accepta une invitation à prendre d'homme;
106 L'HOMME DE BRONZE

« Vous ferez ainsi votre entrée dans la — Écoutez, dit-il, je serais


gentleman,
ville, un soir, car affronter le plein jour se- i
très-humilié de ce que vous proclamerie,
rait un peu risqué. iune chose fausse sur votre théâtre, en disant
« Vous serez, vous, sachem, censément i < que Malo m'a vaincu.
avoir repris votre femme sur le farouche « Cela serait très-déshonorant pour moi.
ravisseur Tomaho. « Je vous propose d'annoncer que moi
«Vous vous rendrez droit au théâtre au Tomaho, emporté par l'amour aux violences
milieu d'un immense concours de peuple. aveugles, j'ai, comme l'impétueux bison des
< Vous aurez derrière vous les mules savanes, donné tête basse dans les voies
chargées du wigwam où nous sommes. criminelles du rapt et de l'adultère. »
« Je ferai aussitôt afficher et annoncer que Le Barnum étonné murmura :
je vais exhiber Malo, vainqueur de Tomaho, — C'est
stupéfiant !
lui ayant repris sa femme et ayant enlevé le « Il trouve des phrases splendides pour
wigwam du séducteur. mon annonce.
« Vous paraîtrez avec Malo en géant, et « Allez, sachem, allez ! »
vous jouant le rôle de Malo. Et le Barnum écrivit des notes.
« J'aurai réalisé mon rêve et exhibé mes Tomaho s'en choqua :
deux géants à la fois. » — écrivez-vous? dit-il.
Pourquoi
Tomaho, la tête en feu, haletant, malheU- — Pour me souvenir des phrases
j que
reux, suivait l'explication, mais ne compre- j vous venez de dire.
nait que très-vaguement. j « Elles sont merveilleuses pour la cir-
Ce n'était pas un sot que le digne géant, constance.
tant s'en faut. — Alors vous trouvez
que je parle bien ?
Cependant les idées compliquées l'ahuris- — Admirablement !
saient toujours un peu. — Bon! Inutile d'écrire...
Il saisissait bien que deux et deux font — Mais... si vous alliez oublier... »
quatre; il lui aurait été difficile d'apprendre Tomaho eut un mouvement d'orgueil et
les logarithmes. dit majestueusement :
Lorsque le Barnum lui demanda : — Je n'ai
pas besoin que l'on mette mes
— Acceptez-vous?
phrases sur le papier.
—- Recommencez lentement à m'expli- « Comme tous ceux de ma tribu, je suis
quer la chose, dit Tomaho. assez éloquent naturellement pour inventer
« Je veux voir s'il n'y a pas d'embûches des comparaisons très-belles, et ça ne me
dans ce que vous dites. coûte aucun effort.
« Les hommes comme vous, montreurs de — Cependant, sachem, il n'y a rien de
phénomènes, ont la langue fourchue des choquant à inscrire quelques-unes de vos
serpents et leur astuce.» expressions sur ce carnet...
Le Barnum qui était patient, ayant fait — Je ne le permets pas! dit Tomaho. Tu
des éducations d'ours, recommença claire- m'offenserais !
ment, lentement, nettement l'exposition de (Il en était révenu au tutoiement avec le
son plan. Barnum.)
Tomaho en comprit l'ampleur, et l'étour- — Mais en quoi ?
dissante combinaison du Barnum lui inspira — Imagine-toi un fleuve qui ne tarit ja-
pour celui-ci une grande admiration. mais, dit fièrement Tomaho.
Mais, ceci peut paraître inouï, il trouva — Je me l'imagine ! fit le Barnum se de-
moyen de rendre l'idée plus complète en- mandant où le sachem voulait en arriver.
core et d'exhiber trois géants... — Tu te promènes et tu voyages le long
Oui, Tomaho, l'homme simple, Tomaho > de ses rives.
si peu intrigant, Tomaho perfectionna en- - ' —Je voyage... je voyage... je voyagerai
core la conception du Barnum. tant que vous voudrez, sachem.
LA REINE DES APACHES 207.

— Tu vois cette eau du fleuve immense, tu de même ces larmes calmèrent l'incendié
as soif, tu bois. allumé dans la poitrine de Tomaho.
— Bon! sachem, je bois. « Alors le sachem se mit en marche avec
— Puis tu te dis : Je vais continuer à sui- la géante poUr la rendre à son mari, auquel
vre le cours du fleuve. il jura sur le grand Manitou que la vertu de
« L'eau est très-bonne, le pays est très- sa femme était aussi pure que la neige éter-
giboyeux. nelle des montagnes de l'Apacheria !
« Mais voilà que tu penses que le fleuve « Voilà!...
de — 11 aura des tonnerres
peut tarir et que tu fais la mesquinerie y d'applaudisse-
mettre en réserve de l'eau dans des gourdes. ments, dit le Rarnum.
« Qu'as-tu fait ? « Le peuple voudra vous voir.
« Tu as offensé le fleuve, qui est inépui- — Je me montrerai, dit Tomaho.
sable ! '; « Du moment où c'est pour être applaudi,
« Et ton èau s'échauffe dans tes gourdes ; . je veux bien me faire voir.
elle n'est plus bonne à rien. — Sur la scène?...
« Pour les belles paroles, les comparai- — Non, dit Tomaho.
sons et les discours, je suis le fleuve intaris- ; « Je veux être dans cette belle petite salle
sable ; il est inutile par conséquent de mettre dorée qui est la plus jolie de toutes celles où
mes phrases en bouteille. i l'on met les spectateurs.
<(As-tu compris ? » — La
loge d'honneur !
Le Barnum se leva. « Vous l'aurez, sachem, vous l'aurez ! »
Il était réellement étonné, lui qui ne s'é- Et les conventions ainsi faites, la comédie
tonnait de rien. se joua.
Il salua gravement, solennellement To- Elle eut un immense succès de larmes;
maho, puis se rassit. ! on pleura sur la générosité de Tomaho ; les
C'était un hommage sincère. femmes sensibles lui envoyèrent des bou-
Le Barnum trouvait Tomaho admirable en < quets et les gentlemen lui offrirent un lunch
son genre. qui fut certes le plus beau déjeuner de la
— Reprenez, sachem, reprenez le fil de saison à San-Francisco.
vos idées. ' Peut-être avons-nous eu tort de raconter
— Je reprends, dit Tomaho. cette anecdote; mais nous faisons le portrait
« Nous disions donc que tu annoncerais ! de notre héros et peut-être serait-il incom-
que le grand sachem Tomaho, brûlé de tous plet sans certains traits qui le peignent.
les-feux de l'amour, se sentit poussé aux ré- Ainsi nous dirons un mot de son arme-
solutions coupables par le souffle embrasé ment, qui était typique.
de la passion qui l'emportait au mal, comme Tomaho s'était acheté un de ces fusils de
le vent brûlant du désert emporte la saute- rempart qu'un tambour-major ne pourrait
relle dévorante dans les plis de son manteau mettre en joue.
de flammes. Arme terrible, espèce de canon portatif
- « Bison impétueux » m'allait, dit le auquel on aurait mis une crosse de fusil, et
Barnum. qui lançait des biscaiens gros comme des
« Mais cette phrase-ci est peut-être plus oeufs.
académique que l'autre. | Il le maniait comme un autre manié une
« Nous verrons à les utiliser toutes les ! carabine.
deux, si c'est possible. » Il avait en outre deux fusils ordinaires à
Cependant Tomaho continuait : deux coups.
« Tu ajouteras, dit-il, que, le rapt commis, Il les portait, comme de simples pistolets
Tomaho vit pleurer la belle géante, et que, de chasse, à sa ceinture, et il s'en servait sans"
de même que la rosée apaise la soif de la ; épauler, tirant d'Une main la plupart du
grande savane desséchée par le soleil d'été, 1 temps.
208 L'HOMME DE BRONZE

Sans-Nez prétendait alors que Tomaho On conçoit que l'Aigle-Bleu, si grand et


était un poseur. . '
si beau guerrier qu'il fût, admirât Tomaho,
Il se trompait. - I plus grand et plus beau que lui, quoique sa
Le géant, surpris.par le vol subit d'un uK ! beauté fût toute autre.
seau, trouvait plus rapide et plus simple de Il y avait. d'ordinaire quelque chose de
se servir de son fusil comme d'un pistolet. menaçant et de terrible dans l'expression
Mais Sans-Nez jalousait beaucoup To- des traits de l'Aigle-Bleu.
maho et le dénigrait. | Tomaho, à première vue, paraissait bon,
Le digne géant .s'était fait fabriquer une et, par la suite, on le jugeait excellent
hache qui avait soixante-quinze centimètres homme.
de fer et qui était emmanchée dans un jeune '• Le géant avait toujours remarqué, sur le
tronc d'acacia durci au feu. . | visage de l'Aigle-Bleu cette dureté que nous
Cette hache formidable, au tranchant de avons signalée ; et c'était une des causes
fin acier, abattait les plus gros arbres en pour lesquelles il F aimait peu..
quelques coups. i Mais ce jour-là le sachem, par extraordi-
Rien n'était plus saisissant que de voir un naire, ayait un sourire affable sur les lèvres
chêne séculaire tomber sous cette hache de . et de la bienveillance dans le regard.
Tomaho en un instant. "....;.. Il s'avança lentement et salua courtoise-
Le géant apparaissait alors, au milieu des i ment le géant.
abattis qu'il faisait autour de lui, comme le — Je suis heureux de voir mon frère,
dieu des bûcherons. lui dit-il d'un air franc. .
Tomaho n'était pas homme à dédaigner « Mon frère n'est peut-être. pas aussi
les revolvers, ayant remarqué que ces petits charmé de me rencontrer?
instruments tuaient très-bien., —Pour être vrai, fit Tomaho, comme ma
Il en ayait donc une douzaine tout.autour. ; langue n'est pas. fourchue et que mon coeur
de sa ceinture. est un cristal, je t'avouerai, sachem, que j'au-
Mais comme jamais; il n'avait puintroduire rais été heureux de ne point te trouver sur
son doigt dans les sous-gardes, il avait dû mon chemin.
en faire fabriquer, d'énormes. « Jesuiston ennemi et jeviens, à mon grand
Si bien que ses revolvers avaient un as- regret, de m'apercevoir que tu ps sorcier.
pect tout à fait particulier (fait absolument « Dès ce moment, la lutte n'est plus loyale
vrai noté avec soin par M. Pierre Ferragut). entre nous.
Enfin Tomaho avait un arc qui mesurait « C'est ce qui fait que je ne t'ai pas en-
trois mètres. voyé une balle. »
Ses flèches auraient pu passer pour des Le sachem apache prit un air étonné et de-
lances. manda :
— Où donc as-tu reconnu
Pourquoi l'arc? que j'étais un
Pourquoi les flèches? sorcier?
« Parce que la balle chante un chant de — Et cette espèce de flamme
qui t'envi-
guerre retentissant en sortant dû fusil, di- ronnait tout entier?
sait Tomaho. — J'observais autour de toi le même pro-
« Tandis que la flèche tue sans faire de dige ! fit l'Aigle-Bleu.
bruit et à bonne distance. » « C'est pourquoi, au lieu de t'envoyerune
Parbleu ! flèche comme je me le proposais, je suis venu
Avec un arc pareil, avec sa force de poi- vers toi en ami.
— Comment! fit Tomaho,
gnet, Tomaho vous envoyait une flèche à j'étais, moi
plus de six cents mètres... aussi, rayonnant de lumière?
La portée des anciennes carabines — fit FAigle-Rleu.
Resplendissant!
Tel était l'homme. En disant ces mots, le sachem apache
[ passa sa main sur ses lèvres.
LA REINE DES APACHES i

eiilcvemenU

Peut-être était-ce pour dissimuler un sou- travail de réflexion qui aboutit à cette de-
rire un peu railleur. mande :
— Ah! reprit Tomaho, j'étais, comme — Mon frère sait-il pourquoi nous étions
toi, vêtu de gloire embrasée ? tous les deux brillants comme des statues
(Nous traduisons textuellement.) de diamants?
— Oui, dit FAigle-Rleu. — Je le sais, fit FAigle-Rleu.
— Alors je devais être très-beau! observa « C'est un signe.
naïvement Tomaho. — Ah ! fit le géant.
« C'est sans doute pour cela que tù sem- « Un signe !
blais m'admirer? « Est-ce que par hasard je serais mêlé
— J'étais frappé du magnifique aspect que sans m'en douter à des affaires de sorcelle-
tu offrais. rie et de conjuration des esprits?
Tomaho jouit un instant de ce compli- « Je préviens FAigle-Rleu que je ne veux
ment, le savoura, puis il fit un assez long être en rien dans ces sortes de choses ; j'en

L'HOMMEDEBRONZE.— 42 LA REINE DESAPACHES— 21


210 L'HOMME DE BRONZE

ai horreur, comme le chat-tigre a horreur « D sait que ce Sauveur doit chasser les
tëïëm . ; blancs
1 dé notre terre d'Amérique.
« On m offrirait «h talisman qnî Màîïdf =-- Je Sais cela, dit ïôïrffiho.
niô'î l'homme le plus puissant dû mondé «' Mais* pôuftjUoi me parler de ces choses
que je le refuserais. g&këffil
« Je ne veux rien devoir qu'à dés luttes — Mon freïé flë cômpfëftd donc pas qu'il
loyales. est destiné à dé gfafldés' choses?
— Mon frère est honnête et il est vail- « Le SâÛvéUf accomplira sa missidti, dis-
sent nos ïégeiïdés, met l'aidé d'hommes
lant; ce n'est pas un jaguar traître et férôêë;
c'est un brave ours gf|is. forts, au corps" dé fer, à l'âme dé diamant,
« Mais mon frérë èérfiViendra qu'il y a au coeuT dé féù,
<<Ces hommes se reconnaîtront entre eus,
talisman et talisman.
« Le talisman (paï vient du sorcier est une dît oncofe la tfàdition, art resplendissement
arme perfide. qiti les éflfoftfêfâ'.
« Or j'ai v« resplendif le sachem arauca-
« Le talisman^ q[ùï vient du grand Manitou,
tiien.
du Vâcondah, dé l'Esprit suprême, cèïtïtdli
<( Par conséquent, il est, cotftme moi, l'Un
n'est pas de ceux qu'il faut repousser, quand des élus qui doivent contribuer à la grande
il vous est donné.
téùvïe de notre Messie. »
-^ Évidemment! fit le géant;
Tomaho eut une exclamation naïve.
— Mori frère, reprit FAiglë-Ëléu, sait dans — Enfin! dit-ii.
doute que le Sauveur est Venu? Et il parut enchanté.
— Ôiî ïë dit. — Pourquoi mon ff ère s'est-il écrié: èfr
« DèS prodiges ont paru au cièi. fiû? demanda le siachém apache.
« Je les ai Vus. » — Oeh! fit le géant.
LÂigîë'RÏeu se tut... « Je suis plus content que tu ne pêtt* te
Longtemps il parût refléchir. l'imaginer, Aigle-Bleu.
JËJÎfiiïj levant la tête, il plongea iiii regard « Je marchais dans la vie comme tin bU
brûlant, âcêréf danSlès yeux du colosse, qui seau qui a perdu les pistes de Fàlf si que 16
disait plus tard : vent pousse çà et là.
« Il trie semblait qiïé Ce regard pénétrait « Aujourd'hui je vois 110 btit devant moi
ma prunelle, mon coeur, tout mon être, et je sais pourquoi j'étais tourmenté par dê§
comme une large aiguille d'acier rougie au voies secrètes. »
feu. » L'Aigle-Bleu écoutait anxieusement, pres-
— Sachem, déclara Tomaho, pourquoi que fiévreusement.
me provoquez-vous ainsi ? — Des voies secrètes ! dit-il.
« Vous sèmblez jouer avec moi le jeu du « Que veut dire mon frère?
serpent et de la colombe. — J'avais là, dit Tomaho se
frappant la
« Mais je ne suis pas une colombe. » poitrine, une Voix qui me disait que quelque
L'Aigle-Bleu avait réussi à troubler le jour ma force servirait à quelque chose.
piacide géant, dont la voix était altérée et L'Aigle-Bleu sourit.
dont toute la personne semblait en proie à — Ami, dit-il, tu acceptes donc la mission
un malaise impossible à dissimuler. qui t'est destinée?
Le sachem apache profita dès lors de ses « Tu seras des nôtres?
avantages. « Je craignais pourtant que ton amitié
Il dominait complètement le colosse. pour les blancs ne fût un obstacle et que tu
— Mon frère, fit-il, n'a pas oublié les chants i ne refusasses de nous aider à les chasser
que sa mère a dû lui chanter à son berceau. d'Amérique. »
« Il a dû entendre prédire l'arrivée d'un L Pour la première fois le colosse réfléchit
Sauveur. j à ce que sa situation avait d'anormal.
LA REINE DES APACHES 2.11

— Alors le secret?...
Mais il prit son parti et dit avec beaucoup .
— ... R s'agit d'enlever UU trésor qui ap-
de bon sens : j
— n y a serpent et serpent. 1
partient à la tribu.
« La couleuvre est inoffensive; eUe ne Tomaho se gratta une tempe, puis l'autre,
mange que les excréments de. la terre et no puis ] l'oreille.
mord jamais personne. Evidemment il était très-perplexe.
« Le serpent à sonnettes tue. — C'est dit-il, combien l'on
incroyable,
« De même pour les Visages-Pâles. ^ change en un instant !
« Les gens de leurs villes sont des coquins j « R y a une heure à peine, je me serais
et qui j peu préoccupé de cette idée qu'après tout
qui volent nos territoires de chasse
nous empêcheront un jour de vivre dans les c'est probablement un vol que nous al-
lions commettre, un vol dont j'avais ma
prairies.
« Ce sont des hommes avides d'or et des part si l'affaire réussissait.
êtres insatiables. « Aujourd'hui je me dis que ce n'est pas
« Il faut les exterminer si nous le pou- bien de prendre ce trésor.
vons, Aigle-Bleu. « Car c'est d'un trésor qu'il s'agit?
« Mais les trappeurs sont de très-braves i — Et il est immense...
I — Mais je suis capitaine, mais
gens en général. j'ai juré
« Ils vivent comme nous. t de prêter mon bras au comte.
« Ce sont des chasseurs loyaux et francs \ El Tomaho se regratta les tempes et l'o-
que j'aime. reille avec embarras.
"
« Sans-Nez lui-même, qui est un chien 1 L'Aigle-Bleu souriait toujours.
— Mon frère, dit-il, est
hargneux, est au fond un excellent garçon très-inquiet, très-
qui ne me laisserait pas dans l'embarras. indécis.
« Je ne voudrais à aucun prix faire du mal « Une parole est une parole. ,''
à des trappeurs. « Que le sachem Tomaho ne trahisse donc
— Mais ces hommes sont des étrangers pas le comte.
qui nous enlèvent notre gibier! « Qu'il reste son ami
jusqu'à la fin de
— Aigle-Bleu, il n'y a pas beaucoup de l'expédition.
trappeurs, il n'y en aura jamais beaucoup, « Mais qu'il serve, sans manquer en rien
car peu de Visagps-rPâles aiment à mener I à la foi promise, les intérêts du Messie.
cette vie. — Och 1 fit le
géant.
« J'imagine que ces chasseurs blancs sont « Ceci me paraît impossible.
des hommes qui ont nos instincts, nos idées, «Servir deux maîtres... c'est se parjurer
et qui s'ennuient dans ce qu'ils appellent la deux fois.
civilisation. — Pas toujours.
« Aussi devonsT-nous bien accueillir les « Que le sachem en juge.
trappeurs blancs. « Le Sauveur ne lui demande qu'une
« Voilà mon opinion. chose, c'est de préserver de tout malheur
— Et les aventuriersçomme ce,çomte? Rosée-du-Matin.
— Aigle-Bleu, le «comte est un rude homme, « Tomaho aime cette jeune fille comme
un grand guerrier. son propre enfant.
— Un v oleur. — Je me ferais tuer
pour elle, dit vive-

L'Aigle-Bleu le croit? ment le Cacique.
— JLé but de son expédition n'est-il pas — Le Sauveur
prie seulement Tomaho
de nous voler, nous, Apaches? de se rendre à Austin où se trouve Rosée-
— Vraiment, Aigle-Bleu, ce serait là le du-Matin et de la protéger contre tout dan
plan du comte? ger.
•— Je l'affirmé sur le grand Vâcondah et « Un homme très-fort, très-subtil, accom-
il s'en faut pas douter. pagnera le sachem.
212 L'HOMME DE BRONZE

« Cet homme éventera les pièges que l'on « Mais tu as donc, toi aussi, de Famitié
courrait tendre; Tomaho assommera ceux p(
pour la fille du colcnel?
— Je l'aime, dit simplement FAigle-Rleu,
qui les tendraient. »
Le Cacique allongea sa formidable main, et elle veut être ma femme...
en fit claquer les doigts, ferma le poing et Tomaho fut si bouleversé par cet aveu,
exécuta un moulinet qui eût mis en fuite q
que, s'il ne tomba pas à la renverse, son
une armée. f»
fusil lui en tomba des mains.
— Frère, dit-il, pour Rosée-du-Matin — L'Aigle-Bleu, dit-il en ramassant son
j'exterminerais une ville. aarme, m'étonne.
« Cet homme subtil qui m'accompagnera, « R n'a vu qu'une fois ou deux Rosée-du-
dis-tu, quel est-il? 5
Matin.
— C'est un guerrier de ma tribu, nommé — Ne doute pas! dit le chef apache.
Sable-Avide. « Regarde plutôt. »
— Peuh! un ivrogne. H tira de son manteau un petit étui et il
— Qui n'est jamais ivre. i
montra à Tomaho de plus en plus stupéfait la
— Il y en a comme ça! fit Tomaho. Nous iphotographie de mademoiselle d'Eragny
avons Bois-Rude. î
avec un mot et sa signature. ,

Mais s'arrêtant tout à coup : Qu'y a-t-il d'écrit? demanda Tomaho
— Aigle-Rleu, dit-il, ta parole a le don <
curieusement.
de persuader. I — A mon fiancé! lut FAiglc-Bleu, ce qui
« Je me laisse convaincre. veut dire en apache...
« J'ai peut-être tort, » — Je sais le français, dit Tomaho ; Sans-
Il songea un instant. Nez me l'a enseigné.
— J'ai eu la bêtise un jour d'écouler un Il regardait la photographie, le chef, puis
certain Orélie de Touneins, renard adroit murmurait des mots étranges, et il finit pai
et menteur, et... tendre la main à l'Aigle-Bleu.
ne voulait probablement pas — Si tu es son fiancé, dit-il, comme dans
L'Aigle-Rleu
entendre la fameuse histoire de Tomaho ; il ma pensée je l'ai adoptée comme fille, tu se-
y coupa court. ras mon fils aussi.
— Mon frère, dit-il, craint que je lui i ',j, Le géant était très-ému.
tende une embûche ? — C'est bien, très-bien de sa part! dit-il.
« Cependant il a vu le prodige. « Aimer un sauvage, cela honore notre
« Mais cela ne suffit pas. » race.
L'Aigle-Bleu recula de quelques pas et ditt « Mais, Aigle-Bleu, pourquoi donc as-tu
avec une grande solennité dans le geste ett été mon ennemi? »
dans la voix : Le chef secoua la tête,
— Par les os de mes pères, par la mort ett — Ami, dit-il, songe que depuis une
la vie, par le Vâcondah, par ma hache et mai heure tu es changé.
— C'est vrai.
lance, par tout ce qu'il y a de plus sacré, jeB
iure que je ne tends aucun piège au sachem a — Autrefois, j'étais tout autre.
Tomaho! « Puis j'ignorais les desseins du Sauveur
« Que rien dans ce que je lui demande nee sur toi.
nuire aux intérêts du comte de Lin-L- — Je voudrais bien savoir ce qu'il compte
peut
court, auquel il est associé à cette heure ! faire de moi.
« Que ma langue soit paralysée, si jee — Tu étais cacique, tu es toujours sa-
mens ! chem, mais tu seras empereur,
« n ne s'agit que de protéger Rosée-du- i- — Moi?...
Matin. — Oui...
— Je te crois, ïrère, je te crois, dit vive-s- : —
Cependant mes frères se sont révoltés
ment Tomaho. contre mon autorité.
LA REINE DES APACHES 213

— Oui, mais cette fois tu n'auras qu'à or- I la loyauté, en réservant aussi mes'amis les
donner pour être obéi. ti
trappeurs.

« Tu posséderas le signe. » Cacique, sois sûr que ta conscience ne
Et le sachem, ouvrant son manteau, fit t reprochera
te jamais rien.
étinceler aux yeux du géant le fameux crois- « Ton coeur est trop pur pour qu'on te de-
sant de diamant qui représentait pour les n
mande une infamie.
sauvages l'arc de délivrance. « Tu es et tu resteras aussi honnête
Tomaho se mit respectueusement à ge- c]
qu'un de ces braves ours gris qui vont droit
nonx. s but sans'détour.
au
Le croissant était pour les Indiens ce que « Veille sur Rosée-du-Matin.
l'arche fut pour les Juifs. « Le Vâcondah te protège.
L'Aigle-Bleu tendit la main au géant et — Que FAigle-Rleu compte sur moi! dit
le releva. r
Tomaho.
Tomaho avait l'air confus. Et les deux hommes se séparèrent.
— Si
j'avais su, murmurait-il, que tu por-
tais le signe, je t'aurais parlé moins fami- Mais Tomaho s'étant retourné, s'aperçut
lièrement, iqu'il laissait, lui, Tomaho, ainsi que l'Aigle-
— Mon frère, dit le sachem, der-
l'homme Bleu, une sorte de traînée lumineuse
n'est rien. rière lui. •
« Le signe est tout. Dès lors il ne douta plus de ses hautes
« Tu le verras un jour, quand l'heure do destinées.
t'établir sur le trône sera venue. R allait, joyeux, léger, murmurant de
Tomaho exultait d'espoir. temps en temps :
Mais l'Aigle-Bleu ayant sans doute obtenu — Quand je serai empereur... l'infâme
tout l'effet qu'il voulait produire et ne te- Orélie... on verra...
nant peut-être pas à répondre aux mille Mais tout à coup il se frappa le front et
questions dont le géant semblait vouloir l'ac- s'écria :
cabler, l'Aigle-Bleu, disons-nous, brusqua les — Tête d'oiseau !
choses. « Je n'ai même pas songé à demander à
— Frère, dit-il, l'heure de nous quitter de prier le Messie de me rendre
l'Aigle-Bleu
est venue. un service.
« En ce moment, le comte de Lincourt et « Mais patience ! »
le colonel d'Eragny ont reçu un message Il songeait, le géant, que le Sauveur indien
leur annonçant que la ville d'Austin n'est lui donner, en même temps que
pourrait
pas sûre. Fempire, une impératrice à sa taille.
« Va trouver le colonel.
« Dis-lui que tu as entendu parler dans le
bivac de l'avis qu'ils ont reçu et que tu t'of-
CHAPITRE XXXII
fres pour veiller sur mademoiselle d'Eragny.
« Ils savent que tu vaux mieux que cent
LE MESSAGE
hommes.
« Rs accepteront.
— Bon! fit Tomaho. Tomaho, en arrivant au camp, se rendit
à la tente du colonel,
« Je n'offenserai pas mon frère en lui sur-le-champ qu'il
trouva en conférence avec le comte de Lin-
rappelant que je suis un excellent homme et
que me tromper serait une chose indigne court.
d'un guerrier qui porte le signe du Sauveur. Le colonel avait reçu d'Austin le message
— Va et sois en paix. suivant de son correspondant chargé par lui
— Aigle-Bleu, ma vie est à toi et à notre et le comte de veiller à leurs intérêts dans
Messie, sauf mes engagements, l'honneur et la ville après leur départ :
214 L'HOMME DE BRONZE

a Gentleman, selle d'Eragny, et n'avoir pas à réfléchir,


« J'ai l'honneur de vous avertir qu'il y a cela semblait très-agréable à Tomaho.
Il partit donc le lendemain matin pour
guerre civile à Austin depuis que le gou-
verneur don Lopez y Matapan a disparu si Austin, le coeur léger.
singulièrement. !
« Le couvent où se trouve mademoiselle
d'Eragny sera très-probablement respecté, CHAPITRE XXXIII
comme tous les autres établissements reli- ;
gieux. LESCOUVENTS AUMEXIQOB
« Néanmoins j'imagine que si vous m'en-
voyiez un homme solide,, le cacique To-
Les couvents du Mexique sont d'étranges
maho, par exemple, en certain cas sa pré-
couvents.
sence pourrait être ulile, ne serait-ce que
se Ceux de femmes surtout.
pour mettre à la tête de l'espèce de gar- En ce pays, comme ailleurs du reste,
nison de bravi que le couvent, comme de
nombre de familles nobles sont ruinées.
coutume, entretient à son service.
« Veuillez agréer, etc., elc. Comment doter les filles?
« Jacques DAVIS: » Il faut pourvoir à l'établissement des fils,
qui ont déjà bien maigre part d'héritage.
« P.-S. Ne vous alarmez point inutile- L'aîné tient la maison paternelle, l'ha-
ment. cienda, la terre qui représente le peu de for-
« Je vous demande un homme fort, brave, tune de la famille.
et qui en- Les cadets entrent dans l'armée, dans lo
vigoureux, qui paie d'exemple
traîne les autres. clergé ou dans... une bande de brigands,
« Le cacique me suffirait pour jouer ce qui. sous couleurs de pronunciamentos poli-
rôle dans le cas, très-peu probable, où cela j tiques, pillent les villes et détroussent les
deviendrait nécessaire. » ! voyageurs.
Les filles, souvent nombreuses, ont des
Lorsque Tomaho parut, le colonel el le sorts divers.
comte, après avoir mûrement pesé la lettre, Les unes se mésallient.
allaient faire appeler le Cacique, quand il se Les autres, grâce à leur beauté, trouvent
présenta. un riche et noble établissement.
— Ah ! Cacique, vous arrivez fort à Mais celles qui ne sont recherchées en
pro-
pos ! dit le colonel. mariage ni par un gentilhomme ni par uji
Et il lui lut le message. bourgeois enrichi, celles-là se font reli-
Tomaho sourit et se déclara prêt à partir gieuses.
sur-le-champ. Déplorable système, qui jette dans un
— Nous vous recommandons, lui dit le cloître des filles dévorées de désirs, déses-
comte, de suivre en tous points les avis de pérées d'une virginité forcée, et dont le tem-
Jacques Davis. pérament méridional est en ébullition.
Tomaho pensa que ce Jacques Davis, qui Aussi, qu'arrive-t-il ?
avait écrit cette lettre, devait être inspiré C'est presque toujours une de ces nobles
par le sachem apache',. l'Aigle-Bleu ; qu'en filles déclassées qui, à cause de son nom,
conséquence Sâble-Avide et ce Davis s'en- devient mère-abbesse.
tendraient. Et, presque toujours aussi, il se passe d'é-
Donc, lui, Tomaho, n'aurait à s'inquiéter tranges choses au couvent.
de rien, à décider de rien. I Extérieurement, tout est parfail de con-
L'heure venue; il frapperait si cela é,tajit venance et de piété.
nécessaire. Intérieurement, ppur les quelques soeurs
Or, taper sur les ennemis de mademoi- j qui ont la naïveté d'avoir une vocation se-
LA REINE DES APACHES 215

rieuse, toutse passe avec décence etferveur. H était logé « sous la tenté, » au prix de
Mais ett cellule... deux sous de notre monnaie. Des industriels
Nombreux sont les cadets de bonne mai- , ont eu l'idée à Austin, et dans certaines
son qui se sont faits prêtres, moines, gens villes semblables, de racheter les vieilles
d'église, sans l'ombre de conviction. tentes des caravanes, de les dresser dans
Ce sont les confesseurs de ces bonnes des terrains vagues et d'en faire des dortoirs
soeurs. à bon marché.
Puis la règle est très-souple. Ce sont des repaires à voleurs, à filous, à
Le jour, au parloir, on reçoit les jolis mauvais drôles.
garçons qui viennent s'enquérir de la santé On y dort le pistolet au poing.
d'une demoiselle autrefois connue dans le C'est là que la Couleuvre trouva Nunea.
monde. Il l'éveilla brusquement, en homme qui
Au parloir, on se donne des rendez-vous sait qu'en fin de compte il sera bien ac-
pour le soir. cueilli.
Et la nuit venue, l'on se retrouvé en — Eh là ! camarade, dit-il au dormeur
cellule. qui s'étirait, par la corne du diable et la
Pas un couvent dont les murs soient in- coiffe de la Vierge, je parie que vous n'avez
franchissables pour un galant homme bien pas déjeuné.
tourné de sa personne. Mendès-Nunez toisa d'abord le lepero qui
Pas un cloître de femmes qui n'ait sou- se permettait de l'éveiller ainsi, car lui, Nu-
terrainement sa petite communication exté- nez, était de race.
rieure avec la ville. Mais il reconnut sous les haillons don
Or la Couleuvre, qui savait toutes ces cho- Juan, noble fils aussi, quoique lepero; de
ses, avait basé ses projets sur la connais- plus, la Couleuvre était roi des siens, comme
sance de certains détails. ! Nunez était prince des ruffians (primus inter
H connaissait un certain Mendès-Nunez, pares).
grand diable de jeune homme à poils noirs, — Cher camai-ade, dit gracieusement
à cheveux crépus, un peu maigre, comme Nunez, quand on éveille aussi douloureu-
tous les chats de gouttières, mauvais garne- sement les échos vides d'un estomac creux,
ment s'il en fut jamais , hardi avec les quand on rappelle à un galant homme qui
femmes, coureur de ruelles, exploitant l'a- cherche à l'oublier que l'heure du repas
mour sans vergogne, tempérament de spa- est venue, c'est que l'on est disposé à satis-
dassin, viveur à outrance, bon enfant au fond, faire son appétit.
sans aucune moralité, capable de tout, inca- La Couleuvre fit tinter des piastres dans
pable de rien, susceptible d'un bon mouve- sa ceinture.
ment, mais plus encore d'un mauvais, au — Dieu, la Madone et les Saints,
quels
demeurant le meilleur garçon du monde agréables sons ! fit Nunez.
en face d'un camarade offrant à boire dans « Soyez donc assez aimable, mon char-
une taverne. mant ami, pour me faire entendre encore
Et c'est ce que faisait la Couleuvre le len- cette délicieuse musique. »
demain même du jour où il prit l'engage- La Couleuvre, tirant de sa poche une
ment de livrer mademoiselle d'Eragny. bourse à travers les mailles de laqueUo
En effet,Mendès-Nûnez fut éveillé par don brillait de l'or, la mit dans la main de
Juan le lepero, dit la Couleuvre, au mo- Nunez.
ment où lui, Nunez, le beau des beaux, le — Voilà l'instrument, dit-il. louez vous-
ruffian le mieux rente d'Austin, en était ré- même de cette guitare.
duit à réaliser le proverbe : Mendès fit danser les pièces, qui rendirent
Qui dort déjeune. i leurs tintements clairs, puis il voulut rendre
Et comment dormait-il ? la bourse en soupirant à la Couleuvre qui
Fort mal. refusa.
216 L'HOMME DE BRONZE

— Gardez donc! dit-il. salles do cabaret, hommes compris avec.la


« C'est un prêt. » * police, la garde, l'hôte et les garçons.
MéndêSrNunez; empocha prestement: la -j La femme , restait, toujours pour calmer
bourse et, tendant. la main à la Couleuvre, Nunez.
lui dit en souriant : -, . Et quand elle était jolie, il se calmait.
—r-'Vous, avez donc besoin d'uh second, Donc ils, entrèi'ent.
pour quelque bonne affaire ? .•'' La Couleuvre distribuait ses sourires,
La Couleuvre se contenta de sourire et de glissant au milieu des buveurs. :
dire: * Mendez frisait sa moustache et lançait à
— Allons donc dîner, senor Nunez ! la ronde ses regards provoquants qui firent
Et bras dessous, bras: dessus, ils s'en baisser les yeux à ceux sur lesquels ils
étaient allés à la taverne. pesèrent.
La Couleuvre avait le respect de tous, Et lés deux hommes s'assirent.
élant une puissance. La Couleuvre fit signe au tavernier et lui
C'était un très-gentil dit : .. .... ...'......
garçon.
Il n'aimait ni le bruit, ni les rires, ni les -—Donnez-nous à dîner et distinguez-vous,
master Sçhaps.
querelles.
Il ne répondait pas aux offenses. :. Il fit un petit signe amical et ajouta:
— Du vin des grands
Mais, on savait qu'il ne se passait jamais jours, master!
Le;maître tavernier connaissait son client;
huit jours sans que l'on enterrât qui l'avait
il s'éclipsa sans mot dire et. fit mettre sa
offensé.
cuisine en l'air.
Tête-de-Bison, un jour, avait dit à ce
. i. —r.Mon cher, dit la Couleuvre, à Nunez,
sujet un mot remarquable :
vous : n'avez donc pas fait votre, pelote hier,
-4 II faut éviter la Couleuvre comme un
pendant l'affaire des pirates. ?
serpent qu'il est, où lui écraser la tête quand — Au contraire. J'avais la ceinture gar-
onie.tient. ... . ,,,
nie hier, soir; mais j'ai joué et j'ai tout
Et comme chacun pensait ce qu'avait si
on saluait toujours perdu.
bien dit Tête-de-Rison, . — Tant mieux ! dit la Couleuvre.
la Cpuleuyre quand ,il entrait au cabaret. — Comment, tant mieux !
On lui faisait place. — Eh oui !
On se gardait de le heurter. « Cela ne me donne-t-il pas l'occasion do
Du reste, il était de la politesse la plus
vous obliger?
raffinée. « Et puis, malheureux au jeu, heureux en
Et un sourire- amour, cher ami.
Personne n'y résistait. « Vous allez avoir quelque bonne fortune. »
Tout caressait en lui;-l'oeil doux et pro- En ce moment une sorte de drôle, un
fond, la lèvre gracieuse, le front rêveur, les Belge d'Anvers, arrivé depuis peu à Austin,
cheveux admirables, le geste souple, la voix aventurier de la pire espèce, sacripant de
suave ; c'était une fascination irrésistible. bas étage, matelot déserteur et en quête
Mais on pense bien que doublé de Mendès- d'une sale besogne à faire, un goujat enfin,
Nunez, il y eut pour lui recrudescence de entra dans la taverne, suivi d'un autre dé-
respect et de déférence à la taverne du serteur, un gros Anglais lourd, trapu, es-
Rendez-vous des trappeurs. pèce de dogue, déserteur aussi.
Et Mendès-Nunez avait, lui aussi, sa répu- Le Belge avait l'air d'un roquet, l'autre
tation. d'un molosse.
n jouait du couteau, de Fépée et du C'était le roquet qui menait le molosse.
pistolet comme pas un. La table de la Couleuvre et de Nunez n'é-
Sa force herculéenne lui permettait de tait occupée que par eux deux* et le Belge
vider par la fenêtre tout le contenu des vint avec son compagnon pour s'y asseoir.
LA REÏNÈ DES APACHES . -; "T-2'W)'

Onepirogue accostait la rive droite du Rio-Colorado.

Mendès-Nunez fit mine de s'y opposer, « Thomas vous enverrait plutôt à une
mais la Couleuvre lui donna du pied, par des- autre table.
sous la table, avis de se taire. Nunez se contenait difficilement.
Puis le pliis courtoisement du monde : — Gentleman, dit la Couleuvre au marin,
— Gentleman, dit-il aux nouveaux venus, vous avez tort de vous entêter à rester là;
une faveur cela vous portera malheur. <
je vous prierais de m'accorder
dont je vous serais très-reconnaissant; ayant « Mais à votre aise. »
à parler de choses sérieuses, nous souhai- Et il ne s'occupa plus du Belge qui con-
tons être seuls. tinua à gouailler, demandant à boire bruyam-
« Mille pardons de vous déranger. ment et exigeant impérieusement de l'hôto-
— Hein ! de quoi ! fit le Belge. lier d'être servi de suite.
« Dis. donc, John, elle est encore drôle, Tout à coup il se leva, porta la main à
la demande du lepero, sais-tu? sa fesse, regarda sous son siège et dit :
< Nous déranger... — J'ai été
savez-vous? piqué, savez-vous? il y a une
* Pas si bêtes... ma foi ! paille qui m'a chatouillé le derrière.
L'HOMME DE BRONZE.— 43 LA REINEDESAPACHES.— 28
218 L'HOMME DE BRONZE

Et il se rassit en riant parce qu'il accom- « Dans une heure, nous aurons à vous dire
pagna sa réflexion de propos grivois qui deux mots. »
amusèrent John. L'Anglais, flairant une affaire, obéit assez
Cependant, comme de coutume, le taver- joyeusement.
nier avait d'abord apporté les verres. — Master
Schaps, disait la Couleuvre av
H allait servir. tavernier, ce gentleman anglais venait dîner,
La Couleuvre dit : et la maladresse de son compagnon, qui s'est
—^ Reprenez les verres et préparez-vous ; avisé de se laisser mourir, a tout dérangé.
à emporter ce garçon. ! « A titre de dédommagement, servez
H montrait le Belge. donc à ce brave marin tout ce qu'il vous de-
; il annonça à celui-ci :
Puis railleur, ! mandera.
—- Vous êtes mort, savez-vous? ! « Et ne nous oubliez pas. »
Et c'était vrai. Master Schaps répondit que le repas de
L'autre poussa un râle, se leva et retomba ! ces messieurs était prêt.
Bans vie. — Alors, servez! dit-La Couleuvre.
j
Ce fut d'un effet terrible. ! Mendès-Nunez admira le sang-froid avec
'
Mendès-Nunez en resta stupéfait et tous lequel la Couleuvre attaqua le premier ser-
les consommateurs se levèrent ; vice.
épouvantés.
L'Anglais n'osait souffler mot. — Par le sang du Christ! dit-il à voix
La Couleuvre dit au tavernier, d'une basse, vous êtes un compagnon bien éton-
voix harmonieuse, au milieu d'un silence nant.
de mort : « Vous tuez un homme avec une tran-
— Voyez donc à faire
emporter cet homme, quillité inouïe.
niaster Scbaps. — Ne confondons
pas ! fit négligemment
« C'est une attaque d'apoplexie mortelle, ! la Couleuvre.
; et il n'en reviendra pas. » ! « L'homme s'est tué lui-même.
Puis à la foule • i « Il s'est donné une attaque, à moins que
. -™ Voilà les conséquences de la colère. i! ce lie soit un anévrisme rompu,
:
« Cette brute s'est mise en fureur contre « Vous plaît-il de parler d'autre chose?
moi peur une observation polio que je lui « Ce drôle mérite d'autant moins que l'on
faisais, ; s'occupe de lui qu'à cette heure il n'insul-
« Le cerveau s'est congestionné et voilà . tera plus jamais personne.
un homme trépassé. » ! « Senor Nunez, j'ai à vous poser une
Cependant le tavernier faisait enlever le question, ou plutôt plusieurs questions.
cadavre. j « Je vous serais reconnaissant si vous
L'Anglais restait debout comme foudroyé. j poussiez l'obligeance jusqu'à y répondre
La Couleuvre l'observait. I franchement.
Il le jugea inintelligent, brute, mais vi- | — Tout à votre mon cher.
disposition,
goureux. | Parlez.
— Gentleman, dit-il, vous étiez .compa- 1 — Je désirerais savoir si vous avez des
gnon de ce drôle. préjugés religieux.
« Il est probable que, seul maintenant, — Hum ! hum ! fit Mendès.
vous voilà fort embarrassé dans une ville « Qu'entendez-vous par là?
oue vous connaissez peu. '; « Je suis catholique, assez bon catholique.
— Vous savez
« Aimez-vous le rosbif, gentleman, ; qu'il y a catholique et ca-
il est arrosé de bière? ! comme il y a fagots et fagots.
quand tholique,
— Oh! yes ! dit l'Anglais. « Ainsi vous me pai'aissez fort tiède dans
— Allez donc vous asseoir là-bas, à cette ; l'accomplissement de vos devoirs religieux.
autre table. j Je vais souvent à la messe pour voir de jolis
« On vous servira. minois, — car moi, je ne crois qu'à l'amour.
LA REINE DES APACHES 2W

« Il faut brusquer ~
m Or jamais je ne vous vois à l'église. l'attaque, enlever Tafc
— A dire vrai, j'aime mieux le cabaret; faire.
cependant... « Avec moi, ça traînerait en longueur.
— Voulez-vous que je précise? — Mais, fit Nunez, vous avez sans doute v
— Je vous en saurais gré. un intérêt quelconque à me faire pénétrer
— Si une religieuse aimable et assez jolie dans le couvent?
encore vous remarquait dans la procession — A dire vrai, il s'agit
; pour mpi de faire
rjui se fera demain, si elle vous aimait, se- ma cour à une certaine novice qui doit
riez-vous homme à ne pas repousser cette prendre le voile prochainement.
tendresse sacrilège? « Je voudrais bien l'en dissuader, et j'es-'.''-:
— Senor don Juan, on peut si facilement père y arriver.
aimer en dehors d'un couvent qu'il faudrait « Vous et votre maîtresse, vous parvien-
que je fusse très-épris de cette soeur pour : drez bien à me ménager des entrevues avec.
risquer le salut de mon âme. ' cette chère enfant. »
« Il est peu avantageux, du reste, de s'a- Mendès-Nunez vit bien au ton de la Cou-
donner aux nonnes. leuvre que celui-ci mentait ; mais il se garda
« Moi, je suis gueux par instants, et je ; bien d'avoir l'air de le remarquer le moins
vous avouerai que, par-ci, par7là, une bonne j du inonde.
fille se souvenant do ma générosité quand je j — Il a un
plan, pensa-t-il.
suis en fonds me vient en aide dans la misère. ' « H m'y associe.
« Les nonnes n'ont pas d'argent, cher se- « C'est de For à gagner.
nor, et elles laissent un amant dans Fem- ( « Jouons donc son jeu. »
barras. Et il conclut haut :
— Mais si avait intérêt à ce — Senor,
quelqu'un je ferai tout pour vous être .-
que vous fussiez l'amant d'une bonne soeur agréable. /'.'
et vous offrait de puiser dans une bourse « Un mot seulement :
bien garnie?... « Je. pense que de vous à moi, il n'y a ni
— Senor, je serais capable de me dévouer
j piège, ni trahison.
à faire la cour à la plus vieille tourière de « J'agirai en ami.
la communauté. « Vous me jurez de ne pas me fourrer
— Je ne vous en demande pas tant, mon , dans un
guêpier?
cher. j — Je vous l'affirme, Nunez.
« Demain... procession. Les deux hommes se serrèrent la main
« Après-demain, il faut que vous soyez cordialement.
introduit dans le couvent. Le repas se prolongea joyeux et se ter-
— Et la soeur?... mina chez une certaine dona Sol, qui était
— Oh ! celle
que vous jugerez de la plus la Marion Delormo de la ville d'Austin.
facile conquête. | Elle accueillit Nunez avec un peu de froi-
— Mais, senor,
oserai-je vous demander : deur, le croyant décavé ; mais bientôt,"dé-
pourquoi vous, si bien tourné... trompée, elle fut charmante.
— Moi ! fit la Couleuvre. Quant à la Couleuvre, il se savait adoré
— Oui, vous;
je suis sûr que vous n'avez d'ane des amies de dona Sol, à la tendresse
qu à vous présenter pour vaincre. de laquelle il n'avait pas répondu jusqu'à ce
— Erreur,
grande erreur. i moment.
« J'ai des succès auprès des femmes du H lui envoya un appel amoureux, auquel
monde, étant de nature délicate et mièvre. elle se rendit sur-le-champ, quittant pour cela
« Mais les recluses, cher senor, aiment un riche marchand de fourrures, lequel ne
les hommes de votre sorte. : comprit jamais qu'on lui préférât un lepero
« Elles rêvent de beaux garçons, bien dé- ! en haillons...
couplés.
2îd L'HOMME DE BRONZE

Soeur Conception soupire souvent depuis


trois mois. -
CHAPITRE XXXIV « Coeur qui soupire n'a pas ce qu'il désire. »
Soeur Nativité, elle, n'a guère que seize
CONFIDENCES
DE NONNEA NONNETTE ans.
Elle est ravissante.
Elles sont deux soeurs, dans une cellule Rlonde, d'un blond cendré admirable, elle
blanche et parfumée. a de beaux grands yeux noirs, pleins de ma-
L'une est professe. lice et de feu.
Elle a prononcé ses voeux. Elle est svelte, souple, un peu grande,
L'autre est novice. élancée.
Elle entrera en religion avant six mois, Mais déjà la poitrine se dessine, hardie,
la pauvrette. I sous la guimpe.
Cette cellule a l'aspect monastique, et pour- j Toute cette jeune personne respire la pé-
tant l'on y respire des senteurs mondaines, j tulance, les ardeurs juvéniles, la gaieté mu-
Le Christ est couronné d'épines par la tine.
main du sculpteur, et de fleurs par les doigts Fille charmante et peu faite pour le cloître,
roses des soeurs. en somme.
Doigts roses, car ils sont soignés aux pâtes Elle a, vers le monde qu'elle vient de quit-
d'amandes. ter, des aspirations qu'elle contient diffici-
On est sous la bure, mais on fait toilette. lement.
Pauvres femmes ! Autrefois elle riait des compliments et, se
La coquetterie se révolte en elles contre moquait des cavaliers.
la claustration. Aujourd'hui, les soupirs de soeur Con-
Soeur Conception, la plus âgée, a trente ans, ception trouvent des échos dans l'âme de
l'âge des passions. soeur Nativité.
C'est une personne grassouillette, courte Elles sont amies toutes deux ; mais l'heure
de taille, ronde, assez bien faite, malgré des grandes confidences, qui approche, n'é-
l'embonpoint. tait pas encore venue.
Elle a les mains potelées, la gorge dodue, Une occasion vient de se produire : la
des hanches pleines, soulevant la jupe sans procession.
artifices. On va tout se dire.
La chair est blanche, pétrie de lait, douce Les coeurs débordent.
de peau, fine de.graisse, bonne au baiser. Déjà ils sautent par-dessus les murs du
La figure est assez jolie, un peu langou- couvent.
reuse. La procession !
L'oeil est bleu, tendre ; le regard brille hu- Pour le monde, c'est la cérémonie pieuse.
mide et doux. Pour la recluse, c'est la sortie, la prome-
Les traits seraient un peu vulgaires, s'ils nade à travers les rues jonchées de fleurs.
n'étaient relevés par la tournure du nez, lé- C'est une échappée sur le terrain défendu.
gèrement retroussé, qui donne du mordant Aussi le couvent est-il en l'air.
à la physionomie. On ajuste robes, guimpes, coiffes, voiles.
Le sourire est peut-être banal ; mais la l Toute prisonnière rêve l'évasion.
lèvre est sensuelle. i Toute fille à qui l'on défend l'amour sou-
Le front est petit, mais la chevelure abon- haite d'être enlevée.
dante a de beaux reflets châtains ; le menton | Si, quelquefois, malgré le voile... on al-
est orné d'une fossette; d'autres fossettes ! lait inspirer une passion folle à quelque ca-
trouent les joues. i valier beau, jeune et riche?
Cette .bonne grosse petite femme a l'âme \ On fuirait avec lui.
aimante... trop aimante. j Soeur Nativité avait conservé quelques
LA REINE DÉS APACHES 221

souvenirs du temps où, mondaine, elle faisait « Et je ne veux pas rester en cage.
toilette, non pour aller à la procession, mais « Je me briserais plutôt la tête aux car»
pour se rendre au bal. reaux.
Elle appartenait à une de ces familles « Mais j'ai mon plan.
nobles et ruinées dans lesquelles on sacrifie « J'ai le moyen de me payer assez d'opium
les filles à l'avenir de l'aîné. pour en finir avec l'ennui.
Les bijoux sont rares dans de pareilles , — Non, ne dites pas cela, s'écria Concep-
maisons. i tion.
Nativité n'avait jamais porté que du faux, j « Vous blasphémez ! »
Elle avait néanmoins, Nativité en face et lui 1
caprice d'enfant, j regarda Conception
'
tenu à garder au couvent une certaine pa- dit avec une fermeté froide :
rure en imitation de perles. — Parce
que je suis gaie quelquefois dans
Ce jour-là, elle l'essaya. ce sépulcre, parce que le naturel reprend le
Et soeur Conception en admirait l'étrange dessus, vous vous figurez peut-être que je
effet sur la bure que portait sa compagne. dis en l'air que je me suiciderai.
— Mignonne, dit-elle, vous deviez être « Eh bien! Conception, tenez la chose
bien jolie quand vous aviezune robe blanche. pour certaine... »
« C'est un crime d'ensevelir ainsi au cou- , Vraiment, il était désolant de voir cette
vent une belle fille comme vous; je vous belle créature parler ainsi de mourir.
plains, ma pauvre petite. » Conception, qui avait bon coeur, en fut
Nativité soupira. navrée.
Un voile de tristesse se répandit sur son Peut-être n'eùt-elle jamaisfait certaines ré-
visage mutin. vélations à cette âme trop jeune, selon elle,,
— 11 me semble, dit-elle,
que l'on m'en- pour entendre les choses qu'elle brûlait de :
terre vivante. lui dire ; car les femmes, et à plusforte rai-
"
Puis, avec une certaine énergie : son les femmes cloîtrées, ont l'invincible bèr
— J'ai un
espoir insensé. soin des confidences.
« Je me dis que peut-être, d'ici à ce que Deux grosses larmes sur les joues de soeur
je prononce mes voeux, il se passera des faits Nativité décidèrent Conception à parler.
inattendus dans ma famille. Elle prit la jeune fille maternellement sur
« Mais si je suis obligée définitivement ses genoux, l'embrassa et lui dit à voix
de prendre le voile, vous verrez, Conception, basse :
que je me tuerai. — Ne
pleurez plus. La vie du couvent
« Je sais un poison. n'est pas toujours aussi sombre que vous le
— Ma chère enfant, dit Conception ef-
croyez.
frayée sérieusement et émue par la sombre « On a des consolations. »
résolution de Nativité, ma chère enfant, Et la soeur eut un drôle de sourire.
ne vous laissez pas aller à ces idées noires. —- Sans votre vilaine pensée de suicide,
Nativité avait longtemps, sans doute, ca- je ne vous aurais rien dit.
reprit-elle,
ressé ce projet de suicide. « C'est assez de pécher soi-même, sans
Elle reprit, souriant cette fois, mais d'un
pousser les autres à mal faire; mais mieux
singulier sourire : vaut vivre coupable de quelques folies que
— Croyez-vous, ma chère,
que j'aurais la de se tuer. »
patience de vivre comme vous vivez depuis Nativité regardait Conception avec ses
seize ans?... grands yeux enflammés d'espoir ; et la soeur
« Non... jamais ! dit en riant :
« Je me sens une nature d'oiseau — Décidément, avec "un pareil feu dans le
« J'ai des ailes. regard, vous n'êtes pas faite pour ne regar-
« J'ai des chansons plein le coeur et l'a- : der que des statues de saints.
mour du grand air et du soleil radieux. « Tant pis !... je parle.
«22 L *H 0 MME DE B H 0 N ZÉ

,~-Vous me direz bien tout, n'est-ce pas, Elle expliqua comment les relations s'éta-
-Conception? blissaient à la procession, au parloir, au
—. Oui, mon petit démon... tout ! confessionnal même.
T—Il s'agit... d'amour ? Elle expliqua que l'on passait tantôt par
:— Oui, oui... d'amour. les murs, tantôt par certains souterrains.
— Et... ici... on peut aimer?... Elle expliqua que les femmes en service
*•. —- Certainement ! j dans le couvent se chargeaient des lettres.
— Vous avez aimé... vous? ! Et Nativité ravie applaudissait, sautait de
— Souvent. joie, reprenait sa place, écoutait encore, in-
: —-Et vous avez pu recevoir vos amou- terrompait , pour redemander bien vite
reux? d'autres détails.
». — Toutes les fois qu'ils ont voulu venir. — Moi, dit-elle, je ne veux pas des abbés.
i Nativité fit un bond joyeux, battit des « Je veux être aimée par quelque beau
mains, poussa quelques cris d'oiseau en cavalier.
gaieté, puis revint s'asseoir sur les genoux « Et j'attendrai... »
de Conception, lui jeta ses bras autour du Depuis que l'espoir s'ouvrait devant elle
cou et lui dit avec une féline càlinerie : avec de larges perspectives, elle n'était plus
: — Je veux tout savoir; ne me cache rien, pressée.
. ma bonne chérie. La coquette reparaissait en elle.
:" — Je t'ai promis de tout te dire, mon j Mais, sachant tout en général, elle ne sa-
ange. ! vait rien do Conception en particulier.
Dans cet élan, elles s'étaient mises à se Elle la questionna.
— Et toi?... Ton histoire... tes histoires?
tutoyer.
De cet instant, elles étaient complices. « Il y en a plusieurs ? »
. - Si bien complices, que Nativité fit une re- Conception poussa un gros soupir.
marque en riant : — Moi, dit-elle, je n'ai eu qu'un amour
— Dis-moi,. Conception, c'est drôle ; vrai, et encore ce n'était pas mon idéal.
.nous serons placées l'une près de l'autre en — Tiens!... Pourquoi?...
enfer, et c'est le même diable qui nous rô- Soeur Conception rougit un peu et dit :
tira ! —Voilà... j'aimeleshommesgrands, forts,
: Nativité no riait qu'à demi ; elle avait un très-grands, très-forts, des colosses.
- peu peur de l'enfer. — Drôle de goût! fit Nativité. C'est le
Conception no rit pas du tout; elle sou- contraire de moi.
pira.V « Je ne serai jamais l'amie que d'un joli
— Ma belle, dit-elle, c'est un malheur de de taillo moyenne et fine-
j cavalier, gentil,
perdre son âme comme nous le faisons. I ment prise, élégant, bien tourné et galant.
« Mais ceux qui nous mettent au couvent j « Voilà mon rêve.
sont plus coupables que nous, etDieules pu- | — Veux-tu que je te dise le mien?
nira plus que nous. ! — Oui.
;1 — Ce sera une consolation pour moi, dit i — Eh bien ! je voudrais être aimée d'un
Nativité, de voir brûler mon grand frère homme qui dominât tous les autres par
': Joachim, à oause de qui je suis ici. la taille.
« il est si bête et si méchant, que je lui « Je le voudrais beau et bon.
souhaite la plus mauvaise place et le plus « Je l'aimerais comme un dieu. »
méchant diable. » Nativité ne rit pas trop de cet aveu fait
Conception se mit à rire. avec une naïve passion.
—— Raconte, raconte... dit précipitam- Elle avait l'esprit plus fin plus cultivé
ment Nativité. que soeur Conception.
« J'ai hâte d'entendre. » —- Je dit-elle traduisant élé-
comprends,
Conception fit sa confession. gamment les aspirations de la religieuse.
LA REINE DES APACHES 22fc

« Vous êtes une païenne, Conception ! <3


.. d'autres lancent leurs bonnets, par^aessua. -
— Moi! 1leur tête.
— Oui, chère Conception. « C'était beau à voir.
« Vous aimez la forme humaine dans la «J'avais préparé un moyen de oorres--.; :
majesté de sa puissance et de son plus ample \
pondre avec ce chef.
« Il est parti avant-que j'aie pu lui envoyer
développement.
« Vous auriez été l'Omphale d'un Hercule i
une lettre. -
ou l'épouse d'un Milon de Crotone; c'est une « Il s'appelait Tomaho.
— Un ancien
passion compréhensible, après tout. cacique !
« Moi, je préfère l'élégance d'Apollon à la « Une sorte de roi auracauien! dit Nativité
force d'Hercule. » <
d'un air distrait.
Puis, ce qui prouve que les filles de seize » Et vous auriez aimé un Indien?
ans ont souvent, pour ce qui est choses d'a- — De tout mon coeur.
mour, une pénétration — Moi...
d'esprit surprenante, jamais!...
la jeune fille dit : — Parce
que?...
— Sais-tu ce que cela prouve, soeur Con- — Le coeur ne m'en dit pas.
ception? j Mais craignant d'avoir froissé son amie,
« C'est que tu es plus vraiment femme j Nativité l'embrassa avec câlinerie et changea
que moi. le tour de la conversation.
« Mariée, je voudrais être le maître et me- : — Tu ne m'as
point dit, fit-elle, comment
lier mon mari. i l'on correspondait avec ses amoureux.
— C'est bien
« Je me sens forte, courageuse, auda- \| simple, va! dit Conception
cicuse et capable de grandes hardiesses. en riant.
« Par instants, je rêve de m'échapper, de « Les soeurs converses sont nos; messa-
prendre des habits d'homme et de courir le ,j gères.
— Et
monde. j pour entrer ?...
» Je me battrais en duel, *j'aurais des ! — Nous avons le souterrain.
aventures. — Le souterrain !
— Sainte Madone ! — Qui, ma toute belle.
«iQuel démon ! « Le couvent communique avec le dehors.
— Où est
« Je n'ai plus de remords; c'est du sal- placée l'entrée do ce souterrain ? :
— Dans la
pêtre qui coule dans tes veines, ma mi- ;l chapelle, sous la pierre d'un
! tombeau.
gnonne, et tu aurais péché quand même
avant peu. ! — Et la sortie ?
— Pour cela, j'en jure ! — Dans la maison de l'un de nos servi-
« Allons, dis tout. teurs.
« Cet amant?... — Qui se nomme?... •
— Cet amant, c'était ce de — Jacopo.
tambour-major
la milice qui est mort, hélas ! pour mon éter- — Et il ne dit rien ?
nel regret « Il garde le secret?
— Un bien bel homme réellement, dit Na- — Comme s'il était muet.
tivité sans enthousiasme, — Dieu ! que je suis heureuse !
— N'est-ce « Demain, je veux distinguer un cava-
pas?
« Et très-bon. lier.
« Je ne le remplacerai jamais. « Le soir même, je lui écrirai pour lui
« Une fois, j'ai eu un peu d'espoir. donner rendez-vous, »
« Du haut de nos terrasses, j'ai vu un chef Puis, après un nouveau baiser à Concept
indien, un géant superbe, un demi-dieu tion :
d'autrefois. ; —Et toi?
« Iljetait en l'air les gens d'Austin.comme — Moi, fit la soeur avec un
soupir.
522t: L'HOMME DÉ BRONZE

\« Moi, j'attendrai.
— Qui?
-— Mon beau géant. CHAPITRE XXXV
— L'Indien?
— Oui, l'Indien. LA PROCESSION
« J'en suis folle.
« Je ne veux plus aimer que lui. Le lendemain, dans la viUe, grande fête !
— Mais j'y pense ! s'écria Nativité. Le soleil se levait splendide.
« Mademoiselle d'Eragny, qui est ici, con- Austin offrait un coup d'oeil admirable
naît ton Tomaho ! Qui n'a point vu une ville d'Espague,
;"'.. — C'est ce qui fait mon espérance de le d'Italie ou de FAmériquo méridionale, le
revoir. jour de la Fête-Dieu, ne peut se faire une
« Nous causons souvent de lui avec eette idée des magnificences d'une procession ca-
jeune fille, qui m'a cité des traits de bonté tholique en ces pays.
charmants de mon sauvage: j Les rues étaient jonchées de tapis et de
« Sais-tu quel nom ravissant il a donné à ! fleurs.
la petite Française ? ! Les maisons, enguirlandées, étalaient tout
.« Il'l'appelle Rosée-du-Matin! ! le long des murs les plus précieuses étoffes.
— Ton colosse est un poêle ! Les reposoirs étincelaient d'or et d'ar-
— Je crois qu'il m'aimera comme je j gent.
l'aime. j Pas une âme sous les toits; tout le monde
— Conception, je te le souhaite. dehors.
Et toutes deux causèrent encore longue- Partout nue animation et une joie im-
ment. menses.
Ce jour-là, moines, soeurs, prêtres, con-
A celte heure, Tomaho entrait dans Aus- fréries, autorités civiles et militaires, popu-
tin. lation, en costumes de gala, se déroule en
Il allait, avec Sable-Avide, se mettre à la files majestueuses derrière le Saint-Sacre-
disposition du correspondant du comte. ment.
Celui-ci rassura Tomaho. Les bannières flottent au vent, l'encens
— Nous avons eu des troubles, dit-il, fume, remplissant l'air de ses parfums, les
mais ils sont apaisés. chants, graves et purs, montent au ciel.
« Le couvent est solide, bien gardé, de Des trésors s'étalent en pleine lumière,
facile défense. dévotement portés.
« Toutefois, dès demain, je prendrai des Ce sont les châsses des saints, les orne-
informations. » ! ments précieux, les chasubles resplendis-
Puis il ajouta : ] santés.
— les topazes et
Cacique, au premier péril, je vous ferai i Les diamants, les perles,
mander. les rubis étincellent.
Libre de son temps, Tomaho s'en fut à la C'est un éblouissement pour le regard.
taverne avec Sable-Avide. Et les jeunes filles en blanc, la plupart
A eux seuls, ils firent faire autant de re- merveilleusement belles; les femmes en
'".. cette au tavernier que tous les autres con- robes magnifiques, étalant le luxe du Midi et.
sommateurs réunis. la splendeur des types de la race latine ; les
Tout se passa le mieux du monde, et To- hommes drapés dans leurs zarapés; tous
, maho s'en fut dormir avec Sable-Avide dans unissent leurs voix dans une hymne d'un
une hôtellerie. rhythme pompeux et solennel
'
L'espace est rempli par les harmonieuses
: vibrations des cantiques sacrés, les sons ar-
I gentins des cloches et les détonations du
LA REINE DES APACHES

Sabre au poing,il défenditle nègre.

earon qui salue l'hostie, chaque fois que, sur rent les beautés: de la forme et qui ont tout
un reposoir, le prêtre l'offre à l'adoration simplement transformé l'antique mythologie!
des fidèles. Pour ce peuple passionné, dans se» an-
ciennes colonies surtout, la religion se mêle
Mais ce peuple si ardent dans son fana- aux ardentes aspirations des sens.
tisme, si exagéré dans ses manifestations, Les femmes adorent dans Jésus, blond et
ce peuple a-t-il la foi ? idéalement beau, l'Apollon chrétien, l'homme
Oui, peut-être. fait Dieu.
Mais une foi païenne bien peu dans l'es- Les hommes voient dans la Vierge la mère
prit de l'Évangile. admirable, la génératrice divine, la Vénus
Au fond, cette race latine, surtout dans catholique.
les colonies espagnoles, n'a fait que con- Et l'amour de Dieu n'est dans ces âmes
server, vif et à peine déguisé sous des appa- que l'amour charnel se manifestant par les
rences chrétiennes, le culte des Romains et mêmes élans que la passion la plus vibrante;
des Grecs. Les prières au Christ et à Marie sont sem-
Les Espagnols sont des artistes qui ado- blables à des déclarations de tendresse et*
L'UOMME DE BRONZE.— 44 LA REINEDESAPACHES— 29
L'HOMME DE BRONZE

frénée d'un amantà une maltresse, ou d'une ; Et comme cet évêque était par état et pat
maîtresse à un amant. quelque peu sectaire» par con*
; tcTiipéramènt
C'est pour cela peut-être que cette race séquent violent» il s'indigna.
'tient tant à son culte. ïl dit un mot.
Mais c'est aussi pour.cela que ces proces- La procession S*arrètû.
sions scandalisent les étrangers, tant elles Il fit un signe.'
paraissent profanes. Dix hommes armés de la garde du dais;
Les jeunes filles provoquent les jeûnes dix homméS autrement solides que ceux de
gens par des oeillades langoureuses ; on se- Itt milice et qui étaient pris parmi les déVbiiés
presse la- main furtivement, pendant qu'à serviteurs des couvents dont nous avons
genoux l'on a l'air de s'abîmer dans une parlé» dix soldats de l'Église enfin» la baïon-
extase sainte; les femmes mariées glissent nette au fusil, entourèrent FévêqUé.
des biUets à ceux pour qui elles trompent — Vous voye* cet impie? dit le prélat
leurs maris jaloux; on se trouvé récipro- d'une voix que la colère faisait trembler.
quement si charmant, que l'on s'envoie des « U brave ici même» dans nos murs» nos
baisers à la dérobée. plus saintes croyances.
Il y a comme une ivresse générale dans « Allez le faire agenouiller par force,
l'air: . sinon.s; »
Dés intrigues se nouent ce jour-là plus qùë L'évèque, homme de paix par profession,
\ tout autre. en avait dit assez pour faire clouer Tomaho
Ans tin exultait en quelque sorte» et U y au sol par les baïonnettes des sbires dé l'é-
: avait dans la foule comme une électricité ma- vêché, si Tomaho eût été disposé à se lais-
gnétique ; ser faire.
Il y eut tin long murmure dans la foule.
Tomaho, qui aimait les belles pompes, qui Ceux qui étaient loin, croyant» comme
: n'avait
' pas do préjugés eonlro îes religions» Févèque» Tomaho debout, Vociférèrent i
qui adorait dans le Dieu des chrétiens le — A genoux!
grand Manitou » et qui eût vénéi'é Mahomet « À géttôux! »
comme un sorcier distingué j Tomaho s'était Et Tomaho, regardant autour de lui et
placé sûf le passage de la procession; entendant Crier» s'étotthtt;
;• Et» Comme tout lé monde, le bon Cacique Il vil les Soldats s'approcher et se demanda
s*étàit agenouillé. ce que cela voulait dire; niais il n'était pas
Mais il était sous le coup de l'émotion fait pour deviner les énigmes, aussi attendit-
générale. il patiemment la fin de l'incident.
- Son coeur dansait dans sa Le chef des sbires, cependant, arrivé de-
large poitrine.
H voyait tant de charmantes figures, de vant le géant, fut surpris de voir qu'il était
pieds adorables et de bas de jambes bien à genoux.
tournés! Il le contempla avec stupéfaction ; Tomaho
Il avait dans l'oeil toutes ces images ra- n'était pas homme à s'en fâcher, au con-
dieuses. traire.
Et ii se disait, comme toujours : Il était habitué à produire de l'effet.
— Ne trouverai-je donc point de femme ? i Toujours poli, et supposant que ce soldat
Et il y pensait quand le dais passa. j avait quelque chose à lui demander, il lui
: Il s'inclina dévotement pour ne choquer ! dit :
— Quand vous m'aurez assez regardé, mi-
personne.
Mais Tomaho à genoux représentait encore litaire, je vous prierai de me dire ce qu*3
la hauteur d'un homme de belle taille. vous me voulez.
Si bien que Fôvêque qui portait le saint Ce à quoi le soldat répondit :
ciboire crut voir au milieu de la foule un — Excellence (il flanquait de YExceUénce
Indien assez audacieux pour se tenir debout. \ au géant parce qu'il pressentait une majesté
LA REINE DES APACHES 221

eu lui, puis peut-être savait-il que Tomaho . Tomaho ne pouvait manquer de faire im-
avait été roi); Excellence, fit-il, c'est Monsei- p
pression à côté des colonels chamarrés de la
nicur qui m'envoie vers vous. nmilice, des diacres, archidiacres et vicaires
« Sa Grandeur vous croyait debout. g
généraux, chanoines mitres et pères abbés,
— Bon! dit Tomaho. : grands
g juges et hauts fonctionnaires, tous
Et il sourit. ! couverts
c d'or et ruisselants de splendeur.
— Allez dire à l'évêque, fit-il, que l'on i Puis l'évêque avait une arrière-pensée.
"'
m'a raconté la vie du Christ, et que je sais j Il avait vu déjà Tomaho et se souvenait
j de<J la façon dont le colosse avait rossé le*
(|U'il est fils d'un Dieu.
« Par conséquent, je me mets toujours à | Austinois. J
genoux quand son signe passe. j Le convertir, se l'attacher, en faire le
<(Je respecte les prêtres et tous les sor- j chef t de la milice des couvents et des église*}
ciers. » t était le plan du rusé Monseigneur.
tel
Le soldat salua et revint à son évêque au- ; — Mon fils, dit-il à Tomaho, nous avons

quel il rapporta presque textuellement les s


admiré ta réponse, qui est celle d'un sage.
« Nous t'estimons beaucoup, te sachant
paroles du colosse.
L'évêque était trop avisé pour ne pas tirer ]
brave et bon, fort comme Samson, et pr«R"
<
parti de toute circonstance en faveur de la dent en même temps.
sainte Eglise. « Ta place est ici, parmi les plus illustres.
Il renvoya le soldat dire à Tomaho qu'il « Suis-nous. »
était invité à se joindre au cortège de Mon- Tomaho s'inclina,mais ilfitune observation
seigneur. à la fois juste, profonde et pleine de finesse.
ii'évêque avait parfaitement calculé qu'un Les étoles, les chapes, les mitres, les cha-
Indien ne pouvait manquer d'être flatté d'un subles avec leurs broderies rutilantes, lui
tel honneur. tiraient l'oeil invinciblement ; il se' sentait
Il ne se trompait pas. humilié, d'autre part, de paraître sans orne-
'
Tomaho fut ravi. ! ments au milieu de ce cortège chamarré.
Il pensait avec un naïf orgueil qu'il allait, — Mon père, dit-il, je te romercio et
je
lui grand chef déchu, se trouver réhabilité suis ton respectueux et reconnaissant sen>»
en quelque sorte par cette distinction. vitcur.
Il allait se promener derrière le signe du j « Mais vraiment j'aurais honte et je serai»
grand Dieu des chrétiens, avec les plus ! confus de me trouver, vêtu comme je le suis,
hauts dignitaires. ' au milieu de tant d'illustres
prêtres du Vâ-
Tomaho rayonnait. condah des chrétiens, de tant de guerriers et
Tomaho se leva. do sages de leur grand conseil.
11 fit quelques enjambées énormes par- « Si j'avais mon manteau de guerre en
dessus le peuple agenouillé et vint se placer peau de jaguar et mes queues de renard, j©
devant l'évêque, qui lui donna son anneau à serais moins mal à mon aise. »
baiser. Et il regardait, ébloui, les ornements qui
Tomaho s'acquitta avec grâce de cet acte s i miroitaient sur le dos des prêtres et des
de dévotion. clercs.
On sait sa vénération pour les signes; ilL L'évêque n'était pas homme à ne pas dc-
mit ses lèvres respectueusement sur celui deÎ viner la folle ambition qui dévorait le coeur
l'évêque. de Tomaho.
Ce dernier admira la- taille du géant ett — Mon fils, lui dit-il, ton désir sera satis»'
se félicita de la lumineuse idée qui lui était t fait.
venue de l'attacher au cortège. Parmi le clergé se trouvent, ou le sait, de
Tout ce qui peut frapper les yeux de laa nombreux chantres laïques, qui endossent
toute est chose que jamais un bon évêquee des chapes, espèces do longs et large» bur-
ûe néglige. nous dorés.
228 L'HOMME DE BRONZE

'
Rien, dans la liturgie, ne s'opposait à ce C'était Sable-Avide.
que Tomaho fût assimilé à un chantre. Jamais le chef n'était ivre, mais il était
Donc l'évêque fit un appel du doigt à son gris toujours.
cérémoniaire magistaire qui accourut et Il avait bu du Champagne (Veau de feu
auquel il donna un ordre. follet) à flots, et il avait l'humeur joviale, ce
Le cérémoniaire revint bientôt avec la jour-là, en même temps que de la fantaisie
chape la plus ample et la plus belle qu'il dans la cervelle.
trouva sur le dos des chantres. H avait vu ce qui advenait à Tomaho et il
— Mon fils, à genoux ! dit l'évêque. venait hardiment s'associer au triomphe de
, « Tu es de trop haute taille pour que l'on son ami.
t'ajuste la chasuble étant debout. » — Mon
père, fit-il en s'adressant au prélat,
Le géant s'agenouilla devant Monseigneur donne un beau manteau à mon ami To-
sans penser à mal ; ce que voyant, le peuple maho ; j'en demande un aussi.
cria ses vivats et applaudit. « Car je suis comme lui un très-grand
Pour la foule, et l'évêque le prévoyait, chef.
cette scène était quelque peu miraculeuse et — Ce
qu'il dit est vrai! s'écria Tomaho
l'on crut à une conversion de cet Indien incapable de se sentir jaloux et d'empêcher
géant par l'évêque. les autres de profiter d'une bonne aubaine
C'était en petit, comme importance, en « Mon ami mérite aussi un manteau d'or
grand, à considérer le catéchumène, quelque et d'argent. »
chose dans le genre du baptême de Clovis, L'évêque était enchanté.
que l'apôtre des Francs dit à ce roi bar- Deux conversions au lieu d'une.
bare : H fit donner une chape à Sable-Avide,
.— Baisse la tête, fier Sicambre. et celui-ci, de lui-même, fit tout ce qu'avait
« Adore ce que tu as brûlé. fait Tomaho.
m Brûle ce que tu as adoré. » Il jugea que c'était une cérémonie réglée
Chaque évêque est ambitieux d'enregis- d'avance.
trer dans les actes de sa vie quelque théâ- Donc il se mit à genoux,, baisa l'anneau
trale conversion de ce genre. et reçut la bénédiction.
Tomaho se laissa passer la chasuble sur Le peuple délirait d'enthousiasme.
le dos avec une joie immense; il se laissa C'étaient des hurrahs sans fin...
bénir sans protester, et, pour la foule, il fut
évident que l'Indien se faisait chrétien. Cependant l'évêque indiqua une place
Tomaho se releva aux acclamations de dans le cortège pour les deux Indiens et la
tout le peuple. procession se remit en marche,
Enchanté, il crut que c'était sa seule pres- i Tomaho avait l'air étrange avec son ca-
tance qui arrachait ces cris aux gens d'Aus- ' raco doré.
tin et il eut un élan de vanité satisfaite. Sable-Avide paraissait non moins singulier.
Cette chape fut certainement, comme le La tête pleine de folles idées, de la joie
sabre de M. Prudhomme, le plus beau jour dans le coeur, du salpêtre dans le sang, dé-
de sa vie. bordant de Champagne, ravi du vêtement
Mais la chape n'allait qu'à la ceinture de qu'on lui avait donné, il ne parvenait pas à
Tomaho. « se mettre au pas.
H avait l'air d'avoir un caraco doré. Il sautillait, cabriolait, se jetait à genoux
N'importe ! avec des manières de clown, et quand on
H était radieux. chantait, il se mettait à hurler d'une voix de
tonnerre des refrains apaches.
Mais, complication! voilà qu'un autre In- L'évêque entendait bien, il entendait
dien, fendant la foule, vint se planter de- trop ; mais il ne se préoccupait pas de cette
vant l'évêqub dissonnance.
LA REINE DES APACHES 229;

Des milliers de voix couvraient celle du voudrait, redevenait coquette, difficile et se ^


sauvage. montrait peu empressée.
Monseigneur laissa donc aller les choses. Plus d'une main gantée de caballero essayé
de trouver la sienne dans les hasards de la
Cependant les intrigues allaient procession.
leur
train. Plus de vingt billets doux furent glissés
sous son voile.
Un train d'enfer, on peut le dire, sous tous
Elle ne répondit à aucune tentative des
les rapports.
Nunez avait un habit superbe, sa plus galants.
Ces belles filles sont ainsi faites, et ainsi
belle prestance, un air de matamore qui va
tout pourfendre. s'explique le succès de ceux qui semblent
les dédaigner.
Ii lorgna les nonnes.
Habituées à triompher de tous, elles s'ir-
L'une d'elles, grande fille sèche, laide,
ritent de ne produire aucune impression sur
qui jamais n'avait eu le bonheur de nouer un homme assez habile pour ne pas pa-
une amourette, sourit à tout hasard à ce grand
raître les remarquer.
sacripant ; elle avait peu d'espoir de lui
C'est ainsi que Nativité aperçut un jeune
plaire.. celui-là même ,
Mais Nunez voulait réussir à coup sûr. homme, vêtu à l'européenne,
Il jugea que cette longue fille desséchée que nous avons vu déjà sous la terrasse sur
;
brûlait de tous les feux du désir inassouvi. laquelle la reine des Apaches, pendant la
nuit du bal, causait avec le Trappeur de sa
:t C'est mon affaire,pensa-t-il; ;
je pourrais le comte de Lincourt ; celui-là
trouver mieux, mais moins vite : avec celle- ; passion pour
même qui ressemblait à FAigle-Bleu.
là, j'emporte le succès sur-le-champ.» Il était là, debout, fier, distingué, élé-
R avait — homme d'habitude et de pré-
gant, admirablement beau.
caution — rédigé un billet doux où il don- Il attendait.
nait son adresse. Nativité le vit, l'admira et se dit que,
S'approcher, dans l'embarras d'un coude
comme soeur Conception, elle avait plus de
de rue, de la soeur, se maintenir à sa hau-
goût qu'elle ne le supposait pour les hommes
teur, attendre le moment d'une élévation de de haute taille.
l'hostie, à genoux près d'elle, lui donner le Mais celui-là était svelte et si admirable-
billet, en recevoir'un serrement de main, fut ment fait, que rien en lui ne donnait une idée
l'affaire de quelques minutes. de masse.
La première corvée était terminée. Tout au contraire.
Nunez, sûr d'être appelé le soir même ou Il était, comme l'Aigle-Bleu, un type
le lendemain, s'en fut tranquillement à
d'Apollon.
d'autres amours plus gaies, et il séduisit Nativité remarqua surtout l'éclat de ses
une jolie femme fort riche, point capital
yeux, leur expression de douceur infinie par
pour ce sacripant. instants et de mâle orgueil dans d'autres
•Aimer, pour lui, était une affaire ; seule- moments, quand, par exemple, quelqu'un
ment, quand la femme était laide, l'affaire venait à le coudoyer.
avait son côté désagréable; mais il en On s'écartait de lui sur un de ces regards.
passait par là. Nativité éprouva comme un choc, et elle
ne put s'empêcher de désirer être vue.
D'autre part, la jolie soeur Nativité regar- Elle fit, en fille adroite, ce qu'il fallait
dait dans la foule, ici et là, si elle trouve- pour cela.
rait un joli garçon à son goût. Mais le bel étranger ne prit point garde à
Mais, chose que comprendront ceux qui son jeu.
connaissent bien les très-jolies femmes, Na- Alors Nativité remarqua que ie gentle-
tivité, sûre de pouvoir aimer quand elle le man manoeuvrait pour se rapprocher de ma.
L'HOMME DE BRONZU

'demoiselle d'Eragny, et celle-ci échangeait d marcher,


de de se promener, de sortir de
: avec lui des sourires. F
l'église.
; Enfin, mordue au coeur par le dépit et la Il voulait se montrer encore par la ville
jalousie. Nativité se sentit éprise et dut se a
avec son confirme.
l'avouer, quand elle fut certaine que le On sait que si le Champagne délie la
jeune homme remettait une lettre à made- , li langue, il donne des fourmillements dans
moiselle d'Eragny. I mollets.
les
Nativité devint blanche comme son voile. On chanta le premier psaume, et Sable-
. Nativité aimait. 1
Avide se tint à peu près tranquille ; mais
C'était un de ces coups de foudre de la saprès chaque psaume la musique de la mi-
passion qui frappent à l'improviste et ou- 1 jouait un air.
lice
vrènt un coeur à l'amour. Quand elle entama un motif après le pre-
Le gentleman enveloppa mademoiselle '
mier psaume terminé, Sable-Avide n'y tint
d'Eragny d'un long regard, puis il fendit la ]
plus.
foule et disparut. Mille raisons, du reste, rendaient presque
Nativité ce moment, ses |i inévitable ] l'acte insensé qu'il allait com-
oublia, depuis
]
mettre.
équipées de coquetterie ; elle jeta tous les ,
billets doux glissés sous son voile et qu'elle ji' Comme tout bon sauvage Sable-Avide ne
avait collectionnés; elle devint rêveuse et . prouvait
< pas une grande cérémonie complète
sombre. ' sans des danses de caractère à l'indienne.
Mais un incident la tira de sa rêverie. Tous les sauvages dansent dans les céré-
j
Soeur Conception, à un certain moment jj monies.
son amie, |i La danse est l'irrésistible besoin de leur
d'encombrement, parvint jusqu'à
et toute émue, lui dit : i! nature.
— Ma bonne chérie, il est ici. \j La danse traduit leurs sentiments et leurs
« Regarde ! » pensées.
La danse est traditionnelle dans leurs tri"
Elle lui montrait Tomaho.
: bus.
Puis, rapidement
—7-Oh ! il saura que je l'aime. Sable-Avide se leva et crut remplir un
« A tout prix, je veux qu'il le sache I » austère devoir de politesse envers les
sacrés et les hauts personnages
Malgré le ridicule du caraco doré, Con- i signes qui
trouvait le à j l'avaient accueilli d'une façon si distinguée.
ception toujours géant son \
i
j II se mit à entamer le pas du grand Ma-
goût.
nitou...
Son goût est un mot bien faible pour pein-
Tableau !
dre la folie de cette bonne personne.
La musique cessa de jouer, les fidèles
Ce fut au tour de Nativité à soupirer.
levèrent le nez en l'air, il y eut mur-
Une reprise démarche de la procession
mures, chuchotements, stupéfaction, scandale
sépara les deux amies.
" inouï.
Tout a une fin, même une procession in-
Le cérémoniaire magistaire voulut force*
terminable. !'•
Sable-Avide à revenir s'asseoir sur sa stalle.
On arriva à l'église principale d'où l'on 1 Mais Sable-Avide en était
j arrivé aux
était parti.
; grandes figures chorégraphiques.
Là, il y eut vêpres en musique et sermon 1 II avait brandi son tomahawk etil l'agitait.
de l'évêque. Le cérémoniaire crut à une me-
magistaire
Dans le choeur, on plaça le cortège : dans 5 nace et recula.
le cortège se trouvaient Tomaho et Sable- On voit le tableau.
v AVide, qui furent mis en évidence.
L'évêque était navré.
Les vêpres commencèrent. Tomaho comprit que son ami faisait un
.;,-"- Sable-Avide se sentait des démangeaisons s [ impair,
LA REINE DES -APACHE S 1Mt-

Miepx que Sable-Avide, il connaissait lès « Pour'ttoûs, Indiens, nous tenons nos
moeurs des blancs. pieds du grand» Manitou et noua le recon-
Il savait que si l'on chantait à l'église, naissons par U» pas qui lui est consacré.
l'on n'y dansait pas. « Soit dit pour la paix et pour empêcher
H jugeait seulement que, vu là circon- j de mauvaises interprétations.
stance, Sable-Avide étant Apache, il avait « Et l'on peut en croire Tomaho, grand
bien le droit de manifester sa reconnaissance cacique des Araucaniens, renversé par le
pour l'évêque et son respect pour les signes Renard-Subtil, Orélie de Touneins ; Tomaho,. .
en exécutant le pas du grand Manitou : c'é- dpnt vos feuilles qui parlent (journaux) ont
tait d'une politesse sauvage, il est vrai, mais . raconté l'histoire et qui n'a jamais menti.
exquise et raffinée. « Ma langue n'est pas fourchue, et mon
Tomaho voulut faire cesser un malen- coeur est un cristal. »
tendu déplorable. Tomaho se rassit.
Il se leva. Le peuple était retourné comme on re-
L'évêque frémit. i tourne un gant.
Mais le géant, d'une voix forte, dit au Gentlemen, caballeros, hommes, femmes,
peuple stupéfait : ! vieux et jeunes, prêtres «t laïques, tous ad-
— ', vous vous étonnez, je miraient le bon géant, l'approuvaient et
Visages-Pâles
le vois, de ce que mon ami danse. comprenaient Sable-Avide.
« Sachez que c'est la manière d'un véri-. Tout s'éclairait, s'illuminait.
table Indien pour honorer ses hôtes dans les Plus de ténèbres !
grandes fêtes de religion, de guerre ou de L'évêque se disait que Tomaho n'était pas \
paix. seulement un homme grand» mais Un grand
« Si Sable-Avide ne dansait pas, il croirait homme. •. .
il
vous offenser. N'était l'auguste majesté du lieu, on eût
« Moi qui suis un Indien, mais aussi un porté Tomaho en triomphe.
trappeur, je ne danse pas, parce que je sais
vos usages.
Toutefois Sable-Avide, épuisé par ses
« Cependant, si, après ce que je vous ai
contorsions, avait regagné sa stalle, tout en;
dit, vous jugez que ce sera un hommage sueur ; il avait mêlé un cancan si effréné au
rendu à votre Dieu, j'exécuterai, moi aussi,
le pas du grand Manitou avec plaisir. pas du grand Manitou, qu'il était exténué. \
'
« Chacun a sa manière de montrer sort !. '''.
sentiment. L'évêque était un homme trop fin pour né
t< Sable-Avide exprime la sienne très-dé- i pas deviner que, quoique Tomaho eût dit
cemment et très-convenablement. vrai, Sable-Avide n'en était pas moins ab^-
« J'ajoute même que je m'étonne que les 1 solument
gris.
Visàgés-Pàles ne dansent pas devant les si- Il fit donner, par lé cérémoniaire magis-
gnes sacrés. taire, l'ordre de suspendre les Vêpres, et il
<<Dieu leur a donné là parut en chaire.
langue, et la langue
chante la louange de Dieu. | Là il fit un sermon habile et fait pour
« Dieu leur adonné les mains, et les mains , impressionner.
se joignent pour prier Dieu. j II parla du miracle dés deux conversions,
« Serait-ce donc le diable qui leur aurait 1
dont lui, évêque d'Austin, avait été l'humble
donné lés jambes, que les jambes ne dansent instrument.
pfts en l'honnéUr de Dieu ! Il cita David dansant devant l'arche, et
!i il disserta sur les danses sacrées.
1.Textuel.RccUeillldiinàl'églisemêmepar M.Ferragut. J Bref, il fit flèche de tout bois, et ce qui
Nousavons raCmcle texte en espagnolaVecles quelques eût été un scandale
expressions indiennes que les Mexicainsont fait entrer devint l'émôuVahte dé-
dimàIii languede là mère-patrie; , votiott d'un sauvage, homme simple, pris
L'HOMME DE BRONZE

d'enthousiasme pour les splendeurs du culte sion . araucanienne) ; l'évêque, j'en suis sûr,
catholique. t ne t'a rien commandé.
Et mille autres déclamations du meilleur , « Va-t'en. »
style. Et comme le cérémoniaire magistaire in-
Sur quoi, reprise des vêpres, expédiées, sistait, Tomaho l'empoigna d'une main; de
dureste, très-vite. l'autre main il empoigna un saint.
,:-- Suppression de la musique, dans la crainte . Il descendit le saint d'une, niche située à
que Sable-Avide ne recommençât à gam- une hauteur de plus de quatre mètres, et il
bader, et quête... assit le cérémoniaire à la place du saint.
La recette fut énorme. Puis, ôtant sa chape, il la roula dans un
, Les coeurs étaient fortement remués. surplis qui était accroché à une patère, et
Sable-Avide. en fit autant.
Les^vêpres finies, on passa dans la sa- Tous deux, malgré les. cris , du cérémo-
cristie.% ....... niaire magistaire et l'ébahissement du clergé,
Là l'évêque adressa d'affectueuses paroles j s'en allèrent tranquillement, fort indignés
aux deux sauvages, et il,rentra dans son pa- 1 qu'on eût voulu leur reprendre, les chapes.
lais épiscopal se promettant de dépêcher un Tomaho tenait à son caraco doré,
émissaire à Tomaho qu'il voulait s'attacher. i . ; —Je redeviendrai.grand cacique, dit-il à
Quant à Sable-Avide, il. le jugeait une , Sable-Avide. ,...,.,•
brute et un ivrogne. ; I « Et le jour où ie serai reconnu de nou-
Il se serait bien gardé de lui faire la même je mettrai le
j veau grand chef d'Araucanie,
proposition. ï manteau de l'évêque;
L'évêque espérait faire de Tomaho le suisse « Il me va très-bien ! »
de son église et le chef de ses sbires. j ; Bon Tomaho!
On verra; quelle suite fut donnée à cette i Le caraco lui allait juste à la naissance
affaire. i des reins! .
Mais" il y eut un incident final.

Tomaho et Sable-Avide virent arriver le ! CHAPITRE XXXVI


cérémoniaire magistaire qui leur réclama les l ENTREVUE. . "<
chapes.
Le colosse fronça le sourcil. ! Le soir de ce jour, une pirogue accostait
— L'évêque, dit-il, nous a donné ces man- la rive droite du Rio-Colorado, non loin
teaux. d'Austin.
« Nous, Indiens, quand nous recevons et Un homme sortait de la nacelle d'écorce
honorons dos hôtes, nous leur faisons don et poussait trois fois le cri de la chouette.
de nos plus belles fourrures. A cet appel, un autre homme parut.
« Nous ne les reprenons pas. C'était la Couleuvre, armé et venant à un
« Nous garderons les chapes, et tu me rendez-vous de John Huggs.
parais, toi, un homme très-mal avisé et qui — Eh bien? demanda le capitaine impa-
se mêle désagréablement de toutes choses. tient.
« C'est déjà toi qui as eu l'air de te mettre « L'affaire est-elle en bonne voie?
en colère, parce que Sable-Avide dansait. — Tout va bien ! dit la Couleuyre,
« Tu es venu, pendant la cérémonie, me « Nous avons des intelligences dans la
dire à chaque instant : « Fais ceci, fais cela! »
place et nous enlevons demain ou après.
comme si moi, Tomaho, j'étais un imbécile — Je vous attends ici, à cette place, cha-
et un homme mal élevé, incapable de se que nuit, dit Huggs.
conduire. — Vous n'attendrez pas longtemps.
« Maintenant tu viens encore mettre ton Les deux hommes causèrent pendant cinq
nez dans ma main pleine de grains (expres- minutes encore, convinrent de tous les détails
•O/7T\. ; "'" •
/i)v"i?or
~ .ÀU#^L\
^:L\ REINE DES APACHE S f 29S
^V TPI ^1 I

Mendès-Nunezavait été reçu par la soeur dont il était adoré'.

du rapt à accomplir» et Huggs termina joyeu- Ces deux hommes allaient silencieux.'
sement la conférence en disant : . Les ténèbres étaient épaisses, le vent souf-
— Sénor Juan, c'est affaire à vous. ' ' "
flait avec rage. .-/
<<La;fille est à nous. »:... A quelques mille pas, on entendait comme
Il trouvait admirable le plan de la Cou- le clapotement de l'eau.
leuvre, et, à vrai dire, il l'était. Le pirate s'arrêta :
— Nous sommes, dit-il, à peu dé distance
de la lagune de la mort; j'entends le bruit du
CHAPITRE XXXVII flot.
LA.LAGUNEDELA MORT Il hésitait.
C'est qu'aussi cette lagune justifiait son
Cette, même nuit, deux heures avant le nom sinistre.
jour, un homme qu'à son costume et à ses Seule nappé d'èau à vingt lieues à la
allures on pouvait réconnaîh'e pour un pi- ronde, elle était le refuge de monstrueux
rate .=de ,1a savane, s'avançait à travers la caïmans. '..''
prairie, suivi d'un nègre. | Chaque nuit tous les fauves de la savane
L'HOMME OE BRONZE.— -45 ' LA UISINEuiis Ai'ACiuîs.— 30
'2$f L'HOMME DE BRONZE

environnante y venaient boire et guetter « Et je crois que nous y passerons, David.


leurs proies : buffles, antilopes ou autres — J'aime mieux
risquer de vivre en obéis-
fauves comme elles. : sant que mourir en refusant d'exécuter des
D'ours à jaguars, de caïmans à serpents, ordres.
c'étaient des luttes terribles, acharnées. Les deux hommes, pendant une heure et
Les vautours planaient sans cesse sur ce demie, assis sur le sol, l'oeil vers la lagune,
petit lac, extrêmement dangereux pour le sans mot dire, écoutèrent les bruits de lutte
voyageur. qui s'élevaient des bords de la lagune.
}; Les rapaces de l'air disputaient les cada- Ce fut une longue angoisse.
vres aux bêles féroces, dès que le jour pa-
raissait. Enfin le soleil parut, presque subitement,
Et le repas de la nuit se prolongeant après comme toujours dans ces régions où il y a
FaUrore, le soleil éclairait des scènes affreu- peu d'aurore.
ses de carnage.
Le pirate écouta, regarda le ciel et dit au
Les hurlements retentissaient plus furieux
nègre : encore.
— Attendons !
Sur les cadavres, les jaguars se livraient
Lé nègre ne répondit rien.
entre eux à une bataille acharnée, chacun
Il tremblait, mais il semblait animé d'une
repoussant l'autre de la gueule et de la
résolution froide, d'une volonté inébranlable.
Le pirate lui demanda : griffe.
— Es-tu sur, David, que le Sauveur a bien
dit : la lagune de la mort? — Debout, dit le nègre résolument, mais
— C'est folie de redemander la avec des frissons qui ridaient son corps et
toujours
même chose ! dit le nègre. l'agitaient.
« J'ignore qui vous êtes, mais je sais que Le pirate, pâle, chancelant, apprêta ses
vous connaissez le Maître. armes. ,
« Vous savez s'il faut écouter quand il — Prends un pistolet! ditril au nègre.
tarie. — Non! dit celui-ci.
« Il s'agit bien de la lagune et je n'en suis « C'est inutile.
« Si le maître ne veut pas ma mort, je no
que trop sûr.
— Pourquoi ne lui as-tu pas fait observer mourrai pas.
q=jo nous courions à un péril certain? « Depuis dix ans, je le sens, j'ai foi en
— A quoi bon ? lui.
« Ne le sait-il pas? « Mon coeur tremble, mais ma tête me dit
« Ce qu'il veut, il faut le faire ou mourir. de dominer mon coeur.
« Ne me parlez plus. » « En avant!
Le pirate paraissait convaincu de cette — Moi aussi, j'ai confiance ! dit le pirate.
vérité. Et ils marchèrent rapidement vers la la-
En ce moment, un concert effrayant de gune.
eris épouvantables retentit et répandit la
terreur au loin dans les ténèbres. Ayant gravi une petite colline, ils aper-
Lès deux hommes se regardèrent. çurent le chêne brisé ; mais ils demeurèrent
— Il faut attendre ! dit le tous deux cloués sur le sol.
nègre.
— Et, fit l'autre, demain, au Près du chêne, à deux cents pas d'eux, il
jour, il fau-
dra se trouver près du chêne brisé, à cent y avait une lutte effrayante entre des ours
pas de l'eau. gris et une bande de jaguars.
«. Et nous verrons, par centaines, des ja- Des caïmans, sortant de l'eau leurs têtes
guars dévorant leurs proies, tuées dans le hideuses, épiaient le moment favorable pour
combat qui se livre. s'élancer.
LA REINE DES APACHES 9T

Le chêne était à trente pas du cadavre (d'Apaches débouchant de derrière Ja.cpl-


' inp.
d'un ours, sur le corps duquel avait lieu le
combat. L'Aigle-Bleu était à leur tête.
Des condors planaient au-dessus de cette Il desce'ndit de cheval, sourit aux cïéux
scène. I
hommes qu'il venait de sauver et leur dit en <
Un instant le nègre sembla perdre conte- '
leur tendant la main :
— Frères, l'heure est venue.
nance.
Il avait au front la sueur froide de la « Vous êtes sortis victorieux de la su-
prême épreuve. »
peur.
Mais il ferma les yeux, murmura Puis embrassant David :
quelques
et s'avança — Toi, ce soir même, tu seras à la tête de
mots inintelligibles délibéré-
ment. trois cents nègres et lu iras apprendre la
Puis se retournant : guerre, en vue de l'avenir prochain, dans
— Malheur à vous, dit-il, si vous ne ve- les Etals-Unis, à l'armée du Nord.
nez pas! Puis, embrassant aussi le pirate, il lui
Et tel était le prestige exercé dit :
par le
— Vous avez conquis la réhabilitation, .
Maître, que le pirate se remit en marche le
' don Eusebio.
fusil au poing.
« Vous êtes, dès ce jour, mon bras droit
et mon ami.
A coup sûr le Christ, ordonnant à Pierre j
«e marcher sur les flots, ne lui demandait
« Je vous donnerai pour armée tous les
pirates de la savane et vous utiliserez à notre
pas plus de foi qu'il n'en fallut à ces deux oeuvre do salut celte armée de bandits, force
hommes pour obéir aussi aveuglément.
redoutable perdue pour les grandes causes. »
Les deux hommes eurent un mouvement
Cependant le nègre, probablement parce de joie qui les transfigura.
qu'il défaillait, se mit à courir pour profiter — A cheval ! leur dit l'Aigle-Bleu.
du reste de volonté qui lui restait. Et ils montèrent sur des mustangs do pure
Des jaguars l'aperçurent et se retournè- race qu'on leur procura.
rent sur lui, menaçants.
Le pirate passa un instant sa main sur i La troupe disparut au loin.
son front et murmura une phrase mysté- ||
rieuse : Ij Si Tète-de-Bisou avait vu cette scène, un
— Je le dois ! ' et dos manières aussi singu-
{ pareil langage
« C'est écrit de mon sang. I lières pour un Apache l'eussent bien étonné
« Ma vie est à lui. » ' de la
part de F Aigle-Bleu.
Et il coucha en joue un jaguar, tira", et le
revolver au poing, se jeta en avant.
Il déchargea son arme et, sabre au poing, CHAPITRE XXXVI11
défendit le nègre que la terreur avait abattu
sur le sol, à bout de forces et de volonté. LE MARCHÉ.
Les jaguars, étonnés par les détonations,
avaient reculé, mais ils revenaient furieux Le surlendemain, la Couleuvre et Mendès-
et enragés. Nunez se trouvaient de nouveau attablés, en
Derrière eux, les ours;... face d'un excellent à la taverne
déjeuner,
IJOS deux hommes allaient mourir. où déjà ils s'étaient rencontrés devant un
dîner remarquable par le choix des mets et
Soudain une centaine de coups de feu écla- qu'avait rendu mémorable l'incident drama-
tèrent. tique que nous avons raconté.
Les fauves s'enfuirent devant une troupe ! • Autour d'eux; plusieurs table vides.
£36 L'HOMME DE BRONZE

Personne ne se souciait de gêner la Cou- « Par où entrez-vous ?


leuvre par un voisinage indiscret. — Par un souterrain.
On se souvenait de la prétendue apoplexie — Ah ! vous passez par le souterrain;
'
qui avait si étrangement frappé* l'Anver- c'est parfait.
=sois « Mais, dites-moi, ce passage est-il fré*
quenté ?»
Les deux amis causèrent au dessert en fu- Nunez se prit à rire.
mant et en dégustant le Champagne frappé. — Cher, dit-il, c'est une grande route
entre le monde et le couvent.
— Donc, cher Nunez, cette nonne est très- » Ce qu'il y passe de gens est vraiment
amoureuse? inouï.
— Une braise 1 « Il y trois cents soeurs, nonnes, conver-
— Allumée? ses, etc.
— Soufflée par le désir comme par un « Bref, trois cents jupes !
soufflet de forge. — Donc, trois cents amants !
« A peine la procession était-elle rentrée — S'il
n'y avait que cela !
— Je vous
que je fus mandé au couvent pour le soir comprends.
même. « Mais n'exagérons pas ; y a-t-il vrai-
'
— Et ?... ment beaucoup d'allées et venues dans le
— Et je m'y rendis. souterrain ?
— Nunéz, je vous plains. -— Beaucoup.
« Votre nonne n'est pas jolio? »— On s'y rencontre ?
— Non, par tous les diables, non ; mais — Parbleu !
c'est une fille étonnante. — Diable ! fit la Couleuvre.
— Parce que ? . . . — Cela vous contrarie donc ? demanda
— Mon cher, la passion arrivée à »e pa- Nunez.
vous poétise singulièrement les — Un peu.
roxysme
femmes laines. « J'espère au moins que l'on n'y voit pas
— Cela ies iranstigure-t-ellcs ? clair.
— Jusqu'à un certain point. — C'est un four.
« De ma vie, je n'ai été aimé comme je le — A la bonne heure!
suis. « Dites-moi, Nunez vous auriez à enlever
« Cette fille a une sorte d'adoration fré- quelqu'un de ce couvent, comment vous y
nétique. prendriez-vous ?
« Elle trouve des flatteries charmantes ; elle — Je ne veux pas enlever de nonne, moi,
est de plus vraiment dévouée et gracieuse. mon cher.
— ... Et puis? . . . fit'la Couleuvre qui « C'est une chose que jamais je ne ferais.
connaissait son homme. — Jamais est un mot qu'il ne faut pas plus
— Et puis . . . voyez donc . . . comme employer à la légère que toujours.
die est généreuse ! « Nunez, vous vous aventurez beaucoup,
Mendès-Nunez tira dé sa bourse une bro- mon cher.
che en diamants. « Mais supposons qu'au lieu d'une nonne,
— Elle m'a donné ce bijou ! dit-il; elle il s'agisse du rapt de mademoiselle d'Eragny.
l'a fait avec une grâce incomparable. « C'est bien moins grave.
— Voilà la vraie poésie de cette fille ! dit « Le clergé ne s'ameutera pas pour une
Juan qui se mit à rire. pensionnaire.
Puis il reprit : « On dira que c'est la faute de la jeune
— Depuis deux jours, vous devez connaî- fille;
tre un peu les êtres, moeurs et façon : du « Qu'elle voulait se faii;e enlever par un
aouven* galant.
LA REINE DES APACHES 237

— Au point de vue des prêtres, vous avez — Ce soir.


raison. — A la bonne heure !
« n n'y a rien ou peu de chose à craindre. «Vous êtes de ces hommes expéditifs
« Mais le père ? . . . comme je les aime.
— Nunez, mon fils, vous seriez masqué. « Et... après?
« Je ne vois pas qui aurait intérêt à dire — Je trouverai le moyen de verser une
votre nom au colonel d'Eragny. drogue à ma maîtresse, qui dormira.
« Ce n'est pas moi. — Bon ! .j
— Vous parlez très-gentiment, « Jusqu'ici tout va bien.
cher ami.
« Est-ce que cet enlèvement — J'irai
serait bien la cellule de mademoi-
jusqu'à
payé ? selle d'Eragny et je la garrotterai ; je la bâil-
— Très-bien. lonnerai et je l'emporterai par le souterrain.
— Le chiffre ? - — Et cette espèce de portier de la maison
—-Fixez-le. où aboutit la sortie dudit souterrain?
— Vous plaisantez ! — (iet homme est seul.
— Pas du tout ! « On ne met pas d'autre que lui dans la
Nunez calcula, supputa, confidence.
réfléchit beau-
coup. « Je le garrotterai lui aussi et je l'atta-
La Couleuvre souriait. cherai.
— Je parie, dit-il, que vous en êtes arri- — Nunez, il faudrait commencer par là.
vé à penser que le chiffre énorme de cinq — Vous avez peut-être raison.
— Le
cents pistoles ne me ferait pas trop crier. portier garrotté, vous comprenez
— Juste ! que tout va comme un wagon sur ses rails.
« Vous êtes miraculeux pour lire dans « Nous introduisons plusieurs' de mes
l'âme des gens. •
compagnons.
— Va donc pour mille ! fit Juan généreu- « -Des hommes solides, dévoués, qui me
sement. craignent...
— Mille ! s'écria Nunez. ' « lis se tairont.
« Vous avez dit mille ! « Du reste, masqués, vous ne les connaî-
— Chut ! fit la Couleuvre, trez pas.
« Voilà que vous parlez trop haut. » « Ils ne vous connaîtront point.
Puis, pour donner le change à ceux qui « S'il survenait une complication vous
auraient entendu l'exclamation auriez là des bras solides, dévoués, et d'ex-,
de Nunez,
Juan dit : cellents coeurs.
— Oui, « Ils vous donneront un fort coup de main.
je prétends qu'avec mille hommes
le flibustier Walker ou tout autre aurait — Mon cher, vous pensez à tout.
réussi. — Même à donner des arrhes.
(On parlait alors beaucoup de tentatives de Et il tendit sa bourse à Mendès-Nunez.
flibustiers.) Celui-ci la mit en poche sans compter.
Cette fausse voie donnée aux écouteurs, la Il n'aurait pas voulu faire injure à son gé-
Couleuvre reprit : néreux compagnon.
— Contez-moi donc maintenant comment Une heure plus tard, tout était convenu,
vous vous y prendrez. précisé, arrêté.
— Mais c'est donc marché fait ? demanda Cette nuit, mademoiselle d'Eragny allait
Nunez joyeux. être enlevée.
— Marché conclu !
— Eh! dit
Nunez, c'est bien simple, en
somme.
« Je me rends au couvent.
— Quand ?
238 L'HOMME DE BRONZE

CHAPITRE XXXIX CHAPITRE XL

LE RAPT LE l'EU
i "
- - -',--. •; . i! • -.
Il était deux heures du malin. ! Nous avons à raconter un de ces drames
j
Tout dormait ou semblait dormir au cou- j où les événements se déroulent multiples
vent. et simultanés.
Le personnel qui veillait était trop occupé Nous sommes donc obligés d'interrompre
pour ne pas se désintéresser de ce qui pou- le cours du récit d'un incident pour courir
vait se passer dans les cellules ou dans les à un autre.
couloirs. La caravane est en marche depuis plu-
sieurs jours.
Mademoiselle d'Eragny rêvait. Jusqu'alors peu d'incidents.
Tout à coup elle fut arrachée à sessonges Mais l'heure du péril est venue.
par une main brutale qui lui nouait sur les
lèvres un mouchoir épais. Il est midi.
L'obscurité était complète. j Le soleil prodigue des flots de lumière
Rlanche ne vit pas l'agresseur. aveuglante.
Celui-ci jeta rapidement sur elle un vête- ; Une chaleur intense dilate et raréfie l'air
ment de nonne qu'il,avait apporlé. de la prairie.
Un homme chargea la jeune fille sur son ij Sur les fonds sombres, de clairs scintille-
épaule. j mcnts fatiguent le regard.
Plusieurs autres suivaient le ravisseur. | L'atmosphère surchauffée laisse dégager
Qn descendit dans la chapelle. ! des gaz légers qui montent en vibrations
Le tombeau ouvert allait livrer passage. I rutilantes.
Tout à coup une soeur apparut. Un calme lourd et profond règne sous lo
C'était Conception. ciel d'un bleu d'acier.
Elle n'eut pas le temps de jeter un cri. Plus d'écho ! le silence est intonse.
Elle fut garrottée, bâillonnée, abandonnée s ; La crécelle du grillon ne rend aucun son,
sur les, dalles. ) et les cymbales de la cigale ne vibrent plus.
Vingt minutes après, mademoiselle d'Era- "I . . .-
gny était emportée loin d'Austin par des5 I La caravane commandée par le. oolouel
cavaliers, , d'Eragny est en marche. Les deux cents
MendèsTNunez avait été reçu à la porte de2 hommes qui la composent s'avancent en bon
la maison du gardien de l'entrée du souter- ordre dans la prairie.
rainpar la soeur dqntil était adoré. Ils encouragent de la voix et du fouet les
Derrière lui suivaient ses acolytes mas-i- bêtes de traits attelées aux wagons.
qués. : Le convoi suit en droite ligne la direc-
Leur besogne n'avait pas été difficile : see lion indiquée par Grandmoreau.
glissant, derrière leur chef, ils avaient puu Le colonel d'Eragny, à cheval, précède la
saisir le portier du souterrain, pendant queie colonne.
Nuftez.se hâtait d'entraîner sa maîtresse ,e H forme avec quelques émigrants une
dans le passage, en sorte qu'elle ne vît rienn sorte d'avant-garde.
et ne pût mettre obstacle à l'exécution duu II a revêtu le costume simple et rustique
complot. du chasseur de prairie.
Mais cette blouse de chasse ne dissimule
La Couleuvre avait tenu parole. pas l'élégance native et la tournure militaire
de celui qui la porte.
LA REINE DES APACHES 299

Les compagnons de M. d'Eragny portent* nraient eu à faire, il est vrai, à forte partie,
sauf des modifications de détail, le même CJ les hommes du colonel paraissaient
car être
,ostume que leur chef. Mais aucun d'eux ne d
des gens déterminés, et les compagnons de
rise à l'élégance, et aucune recherche n'a M de Lincourt n'étaient pas de ceux qui se
M.
présidé au choix de leur accoutrement. la
laissent surprendre facilement. 1
Ce sont de solides gaillards, à en juger Mais, depuis deux jours, Grandmoreau
n '
par leur mine. manifestait des inquiétudes.
Ils ont l'air martial et les allUi'es déter- Le Trappeur avait découvert de nom-
minées, h
breuses pistes d'Indiens.
Avec deux cents hommes de cette trempe, — Forçons la marché, avait-il dit.
on pourrait résister à une armée de Peaux- « Il faut nous hâter de franchir les défilés
Rouges, d la Rose-des-Vents, pour nous établir sur
de
Le colonel, sous l'inspiration du comte de i plateau que je désignerai,
un et qui est le
Lincourt, a soigné tout particulièrement Far- <
dernier de cette chaîne de collines.
moment de sa troupe. « Unefoislà, nous défierons toute surprise
Tous ceux qui font partie de l'expédition < nous repousserons
et facilement une atta-
portent des carabines doubles se chargeant que. »
<
par la culasse et ayant une porté moyenne
de mille mètres. Cependant le convoi avançait péniblement.
Et par un surcroît de précautions, la con- La chaleur devenait accablante, et on
fection de ces carabines avait été perfcc- i
marchait depuis l'aube.
tionnée de telle sorte qu'à défaut de car- Il y avait longtemps^ que l'heure de la halte
touches on pouvait les charger comme un était sonnée.
fusil ordinaire (système Snyders). Mais l'éclaireur chargé de trouver un lieu
Ces armes avaient été fabriquées chez un do bivac ne revenait pas. !
des meilleurs arquebusiers de Londres. Les gens placés en tête du convoi virent
Le wagon-arsenal renfermait cent vingt un homme à cheval se diriger au galop vers
carabines de rechange. eux.
On le voit, l'armement avait été l'objet de Ils ne tardèrent pas à reconnaître un
soins tout particuliers. des leurs.
En outre, les munitions de guerre abon- C'était le chasseur Sans-Nez qui venait
daient. indiquer le lieu de campement, où M. de
Deux chariots en étaient remplis. Lincourt, avec des éclaireurs, avait précédé
Ces chariots, revêtus d'un blindage en son monde.
forte tôle, défiaient tout accident ou explo- Envoyé par le comte, Sans-Nez devait
sion. Ils fermaient hermétiquement, et le guider la caravane et presser son arrivée à
colonel faisait lui-même chaque jour les dis- l'endroit désigné.
'
tributions de cartouches. Le guide et tout le convoi s'engagèrent
bientôt dans un défilé entaillé dans le flanc
Pendant que le convoi avançait dans lai d'une colline aux pentes inaccessibles;
prairie, suivant la direction indiquée pai Le fond de cette gorge était peuplé d'une
fiiandmoreau, M. de Lincourt et ses chas- vigoureuse végétation.
seurs battaient l'estrade aux environs ; ceî L'herbe était haute et drue, et les bêtes de
service d'éclaireurs était devenu indispen- somme n'avançaient qu'à grand'peine aU
sable dans la contrée accidentée que l'on tra- - milieu d'un fouillis de plantes aux longues
versait depuis la veille. tiges, souples et résistantes commà descor-
Les Peaux-Rouges pouvaient profiter dee delettcs.
celte configuration d'un sol tourmenté pour r Après dix minutes de marche pénible, la
dresser quelque dangereuse embuscade. I; caravane déboucha dans une vallée du plus
Les guerriers de la reine blanche au- singulier aspect.
240 L'HOMME DE BRONZE

Le fond de cette vallée en entonnoir est .!les causes de la régularité du phénomène.


une plaine unie et ronde d'une lieue; de dia- Chaque matin, deux heures après le lever
mètre. du soleil, il se forme dans chaque défilé des
La montagne circulaire qui contourne cette courants qui vont, tourbillonnant, s'entre-
plaine de toutes parts ne donne, accès que choquer au milieu même du vaste entonnoir,
par quelques défilés, ou portes en langue in- pour s'élever ensuite en colonne immense
dienne. vers les régions hautes et froides:
Impossible de pénétrer autrement que par . C'est l'air déjà chauffé de là prairie qui
ces gorges. trouve une issue conductrice, débouche aVec
Les pentes extérieures de Cette montagne, violence dans la vallée circulaire et y forme
qui, commentant d'autres en ce pays, se déve- autant de courants de chaleur, qu'il existe
loppe en un cercle presque parfait, ces pen- d'ouvertures dans la montagne.
tes, disons-nous, sont inaccessibles. Pendant l'après-midi, le mêmephénomène
Etait-ce un ancien cratère de volcan? a lieu, mais en sens contraire: ...
; Était-ce le: lit d'Un ancien laC desséché, Un seul endroit du vaste entonnoir est
dont les eaux se seraient ouvert des issues? toujours à l'abri de ces perturbations atmo-
Toujours est-il qu'il était, de l'extérieur, sphériques. C'est urt plateau situé le long du
impossible d'atteindre aux crêtes. versant nord, et complètement abrité par: de
. Rien ne saurait donner idée du bouleVer- hautes parois de rochers formant jetées '
- sèment, ,du chaos offert aux regards par les . La caravane pouvait facilement atteindre
abîmes que se creusent aU flanc de rampes cet emplacement très-Convenable ;pour cam-
absolument impraticables, per : la pente intérieure venait mourir à rien
Pour atteindre les sommets, il fallait donc au milieu même de la vallée.
entrer dans la vallée par les défilés. En cet endroit, le convoi se trouvait à
Les contreforts . intérieurs permettaient l'abri d'une surprise et d'un coup de main.
l'escalade. Il était accessible par la vallée j mais on
i Les, chasseurs et les trappeurs de la prai- pouvait facilement garder les espaces étroits
rie ont donné à cette vallée un nom carac- et découverts qui conduisaient sur ce pla-
téristique. teau élevé.
Ils l'appellent « le camp de la Rose-des- A l'extérieur comme à l'intérieur de l'im-
Vents. » mense cirque, do hautes herbes croissent en
Ce nom trouve son explication dans la abondance.
disposition naturelle du lieu. Les sommets dentelés de la colline circu-
Huit larges échancrures entaillées dans la laire sont nus ; la végétation s'est arrêtée au
montagne circulaire donnent accès dans la pied des rochers et en face d'un sol durci et
vallée. desséché.
Quatre de ces ouvertures sont placées C'est par les huit défilés que les semences
• exactement aux points et les de la prairie, qui couvrent le sol, semblent
cardinaux,
quatre autres correspondent presque réguliè- avoir pénétré dans la vallée de la Rose-des-
rement aux points intermédiaires, c'est-à- Vents. Et la végétation est ici plus forte
dire au nord-ouest, au nord-est, au sud- qu'au dehors. La nature du terrain est telle-
ouest et au sud-est. ment favorable, que toutes lés herbes de la
Par suite de cette configuration naturelle savane sont collectionnées sur ce point et y
du ierrain, il règne constamment dans la poussent avec une vigueur extraordinaire.
vallée des courants atmosphériques pério- Mais en ce moment, elles sont desséchées
diques et invariables, de quelque côté que et jaunies.
souffle le vent. L'effet produit par cette nappe de grands
Les effets produits par les masses d'ail foins sur pied est triste.
déplacées sont les mêmes en toute saison. Nous disons foins, faute d'un autre mot.
Le savant voyageur Humboldt a expliqué i I Un homme au milieu de ces jungles était
^Qtit^EINE DES APACHES \ {f/^.jTJ. ) ! 241

L'AHenle!

entièrement caché, tant ce fourrage était Cependant, soudain, toute la caravane n'ar-
élevé rêtait au milieu même de la vallée.
C'était vers le. plateau dont nous venons Le moment do faire halte n'était pas vev
de parler que Sans-Nez dirigeait la cara- nu, puisque l'on n'avait pas atteint encore
vane. le plateau dont les contours se dessinaient
Sur la recommandation de Sâns-Nëz, un nettement à un demi-mille en avant.
profond silence était observé. Voici ce qui se passait.
Les chariots roulant sur l'herbe épaisse
Sans-Nez venait d'apercevoir sur le plateau,
rendaient seuls de sourds grondements.
même où l'on se dirigeait la silhouette d'un
Sans-Néz marchait en avant.
Indien.
Depuis son entrée dans la vallée, il sem- découverte !
blait préoccupé. Inquiétante
Son regard se portait souvent dans la di- Evidemment les Peaux-Rouges avaient
rection de l'est.. prévu l'intention des émigrants,etils s'oppo-
Le colonel et tout son monde observaient saient à la prise de possession d'une position
les mesures de prudence facile . à tenir pour des gens bien armés et
scrupuleusement
excellente comme lieu de campement.
prescrites par la situation; mais aucune
marque de crainte ou d'appréhension ne L'eau abondait sur ce point culminant.
pouvait se lire sur les figures dés squat- Sans-Nez, sûr de ne pas se tromper, avait
fers. Chacun se montrait immédiatement rejoint M. d'Eragny.
plein de sécurité ~~
et de confiance, et la présence Il lui fit part de sa découverte.
signalée
des guerriers de la reine blanche ne susci- — Monsieur, dit-il, les guerriers
apaches
tait aucune crainte. nous ont prévenus.
L'HOMMSDE BRONZE.— 46 LÀ REINE DESAPACHES— 31
?/i§ L'HOMME DE BRONZE

« Ils occupent le plateau désigné par le \t bravoure


la des hommes qu'il avait choisis
chef pour camper. » a
avec le plus grand soin.
A celte déclaration brutale et inattendue, — Préparons-nous à combattre, dit-il sim-
le colonel répondit par un mouvement de rplement.
doute. « Mettez le camp en état de défense. »
— Je suis sûr de ce que je dis, affirma le '
Aussitôt les animaux de trait furent déte-
chasseur. 1 et parqués au milieu des chariots rangés
lés
— Que devons-nous faire? c cercle.
en
— Attendre ici le retour de nos amis qui, Dès que tout fut en ordre, des hommes se
sans doute, sout déjà mieux informés que imirent à couper les hautes herbes environ-
nous. inantes ; ils en formèrent d'énormes bottes
Puis, comme poussé par une subite inspi- ;
avec lesquelles ils remplirent et bouchèrent
ration, il donna cet ordre à deux cavaliers. ]hermétiquement les intervalles laissés entre
— Prenez dix hommes et veillez sur les <
chaque wagon.
derrières du convoi. Derrière un pareil rempart, on pouvait
Ensuite, s'adressant au colonel : braver longtemps les balles et les flèches
— Faites dételer les wagons et préparer d'une armée de Peaux-Rouges.
la défense. Une demi-heure suffit pour terminer tous
« Moi, je vais explorer les abords des dé- ces préparatifs de défense.
filés. Rude besogne menée avec un entrain et
— Mais
quelles sont vos craintes ? ques- un ensemble admirables.
tionna M. d'Eragny. Les hommes à pied étaient à leur poste de
« De quelle nature est le danger qui nous combat, derrière les meurtrières ménagées
menace ? » dans le rempart de chariots.
Le brave soldat ne s'expliquait pas bien les Les cavaliers exerçaient autour de la
subites alarmes duchassenr. place, et à distance, une surveillance active.
— Ecoutez, dit rapidement Sans-Nez. La fête d'un Peau-Rouge n'aurait pu se
« Nous nous sommes imprudemment en- montrer à un demi-mille sans être [aussitôt
gagés dans cette vallée qui, je le crains, est signalée.
devenue une impasse malgré les huit défilés En ce moment, Sans-Nez revenait de son
qui la mettent en communication avec la exploration.
plaine. Il prit M. d'Eragny à part et lui dit :
« Les Indiens pourraient nous faire payer — J'ai visité les huit défilés qui donnent
cher notre précipitation étourdie. accès dans la vallée.
« Si je pense juste, nous sommes cernés. « Tous sont gardés par de nombreux
« Et le blocus ne sera pas facile à rompre. guerriers apaches.
« Nous voilà donc absolument bloqués.
« Mais je vais m'assurer de la réalité du
— El M. de Lincourt? et ses braves com-
péril ; puis nous verrons à y parer de notre
pagnons ? demanda vivement le colonel.
mieux.
— C'est justement leur absence qui m'in-
Et le chasseur s'éloigna au galop en grom-
melant : quiète.
: « Outre qu'ils nous seraient d'un grand
— Fichue situation !
secours, je crains qu'il ne leur soit arrivé
« Et le comte, et les autres, où sont-ils ?
malheur.
« .Nous voilà dans un joli guêpier ! » « Et cela n'est, hélas ! que trop probable.
Cependant M. d'Eragny se trouvait suffi- — Qui vous le fait croire ?
samment édifié sur la gravité du danger pro- — Si lé colonel et ses hommes avaient,
bable qui menaçait la caravane. comme c'était convenu, pénétré dans la val-
Il rassembla son monde. lée, s'ils avaient battu les pentes, ils. auraient
II pouvait compter sur le dévouement ett I découvert ces sauvages
LA REINE DES APACHES 243

a Ils seraient revenus vous prévenir. Le poids d'une grande responsabilité pesait
« Mais j'imagine que quelque incident, tout entier en ce moment sur sa consciente.
Certes, ces émigrants enrôlés au service
suscité par ces rusés coquins, les aura dé-
lournés de leur reconnaissance vers cette du comte étaient tous des hommes de cou-
vallée. rage et de dévouement.
« Ils sont peut-être pris. Ces hardis squatters n'avaient pas entre-
— S'ils étaient libres, dit le coioucl, il leur pris l'expédition sans en envisager tous les
serait impossible maintenant de pénétrer dangers, et ils étaient disposés à braver la.
,lans la vallée, n'est-ce pas ? interrogea le co- mauvaise fortune au désert, c'est-à-dire la
lonel. mort, la mort obscure et affreuse.
— Complètement impossible, affirma le Mais le colonel savait que ses hommes
chasseur. avaient mis toute leur confiance dans le
« La montagne est à pic extérieurement ; comte de Lincourt et ses hardis coureurs de
il n'y a pas un point accessible, même pour prairie.
un homme à pied. Il n'était donc pas prudent de leur dévoiler
« A moins pourtant qu'ils ne nous aient les craintes de Sans-Nez.
précédés dans cette'maudite vallée.... Donc, sans plus d'explications, M. d'Era-
— Ne serait-ce point possible? gny fit circuler cet ordre aussi bref que clair
— Oui, mais peu probable. et précis :
— Eu effet, ils se seraient montrés déjà, « Chacun à son poste de combat.
comme vous le disiez ; ils seraient ici. « Il y va du salut de tous. »
Sans-Nez eut une pensée qui contracta af- Cependant Sans-Nez, tout en évolution-
freusement son visage mutilé : nanl autour des wagons, ne cessait d'explo-
— Tonnerre! s'écria-l-il. rer du regard les défilés donnant dans la;
' '
« Pourvu tombés au Prairie. ... .
qu'ils ne soient pas
de ces faces de cuivre ! Les Indiens demeuraient invisibles, s
pouvoir
« Mille morts ! ce serait à en crever do Du moins ils dissimulaient leur pré-
sence avec le plus grand soin.
rage ! »
Ils ne pouvaient toutefois tromper l'oeil
Celte supposition agita profondément
M. d'Eragny qui dit toutefois avec un calme exercé d'un coureur do prairie.
Sans-Nez devinait leur présence, et il de-
apparent :
— Ne nous alarmons pas à l'avance. vinait juste.
Il no les voyait pas, mais il les savait là.
« Il est possible que
Certaines ondulations des grandes herbes,
— Tout est
possible, je sais ça, interrom- le vol d'un corbeau subitement et
inquiet
pit le chasseur. de direction, un bruit vague, un
« Mais nous devons mettre les choses au changeant
froissement imperceptible pour des oreilles
pis ; c'est de la prudence. le moindre indice guidait le chas-
vulgaires,
« Nous agirons donc comme si nous ne seur dans ses investigations et servait d'é-
devions pas compter sur le concours de nos lément à ses calculs et supputations.
amis. » . Il eut un subit mouvement de rage.
A la pensée que M. de Lincourt et ses hom- — Canailles ! gronda-t-il.
mes pouvaient être tombés aux mains des « Ils sont trop ! .
Apaches, le colonel demeura un moment « Nous ne sortirons jamais d'ici ! »
consterné. Et il serrait convulsivement sa carabine
Il avait déjà pour le comte une véritable
placée en travers sur le cou de son cheval.
affection. Tout à coup son regard se fixa, attentif,
Puis il craignait que son inexpérience des sur un point, en avant et en face du défilé
choses de la Prairie ne lui permît pas d'as- nord.
surer le salut de la caravane D'insolites ondulations-dans les herbes se
944 L'HOMME DE BRONZE

produisaient à la distance d'un demi-mille à c< couragement ne dura que deux secondes.
peine. M. d'Eragny releva fixement la tête.
H put même voir par instant des formes Sa figure expressive accusait le courage,
humaines s'agiter en sens divers. h résolution, la volonté.
la
Le colonel, qui venait de donner un der- Son oeil jeta des éclairs sous ses sourcils
nier coup d'oeil aux ouvrages de défense, ac- g
grisonnants. .
costait en ce moment le chasseur. — Nous
prendrons l'offensive, s'écria-t-il
Celui-ci étendit le bras dans la direction a
avec colère.
du défilé. « Nous bousculerons ces hordes de bri-

Voyez-vous ? fit-il. £
gands, et nous nous frayerons passage.
— Oui. •<Ils verront, ces bêtes féroces, ce que vaut
« Vont-ils enfin nous attaquer ? demanda 1 vun vieil Africain de ma trempe ! »
le colonel. Le colonel était superbe dans sa fureur.
— Non. Le soldat avait fait place au père.
Le colonelle considérait sans comprendre. M. d'Eragny n'avait pu songer sans dou-
— Que
voyez-vous ? demanda-t-il. 1leur à la situation de son enfant après un
Le coureur de prairies poussa une sorte <
combat malheureux.
de sifflement rauque et saccadé. Il ne pensait maintenant qu'à la lutte.
Il ricanait. Et à l'idée de respirer l'odeur de la pou-
Et sa vilaine face couturée avait changé dre, ses narines se dilataient.
d'expression. Sans-Nez le considérait avec une visible
Elle avait pris la couleur et les rides delà satisfaction. Un sourire, un peu railleur pour
joie. qui connaissait la signification des grimaces
Le danger était pressant, la lutte impos- de Saus-Nez, ridait affreusement sa face
sible, et la catastrophe inévitable, chacun grimaçante.
en était persuadé. Malgré tout, on reprenait — Vos paroles sont d'un rude soldat, dit-il.
courage à la vue des trappeurs et de leur « Les miennes seront d'un coureur do
chef. prairie.
— Ces vermines, disait Sans-Nez, n'opé- « Le moment d'agir est peut-être encore
reront pas à découvert. éloigné.
« Ce serait de leur part une grave impru- — Pourquoi attendre?
, dence. I! — Je vais vous le dire :
« La portée et la précision de nos cara- S | « D'abord nous ne sommes pas menacés
bines auraient raison de toute tentative hos- d'une attaque de vive force, pour le moment
tile; du moins.
« Ils le savent, les gredins ! « Puis nous ne savons point si trop de
— S'ils n'osent nous attaquer, remarqua précipitation de notre part ne nuirait pas aux
le colonel, que pensent-ils donc faire? tentatives que nos batteurs d'estrade feront
« Veulent-ils nous bloquer et nous affa- | certainement pour nous secourir ou nous re-
mer ? joindre... si, bien entendu, ils sont encore
— Possible ! fit Sans-Nez avec calme. libres.
« Je les ai déjà vus user de ce moyen. — Ces considérations, dit le colonel, peu-
«D'ailleurs, vous l'avez vu aussi; l'inves- - . vent nous faire attendre quelques heures ;
tissement d'Austin était complet. i mais nous ne devons pas, il me semble, res-
— C'est vrai, dit le colonel dont le front t ! ter dans une inaction qui aurait pour résulta 1
se plissa. i d'assurer et de consolider le blocus.
Il y avait on ne sait quoi de morne et d'in-.- ! Sans-Nez secoua la tête d'un air peu con-
quiet dans l'attitude du brave soldat. I vaincu.
Il pensait à sa fille. 1 :— R y a encore d'autres raisons, dit-"»
Mais ce moment de tristesse et de dé-i- \ qui nous commandent de rester tranquilles-
LA REINE DES APACHES 245

« Supposez que nous engagions le combat. Les Peaux-Rouges poussaient leur cri de
« Nous attaquons l'un des défilés, un seul, g
guerre, et les éclats de leurs voix venaient
d toutes les directions.
de
puisque nous né sommes pas assez nombreux
Il n'y avait pas à douter un seul instant de
pour diviser nos forces,
« Nous culbutons les faces de cuivre aussi hla réalité du blocus.
lestement que vous voudrez ; mais notre suc- Cependant le petit nuage de fumée remar-
cès empèchera-t-il les autres vermines de tom- <j par Sans-Nez allait grandissant.
qué
her sur nos derrières ? Rientôt d'autres nuages blancs s'élevèrent,
'
« Nous serions pris entre deux feux dans j
grossirent et formèrent une ligne dé fumée
une de ces gorges étroites, et... tépaisse, dérobant au regard tout le flanc in-
— Vous avez raison, interrompit M. d'Ë- t
térieur de la montagne du côté nord.
ragny avec un geste de dépit. Depuis un instant le coureur des prairies
« Mais que faire alors, selon vous? » ]
paraissait en proie à une terrible appréhen-
Sans-Nez, avec le calme d'un homme ha- s
sion.
" Il se tenait immobile et silencieux
bitué à regarder le péril en face, répondit par sur sa
ce seul mot : !selle, comme abattu et terrassé en face d'une
— Attendre ! ,catastrophe inévitable.
Et il se détourna pour jeter un regard in- Les cicatrices de son visage avaient pris
vestigateur sur cette pente où les herbes des teintes violacées, et ses traits convulsés
continuaient à s'agiter. dénotaient une invincible agitation mentale.
Par instants, une tète d'Indien émergeait Ces symptômes n'échappèrent pas à
au-dessus des tiges. M. d'Eragny.
Alors Sans-Nez caressait la crosse de sa Il s'écria avec l'inquiétude d'un homme
carabine qu'il venait d'armer, et dont il avait ayant charge d'âmes :
fixé la hausse à six cents mètres. — Pour Dieu ! qu'y a-t-il ? "'/
Tout à coup un guerrier peau-rouge se « Que signifie cette fumée ? »
leva de toute sa hauteur. Sans-Nez tourna vers lui sa face mutilée,
On apercevait son buste entier dépassant que l'émotion rendait effrayante.
les herbes. — Ces canailles mettent le feu à la prai-
En même temps, un petit flocon de fumée rie.
blanche s'éleva devant lui. « Us veulent nous brûler vifs. »
— Qu'est-ce L'annonce d'un tel péril eut raison pour
que c'est? grommela Sans-
Nez. un moment du sang-froid et de l'énergie du
« Ils nous enverraient des balles à cette colonel.
distance? » Il bondit sur sa selle, pâlit affreusement
Le chasseur tendit le cou et prêta l'oreille. et murmura quelques mots dictés par un
Ni le bruit de l'explosion ni le sifflement sentiment de désespoir et de profond décou-
du projectile ne se firent entendre. ragement.
Sans-Nez ne souffla pas mot; et son si- Il jeta un doidoureux regard dans la di-
lence prouvait assez son profond étonne- rection d'Austin où il croyait sa fille, puis
ment. se retourna, morne et silencieux, du côté du
Il prit bientôt sa résolution. coureur de prairies.
Ayant épaulé sa carabine, il visa un quart Sans-Nez, toujours anxieux, mais calme
de seconde et fit feu. en apparence, constatait à haute voix la
L'Indien disparut dans l'herbe. réalité de ses prévisions et toute l'étendue
Au bruit de la détonation répondirent des i du danger.
clameurs affaiblies par la distance. . — Tenez, disait-il en désignant les défilés
M. d'Eragny et le chasseur comprirent la les uns après les autres, nous serons cernés
signification de ces clameurs. par l'incendie avant un quart d'heure.
*>iG L'HOMME DE 13RONZE-

« Ces brigands agissent avec Un ensemble Il s'approcha et dit avec le calme d'un
surprenant! ». 1
homme déterminé à mourir :
— Il
Dans le moment même, en effet, d'épais n'y a absolument rien à faire pour
nuages de fumée remplissaient les gorges le moment, si ce n'est d'entraver solidement
étroites débouchant dans la prairie et gardées nos bêtes de trait. La vue du fou les épou-
au dehors par les Peaux-Rouges. vanterait, et nous devons éviter tout désor-
Poussé par les courants concentriques dre afin de pouvoir profiter
dont nous avons signalé les singuliers effets, Sans-Nez s'arrêta au beau milieu de sa
le feu allait s'étendant et gagnant rapide- phrase.
mcutle centre de la vallée, mais décrivant un Son regard se fixa longuement sur un
cercle qui ne laisserait de libre que le pla- point de l'horizon.
teau dénudé dont nous avons parlé, et qui Il étendit le bras dans la direction d'une
était occupé par les Indiens en masse. chaîne de collines aux sommets profondé-
Le plan de l'ennemi se dessinait. ment découpés.
Il était habilement conçu, et sa réussite Un groupe de cavaliers venait d'appa-
semblait inévitable. raître au haut de là montagne réputée inac-
H espérait chasser par le feu les émigrants cessible.
Vers le plateau et, là, les massacrer ou les Tous les regards se portèrent dans la di-
capturer. rection indiquée. Sans-Nez prononça :
Trois mille Apaches, on le vit plus lard, — C'est le comte.
gardaient ce plateau. Ils étaient formidable- « Nos batteurs d'estrade sont avec lui. »
ment retranchés. Un murmure joyeux accueillit ces paroles.
Depuis quelques instants, le camp était Au silence de la consternation succédèrent
en rumeur. les joies de l'espoir.
Tout le monde avait aperçu la fumée, Le comte do Lincourt inspirait à tous une
Tout le monde avait compris l'infernal confiance absolue.
projet des Indiens. S'il revenait au campement, on pouvait
Les cavaliers disséminés en éclaireurs aux donc espérer le salut; tel était le raisonne-
environs du campement se rassemblèrent ment borné et simple de chacun.
spontanément autour du colonel, cl les Cependant les cavaliers descendaient ra-
autres émigrants, obéissant à un sentiment pidement dans la vallée.
de terreur, quittèrent leur poste do combat Ils devaient se bâter, car l'incendie se
et se joignirent au groupe. propageait rapidement et menaçait de for-
Les femmes qui, aux approches du combat, mer une barrière infranchissable entre eux
n'avaient manifesté aucunement ces frayeurs et le camp.
bruyantes qui déconcertent l'homme et en- Ils traversèrent au galop un étroit espace
travent la défense, poussaient maintenant libre, non encore gagné par le feu, dispa-
des cris d'angoisse et de désespoir. rurent quelques- instants ail milieu de la fu-
Ces malheureuses, affolées à la vue de mée et arrivèrent enfin au milieu des squat-
l'incendie, portant et entraînant leurs en- ters. Dans cette charge, quelques Indiens
fants, couraient çà et là. furent tués ou dispersés.
M. d'Eragny, s'adressant aux femmes, leur Le comte échangea une poignée de main
enjoignit de se taire et de se porter toutes au avec le colonel d'Eragny et avec Sans-Nez.
centre du camp. Il était parfaitement calme et presque sou-
Elles s'éloignèrent. riant.
M. d'Eragny, avant de parler aux émi- Pas plus que lui, ses compagnons ne pa-
grants, jeta un regard significatif à Sans- raissaient se soucier du danger qui mena-
Nez. çait le campement.
Le chasseur comprit l'embarras du co- On regardait ces coureurs de prairie avec
lonel. autant d'étonnement que d'admiration.
LA REINE DES APACHES 247

Pouvait-on, en effet, s'expliquer leur sang- tionner ; niais M. de Lincourt avait donné à
froid dans un pareil moment? son visage le masque de l'impassibilité, et
Cependant l'incendie se propageait avec son silence s'imposait dans l'imminence
mie effrayante rapidité. d'un grand péril.
Alimenté par les débris desséchés d'une Était-ce le calme voulu d'une affreuse
végétation vigoureuse, il prenait d'immenses anxiété?
cl terribles proportions. Était-ce la quiétude d'une intelligence
Le cercle de feu était maintenant sans so- forte, sûre de la victoire?
lution de continuité. Nul ne pouvait lire sur ce visage impas-
L'élément destructeur avançait de toutes : sible, dans ce regard assuré.
parts. Il n'y avait rien à deviner dans ces traits;
Le campement se trouvait au milieu d'une j si ce n'est toutefois la sombre expression
'
île basse, au rivage battu par les vagues brù- d'une terme et froide énergie.
lanlcs d'une marée ignée. Cependant un tourbillonnement étrange,
Tantôt les flammes s'élevaient en longues imprévu, agita les lourds nuages de fumée
spirales, et projetaient en bouquet d'artifice suspendus au-dessus des têtes.
des milliers d'étincelles. Et dans l'instant même un sourire vint
Tantôt elles roulaient en volutes crépi- errer sur les lèvres de M. de Lincourt.
tantes, poussées par la violence du vent. En quelques minutes le campement se
Une épaisse fumée interceptait la lumière trouva couvert d'une épaisse fumée blanche :
du soleil et formait au-dessus du camp un on ne se. voyait plus à bout de bras.
cône vide à large base. I
La chaleur devenait étouffante sous ce I; Les femmes, qui, résignées jusque-là,
dôme de fumée. ; avaient gardé le silence, se mettent à pous-
Le comte étonnait profondément les émi- ser des cris d'épouvante et de désespoir.
grants par son sang-froid. j Quelques émigrants même ne peuvent suis
— Colonel, dit-il, veuillez faire atteler les monter leur terreur.
chariots. I Ils s'appellent ; et Ja frayeur donne à leurs
Fuis regardant sa montre et le rideau de voix des accents lugubres et des notes étran-
flammes qui s'avançait : gement tristes.
— Nous avons le On doit crier ainsi sur un navire
temps. qui
« Pas de hâte inutile ! sombre !
« Qu'on agisse comme pour la levée du Le colonel d'Eragny, anxieux, ne peut re-
bivac. » tenir une sourde exclamation de colère et
Et les ordres s'exécutèrent. d'effroi.
Les émigrants, inquiets, mais pleins de M. de Lincourt, toujours impassible et
résolution et de courage, exécutaient avec silencieux, avait laissé passer le tourbillon.
précision les ordres du comte. La fumée s'étant peu à peu dissipée, il
Tout à coup une douzaine de cavaliers arma sa carabine, en dirigea lés canons en
sortirent de l'enceinte des wagons. l'air et fit signe à Tomaho et à Sans^Nez do
Ils portaient chacun une longue l'imiter.
perche au '
bout de laquelle était fixé un bottillon Il commanda :
d'herbes sèches. — Ensemble !
Ces lanciers d'un nouveau genre se dissé- « Feu ! »
minèrent dans toutes les directions, et pri- * Les trois détonations n'en firent qu'une.
ant position comme autant de sentinelles Aussitôt les cavaliers, disséminés autom
avancées autour du campement. du camp mirent le feu au bottillon attaché
M. ne s'expliquait au bout'de leur perche, et, au galop de leur
d'Eragny pas les or-
dres donnés i monture, ils traînèrent ce brandon enflammé
par le comte.
A plusieurs an milieu des herbes.
reprises, il fut tenté de ques-
248 L'HOMME DE BRONZE

Trois minutes après, une nouvelle ceinture — Allons, vieux singe, dit Sans-Nez ,
de feu enceignait le campement à une dis- ]
pas de mots, pas d'histoires; quel chemin
tance de moins de cent mètres. «
avez-votis trouvé ?
Mais pas un flocon de fumée, pas une — Va t'informer
auprès dé Têté-dé-Bi-
étincelle ne vint renouveler ison; c'est lui qui nous a guidés dans la nuit
les craintes des
émigrants. < caVernes et sur la pente dés rochers! dit
des
; Les vents poussèrent les flammés de cet 1Burgh.
autre incendie dans le sens opposé au bivac. « Mais, parler quand je crève de faim, ca
Rientôt il y'etit feu s'éloignant du bivac et ;
m'embête. »
et feu venant sur lui. Peu satisfait de l'explication, Sans-Nez
Et lé comté disait tranquillement : pût néanmoins reconnaître qu'il existait dans,
-^ Entourez de chiffons les sabots des là chaîne de montagnes un passage dont il
boeufs et des chevaux. ne soupçonnait pas l'existéiicè; :
\
On le fit. Rassuré désormais sur le sort dé la cara-
;—Tous aux chars! ordonnà-t-il..:' vane, M. dé Lincourt était maintenant sou-
On comprit. riant et causeur. ' '".."".-..',•"'
La caravane suivit le fcù qui s'éloignait et .11 expliqua à M. d'Énigny comment, lui pt
qni faisait place vide. ses compagnons avaient pu rentrer dans la
Et quand le feu qui marchait sUr le bivac vallée par, un chemin que Têterdc-Bison
arriva au point où l'autre incendie avait été connaissait seul.
allumé, il s'éteignit faute d'aliments. '">
Puis il assura que les coureurs de prairie
Manoeuvre simple et qui n'était venue à lui ayant décrit les .singuliers phénomènes et
l'idée de personne... mouvements des vents dans la vallée, il n'a-.
Il faut.renoncer à peindre la fureur des vait jamais perdu l'espoir de sauver le cam-
Indiens, l'enthousiasme des trappeurs, la
pement.
joie des femmes. Le colonel écoutait dans le silence de l'ad-
Au milieu des cris de Colère de l'ennemi,
miration les explications du comte.
des-acclamations de ses gens, le comte dit
L'habileté, la force de conception et les
fort tranquillement au colonel :
— Mon cher associé, ordonnez donc la ressources intelligentesdo cet homme extra-
ordinaire le confondaient.
halle cl qu'on nous fasse dîner.
Mais la caravane restait bloquée et le co-
« Je meurs de faim !»
lonel en lit l'observation.
Et M. d'Eragny, imitant cette belle conte- — Nous penserons à cela plus tard! dit le
nance de M. de Lincourt, donna ses ordres
comte.
avec une tranquillité parfaite.
Si bien que la troupe prit de ce jour une Puis haussant les épaules, il montra du
foi absolue en ses chefs. doigt un poste de Peaux-Rouges.
— MM. les Indiens, voilà une tentative
Le camp s'établit qui vous coûtera cher, j'en ai idée, mur-
On n'aurait jamais supposé que le plus ter- mura-t-il.
rible des dangers avait menacé la caravane, L'attaque des Peaux-Rouges et ses suites
si les cendres qui couvraient la plaine ne préoccupaient néanmoins vivement le colo-
l'eussent révélé. nel.
M. de Lincourt, en réponse à quelque*
Cependant Sans-Nez s'était approché de i » paroles de doute sur la force de la caravane,
Rurgh pour avoir des explications. répondit avec une parfaite assurance :
— Par où diable êtes-vous — Tous les Indiens du monde ne me font
passés pour ren-
trer dans la vallée ? demanda-t-il.
— Tu es trop curieux, ' pas peur.
grogna Rurgh avec s « Et j'infligerai à ceux-ci uno correction
mauvaise humeur dont ils se souviendront; »
LA REINE DES APACHES 249

TomahoemportantConception.

CHAPITRE XL! des accompagnements sérieux qui,formaient


contraste -
par. là gravité des sons eti du
tE MESSAGE
D'AMOUB rhythme avec la fantaisie et l'allure impri-
mées par Sable-Avide à ses mélodies. i
Tomaho, le soir même qui précéda la nuit C'était Charmant.
du rapt de mademoiselle d'Eragny; se trou- Sable-Avide se livrait à ;des' variations
vait au cabaret, ou, pour parler le langage étonnantes; il exécutait des trilles impossibles ;
vrai, à la taverne. il faisait cabriole?, s.a;voix dans des fugues
Il dégustait du champagné, en compagnie insensées, montait des gammes inconnues
de Sable-Avide. dans des tonalités étranges, et descen-
Ce dernier, d'humeur toujours folâtre de- dait à des profondeurs incalculables, dans
puis qu'il abusait de l'eaû de féu follet* s'a- les troisièmes dessous de; son gosier.;
musait à chanter des refrains de sa compo- Tomaho,(imperturbable, se préoccupait
sition qu'Hervé n'eût.pas désavoués. peu de toute, cette fantasia.
Tomalm faisait, d'une voix de basse-taille, On accompagne un ami, mais on n'est pas
b'HoMMEUE BllONZK.— -17 LA REINUDUSAPACHES.— 32
250 L'HO MiME ; DE BRONZE

forcé de le suivre, au fond 'des ornières du , Fa Sol La!


chemin ou de grimper sur les talus. Tô- i La Sol Fa!
maho tenait donc le milieu de la chaussée
U. Se croyait en retard d'une trentaine de
avec sa gravité habituelle.
Oôtéé, car, cette fois, le mouvement do Sable-
Il pratiquait trois notes :
Avide avait été extraordinairement accéléré •
Fa Sol La. il donna consciencieusement ce qu'il croyait
La Sol Fa. devoir, puis il versa rasade, but, et arrê-
tant d'un geste Sable-Avide qui voulait se
Et il n'en sortait pas.
relancer dans un nouveau couplet :
Quand Sable-Avide accélérait le mouve- ! — Frère, dit-il, cet homme semble vou-
ment outre mesure, Tomaho, par condescen- :
loir nous parler.
dânce, comme un ami qui veut bien hâter ; — Fais-le boire ! dit Sable-Avide.
le pas, Tomaho, disons-nous, un I 11 se
précipitait mettra à chanter avec nous;
la mesure. cela vaudra
peu mieux que de causer.
Mais c'était sa seule concession.
« Et puis, à vous deux, vous irez plus
Du reste, il était rare qu'ils terminassent
ensemble une phrase musicale. vite pour l'accompagnement.
étant toujours en avance, « Tu es toujours en retard. »
Sable-Avide,
avait fini le premier. Tomaho fut froissé de ce reproche.
— C'est mon frère, dit-il,
Tomaho, en retard de sept ou huit notes, qui est toujours
ne se pressait pas trop ; il avait un moyen eu avance.
de forcer Sable-Avide à l'attendre.- « Du reste, quand on suit quoiqu'un, on
Etendant les mains, il rassemblait sous est derrière lui.
l'égide de ses doigts verres et bouteilles, sa- « Je ne vois pas pourquoi, accompagnant
chant bien son ami incapable de récommen- Sable-Avide, je le devancerais. »
cer un couplet sans boire. Et laissant le sachem écrasé par cette lo-
Le colosse terminait son accompagnement, gique, Tomaho, plein de bonté, demanda à
Versait le Champagne, trinquait, buvait, et l'homme qui attendait planté sur ses deux
l'on reparlait sur un nouveau motif pieds :
Cela durait depuis trois heures.'... — Mon ami
(mi amo) que me Veux-tu? Je
An milieu d'une roulade d'un risqué, d'un t'écoute.
hasardeux dont rien ne saurait donner idée, L'homme s'inclina plein de respect et d'il
alors que Tomaho soutenait riforzando cette au géant :
— Excellence, je désire vous
équipée aventureuse de Sable-Avide, à tra- parler er.
vers les plus hautes notes, on vit entrer un particulier.
individu, qui marcha droit vers la table Tomaho n'aimait pas beaucoup à se dé
occupée par les deux Indiens. ranger.
Ce personnage était habillé de noir : cos- — Qu'appelles-tu en particulier? fit-il avet
taoee râpé, crasseux, mais répandant un par- un peu d'humeur.
fum de sacristie. <(Si je te comprends, tu ne veux être
Une odeur d'huile rance relevée par les entendu que de moi?
senteurs de l'encens ! - — Oui, Excellence.
L'homme, debout près de Tomaho qui, as- — Alors, parle bas.
sis, le dépassait encore de la tête, l'homme « Les gens des tables voisines n'entendront
attendit la fin de la roulade. rien. »
Ce fut long... très-long. L'homme eut un coup d'oeil éloquent en
Enfin Sable-Avide, à bout de souffle, brus- regardant Sable-Avide.
qua la fin de son refrain et voulut se jeter — Lui ou moi, dit Tomaho, c'est exacte-
sur le Champagne ; Tomaho, comme tou- ment la même chose.
jours, mit les mains sur les bouteilles. Tomaho, qui parlait le langage dès blauc»
LA REINE DES APACHES 251

souligna le mot exacte- >


était éclairée par une immense lampe, haut
depuis longtemps,
ment avec intention. 1placée sur un énorme plateau d'une suspen-
__ Oh! senor, fit l'homme, il y a certaine- sion dorée.
ment des cas où vous et... le senor... ce n'est Tomaho empoigna Sable-Avide d'une main
pas la même chose. ferme ; il ôta la lampe de l'autre main, posa
El plus bas : ! son ami à la
place et mit la lampe sur le
— En amour, par exemple. ! comptoir.
Tomaho rougit. Puis, comme Sable-Avide hurlait de colère
Une flamme passa sur ses yeux. ; en la mineur, Tomaho lui plaça une bouteille
: ' de
Puis tristement Champagne dans chaque main et lui dit :
— Non, dit-il, non, tu as raison, mon ami. — Mon frère me pardonnera ; mais je l'ai
« Sable-Avide et moi, en amour, ce n'est mis à sa belle place.
chose. Il peut aimer, lui! « Mon frère est digne d'être le grand so-
pas la même
« 11 y a des femmes à sa taille. leil des buveurs.
«Moi, je ne puis être aimé sérieusement, « Il éclaire cette salle de la splendeur de
»
je le sais. » sa renommée...
L'homme comprit. Il sourit. | Sable-Avide, flatté dans son amour-propre,
— Excellence, dit- il, il ne faut pas se dé- muni de Champagne, regardé, admiré, ap-
courager avant d'essayer. plaudi par tout le monde, Sable-Avide, grand
« Celle qui m'envoie adore les hommes de soleil d'ivrognes, fut enchanté et se mit à dé-
haute taille.» fier toute la salle. Il disait :
Tomaho pâlit. — Je boirai tout, et encore quelque chose
j
Il frappa du poing sur la table et dit avec i avec.
animation : ! « Je suis, le soleil qui pompe les liquides.
— Serait-ce une géante? « Qu'on monte la cave et je la dessèche. »
Il était dans un trouble inexprimable et Des Yankees relevèrent le défi.
l'espoir rayonnait dans ses yeux. Les Américains faisaient venir des paniers
il ne s'était pas aperçu qu'il venait d'effon- de vin, de rhum, des barils d'eau-de-vie.
drer la table. Ils payaient. Sable-Avide buvait.
La scène était drôle en ce sens que Sa- On ne Savait qui se lasserait, lui de boire,
ble-Avide, voyant Tomaho en conversation, eux de payer...
s'était remis à chanter. ! Tomaho, tout frissonnant d'es-
Cependant
Or le personnage, troublé par le bris dé I pér&nce* était revenu vers le messager et
la table, ne répondait pas. j lui disait haletant :
— — Tu dis donc qu'une géante me fait sa-
Réponds donc ! dit le Cacique frémis- |
sant d'impatience. I voir qu'elle m'aime?
« Est-ce Une géante ? Mais l'homme était comme déconfit; la
— Pardon, senor, fit l'homme, je suis un table brisée, Sable-Avide sur sa suspension,
pou désorienté. les paris qui s'engageaient, le bruit, les cla-
— Bon ! dit Tomaho. Je comprends. meurs faisaient perdre la tête à ce pauvre
« C'est Sable-Avide aVec son chant de ci- diable, accoutumé aux chants d'église.
gale qui t'ennuie. Attends !» — Excellence, dit-il, permettez-moi de me
Tomaho Savait qu'empêcher Sâble-Avide remettre un peu. Vraiment, je suis confondu.
de chanter serait chose impossible à moins Tomaho héla un garçon.
de l'étouffer. \ — Du Champagne ! dit-il.
^t convaincu que le sachem, avec ses va- Et il fit boire le messager. .
nations, troublait le messager, le colosse — Il parlera! se dit le géant. Ce vin délie
avisa un moyen de s'en débarrasser. la langue.
Le gaz n'a pas encore été installé à Austin. Et l'homme parla en effet.
En revanche, on y use du pétrole. La salle Il vida son verre, clàppa delà langue conv
252 L'HOMME DR RRONZtt

tre son palais, regarda Tomaho avec admi- j « Pourquoi m'en parles-tu?
ration et dit : — Senor, c'est que cet homme...
qui est
— Votre Excellence a cru que je venais mort... a été aimé de soeur Conception et
de la part d'une géante? qu'il l'adorait.
« C'est une erreur. « Remarquez qu'il me disait en confidence
« Je suis envoyé... » que.c'était une des bien rares femmes capa-
Ici l'homme baissa la voix et reprit : bles de le comprendre.
— Je suis envoyé par soeur Conception, « Elle me disait, elle, que c'était un amant
qui est une femme charmante. adoré, mais...
Tomaho prit l'air du monde le plus piteux. — Mais
quoi? fit Tomaho frissonnant do
— Mon ami, dit-il avec un soupir de ba- < nouveau d'espoir.
leine, tu viens de me causer une grande ; — Mais, reprit l'homme, elle m'avouait
souffrance dans le coeur. . qu'elle l'eût désiré plus grand encore !
« Je me figurais... Tomaho se passa la main sur le front, re-
« Enfin n'en parlons plus. i garda l'homme dans les yeux et lui dit :
— Mais, Excellence... —ïp. suis persuadé que nous nous com-
— Oui, je comprends ! prenons.
« Les femmes... —Certes, Excellence, je crois pouvoir assu-
« Ça ne doute de rien ! rer qne j'ai parfaitement saisi vos craintes.
« Çavoitungéantetçasedit:Jevaisl'aimer. — Et je puis espérer...
« On n'aime pas si facilement que cela les — Espérez, Excellence, espérez.
hommes comme moi ! Tomaho poussa un rugissement de joie.
— Mais, senor, — Grand Vâcondah! dit-il.
permettez...
. — Je te pardonne, mon garçon. I « Serait-il possible?
« N'aie pas peur. | « J'aurais enfin une femme à ma taille! »
« Tomaho souffre, mais Tomaho est bon Puis à l'homme :
et il sait se résigner. — Partons !
« Ce n'est pas la première fois que cela « Où est-elle ?»
nFarrive. L'homme parut enchanté de tant de hâte,
— Je ne vois pourtant pas pourquoi, fit mais il contint le géant et lui dit :
l'homme encouragé par l'air doux et triste — Senor, un peu de patience.
du colosse, je ne vois pas pourquoi vous « Soeur Conception est dans un couvent,
n'aimeriez pas soeur Conception qui est très, et il faut prendre des précautions.
très-gentille. — C'est inutile ! dit Tomaho.
— Comment!... tu ne vois pas!... s'écria « J'irai au couvent et j'emmènerai cette
Tomaho. femme si ce que j'espère se réalise.
• « C'est que tu ne réfléchis pas qu'un buffle « Rien au monde ne m'empêchera de l'en-
ne saurait s'unir avec une petite brebis. lever.
« Il y a des mariages disproportionnés, — Excellence, du calme.
mon ami. « Je comprends votre impatience.
« Je... « Encore faut-il ne pas faire de scandale
— Pardon, senor, dit l'homme en sou- inutile.
riant, je n'ai qu'un mot à vous dire. « Venez dans une heure chez moi, à l'a-
« Nous avons eu ici un très-bel homme, dresse que voici.
tambour-major de la milice, qui vous allait « Je vous ferai passer par un souterrain
à peu près au.creux de l'estomac. qui conduit au couvent.
« Une jolie taille, vous voyez. ' « Là vous verrez soeur Conception.
— Och! fit le géant. — Dans une heure? dit Tomaho.
« C'est un homme ordinaire de mon — Oui, Excellence, mais soyez exact.
pays, dit orgueilleusement le colosse. « Pas plus tôt, pas plus tard. »
LA REINE DES APACHES 253

Et l'homme allait partir. i verre, tout ce qiCon voudra, pourvu que ce


— Attends, mon ami, attends! dit To- soit une liqueur ou du vin.
maho avec effusion. « Mais je ne veux pas de bière.
Et il versa rasade. « Roire de la bière, ce n'est pas boire ; il
Puis il donna trente piastres à ce messa- me semble que l'odeur de cette boisson me
ger de bonheur, qui partit ravi de tant de rappelle l'urine de ma jument.
générosité. « Du rhum !
R partit... un peu animé. — Non! •
Ce qui explique comment Mendez et ses « Point de rhum !
acolytes en vinrent si facilement à bout par : « De la bière !»
la suite, dans la nuit. j Tomaho vit ce dont il s'agissait.
Cependant la lutte continuait entre Sable- ; Il était, comme les gens heureux en amour,
Avide et les Yankees. I plein d'indulgence et tout à la conciliation
Ceux-ci, voulant ert finir d'un coup, avaient ; ce soir-là.
ordonné que l'on montât une tonne de bière. — Je vais, dit-il, vous mettre d'accord.
La bière coûtait moins cher que le vin, et , « Je bois de la bière, moi, parce que je
Sable-Avide avait déjà tant bu, que les : m'y suis habitué.
Américains craignaient d'épuiser leur bourse | « Mais Sable-Avide refuse à bon droit un
sans épuiser sa soif. I liquide qu'il déteste.
Ils pensaient, comme on dit vulgairement, I « Puisque vous tenez à ce que cette tonne
noyer leur homme avec cette boisson. soit vidée, je vais vous faire le plaisir de
Et Sable-Avide protestait... vous en montrer le fond. »
Il trouvait la bière détestable. Et saisissant le tonneau que l'on avait
Les choses en étaient là quand le géant, défoncé, le géant l'approcha de^ ses lèvres
fou de bonheur, se leva, éprouvant le besoin et but lentement... '
de marcher, d'aller et de venir. Il y eut un sourire d'admiration dans la
Une heure ! foule.
Une heure à dépenser ! Tomaho avait soif !
Une grande heure ! La joie l'altérait singulièrement.
Quel amoureux n'a pas trouvé démesuré- H vida le tonneau et le reposa à terre.
ment longue cette heure d'attente du pre- Toutes les têtes curieuses se penchèrent
mier rendez-vous. au-dessus de la tonne et en virent le fond,
Le géant se levait donc pour quitter la comme Tomaho l'avait annoncé !...
salle, quand il entendit le bruit de la dis- La stupéfaction d'abord fit taire l'enthou-
cussion entre les Yankees et Sable-Avide. siasme, qui déborda bientôt en bravos.
— Il n'est Mais Tomaho y mit un terme.
plus le roi des buveurs ! disait-
on autour de lui. Il avait besoin d'air.
« Qu'il descende de la suspension. Il mit la porte entre lui et ses admirateurs
« C'est une lampe fumeuse. et se dirigea vers la grande place, humant
« 11 renonce à boire. » la brise du soir.
Mais Sable-Avide entêté disait : Il regardait tendrement les étoiles et mur-
— Je suis
toujours le Grand-Soleil. murait :
^ 't Je boirai tant — Enfin... ce soir, . peut-être M...
qu'on voudra, verre par
m LfHOMME;DE BRQNZE,

enchanté, dèslors, que tun'aies pas ma taille.»


Puis de temps à autre :
CHAPITRE J — Quelle nuit !
^LIl
'
:( : <':' ! -.'':! •! .• • : ! r.' •.'., ': " > « Je ne suis homme que d'aujourd'hui !»
:,U.;îS;KjFAPTPAgJSK.FlBB i: I.'/VPCABPNCE , .,., Mais upe idée lui vint.
. -r-. Il nous faut partir ! dit-il.
* • • • • • • * •' • • •• • * • .•! £ >'*'. • j •' i• • « Inutile de prolonger ici notre séjour.
Il est minuit... «Viens!... »
Tomaho est, depuis plus de trois heures, .Conception s'alarma.
dans la cellule de Conception. ; , s-p Que voulez-vous dire, mon ange aimé?
Le géant est daus'Fçnivremenjt.,, ' fit-elle.
R promène dans ses grande bras soeur Con- « Je ne puis sortir du couvent. »
ception,; comme Fon ferait;d'une enfant; il Tomaho sourit.
lui dit avec un ineffable attendrissement dp? -*r Tu te figures donc, demanda-t-il, ma
choses charmantes, ; . colombe azurée, que je vais te laisser ici en
La tête du géant touche presque au .pla- cage?
fond. « D'abord, j'étouffe.
, Et les étages du couVent sont hauts, ce- « Puis le souterrain est très-bas pour
pendant. moi.
' Conception est ravie. « J'y marche plié en deux.
'., Elle! ;donne cent baisers au colosse qui les « Et puis, je le veux toujours et partout
lui rend. auprès de moi.
: Et il ne cesse de redire : — Mais, mon ami, une soeur... c'est im-
**- Non, je ne l'aurais jamais cru... ja- possible !
mais ! « Quitter un couvent !...
I
« Une femme qui me vient à la ceinture ;! « Cela ne s'est jamais vu.
' — Ça se verra ! dit Tomaho.
et que j'ai pu prendre pour la mienne!
« C'est inouï' » — Mais cela ne se fait pas?
Puis, c'étaient des prodigalités de caresses — Ça se fera.
sans fin. -^ Mais..,
-rr- Tu pourrais croire, ma chère antilope — ... Tu ne m'aimes donc pas:
aux doux yeux, disait-il à Conception, que — Je n'aime que toi au monde
je préférerais une géante ? — Alors, viens!
u Eh bien! non. Conception n'avait jamais pensé à quitter
« J'aime mieux tout ce qui est petit, même le couvent.
à la chasse. — C'est un crime 1 dit-elle.
« Pourvu que je puisse me servir d'une « Dieu a des indulgences pour nos fai-
chosB, j'adore qu'elle soit mignonne et déli- blesses.
cate. « J'aurai l'absolution pour t'avoir aimé,
« Je préfère, pour mon ami, Sans-Nez qui mon ami.
est grincheux à TêtP'-deJïison, parce que « Jamais je ne l'aurais après avoir fui du
Sans-Nez est moins grand que le vieux Trap^ monastère.
— L'absolution?
peur et parce qu'il était autrefois un garçon fit Tomaho.
fin et élégant. « Qu'est-ce que c'est que ça?
« Je fais des arcs pour les enfants avec un — C'est la purification de nos péchés,
grand plaisir. mon bon Tomaho.
« Je ne mange que des petits oiseaux, à — Och ! fit le géant.
condition qu'il y en ait assez pour apaiser | « Je sais de très-pures fontaines qui sont
ma faim. ! consacrées par nos sorciers pour laver les
n Tu penx rassasier mon amour et je suis crimes
LA REINE DES APACHES 3ô5

« Mais ce n'est pas crime qu'aimer To- ] R fut tendre, insinuant, éloquent, entraî-
maho! i nant.
n .••"•-.
— L'aimer, en effet, est une faute répara-
j
Il convainquit Conception et emporta son
c
ble: plus tard, quand on vieillit, on fait pé- j consentement.
nitence. i — Soit! diWelle enfin.
« Mais le suivre ! . « Nous partirons,
— Enfin .c'est l'absolution qu'il te faut? « Mais il faut que tu sortes, que tu trouves
j
— Oui. U un costume de femme ; je ne puis sortir vê-
— Tu-l'auras. t
! tue en soeur.
« Je ne sais pas bien ce que c'est ; mais « Et puis je veux dire adieu à l'une de
tu l'auras. i
mes amies.
— Comment? « Attends! »
— Je t'irai chercher un prêtre chaque fois Elle courut chercher Nativité.
que tu voudras celte absolution ; je lui dirai Tomaho, resté seul, s'assit sur le lit de
de la donner et je te jure qu'il te la don- <
Conception.
nera. La couche gémit sous le poids.
— De la violence ! L'énorme géant nageait en pleine extase.
« Mon ami, c'est sacrilège ! » Il prit une jolie petite guimpe qui traînait
Tomaho avait peur des sorciers et des sur le lit et, pour passer le temps, il admira
prêtres. l'objet, en flaira les parfums féminins qu'il
Il fit un effort néanmoins, et il dit résolu- dégageait et le baisa ardemment.
ment : Conception le trouva ainsi.
— Je n'aime pas beaucoup me mettre sur Elle en fut touchée.
les bras des affaires surnaturelles ; mais pour Nativité, qui entrait, en rit. ji:.
toi — Mon ami, dit voici ma
Conception',
— Mon ami, jamais je ne pourrai consen- compagne.
tir à ce qu'un prêtre, l'oint du Seigneur, soit « Cette petite folle veut me suivre ; c'est
. menacé à cause de moi. insensé.
— Alors, dit Tomaho, « Dis-lui que c'est impossible. »
je m'y prendrai
autrement. Tomaho regarda la jeune fille, puis il ho-
« Je tuerai des bêtes rares et je ferai un cha la tête.
marché. — Je ne mens jamais ! fit-il.
« Je dirai à l'évêque... « Je ne dirai pas à cette fauvette qu'il est
— C'est vrai, interrompit mauvais qu'elle cherche à quitter la cage.
Conception, tu
connais l'évêque. — Mais...
« Tout peut s'arranger. — Conception, Tomaho t'aime, il mourra
« En payant cher, tu obtiendras que je pour toi.
sois déliée de mes voeux. « Demande-lui tout, excepté de mentir.
Et frappant dans ses mains : — Cependant...
— Quel bonheur ! — J'ai dît.
I
« Aimer sans remords. j Au fond, Conception n'était pas fâchée
— Alors nous partons? ! d'avoir une complice. x
— Mon ami... un instant... ! Nativité cependant questionna le colosse.
« J'ai peur. — Cacique, dit-elle savait que
(Nativité
« Que ferons-nous dehors i I Tomaho avait été cacique), je vous prie de me
4—Je suis ; dire si vous êtes au nombre des guerriers
trappeur. '
« Tu verras quelle belle vie nous passe- • qui suivent le comte de Lincourt!
rons dans la prairie 1 » — Ma soeur a dit vrai, fit Tomaho,
Et Tomaho fit une peinture ett i — Où çonduirez-vous
éloquente Conception en sor-
Voétique de l'existence des chasseurs. tant d'ici?
256 L'HOMME DE BRONZE

•:?'—-Dans la prairie. | supposa que quelque soeur se faisait eu-


«Elle sera gardée par Sable-Avide, mon i lever.
amii" v-'- '•' : Mais à la sortie du souterrain, il, trouva
— Et après ?
Conception garrottée et bâillonnée, ce qui

Après, je verrai quelqu'un qui me con- lui arracha une sourde exclamation de fu-
'"
seillera probablement de ne pas laisser ici [ reur.
'mademoiselle d'Eragny que j'appelle Rosée- : Il rendit la soeur à la liberté et fut joyeux
dù^Mâtin.; .. : de la voir saine et sauve.
« Il est probable, je devine cela, que je la I — Mon Dieu! dit celle-ci à voix
basse,
Conduirai à: son père. ''''• quelle aventure !
« Ce couvent... trop de monde y entre... à < J'étais venue ici pour .l'attendre, mon
mon avis. » bon ami..
Conception routgi. « Et des hommes qui enlevaient une jeune
''"Nativité'Se décida. fille m'ont saisie »
— Voulez-vous être bon? dit-elle. . Ce mot jeune fille fit naître une inquié-
« On vous dit généreux et plein de pitié. tude dans l'âme de Tomaho qui demanda vî- <
«'Emmehez^moii ""' vement :
'— Cela .me ifera
plaisir d'être agréable à ,— Comment se nomme cette jeûne fille ?
une petite fauvette, dit Tomaho. Dis vite.
!! Nativité lui tendit la main, et le géant y — Mademoiselle d'Eragny ! , ,
mil un baiser. ' ! Tomaho, à cette révélation, poussa ùii ru-
Conception fit quelques observations pour gissement dont le monastère retentit dès
la forme. fondements au faîte.
Mais Nativité poussant lé géant dehors en Le géaut déchira la robe de Conception,
'riant'ï 1">'•' •.'"'•-. •••>' lui en jeta une autre sur le dos, et emporta
— Vite, vite! dit-elle. '
sa maîtresse.
J '
«Deux'costumes. Sorti du couvent, il se coucha sur le sol -
« Allez, bon Tomaho. de la rue, et, aux clartés delà lune, il étudia
« Allez et revenez vite !•»'"".: '
! la piste laissée dans là poussière par les ra-
Le géant s'en fut par lès couloirs, accom- ! visseurs.
pagné de Conception qui le conduisit jus- j "'Il vit là" direction et là suivit rapidement.
qu'au souterrain. Il portait Conception comme un fétu.
La pauvre femme terrifiée ne disait mot,
s'étant évanouie. ..,'.'
CHAPITRE XLI1I
Pour un sauvage, pour un trappeur, com-
POURSUITE me Tomaho, la piste était facile à suiyfel.
Les rues d'Austin n'étaient pas pavées,
Loi^que Tomaho revint, il trouva le por- Le senor gouverneur, don Matapan, ju-
tier du souterrain garrotté dans sa maison. geait que moins il serait dépensé d'argent en
' dans sa
Le fait lui parut' singulier. frais d'édilité, plus il en garderait
R était sur le point dé délier cet homme: caisse.
''•':Mai^''iï''sôngéa-:'.''.'-''.'"I,''.V:'''' Nous disons sa caisse, et pour cause,
M?— Suisse îûù?' '";:''' 0i:,!.,'','.' ! quoique ce fût celle du gouvernement.
"«Voilà une besogne faite', et j'allais' l'a | Tomaho, se penchant parfois,, suivit tou-
'"-' \ la trace.
dèfâirèsï; '",','' lJ"^"./'Y"', '','..''].'-,,, -.']' ; jours
« D'autreS enlevant aussi, parait-il ! » Il arriva à une porte gardée par un
Il pressa^lepas^ ' , poste
"L'idée nelùiiviht'''piàW-"qùë''C.Wç'e^ti5on °u | —Qui vive? essaya de crier une s<n-
mademoiselle d'Eragny fussent en péril; il i tiueile.
LA REINE DES APACHES 257

Arrivéede Nativité dana la tribu de Isable-Avide

Et elle croisa la baïonnette. « Je crois qu'il y avait quelque chose ou


Tomaho n'était pas homme à s'embarras- quelqu'un couché par le travers de la selle
ser de pareilles plaisanteries. de l'un d'eux.
Il arracha le fusil des mains du soldat trem- « Mais ils ont donné la bonne main géné-
blant et lui demanda : reusement.
— Qui est sorti « L'on n'a pas trop regardé. »
par ici?
—Personne, essaya de dire le malheureux Tomaho se jugea en bonne voie et en-
factionnaire. voya dans la porte un coup de pied furieux.
— Tu mens. Tout un panneau vola en éclats avec bruit.
« Parle, ou tu meurs. avec son fardeau, passa sur. les
Tomaho,

Senor, ce sont des cavaliers. débris....
— Combien étaient-ils ?
Le poste, réveillé, le vit s'enfoncer dans la

Cinq ou six. nuit.
— .Et avec eux ?
—Je ne sais, per Dio 1.... — Par le diable! dit le capitaine, furieux
DE BRONZE.— 48
L'HOMME LA REINE DESAI-ACREE. — 83
258 L'HOMME DE BRONZE

de ce que le géant passait sans bonne main, . tqui, la nuit, voulaient quitter Austin, ce q^
tout le monde sort donc d'Auslin, cette > était
< absolument défendu.
nuit? — Aux armes! avait commandé l'offls
« C'est comme une rage. » «
cier.
Le milicien ou garde national était un Et rassurés parce qu'ils se trouvaient uno
gros boucher, <
dizaine armés contre un Indien ivre, les mi.
Homme remarquablement fort, il passait liciens barrèrent sur deux rangs la brècho
pour assez cràhe. faite dans la porte par Tomaho.
Cependant Sable-Avide sans
;—Je ne comprends pas, lui dit le capk s'approcha
taine, que vous ayoz laissé passer cet s'inquiéter de ces démonstrations hostiles.
homme. Il était réellement ivre-mort.
*<"Vous êtes lâche comme un coyote et A la fin, les Yankees avaient réussi à h
bête comme un canard. » soûler.
Le boucher indigné montra la porte abat- Mais à quel prix !
tue; Il titubait et zigzaguait très-agréabieméni
— Allez donc mettre la main au collet En face des soldats, il s'arrêta et les sa-
«Tint pareil colosses qui vous jette bas une lua militairement.
— Bonjour! dit-il.
porté de ville d'un coup de pied! « Vous voyez, amis, que je parle la
«*J'aurais voulu Vous y voir, vous qui
Voit* cachez dans les caves dès qu'il y a des langue des blancs.
« C'est moi qui commandé ;
coups de fusils.
-^- Misérable ! lit le « Portez armes !
capitaine. « Présentez armes !
« Tii parles à ton chef, don Hidalgo y
« J'apprendrai l'exercice dès blancs à mes
Xanaras y Àndrco !
« Rétracte ton infâme calomnie, ou je to guerriers.
« Avez-vous vu Tomuho, mon ami To
passé mon épéo au truvers du ventre.
— Moiî je vous envoie ma baïonnette maho, le Cacique ?
« Je viens do voir sa trace sur le sablé.
dans l'estomac ! lit le soldat.
« S'il est parti pour la prairie, je m'on
« Et je maintiens ce que j'ai dit : vous
vais aussi. »
n'èlds bon qu'à Vous sauver dans les caves,
Le capitaine jugea le moment vontt de
capitaine. »
mettre un terme aux divagations de cet
L'officier lira son épée. !
1 ivrogne.
La sentinelle croisa la baïonnette. — On ne passe pas ! dit-il.
;
Le poste espéra vaguement que le sang ! —Pourquoi ça? fit Sable-Avide.
coulerait. — C'est défendu.
;
Mais on entendit une voix avinée qui — Par qui?
chantait à tue-lèle, tout en examinant des — Par le gouverneur.
traces sur le sol. — Don Malapân ?
j
Cet ivrogne avait arrangé des paroles in- « C'est mon ami. »
j
diennes sur des airs dé cachùchàs mexi- ] Le capitaine prit cette déclaration pou
caines. ! une facétie d'ivrogne.
C'était Sable-Avide. — L'ordre est d'empêcher dé passer la
nuit, dit-il.
— Attention ! dit le capitaine cessant la — Tomaho est dehors, pourtant, fil Sable
dispute. Avide.
t« Celui-là a l'air de vouloir passer aussi. Et il montrait la porté ouverte ou plutôt
« Il fau!, qu'il paie pour lui et pour l'autre.» abattue. *
Ces bons miliciens établissaient ainsi un — Et puis, reprit l'Indien-, il fait jour;
bon petit impôt absolument illégal sur ceux « J'éclaire.
LA REINE DES APACHES 2J9

! —
« Je suis le Grand-Soleil-des-Buveurs Blagueur ! dit le boucher.
— Assez causé, dit le capitaine prenant « Vous sortez du fond des fossés du rem-
jes airs de matamore. part. »
« Donnez la bonne main, si vaus voulez Et il montra les bottes du capitaine cou-
» vertes de fange.
passer.
Sable-Avide tendit les mains et dit naïve- Le poste se mit à rire.
ment : L'officier se fâcha.
—Prenez celle que vous voudrez : ça m'est i Nouvelle dispute.
égal. ' Survint une jeune fille.
... — Par la Madone, dit le
— Imbécile! dit le capitaine. capitaine, celle-ci
« Il ne s'agit pas de ça. ne passera pas !
« Il faut payer pour passer ! » — ! dit le bouclier.
Espérons-le
Sable-Avide se fâcha. — Ça me regarde ! dit le capitaine d'un
— Tu m'appelles imbécile, toi, un chef de < air luron.
soldats pour rire, et je suis, moi, un sachem « Je sais quel prix je mettrai à ma com-
de vrais guerriers. » »
j plaisance.»
Il lira un revolver de dessous son manteau, j El au poste :
Comme une volée de perdreaux surpris par , — Reniiez tous.
le chasseur, le poste s'enfuit... — Bon ! fit le boucher.
Et Sable-Avide passa... « Il y a une agréable aubaine, et c'est pour
On l'entendit dans la plaine chanter sesle plus bête et le plus poltron de nous tous.
refrains. — Par tous les canons du fort et tous les
tonnerres du ciel ! rentrez ! dit le capitaine
Un instant après, le boucher revenait le furieux. i
premier. Le poste avait obéi. i
li ramassait son fusil et appelait ses cama- Le boucher finit par céder.
rades.
-r- Il faut avouer, dit-il, que vous êtes de ! —Bonne nuit, belle enfant! dit le capi-
jolis soldats ! taine à la jeune fille.
— Tu as eu
peur aussi, dirent les autres, 1 — Bonne nuit, mon officier 1
et tu t'es sauvé. « Voulez-vous vous écarter, que je passe ?
— Ça n'est — Volontiers,
pas vrai ! ma jolie fille, mais un bai-
« Vous m'avez renversé en détalant; sans ser d'abord.
ça je tuais l'homme. Et le capitaine allongea les lèvres, mais il
« Où est le capitaine? reçut un maître soufflet.
— On entendit rire dans le poste, et la voix
Capitaine!
— Oh! ; du boucher cria :
capitaine!
— oh! oh! — Attrape !
Capitaine!
Une voix, dans la nuit, cria : Et le capitaine outré appela ses hommes,
— A moi ! leur criant :
« Lâches ! — Arrêtez-moi cette rôdeuse de nuit,
« A moi ! » vous autres !
Puis le capitaine rentra, l'épée à la main, ! Mais la jeune fille dit d'une voix mena-
en criant : ! çante :
— Voilà comment vous m'abandonnez, i — Malheur à qui me touchera !
malheureux ! | <(Je suis la maîtresse de John Huggs, le
« Vous êtes des
poltrons ! » | pirate.
Il s'essuya le front. I « Il est revenu cette nuit.
— J'ai couru
après ce maudit Indien et « La moitié de sa troupe occupe la porte
j'ai failli l'attraper ! du nord.
260 L'HOMME DE BRONZE

« Il est à cent pas d'ici avec le reste de sa j Plus de traces!


troupe. » i En pareil cas, un Indien interroge l'at-
Le capitaine se précipita vers le poste et j
mosphère.
cogna. D. semble que, comme un chien de chasse,
— Ouvrez ! implora-t-il en proie à une
il hume l'air et se dirige au nez.
terreur indicible. Tomaho suivit la vraie direction.
« Je suis perdu! Un homme ordinaire fait des pas de quatre-
« Ouvrez donc! vingt-dix centimètres.
« Allez-vous me livrer aux pirates? » Tomaho faisait le pas de deux mètres.
Et le poste restait fermé. En temps ordinaire, sans se presser, il
La peur avait empoigné les miliciens. franchissait deux lieues et demie à l'heure,
Cependant la jeune au minimum.
fille avait franchi
la porte de la ville. Quand il se hâtait un peu, il abattait plus
Le bruit de ses pas, répercuté par les fos- de trois lieues.à l'heure.
sés, fit croire au capitaine que les pirates Lorsqu'il courait, il n'y avait pas de che-
arrivaient. val capable de lutter avec lui.
Il cria : Il se mit littéralement à voler à la pour-
— Je suis mort ! suite des cavaliers.
Puis il se tint coi. Ceux-ci n'avaient que peu d'avance.
Il attendit, faisant mine de cadavre et ne Tomaho, toujours portant Conception, en-
bougeant pas. tendit au bout d'une demi-heure le bruil
Personne ne vint. du trot de la bande des ravisseurs.
Mais une voix de femme cria du dehors : Le digne géant tressaillit de joie et se jets
— votre petite soeur, qui se à gauche en murmurant :
Capitaine,
sauve du couvent, tient à vous dire que vous — Il fait sombre.
êtes le plus grand sot qui soit au monde. « Je leur jouerai le tour du tronc d'arbre
Et le poste, rassuré, d'ouvrir, d'entourer que le Trappeur m'a enseigné. »
le capilaine qui était le frère de Nativité, et 11 fit une courbe, dépassa les chevaux,
de se moquer de lui à outrance. s'embusqua dans un petit défilé que le che-
Il voulut se précipiter à la poursuite de la min traversait.
jeune fille. Il posa Conception, toujours évanouie,
Mais le boucher observa : contre un arbre, il se coucha en travers du
— 11fait encore bien noir,
capitaine, bien
chemin et il attendit.
noir... Il avait l'air d'un immense tronc d'arbre.
« Si, par une pareille nuit, vous alliez i Jamais, dans la nuit, on ne se serait ima-
rencontrer le Grand-Soleil-des-Buveurs ! giné que cet obstacle fût un corps d'homme.
que
vous avez appelé imbécile, il pourrait vous i Bientôt la troupe arriva.
en cuire. » Mendez était en tête, portant la prison-
Le capilaine n'osa sortir... nière.
Et le poste en glosa. — Caracho ! dit-il.
« Voilà un arbre qui a mal pris son temps
Cependant Tomaho avait continué sa pour- pour tomber là. »
suite. Il poussa son cheval.
Une fois dehors, il avait pris le vent, et il L'animal fit quelques difficultés et franchit
s'était élancé. l'obstacle.
Nous disons que le géant avait pris le Mais il avait rsçu en plein ventre un coup
vent. de couteau qui. lui avait fait une blessure
Ceci demande explication. énorme.
' La lune venait de disparaître. La bande passa derrière le chef, et comme
Les ténèbres s'étaient faites. le chef.
LA REINE DES APACHES 261

Les cavaliers faisaient sauter leur bête même mademoiselle d'Eragny pour Nativité.
une à une. Blanche la détrompa.
Une à une, elles étaient éventrées par Conception était confuse.
Tomaho. Mademoiselle d'Eragny était embarrassée. ,
Et les cavaliers ne s'en aperçurent ; Tomaho le comprit.
pas
d'abord. . Le seul moyen d'éviter des explications,
Mais à cinquante pas de là, le cheval de i gênantes était de brusquer le départ, et le
Mendès s'abattit ; puis peu à peu les autres '<géant dit aux deux femmes :

tombèrent. Gagnons le Colorado.
Et les cavaliers de s'effarer. « Je ferai urf*radeau.
Mendès-Nunez en voyant les tripes de sa ; « Nous arriverons sur le territoire des
bête hors du ventre, s'écria avec terreur : Apacbes. »
— Nous sommes trahis ! Puis à Blanche :
En ce moment, Tomaho qui s'était traîné j — Pourrez-vous marcher?
; — Oui, dit-elle.
à plat ventre hors du chemin tomba sur les
ravisseurs. « Je me sens vaillante et forto auprès de
Il assomma Nunez et un autre; le reste ; vous.
— Je
s'enfuit. puis te porter ! dit Tomaho à Con-
Et le bon géant débarrassa mademoiselle ception.
— Je marcherai, mon ami.
d'Eragny de ses liens.
Blanche, en reconnaissant le géant, l'em- ; Le géant ramassa toutes les armes des
brassa avec une joie qui fit pleurer Tomaho. | cavaliers.
Mais il pensa à Conception. Puis il parut se livrer à une opération sur
— Venez, dit-il à mademoiselle d'Era- I| les morts, que Conception supposa être un
ragny. ! examen attentif des corps.
«J'ai peur pour ma femme. C'était pourtant quelque chose de plus
— Votre femme ! dit Blanche. ! grave.
« Vous êtes donc marié? Tous trois se mirent en route.
— De cette nuit, dit naïvement le géant. — Pas de bruit! avait recommandé To-
« Venez. » maho.
Et il conduisit mademoiselle d'Eragny vers On marcha en silence.
le défilé. ! Lorsque l'on fut à quelque mille pas du
L'évanouissement de Conception s'était j fleuve, toujours en suivant le chemin, To-
heureusement prolongé fort longtemps. | maho entendit des bruits de voix.
Le grand air qu'elle n'avait point respiré | — Ce sont eux ! disail-on.
depuis bien longtemps, une profonde émo- Une troupe s'avançait.
tion, les joies de la passion, la terreur — Och ! dit tout bas le géant : il
y avait
éprouvée, avaient plongé la religieuse dans ! des gens qui attendaient les ravisseurs.
une torpeur qui ressemblait presque à la « Nous allons rire, comme dit Sans-Nez. »
' Et aux deux femmes :
catalepsie.
Tomaho, inquiet, prit un moyen énergi- — N'ayez pas peur.
que et tout à fait indien. « Pas un mot.
Il piqua la jeune femme avec la pointe de « Couchez-vous hors du chemin sur le sol.
son poignard, « Ma colombe chérie, ne crie pas ; silence !
Elle revint à elle aussitôt que quelques « Rosée-du-Matin, ne bougez pas. »
gouttes de sang furent sorties de ses veines, H plaça lui-même les deux femmes der-
et elle vit le colosse à genoux, entourant d'un rière un gros tronc d'arbre et il s'embusqua
mouchoir la légère blessure qu'il avait faite. un peu en avant de là, sans bruit.
Mais en apercevant une femme, Concep- Il attendit.
tion poussa un cri de surprise : elle prit John Huggs et ses pirates, au nombre de
2(52 L'HOMME DE BRONZE

sept, s'avançaient rapidement; le capitaine — Mon Dieu! dit


Conception, que de
était impatient. , meurtres
n !
La Couleuvre n'était point là. — Och ! fil le géant.
Une voulait point paraître en cette affaire. « Je suis un grand guerrier.
Il savait que Blanche une fois remise aux « Je tue beaucoup.
mains du pirate par Nunez, Huggs ferait « Les coyotes voulaient enlever Bosée-du-
tenir la somme due. ïMatin et ils sont morts.
Le rusé leprero se gardait donc de se « Le Vacondah est juste. »
compromettre. Conception refoula dans son coeur ses
i craintes
( et ses remords.
Huggs, ne voyant plus rien, disait à ses [
hommes : j! Elle en était arrivée presque à regretter le
— C'est singulier ! couvent.
« Vous avez entendu marcher ? Au bord du fleuve, on trouva une pi-
— Certainement. 'rogue.
— Et on distinguait un — Och! fit le
groupe. géant.
— A coup sûr. « Ne l'avais-je pas dit?
— Plus personne. a Voici la barque qui devait, emmener Ro-
En ce moment Un feu de lile très-rapide .; séc-du-Malin. »
éclala. Et il fit embarquer les deux femmes, puis
C'était Tomaho qui tirait avec les fusils ;; il poussa au large.
des cavaliers et les pistolets. ij II était tout joyeux.
Il envoya d'abord les balles des derniers, — Les Apachcs vont bien recevoir To-
;
puis celles des premiers. ! maho! dit-il.
j
Qua'.re pirates furent couchés bas, et le Ii o II n'arrivera pas les mains vides, mais
reste s'enfuit. !\ comme un grand cacique, avec beaucoup do
Parmi eux, John Huggs ! I! trophées.
Tomaho se leva et courut aux pirates i' II forma un faisceau à l'avant de la pi-
blessés. i! rogue.
Il se contenta de mettre tour à tour le ., Le bon sauvage avait appris des trappeurs
pied sur la poitrine de chacun d'eux et ils |I comment on dispose les armes pour les faire
cessèrent de râler. tenir ensemble et debout.
Ils étaient étouffés. Cela fait, il coiffa chaque canon de fusil
Ainsi le pouce de l'oiseleur brise le ster- d'un objet que les deux femmes ne distin-
num de la mauviette. guèrent pas d'abord.
Le géant recommença sur ces morts l'o- Mais le jour vint.
pération déjà faite sm' les autres, il ra- Conception ne pouvait en croire ses yeux.
massa les armes et appela. Au bout des fusils pendaient des cheve-
Les deux femmes accoururent. lures sanglantes.
Blanche était un peu effarée, mais elle . — Quelle horreur! dit-elle;
faisait bonne contenance. Et elle se cacha la tête dans ses mains
Conception tremblait. pour pleurer.
—n Nous marchons dans le sang, cette3 Blanche détourna la tête.
nuit, dit-elle. — Quel chagrin ont donc les deux
squaws
— C'est du sang d'ennemis! dit Tomaho. (femmes)? demanda le géant inquiet.
n Ça n'est pas désagréable. — Mon ami, dit Blanche, ces chevelures
« Eu route. sont horribles.
« J'ai idée que nous allons trouver unee | « Cachez-les.
barque là-bas. — Jetez-les, dit
Conception.
« Ces gens devaient en avoir une. Tomaho, à ce mot, sourit.
LA REINE DES APACHES

Il se leva, enleva les scalps, mais se garda r


n'ai pas de conseils à vous donner, je suis
bien de les lancer dans le-fleuve. >
votre servante dévouée.
Il les mit dans un coin. « Faites à votre volonté. »
Revenant vers Conception, il lui démanda : Tomaho sourit encore et dit de nouveau
— Aimes-tu les colliers de perles, les belles |
placidement :
— Les femmes ne disent jamais franche-
ibcs et les bracelets d'or? i
Conception était femme. ! ni J oui ni non.
De sa vie, elle n'avait porté de ces bijoux. Et il se mit à pagayer en pensant qu'il ve-
Elle regarda son amant, ou plutôt son mari, '
nait de faire de la politique conjugale très-"
avec la joie que lui donnait l'espoir d'être , adroite.
''
bientôt splendidement Le soleil était levé.
parée.
Elle oublia les chevelures. La journée s'annonçait splendide.
— Vous parlez de colliers de perles ? dit- i La barque filait rapidement sur le Colo-
elle en riant. rado.
Les brises matinales embaumaient les
« Auriez-Vous la galanterie de m'en of- ',
airs et les oiseaux lançaient leurs chansons
frir un ?
— Un! fit Tomaho. joyeuses du haut des grands arbres sécu-
| laires les rives.
« Un, ce n'est pas assez. qui ombrageaient
La prairie s'étendait immense et riante à
« Conception en aura deux.
— Vous êtes donc bien riche, mon ami? I l'horizon.
— Peut-être, dit-il. i Au loin, les monts Apaches se dressaient
sous la lumière.
Puis il redemanda : _ ! étincelants
— Conception i Le site était splendide.
n'a pas répondu?
« Àime-t-ello les perles? Ce réveil de la nature était un merveil-
— Mon cher Tomaho, pour vous plaire, leux spectacle. /
je I
Les antilopes venaient boire l'eau du
serai toujours heureuse de me parer. !
i fleuve et fuyaient légères à la vue dé la pi-
Le géant sourit. j! rogue.
— Les femmes, fit-il, ne disent jamais fran-
' jj Conception respirait l'air de la liberté..;
chement oui ou non. :
Elle sentait sa poitrine se dilater, son coeur
« Je suppose que Conception, si j'avais une ! dans ses veinés.
i se gonfler; la vie s'infiltrait
ceinture pleine d'or pour lui acheter des pa- Elle oublia les scènes de la nuit, les scalps,
rures, serait désolée do me la faire jeter i
| ses craintes, ses regrets et elle se laissa ber
dans le fleuve. ! cer la marche rapide de la pirogue.
— Certainement, j par
mon ami. [
« Pourquoi me dites-vous ça? i Mademoiselle s'était rapprochée
— Parce d'Eragny
que, à Austin, on paie cher les ! du
I géant.
scalps. ,. Penchée vers lui, elle demanda :
« On donne ce que les blancs appellent une !j — Où allons-nous?
prime pour chaque chevelure. I — Le voir, dit-il.
j
—: Vraiment? dit Conception. S Elle rougit. >
|'
Tomaho reprit : j — Vous savez donc? demanda-t-elle.
— Je teindrai ces scalps et je leur donnerai I -i. Tout! diUl.
l'aspect de chevelures: d'Indiens : puis j'en- La jeune fille reprit sa place auprès do
verrai toucher les primes. : Conception,
fr Et Conception aura perles et bracelets, Elle se prit à rêver aussi.
étoffes et rubans. Et c'était un tableau charmant que ce-
« Mais si Conception préfère que je jette ! lui-là.
les scalps à l'eau... Un paysage admirable, un cie" puretpro*
— Mon
ami, dit Conéeptioiij à ce sujet, je fond, un fleuve immense, nue pirogue de
264 L'HOMME DE BRONZE

formes pittoresques, deux jeunes femmes — Tomaho!


songeuses, et ce colosse lançant l'embarca- « Conception! » criait Nativité.
tion sur les eaux. avec un rapidité Vertigi- Et Sable-Avide, entendant que l'on appe-
neuse...: lait son ami, accourut :
Un homme vit cette scène de Uvriv.e.! !• . — Och!fit41.
C'était la Couleuvre caché dans un massif... « Qui appelle mon frère Tomaho? »
— Ah ! dit-il, ce Tomaho a sauvé là
petite ! : -. A ce mot de frère, Nativité prit confiance
« Ce géant me;gêne. et répondit :
— C'est moi
« IL mourra." » qui appelle le Cacique. Est-
On sait combien facilement la Couleuvre il là?
se débarrassait d'un homme. — Och! fit SableTAvide.
« Nous cherchons le géant tous les deux !
« Je crois qu'il a pris par ce chemin-ci.
CHAPITRE XL1V — Et Conception?
' ' , j
•'• i ..'.': :: '> : . .; : .; j Sable-Avide se gratta le front, essaya de
' COMMENT SABLE-AVIDE ETNATIVITÉ SE RENCONTRÈRENT \I rassembler ses idées, n'y parvint pas et
: ; "-.ETCE QU'IL:ENADVINT : \ dit à Nativité :
.,-..,•.. • :! — J'ai envie de danser.
y. Nativité :attendaitle.retour de tTdmaho. au j « Veux-tu danser? »
couvent avec non moins d'impatience : que ! Elle s'effraya.
Conception ; elle faisait des paquets de quel- ji —Vous n'êtes donc pas le frère, de Tho-
qûes effets à emporter j pendant; que son amie ji maho? fit-elle en reculant.
guettait l'arrivée de. Tomaho. — Je le suis ! dit Sable-Avide.
Inquiète de ne voir remonter ni l'un ni i « De plus ie suis le Grand-Soleil-des-Bu-
l'autre, elle descendit vers la chapelle..:. : veurs!
Tomaho venait d'enlever Conception. — Malheureux !
iNativité trouva le second costume apporté « Me proposer de danser dans un mo-
par Tomaho et jeté sur les dalles par lui ; ment pareil !
elle le mit. .', — Si tu ne veux pas danser, tu es Mexi-
. Sa: fuite,en fUt retardée d'autant. caine, tu dois avoir dés castagnettes, ma
. Elle sortit. : ; W-. :, petite brebis blanche !
Tomaho était loin. « Joue des castagnettes.
Toutefois: elle courut dans la direction — Je n'en ai pas !
prise par lé géant. — Alors, chante.
Nous avons vu comment elle parvint à Elle se mit à pleurer...
franchir la porte. Elle avait peur de cet Indien ivre et elle
I appela Tomabo.
Une fois dans la plaine, après avoir lancé i Mais Sable-Avide se mit à crier comme
à son frère sa railleuse épigramme, elle ' un sourd :
courut lo long du chemin. — Tomaho'. '
Elle appelait Conception. « Où es-tu, grand Cacique?
Elle pensait être entendue. « Une petite brebis blanche bêle après toi.
Une voix, mais non celle de Conception, « Tomaho ! »
répondit à la sienne. Il était si drôle ainsi, ce vieux sauvage,
C'était Sable-Avide qui fredonnait tou- il avait des intonations de voix si comiques,
jours. il imitait si bien le bêlement des brebis, que
Elle courut de ce côté. Nativité se dit qu'elle n'avait rien à crain-
Sable-Avide entrevit cette forme blanche dre de cet ivrogne facétieux.
dans la nuit. — Tomaho ne nous entend pas! dit-elle.
Il s'arrêta. « Tâchons de le rejoindre.
:\\-A'Q- LA REINE DES APACHES 265

Le comtelui-mêniealla reconnaîtrelà grotte.

«11 emporto une femme... deux peut- — La femme blanche, je ne l'ai pas vue
être... Le savez-vous? non plus.
— Je sais des « Nous tous des femmes blan-
que je suis le Grand-Soleil épouserons
buveurs et que je suis ivre; voilà ce que je ches.
sais. « J'en ai une, moi.
« Mais si Tomaho emporte des femmes «Elle est laide; c'est la fille de mon ami
sans moi, ce n'est pas d'un bon camarade. Matapan.
« Je me plaindrai au Sauveur. « Je t'assure, ma petite brebis, que c'est
— Qui est ce Sauveur? demanda la jeune une femme bien ennuyeuse.
fille espérant obtenir quelque renseignement « L'Aigle-Bleu veut épouser la petite Ro-
qui lui permettrait de prendre une résolution. sée-du~Matin.
— Le Sauveur ! dit Sable-Avide. « Je...»
« Och ! le Sauveur, c'est un Indien venu Nativité s'écria :
— Il y a un chef appelé T Aigle-Bleu qui
d'Europe.
« n va chasser tous les blancs et il épou- veut épouser mademoiselle d'Eragny ?
sera une blanche . . — Oui, dit Sable-Avide.
« C'est prédit. » « Nous surveillons le couvent, à Austin, à
Nativité fut frappée d'une idée subite. . cause de Rosée-du-Matin.
— Le Sauveur ! dit-elle ; l'avez-vous vu — Comment est ce chef ?
déjà? « Estril grand ?
— Non! — Très-grand!
— Et la femme — Est-il beau?
blanche ?
L'HOMME OE BRONZIC. — 49 LA REINE DES APACHES.— 31
L'HOMME DE BRONZE

— Très-beau. <
des Apaches de la tribu de Sable-Avide.
« Comme moi! » fit Sable-Avide. Le village comptait deux cents tentes en-
Nativité précisa ses questions et resta con- 1viron.
Vaincue que le beau jeune homme qu'elle Le quart au plus des guerriers y était resté.
avait vu donnant une lettre à mademoiselle Le reste faisait partie de la troupe qui
d'Eragny à la procession était l'Aigle- bloquait les chasseurs.
Bleu vêtu à l'européenne. En arrivant, Nativité remarqua une piro-
Elle se dit que cet homme et le Sauveur gue amarrée à un pieu.
dés Indiens ne faisaient qu'un. C'était celle qui avait amené Tomaho et
Un monde d'idées l'envahit. Blanche.
— Sachem, dit-elle, voulez^-vous me con-
duire dans Votre tribu? | Sable-Avide était dégrisé.
; •' -r- Je veux, retrouver Tomaho. j Il s'inquiétait.
—r: Tomaho est parti sauvant, je crois, . — Que s'est-il passé? démandait-il à Na-
Rùsée-du-Matin des mains des ravisseurs. tivité.
Sable-Avide bondit. « Je devais Veiller sur Rosée-du-Matin
-^Och! fit-il. qu'aime l'Aigle-Bleu.
« On avait enlevé Rosée-du-Matin ? « Tomaho l'a-t-il délivrée? »
— Oui, dit Nativité. Et quand un guerrier annonça au sachem
« Tout me porte à le croire. que Blanche était en sûreté, Sable-Avide fut
— Alors Tomaho l'a délivrée? ravi.
^—Je le suppose. Il ne pensa plus qu'à présenter Nativité à
Le sauvage se dégrisait. sa femme, Belle-Plume, fille de donMatapan.
.-*—-Le Cacique emporte la jeune fille vers Celle-ci avait reçu son surnom en arrivant
l'Aigle-Bleu, dit-il. dans la tribu.
« Allons donc vers ma tribu ! » Elle portait un chapeau d'amazone orné
Puis, comme la raison lui revenait, il de- d'une plume si remarquable, que les Indiens
manda : avaient sur-le-champ désigné la jeune fille
— Pourquoi veux-tu venir chez les In- comme nous venons de le dire.
diens? Comment se trouvait-elle mariée à Sable-
— Je veux y retrouver une amie. Avide?
— Ma femme ? dit Sable-Avide. Tout naturellement, selon la logique des
Nativité pensait à Conception ; mais elle sauvages.
ne crut pas devoir détromper le sauvage. Le sachem avait enlevé le père et il jugea
— Oui, votre femme. pas se sé-
que don Matapan ne voudrait
— Viens ! dit le sachem.
parer de sa fille.
« Tu tâcheras de la rendre moins mé- Donc il avait aussi enlevé celle-ci pen-
chante, si tu le peux. » dant la fête.
Et ils se dirigèrent vers le Colorado sans C'était la première fois qu'une pareille
rencontrer personne. aventure arrivait à Belle-Plume.
Les pirates avaient trop peur, à la suite de Laide à faire peur, ronde comme son père,
la leçon que leur avait donnée Tomaho, boule de chair, pelote de graisse, acariâ-
pour demeurer dans les environs. tre, aussi peu faite pour inspirer l'amour
Sur la rive, Sable-Avide fabriqua un ra- que prompte à l'éprouver, Belle-Plume, au
, deau de jonc. camp des sauvages, fut fêtée, choyée par
Bientôt le Grand-Soleil et Nativité furent tout le monde.
emportés par le courant. On lui donna, pour la servir, deux des
femmes délivrées des mains des négriers;
Le soir même, le radeau abordait sur une i on lui épargna toute peine et tout ennui.
rive au bord de laquelle était établi le camp > Elle jouit d'une liberté complète et elle
LA REINE DES APACHES 267

trouva des charmes à la vie que menaient Au conseil, don Matapan était religieuse-
les Apaches. ment écouté.
Quelle avait été celle de Belle-Plume On l'entourait de prévenances et d'égards
jusqu'ici? flatteurs.
Manger, dormir et s'ennuyer. La tribu lui était reconnaissante de grands
Elle dormit, mangea, mais ne s'ennuya services rendus.
plus. Don Matapan, entre autres choses, avait
Elle ne s'ennuya plus parce que Sable- sauvé les Indiens d'une épidémie.
Avide lui fit la cour. La petite vérole faisait des ravages effroya-
Celui-ci ne trouvait pointBelle-Plume jolie. bles chez les Indiens.
Mais c'était une blanche, la fille d'un gou- Une tribu voisine était infectée de cette
verneur. maladie.
L'épouser flattait la vanité du sachem. On en redoutait l'invasion.
De plus, ce mariage resserrerait les liens Don Matapan envoya des émissaires à
qui l'unissaient à don Matapan. Austin. chercher du vaccin et il l'inocula
Et Belle-Plume, qui n'avait jamais reçu à presque tout le village.
d'hommages,remarqua que, comme hommes, Quelques vieux Indiens refusèrent de se
les Indiens, admirablement faits, mâles, laisser faire.
beaux et fiers, valaient bien les petits jeunes Ils moururent de la petite-vérole et les au-
gens d'Austin. tres n'en furent pas atteints.
De plus, Sable-Avide était un grand chef, La tribu proclama don Matapan un grand
un guerrier obéi et très-aimé de sa tribu. sorcier.
Lorsqu'il commandait, à cheval, une cen- Mais cet excellent homme avait délivré
taine de cavaliers, les faisant parader, cara- ses amis d'un autre fléau.
coler et défiler à la sauvage devant lui, il Il avait fait rapporter par les émissaires du
avait belle mine. pyrèlhre du Caucase et de l'onguent mercu-
Aucun capilaine d'Austin ne lui était com- riel.
parable. On sait que les peuplades nomades sont
En outre, Sable-Avide était un fantaisiste, ddévorées par les uces et les vermines de
un boute-en-train, un singulier type; les toute espèce.
femmes aiment les mauvais sujets. C'est insupportable.
Le mariage se fit en grande pompe ! Don Matapan avait ordonné des frictions
Et Belle-Plume se prit à adorer son mari. générales. d'onguent et des insufflations de
Elle en fut jalouse comme une tigresse, et poudre dans les tentes.
lui fit des scènes. Puces et vermines avaient disparu comme
Don Matapan dut intervenir souvent. par enchantement.
Les dames apaches surtout avaient été ra-
Ce digne senor était loin d'avoir abandonné vies du résultat, n'ayant plus à relever leurs
1idée de fuir et de gagner la ville d'Austin.
jupes en public pour se gratter.
L'entreprise était difficile. Rien ne se décidait plus sans que don Ma-
Sable-Avide faisait surveiller son beau- tapan fût consulté et, très-honoré de cette
père avec soin. confiance, il disait souvent à Sable-Avide :
Et s'il faut tout dire, le gouverneur s'ac- — Ton peuple a du bon.
soutumait à sa position. « Il est plus reconnaissant que celui d'Aus-
Nous l'avons dit, c'était un homme de tin et plus gouvernable. ».
hon sens. L'eau-de-feu, le vin, les liqueurs ne man-
Il ne
manquait pas d'une certaine finesse, quaient pas.
La pratique du gouvernement à Auslin Don Matapan, tout en se disant qu'il s'éva-
-ai avait donné cet derait, ne s'ennuyait
esprit d'expédients vqui pas trop et ne maigris-
estfort apprécié chez les Indiens. I sait point.
268 L'HOMME DE BRONZE

Sa fille seule lui donnait des tourments. « Moi ! l'amie d'une pécore qui court la
Sable-Avide avait trois autres femmes, et prairie avec des hommes '.
Belle-Plume entendait qu'elles ne fussent « Où prenez-vous, papa, que j'ai connu
que des servantes mais pas à tout faire. cette péronnelle ?
Quand le chef faisait attention à l'une de « Je veux qu'on la chasse sur-le-champ !
ses épouses indiennes, Belle-Plume poussait — Senor gouverneur, dit Nativité, mon
des cris de Mélusine. frère est capitaine de la milice à Austin.
Sable-Avide laissait à son beau-père le « Il se nomme don Antonio.
soin de la calmer. « Je suis fille »
Don Matapan reconnut Nativité et
lies choses allaient de ce train, quand Sa- s'écria :
ble-Avide reparut au camp. — Quoi!
Belle-Plume vint à la rencontre de son « Vous, mon enfant!
époux. « Vous ici!
Elle avait adopté les modes indiennes, « Et le couvent?
à Sable-Avide : mais elle n'en — Je me suis enfuie ! dit Nativité.
pour plaire
était pas plus jolie. — Vous voyez bien ! s'écria Belle-Plume.
Elle accourait empressée... — Je me suis enfuie, dit Nativité, parce
Elle s'était fort ennuyée en l'absence de que j'ai eu peur.
son ivrogne de mari, très-galant quand il « Dans la même nuit, on a enlevé made-
avait la tête montée. moiselle d'Eragny, Conception, mon amie,
De fait, il fallait y voir un peu trouble d'autres encore peut-être !
pour trouver des charmes à ce laideron ; « Des hommes armés ont pénétré dans
Belle-Plume poussait volontiers son mari à le couvent.
vider bouteille, sachant qu'il serait aimable « Je me suis sauvée !
après boire. « J'ai été rencontrée par le sachem qui
Elle se précipitait donc, songeant que le re- m'a amenée ici.
tour serait fêté par un repas qui aurait des « Je puis jurer à madame que je n'aime
suites. pas et n'aimerai jamais son mari, ayant au
Mais Belle-Plume aperçut Nativité assise coeur une autre passion. »
sur un rocher. Et Nativité fit mine de pleurer, ce qui at-
Une blanche ! tendrit don Matapan et apaisa Belle-Plume.
Ramenée par Sable-Avide ! Du moment où l'on ne lui disputait point
Une jolie fille ! Sable-Avide, elle était capable d'entendre
Horreur !.... raison.
Belle-Plume se précipita, les doigts cro- Sable-Avide, pendant cette scène, s'était
chus, pour arracher lés yeux à sa rivale ; Na- gardé d'approcher.
tivité se mit à rire. Il connaissait le caractère grinch. ux de
Cette fille lui parut grotesque. son épouse.
Mais Béllé-PlUme était rageUsé, et sans don Mais quand il vit que les choses tour-
Matapan, qui intervint, Nativité naient à bien, il se risqua.
eût été
— Belle-Plume, dit-il, va se montrer
griffée.
— Qu'avez-vous? demanda don Matapan douce et bonne.
à Belle-PlUmè. « Elle préparera un repas d'honneur pour
« Est-ce ainsi que vous entendez l'hospi- son amie.
talité envers une amie ? « Il ne faut pas que l'on accuse les
« Car la senorita est votre amie, m'a dit Apaches de manquer aux lois de l'hospita-
lé sachem. lité. »
— C'est faux ! s'écria Belle-Plume ; cette i Belle-Plume avait encore des soupçons;
GUe a menti. elle allait probablement faire une aigre
LA REINE DES APACHES 269

de galop retentit, ttrigues qui troublent le repos dès gens.


réponse, quand un bruit
— Mais,
L'Aigle-Bleu parut. . papa, de quoi voulez-vous que je
im'occupe?
Le jeune chef, escorté par dix cavaliers, « Du reste, je vais vous faire une re-
s'avançait au galop. imarque dont vous serez frappé.
H sembla étonné de voir Nativité, qui tres- « Laissez-moi aller jusqu'au bout.

saillit en apercevant le sachem et qui rou- Langue infernale ! s
— Vous allez voir.
git.
Ce mouvement n'échappa pas à Belle- « L'Aigle-Bleu n'a pas paru s'émouvoir
1 Plume et elle en conclut, avec une (que Rosée-du-Matin eût été enlevée ; il n'a
sagacité
toute féminine, que Nativité aimait l'Aigle- ]
pas même pâli.
Bleu, et que c'était lui qu'elle venait cher- — Flegme sauvage !
— Oh!
cher parmi les Apaches. quand on aime... On voit que vous
Cependant le jeune sachem interrogeait n'avez pas aimé, papa !
Sable-Avide. — J'ai beaucoup aimé... là senora votre
— J'ai vu, dit-il, les feux d'appel, et j'ai mère, pécore que vous êtes !
deviné que quelque chose d'extraordinaire — Soit, papa!
s'était passé à Austin. « Mais remarquez que le chef regarde
« Qu'y a-t-il? Nativité avec des yeux flamboyants d'a-
— On a voulu enlever Rosée-du-Matin, mour, et je jure qu'il la trouve belle.
— Peu m'importe !
répondit Sable-Avide.
« Tomaho l'a sauvée. — Je vous jure que parfois l'Aigle-Bleu
« Le chef était ici, il y a quelques heures, me semble plus grand et d'autres fois plus
avec la jeune fille. petit que d'habitude. v
;<Il est parti pour le camp avec une forte — Quelle bavarde ! i
escorte. « En dites-vous, des bêtises, quand vous
« Moi, j'arrive à l'instant avec cette femme vous y mettez, ma mie!
blanche. — Je no suis pas si sotte
que vous vous
« Je suis étonné que l'Aigle-Bleu n'ait pas le figurez, senor.
rencontré Tomaho. « Tenez, le chef en ce moment monte son
— Nous avons franchi, cheval à l'indienne.
pour arriver plus
vite, le chemin des précipices. » — C'est assez naturel.
Nativité avait observé le guerrier pendant — R a l'air dur.
qu'on lui annonçait le danger couru par — Tout à l'heure il avait l'air tendre
Blanche. pour cette petite.
Il semblait n'avoir rien éprouvé. — Je n'ai pas dit tendre ; j'ai dit
que son
Sachant regarder entre ses cils, comme regard étincelait.
toutes les femmes, Nativité sentit le regard « Enfin, papa, il a la parole sèche, guttu-
du chef se reposer sur elle. rale, et un accent particulier.
Il lui parut que l'oeil du sachem s'allu- « L'autre a l'oeil doux, il se tient sur son
mait. cheval comme font les Français, il est plus
Et Belle-Plume., qui avait tout intérêt à petit et n'a pas cet accent.
ûe pas se — L'autre? fit don Matapan.
tromper, fit les mêmes observations
et dit à son « Qui, l'autre?
père :
— Voilà « Quel autre ? >
qui est étrange !
« « Vous me paraissez folle.
L'Aigle-Bleu passe pour aimer Rosée-du-
Matin... — L'autre Aiglé-Bléu.
— Allez-vous faire des cancans ? dit « Je jurerais qu'il y en a deux i
don
Matapan. — Tenez, dit don Matapan, si
je m écôu-
" Je n'aime I tais, et si je ne vous avais mise en puis-
pas ces causeries et ces in-
270 L'HOMME DE BRONZE

sance de mari, je vous ferais conduire dans Et Nativité espéra se faire aimer.
une maison d'aliénés.
Et le bonhomme haussa les épaules. Une heure plus tard, l'on partait.
Pendant la route, l'Aigle-Bleu se montra
Pendant que Belle-Plume tourmentait ainsi attentif à ce que Nativité ne supportât aucune
son père par des suppositions aussi étranges, fatigue, aucun ennui; mais il fut avare de
l'Aigle-Bleu demandait à Nativité, en espa- paroles et ne dit que quelques mots.
gnol : On arriva au camp.
— La foule des Indiens parut surprise de
Pourquoi êtes-vous ici, senorita?
« Pourquoi êtes-vous venue avec Sable- voir encore uue femme blanche.
Avide ?» Déjà mademoiselle d'Eragny et Conception
Et ses sourcils se contractaient. étaient arrivées, et les Peaux-Rouges s'éton-
Et il jeta un regard sombre sur Sable- naient de voir trois filles au visage pâle chez
Avide. eux.
Ce qui fit dire à Belle-Plume : Par ordre de l'Aigle-Bleu, Nativité fut con-
— Je ne me duite auprès de Conception et de Blanche,
trompais pas!
« L'Aigle-Bleu est jaloux. » sous une tente à elles réservée.
. Ce dernier répondit en racontant son aven- Mademoiselle d'Eragny reçut Nativité avec
ture très-laconiquement. froideur.
L'Aigle-Bleu écoutait avec une attention Elle tenait Conception à une certaine dis-
extrême. tance, marquant entre elle et la soeur une
Quand le sachem eut terminé son récil, le délimitation dont cette dernière se sentait
frère de la reine demanda à Nativité : humiliée.
— Désirerais-tu retourner à ton couvent ? Cependant Blanche affectait de se montrer
N'aimes-tu pas mieux la liberté? extrêmement polie.
— Je souhaite, dit Nativité, être réunie à Tomaho, avec la permission de l'Aigle-
Conception. Bleu, était descendu vers la caravane.
— Soit! dit l'Aigle-Bleu. Il emportait un message.
« Nous retournons au camp.
« Tu nous y suivras. »
Et il ordonna : CHAPITRE XLV
— Que l'on amène une cavale, et
que cette
jeune fille soit désormais considérée avec un POURPARLERS
profond respect par tous.
« Je me déclare son cousin. » A son arrivée, le géant fut reçu par le
Pareille adoption était chose importante comte et le colonel.
chez les Indiens. Ce dernier pâlit à la vue du colosse;
On en tira des conclusions. — Nous de bonnes ou de
apportez-vous
— Il l'aime ! se dit-on. mauvaises nouvelles? demanda-t-il.
Et Nativité quin'avait pas compris, l'ordre « Comment avez-vous pu passer?
étant donné en indien. Nativité se vit sur le — Colonel, dit Tomaho, la lettre que voilà
champ entourée, fêtée, conduite à une tente, vous dira tout.
couverte de vêtements indiens fort riches et Et il tendit cette lettre.
placée devant une collation improvisée par Le colonel la lut à haute voix.
la tribu. Elle était écrite en espagnol.
Les femmes lui, disaient, ;
— Ma soeur est heureuse ! « Aux chefs des Visages-Pâles.
« La voilà parente d'un grand chef, du « Vous avez voulu, malgré ma défense, pé-
plus beau. guerrier de la tribu, du frère de nétrer sur le territoire apache.
notre reine. » « Je vous tiens enfermés.
LA REINE DES APACHES 271

« La famine vous forcera bientôt à vous I Et la reine avait signé.


rendre à moi. — donc, Cacique, demanda
Expliquez-nous
« Nous traiterons alors. le colonel, ce qui s'est passé. •
« En attendant cette heure prochaine, sa- Tomaho raconta tout avec une grande
chez que le guerrier Tomaho est venu me simplicitéj y compris l'enlèvement de Con-
demander le passage pour lui. ception.
« Il voulait conférer avec vous. -^ Voilà, ma foi, un couvent bien garde!
« Il tenait cachée une femme, de celles qui s'écria le colonel furieux.
vivent dans les maisons consacrées à votre « Mais comment, Cacique, osiez-vous faire
Dieu, et Une autre, votre fille. scandale dans ce cloître?
« J'ai juré qu'il pouvait les amener à mon « Mademoiselle d'Eragny s'y trouvait.
— Si
campement. Conception ne m'avait pas aimé, dit
« Elles y sont et restent libres d'agir à leur le chef, Rosée-du-Matin était prisonnière de
volonté et à la vôtre. » John Huggs, le chef des pirates.
— C'est vrai ! dit le comte.
Ici le colonel s'arrêta.
— Comment, Et au colonel :
demanda-t-il, aVez-vous pu — Il est des raffinements de délicatesse
commettre celte imprudence, Tomaho?
que Tomaho ne peut saisir.
M. d'Eragny était mortellement inquiet en « Ne lui reprochez rien.
posant cette question. « Tout est bien qui finit bien.
Le géant le rassura : — Mais rien n'est fini ! s'écria le colonel.
— Coloneil, dit-i, il est un sermeui
qu'un — Tout finira! affirma le comte, et finira
Indien tient toujours.
« La reine a juré de laisser libres les trois bien, je vous jure!
Le colonel cependant ne trouvait pas par-
jeunes filles.
— Il faitement droite la conduite du géant;
y en a trois? — Quelle étrange
— Oui. idée avez-vouS eue
d'aller trouver la reine? fit-il.
« Je vous donnerai des détails plus tard.
« Espériez-vous donc qu'elle serait géné-
« Mais sachez que la reine a fait son serment
reuse à l'égard de Rosée-du-Matin?
sur le Vacondah.
— J'en étais sûr.
« L'Aigle-Bleu aussi a juré. — Et quelle raison avait-elle de ne
— Alors, dit le comte, ils tiendront leur pas
vous retenir prisonnier?
promesse. — Je ne suis
« Continuez, colonel. » pas allé en ennemi vers elle,
mais en parlementaire, comme vous dites,
M. d'Eragnyj lut encore :
vous autres Visages-Pâles.
« Les Apaches font la guerre aux hommes Puis lassé et froissé de cet interrogatoire ;
et non pas aux femmes. — J'ai sauvé Rosée-du-Matin, dit-il.
« Du reste* Rosée-du-Matin a été char- « Je ne pouvais, avec elle, errer dans la
mante pour eux et ils ont conservé d'elle, prairie.
dans les deux fêtes, bon souvenir. « Il fallait vous voir;
« Ils la traiteront
toujours en amie. « Je vous vois.
« Si le colonel veut
que sa fille descende « Qu'avez-vôuS à me reprocher? »
auprès de lui, qu'il ordonne. Le comte avait pleine foi en Tomaho ; il
•<On la lui enverra.
appuya le chef.
« S'il veut lui la faim, qu'il la — Le Cacique, dit-il, a sans doute remar-
épargner
laisse auprès des Indiens.
qué que la reine et l'Aigle-Bleu avaient de
" Quoi
qu'il arrive, elle sera respectée el l'amitié pour Rosée-du-Matin...
eû liberté. — J'étais sûr de cela, dit Tomaho.
«oi le chef blanc veut qu'on la reconduise | « Un Indien sait ce que pense un autre
a
Austin, Tomaho l'y mènera. » i Indien
272 L'HOMME DE BRONZE

— Tomaho,
reprit lé comte, est allé au ,-...— Le colonel, dit-il à l'Aiglé-Bleu, de-
camp ennemi pour négocier. : mande sa fille.
«Ha réussi. « Moi,^je désire emmener Conception.
«Je:l'en félicite. >>; -•::.—•Cacique, dit le sachem, vous êtes; libre,
-.. Le colonel, convaincu, tendit, sa main au et les deux femmes blanches sont libres
'
géant qui la serra si vigoureusement que aussi.
M. d'Eragnyjse jura de iné lui confier désor- — Et l'autre?
mais qu'un doigt. . — L'autre, dit avec un mou-
l'Aigle-Bleu
:—Merci, Tomaho! dit-il. : vement railleur, l'autre, préfère rester.
« Vous avez agi avec discernement et avec Tomaho trouva avait
que l'Aigle-Bleu
un zèle dont je vous jSùis reconnaissant. changé de, manières. .
« Mais que faire?; Celui-ci, en effet, ne semblait plus affable
: ->-. Moi, dit le' comte, je conseille de ré- et bienveillant, comme dans cette entrevue
clamer mademoiselle d'Eragny.. où il était apparu muni du signe.
—Et la famine?.;. >-.'. -i:. '.'. .-.. : Tomaho se dit en le quittant :
« Et les dangers? — Voilà '
qui est singulier! ,"
; -^- H n'y aura, dit M. de Lincôurtj ni fa- « L'Alglé-Bléu semblé dur et cassant au-
mine ni grands dangers. jourd'hui comme un morceau de verre.
— Que Tomaho retourne donc réclamer « Il n'est plus le même.
Blanche. « Lorsque je suis parti pour le camp, il
Le géant se leva placidement et;sortit suivi m'a paru bien disposé.
de M. de Lincourt. « Il m'a fait dés recommandations afin
Celui-ci lui dit, une fois dehors : 1 que je ne me compromette pas. .
— Je parie, Tomaho, que l'Aigle-Bleu « C'est lui qui m'a empêché, par ses con-
aime mademoiselle d'Eragny. : seils habiles, d'être gêné lorsque le colonel
« C'est ce que vous aviez deviné? m'a demandé des explications.
— C'est vrai, dit Tomaho. « Je reviens, et il ne me souhaite même
« Il m'a paru que le chef regardait avec pas bonne chance en le quittant. »
tendresse Rosée-du-Matin. Tomaho en fut triste.
— Et il compte, nous tenant bientôt Il se dirigea vers la tente de mademoiselle
par
la famine, traiter avec nous. d'Eragny et de Conception.
« Et il espère que mademoiselle d'Eragny, Prévenues sans doute, elles étaient prêtes
pour nous sauver, consentira à devenir sa toutes deux.
femme. Tomaho remarqua que Conception et
— Cela doit être son
plan, dit le géant en Blanche semblaient être devenues meilleures
souriant. amies.
— Je vous fais compliment, Cacique, Mais Nativité, au contraire, paraissait être,
pour
Votre perspicacité. de leur part, l'objet d'une certaine curiosité.
« Ramenez-nous mademoiselle Blanche, — Il paraît, dit le géant à cette dernière,
et, croyez-moi, ramenez aussi la femme que que vous ne venez pas avec nous ?
vous aimez. — Non ! dit Nativité.
—Je comptais le faire! dit le géant. « Je reste. »
•— Est-ce que Vous vous douteriez de mes Et regardant mademoiselle d'Eragny :
intentions? demanda le comte. — Je reste que con-
parce que quelqu'un,
— Non, mais je vous sais très-fin et capable naît mademoiselle, m'a priéede rester.
de jouer un mauvais tour aux Apaches. — Et qui donc? demanda mademoiselle
Le comte se mit à rire et pria Tomaho de d'Eragny pâlissant tout à coup.
, se hâter: « Je ne connais personne ici. »
Nativité voulait se venger du dédain dont
Le géant retourna au camp indien. elle était l'objet.
LA REINE DES APACHES

BB&

Les explosions

Elle fut impitoyable. I « Mais quand vous assurez qu'il vous prie
— Je
parle, dit-elle, de ce beau cavalier de rester, vous cessez de dire vrai.
qui vous a remis une lettre le jour de la — Veuillez donc m'expliquer alors, dit
procession, lettre que vous avez glissée dans Nativité en riant, pourquoi l'on vous renvoie
votre corsage. à votre père, mademoiselle?
— Vous mentez ! dit avec éclat mademoi- « Pensez-vous que ce soit parce que l'on
selle d'Eragny. tient à vous, par hasard ?»
— à Tomaho doute cruel
J'affirme, moi, que j'ai vu la lettre Il parut qu'un
glisser de la main du cavalier dont je parle mordait.au coeur mademoiselle d'Eragny.
dans votre main à vous. Rapprochées de l'attitude de l'Aigle-Bleu,
— Je ne nie de Nativité
pas cela. ces railleries firent supposer
* Je n'ai au bon géant que le sachem n'aimait
pas à en rougir. plus
K J'étais Blanche, et que Nativité la supplantait
inquiète pour les miens, et ce dans
cavalier venait me rassurer. le coeur du chef.
L'HOJIM:;DE GIIONZK. — 50 LA HKINEDESAPACHES— 35
274 L'HOMME DE BRONZE

Il fronça le sourcil. — Que mon frère se rassure.


Tomaho n'était pas homme à souffrir . Et le sachem étendant îa main :
— Je jure à Tomaho, mon frère et
qu'on le jouât. mon
B dit à Blanche : ne lui tends aucune em-
j ami, dit-il, que je
»—Je suis obligé de voir l'Aiglé-Bleu, et ! bûche.
je vous prie de m'attendre. « J'aime Rosée-du-Matin, je n'aime qu'elle
Il quitta là tente. et je prie Tomaho de m'obéir chaque fois
que je lui commanderai quelque chose.
Mademoiselle d'Eragny, en l'absence. de « H s'agira du salut de Rosée-du-Matin. »
Tomaho, dit fièrement à Nativité : Le géant joyeux tendit la main à l'euro-
^ Vous semblez, senorita, me mettre au péenne vers le sachem :
même rang que Vous. — Je m'en vais content ! dit-il.
j
« Quelque jour vous apprendrez toute la « Je rassurerai Rosée-du-Matin.
Vérité, et vous serez forcée de reconnaître — Etait-elle donc inquiète? fit vivement
de moi à il a diffé- '
que, vous, y quelque l'Aigle-Bleu.
rencé. — Je le crois.
« J'ignore si ce que vous avez dit est vrai ; : — Alors, reprit lé sachem, que mon frère
' lui
mais j'affirme que je n'ai manqué à aucun répète mon serment.
devoir j à aucune convenance, quoique placée Le géant, en quelques enjambées, regagna
dans la plus étrange situation. la tente de mademoiselle d'Eragny et dit
« Je vous souhaite de pouvoir vous rendre sans préambule à Nativité :
à vous-même le même témoignage. » — L'oiseau chante légèrement.
Et comme Nativité voulait parler, made- « Tout ce que dit l'oiseau n'est pas vrai,
moiselle d'Eragny l'arrêta d'un mot : et mentir, c'est se préparer des souffrances
— C'est assez ! pour l'heure qui suit celle où l'on a parlé.
«Votre sourire insultant sera probable- Puis, ayantl'air de s'adresser à Conception,
ment payé par bien des larmes. » il ajouta :
Et elle attendit le retour de Tomaho avec — J'ai vu l'Aigle-Bleu.
calme et dignité. ! « Il m'a fait un serment.
[ « Ceux qu'il a aimés une fois, il les aimera
Le colosse, cependant, était revenu vers j toujours.
la tente de l'Aigle-Bleu. ] « Partons ! »
Il trouva le sachem debout et prêt à partir. î Mademoiselle d'Eragny écrasa d'un regard
— Salut, frère ! dit ' Nativité confuse et sortit.
l'Aigle-Bleu.
« Que veux-tu de moi?
a Je serai toujours heureux de te rendre
lin service. » . VH1CAPTRE XLI
Tomaho fut interloqué par tant d'amabi-
lité. MONSIEUR ETMADAME TOMAHO
— Je voulais, dit-il,
m'expliquer avec mon
frère au sujet de Rosée-du-Matin. Tomaho quitta la tente avec Conception.
L'Aigle-Bleu sourit. Le bon géant avait appris la galanterie
— Je lis en toi ta
pensée ! dit-il. européenne chez les trappeurs.
« Je t'ai affirmé que j'aimais Rosée-du- Il offrit son bras aux deux dames ; mais
Matin. mademoiselle d'Eragny refusa.
« Tu as supposé que mon coeur avait Elle dit avec un gracieux sourire à Tomaho
changé depuis? qu'il était réellement trop grand pour qu'elle
« Tu te figures que j'ai donné ma tendresse atteginît à son coude.
à Nativité? Conception, d'une taille un peu plus élevée
~ Je le crains, dit Tomaho. que Blanche, plaça sa main avec joie sur
LA REINE DES APACHES 275

l'avant-bras de Tomaho et s'y suspendit Conception, rouge comme une tomate,


iièrement. baissait les yeux.
Ainsi vont par les rues un tambour- De loin, le bon géant entendit rire ; mais
il voulait qu'on prît madame Tomaho au
major et la très-petite femme qui l'adore.
Les Indiens, rangés sur le passage du sérieux.
«réant,lui enviaient Conception, et les Indien- Il dit à Conception :
— Ma chère
nes rêvaient un homme comme Tomaho. antilope, reste là un instant
je te prie.
Cependant la caravane, voyant un groupe « Il faut que je prépare mes amis à ton
descendre à elle, vint à sa rencontre. arrivée.
Mademoiselle d'Eragny courut le long des
« H faut qu'ils sachent qui tu es. »
«cilles au-devant de son père et se jeta à
son cou, pleurant de joie en le revoyant.
Et il prit les devants.
Le comte se tint discrètement à distance ;
il était curieux de voir la femme de Quand on vit Tomaho s'avancer seul, on
du reste,
comprit qu'il n'était pas content.
Tomaho.
En effet, il avait le sourcil froncé et tout
Et avec ses trappeurs il marchait au-
le monde se tut :
devant d'elle et du géant :
Le seul Sans-Nez conservait un air gogue-
— Comment, disait Sans-Nez, il ramène
nard.
une femme, monsieur le corr/e? — Bonjour, Tomaho! dit-il.
— Il paraît!
« Il paraît... »
« Une femme qui... une femme que... enfin |
Il n'acheva pas.
une femme capable d'être la sienne !
Tomaho l'empoigna, le mit dans ses bras
« La chose semble authentique. ii
et serra.
— Par le diable, le coeur de cette femme
C'était fini.
doit être vaste pour aimer ce colosse ! Sans-Nez était hors d'état de prononcer
Et tous riaient. un seul mot.
Sans-Nez en ce moment s'arrêta, se con-
Mais Tomaho parla.
sidéra, fit claquer ses doigts, et dit comme — Gentlemen, fit-il, je suis venu vous
toujours : annoncer que j'amène ma femme.
— Du galbe !
« Je pense qu'on lui témoignera tous les
« Du chic !
égards possibles, attendu que j'ai toujours
« Un chic exquis ! »
été poli pour tout le monde.
« Mais pas de figure !
Et il s'en alla avec Sans-Nez sous le bras
« Quel dommage !
— gauche.
Pourquoi, Sans-Nez? deinanda-t-on. les
Le malheureux agitait désespérément
— Parce
que j'aurais eu un certain plaisir
à me promener, la canne à la main, dans le jambes. — Tomaho ! cria le comte, desserrez un
vaste coeur de madame Tomaho : c'eût été
drôle ! . peu votre bras.
« Sans-Nez étouffe. »
On se tenait les côtes. laissa un peu
Le géant, tout en marchant,
Et les plaisanteries jaillirent des lèvres des respirer le Parisien ; mais il lui dit très-
chasseurs comme un feu roulant. :
énergiquement
Néanmoins Tomaho et madame Tomaho — Je suis ton ami.
s « Tu es le mien.
approchaient lentement.
Le géant faisait forcément des petits pas, « Tu as souvent ri de moi : ça m'était in-
Lonceptionne pouvant le suivre. différent.
Il avait ces dandinements du tambour- « Je n'étais pas marié.
major qui raccourcit ses enjambées pour que « Je le suis aujourd'hui, et je suis devenu
les tambours
puissent le suivre. j. susceptible.
276 L'HOMME DE BRONZE

« Si tu cries, si tu dis un mot, si tu ne 5ans-Nez ne put retenir un cri de pro-


te tiens pas tranquille, et si tu recommen- testation.
ces à me mordre,— Sans-Nez l'avait mordu, — Qu'a-t-il? demanda
Conception.
— je t'étouffe. » — Il a vu un lézard
par terre ! dit Tomaho.
Et Sans-Nez se le tint pour dit. fl a horreur de ces bêtes-là!
Et, pressé par un serrement de coude
Tomaho, nous l'avons affirmé déjà, con- Sans-Nez entendit le géant lui insinuer :
naissait la civilité puérile et honnête depuis — N'est-ce
pas que tu as peur des lé-
qu'il chassait avec des Européens. zards?
Il savait présenluer quelqu'n. Le malheup-eux avoua qu'i éprouvait pour
Donc, arrivant près de Conception, sur- J les reptiles une invincible répulsion.
prise au plus haut point, il retira Sans-Nez Ce fut ainsi que l'on entra dans le bi-
de dessous son bras, l'assit sur une de ses vac.
mains, le maintint de l'autre par la nuque Alors seulement Tomaho rendit Sans-Nez
et dit : à la liberté.
— Ma chère amie les ter- Il le lâcha dans la poussière.
(il employait
mes dont il avait entendu qu'on so servait), Sans-rNez resta étendu sur le chemin.
ma chère amie, je te présente mon meilleur — Mais, dit de plus en plus
Conception
camarade, M. Sans-Nez... troublée, votre ami est à terre, vous l'avez
La caravane, qui avait suivi le géant, laissé tomber.
riait... mais plus de lui. « Il ne bouge pas.
Tomaho avait fait basculer légèrement et —Je t'ai déjà dit qu'il était très-pa-
gracieusement Sans-Nez pour qu'il saluât resseux.
Conception. « Entends-tu les autres rire et lui faire
La cérémonie faite, le géant replaça d'un honte dé sa fainéantise?... »
geste Sans-Nez où il l'avait pris, et il se Conception trouva que Sans-Nez poussait
baissa légèrement en offrant à Conception la fainéantise jusqu'à ses dernières limites.
son bras droit. Tomaho conduisit sa femme au colonel
Tous trois reprirent ainsi le chemin du qui causait avec sa fille.
bivac, au milieu de la joie générale. — Colonel, dit-il, aussitôt
que l'on trou-
Tomaho était superbe, sa femme à son vera un prêtre, je me marierai avec la
bras droit, son ami à son bras gauche. femme que voilà et qui est ma femme dès
Conception cependant hasarda une timide maintenant.
observation. « Je crois donc que Rosée-du-Matin peut
— Mon ami, dit- elle, M. Sans-Nez aime- la considérer comme telle.
— Mon bon
rait peut-être mieux marcher. Cacique, dit le colonel, nous
Tomaho secoua rudement Sans-Nez pour allons laisser ma fille et madame ici : elles
l'avertir qu'il fallait être de son avis à lui, seront amies bien vite, j'en suis sûr.
Tomaho. « Venez !
Puis, perfidement, il lui dit : « Nous nous ferons dresser deux autres
— N'est-ce pas, Sans-Nez, tentes. »
que tu aimes
mieux que je te porte? Le colonel sortit avec Tomaho qui dit :
— Oui, dit Sans-Nez d'une voix étouffée — Pourquoi une tente pour moi, et pour-
par la colère. quoi ma femme ne serait-elle pas avec moi.
Et le géant de dire triomphant à Conception — Parce que ça ne se fait pas ! dit sim-
stupéfaite : plement le colonel.
— Il est très-paresseux, Sans-Nez. Il Tomaho se gratta l'oreille.
n'aime pas à marcher, et je lui en évite la Ça ne se fait pas !
Celte locution sonnait désagréablement o
peine.
« Oh! je suis très-bon pour lui! » son oreille.
LA REINE DES APACHES 277

Qui de nous ne s'est trouvé tout à coup êêtre formé autour de maître Sans-Nez remis
dite d'un s
sur
frappé par cette phrase toujours pied.
ton péremptoire ? Le Parisien était dans une fureur inouie.
il déclamait contre
Qui de nous n'avait bonne envie de faire Depuis cinq minutes,
une chose qui lui semblait naturelle et s'est Tomaho et vociférait des injures.
— Il me faut du sang ! disait-il.
senti arrêté net par un Ça ne se fait pas ty-
« Je l'abattrai, ce grand brntal, ce sauvage,
rannique ?
On proteste à part soi. <
cet idiot.
On se révolte dans le for inlime de la « Je le coucherai d'une balle âmes pieds,
conscience. et je mettrai le pied sur son grand corps
Mais on n'ose pas secouer le joug du Ça étendu.
ne se fait pas ! « Du galbe, du chic, du savoir-vivre, des
Moi, Pierre Ferrayut, qui écris ces lignes, plaisanteries aimables, de la gaudriole per-
je me moque du Ça ne se fait pas, je le dé- mise en société, et se trouver humilié par
daigne, je le brave. une brute de trois mètres de haut !
Mais j'ai subi sa loi. « En voilà assez ! »
Ce n'est qu'après avoir parcouru le monde S'adressant à Tête-de-Bison :
— Trappeur, vous êtes mon témoin !
que j'en ai pris mon parti.
Ce qui ne se faisait pas en France se fai- « Main-de-Fer, vous m'assisterez ! »
sait en Amérique, et réciproquement : si. Mais Tète-de-Bison secoua négativement
bien que j'ai trouvé toutes ces lois de con- la tète et dit :
vention stupides. — Je ne puis pas vous servir en cette cir-
Et je m'en suis affranchi. constance.
Louis Noir croit encore au Ça ne se fait pas. — Pourquoi ? s'écria rageusement le Pa-
Pour un vieux soldat d'Afrique, un zouave, risien. Ne suis-je pas franc chasseur et
c'est une faiblesse. homme d'honneur?
A chaque instant, il me dit.: Ça ne s'écrit — Sans doitte, mais vous blaguez To-

pas ! maho, et il s'en venge à sa manière.


Au diable ! — Ah ! vous tenez pour lui !
J'abuse de mes droits de collaborateur et — Ni pour lui ni pour vous.
— Bon, on trouvera un autre témoin !
j'écris.
C'est ainsi que j'ai pu raconter l'histoire —Pas moi ! dit Burgh.
de Tomaho. « Je partage, au sujet de votre querelle,
Et si l'on savait, quand on fait carrément, l'opinion sensée de Tête-de-Bison. »
hardiment Ce qui ne se fait pas, comme tous Et Sans-Nez s'adressa en vain aux autres
ceux qui sont autour de vous s'empres- chasseurs.
sent de vous imiter ! Bois-Rude lui dit :
Il faut oser —Tomaho est mon meilleur compagnon,
Et Tomaho se résignait. le verre en main.
Tomaho n'osait pas. « Jamais il ne cherche querelle à per-
sonne, et vous avez eu tort, Sans-Nez, de le
Cependant le colonel se dirigeait vers un »
blaguer.
grand rassemblement qui s'était formé et le Bref, le Parisien était outré, quand il vit
géant suivait sans regarder, tout songeur.
le géant.
H se demandait comment il s'y prendrait
pour voir Conception en tête-à-tête, sans
A sa vue, Sans-Nez fit un bond furieux, se
être arrêté par le terrible Ça ne se fait pas.
Mais tout à coup il fut tiré de sa rêverie lança à la hauteur du visage du colosse et y
plaça son soufflet.
par un soufflet....
Cette fois, le duel semblait inévitable entre
On avait atteint îe groupe qui se trouvait I eux.
278 L'HOMME DE BRONZE

Mais Tomaho n'en jugea pas ainsi. C'était un vieillard d'aspect rude et sé-
Il prit Sans-Nez par la taille, le déculotta i vère.
avec un flegme imperturbable, et sur chaque ! B parlait peu, toujours avec une certaine
fesse du chasseur, il plaça une claque so- ! distinction et sur un ton d'autorité
nore. Droit comme un vieux peuplier, souple en-
! Ce qui fit énormément rire toute la galerie, j core, il fournissait ses étapes sans faiblir un
Le soufflet ainsi rendu avec usure, To- ; instant.
maho remit son adversaire sur ses pieds et '' La vue avait baissé et la main quelque peu
lui laissa le soin de se reculotter. aussi.
Mais, railleur, il prit la pose ordinaire de ; Il visait moins sûrement que jadis.
Sans-Nez, fit claquer ses doigts comme des \ Mais il avait une expérience incroyable de
castagnettes et dit en imitant la voix et l'ac- I la prairie.
cent du Parisien : j B en savait admirablement toutes les tra-
—Du chic! j ditions.
« Du galbe ! j Gardien fidèle des usages, il décidait des
« Tout pour plaire ! I contestations et il rendait des jugements sans
« Et... le fouet... parce que petit Sans-Nez I appel.
embête papa Tomaho !» ! Si, entre chasseurs, il se passait des faits
Ce fut alors une explosion de rires et de répréhensibles, il les signalait et les faisait
bravos qui couvrit le Parisien de confusion ; réprimer sur-le-champ.
il se réfugia sous sa tente. Lorsque quelque chasseur était blessé à
Et Tomaho s'en alla boire à la cantine avec j mort, il venait toujours à lui.
ses amis. I On le voyait se pencher sur le moribond,
lui parler gravement, l'écouter pendant quel-
Là il conta ses misères. ques moments et lui imposer les mains.
Le Ça ne se fait pas lui tenait au coeur et il Il savait par coeur l'office catholique des
confia à Bois-Rude, à Burgh et à Tête-de-Bi- morts. •
son que le colonel n'entendait pas que Con- Il le récitait sur les tombes de ses cama-
ception vécût avec son mari si le mariage rades enterrés et les bénissait.
n'était pas consacré. Jamais un juron.
Burgh rit beaucoup en dedans. Jamais un acte contraire à la décence ou
Tête-de-Bison secoua la tête et frisa sa à la sobriété.
moustache. Il menait une vie d'anachorète.
Il abritait ainsi ses sourires. j On l'appelait quelquefois le curé, mais il
Bois-Rude but deux coups d'eau-de-vie n'était venu à l'idée de personne qu'il fût
l'un sur l'autre et dit : ordonné prêtre.
—Je vous trouverai un prêtre. L'assertion de Bois-Rude fut mise en
Comme Bois-Rude n'abusait pas de la pa- doute.
role et qu'il passait pour un garçon très-sé- — B n'est pas sérieusement prêtre ! dit
rieux, Tomaho écouta attentivement. Tète-de-Bison.
— Quand trouveras-tu le prêtre? deman- — Je dis qu'il l'est ! affirma Bois-Rude.
la-t-il. Et ouvrant sa blouse, il montra sa poi-
— Sur-le-champ ! trine.
— Il — Vous voyez cette cicatrice ? dit-il.
y en a donc un au bivac ?
— Oui. « Quand je reçus cette blessure là, on 'me
Et Bois-Rude ajouta : crut perdu.
— C'est le vieux ! » « Le vieux vint à moi et me dit : « Tu vas
On appelait ainsi un chasseur à barbe ; mourir. »
blanche, à ehevelure argentée, qui passait j « Je le savais.
pour avoir près et même plus de cent ans. « Il reprit: « Confesse^toi. »
LA REINE DES APACHES 279

« A quoi bon?» lui dis-je. « Prêtre croyant, convaincu, catholique,


« Il me répondit : ei trouvais pourtant que pour enievènir au
«—Je suis prêtre ! Tu es un ivrogne fieffé. culte de la primitive église et à ses règles,
Te repens-tu d'avoir tant bu? » il fallait des réformes.
« Et il me dit des choses désagréables sur « Deux points surtout me paraissaient
'
l'enfer. ,
devoir être l'objet d'un retour aux lois posées
« Je me confessai, il me donna l'absolu- i
par le Christ.
tion et je guéris. « La première est une question de disci- .
— Que Tomaho aille voir le vieux ! dit pline ecclésiastique.
Burgh. « Je veux parler du mariage des prêtres,
— Non, fit Tête-de-Bison. autrefois et qui était plus
j qui se pratiquait
« Qu'il prie le colonel d'arranger cette .• moral que le célibat.
affaire-là. « L'autre point est une question do
— Vous avez raison ! dit Burgh.
dogme.
« Va voir le colonel, Tomaho. « Je n'admets pas l'infaillibilité du pape
Le géant suivit ce conseil. et son autorité.
« Tout prêtre est pontife.
Quelques instants plus tard le vieux en- ! « Jésus n'a donné la suprématie à aucun
trait chez M; d'Eragny et il était reçu par le de ses apôtres.
colonel et le comte. « Je représente Dieu sur terre tout autant
— Monsieur, dit ce dernier, avant de sa- que le pape de Rome.
voir que vous étiez prêtre... « Je suis schismatique aux yeux de beau-
A cette déclaration, le vieillard tressaillit coup de catholiques.
et murmura : « Je crois être fidèle aux lois du Christ.
— C'est ce malheureux ivrogne de Bois- « Persécuté au milieu do mon pénible
Rude qui a parlé ! appostolat parmi les Indiens, j'abandonnai
— Ne lui en voulez pas, monsieur, dit le forcément ma mission, et, pour vivre, je me
comte. fis chasseur.
« Bois-Rude a bien fait, est il s'agit « Ma vie de missionnaire m'avait fait
d'exercer au profit de la morale votre saint aimer celte existence des trappeurs qui
ministère. sont de très-braves gens,
« Voudriez-vous marier Tomaho avec la « Telle est ma situation.
personne qu'il a ramonée ici? « Si vous désirez que je marie Tomaho à
Le vieillard sourit. cette personne, je le puis et je le ferai très-
— Vous me croyez
prêtre, dit-il, et vous volontiers.
me demandez une chose impossible à un prê- « A vous de voir si vous jugerez cette
tre régulier. I union sanctifiée.
« La personne dont vous parlez est une — Pour mon compte, oui, dit le colonel.
religieuse. — Et pour le mien aussi ! dit M. de Lin-
« Ayant fait des voeux, elle est. liée à court qui était sceptique.
Dieu. — Faites donc dresser un autel au milieu
— Diable! fit le comte... du bivac ! dit le vieillard, et je célébrerai
— Ne mettez -
pas le diable en cette affaire, la cérémonie.
dit le vieillard. Tomaho, qui attendait une décision, apprit
« J'y mettrai, moi, la saine morale.
I avec une joie extrême qu'il allait être débar-
« Ce qu'aucun prêtre ne ferait peut-être, i,irassé du veto, du stupide Ça ne se fait pas
je le ferai. ! qui mettait obstacle à son bonheur.
Et il reprit : ê Cependantla nouvelle s'était répandue dans
— Voici mon histoire. le camp que Ton allait célébrer un mariage
« J'étais missionnaire. et qu'il fallait dresser un autel. • ;.
L'HOMME DE BRONZE

Les trappeurs, gens de moeurs simples, jamais les claqués qu'il avait reçues... on
d'idées: larges, de coeurs vastes, se font tous sait où.
de Dieu une haute idée. Tomaho eut un mot charmant qui désarma
Une religion ou une. autre, peu leur im- le Parisien.
r -^ Allez lui dire, fit-il,
porte. qu'on Verra tou-
Tel; système plutôt que tel autre, cela leur jours mon visage qu'il a souffleté, tandis
«est indifférent. que lui n'a qu'à garder ses culottés pour
Mais ils sont convaincus, même ceux qui qu'on ne voie pas les... joues sur lesquelles
ne croient pas aune divinité personnelle, qUe je l'ai frappé.
quelque chose dé puissant, d'immuable, de Sur cette remarque du géant, on s'em-
grand, d'infini, :être bu simple loi générale, brassa, et Sans-Nez fut témoin avec les trois
Dieu ou Providence, un principe enfin, pré- autres trappeurs.
side à l'admirable harmonie de la nature et Toute la caravane, en armes, formidable-
des mondes. ment rangée en bataille, assista à la-céré-
Ils puisent, au milieu des forêts vierges, un monie nuptiale.
sentiment religieux profond et noble, et ils Le vieux prêtre schismatique avait tiré
le manifestent parfois d'une façon tou- une étole usée de son bagage ; c'était celle
chante. du temps de ses missions.
Ce jour-là, ils résolurent de dresser un Il officia avec une dignité qui produisit
autel qui fût majestueux et d'un grand style. un effet de recueillement grave.
Il leur sembla que le mariage de Tomaho Au moment où le cortège dès mariés se
devait prendre des proportions épiques. . présentait devant l'autel, le canon tonna par
Ils allèrent, sous la protection d'un déta- ordre de M. d'Eragny et toute la troupe dé-
chement, couper des arbres séculaires dans chargea les armes.
des futaies, au flanc des monts, et ils lès fi- Mais, malgré tout... on rit.
rent traîner par les boeufs. Le géant ne s'était-il pas avisé de se flan-
Quatre chênes, de cent pieds de haut, fu- quer sur le corps la fameuse chape que l'é-
rent dressés en forme de colonnes et en- vêque lui avait... prêtée; l'effet du caraco fut
tourés de mousse. irrésistible et nuisit un peu à la gravité des
Ils soutenaient un dôme de guirlandes assistants.
faites de lianes aux larges feuilles. Mais il avait été impossible d'empêcher
L'autel fut un immense bloc de porphyre Tomaho d'endosser ce qu'il appelait son
de forme imposante, auquel on arrivait par manteau d'honneur.
des gradins en rustique. On passa sur ce détail et on s'accoutuma
Des pins, allumés par la cime, figuraient t à cette originalité.
des cierges gigantesques et brûlaient en- Quand le vieux prêtre prononça d'une
duits de goudron, jetant des lueurs rou- voix lente et solennelle le Conjungo vos, l'on
geâtres d'un effet pittoresque. oublia la chape du marié pour ne songer
Des baies parfumées, répandues sur des3 qu'à la grandeur simple de la cérémonie.
réchauds de granit, embaumaient les airs. Et après le mariage, grand bal.
C'était imposant et pittoresque. On dansa.
Tomaho, toujours vêtu du caraco, fit des
Pendant que ces préparatifs étaient pour- - vis-à-vis fantastiques à Sans-Nez qui riposta.
suivis avec ardeur, on négociait pour satis- Ce fut très-gai, malgré le blocus.
faire un désir de Tomaho : Au soir, illumination à giorno, galop in-
Le géant voulait se réconcilier avec Sans- fernal.
Nez, son ancien ami. Dans un tourbillonnement final, Tomaho
Il tenait à ce qu'il fût l'un de ses témoins. i. disparut enlevant son épouse...
Il y eut beaucoup d'allées et de venues ; Personne ne lui vint dire :
ans-Nez disait toujours qu'il n'oublierait it Ça ne se fait pas 1
LA REINE DES APACHES

Tomaho quitta l'embuscade.

CHAPITRE XLVIl tranchées, comme le feraient des soldats


européens ou yankees.
UNENGININFERNAL « De plus, ils ont couvert ces tranchées
par des rocs.
Cependant le comte avait convoqué en « Personne ne roule mieux qu'eux les
conseil de guerre pour cette soirée même, à blocs de pierre.
dix heures, le colonel, les officiers de chaque « J'ai idée que le canon ne nous servirait
compagnie et quelques vieux trappeurs. à rien.
La réunion fut au complet, moins To- —On les attaquera à la baïonnette! dit
maho, à l'heure dite. M. d'Eragny.
Le comte exposa la situation. John Burgh, à son tour, n'approuva pas
— Messieurs, dit-il, nous sommes cette idée.
bloqués
par les Apaches. i —Les soldats, dit-il, parlent toujours de
« Ils occupent les défilés. i la baïonnette.
« Croyez-vous qu'on puisse les débusquer « C'est bon quand c'est possible : j'ai vu
de leurs positions ? les hommes du Sud du général Lee culbuter,
— Avec du
canon, dit le colonel, on pré- dans une belle charge, les hommes du Nord
parerait un assaut. de Burnside.
—Mon colonel, dit Tête-de-Bison, ces ! « Mais si les hommes du Nord avaient été
Bredins-la sont à l'abri des obus. j des trappeurs ou des Indiens, pas un Sudiste
« Ils ont
placé leurs postes derrière des j, ne serait arrivé à eux.
L'HOMMEDE BRONZE.— 51 LA REINE DES APACHES— 86
282 L'HOMME DE BRONZE

— '
Pourquoi donc? fit M. d'Eragny un peu On eût dit qu'il était ravi d'être si bien
froi»Sé. j bloqué.
— Colonel, je vous ferai observer, avecïft
Lorsqu'il eut recueilli tous les avis et que
déférence que je vous dois, que les soldats, tous eurent paru impraticables, M. dé Lin-
comme tireurs^ sont de pauvres garçons qui court alluma un cigare, prit ses aises sur un
perdent lèuî* pôttdre. pliant et dit avec une désinvolture étrange
« J'ai VU, dés deux yeux que ma mère m'a en pareille situation :
donnés, j'ai VUUne compagnie de fantassins ^- Messieurs,
je vous prie de ne pas trop
devant Une cible. ! rire du ridicule que je vais me donner, car,
« C'était pitoyable. ! moi, gentilhomme oisif, n'ayant derrière
'
« Trente balles sur cent, à deux cents moi aucun passé militaire, je vais vous
métrés, et un but énorme. faire uue conférence sur l'art de la guerre
« j'en ris encore. contre les peuplés sauvages, qu'il s'agisse
« Au fétt, c'est encore bien pire, colo- ' d'Apaches, d'Arabes ou de nègres.
ncL « Le colonel d'Eragny voudra me pardon-
« Je me suis laissé dire que, sur cent ner, si je lui dis que la tactique et la straté-
balles, une touche, gie actuelles sont très-arriéréés ; on y suit de
— Sur mille, dit M. de Liflcourt avec att- ; vieux errements.
torité *i | « Faire la guerre, c'est détruire l'ennemi
« Je suis sûr dé ce que j'avance ; j'ai étu- avec tous les engins les plus capables de lui
dié la question. infliger des pertes.
—Je n'oSais pas dire Une sur mille, dans la ' « Où en est-on comme engins?
'
crainte de ne pas être cru! dit maître Burgh. « Des canons rayés, des fusils rayés
« Je remercie Votre Honneur, monsieur
(c'était encore malheureusement trop vrai
le comté* de m'appuycr. ! à où le comte prononçait ces
l'époque
« Je conclus que des soldats qui tirent si
paroles), voilà ce que la plupart des puis-
mal ne peuvent.pas toujours arrêter une sances possèdent comme armes.
charge à la baïonnette. « Les plus avancées, la Prusse notam-
« Mais ces Apaches visent bien et nous ment, ont des pièces se chargeant par la cu-
jetteraient bas notre monde avant que nous lasse et des fusils à tir rapide.
atteignions au quart du chemin. « Nul doute que l'Allemagne, ainsi armée,
« Voilà mon avis ! » ne batte en un temps donné la France qui
Le colonel, quoique les remarques de i vit sur la victoire de Solferino et se laisse
Burgh sur l'inhabileté des soldats l'eussent I distancer
par son ennemie. »
quelque peu irrité, fut forcé de convenir que ! Le colonel d'Eragny protesta.
les trappeurs avaient raison. Le comte lui dit gravement :
i
M. de Lincourt, souriant, constata donc — Colonel, vous verrez la guerre entre i;i
l'impossibilité de forcer lés défilés. France et l'Allemagne.
Restaient les pentes. « Vous la verrez avant peu.
Mais la seule qui fût accessible, celle par « La France sera envahie ; l'Empire crou-
• où M. de Lincourt avait'gagné le camp, se
I lera; nous perdrons l'Alsace !
trouvait maintenant dominée par un bivac — Jamais ! dit le colonel.
formidables. j
indien et des retranchements — Paris capitulera*.
De ce côté donc, rien à faire non plus! S — Cela, dit Sans-Nez, me paraît peu
En développant toutes ces impossibilités probable.
de sortir du vallon, le comte paraissait en- — Les Prussiens entreront dans Paris,
chanté. le comte.
reprit imperturbablement
Sans-Nez se leva et il dit au comte :
— Connaissez-vous bien tout Paris?
1. NOMS garantissonsla vérité de erctteproportion.
LA REINE DES APACHES

« Vous dites peut-être vrai jusqu'à un Le comte fut frappé de l'attitude de Sans-
: il ne connaissait pas le faubourien de
certain point. ; Nez
1
« Vous vous trompez de moitié, à coup j Paris.
1
— Peut-être, dit-il, avez-vous raison,
sûr, et j'en réponds. j
« Paris sera armé, n'est-ce pas, si on l'as- j !Sans-Nez, quant à la restriction que vous
1faites ; mais je maintiens ce fait, que les en-
siège?
« Comme eh 1814 et en 1815, les gens j gins dont nos armées sont pourvues ne ré-
qui seront à la tête des affaires
trahiront pondent point aux progrès accomplis par la
les Parisiens, et les armeront le moins bien i science.
« Il existe des forces nouvelles qui ne sont
possible.
« Les malins préféreront comme toujours pas employées.
un Paris à un Paris révolution- ! « J'ai étudié plusieurs de ces forces, et
conquis
naire et vainqueur. '
j'en dispose.
« Je connais la politique et j'ai vu 1848. ; « Je vais, demain à l'aube, vous donner
« Mon père a vu 1830 et 1832. le spectacle grandiose de l'anéantissement
|
« Mon grand-père a vu 1814 et 89. j d'une montagne.
« Nous sommes renseignés de père en fils, « Les passages seront ouverts comme par
monsieur le comte. l'éruption d'un volcan soulevant une cime
« Mais moi, Sans-Nez, qui penses comme et fondant par sa lave les blocs de granit.
vous que l'Empire aboutira à pourrir la « Je prie les trappeurs de m'indiquer des
France et que la gangrène amènera l'ampu- j grottes, des excavations.
tation, je vous assure que Paris, ayant des I « Nous ferons nos préparatifs, et demain
murs, résistera mieux qu'en 1814 et plus les routes seront libres. »
longtemps. Se tournant vers M. d'Eragny :
« Le peuple se fera armer. — Vous verrez, mon cher coloriel, ajouta
« On ne voudra ni le diriger ni le mener à le comte, que c'est peu de chose qu'une mine
l'ennemi; mais il gardera les remparts et ordinaire comparée à celles que je ferai sau-
empêchera les Prussiens d'entrer. ter à l'aurore.
« On attendra qu'il n'y ait plus de pain Le colonel était décidément froissé.
et on dira qu'il faut capituler. — Je vous souhaite de réussir, dit-il un
« Savez-vous ce qui se passera alors, peu ironiquement.
monsieur le comte? !\ « Je constate seulement que les Russes,
« Les gentilshommes de coeur comme dans la nuit qui suivit la prise de Malakoff,
vous, les ouvriers de courage, comme moi, firent sauter le Petit-Redan avec la poudre
tout ce qu'il y a de bon dans Paris, en haut j que vous dédaignez.
et en bas, s'unira et sera si menaçant, que i « La brigade de Lamothe-Rouge fut à peu
les Prussiens craindront un massacre. i près anéantie !
« Ils se promèneront dans les Champs- — Ce qui restera de l'armée indienne sera
j
Elysées, c'est possible. , bien peu de chose ! dit le comte.
« Ils traverseront peut-être la rue de Puis il leva la séance en disant aux trap-
j
Rivoli. peurs :
« Mais jamais ils n'entreront dans le vrai 1 — Dans une heure, de vous
j que chacun
Paris, à moins d'une bataille de rues dans 1 ! vienne me faire un rapport sur les creux de
laquelle Paris sera brûlé. ! rochers qu'il aura découverts.
« Et brûler Paris, ce n'est pas le moyen 1 , « Et
j que l'on m'envoie les deux doc-
d'entrer dedans^ ; teurs !»
« On entrerait non pas dans Paris mais s ! Quelques minutes plus tard, les deux sa-
dans les murs de Paris. vants entraient sous la tente
<cVoilà ce
que je dis, moi, Sans-Nez, qui
connais la ville et qui en réponds. »
284 L'HOMME DE BRONZE

« Nous sommes dans un guêpier dont nous


CHAPITRE XLVIll ne sortirons pas.
j
« Nous y laisserons nos os, à moins que
POURLASCIENCE vous n'ayez la justice de demander un armi-
I stice aux
i Apaches pour traiter de notre li-
Depuis vingt-quatre heures, les deux doc- j berté.
teurs avait plusieurs fois voulu aborder le | « Nous venons vous demander instam-
comte. ! ment, vous sommer même d'envoyer des
Celui-ci avait toujours écarté les deux ' parlementaires à la reine.
savants. j « On lui représentera que nous sommes
Qu'avaient-ils à lui dire ? j ici malgré nous.
Des choses désagréables. S « Que c'est contraints et forcés que nous
Le tenant enfin, leur colère, contenue de- i expédilionnons sur ses territoires.
puis longtemps, éclata. « On dit cette femme intelligente.
— Enfin, dit rageusement Simiol, on vous « Elle comprendra.
voit, monsieur! « Du reste, lé consul de France paierait
« On peut vous dire ce que l'on pense du ! pour nous au besoin une rançon...
guet-apens que vous nous avez tendu et de | — Et vous croyez, docteurs, qu'il serait
la conduite que vous avez tenue ! j très-honorable à vous de nous abandonner
Le comte, qUi fumait, ne sourcilla pas. [- à notre sort?
— Je ne vous ai pas fait venir, dit-il, pour j — Sommes-nous des soldats? s'écria Si-
écouter vos récriminations, dont je m'in- j miol.
quiète comme du bourdonnement d'une j «. Avons-nous mission de nous battre?
mouche. « Non.
— Les mouches piquent, monsieur! dit « Notre devise est : Tout pour la science;
Simiol. pour elle nous donnerions notre vie sans re-
— Et on les écrase, riposta le comte ; mais
grets !
— Et sans hésitation! appuya duBodet en
parlez.
— Monsieur, dit duBodet à son tour, sans
prenant une prise.
parler de guet-apens, je vous dirai, moi qui j « Ah! s'il s'agissait d'une expérience dan-
suis un homme grave, sérieux, officiellement i gereuse sur quelque matière peu connue,
posé, que vous nous avez jetés dans une nous braverions le danger.
aventure insensée... « Nous n'en sommes pas à faire nos
— Dites plutôt que votre folle dispute, à
preuves sur ce point.
propos de queues de jaguar, est la véritable « Vingt fois nous avons manipulé des
cause de vos déboires. poisons, des poudres explosibles.
« Et faut-il appeler déboires les quelques « Nous ne reculons" jamais devant les pé-
désagréments que vous éprouvez? rils du laboratoire.
« Docteur du Bôdet, au retour de l'éton- — Question d'état ! fit Simiol.
nante expédition que nous tentons et que « Chaque profession a son point d'hon-
nous accomplirons, vous ferez un mémoire neur, monsieur.
sur les montagnes apaches et sur les régions « Le notre ne consiste pas à périr dans
'
inconnues que nous allons traverser. une escarmouche contre des sauvages ».
« VoUs serez officier de la Légion d'hon- } Le comte jeta son cigare et héla son plan-
neur. i ton.
« Vous, monsieur Simiol, vous contredirez 1 — Dix hommes armés ! dit-il.
les assertions de votre confrère, et vous vous A cet ordre, Simiol pâlit et duBodet rougit-
ferez une popularité immense. Tous deus crurent que le comte allait les
— Mais nous allons périr ! s'écria Simiol faire fusiller.
avec pétulance. — Je proteste ! s'écria Simiol.
LA REINE DES APACHES 285

« Prenez-y garde! « Je comprends vos répugnances à vous


« Mon journal est une puissance; l'opi- servir du fusil.
nion vous demandera compte de vos vio- « Je ne vous obligerai pas à vous battre.
lences sanguinaires. « Vous avez raison.
— Monsieur, fit du Bodet, vous oubliez « Des savants, comme vous le disiez,
la science officielle et que n'exposent leur vie que pour les expé-
que je représente
le gouvernement français saura punir tout riences difficiles , dangereuses, auxquelles
acte d'arbitraire tenté contre moi. la science est intéressée.
Le comte se mit à rire. — C'est cela ! dit Simiol.
— Vous êtes fort savants, messieurs, « Donnez-nous à étudier les plantes les
dit-il. plus vénéneuses et nous nous mettrons à
« Cependant vous me faites l'effet de deux l'oeuvre avec courage.
ânes qui se mettent à braire avant qu'on les — Nous avons
soigné des cholériques, dit
éeorche. » du Bodet.
Et il sortit en invitant les savants à le « Avons-nous eu peur?
suivre. « Pas du tout !
Ils étaient consternés. « Le chevet des malades, voilà notre ter-
Un feu de bivac éclairait les abords de la rain de lutte.
tente. — Et, dit le comte, le laboratoire du
Un pique* de garde, en armes, attendait chimiste aussi.
une bataille. — Certes!
Le comte plaça les deux savants devant le « C'est là que nous triomphons.
piquet. — Parfait ! messieurs.
Puis se tournant vers du Bodet, il lui dit :
Se tournant vers le piquet :
— Je me moque de vos menaces comme — Vous avez entendu ces messieurs, et
d'un chant de cri-cri, docteur!
vous retiendrez leurs paroles.
« La loi est pour moi. »
« Si donc ils refusent d'expérimenter avec
Et à Simiol :
— Je ne crains guère les révélations de moi, cette nuit même, le picrate de potasse
avec lequel je veux faire sauter les rocs qui
votre journal.
nous entourent, vous fusillerez ces messieurs,
« Je répondrai que, faisant partie d'une
menacée de vous avez refusé qui seront condamnés par une cour martiale. »
troupe mort, Au mot de picrate de potasse, du Bodet,
de faire votre devoir et que je vous ai fait
défaillant, voulut s'appuyer sur Simiol.
fusiller, selon la coutume de la prairie.
« Et l'opinion sera » Mais Simiol s'affaissant aussi, ils chance-
publique pour moi.
Du Bodet vit que le comte parlait très- lèrent tous deux.
sérieusement. Si bien que le comte, les saisissant chacun
Il en frémit. par un bras, les soutint et leur dit railleuse-
— Monsieur, ment :
dit-il, jusqu'ici nous n'avons
— Je vois, messieurs, que je vous ai causé
pas refusé le faible concours que nous pou-
vons apporter. une telle joie que vous en êtes suffoqués.
— fit le comte, vous sembliez « La joie fait peur, dit-on.
Cependant...
tout à l'heure... « Remettez-vous et suivez-moi.
— Nous des observations. « J'ai un fourgon plein de picrate de po-
présentions
— Néanmoins le docteur Simiol... dit le tasse.
comte. — Monsieur, dit du Bodet, le picrate est
— Moi! s'écria
Simiol; j'ai cru pouvoir effroyablement dangereux.
vous adresser une prière. — Je le sais.
Le comte se mit à rire. — Un gramme suffit pour faire éclater un
— '< obus.
Voyons ! fit-il, on peut s'entendre.
286 L'HOMME DE BRONZE

— Parbleu ! ' — Mort


je l'ai vu, ayant vérifié la glorieuse ! docteur.
chose. Simiol gémit.
— Dix grammes font sauter une maison, — C'est d'une d'une témérité
[ imprudence,
monsieur! j qui font frissonner !
— Je n'en doute i — Ne demandiez-vous
pas. pas tout à l'heure
— Un kilogramme de picrate de potasse > ce genre de danger ?
anéantit une ville ' ! ! Les deux docteurs se consultèrent du re-

Puisque je vous dis que j'en ai un four- j gard, et du Bodet dit :
— Monsieur, dans l'intérêt même de la
gon chargé.
« Vous voyez bien que nous aurons faci- ; caravane, nous refusons... Un faux pas, la
lement raison des Apaches ! moindre distraction...
— Mais nous ' — Ah!... fit le comte, vous refusez!...
pourrions sauter aussi !
Et à un homme de planton :
1.Le picrate de potasse, qui effrayait à si bon droit les —Que les membres permanents de la cour
'
savants, est la substance la plus redoutable qui soit au martiale et du conseil de
monde. ; justice des chas-
On se souvientde la catastrophe qui ce produisit chez seurs s'assemblent sur-le-champ.
un pharmacien, à Paris. j! — Monsieur !... Monsieur !...
de
Sept grammes picrate potassede firent crouler trois
maisons I En ce moment, les trappeurs venaient faire
Une seule torpille de cette substance engloutit le Vau- | leur sur les excavations
ban, frégate de premier rang. rapport qu'ils
Avecquelques livresde cette substance distribuées dans ' avaient découvertes.
chaque quartier de Paris, on l'anéantirait. Les savants crurent que c'étaient les juges
Telle était la substance qui terrifiait les aeux savants. j
Au sujet du picrate de potasse, nous lisonsdans lelivre: j de la cour martiale.
te Houille,du savantM.Taillandier, le passage suivant : I —
« Les gaz qui se dégagent pendant la combustion in- Puisqu'il le faut, dit du Bodet, je me
stantanée du picrate de potasse à l'air libre sont : l'azote, résigne.
l'acide carbonique, la vapeur d'eau, et le bioxyded''ïzole; — Et moi aussi ! dit Simiol ; mais...
ces gaz occupent un volume considérable, qu'accroît en-
core singulièrement la haute- température qui se déve- — Assez, docteurs !
loppe : ils se dilatent avecune violenceirrésistible, et ont « Je vous fais grâce des si et des mats.
facilement raison de tous les obstacles qui opposent une
barrière à leur expansion. Plus cet obstacle est puissant, « Tout pour la science ! »
plus l'explosion est formidable, car rien ne résiste à l'é- Et le comte, tournant le dos aux deux
cartement brusque des molécules gazeusesqui se dilatent,
et ici la force des atomes est supérieure à celledes parois I savants, reçut le rapport de ses trappeurs.
de fer les plus tenaces. Ce fait a trouvé, hélas ! une triste Pendant qu'il les écoutait, les deux doc-
preuve dans l'explosion du laboratoire de M. Fontaine. j
« Le mardi 16 mars 1869,à trois heures cinquante mi- 1 teurs, s'éloignant, firent une retraite pru-
nutes de l'après-midi,le quartier si calmeet si paisible de . dente; mais ils étaient surveillés.
la Sorbonne était mis en émoi par une détonation formi-
dable qui s'était fait entendre tout à coup. Onse précipite j Deux hommes les engagèrent à ne pas s'é-
de toutes parts, on accourt à la hûte, et de nombreux té- ! carter...
moins assistent, placede la Sorbonne, à un spectacleépou-
vantable : le magasin de produits chimiques de M. Fon- ! Il n'y avait pas à reculer devant leur ter-
taine vole en éclats; la maison qu'il habite est une pou- i rible mission...
drière, son laboratoire un dangereux arsenal d'où jail-
lissent la mort et la flamme; on voit voler dans l'espace, j Le comte cependant avait reçu tous les
ivec la violencedes matières vomies par un volcan, des rapports.
charpentes et des matériaux brisés, des débris de toute
nature, des cadavres mutilés et des lambeaux informes Il rappela les deux docteurs qui causaieat
de chair arrachés à de malheureusesvictimes. Une fumée ; tristement à distance.
épaisse s'élève d'une manière sinistre dans l'air, dont elle
trouble la clarté ; le feu se déclaré, des membres déchi- I . — Messieurs, dit alors M. de Lincourt,
quetés, du sang, des lambeaux humains jonchent le sol, j voici les instructions.
et plus de cinqvictimesgisent inertes sur les pavés ! Après
l'émotion causéepar un tel drame, on pense au sauvetage : « Quatre excavations me paraissent con-
des nombreux habitants de la maison qui vient d'être si venir à mes
terriblement éprouvée; des pompiers accourent; des pas- | projets.
sants, des âmes dévouées, se précipitent sur le lieu du i « Je porterai moi-même, avec Sans-Nez et
sinistre ; des échellessont précipitammentaccrochéesaux deux hommes de choix, les boîtes de picrate
fenêtres, et on en voit descendre des femmes effarées et i
des enfants... On retire des décombres des blessés, des i de potasse dans la grotte qui se trouve si"
hommes évanouis. tuée près du col du levant.
« Jamais sauvetage n'a offert scène aussi émouvante, |' ào
spectacle aussi palpitaD*-» « Le docteur du Bodet se chargera
LA REINE DES APACHES 287

l'excavation découverte par Grandmoreau, . « Venez, messieurs I »


qui l'accompagnera avec deux hommes aussi. ! Et le comte emmena tout son monde hors
« Le docteur Simiol s'occupera d'une autre , du camp.
mine avec Burgh. j Là se trouvait le wagon, laissé touiours à
« Enfin le colonel et Bois-Rude auront à distance du bivac et bien gardé par des
faire sauter la quatrième. hommes sûrs.
« Si par hasard quelqu'un reculait... ses M. de Lincourt ouvrit lui-même cette es-
compagnons le fusilleraient. pèce de voiture.
« On attendra le jour, et le signal sera Tous les trappeurs faisaient bonne conte-
donné par un coup de canon. nance ; mais les docteurs tremblaient.
— Mais, s'écria du Bodet, le picrate — Allons, messieurs, leur dit le comte,
ne
saute pas comme ça! rappelez-vous votre devise :
« Tout pour la science. »
« Il faut de préparatifs.
« Monsieur, dit le comte, en vue de la j Et il leur tendit à chacun une boîte à
conquête du Secret du Trappeur, qui n'est j picrate.
Une sueur froide au front de
pas du tout ce que l'on pense, en prévision ! perlait
de rochers immenses à anéantir, j'ai pris mes , chaque savant.
Du Bodet ne dit mot.
précautions.
« Le wagon chargé de picrate... Il n'avaitplus la force d'articuler une syllabe.
— Un wagon...entier... Simiol ne put s'empêcher de murmurer :
soupira du Bodet. \ — Mon saura tout, dira tout et
— Oui, un wagon ! fit le comte. journal
je serai vengé par l'opinion publique qui...
« Mais rassurez-vous. j
« Le picrate est enfermé dans des boîtes < que... enfin...
— Docteur, dit le comte, il faut faire
merveilleusement soignées, je vous jure, au ,
contre mauvaise fortune bon coeur. i!
point de vue de la fabrication.
« Enveloppées, « Songez au contraire à écrire dans votre
cotonnées, protégées par !
un empaquetage journal que j'ai réussi, grâce à votre con-
qui ne laisse rien à désirer,
cours, dans la première épreuve tentée en
essayées toutes, vous entendez, toutes, ces
boîtes peuvent tomber sans éclater. grand avec le picrate de potasse.
« Il en résultera pour vous honneur et
« Le danger ne commencera que dans les
excavations. profit. »
Et le comte distribuait à chacun sa boîte.
« Là, vous aurez à dépaqueter les appareils
Cela fait, on s'éloigna encore, et, à la clarté
cl vous prendrez des précautions.
— Je le crois! fit Simioi. Aucune | des torches, le comte dépaqueta lui-même
précau- \ un appareil.
tion ne sera superflue.
Il manoeuvrait l'engin avec un calme, une
« Du picrate !... »
; dextérité incroyables.
Et il essaya d'insinuer :
— Ne Du Bodet conseillait :
pensez-vous pas qu'une bonne petite i — Pas de précipitation !
fiiine ordinaire...
'« En grâce, prenez garde ! »
— Ce serait insuffisant.
Et Simiol renchérissait encore :
« Du reste, il s'agit de produire un cata- — Vous tenez notre existence
j entre vos
clysme. 1 mains, monsieur.
« Ce prétendu Sauveur des Indiens me pa- ! « C'est d'une témérité... »
raît très-fort en pyrotechnie, à en juger Mais le comte avait terminé sa démonstra-
|
d'après les signes et les prodiges dont il a '< tion.
ébloui les Indiens. Il avait repaqueté le picrate.
/< Je veux, moi, lui prouver que nous sa- Alors, d'un air dégagé, il dit aux docteur* :
vons faire aussi appel à la chimie pour — A. vous, messieurs !
pro- |
duire des miracles. — A vous...
j quoi? fit du Bodet.
288 L'HOMME DE BRONZE

— —
Essayez de dépaqueter la boite. j Puisqu'il s'agit de faire oeuvre de
— Monsieur, !
je ne me sens pas la dexté- | savants.
rite nécessaire et... « Tout pour la science. »
— Monsieur, vous vous sentirez une balle Les deux docteurs étaient et
indignés
dans le crâné, si vous hésitez. consternés.
« Docteur Simiol!.. — Non, murmura du Bodet, décidément...
— Mon ; —Bien!
journal fera... dit le comte.
Le comte se mit à jouer avec son Et il arma son revolver.
revolver et dit : — Marchons, mon ami, marchons au tré-
— Dépêchons! :'
pas, dit Simiol.
Les deux docteurs s'exécutèrent, mais « Nous ; protesterons dans nos âmes et
leur chemise en fut trempée. consciences.
" '
Ils réussirent. « Et mon journal:..
— Vous voyez bien! dit le comte. — Au wagon, messieurs ! dit le comte en
« Tout pour la science. remettant son arme à sa ceinture.
« Messieurs, vous aurez chacun quatre Ce qui indigna le plus les docteurs, c'est
boîtes pareilles à préparer. que les chasseurs riaient.
« Chacun des appareils est muni d'une Quelle bravade de mauvais goût; en un
ficelle dé soie. '' '
pareil moment!... .
« Vous la déviderez à distance; distance • Par excavation, il avait
' y quatre hommes,
calculée pour vous mettre à pëiiprès à l'abri quatre boîtes, par conséquent. . . :. ;
de l'explosion. ! Les quatre groupes.se mirent en marche
— Comment,à
peu près! se récria Simiol.' dans quatre, directions.. , ;.,, ,•...-,..
— Eli! croyez-vous qu'avec la force de Ce départ n'eut,rien delà solennité que
projection du picrate, je puis garantir que semblaient comporter la gravité, de la situa-
des éclats de roc ne tueront personne. tion et la grandeur de la catastrophe qui se
« J'ai calculé les effets do l'appareil pour préparait;
que la projection aitlieU autant que possible Les chasseurs causaient et plaisantaient
en avant. en portant leurs engins.
« Mais je ne puis répondre qu'il n'y ait — Quel saut demain ! disait l'un.
pas mort d'homme. « Les Apaches vont faire dans l'air un
— Et vous osez nous dire, sur l'air du
voyage d'agrément.
persiflage, de pareilles énormités, monsieur! — Et gratis ! disait l'autre.
fit du Bodet. — J'imagine que si un rocher tombait sur
« Il y aura peut-être mort d'hommes ! Tomaho et le coupait en deux, ça ferait
— Songez, dit le comte, que : encore la matière à deux grenadiers!
— Docteur, si j'ai la tête broyée, est-ce
A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire. que vous m'en remettrez une autre ?
— Docteur, vous avez une belle montre.
« Du reste, par votre généreux dévoue- « Léguez-la-moi si un bloc vous envoie ad
ment, vous épargnerez le sang de bien des patres sans détériorer la toquante ; je pen-
braves qui seraient morts dans le combat serai à vous chaque fois que je regarderai
qu'il eût fallu livrer pour sortir d'ici. l'heure.
« En admettant que cette explosion nous — Docteur, vous êtes muet comme une
coûte une vingtaine d'hommes, qu'est-ce que une carpe.
cela comparé au deux tiers de nous, peut- (C'était à Simiol que ces plaisanteries
P être aux trois quarts, qui périraient dans l'as- s'adressaient.)
saut des positions? — Vous êtes des misérables! finit-il par
— Et vous nous sacrifiez pour sauver vos crier.
soldats ! « Taisez-vous!
LA REINE DES APACHES \^/>'^''&>( \ I 289

Une barque passa commeune flèche, portant un homme vêtu à la mexicaine et deux pagayeurs indiens.

— Quel animal u Ah! dis-moi, mon frère Jean-Pierre,..


désagréable qu'un homoeo- « Où diable as-tu gagné la croix? »
pathe !
« Voilà un — Docteur... ;
bipède qui n'entend pas la
plaisanterie! » Dubodet s'était retourné.
Et ce fut un feu roulant jusqu'à l'excava- — Messieurs,' réporidit-il, vous avez tort
tion. de me prendre pour cible; ' ' ''
Et pendant le travail, même déluge de « Si l'un de vous est blessé demain et que
railleries impitoyables. je sois debout, je vous assure que celui-là
Bu Bodet fut moins harassé par les plai- ne rira n'as qui me verra le bistouri à là
santeries. main.
— « Je remplis une mission peu agréable,
Docteur, avait demandé un chasseur,
avez-vôus écrit à vos parents? dans une aventure où l'on m'a fourré malgré

Docteur, avait fait l'autre, quand vous moi.
reviendrez à Paris après un pareil exploit, « Vous autres, vous êtes ici volontaire-
°a ne vous demandera
pas : ment, et la situation n'est pas la même.
L'HOMMEDE BRONZE.— 52 LA REINE DESAPACHES.— 37
290 L'HOMME DE BRONZE

« Un peu plus d'indulgence, je vous prie. » La grande difficulté était de dérouler les
Les chasseurs trouvèrent que du Bodet ne , cordons.
manquait pas au fond d'un certain courage I Mais le comte avait calculé toute chose
et le traitèrent moins dédaigneusement. fort bien.
Seulement Grandmoreau lui dit en riant : Il fallait tirer avec une grande force sur
«*- Si l'on vous proposait en ce moment de ces cordons pour que la détente du marteau
VOUSdéclarer homoeopathe comme votre con- j que contenait l'appareil, fût mise en mouve-
frère Simiol, en vous dispensant de la cor- ment.
vée, je parie que vous accepteriez. Aussi, en fin de compte, ne se produisit-il
—- Mon ami, dit fièrement duBodet, la aucun accident fâcheux.
science a ses martyrs.
« Je mourrai allopathe. L'aube parut.
—Heu! heu! fit Grandmoreau. Tout était prêt.
« Si je vous disais, là, sérieusement : Chacun à son poste.
Docteur, soyez homoeopathe, je porterai votre ;
boîte, et vous pourrez rester là?...

Essayez! fit du Bodet. XLIX
<—*Je n'en aurai le démenti ! s'écria CHAPITRE
pas
Grandmoreau,
Et consultant ses compagnons :: L'EXPLOSION
— Ça va-t-il?
— Oui, dirent lès autres. Une heure avant le jour, le comte était
— Docteur, foi de faites-vous revenu vers le bivac.
trappeur!
homoeopathe (je sais que c'est dur et c'est Il avait fait éveiller le Vieux et lui avait
une fichue chose que de ressembler au petit donné ses instructions.
Simiol en quoi que ce soit) ; je ne sais — Vous ferez, dit-il, un peu avant le jour,
pas trop bien ce que c'est que ces injures lever tout le monde,
que Vous vous dites ; mais enfin déclarez que « Vous annoncerez qu'une catastrophe
vous êtes homoeopathe, et vous resterez là. menace les Indiens et que les montagnes
— Jamais !..,
jamais !... exclama du Bodet vont sauter de toutes parts.
avec horreur. « Vous ferez cacher toute la caravane
« Marchons !» sous les charriots.
A cette déclaration, Grandmoreau s écria « Lorsque tout sera terminé, l'ordre mis
joyeusement : dans la troupe, chacun bien abrité, vous
— Quand
je disais : « Du Bodet est plus mettrez vous-même le feu à un canon.
homme que l'autre! » N'avais-je pas raison? « Ce coup nous avertira que nous pouvons
« Du Bodet, vous m'allez !
agir.
« A l'avenir, comptez sur Grandmoreau « L'explosion terminée, tous les débris
à l'occasion. de roc étant retombés, vous ferez ranger
—- Merci, mon ami! fit du Bodet touché toute la troupe en bataille, prête à marcher.
par ce mouvement. « Cinquante hommes avec pics, leviers,
Et il remplit son oeuvre avec bien moins
pioches et pelles, se tiendront prêts à faire
de simagrées que le petit Simiol,qui fit tant service de pionniers au besoin. »
de manières que Burgh lui allongea, par fa- Le Vieux exécuta ces ordres à la lettre,
çon d'avant-goût d'une fusillade imminente, et le comte, retourné à son poste, se tint pi'el
un coup de pied au derrière. à obéir au signal.
Ce Burgh était brutal, Au bivac, la caravane, éveillée avant le
Simiol, qui, ayant mis la boîte à terre, ne jour, recevait avec étonnement les ordres
voulait plus s'en approcher, fut bien forcé du Vieux.
de s'exécuter. j On obéissait, non sans inquiétude.
LA REINE DES APACHES 291

Le vieux prêtre expliquait vaguement que camp de l'Aigle-Bleu, libre de mon pacte
c'en était fait des Indiens. avec le comte.
On aurait youlusavoir ce qui allait se passer. « Mais le serment juré doit être tenu et je
Mademoiselle d'Eragny demanda avec une le tiendrai. »
angoisse visible des explications au vieux En vain Blanche essaya-t-elle d'ébranler
trappeur. cette inébranlable résolution.
Celui-ci ne put que lui répéter textuelle- Tout fut inutile.
ment les paroles du comte. Alors elle prit une résolution suprême et
Blanche chercha précipitamment Tomaho. I dit :
Le géant, de son côté, cherchait made- — vous n'y allez point, j'irai,
Puisque
moiselle d'Eragny. moi, Tomaho.
— Mon ami, dit la jeune fille entraînant Et elle partit résolument, se dirigeant,
le Cacique à l'écart, partez sur-le-champ, vers les feux du camp indien.
parlez vite! Mais Tomaho courut vers elle, et comme
« Allez trouver l'Aigle-Bleu, et, de ma elle refusait de revenir au bivac, il agit de
part, dites-lui qu'un grand danger le menace vigueur.
et qu'il prenne ses précautions. » i Il la prit dans ses bras et l'emporta.
Tomaho balança sa tête de droite à gau- Blanche se mit à fondre en larmes.
che, secoua la rosée qui perlait sur les plu-
mes de sa coiffure de guerre, et dit résolu- Le géant, ayant entendu le Vieux parler
ment : d'une explosion et de débris de rocs à crain-
— Je ne ferai pas cela. dre, avait roulé près d'un gros bloc de gra-
— Mais, mon ami, dit mademoiselle nit quatre autres pierres.
d'Eragny suppliante, vous êtes dévoué à Il avaitdisposé celles-ci en piliers ; ensuite,
l'Aigle-Bleu ; il sera le Sauveur des Indiens. par des prodiges d'adresse et de puissance
-II... musculaire, il avait placé le bloc en forme
— Je ne puis! dit le Cacique. de dôme sur les quatre pierres.
lui-même me blâmerait — Voilà, dit-il à
«L'Aigle-Bleu [ Conception qu'il avait
cl me mépriserait. d'abord amenée là, voilà un abri qui vaut
« Je trahirais mes devoirs. mieux qu'un wagon.
— Mais, Tomaho, vous allez laisser Et il avait placé sa femme sous le dôme.
périr
l'homme qui a conçu le plus grand projet C'est alors qu'il était retourné à la recher-
civilisateur de ce siècle. che de Blanche.
« C'est l'avenir, c'est le salut de toute une Il la fit asseoir à côté de Conception, et
race immense que vous compromettez ! fit jurer à celle-ci qu'elle retiendrait la jeune
« C'est le génie de votre nation qui va fille.
périr avec le libérateur ! Mais Blanche était à bout de forces ; la
« Pour moi que vous aimez, Tomaho, pour crise nerveuse qui l'avait soutenue était
votre nation, pour tous ceux de votre cou- tombée ; un abattement profond avait suivi,
leur et de votre sang, sauvez-le et préve- comme toujours, la surexcitation extrême.
nez-le! » Le géant s'en fut à. la découverte du Vieux,
Tomaho était profondément émU. qu'il aimait beaucoup depuis qu'il avait été
Mademoiselle d'Eragny avait dans la voix marié par lui ; il voulait l'abriter sous lo
l'accent du désespoir. dôme.
Mais le Cacique avait au plus haut point Il y avait encore une place.
le sentiment de la Il trouva le vieillard debout
loyauté. près dun
Il dit lentement, tristement : canon chargé.
— Vous avez des le lever du soleil.
paroles qui déchirent [ Il attendait
m°ri coeur, Rosée-du-Matin. i — Mon père, lui dit Tomaho,
que fais-tu
« A cette heure,
je voudrais être dans le ! là?
292 L'HOMME DE BRONZE

— Je vais donner au comte le signal qu'il — Attends ! dit-il en souriant. ,


attend. Et il s'empara d'une pierre plate, large de
— Je venais te chercher. deux mètres et longue d'autant environ.
— Pourquoi faire ? Il fit un grand effort, l'arracha du sol, la
— Pour t'abriter. souleva, et de ses deux bras tendus, la tint
— J'ai près d'ici un wagon. comme un bouclier au-dessus de sa tête.
— El moi, un peu plus loin, j'ai un dôme Et il se mit à tourner autour du dôme de
de pierre. pierre, regardant ce qui se passait.
« Tu y viendras. Le spectacle était solennel !
— Soit! dit le Vieux. Sur toutes les crêtes, par milliers, des
« La prudence est notre loi. groupes d'Apaches.
- « Un bon abri vaut mieux qu'un mauvais. Sur le fond bleu de l'horizon, on distin-
« J'irai, Tomaho. guait nettement les silhouettes des guerriers
— Je t'attends. et l'on voyait que cette armée, formant le
vaste cordon du blocus, regardait à ses pieds
Cependant la caravane était couchée dans la caravane enfermée.
les wagons, et elle attendait avec une inquié- Tout à coup mademoiselle d'Eragny se
tude inexprimable ce qui allait se passer. leva frémissante, et désigna un parti indien,
De temps à autre, des voix interpellaient placé sur la cime arrondie d'une colline
le Vieux. d'où l'on dominait tout le paysage.
— Dites-nous donc ce qui va arriver? lui En avant de tous, un chef, à cheval, sem-
criait-on. blait lorgner la caravane ; du moins, de la
Et il répondait : position de ses bras, on pouvait conclure
— Je vous jure que je n'ai pas de détails. qu'il tenait une lunette braquée sur le val-
« Faites silence. » lon.
L'émotion générale fut à son comble lors- — Le voilà ! dit la jeune fille en pleurant.
qu'une bande rose, à l'orient, annonça le . « C'est lui ! »
prochain lever du jour. En ce moment, une explosion de mine,
En ces régions, pas d'aurore. se confondant avec trois autres, retentit,
On passe brusquement de l'ombre à la bouleversant le sol et produisant l'effet d'un
umière. puissant tremblement de terre.
— Voici l'heure ! dit le Vieux. La secousse fut si terrible et si violente
Et le soleil parut resplendissant. que Tomaho et son bouclier furent couchés
Il éclairait l'immense panorama de la bas.
vallée et des monts. Le dôme fut renversé, jeté bas, dispersé.
Sur ceux-ci, les camps des Indiens où l'on On n'entendit pas le bruit des quatre
s'agitait déjà. détonations.
Le Vieux tira, et la voix mâle du canon On peut tirer un coup de pistolet à côté
retentit, répercutée parles échos au fond des d'une fourmi sans l'émouvoir; son oreille ne
abîmes creusés au flanc des gorges. perçoit pas le son, qui est en disproportion
Tomaho entraîna le vieillard et le plaça trop grande avec la taille de l'insecte.
sous le dôme. Au milieu d'un bombardement, dans une
Le vieux prêtre protesta. batterie de siège, nous avons vu des oiseaux
— Et toi ! dit-il. sauter, non loin des canons, sur les bran-
« Où t'abriteras-tu? » ches des gabionnades.
Tomaho n'avait pas pensé à lui-même : il Le moineau n'entend pas le bruit d'une
le | pièce de vingt-quatre ; son oreille n'est pas
n'y avait d'abri que pour trois sous
dôme... | faite pour cela.
Le Vieux voulut sortir. j Au siège de Sébastopol, tous ceux qnl
Tomaho l'arrêta. I étaient debout dans les tranchées de droite
LA REINE DES APACHES 293

furent abattus par l'explosion dé la grande Ce fut comme une grêle dont les grêlons
mine, mais on n'entendit pas le coup. eussent été des blocs de grès, de por-
De même, personne dans la vallée ne phyre et de granit.
eût entendu le Pour donner une idée de ce que fut cette
put dire dans la suite qu'il
bruit des mines de picrate. pluie, cette avalanche de rochers, si l'on
Mais à Austin la ville fut en alai'me et veut, un trappeur paria qu'il marcherait
crut à une éruption volcanique. de débris en débris, sans mettre les pieds
Les montagnes, soulevées en quatre en- sur le sol, tout autour de la vallée.
droits différents, furent arrachées à leurs Il gagna cette gageure.
bases, fendues, divisées, soulevées, proje- Heureusement pour la caravane, les pro-
tées à des hauteurs prodigieuses. jections avaient eu lieu toutes quatre dans le
L'air s'emplit de flammes immenses, le sens des montagnes.
ciel fut embrasé par des éclairs de teinte Les projectiles retombaient sur les crêtes
sinistre que sillonnaient des traits noirs, et les plateaux.
des masses sombres, pans de montagnes pro- Mais tous les charriots avaient été ren-
jetés dans l'espace. versés.
Par milliards, les pierres sifflaient en mon- Ceux qui se trouvaient dessous avaient été
tant à travers la poussière et la fumée bla- plus ou moins contusionnés ou blessés et le
farde ; chacune d'elle donnait le cri strident désordre était inexprimable.
d'un éclat d'obus. Les bêtes de somme avaient rompu leurs
Ce bruit, formé de mille bruits-, on l'enten- liens et couraient çà et là, beuglant et fou-
dait, il déchirait l'oreille. ;Mais un immense lant aux pieds ce qu'elles rencontraient.
cri d'effroi, parti de milliers de poitrines, Les blessés appelaient à l'aide.
formait une clameur d'angoisse prolongée Nombre d'entre eux était pris sous le poids
'
et saisissante. des wagons. .
C'était l'armée indienne qui, lancée vers Le premier debout fut Tomaho.
le ciel, disait son adieu à la terre. Il se releva indigné.
Pendant plusieurs minutes, au dire des C'était la première fois que le géant était
témoins de cette scène, on éprouva comme couché bas contre sa volonté ; il se redressait
une sensation d'arrachement ; c'était l'effet pareil à un Titan.
des profondes déchirures du sol se répercu- A côté de lui, le Vieux!
tant dans l'être humain. Tomaho le releva.
Cet effet dura tant que les projectiles mon- Puis il aperçut Conception et Blanche qui
tèrent fuyaient éperdues.
L'air étant violemment chassé par l'incal- Il courut à elles, les rassura, les ramena,
culable expansion des gaz qui s'étaient pro- les fit s'asseoir sur le dôme renversé et
duits, il en résulta comme la vaste aspira- s'assura qu'elles n'étaient point blessées.
tion d'un siphon et chacun se sentit en Sentant le sol chanceler, les deux femmes
quelque sorte attiré vers les régions supé- avaient fui avant l'écroulement du dôme, et
rieures. le Vieux les avait imitées.
Mais lorsque la force ascensionnelle se — Tomaho! dit celui-ci, à moi! et exécu-
ralentit, on éprouva, au contraire, comme un tons les ordres.
écrasement. « Il faut former les compagnies et se met-
L'équilibre atmosphérique rompu se ré- tre en colonne de départ. »
tablit avec une violence incomparable, et un Tous deux parcoururent le camp, et leur
ouragan d'une intensité inouïe se déchaîna énergique intervention raffermit les esprits
s>ir la vallée. et ramena le calme.
Le veM balaya furieusement tous les ob- Le Vieux fit rattraper les bêtes de somme
tacles. et relever les wagons.
Les projectiles tombèrent. Tomaho, seul, avait déjà dégagé ceux qui
294 L'HOMME DE BRONZE

étaient pris so us les plus lourds et il avait ainsi ! Mais le colonel était déjà dans le bivac,
délivré une vingtaine de ses camarades. ; debout quoique fort pâle.
Beaucoup de contusions, peu de blessures ; — Mon père ! s'écria Blanche en sautant à
sérieuses, trois morts. son cou.
C'est par ce faible chiffre de pertes que se « Sauvé ! vous êtes sauvé !
soldait la catastrophe pour la caravane. — Ce n'était
qu'une contusion, mon «in-
Les boeufs furent attelés tout renâclants, fant, dit le colonel.
suants et frissonnants qu'ils fussent ; les wa- «Je suis entièrement remis.
gons déchargés furent réorganisés; on remit ; « Mais vite, monte dans ton wagon ou
des roues de rechange à ceux qui avaient j sur ta jument.
subi des avaries. « Il faut profiter de la brèche
que nous
Or, Tomaho aidant, l'énergique Vieux fit venons de faire et de l'effarement de nos ad-
des prodiges de célérité. j versaires ! »
Quand le comte parut, tout était en ordre. Mais Blanche s'était évanouie.
Les blessés étaient chargés sur le wagon- ] — Sacrebleu! gronda le colonel
qui n'ai-
ambulance. mait pas les sensibleries, je n'aurais pas cru
La caravane était prête à défiler ! ma fille si nerveuse et je l'ai vue plus brave.
Les compagnies alignées, mais au repos, « Tomaho, mon ami, ne vous troublez
riaient des scènes burlesques qui s'étaient |
pas; ce n'est rien.
mêlées au tragique événement : mais quand « Portez l'enfant dans un wagon auprès
M. de Lincourt, calme comme toujours, [ de
votre femme.
élégant, souriant, un peu dédaigneux, se j « Quelques gouttes d'eau suffiront à la
montra à cheval, la cravache à la main, lors- i
j faire revenir à elle. »
que, d'un geste, il désigna les montagnes, !
i Un léger tremblement dans la voix attes-
lorsqu'il dit :
— Messieurs, comme tait que, dans la poitrine du capitaine, le
je vous l'avais pro- coeur du père protestait contre la rudesse du
mis, les chemins sont ouverts!
Toute la troupe l'acclama avec enthou- soldat; mais ce fut d'un ton assuré que le
colonel donna ses ordres aux deux compa-
siasme.
gnies d'avant-garde et aux pionniers, dont
Tout à coup, au milieu de ce triomphe,
il était convenu avec le comte qu'il prendrait
mademoiselle d'Eragny vint, dans une exal- ,
le commandement.
tation extrême, le geste menaçant, l'oeil en
feu, se placer devant le comte.
— Soyez maudit, dit-elle, vous qui avez | Lorsque mademoiselle d'Eragny avait
tué le Sauveur d'un monde ! ! couru vers son père, le comte dit assez haut
Le comte fut étonné au plus haut point; | d'un air de pitié profonde :
— Pauvre enfant!
cependant il ne perdit pas ce sang-froid im- i
: « Cette explosion l'a rendue folle.
pertubable qui ne l'abandonnait jamais.
— Mademoiselle, dit-il, votre « Pourvu que ce ne soit qu'un trouble
père, qui est
blessé et que l'on ramène, attend vos soins. momentané !»
Tomaho va vous conduire près de lui. i II expliqua ainsi cette scène douloureuse
Le comte avait touché juste. ! pour qu'elle ne laissât aucune impression
Mademoiselle d'Eragny, en apprenant que j fâcheuse dans l'esprit de Ceux qui en avaient
son père était blessé, se prit encore une fois | été surpris.
à pleurer; tombant dans une prostration pro- Puis, rassemblant ses cavaliers, il prit
fonde, elle murmura défaillante ; avec eux les devants.
— Grand Dieu!
que de malheurs ! j II se dirigeait vers la brèche qu'il avait
Puis, tendant les mains au géant, elle lui faite lui-même.
dit : ; C'était celle par où la caravane devait
— Vite! conduisez-moi ! ! sortir.
LA REINE DES APACHES 295

i
Jusqu'au pied des crêtes, la troupe cou- , quels ravages effroyables la mine avait fàPs*
mt au galop. . La plus modérée des évaluations portait à
Là un spectacle grandiose s'offrit à sa j plus d'un millier le nombre des victimes.
vue. Tout en parcourant le terrain, le comte
j
Sur un espace de cinq cents mètres, une causait avec Sans-Nez, capitaine de la com-
ravin creusé par la mine, pagnie d?escorte.
profonde crevasse,
était ouverte. ! — Il m'a semblé', lui dit-il, que je vous
C'était l'image du chaos. voyais parler à mademoiselle d'Eragny au ,
Le picrate de potasse avait agi avec une ( moment du départ?
— Oui, monsieur le comte, dit Sans-Nez,
force comparable aux éruptions du feu sou- ;
terrain. ou plutôt elle me parlait.
— La
Une pente abrupte était pratiquée. croyez-vous remise de son trouble?
Le comte fit mettre pied à terre à une di- — Ma foi ! monsieur le comte, elle avait
zaine d'hommes qui escaladèrent ce chemin l'air hagard.
hérissé de quartiers de rocs et semé de « Et puis elle me disait de bien observer
pierres. et de voir si l'Aigle-Bleu ne serait pas parmi
Derrière ces éclaireurs, le peloton de ca- les morts.»
valiers monta lentement, tournant les ob- Le comte changea de conversation ; mais,
stacles. seul un instant et allumant un cigare, il mur-
On atteignit le plateau. mura entre ses dents :
Plus un seul Indien vivant E — Voilà vrai-
qui est plus que singulier,
Partout des morts ! ment !
C'était lugubre ! « Aimerait-elle cet Indien? »
De tous côtés des cadavres mutilés, défi- Et il fronçait le sourcil. ,,
gurés, découpés, écrasés, brûlés, calcinés, à Lorsqu'il revint, à la tête de la reconnais-
demi ensevelis sous les débris. sance, il vit encore mademoiselle d'Eragny
M. do Lincourt, toujours impassible, grou- s'approcher de Sans-Nez et le questionner.
— Décidément, pensa-t-il. il y a quelque
pa ses cavaliers.
— Vite, dit-il, retranchons-nous. chose.
« L'ennemi pourrait revenir. » « Elle porte un intérêt très-vif à cet
Et il fit entasser en cercle pierres sur Apache. »
pierres. Le comte se rappela dès lors certains dé-
On improvisa un fortin. tails qui l'avaient peu frappé.
Il défendait le sommet de la pente. Il se souvint du bal dans lequel la jeune
Bientôt le colonel parut avec une compa- fille avait dansé avec l'Aigle-Bleu; il se
gnie d'avant-garde et les pionniers qui se rappela plusieurs circonstances où mademoi-
mirent à l'oeuvre. selle d'Eragny avait énergiquement protesté
Un grand retranchement assura le débou- contre les préjugés qui séparaient les Indiens
ché sur les plateaux. des blancs.
Alors les pionniers redescendirent la pente — Oui, se dit-il, au fond de tout cela, il y
pour y tracer un chemin, qui en moins de j a quelque mystère que je saurai percer.
deux heures fut terminé. j Et il appela Sans-Nez.
Avant midi, toute la caravane, wagons et Celui-ci accourut.
canons compris, campait sur les crêtes. Le comte lui offrit un cigare et I'èn>
mena dans sa tente^
Des éclaireurs, envoyés de tous côtés, — Mon cher, lui dit-il après avoir fait ser-
annoncèrent que l'on n'avait aperçu aucun vir des raffràîcbissements, nous avons à
vestige d'Indiens survivants. I causer à coeur ouvert!
Ce comte, alors, avec une compagnie et ! « Vous êtes Parisien, moi aussi, et nous
»es cavaliers, fit le tour des crêtes et il vii \ nous comprendrons. »
296 L'HOMME DE BRONZE

En .fait,, que l'un soit comte et du fau- | JApaches pour elle, m'ont semblé suspects.
bourg. Saint-Honoré, que l'autre soit ouvrier — Et Tomaho ? fit le comte.
et du faubourg Saint-Martin, deUx Parisiens j «Quel rôle joue-t-il ?
seront toujours en certains points et en cer- — Oh! celui-là, dit
Sans-Nez, c'est une
taines choses sur le pied de l'égalité. dupe, j'en réponds.
Il y aura entre eux communion d'idées et il se mit à rire.
de sentiments. — Tomaho, est
voyez-vous, reprit-il,
. Tous deux jugent les femmes de la même loyal, honnête, franc.
façon. « B ne trahira pas, s'il a conscience qu'il
, Tous deux, jugeront du point d'honneur trahit.
de la même manière. « Cependant son amitié pour Rosée-du-
Ni.l!un,ni l'autre, ils ne consentiront à Matin, comme il l'appelle, l'entraînera à faire
être ridicules. quelque sottise.
Le comte et Sans-Nez éprouvaient contre j « Quant à nous vendre, à livrer nos se-
mademoiselle d'Eragny la même indignation. ' crets,
jamais!
i. —. Monsieur le.comte, dit Sans-Nez, je — Vous en êtes sûr, Sans-Nez?
devine ce que vous voulez dire, et je suis — Monsieur le comte, je connais l'homme
de votre avis. comme moi-même..
« D'après moi, cette petite demoiselle à — En résumé, le seul intermédiaire entre
qui vous avez sauvé la vie se. conduit fort l'Aigle-Bleu et mademoiselle d'Eragny; ne
mal, et c'est vexant. ,:•.:>!.. peut être que Tomaho.
— Ne vous y trompez pas! dit vivement « Et il faudrait le surveiller.
le comte. ; — Je m'en charge, dit SansrNez. :
« Entre moi et mademoiselle d?Eràgny, « D'autant plus, que j'ai une revanche à
il n'y a jamais eu que de l'amitié. prendre sur lui.
— Je le sais ! fit Sans-Nez. « Il faut que je me venge un peu de ce
. « Raison de plus pour que sa conduite ne que cette grande brute m'a fait; je lui joue-
soit pas délicate. rai quelques bons tours.
u Tromper un amant, changer de fiancé, — Prenez garde, car tout ceci est Sérieux,
c'est dans les droits d?une femme. Sans-Nez!
« Mais devoir la vie à quelqu'un, être — Sans doute, monsieur le comte ; mais
simplement son ami, le trahir... voilà ce que c'est précisément quand une affaire est sé-
je n'admets pas. rieuse qu'il faut mettre les rieurs de son
v— Vous croyez, Sans-Nez, que la chose ! côté.
irait jusqu'à la trahison ? Le comte, cependant, n'avait pas encore
— Je le crains. pu en prendre son parti.
— A dire vrai, je le redoute aussi. — C'est inouï ! fit-il.
Sans-Nez secouait la tête. « Cette enfant est bien élevée ; elle semble
— Si vous saviez, fit-il, de quel ton, de animée de sentiments délicats ; elle est fort
quel air elle m'a demandé si j'avais vu le ca- distinguée ; et la voilà qui, en un tour de
davre ! valse, devient amoureuse d'un sauvage em-
« Si vous aviez vu rayonner ses yeux, panaché !
— Les femmes sont comme ça ! dit philo-
quand je lui ai annoncé que l'Aigle-Bleu
n'était pas parmi les morts ! sophiquement Sans-Nez en se levant.
« Une fille qui aime comme ça est capa- Et debout, campé, cambré, les bras levés
ble de tout. et arrondis, les doigts jouant des castagnet-
— 11 y a du louche, dit le comte, dans tes, il s'écria :
toute l'histoire du couvent. — Trouvez-moi, monsieur le comte, «a
—- L'arrivée au camp de mademoiselle i gaillard qui ait plus de galbe, plus de chic-,
d'Eragny, reprit Sans-Nez, le respect des i j pius de chien que moi!
LA REINE DES APACHES 297
I^IJ^LL ] j

Bataille au cani}<.

« Un cabotin qui aurait été sifflé à Lander-


y^yJj'^yais juors ma figure, une très-jolie
figure.— neau.
« J'avais des yeux qu'on appelait des mi- « Pour me venger, je lui ai allongé une
roirs à belles filles. si forte raclée à la savate, qu'il n'a pu jouer
« J'avais des façons de costumes épatan- de quinze jours.
ts;;»et des manières de vous enjôler une fille « Alors j'ai pris ses rôles !
étonnantes. « Si vous aviez vu ces succès!... C'était!
« J'étais esbrouffant, quoi ! s'en monter un harem.
« Toutes les ninas étaient toquées de « Et ma mâtine de revenir à quatre pattes
moi. demander pardon.
« Je me suis laissé aimer souvent ; j'ai « Ce qu'elle aimait, ce n'était pas l'homme,
aimé rarement. mais l'acteur. a
« « Enfin, monsieur le comte, la dernière
Chaque fois que cela m'est arrivé, j'ai
été trompé. fois que j'ai été lâché par une femme, c'est
« Et pour pour un pirate de la prairie.
qui?
«Une fois pour un lepero pouilleux qui « Aimer un coquin, un drôle, un bon à
louchait; mais c'était un ruffian qui avait tout faire, ça séduisait cette fille.
des trucs dont les femelles raffolent. « Je me bals avec ce gredin-là ; je le tue.
« Une autre La bande me nomme chef par acclamation,
fois, c'est un acteur qui a
donné dans l'oeil à la donzelle dont je et je fais semblant d'accepter pour voir.
a'étais coiffé. « Ma maîtresse s'est remise à m'adorer
" Quel comme un saint-sacrement.
acteur, monsieur le comte!
LHOMMEDE BRONZE.— 53 LA KEINE DESAPACHES.— 38
298 L'HOMME DE BRONZE

« D'où je conclus que pour être vraiment 1 « Du reste, tôt ou lard, il faudra qu'on
aimé par les femmes, il faut être ruffian, co- apprenne...
médien, ou voleur. « Cette situation do.it se détendre.
<<L'homme qui réunit les trois qualités est « Mon bon Tomaho, consolez-vous.
sûr de ne pas manquer de maîtresses. » « Je ne dois compte de mes actes qu'à
. Sans-Nez, épuisé par ce long monologue, celui qui sera mon mari ; et celui-là sait que
s,;Iua et partit en murmurant : mon coeur est pur.
—- Du chic, du galbe... les femmes, c'est — C'est vrai ! se dit Tomaho.
de la drôle de marchandise... Mêlez et cou- « C'est le mari qui est le juge- »
pez... toujours de la tricherie... Qui ne vole Et il reprit sa sérénité.
pas, en amour, est volé... Mademoiselle d'Eragny lui tendit ses deu..
Le comte riait, mais il résuma les idées de petites mains que le géant serra doucement,
Sans-Nez sur le beau sexp en se disant : tant il craignait de les briser.
— Ce — Mon bon Tomaho, dit la
garçon ne se doute pas que l'histoire jeune fille,
lui donne raison. vous vous doutez, n'est-ce pas, que je suis
« Une reine a aimé Fra-Diavolo, et de dévorée d'inquiétudes?
bandit l'a fait colonel. « Il faut avoir des nouvelles !
« Mandrin a eu des marquises pour maî- • « Pour cela, je m'en rapporte à vous. »
tresses. — Je ferai ce que je pourrai, dit le géant.
« Pas un acteur en vue, à Paris, qui n'ait — Le plus tôt possible.
Une bonne fortune par semaine. — Cette nuit, s'il y a moyen.
« Léo tard a été adoré par des femmes du « L'autre nuit, si je ne réussis pas du pre-
monde. mier coup. »
« Si l'Aigle-Bleu s'exhibait au cirque» on Et Tomaho s'en retourna vers sa tente
se l'arracherait. » . pour retrouver Conception.
Le comte, on le voit, ne croyait pas
beaucoup à l'honneur et à la fidélité des Le géant était tourmenté par une idée qui
femmes. avait surgi fort naturellement dans sa tête
Peut-être avait-il ses raisons pour les après tant d'événements.
juger ainsi. On sait de quel désir tenace il était tour-
menté au sujet de son histoire et de ses re-
Cependant Blanche, inquiète, avait fait lations avec M. de Toïincins.
demander Tomaho. Tous les peuples enfants sont grands ama-
Le géant se présenta bientôt. teurs de récits.
0. semblait triste et préoccupé. En écouter ou en faire les charme.
— Qu'avez-vous donc, mon bon Tomaho? Les Grecs aux temps homériques, les
demanda mademoiselle d'Eragny. Gaulois nos pères, nos paysans d'aujour-
—• Je suis très-malheureux! dit le géant; d'hui, sont grands amateurs d'histoires.
mou coeur est déchiré. Chez les Indiens, c'est une véritable pas-
— sion.
Pourquoi?
— Parce est très-im- Prolixes, beaux diseurs, ils font d'intermi-
que Rosée-du-Matin
prudente. nables et minutieuses descriptions, remon-
« Elle a chargé Sans-Nez de voir si l'Aigle- tant volontiers au déluge, à propos d'un
pi eu était pai'mi les morts. arc qui se brise ou d'un coup de feu extra-
« Sans-Nez est un oiseau, moqueur. ordinaire; plus ils font de hors-d'oeuvre et
« Sans-Nez rit toujours des autres. de dissertations en dehors du sujet, plus
« La réputation de Rosée-du-Matin se ter- l'auditoire indien trouve de talent au narra-
nira. teur.
— Mon ami, dit Blanche, vous avez rai- Et Tomaho s'indignait, lui, si expert on
son. ** Mais si vous saviez... fait de digressions à perte de vue, Toniaho
LA REINE DES APACHES 299

tenu sept heures la tribu des Co- j avec des gestes arrondis et s'inclinant comme
qui avait
manches sous le charme de son récit ; To- il l'avait vu faire à Mélingue devant les du-
maho s'indignait de ce que les trappeurs ne chesses, — madame Tomaho, je dépose a
voulaient pas entendre son histoire. vos pieds mes respectueux hommages et
•Il avait soif et faim de la dire et de la re- cette fleurette qui signifie dans le langage
dire. des fleurs : J'admire votre beauté !
Ainsi sont les poètes qui ont ou des suc- « D'un ami, c'est sans conséquence pour
cès avec leurs Arers. les moeurs, mais c'est sincère : le coeur y est >
Il faut qu'ils les récitent. en plein et des deux mains.
Et personne, personne pour écouter To- « Tomaho est un heureux mortel... Mais
maho. suffit!... je ne veux pas vous faire rougir;
Mais il était marié ; il avait une feïnme ; vous êtes assez rose sans que des compli-
cette femme l'adorait. ments trop vifs fassent monter le fard à vos
Tomaho jugea que sa légitime épouse de- ! joues.
vait apprendre comment il n'était plus ! « J'ai vu beaucoup de femmes, jamais je
grand Cacique d'Araucanie, comment l'in- \ n'en ai rencontré une qui ait autant de char-
lame Orélio de Tounoins l'avait détrôné. ! mes
que vous.
Jusqu'alors la précipitation des événe- « Ce Tomaho!
ments, les occupations d'une nuit de noces, « Quelle veine !
l'explosion, tout enfin s'était opposé à ce « Où est-il donc, le Cacique?
que le géant entreprit, son long récit. « Qu'est-ce qu'il fait?
Mais il avait sept heures devant lui, après « Il n'est pas de service et il n'est pas là,
le repas du soir : de six heures à une heure à vos pieds, comme Hercule aux pieds
du matin! d'Omphale, comme Samson aux ,pieds do
C'était juste le temps qu'il lui fallait pour Dalila!
tout dire. « En voilà un mari sans gêne !
Il devait entreprendre une ronde depuis « Dites donc, madame Tomaho, vous ne
une heure du matin jusqu'au jour, et. il comp- ! doutez pas do mon amitié pour vous, n'est-
tait consacrer la veillée à mettre Conception ' ce
pas, en tout bien tout honneur?
au courant de son passé. j « C'est pour vous dire que Sans-Nez va
Il s'en allait, se frottant les mains avec vous rendre un grand service et vous sau-
joie. ver d'un péril dont vous n'avez pas idée.
Quel succès ! — Sainte Vierge ! s'écria Conception ;
Quel triomphe ! vous m'effrayez, monsieur Sans-Nez!
Qui n'a rêvé de'dire sa vie à une femme — Il y a de quoi !
aimante qui vous écoute la tète sur vos ge- « Vous épousez un géant, un ogre, une
noux; qui vous donne cent baisers; qui espèce de Barbe-Bleue.
applaudit, qui encourage, qui approuve ! « Ma foi ! ça se paie, ces hommes-là ; ça se
Tomaho allait ressentir ces joies... paie cher!
— Tomaho qui a l'air si bon !
lïntre la coupe et les lèvres se glisse par- — Eh ! eh ! un descendant des Caraïbes !
lois le serpent. « Son père mangeait encore de la chair
Quittant le comte, Sans-Nez s'était rendu humaine, et je ne jurerais pas que dans sou
dans latente de Tomaho. enfance il n'en ait pas mangé...
Il y avait trouvé Conception seule. — Monsieur Sans-Nez... c'est épouvan-
Comme Sans-Nez s'était montré charmant table!... J'en suis plus morte que vive !
pour elle au bal, comme le Parisien savait — Chntl fît Sans-Nez.
pratiquer les compliments et les attentions « C'est grave, ce que j'ai à .vous dire, très-
aimables, il était très-bien avec Conception. j grave !
Madame Tomaho, dit Sans-Nez saluant : j « Mais il faut me jurer sur les sacrements,
300 L'HOMME DE BRONZE

les saintes huiles, tout le tremblement de la i eest un tissu de meurtres, d'actes sangui-
sacristie auquel vous croyez, la Vierge, les r
naires et de crimes atroces : il y a du can-
saints, Jésus-Christ et saint Jean-Baptiste, r
nibalisme là-dedans.
que jamais un mot d'indiscrétion ne sortira « Tomaho, voyez-vous, c'est un garçon
de vos lèvres. cque nous avons civilisé.
« Je joue ma vie, voyez-vous! « Si vous l'aviez vu dans les commence-
« Si vous parliez, Tomaho me tuerait, i
ments qu'il était avec nous !...
comme un sauvage qu'il est. « Rien que d'y penser, j'en ai des frissons
— Ah ! vous me faites peur ! s'écria Con- <
dans le dos.
ception sérieusement épouvantée. « Aujoui'd'hui, il sait combien son passé
« B a l'air si bon ! i
est épouvantable.
— Lui ! « Il a des remords qui le tourmentent, dés
« Quand il scalpe un ennemi, il faut voir voix secrètes qui le poussent à raconter ses
ça. forfaits : c'est la conscience qui crie.
— Horreur ! Je l'ai vu ! exclama Conception « Il n'en est plus maître.
qui se souvint de la scène de la pirogue. « Il veut à tout prix raconter sa vie de can-
« Ce n'est que trop vrai ! nibale pour se soulager.
« Monsieur Sans-Nez, je vois que j'ai été « Malheur à qui l'écoute!
bien imprudente ! « Il n'a pas plutôt terminé qu'il se repent,
« Il avait l'air si doux ! et qu'il craint qu'on n'aille répéter sa con-
— Il le sera toujours pour vous, si vous fession; il prend son confident en horreur.
le voulez. « Il est exalté; du reste, par le récit de ses
— Vraiment ! crimes; il est redevenu sauvage; il ne se con-
— Cela dépend' de vous. naît plus; et ça se termine par...
« Mais si vous manquez de fermeté, vous — Monsieur Sans-Nez, je vous devine : il
êtes perdue, chère.madame Tomaho. tue le malheureux ou la malheureuse qui
— Monsieur Sans-Nez, expliquez-vous ! a eu la faiblesse de l'écouter 1
Le malin trappeur baissa la voix, prit une — Il se repent aussitôt! s'écria vivement
pose tragique et dit : Sans-Nez.
— Madame Tomaho !... madame Toma- « Il a bon coeur !
ho !... souvenez-vous de Barbe-Bleue. « Si le sauvage ne reparaissait pas de
« C'est une terrible histoire ! temps en temps...
« La vôtre sera plus terrible encore, si — Monsieur Sans-Nez, jamais Tomaho ne
vous faites une imprudence. me racontera son histoire.
— Mais, monsieur Sans-Nez, éclairez-moi •'. — Ça vous regarde.
vite, je vous en prie ! — Oh !
jamais... jamais !...
tout à coup, s'écria d'un air —
Sans-Nez, Après ça... peut-être qu'étant sa femme
lugubre : légitime... Mais pourtant l'on raconte qu'il a
— Et si le mal était fait ! étranglé sept ou huit de ses maîtresses.
« Je suis en rage rien que d'y penser ! — Monsieur Sans-Nez, je me boucherais
Pauvre femme ! les oreilles avec des fers à repasser rougis
— Vous me faites mourir !
plutôt que d'écouter.
« Parlez donc ! — Ce que je vous en ai dit, madame To-
— Voyons, madame Tomaho, vous a-t-il maho, c'est à cause de l'intérêt que je vous
raconté son histoire ? porte.
— Non, monsieur Sans-Nez; mais je la — Monsieur Sans-Nez, je vous en serai
lui demanderai... toute ma vie reconnaissante.
— Malheureuse! gardez-vous-en bien! ! — Vous me prouverez votre gratitude,
"Vous seriez perdue! madame Tomaho, en vous taisant sur le con-
« Figurez-vous que l'histoire de Tomaho ) seil que je vous ai donné.
LA REINE DES APACHES 301

Je n'en dirai pas un mot. mot sur les couvertures et n'osa dormir jus-
— Au revoir, madame Tomaho! qu'à ce que Tomaho fût parti pour sa rondo,
Monsieur Sans-Nez, au revoir et merci ! tant le géant avait l'air sombre et menaçant
en mordillant son calumet d'ans un coin de
Quand Tomaho rentra, il embrassa sa la tente. -\
femme qui lui fit une mine singulière et Sans-Nez s'était vengé.
Il avait fait perdre
qui lui jeta des regards furtifs. à Tomaho une belle
Tomaho n'y prit garde. occasion de raconter son histoire.
Il pria Conception de lui servir son dîner,
composé, ce jour-là, faute de petit gibier,
CHAPITRE L
d'un sanglier entier.
Il dévora. OUTOMAHO
ET SANS-NEZ
DONNENT
DESLEÇONS
DE
Et Conception songea à ce mot d'ogre AUCOLONEL
TACTIQUE
prononcé par Sans-Nez.
Le géant resta silencieux jusqu'au moment Le géant était commandé pour faire une
de prendre le café. ronde dans la nuit.
Il ruminait son histoire dans sa tête, la di- L'heure venue, il quitta sa tente de fort
visait par chapitres en quelque sorte, se re- méchante humeur.
mémorait les faits. Il jeta un regard furieux sur Conception
Le café servi, il regarda tendrement Con- qui faièait mine de dormir et qui trembla de
ception, et lui dit : frayeur.
— Ma petite antilope chérie, il faut que 11 sortit en murmurant des récriminations
tu saches la vie passée de ton époux, et je que Conception ne comprit point, Tomaho
vais... parlant en araucanien.
Conception se leva et se jeta aux pieds du Pauvre Conception !
géant : Elle se leva, une fois son mari dehors, et
— Tomaho, lui dit-elle les mains elle se promena avec agitation.
jointe?,
que jamais il ne soit question de votre his- — Je l'ai échappé belle ! se disait la
pau-
toire entre nous. vre femme.
« Je vous aime... quoique votre père et « Sans l'avis de ce pauvre M. Sans-Nez,
vous-même... mais c'est passé j et vous êtes auquel je suis bien reconnaissante, vrai-
civilisé maintenant. ment j'étais perdue.
« Mais j'aimerais mieux n'importe quelle « De quelle façon il m'a regardée en me
torture que de vous entendre me faire le ré- quittant ! »
cit de votre existence d'autrefois. » Et Conception se jura que jamais le géant
Tomaho resta stupéfait de celte sortie et ne lui conterait cette terrible histoire du
il secoua ses plumes comme il faisait toujours passé.
quand il était embarrassé.
— Elle aussi ! murmura-t-il. Tomaho, sans se douter du tour que Sans-
« Aucun de ces blancs, .— ni les hommes, Nez lui avait joué, se rendit aux extrêmes
ni les femmes, — ne sait écouter une his- avant-poste».
toire, une très-belle histoire ! A la dernière grand'garde, il trouva le
« C'est bien, madame Tomaho, je garde- colonel.
rai mon récit pour moi, et je le dirai à moi- — Mon cher
Cacique, lui dit celui-ci, nous
même, et aux oiseaux, et aux arbres des fo- avons eu cette idée, qu'à deux mille pas d'ici,
rêts, comme je fais quelquefois. » sur la rivière qui court vers le sud, les Apa-
Sur ce, le géant vexé s'enveloppa dans son ches doivent détacher des bandes qui des-
manteau, au lieu de se coucher, et se mit à cendent ou qui remontent le fleuve.
fumer sa pipe avec rage. « Nous avons établi une forte embuscade
Madame Tomaho s'étendit sans souffler I au-dessous.
302 L'HOMME DE BRONZE

« Si une troupe descend, ou si elle re- I forméo i par des émigrants de ceux qu'il
monte, il faut qu'elle s'arrête en aval ou en iavait engagés lui-même.
amont de la cascade. Ce fut à son tour de se gratter l'oreille et
« Notre , embuscade, bien cachée, forte- i paraître embarrassé.
de
ment retranchée, tient le cours de la rivière M. d'Eragny n'était pas envieux; il ne ja-
à l'abri de rochers imprenables. ]
lousait pas le comte de Lincourt; il ne cher-
« Nous espérons surprendre ainsi des ;chait point à se couvrir, lui, d'Eragny, de
postes indiens. gloire et d'honneur.
« Si ces partis sont très-forts, notre em- Et pourtant il était dévoré du désir de
buscade, qui a deux canons, tirera un signal remporter un succès.
d'alarme. Pourquoi ?
« Nous irons à son secours. Comment expliquer cet ardent désir de
« Avez-vous compris, Cacique ? triompher chez un homme modeste ?
— Oui, colonel, dit Tomaho en C'est que le colonel, chez M. d'Eragny,
grattant
ses plumes. était en opposition avec l'homme.
C'était un signe certain d'embarras et le M. de Lincourt aurait été soldat, n'eût-il
géant était en effet inquiet de savoir pour- porté que l'épaulelte de sous-lieutenant, il
quoi le colonel lui disait tout cela. eût dès lors fait partie de la grande famille
—• Qu'avez- vous , Tomaho? demanda militaire.
M. d'Eragny. M. d'Eragny, quoique supérieur en grade,
— Je ne vois pas bien, fit le géant, eût été enchanté des succès et do l'étonnante
pour
quel motif vous me parlez de cette embus- supériorité de son associé.
cade, colonel. Mais voir réussir dans cette petite cam-
— Mais, Tomaho, c'est afin
que vous n'ai - pagne, réussir par des moyens nouveaux,
liez pas, en faisant votre ronde, donner au étranges, un homme jusqu'alors étranger au
milieu de nos gens. métier des armes, cela bouleversait M. d'Era-
Tomaho se mit à rire :
— Colonel, dit-il, un guerrier comme L'emploi du picrate de potasse l'indignait
moi ne serait pas assez sot pour ne pas s'a- presque.
percevoir qu'une troupe est embusquée quel- Il so laissait aller jusqu'à dire avec dé-
que part. dain :
— Cependant, Cacique, la nuit... — Avec ce beau
sylème, il n'y a plus de
— Un Indien voit les pistes la nuit aussi tactique.
bien que le jour. .« On broie une armée, on l'écrase d'un seul
— Ainsi,Tomaho, à votre avis,les Apaches coup.
ne tomberont pas dans le piège que je leur « Plus de bravoure, plus de manoeuvres,
ai tendu ? plus rien.
« Il l'éventeront. « Un millier de kilogrammes de picrale
— C'est certain. do potasse et c'en est fait de cent mille
« Une embuscade d'hommes blancs no hommes ! »
• Le comte de Lincourt riait et répondait au
prend jamais les hommes rouges.
« Ceux-ci sont trop fins et ils lisent trop colonel :
bien le livre du désert. — Vous éprouvez contre les engins nou-
« Est-ce que jamais un Indien, avance veaux la colère des preux chevaliers contre
sans avoir étudié les pistes? la poudre.
« Je suis sûr qu'aucun trappeur n'a con- « On s*est battu pourtant depuis l'inven-
seillé cette embuscade au colonel et qu'aucun tion des fusils et des canons, on a.été brave
n'en fait partie. » on a eu de bons et de mauvais généraux, °n
C'était vrai. a bien ou mal manoeuvré,
Le colonel avait envoyé là une section i « Mais les chefs de l'armée française, gens
LA REINE DES APACHES 303

— Nous autres,
.];; routine, ne voudront pas étudier les for- î Indiens et trappeurs,
ce; nouvelles, les perfectionnements à in- inous avons des chefs pour conduire les ban-
Lvcduirc dans l'armement. c
des ; mais nous tenons conseil pour éclairer
« Aussi serons-nous battus. .. 1 chefs, qui écoutent toujours un bon avis.
les
— Jamais ! s'écria le colonel. « Tu n>es pas sage en refusant celui que
— Vous verrez ! disait le comte. j te donne.
je
Ces petites querelles expliquent com- « Ton embuscade ne sert à rien.
niiv.il le colonel eu était venu à prendre « On n'empêche pas, dans la prairie, les
:.ir lui de tendre un petit piège aux : Indiens
] d'aller où ils veulent autour d'une
' caravane.
i
Apaches.
11 voulait se montrer capable, lui aussi, j « Tout ce qui est envoyé loin du camp af-
l'obtenir un succès. i faiblit
: le camp et risque la mort. *
Et voilà que Tomaho lui prouvait bon- j « Ton embuscade peut être attaquée et il
ncment que son piège était fait de ficelles < faudra marcher vers elle pour la sauver des
grossières et ne réussirait pas. ! Apaches.
Tomaho, sans malice, crut rendre un ser- « Il vaudrait mieux, si nos ennemis atta-
vice au colonel en lui disant : quent, être tous ensemble.
— Si vous voulez, je dirai à l'embuscade « Lorsque les jaguars cernent un troupeau
de se retirer. de bisons, les mâles et les femelles forment
« Elle rejoindra le camp. un grand cercle, cornes dehors, et les ja-
'— Non pas ! dit le colonel froissé. guars ne peuvent tomber sur un bison sans
« Cette embuscade éventée par vos dam- que le voisin n'encorne celui qui est sur le
nés Peaux-Rouges n'en coupera pas moins dos do son camarade.
le cours de la rivière.- » « Les bisons sont fins. i
El M. d'Eragny, enchanté d'avoir trouvé « Toi, tu crois être plus fin que les bêles,
celte belle raison pour justifier son idée, se et tu te repentiras. »
frisa, la moustache. Sur ce, Tomaho s'en alla majestueuse-
Mais Tomaho lit observer avec un grand mont et méprisant fort le colonel.
sang-froid : Celui-ci mâchonnait son cigare avec une
— Le cours de la rivière est tout inter- colère mal contenue.
' —
cepté par la cascade. Quels soldats ! disait-il.
Réflexion qui démonta le colonel, et dont « Pas de discipline !
il fut frès-vexé. « Commandez donc quelque chose de sé-

Cacique, dit-il, qui donc commande ici, rieux à ces gens-là !»
je vous prie? Il sacrait, jurait; mais il était très-in-
— Le comte de Lincourt ! dit Tomaho avec
quiet au fond.
un grand flegme: Malgré l'orgueil de métier, les arguments
— Et moi, son associé, ne
suis-je donc du Cacique l'avaient frappé, et une voix in-
rien? térieure lui criait que Tomaho avait raison.
— Il ne
peut y avoir deux chefs, dit To- Mais l'amour-propre l'emporta.
maho flegmatiquement. Il ne fit point rappeler cette embuscade.

Enfin, je vous suis supérieur!
Le colonel devenait cassant ; il cherchait Tomaho s'enfonça dans la prairie.
querelle à cet excellent Cacique, qui, lui, se Le colonel vil pendant quelque temps la
demandait quelle mouche piquait M. d'Era- | haute silhouette du colosse se dresser dans
gny. | l'ombre; tout à coup elle disparut.
Cessant donc tout à coup de lui donner du \ M. d'Eragny cependant résolut de se ren-
vous, redevenant ludion, homme des prai- dre à F embuscade.
le Cacique dit lentement, nettement, j Malgré lui, il éprouvait une anxiété contre
|'lcs>
^couiquement.: i laquelle il luttait en vain»
304 L'HOMME DE BRONZE

11 pensa qu'en cas d'attaque, lui présent, \ « Ma compagnie se trouve très-affaiblie et


l'embuscade ne pourrait être forcée par les :
réduite à rien. »
Indiens. C'était en effet dans la compagnie de
.11 résolut d'aller en prendre le comman- ]Sans-Nez que M. d'Eragny avait pris la sec-
dément. 1tion d'embuscade et l'escouade d'escorte.
Mais il fallait traverser un espace de deux —
Capitaine, dit sévèrement M. d'Eragny,
kilomètres. vous prenez un ton d'autorité que je ne sau-
)' Le colonel n'était pas homme à ramper rais supporter.
dans les broussailles. , — Et vous faites des choses insensées, co-
C'était indigne de lui. lonel, c'est moi qui vous le dis, moi Sans-
'
Mais, d'autre part, il y avait danger de Nez, qui sans me vanter connais la guerre
rencontrer un .parti de Peaux-Rouges^ indienne.
- Le colonel aurait dû s'adresser à quelque « A mille pas d'ici, vous et vos dix hom-
trappeur. mes serez'enlevés.
Celui-ci aurait servi de guide et eût con- — Il faudrait pour cela une centaine
duit son chef à l'embuscade en passant à tra- dlndiens... et encore! fit le colonel d'un ait
vers les bandes indiennes dont il eût reconnu de mépris.
la présence et la position. « Rentrez au camp, capitaine.
Mais le colonel avait pris en grippe les « A mon retour, j'aviserai sur la façon
chasseurs. ' ; dont il convient que je punisse vos imper-
Ceux-ci, qui étaient fort disciplinés en ce tinences; allez, monsieur! »
sens qu'ils exécutaient avec mi merveilleux Sans-Nez haussa les épaules.
ensemble les résolutions prises, qu'ils obéis- Un moment il eut la pensée d'aller pré-
saient au chef choisi par eux, semblaient'au venir le comte.
contraire à M. d'Eragny des hommes dont Mais Sans-Nez était vindicatif.
on ne pouvait rien obtenir. — Ces émigrants, dit-il, jalousent les
Il ne leur demandait que très-rarement trappeurs.
. des choses raisonnables. j! « De plus, ils ont l'air de n'avoir confiance
Lorsqu'il donnait une consigne à un tràp- ji qu'en cette vieille culotte de peau.
peur, celui-ci ne manquait pas d'en démon- « Que ces Indiens scalpent ces b -là,
trer les absurdités. je m'en f... »
Et le colonel d'Eragny avait fini par s'a- Puis, faisant des grâces, jouant des cas-
dresser, de parti-pris, aux émigrants, plus tagnettes, il dit gaiement :
dociles et moins expérimentés. — Avant vingt minutes, le colonel verra
En cette circonstance, il ne manqua pas à que pour un capitaine chic et galbé, je suis
ses habitudes. galbé et chiqué.
— Une escouade pour m'accompagner ! « Ah! il veut régler mon compte! Les In-
demanda-t-il à un sous-lieutenant. diens vont régler le sien.
« Donnez-moi de mes hommes à moi. » « Et dire que ça commandait un régiment
L'officier obéit. de cavalerie!
M. d'Eragny avec une douzaine de ses « Un sachem apache, à la tête de ccnl
émigrants, bien armés, quittait le camp et guerriers à cheval, vous aurait brossé ce ré-
s'enfonçait dans la prairie, quand Sans-Nez giment-là haut la patte. ».
parut soudain. i Cependant le colonel, à distance, dit »
— Colonel, dit-il résolument, vous m'avez , l'escouade :
j
pris une section que vous avez envoyée je i ; — Vous avez entendu, mes enfants ! L'o"
no sais où avec deux canons. nous met au défi,
Voilà que vous me prenez une escouade s « Il faut arriver à l'embuscade.
pour vous en aller quelque part encore. « De la prudence et du calme 1
LA REINE DES APACHES

Combat à l'embuscade.

\<5/La,^jwn^a la délente, marchons avec \ qui marchait en tête sentit une corde tom-
défiance:-*) | ber rudement sur son cou, s'enrouler et le
Et le colonel s'avança à pas lents en tète suffoquer.
de sa troupe. C'était un lasso qui l'étranglait.
Rien dans la nuit. Il eut le temps de crier : Feu !
Silence complet! Deux hommes seulement purent tirer.
Pas de lune. Tous les autres avaient été lacés avarii
Les brins d'herbes sèches et les cailloux d'avoir pu décharger leurs armes. .
criaient sous les pas de l'escorte j et les Le colonel vit bondir une troupe de vingt
faibles bruits retentissaient au loin en raison Indiens environ.
du calme absolu. Que faire?
Le colonel aurait dû trouver étrange, Toute l'escorte s'étranglait à chaque mou-
comme le lui dit plus tard Tomaho, de n'en- vement de dégagement.
tendre aucun cri de hulotte, aucun hurle- Mais à peine les Apaches avaient-ils surgi
ment de fauves. ombre géante se dressa au milieu
qu'une
Cela devait prouver que des bandes in- d'eux et l'on vit tomber autour de cette
diennes assez fortes circulaient entre le forme colossale une dizaine d'Indiens.
camp et l'embuscade. C'était Tomaho qui venait au secours du
Les bêtes fauves
fuyaient l'homme. i colonel.
Après un millier de pas, dans un certain Cependant les Apaches, remis de leur sur-
endroit couvert de broussailles, le colonel prise, jouèrent du fusil.
L'HOMMESE BRONZE.— 54 LA REINE DES APACHE»-— 39
806 L'HOMME DE BRONZE

Ils tirèrent sur le Cacique qui les assom- Mais Sans-Nez ne pouvait répoudre, étant
mait à coups de crosse de son énorme fusil dans un accès d'hilarité dont on n'est
pas
de rempart. . maître.
Mais Tomaho riposta au feu des Apaches Le colonel se demandait s'il n'allait pas
avec ses armes. casser la tête à cet insolent ; M. d'Eragny en
Oh Sait qu'il portait autour de sa ceinture était arrivé à ce degré de colère où l'on com-
Un arsenal de revolvers; il en déchargea met sottises et injustices.
quatre et les Indiens s'enfuirent, lâchant pied . Mais-un trappeur parla bas à l'oreille do
devant ce colosse. Sans-Nez.
Tomaho avait cinq blessures, mais ce n'é- Gelui-ci se tut et se coucha sur-le-champ,
taient pour lui que des égratignures, les La tête contre terre, il écouta.
balles étant, dans ses muscles énormes, de Se relevant aussitôt :
simples grains de plomb, — Colonel, dit-il, à voix
basse, nous
Le géant, voyant les Apaches en fuite, se sommes une trentaine d'hommes.
mit à rire, « Entre nous et l'embuscade, il y a plus
— Och ! dit-il, les
coyotes ont fui de- de trois cents Apaches.
vant le lion. « Entre nous et le camp, il y en a plus dq
Et il rechargea ses armes. mille, j'en, suis certain.
Le colonel et ses hommes se relevaient un H Les deux troupes marchent sur nous.
à un et se débarrassaient des lassos; M. d'E- « Où voulez-vous aller?
ragny aurait souhaité être mort après cette « Est-ce à l'embuscade?
scène humiliante. « Est-ce au camp?
Il s'attendait à ce que Tomaho triomphe- .—A l'embuscade, mordieu! dit le colonel
rait insolemment. les dents serrées.
. Le géant avait simplement étendu le doigt « Marchons!
dans la direction-du camp et U avait dit au « Quand nous serons à portée, nous ferons
colonel : / une trouée à la baïonnette.
— Il vous vient du renfort ! — Et si moi, Sans-Nez,
qui vous fais l'ef-
Puis, ses armes rechargées, sans s'inquié- fet d'un polisson de capitaine, je vous con-
ter des cinq plaies qui trouaient ses chairs, duisais à l'embuscade sans tirer un coup de
Tomaho était çeparti. feu, sans perdre un homme !
Le colonel fut encore plus humilié de cette « Cela ne vaudrait-il pas mieux que de
attitude que de celle qu'il s'attendait à voir charger bêtement ?...
prendre au Cacique. — Capilaine !...
Mais avant qu'il eût réfléchi, une troupe — Colonel, dix secondes de retard et il
était sur lui. ne sera plus temps.
C'était le reste de la compagnie de Sans- Puis, se tournant vers ses hommes, Sans-
Nez amenée par lui. N sz leur dit :
Le Parisien, goguenard, vit le dernier — Attention !
homme coupant son lasso et il se prit à « Tous, faites comme moi. »
rire : , H planta sa baguette de fusil à terre, ôla
— Ah! ah ! dit-il, il sa blouse de chasse et la plaça sur la ba-
paraît que j'avais rai-
;son. guette qu'il couronna de sa coiffure.
« On vous a lacés ! » Et il dit encore :
Et il se tapait sur les cuisses sans aucune —r Tonnerre de Dieu! dépêchez-vous ! Tous
dignité, riant de tout coeur et à plein gosier. comme moi, tous l
, Le colonel; s'en indigna, On se hâta.
— Monsieur, dit-il, on ne se sent Alors Sans-Nez se mit à ramper, et on le
pas d'or-
dinaire: si joyeux du péril encouru par des suivit.
compagnons d'armes, . On allait à la file.
LA REINE ,DES APACHES 307

De temps à autre Sans-Nez écoutait, puis 11 jugea que l'Ours-Gris avait assez d'a-

reprenait sa marche. vance, et il se mit en roule au pas relevé,


Ii entendait distinctement, lui, chasseur, le emmenant son monde.
d'A- Le colonel se trouvait, par la force des
bruit de la marche des deux troupes
choses, démonté de son commandement, et
paches.
L'une venait de l'ouest, l'autre de l'est, et faisait piètre figure.
mies se rapprochaient, marchant l'une vers Il ne lui venait cependant pas à l'idée de
l'autre. protester en ce moment.
Elles comptaient envelopper le détache- Tout à coup l'on vit quatre cadavres d'A-
ment qui avait failli être lacé et que Tomaho paches.
avait délivré. Sans-Nez les regarda et dit sans s'être
Prévenus par les fugitifs de la position de arrêté :
ce détachement, les sachems apaches avaient — Bon! Tomaho est devant nous.
le plan « C'est un poste qu'il a assommé. »
improvisé avec une grande habileté
Un peu plus loin, dix hommes jonchaient
qui s'exécutait.
Le colonel, qui fermait la marche et qui • le sol.
maugréait d'être obligé de ramper, se retour- Cette fois, Sans-Nez s'arrêta- et dit encore
nait de temps en temps. à voix basse :
A trente mètres du trompe-l'oeil — L'Ours-Gris et Tomaho sont ensemble ;
imaginé
il fut frappé de l'effet qu'il ils ont surpris ce détachement!
par Sans-Nez,
« Voilà le poing de Tomaho et le couteau
produisait.
— On dirait d'un détachement, pensa-t-il ; de l'Ours-Gris. »
mais c'est un tour d'enfant, indigne de vrais Il repartit.
soldais. Mais, à quelque dislance, un grognement
Et il conclut : d'ours l'arrêta. . f
— Ce n'est Sur un signe, tout le monde se coucha,
pas la guerre, cela !
et l'Ours-Gris avec Tomaho vinrent en ram-
Guerre ou non, le détachement n'en fit pant tenir conseil.
un millier de — Qu'y a-t-il? demanda Sàns-Nez.
pas moins sans encombre
— Entre nous et l'embuscade, les Indiens
pas dans le sens dû sud ; ce qui le mit hors
d'atteinte do l'étreinte des deux troupes ont laissé deux cents hommes qui veillent
marchant d'est à ouest, l'une vers l'autre. pour empêcher la section de quitter les ro-
Sans-Nez qui étudiait tous les bruits, se chers pendant que-le gros des Indiens atta-
releva. quera notre camp.
Derrière lui, tout le monde. — Le camp va donc être attaqué? demanda
— A l'embuscade! dit-il. le colonel avec anxiété.
« L'Ours-Cris, — Oui, dit Sans-Nez.
prends lès devants.
11S'il y a péril, grogne. « De ce côté, il sera assailli par un millier
« Je reconnaîtrai ton cri. » d'hommes.
Le trappeur que l'on appelait l'Ours-Gris. « Qui sait combien d'Apaches sont sur les
'"hargeaun camarade de son fusil, et ne pre- autres faces du bivac ! »
nant que son revolver et son couteau, il se Le colonel comprit la faute qu'il avait
mit à ramper avec une rapidité extraordi- commise.
naire qui frappa les émigrants d'étonnement. Il privait le camp d'une compagnie en-
Sans-Nez leur dit à voix basse : tière.
— Voilà ce Chose étrange !
que votti? devriez savoir faire
tous comme nous autres. Du petit au grand, les officiers français
« Nous venons de marcher comme des étaient pris de la manie du détachement.
tortues, et cîest du retard.. Ce que le colonel avait fait, on le refit sur
« Enfin, on le temps perdu. » une grande échelle à l'armée du Rhin en 1870.
rattrapera
308 L'HOMME DE BRONZE

Nous fûmes battus par fractions. j les


; manteaux de guerre et les armes des
'
Quand la décadence s'empare d'une nation, Indiens morts.
elle souffle partout un esprit d'aveuglement Les trappeurs et quelques émigrants, sur
qui égare les pius élevés comme les moin- l'ordre de Sans-Nez, se déguisèrent en Peaux-
dres. Rouges ; puis le capitaine fit placer le reste
de sa troupe sur une file et les faux Indiens
Cepenaant on entendait le bruit d'une fu- formèrent une haie comme s'il se fût agi de
sillade. prisonniers à conduire.
Sans-Nez se frotta les mains et se mit à Dans cet ordre, avec injonction aux faux
rire. prisonniers de tenir leurs mains croisées der-
— Ils tirent sur nos
chapeaux ! dit-il. Ça rière le dos, on avança.
va bien. Tomaho se dissimula à cause de sa sta-
« Ils n'osent pas avancer, craignant quel- ture.
que piège. Le colonel, qui avait un costume plus
« Cette fusillade avertira le camp et le
voyant et plus riche que les autres chas-
, comte prendra ses mesures. » seurs, fut mis en tête des prisonniers, quel-
Le colonel se rassura quelque peu sur les que répugnance qu'il en eût.
conséquences de sa faute. — Les sauvages, dit Sans-Nez, ont l'oeil
Mais il se préoccupait do l'embuscade. très-fin, très-subtil.
Sans-Nez qui, nous l'avons dit, avait la . « Croyez que tous vous connaissent et que
réputation d'être le plus roué des chasseurs votre chapeau à plumes d'aigle vousferadis
de la prairie, dit tout à coup en se frappant tinguer, même la nuit.
le front : « Ils vont concevoir de votre prise une
— J'ai mon idée.
joie folle.
Et il donna des ordres à Tomaho et à — Soit ! dit le colonel.
l'Ours-Gris. Et il se résigna.
Ceux-ci partirent.
En leur absence, le colonel, qui entendait On fil sept ou huit cents pas et l'on entre-
toujours la fusillade, dit à Sans-Nez qui vit les Indiens, au nombre de deux cents
jouait joyeusement des castagnettes : environ, barrant le chemin de la rivière et
— Le feu continue !
regardant du côté où venait la troupe.
— Parbleu ! fit Sans-Nez. Mais ce qu'avait prévu-Sans-Nez arriva.
« Vous ne connaissez donc pas les In- Un cri d'oiseau-huppe ayant retenti,
diens, surtout les Apaches. l'Ours-Grisy répondit en houhoulant comme
« Ces gens-là sont, en ce moment, con- un hibou.
vaincus que nos chapeaux couvrent des Puis il cria en apache :
têtes rusées de trappeurs qui leur tendent — Que les coeurs de mes frères soient cri
une embûche, et qui ne répondent pas à la grande joie!
fusillade pour les encourager à avancer. « Nous amenons quinze prisonniers cl
— Alors le comte saura se mettre en avec eux le chef à la plume d'aigle ! »
garde, dit le colonel. j Alors la troupe poussa un hurrah et s'é-
— Le comte, dit Sans-Nez, c'est un ma- lança joyeusement pour voir les captifs.
lin. C'est ce que Sans-Nez attendait.
« Il en sait plus long que moi et que vous, — Attention ! dit-il.
colonel. » « Du revolver, rien que du revolver!
M. d'Eragny sentit l'épi gramme et ne la « Ensuite au couteau et passons ! »
releva pas. On se tint prêt.
Mais il souffrait cruellement. ! Quand la bande fut compacte, s'exclaniant
Cependant Tomaho et l'Ours-Gris revin- i autour des captifs, les uns criant avec ce-
rent avec des paquets volumineux ; c'étaient j thousiasme :
LA REINE DES APACHES 309

— Le grand chef est pris ! Le colonel se sentait enlever le comman-


Les autres demandant : dement.
— Le camp est-il à nos frères? . Les trappeurs, cependant, après avoir ri
Tous brandissant leurs fusils... du tour joué à l'ennemi, écoutaient les bruits
Quand les poitrines enfin furent à portée, d'attaque contre le camp. \
îans-Nez dit : La lutte semblait acharnée.
— Feu! Elle cessa à l'aube.
Aussitôt chacun saisit ses revolvers et tira En ce moment, on vit Tomaho quitter
dans le tas. l'embuscade.
Cinq balles par homme, sur une masse! Il allait, disait-il, en avant, pour avoir des
Pareil tir fit une trouée sanglante et large. nouvelles.
Le détachement se jeta tête basse à travers Quelques instants après le départ du Caci-
la brèche. que, on aperçut une pirogue descendant la
En un clin d'oeil il gagna les rochers et la rivière.
cascade en criant : Sur cette barque était un homme vêtu à la
— Ne tirez pas! mexicaine.
« Nous sommes trappeurs ! » Deux Indiens pagayaient et conduisaient
Et Sans-Nez dominait les voix, même l'esquif, qui disparut descendant la rivière
celle de Tomaho, en criant sur un ton aigu * avec rapidité.
— C'est moi, Sans-Nez ! Les trappeurs remarquèrent que cet homme
« Pas de blagues! s... n... deD...! avait l'air profondément sombre et abattu.
« Ne tirez pas ! » (Voir nos deux gravures : l'une représen-
Si bien que la section d'embuscade recon- tant l'embuscade ; l'autre la pirogue.)
nut le Parisien, comprit que ce n'était pas
un piège et cessa le feu qu'elle avait com-
mencé.
CHAPITRE Ll
Les Apaches firent deux décharges inutiles,
quand ils revinrent de leur surprise.
Le LESDEUXFRÈRES
détachement était provisoirement
sauvé. -
Pas un homme n'était blessé, comme l'a- Les événements que nous avons à racon-
vait dit Sans-Nez. • ter sont multiples et simultanés.
Le colonel ne pouvait s'empêcher de con- Aussi, pour raconter ce qui se passa chez
stater l'habileté du capitaine. les Apaches, faut-il revenir sur nos pas et
Celui-ci lui dit en riant : parler de la panique qui les saisit après l'ex-
— Eh bien ! colonel...
plosion du picrate de potasse.
« Pour un capitaine chic et galbé, suis-je Pour qui connaît le caractère indien, cette
galbé et ai-je du chic? catastrophe devait produire sur les Peaux-
— Tout ce *
que vous voudrez, Sans-Nez, Rouges un effet désastreux.
dit M. d'Eragny. La tribu fut frappée de terreur.
« Mais ce n'est pas la guerre. Partout postes, bivaçs, détachements pri-
« Si vous aviez affaire à des rent la fuite.
troupes régu-
lières, mon ami... La déroute fut complète...
— ... Je leur en ferais voir de n'étant point poursuivis,
plus drôles Cependant, les
que ça! dit Sans-Nez. détachements s'arrêtèrent et l'armée se
« Toutes les nuits un poste, et rallia.
j'enièverais
les dimanches un
camp. » On fit le dénombrement.
Et sans plus s'occuper de M. d'Eragny, Deux mille hommes avaient perdu la vie...
Sans-Nez disposa sa compagnie.
^en était fait. Trois heures plus tard, deux hommes se
310 L'HOMME DE BRONZÉ

rencontraient dans une forêt sombre à quel- « La tribu reprendra confiance.


ques milles du camp apache. « Je lui ferai croire que les flammes
qui
Tous deux étaient entrés dans le bois à nous ont dévorés n'étaient point allumées
pied parmi point différent ; tous deux avaient par les trappeurs ;
laisse un cheval à l'entrée des massifs épais. « Que le
Grand-Esprit lui-même les avait
• Les deux étaient noirs et ils fait sortir de terre contre nous, parce que
mustangs
avaient au front une étoile blanche. nous n'étions pas purs, parce que nous avions
Les,deux hommes se ressemblaient au besoin d'un châtiment, parce que les anciens
point qu'à l'aspect de l'un ou de l'autre on autels n'ont pas été arrosés du sang des
se fût cru en présence de l'Aigle-Bleu. vierges et des jeunes hommes.
Deux jumeaux ne se ressemblent pas plus « On me croira.
complètement « Quand les hommes-médecine disent de
A côté l'un de l'autre, à peine pouvait-on ces choses, on les croit.
constater quelques différences de taille et de « Alors, cette nuit, j'attaquerai le camp
regard. de notre ennemi.
Celui qui était arrivé le dernier dit en ten- — Malheureux, dit le Sauveur, tu seras
dant la main à l'autre ; vaincu!
— Frère, tu es triste; — Je le sais.
« Frère, ton coeur a-t-il du fiel contre moi ? — Tu feras exterminer les
guerriers.
— Mon coetir t'aime! dit le — Je le sais.
premier des
Indiens — C'est odieux!
« Mais l'Aigle-Bleu Sera maudit par tous — Non, c'estbeàu, c'est grand, c'est bien.
les siens. » « Je sens que les hommes blancs nous
Celui qui venait de parler était donc bien vaincront toujours.
le farouche guerrier que nous avons vu au « Je sens que toi, qui es allé étudier leurs
début de notre oeuvre combattre contre M. de secrets, lu ne les connais pas.
Lincourt. « Je sens que la race est perdue, condam-
Quel était l'autre? née pour toujours.
Le Sauveur. « Ils viendront bientôt, les hommes blancs,
— Je donnerai, dit celui-ci, une éclatante nombreux comme les bisons qui émigrent et
victoire à mon frère. couvrent la terre.
« Son nom sera béni. » « Ils auront des poudres inconnues, des
L'Aigle-Bleu leva la main en signe de canons mystérieux.
protestation et dit : « Ils feront ce qu'ils ont fait du nord nu
— Je n'ai
plus confiance. sud de l'Amérique.
« Je sens que notre ennemi est plus fort « Ils nous asserviront Ou ils nous exter-
que toi. mineront.
« Il sait dqs forcés mystérieuses et ter- « Nous ne serons plus un peuple, une
ribles auxquelles rien né résiste. race, des hommes...
,— Je les sais aussi. n Mes yeux ne verront pas cela.
r — Pourquoi mon frère ne lés « Mes yeux se fermeront cette nuit.
emplôie-t-il
donc pas? —- Tu as le droit, si tu n'as
plus la foi, de
— L'heure n'est
pas venue. chercher la mort.
— Elle ne viendra « Tu n'as pas celui de conduire les guer-
jamais.
« Et moi, l'Aigle-Bleu,; je Veux mourir riers à un nouveau désastre.
cette nuit. — Je voudrais
que toute ma nation périt
« J'assemblerai les guerriers, je leur dirai d'un seul coup, cette nuit, avec moi! s'écria
que si nous avons été vaincus c'est parce que l'Aigle-Bleu.
le sacrifice humain n'a pas été fait et je le « Ceux qui survivront.seront avilis. »
ferai faire. Rien ne saurait rendre l'indomptable éner-
LA REINE DES APACHES 311

crje avec laquelle l'Aigle-Bleu prononça ces Lès interrogations de l'Aigle-Bleu étaient
mots. devenues pressantes.
Cet orgueil immense était blessé à ja- Sa voix haletait.
mais. La sueur perlait à sou front,
Les hommes de cette treirïpe ne survivent H y avait une tempête dans cette poi-
pas à la honte. trine,
il reprit : L'Aigle-Bleu avait toutes les impétuosités
— J'étais déjà vaincu, vaincu parce Fran- irrésistibles des natures primitives, tous les '

çais. élans sauvages d'un Apache.


« Il m'avait blessé et épargné. Il haïssait mortellement les blancs et il était
« Si, à ce moment, je ne t'avais pas aU l'ennemi implacable de tout ce qui venait
tondu, espérant de toi des victoires écla- d'eux.
tantes, je ne vivrais plus depuis longtemps., Il avait horreur de la civilisation,
« Mais vaincu dans ma personne, vaincu Pour lui, civiliser les Indiens, c'était les
dans ma tribu, vaincu dans toi, c'est trop et abâtardir.
c'est fini. » De plus, il avait une rigidité de principes et
Puis, avec un geste de suprême et irrévo- de logique inflexible.
cable résolution : Cent fois il avait dit :
— Je le jure ! dit-il. — J'aurais un fils, il vivrait la vie des
Le Sauveur aurait voulu arrêter ces pa- blancs, je le tuerais.
roles sur les lèvres de son frère, mais il n'y En Amérique, on a surnommé l'Aigle-Bleu
réussit point. le Dernier des Apaches.
Alors, avec non moins d'énergie que lui, Il incarnait la race.
il s'écria : Aucun lien de parenté, d'amitié ne pouvait
— Le combat n'aura
pas lieu ; moi aussi, arrêter mi pareil homme dans une Résolution
je le jure. prise.
Un éclair sinistre passa dans les yeux de Toutefois, malgré la colère violente, ter-
l'Aigle-Bleu. rible qui l'animait, il demanda encore à son
Mais ce ne fut qu'une lueur fulgurante frère :
dans un ciel sombre. — Tu vas
peser tes paroles au poids lourd
— Frère, dit-il, lu devrais mourir en frère de la conscience.
avec moi. « Ne me trompe pas.
— Mais, insensé,
j'ai la victoire en mes « Tout ce que tu viens de me dire est^il la
mains. vérité ?
« Nous aurons un triomphe, — Oui, dit le Sauveur.
— Ouvre donc ces mains A cette affirmation, avant qu'il eût pu se
qui tiennent le
succès. mettre en défense, le Sauveur fut lacé par
« Dis-moi ce que tu espères. une foudroyante attaque de son frère, qui
« Jamais tu ne m'as confié tes secrets. avait préparé son lasso.
« Je sais que tu as fait Co fut si prompt, si rapide, que l'éclair spol
par des moyens
extraordinaires briller les signes et les pro- donne l'idée de cette prodigieuse impétuo-
diges aux yeux d'un million d'Indiens. sité.
« Mais connais-tu ces poudres Maître de son frère, rAigleJïleu
qui font le gar-
sauter les montagnes? rotta et le bâillonna.
"- Je les connais,
Après avoir pris ces précautions, il le char-
— Peux-tu exterminer les chasseurs ? gea sur ses épaules et le porta sous bois,-
— Je le . vers une grotte,
pourrais,
— Le dès le - Cette espèce de repaire, creusé au flanc
pouvais-tu hier, avant-hier,
début? d'un rocher, avait une entrée assez spacieuse
— Je le
pouvais! J dominée par un bloc qui surplombai t ; V,Aigle-
312 L'HOMME DE BRONZE

Bleu, se courbant, entra portant son fardeau j fant ; des chiens qui naîtront d'elle, je n'ai
qu'il posa sur le Sable. nul souci ; ils ne seront pas à nous.
Calme alors, déterminé, mais les dents « Mais, comme toi, elle est pervertie.
serrées et s'entre-choquant à chaque mot, la « Ton idée, je l'ai vue dans ton cerveau
voix rauque et gutturale, il dit : et je la sais. •'""'•
— Je.t'ai bâillonné, parce que je ne veux « Tu voulais, non pas vaincre les blancs,
pas t'entendre. mais nous faire blancs.
« Tu me tromperais. « Tu parlais d'empires à fonder.
«.Ta parole est charmante, elle tinte comme « J'ai vu qu'il ne s'agissait pas de non?
une pluie d'acier. rendre nos territoires de chasse, après l'ex-
« Je l'ai trop écoutée. termination des blancs.-
« Je sais tes secrets. « Tu voulais que nos nations eussent,
« Tu aimes la fille du colonel, Rosée-du- comme les Visages-Pâles, des villes; des na-
Matin. vires, des armées de soldats.
« Au lieu que cette femme soit ton esclave « Ce n'est pas le; salut de la race rouge,
cela ; c'est son esclavage.
soumise, comme il convient, tu es le sien, toi,
« Ce n'est pas.ce que veut l'homme rouge ;
guerrier apacbe.
« Tu épargnes les ; chasseurs pour ne pas c'est ce qu'il repousse.
« L'espace sur de grandes terres, la vie
causer une larme à cette fille maudite qui t'a
des chasseurs, ses plaines qu'on lui a volées,
perdu. la ruine dés villes fondées sur son sol, l'a-
« Les blancs nous tuent et tu ne veux pas
néantissement des blancs, les prairies de ses
les tuer.
« Tu es criminel. . pères, voilà ce que veut l'Indien, ce qu'il te
« Le sang de deux mille des. nôtres ap- . demandait.
« Mais recevoir la civilisation de tes mains,
pelle le tien. c est ce que nous ne voulons pas.
« Leurs chairs palpiteront toute cette nuit
« C'est pire que la mort.
sous la dent des coyotes.
« C'est la servitude, c'est la dégradation.
« Chaque lambeau demande vengeance;
« Que les blancs vivent ainsi, c'est dans
je te le dis, tu mourras. leur sang pâle, dans leurrace, dans leur peau
« Si tu avais compris ton crime, tu serais
blanche, dans leur veines bleues, dans leurs
venu là tomber près de moi et mon coeur fra-
os tendres.
ternel t'aurait pardonné. « Ils prospèrent ainsi.
« Mais je devine que tu veux vivre pour « Mais nos frères, soumis à cette vie par
cette fille.
eux, meurent peu à peu.
« Cela ne sera pas. « Et la race recevrait de tes mains ce que
« Cette lâcheté ne sera jamais reprochée
i son instinct lui fait repousser quand les blancs
à mon frère.
I le lui offrent!
« La vie va se fermer pour toi. » « Non, jamais !
L'Aigle-Bleu s'arrêta, puis reprit avec « Nous allons mourir,
plus de puissance encore : « Tu mourras.
— J'ai chei'ché à pénétrer tes « Il le faut.
pensées.
« Toi comme la reine, vous êtes envahis par « Ma main ne te frappera pas; mais tu
ce que les blancs appellent la civilisation, ce vas rester ici, garrotté, bâillonné; la pierre
que je nomme, moi, la lèpre. se fermera sur toi comme une porte de ton*-
« C'est fini. beau chrétien.
« Qu'elle vive ! c'est une femme, rien, « Moi, je vais à mes funérailles et à celles
moins que rien. 1 de ma nation. »
« La femme reçoit la vie, la rend, mais | Une sorte de sanglot étouffa la voix de
ne communique pas le sang delà race à l'en- j l'Aigle-Bleu.
LA REINE DES APACHES /
(^ S^j^^Y J*13

Attaque du camp.

Mais sà^rSsMiîtiort ne chancela pas un seul point, leur imprime une oscillation et auçttn;-
instant. . . -. calcul d'ingénieur ne parvient à produire
11 avait tout dit. les mêmes effets.
Juge, il avait jugé. La grotte était close à jamais.
Bourreau, il exécuta. Le Sauveur, ce héros d'une rénovation qui
Le fratricide ne l'arrêtait point. fut un rêve sublime, allait mourir de faim et
de soif.
Il sortit sans hésiter.
Une fois hors de la grotte, il monta sur le
CHAPITRE LU
sommet, toucha le bloc surplombant à un
certain endroit, fit une forte pesée et, par un , . LE SACRIFICE ; ' , y,
de ces prodiges de la statique des pierres, ! .
prodiges dont les sauvages ont le secret, dont ! L'Aigle-Bleu, en quittant la grotte, re-
nos ancêtres connaissaient le mystère, le tourna vers la tribu.
roc roula et ferma l'entrée de la caverne. i Il la trouva dans la prostration de la dé-
H est étrange que des peuples enfants I route.
aient ces moyens de mettre en mouvement La reine avait profité de cette défaite pour
des masses essayer de ressaisir son pouvoir effacé par ce-
pareilles.
^ans la forêt de Fontainebleau, comme lui de l'Aigle-Bleu.
dans toutes les vieilles forêts françaises, ou Déjà une fermentation très-vive animait
trouve des pierres qui branlent. les guerriers.
Un doigt d'enfant, les touchant en un 1 L'Aigle-Bleu ne s'en émut pas.
L'HOMMEDE BRONZE.— r>5 LA REINE DES APACHES.— iO
314 L'HOMME DE BRONZE

. B. monta sur un tertre et il fit appeler les Et quand il eut fini de l'exposer, tous les
guerriers par les crieurs de chaque village. Apaches lui crièrent : Och !
Les Indiens se rendirent à cet appel du Ce qui est une approbation unanime et
chef; mais ils montraient des dispositions enthousiaste.
hostiles. Mais il fallait choisir la victime.
L'Aigle-Bleu leva la main, fit un geste so- Un vieillard monta sur le tertre à la place
lennel, montra le ciel et dit : de l'Aigle-Bleu.
— Le Vacondah est irrité contre moi ; — Frères ! dit-il, il faut une
je jeune fille à
dois mourir cette nuit. noire Dieu.
R y eut un murmure d'étonttement. « Qui lui donner ?
Le sachem reprit : « Celle qui est la plus chère à quelque
— B faut du sang pour le grand Dieu du grand guerrier.
monde. « Nous ne pouvons donner une humble
« Vous vous souvenez que les prêtres de fille d'un homme méprisé parmi nous ; ce se-
Mexico, les hommes-médecine du grand rait offenser le Sauveur.
— Och! och! cria-t-on.
peuple, qui savaient les destins, avaient cou-
tume d'offrir au Vacondah des sacrifices hu- — Qui est notre
plus grand guerrier? de-
mains. manda le vieillard.
« Cela seul pouvait rendre le dieu favo- — L'Aigle-Bleu!
répondit la tribu.
rable. • . « Qui aime-t-il ?
« Que les vieillards se souviennent ! » « Qui est sa cousine d'adoption?
— Cette
Les plus âgés parmi les guerriers firent jeune fille qui. est venue de si loin,
entendre des approbations. attirée vers lui.
— Qui
Leurs pères leur avaient raconté qu'au envoyait cette enfant?
— Le Vacondah !
temps des Aztèques, sous les grands em-
pereurs de Mexico, on faisait des hécatombes En ce moment tous les yeux cherchèrent
humaines. l'Aigle-Bleu.
Un peu avant la conquête de Fernand Il avait disparu.
Cortez, Montezuma fit immoler plus de vingt Mais le vieillard n'en continua pas moins
mille hommes. son discours.
Ces souvenirs vivaient dans les tribus. Comme tout bon Indien qui fait un speach,
L'Aigle-Bleu reprit : il développa son plan à perte de vue.
— Tomaho eût trouvé une très-belle élo-
Lorsque le Sauveur m'a donné le signe,
il m'a commandé de faire reprendre les an- quence à ce vieux guerrier.
ciens usages. Mais tout a une fin, même l'interminable
« Je n'ai pas compris qu'il parlait des sa- oraison d'un Nestor indien.
crifices de vierges et de jeunes hommes, et Si*bien que l'on finit par adopter les con-
je suis coupable. clusions du vieux guerrier.
« Voici l'arrêt du Sauveur : Par acclamation, il fut décidé que Nati-
« Tu périras, m'a-t-il dit, cette nuit-, dans vité périrait.
un combat où je donnerai la victoire aux On se précipita, on la chercha partout dans
miens, s'ils immolent une victime. le camp.
« Je veux une vierge. Tout à coup on vit la tente de l'Aigle-
« Qu'ils sachent tous que c'est le Va- Bleu s'ouvrir.
condah qui a suscité le feu du fond des Il parut avec Nativité au liras.
abîmes pour les purifier... » Lorsque les Indiens virent paraître l'At-
L'Aigle-Bleu acheva son discours on dé- gle-Bleu et Nativité, ils furent frappés de
veloppant son idée, en revenant sur elle l'aspect menaçant du jeune chef.
sans cesse, en la tournant sur toutes ses Celui-ci s'avança au-devant des guerriers
faces, selon la coutume indienne. et. d'une voix sévère, leur demanda :
LA REINE DES APACHES 315

—' Que désirent les fils de l'Apacheria, et avec Nativité, qui n'avait rien compris à cette
à moi ? scène étrange.
pourquoi viennent-ils
Les sachems se consultèrent ; puis le vieil- La jeune fille ne comprenait point 1A lan-
lard qui avait fait décider la mort de Nati- gue indienne.
vité s'avança et dit :
— Nous avons décidé, en conseil de toute
la tribu réunie, que la victime la plus agréa-
ble au Vacondah devait être et serait la cou-
CHAPITRE LUI
sine du plus grand guerrier.
« Mon frère se résignera.
LESFIANCÉS DELAMORT
— Je ne me résignerai pas ! fit d'un ton
hautain l'Aigle-Bleu.
« Je vais mourir celte nuit et j'ai fait L'Aigle-Bleu cependant, assis sur une
le sacrifice de ma vie. peau de bison, contemplait en silence la
« La tribu devrait être reconnaissante et jeune fille que les allures du chef étonnaient
lière. et effrayaient.
« La tribu devrait me donner des témoi- Jusqu'alors l'Aigle-Bleu n'avait vu que
gnages d'affection. rarement Nativité.
« Mon nom sera célébré par les guerriers On crut qu'il l'évitait.
d'un autre âge. Mais chaque fois cependant qu'il était en
«Mais je vpis que ni aujourd'hui ni de- face d'elle, le regard brûlant du jeune sa-
main mes frères ne comprendront ce que chem parlait d'amour.
je vaux. Nativité, emportée par une passion irré-
— Nous t'admirons ! balbutièrent les sa- sistible pour ce magnifique soldat d'e l'indé-
chems. pendance indienne, Nativité, qui s'était ima-
L'Aigle-Bleu protesta d'un geste ! giné qu'elle aimerait un joli jeune homme,
— Vous êtes des hommes sans loyauté, un amour profond pour le sa-
éprouvait
dont les coeurs ne sont pas ouverts aux re- chem.
gards du Vacondah. Lorsqu'il l'avait prise parmi les femmes
« Vous voulez le bien pour vous et le mal de la reine quelques instants auparavant,
pour les autres. lorsqu'il l'avait conduite sous sa tente, elle
« Vous auriez dû, pour preuve de votre avait pensé que l'heure des aveux était enfin
affection, épargner à ma tristesse cette peine venue.
de désigner pour le supplice la femme que Mais le chef silencieux avait attendu que
i'aime. la tribu vînt demander la mort de Nati-
« Mais vous n'avez rien de grand dans vos vité.
poitrines de coyotes. Et voilà qu'il se taisait encore.
« J'avais prévu ce qui arrive à cette La jeune fille attendait craintive.
heure. » Enfin le chef se leva, prit les deux mains
Puis riant d'un rire amer : de Nativité et lui demanda :
— Fils de mes frères, vous — Fille de Visages-Pâles
l'Apacheria, , enfant des
ne pouvez sacrifier cette jeune fille ; le Va- villes^ blanche antilope, m'aimes-tu?
condah veut une vierge. « Parle sans détour ! »
« A cette heure, celle-ci Nativité se jeta avec un cri de joie dans
que voilà (textuel)
est ma femme. » les bras de l'Aigle-Bleu, dont l'âme se dé^
A cette déclaration, la tribu fut consternée chira dans un long soupir, mais dont les
e* n se fit un silence de mort : de
chaque père yeux exprimèrent l'orgueil triomphant
Sembla pour son enfant. l'homme de la prairie qui a vaincu le pré-
•L Aigle-Bleu
jeta sur les guerriers un jugé des blancs dans uiio fille de sang eu-
rcgard dédaigneux et rentra dans sa tente 1 j ropéen.
m L'HOMME DE BRONZK

Une descendante des conquérants es- — Sachem, dit la jeune lille avec exalta-
pagnols se donnait à un Indien... lion, je t'ai vu à Austin ; mon âme a volé vers
L'Aigle-Bleu cependant reçut sans le ren- la tienne et je suis venue, attirée par une ir-
dre le baiser de Nativité, et l'écartant dou- résistible fascination.
cement, il lui.dit : « Je veux la récompense de cet abandon
— Je vais mourir...
que j'ai fait de mon honneur et de ma na-
Elle poussa un cri désespéré. tion.
— Silence ! dit-il. « Si tu me repousses, je croirai que tu me
« Je viens de mentir à mes guerriers et préfères l'autre.
je leur ai dit que tu étais ma femme ; il — De quelle femme parles-tu?
faut qu'ils le croient. — De celle que tu es venue visiter à
« Cette nuit tu fuiras. Austin.
« Sable-Avide te conduira vers Austin « De celle qui devrait être ici, si vraiment
avec mes présents. elle t'aimait. »
« Tu seras libre, heureuse et riche, et tu Un nuage passa sur le front du jeuno
songeras quelquefois à celui qui ne regret- homme.
tera de la vie que tes yeux d'antilope. » — Femme, dit-il, ne t'a-t-il point semblé
Nativité prit les deux mains du jeune qu'à certains jours je n'étais plus le même?
homme et lui demanda suppliante : Ne t'a-t-il point paru que parfois je parlais le
— Pourquoi mourir?
langage des Visages-Pâles?
— Parce — Oui, dit-elle, et lorsque tu passais, à ces
que, dit l'Aigle-Bleu, les Visages-
Pâles nous ont vaincus et nous vaincront heures de transformation étrange, tu me re-
toujours. gardais à peine.
« Parce que nous leur cédons l'espace « Moi, je t'aimais moins. »
sur la terre. Le sachem sourit.
« Parce que nous n'avons de refuge que — C'est bien moi, non lui, qu'elle aime!
les prairies du ciel, dans l'azur infini des- murmura-t-il.
quelles nos esprits lihres erreront éternel- — Et toi? fit-elle haletante.
lement. » « Est-ce moi, est-ce elle que tu préfères?
Nativité regarda le sachem avec admi- — Il est deux Aigle-Bleu, Nativité, dit-il;
ration. tous deux se ressemblent.
— Mon coeur ne m'avait « Et ce n'est pas moi qui jamais ai passé
pas trompé, dit-
elle triste et fière. devant toi indifférent.
« J'aime un héros. » — Si tu dis yrai, s'écria-t-elle, jure-moi
Il sourit, embrassa longuement et frater- que je ne te survivrai pas !
nellement la jeune fille, puis il lui dit : Il hésitait.
— Tu rentreras à Austin
pure et vierge ; je Alors elle lui prit les deux mains, plongea
tomberai, moi, content d'avoir eu le premier son regard dans les yeux du sachem le pé-
,élân de ton coeur. nétrant jusqu'à l'âme de deux rayons de
« Tu rediras, quand notre race sera dé- flamme, et lui dit en l'enivrant d'amour :
truite, tu rediras à tes enfants que les In- — Je
jure de ne pas te survivre.
diens méritaient mieux que la servitude. « Veux-tu donc me faire la mort triste et
— Je ne redirai rien, dit-elle se levant sombre !
frémissante, à nul autre qu'à toi; car je se- <cMoi, j'ai rêvé de quitter la terre avec toi,
rai ta femme aujourd'hui et la mort me accueillant tous deux le trépas avec joie...
frappera cette nuit près de toi. « Ne regrettant rien au monde ! »
— Non! dit-il. Le sachem vaincu poussa un long cri <-°
« Tu es jeune. joie...
« Tu verras de nombreux soleils et les Nativité tomba dans ses bras.
printemps te donneront leurs fleurs.
ïLA REINE DES APACHES 317

Lorsque, le soir, ils sortirent de la tente, j posante manifestation de la tribu, put se con
un rayon de soleil couchant éclairait Un bù- i vaincre que la bataille serait désespérée.
cher embrasé. Et il souriait à Nativité en lui disant :
La tribu silencieuse la flamme — Tout ce
voyait qui est brave mourra cette
monter au ciel. nuit.
Une jeune fille attendait impassible que la « Dans vingt générations, on redira que
flamme montât jusqu'à elle. noas nous sommes illustrés en périssant. j
La vierge, avec un stoïcisme admirable, « Nous n'aurons pas lâchement et lente-,
supporta le supplice. ment péri peu à peu,; presque sans lutte,
Nativité, terrifiée, restait clouée au sol par comme tant d'autres tribus... » J
l'horreur. Et l'Aigle-Bleu se laissait aller à une
En peu d'instants, le feu clair, intense, ar- exaltation qui gagna Nativité.
dent eut calciné ce corps plein de fraîcheur
et de vie ; il ne î-esta bientôt que des cen-
dres. CHAPITRE LIT
Enfin Nativité eut un cri :
— C'est horrible ! dit-elle. BATAILLE ET COMBAT
— Il le fallait ! répondit froidement l'Aigle-
Bleu. Le comte avait appris, sans protester, que
« Je veux signaler les derniers jours d'in- M. d'Eragny établissait une embuscade :
dépendance des Apaches par un combat di- Tête-de-Bison lui en avait donné la nou-
gne de nos pères. velle.
« La tribu, après ce sacrifice, va croire à M. de Lincourt ' avait hoché la tête.
la victoire. — Mon cher, dit-il à Tête-de-Bisonj voWà
« La lutte sera terrible. > . semblez l'idée dû colonel>?J#
désapprouver
« Nous aurons de splendides funérailles. » — Oui, certes, dit le
trappeur.
Nativité fut frappée de cette prompte des- « C'est une bêtise.
truction des Apaches dont le sachem sem- — Bon! voilà que vous appelez la chose
blait persuadé. son nom, mon vieux camarade.
— Pourquoi, par
demanda-t-elle, prévois-tu la « Moi, je dis : C'est une imprudence.
ruine rapide de ta race ? — Faut-il prier le colonel de faire ren-
— Parce
que les blancs marchent à la con- trer son monde?
quête du secret.
« Parce qu'ils triompheront. 1. Un de nos lecteurs, qui scmhle beaucoup s'intéresser
« Un homme, Tête-de-Bison, a surpris le ï notre oeuvre, ce dont nous le remercions, nou9 fait une
observation.
mystère de nos montagnes. Il nous reproche d'avoir donné à certains personnages
« Avec lui marche le génie des blancs. » des noms qui ne sonnent pas suffisamment et qui man-
la tribu s'étant tournée vers sa- quent de relief.
Puis, le Si nous écrivions un roman sans base réelle, une oeu-
chem, signalé par le criour public, l'Aigle- vre de fantaisie, nous serions libres dei créer, des noms à
notre guise.
Bleu s'avança : Mais pouvons-nous changer ceux de MM.de Lincourt et
— Frères, dit-il, vous demandiez la mort d'Eragny, aussi connus peut-être en Amérique que ceux
de Raousset de Boulbon et de Pindray?
de celle qui est ma femme ; elle partagera Tête-de-Bison,ou pour être plus exact; Tête-de-Buffalone
mon sort cette niait. vit-ilpas encore?
« Le Vacondah Sans-Nez n'a-t-il point un renom toujours '"grandissant
''
ne peut nous refuser la dans la prairie? '':''
victoire. » Nous avons cru bien faire en restant daBs-la réel.
Autre critique.
Cette déclaration, et la grande impres- On nous a écrit d'Austin qui, à cette heure, est en proie
sion d'espoir laissée par le supplice,. don- à l'anarchie, soit dit entre parenthèses, pour nous rappeler
certains détails scandaleux que nous connaissons et que
nèrent un enthousiasme effréné aux guer- cependant nous ne publierons point.
riers. Nous avons écrit ce qui peut s'écrire et, sur le reste,
nous nous tairons.
L'Aigle-Bleu, en face d'une longue et im- j C'est une question de convenances.
318 L'HOMME DE BRONZE

— Non « Si ces émigrants recevaient une petite


point.
Le comte secoua la cendre de son cigare, leçon, je n'y verrais pas grand.mal. »
et il reprit : Tête-de-Bison se prit à rire.
— N'avez-vous — Au fait, dit-il, vous avez raison : un
point remarqué, Grand-
moreau, que le colonel, depuis quelques peu de sang tiré, cela l'ait du bien au cer-
jours, semble très-mécontent? veau, et une leçon, comme vous dites, leur
— Je me demande pourquoi? servira.
— Vous ne le devinez — Trappeur, vous veillerez.
pas?
— B semble jaloux. « Nous serons attaqués cette nuit, j'en ai
« C'est une petitesse. le pressentiment.
— Mon cher, elle ne vient « A propos...
pas de l'homme,
mais du militaire. — Monsieur le comte !
« Le colonel, en tant que colonel, est — Vous savez que le wagon de picrate do
furieux de voir toute sa tactique, ses vieux potasse est blindé.
canons, ses vieux fusils distancés. « Il n'a rien à craindre.
— Il est de fait que le picrate de potasse « Toutefois, faites-le couvrir de peaux do
lui a prouvé que dans l'avenir la poudre à boeufs mouillées.
canon sera regardée comme une plaisan- « C'est un surcroît de précaution.
terie. « En outre, vous préviendrez le capitaine
— Je lui réserve d'autres surprises, s'il canonnier de me venir trouver sur-le-
n'est pas tué cette nuit. champ.
— Vous pensez donc... — J'y cours.
.— ... Je pense qu'il court grands risques — Un instant encore !
ayec sa section. « Je vous recommande de laisser faire au
-r- Si cependant je le prévenais... colonel ce qu'il voudra.
Le comte haussa les épaules. « Vous mo tiendrez seulement au cou-
— Mon cher, répliqua-t-il, le colonel nous rant de ce qui se passera.
saurait très-mauvais gré d'un bon avis. « Allez, Trappeur. »
« Il m'accuserait de manquer d'égards et Grandmoreau se retira.
de convenance. Le comte vit bientôt arriver master Jack-
« S'il paie de sa vie une imprudence, tant son.
pis! C'était un ancien quartier-maître de la
— ... Mais sa fille? marine anglaise.
— ... Tête-de-Bison, mon ami, sa fille ne Déserteur, pris de la fièvre de l'or en 1848,
m'intéresse guère. il avait été mineur, puis trappeur, puis ca-
« B paraît que le père est pris d'admiration nonnier au service du Mexique, et enfin
pour les Peaux-Rouges, et que sa fille, de son il s'était refait chasseur jusqu'au moment
côté, en aime un... où il s'était engagé dans la troupe du
— ... Vous croyez, monsieur le comte? comte.
— Trappeur, ne jouons pas au plus fin; C'était un vrai matelot anglais, gai d'une
vous savez la vérité. façon brutale, jovial avec bruit, mauvais
— Passons.
sujet et loyal, ayant déserté par coup de
— Monsieur le comte, les hommes tête après une bordée dans laquelle il s'é-
qui
sont avec le colonel ne sont pas cause de tout tait laissé enfiévrer par les récils des cher-
cela. cheurs d'or.
— Heu! heu! Il avait cependant le respect des supé-
« Ce sont des émigrants. rieurs, une pratique précieuse de son état
« Je crois qu'ils sont jaloux des préfé- d'artilleur de marine, et l'envie de bien
rences un peu marquées que j'ai pour les faire.
gens de prairie, vos camarades. B aimait le gin !
LA REINE DES APACHES 319

Mais qui n'aime point le gin en Angle- dde vue de la quantité de fragments produits
terre? P l'explosion?
par
Du reste, fier d'être capitaine, honoré — Monsieur le comte, les meilleurs obus
an delà de toute expression par la confiance ddonnent (balles comprises) une trentaine de
du comte, il avait juré à celui-ci de ne se fi
fragments.
soûler qu'avec sa permission. — Vous êtes dans le vrai, capitaine.
Chaque soir, l'ordonnance de master Jack- « Mais nous avons ici, je vous en ai
de la part de son chef, '
son venait demander, j
prévenu, un projectile qui est étonnant
au comte, « s'il lui serait désagréable que le c
comme subdivision des fragments.
capitaine offrît un punch à ses amis. » « Il coûte extrêmement cher.
Et le comte accordait gracieusement cette « Je n'en ai qu'un seul wagon.
de boire, chaque fois qu'il n'y — Le wagon B D, couleur rouge?
permission
vovait pas d'inconvénients. — Précisément, capitaine.
Master Jakson adorait Son Excellence. « On ne l'emploiera qu'à la dernière extré-
'
Et il buvait à force avec Burgh dit Main- i
mité et sur mon ordre exprès.
de-Fer. — C'est chose dite, mon colonel.
Jamais, au grand jamais, les deux Anglais — Or je crois que demain, à l'aube du
ne commençaient l'orgie sans porter un jour, le moment sera venu de se servir de
toast solennel à Son Honneur le comte de nos obus.
Lincourt, colonel-commandant la colonne Le capitaine eut un large sourire de sa-
d'expédition de l'Apacheria. tisfaction.
Braves et bons ivrognes ! Le comte reprit :
Sanglé, bouclé, propre comme un sou, le — J'ai cru devoir vous donner quelques
ventre pétant dans la ceinture, le gros, gras, explications à ce sujet. ij
dodu, rubicond, robuste capilaine Jackson, « Nous avons fait très-proprement sauter
j la face rougeaude, le poil coupé on brosse, les Apaches.
la tenue raido, l'oeil franc, salua militairement — Avec le picrate, oui, Votre Honneur;
le comte el dit : très-proprement , extraordinairement pro-
— Au service de Votre Honneur 1 fit master Jackson.
prement!
Capilaine, soit, mais roturier, et sachant — Nous allons les écraser non moins pro-
ce que l'on doit à un colonel d'abord, mais
prement.
surtout à un gentilhomme, co que ce va-nu- «— Tant mieux , Votre Honneur , tant
pieds de faubourien de Sans-Nez semblait mieux! je m'en frotte les mains.
ignorer complètement, preuve d'un manque « Ce sera toujours pour moi un spectacle
absolu de savoir-vivre et d'éducation. agréable que l'écrasement de ces vermines
Pourtant le comte, au fond, préférait do d'Apaches.
beaucoup Sans-Nez à Burgh et à Jackson. — Vous verrez alors quelque chose do
Bref, le capitaine était à Tordre, impas- réjouissant, capitaine.
sible et attendant. — Je vous en rends grâce, mon colo-
Le comte indiqua un siège et dit : nel, mille grâces, mille et mille grâces!
— et causons. Le gros Anglais suait de plaisir,
Asseyez-vous, capitaine,
« Nous avons à service un peu i — Figurez-vous,
parler capitaine, que chaque
longuement. obus est fabriqué de telle sorte qu'il se brise,
Le gros Anglais prit un pliant qui gémit t en tant qu'enveloppe, en dix fragments au
sous son poids. moins,
M. de Lincourt offrit un cigare à Jackson i « Prenez votre carnet, capitaine.
fim rougit déplaisir, l'honneur étant grand. « Inscrivez dix fragments.
ke comte ensuite entama ainsi le : — Colonel, c'est fait!
dialogue
— En fait d'obus de —
campagne, capitaine, i, Chaque obus contient en outre seize
û votre
avis, que) «st le meilleur au point Lt balles.
320 L'HOMME DE BRONZE

— Soit seize autres... — Et je m'arrangerai


] pour que vous ayez
— Non, non, pas si vite! des tas à viser.
« Attendez. — Ce sera un massacre très,
très-réussi
« Chaque balle a la forme d'un cube hé- colonel.
rissé de pointes. « Jackson pourra se vanter d'avoir
usé, le
« Et chaque projectile est creux. premier, d'un obus surprenant, je lé répète
— Aohkfit Jackson.
très-surprenant.
« Que voilà des balles qui promettent ! : « Votre HonnéUr me cause une satisfaction
— Vous allez voir ! •> ;....' immense.
« La balle tombé inévitablement sur une — Allons, tant mieux!
pointe. « Préparez-vous, capitaine.
« Elle éclate:.. . « La façon de charger est là même.
« Elle donne. de dix à douze fragments — Je ne vais
' pas dormir, tant je suis im-
environ; . . patient, colonel:
— Petits, Votre Honneur, : — Vous vos : hommes
petits. pouvez rassurer
— Mais, : capitaine, pour être petits, ils quant au danger du chargement.
n'en-sontfpas moins dangereux.' « A moins de laisser sottement tomber
; « La violence de projection* est incroyable, le projectile sur son sommet, il; est: impos-
et j'ajoute ;...-.;;.- ;:
que le fragment vrillonne dans sible qu'il éclate.
les chairs... : i « Les balles sont agencées de 1telle sorte
« Le trou d'entrée est petit, mais celui de qu'elles font percussion, après éclatement
sortie est énorme. de l'obus et projection, pour les faire éclater
t. « C'est celui-là qu'il faut voir. à leur tour.
« Imaginez qu'un mouton (j'ai fait expé- « Vous n'oubliez pas que nos carions-
rience- sur utt troupeau de moutons) touché revolvers envoient cinq obus en einq se-
sous le ventre avait l'épaule emportée par le condes... Ce sera donc, comme je vous le
projectile qui avait dévié pour sortir et qui disais, un écrasement.
avait enlevé l'omoplate. « En dirigeant le feu de notre batterie en
— C'est un obus étonnant, très-étonnant, une salve bien ordonnée, nous aurons
mon colonel 1 cinq mille projectiles en cinq secondes;
« Nous disons, avec voti-e permission, dix après trente secondes de rechargement, nou-
gros fragments. velle salve.
«Soit 10 « En un mot, les Indiens en quarante se-
« Nous disons seize balles à douze condes auront reçu dix mille px*ojectiles, le
divisions 192 feu d'une division d'infanterie...
« Soit : total 2ÏÏ2 — Goddam! s'écria master Jackson, co-
« By Godl sauf votre respect, voilà un lonel !
coup de canon respectable, un maître coup « Votre Honneur..., par tous les canons de
de canon, qui peut anéantir une compagnie. la flotte, monsieur le comte... je suis telle-
« C'est le lord des coups de canon. ment joyeux... si Votre Grâce le permettait...
*" « Je crois âmes officiers... un seul verre... à peine... je
que c'est fini, et que...
— Capitaine, on inventera mieux. connais mes devoirs... un punch très-trem-
— Vraiment?... pé... un grog, pour mieux dire.
—Un progrès chasse l'autre. — Soit, capitaine.
— Pardon, mon colonel, avec excuse ; « Mais songez que si vous aviez le mal-
dites-moi, je vous prie, combien pourrons- heur de manquer de coup d'oeil... mon de-
nous tirer de ces coups ? . . xov, voir serait de vous punir.
— Le moment venu, vous : « Je n'ai jamais aimé les arrêts pour mes
po'ûrrëz dispo-
ser de cinquante, obus. $!.; officiers.
— Cela fera dix mille fragments. -;J ."t,*J-« C'est humiliant !
LA REINE DES APACHES 3-21

La guerrecivilerecommenceà Austin.

« A un capitaine, au feu, je • ne vois Tomaho, qui avait vu la chose. On fabri-


qu une punition... quait, dans un appareil, la glace nécessaire.
« Lui brûler la cervelle. Le bon géant, qui s'expliquait tout par des
— Votre Honneur a raison, mille fois interventions mystérieuses, avait cru à la
raison... un punch très-léger... à peine un première bourde que Sans-Nez lui avait ra-
grog... Je salue Votre Grâce. contée sur ce procédé de fabrication..
Et Jackson se retira dans une joie iné- Il faisait la joie des chasseurs quand il la
narrable. leur racontait.
Mais on ne riait que sous cape.
Vers onze heures du soir, Tête-de-Bison
vint prévenir le comte de ce qui se passait. Cependant Tête-de-Bison revenait bientôt,
— Le colonel, dit-il, après une longue annonçant le départ de Sans-Nèz, et le
dispute avec Sans-Nez, est.parti pour l'em- comte alors se levait.
buscade emmenant une escorte insignifiante. Il prit dans chacune des trois compagnies
— On le
scalpera lui et les siens, mon cher restantes une demi-section et fit garder là
Grandmoreau. face du camp que l'imprudence du colonel
« B verra ce que valent ses bons amis laissait à découvert.
les sauvages.» (Gelafait, il maSsa tour à tour chaque com-
Et le comte, fort indifférent, continua pagnie et expliqua, ce qu'il attendait de ses
comme toujours à boire du Champagne, sa hommes.
liqueur favorite. — Gentlemen, dit-il, avec nos fusils à tir
u le buvait frappé, à la grande surprise de
rapide, nos canons, nos revolvers, d'aboh-
L'HOMME DEBRONZE. — 56 LA HEINEDESAPACHES— 41
322 L'HOMME DE BRONZE

dantes munitions et la façon dont le camp 1 — Gentlemen, dit le comte, chacun à son
est disposé, nous n'avons rien à craindre ]
poste!
des Apaches. Le succès couronna l'attaque.
« Je pourrais donc aller me coucher fort
tranquillement. Les chasseurs se replièrent sur le camp
« Les grand'gardes seules parviendraient < tirailleurs.
en
à contenir l'ennemi. L'Aigle-Bleu et Nativité entrèrent les.pre-.
« Mais voici ce que je désire : massacrer miers dans le retranchement.
ce qui reste de cette armée I Derrière, eux, avec des cris sauvages, se
« Pour cela, il faut entretenir la lutte jus- précipitèrent les Indiens.
qu'au jour. Ce succès inespéré donna tout à coup à
« Nous allons former, en avant même des cette armée l'espoir de vaincre et d'anéantir
grand'gardes, un cordon de tirailleurs. la caravane.
« Vers une heure, nous serons attaqués et Après avoir installé ses guerriers dans la
les tirailleurs tiendront autant qu'ils le grand'garde,rAigle-Bleuparcourutle champ
pourront, de bataille, faisant semer par ses crieurs la
« Quand la situation deviendra critique, nouvelle de la prise d'une des grand'¬
ils se replieront. gardes.
« Chaque grand'garde est une petite re- L'élan des Peaux-Rouges fut d'autant
doute suffisante contre les balles. plus terrible que, par ordre, la résistance
« On contiendra l'ennemi dans ces des chasseurs fut plus molle.
grand'gardes jusque vers une heure avant La prise de la dernière grand' garde fut
l'aube environ. mémo signalée par un incident que repré-
« J'enverrai les ordres d'évacuation ; cha- sente notre gravure (Attaque du camp).
que officier connaît sa ligné de retraite et Les Indiens mirent une telle furie dans
la suivra exactement. l'assaut, qu'ils abordèrent, sur ce point, les
« Je soutiendrai chaque mouvement en chasseurs et engagèrent la lutte corps à
arrière. corps.
« Si l'on tire peu, juste ce qu'il faut pour Burgh, qui commandait de ce côté, fut
contenir l'ennemi, celui-ci se croira vain- entouré, et il eût péri sans Tête-de-Bison
queur. qui le délivra.
« Il occupera les grand'gardes et on l'y Mais la retraite s'effectua en fin de compte
amusera jusqu'à l'aube. sans désordre, grâce aux excellentes mesu-
« Alors seulement commencera la vraie res prises par le comte.
bataille. Cependant un enthousiasme puissant
« Je connais les Indiens. s'était emparé des Apaches.
« Ils se sentiront forts dans les redoutes Ils se sentaient forts dans ces quatre en-
des grand'gardes. ceintes de grand'gardes entourant le camp
« Ils y resteront. à distance de quinze cents pas et permettant
; « Ils voudront nous tenir enfermés. de le bloquer.
« Alors, à mon heure* à mon choix, je les L'Aigle-Bleu était transformé.
écraserai du feu de mes canons et vous Lui aussi, il s'était pris à espérer : il ne
verrez cependant des mines de picrate. s'agissait plus de mourir, mais de triom-
je Ce Sera fort récréatif et très-pittoresque. pher et de vivre.
« Je crois avoir été compris...» Le sachem fit donner de toutes parts le
,...Et chaque compagnie accueillait le dis- signal d'attaquer le camp.
cours avec joie. Jamais, peut-être, tribu indienne ne livra
On entendait la fusillade, en ce moment, combat plus pittoresque.
contre les chapeaux laissés sur les baguettes Qu'on s'imagine ce camp de trappeurs Qt
de fusil par Sans-Nez. de squatters, formé de chariots disposés
LA REINE DES APACHES 323

eu carré et dont les ballots bouchaient les '• «Quelle jolie fusillade! N'est-ce pas,
vides, de façon à composer une vaste te- < i
maître Burgh?
— Belle arme
doute fermée de toutes parts. j que ces remingtons, mon
Derrière les wagons, les blancs silencieux i <
camarade ! disait Burgh.
— Jolie invention !
3t attendant l'assaut.
En cercle, autour du camp, près de cinq ! « Avec ça, un tireur en vaut dix, mon
si vieux Burgh.
mille Apaches.
'' — Quelle leçon à ces
Sur toute cette scène, les ombres de la gaillards-là !
unit- I Le comte, qui faisait sa ronde, posa la
L'odeur acre et forte que dégage une ! main sur l'épaule de Burgh et lui dit fami-
tribu indienne montait dans l'air et pre- I lièrement :
! — C'est tout à l'heure, maître
nait à la gorge. Burgh, qu'il
Les rauques cris d'appel des groupes qui faudra voir ça.
— Et pour le moment, monsieur le comte,
se formaient déchiraient l'oreille.
Il y avait .quelque chose de sauvage et de | que fait-on?
— Rien, maître Burgh, rien !
puissant à la fois dans cette armée de guer-
riers peaux-rouges qui allait heurter sa « Nous attendons le jour. »
masse à une poignée d'hommes civilisés.
Aux cris des sachems, tous les groupes A cent pas de là, sur une autre face,
s'élancèrent à la fois. Bois-Rude qui avait fait exécuter un très-
Rien de plus étrange que la marche ram- joli feux à ses hommes, Bois-Rude qUi
crevait de soif, avalait avec sa gravité ordi-
pante de ces cinq mille hommes ; on eût dit
une armée de reptiles, à la voir couchée, se naire le contenu d'une gourde, souvent vi-
traînant ondoyante et rapide sur le sol. dée, toujours remplie, quand il entendit
Mais, cette fois, les chasseurs étaient déci-un soupir. j
dés à tenir énergiquement. Il se retourna et vit derrière lui lecapitaine-
Ils laissèrent canonnier.
les Indiens arriver jusqu'à
cent pas et le feu commença, ardent, effroya- Peu communicatif, mais affable de ma-
ble, meurtrier, hachant nières, Bois-Rude tendit au gros matelot sa
sous la grêle des
balles. gourde à mi-vide.
Les éclairs de cette fusillade firent, pres- L'Anglais la refusa.
— Merci ! non... merci!...
que en un clin d'ceil, le tour du camp, qui pas possible...
parut formidable, ainsi couronné de feux. c'est bien, fâcheux.
Pourtant les Indiens, décimés, firent en- « Il fait soif, la poudre me prend à la
tendre des clameurs stridentes en se repliant gorge, foi de matelot ! je veux dire : foi de
sur les grand' gardes. capitaine !
« Mais j'ai juré de ne boire qu'un verre
L'Aigle-Bleu lui-même se convainquit que
cet orage de projectiles ne permettait de punch, un petit verre,
pas du grog à peine.
d'enlever le camp. J'ai juré, Bois-Rude, juré en bon Anglais,
H ne fit pas renouveler et je tiendrai.
une attaque qui
coûtait un millier d'hommes aux Indiens. « Mais c'est dur, by God ! c'est très-dur, je
D'autant plus que, maître des grand' gar- vous le dis.
des, il bloquait les trappeurs et les tenait « Enfin le jour va venir.
enfermés. « Goddam ! quelle boucherie nous allons
Il attendit le jour, qui parut bientôt.voir et quelle belle soûlerie après !...
« Bois-Rude, si vous voulez, nous boirons
Au camp, Tête-de-Bison se frottait les ensemble après l'affaire. »
mains. Bois-Rude serrait silencieusement la main
—~Ça va 1 disait-il à Burgh ; les Peaux-de- du gros Anglais en signe d'acceptation, quand
Cuivre en ont assez. le comte parut.
32 i L'HOMME DE BRONZE

— Capitaine, dit-il à l'Anglais, avez- « Savez-vous ce qui m'est arrivé cette


vous fait vos préparatifs ? , nuit, Grandmoreau?
— Oui, Votre Honneur. — Monsieur le comte, je l'ignore.
j
— est tenue sous la i — Mademoiselle sans l'ombre
Chaque grand'garde d'Eragny,
gueule d'un canon? d'une appréhension pour elle ou pour son
— Excellence, les chiens d'acier ne de- père, se promenait dans le camp au moment
mandent qu'à aboyer. où les Indiens préparaient leur dernière at-
— Tenez-vous attentif.
taque ; elle semblait joyeuse.
« Ce peut être dans une heure, ou « Elle s'approcha de moi et me demanda
dans quelques minutes. si je ne craignais pas que le camp ne fût
— Excellence, le plus tôt sera le meilleur emporté par les Apaches.
pour moi. « Je lui répondis que nous avions déjà
Le comte continua son inspection et re- perdu les grand'gardes.
vint vers Tête-de-Bison. « — Eh bien! me dit-elle, monsieur le
— Mon cher Grandmoreau, lui dit-il à i comte, je tiens à vous rassurer en cas de dé-
part, vous connaissez la position du colonel, I faite ; je suis certaine de vous sauver la vie.
n'est-ce pas ? — Oh! oh! fit Tête-de-Bison.
« Vous savez où il est ? — Je lui ai répondu, continua le comte,
— Oui, monsieur le comte. que je n'étais pas certain, moi, de lui sauver
— Croyez-vous l'honneur.
que les Indiens puissent
le mettre dans une situation critique ? — Décidément les femmes sont des êtres
— Je le crains, monsieur le comte. sans coeur qui trahiraient père et mère pour
— Combien peut-il tenir de un amant.
temps sans — Vous devinez, Tête-de-Bison,
trop de péril? que ma-
— Une heure au plus. demoiselle d'Eragny souhaitait la défaite
—* Grandmoreau, pour nous, mais qu'elle était assez géné-
merci.
— Vous avez l'air reuse pour consentir à me faire épargner.
singulier, monsieur le
comte ? « Nous allons tout à l'heure tenter une
— Mon ami, si Sans-Nez, épreuve.
auquel je tiens « Je veux la prendre en flagrant délit.
beaucoup, n'était pas avec le colonel, je lais- « Vous verrez ! »
serais M. d'Eragny s'arranger comme bon
Et le comte s'éloigna en mâchonnant son
lui semblerait avec ses amis les sauvages.
— Vous croyez, monsieur le comte , cigare.
que Quant à Tête-de-Bison, il se dit :
la chose peut aller jusqu'à être amis? — Il est dans dans le vrai plus qu'il ne
— Du côté de la fille, il y a certainement
croit.
trahison. Ainsi dans le camp tout se préparait pour
— Mais le père?...
un grand orage.
— Grandmoreau, je vous le dis en con- Un drame terrible se tramait.
fidence et pour que vous veilliez ; je trouve Le jour se leva.
la conduite du colonel étrange... je crains j avait assemblé le conseil de»
L'Aigle-Bleu
d'être obligé de le faire fusiller. 1 sachems hors de portée des projectiles.
— Diable! diable! fusiller 1 La réunion des chefs fut complète au
— S'il trahit?... moment où le soleil paraissait à l'horizon,
— Dame ! s'il trahit... éclairant la situation.
— Sans-Nez va nous dire'quelle conduite Selon la coutume, le calumet sacré circula
le colonel aura tenue. de bouche en bouche, offert par un guerrier
— Monsieur le comte, tout ceci est bien au
que ses blessures rendaient impropre
fâcheux. combat et qui était chargé de préparer et de
— C'est plus étrange encore. conserver le tabac des délibérations.
LA BEINE DES APACHES .19;
To

Les cérémonies préparatoires terminées, j Sachem influent, il n'avait pas dit son
l'Aigle-Bleu prit la parole : i avis.
a
— Frères, dit-il en montrant l'astre du Il commandait le poste qui observait le
est sur nous et colonel
c d'Eragny ; il avait à parler et il de-
jour, l'oeil du Vacondah
nous échauffe de ses regards. n
manda le silence.
« L'heure des tristesses est passée. On l'écouta.
« Nous tenons enfermés les blancs de la — Frères, dit-il, je vois le camp des Visa-
caravane. g
ges-Pâles bloqué.
« Ils périront tous, et avec eux périra la « En laissant la moitié des nôtres dans les
connaissance du secret. e
enceintes prises, on peut enfermer les chas-
« Nous n'avons pas pris le camp ; mais sseurs dans leurs chariots.
et la faim nous livrera « Avec le reste de nos guerriers et ceux
nous l'environnons,
nos ennemis. cqui déjà sont sous mon commandement, nous
« Je crois que le Vacondah ne nous a pas I
pourrions prendre le détachement qui se
accordé une pleine victoire, parce qu'il dé- I
trouve auprès des rapides.
« Nous aurions alors les fusils des blancs,
sire encore un sacrifice humain : offrons-le-
lui. . ( nous serions forts contre ceux qui reste-
et
« Nous triompherons. '
raient à massacrer.
<( J'ai dit et je crois avoir bien parlé. » « J'ai dit. »
Un murmure favorable accueillit les paro-
L'Aigle-Bleu se rassit.
Le père de la jeune fille immolée se leva. ' de Sable-Avide.
les
— Aigle-Bleu, dit-il, je pense comme toi. L'Aigle-Bleu qui était resté debout éten-
« Tout nous réussissait. 'dit la main.
— Mes frères, dit-il, m'ont accusé de Vêtre
« Mais voilà que la dernière attaque a
éshoué. pas mort. 1
« Je sens, et mes frères sentent comme « Je vais conduire mes frères à l'attaque
de l'embuscade.
moi, que le Vacondah s'irrite de nouveau
« Sable-Avide a bien parlé.
contre ses fils.
« Mais que mes frères le sachent ; le soleil
« Une parole donnée n'a pas été tenue ; tu
éclairera la honte de ceux qui' resteraient en
es vivant ! »
arrière.
Tous les guerriers se levèrent tumultueu-
« Je serai toujours le jaguar intrépide ; ne
sement et s'écrièrent :
les lâches coyotes.
— La parole de vérité vient d'être dite ; soyez plus
« Je marcherai jusqu'à ce que je tombe
l'Aigle-Bleu l'a entendue. sous les balles. »
« Tu devais mourir, sachem. »
Les sachems brandirent leurs armes sous
Le sachem, qui s'était assis, redressa sa les défis
du jeune chef, mais sautant sur son
haute taille et dit aux siens d'un air mépri-
cheval, il leur dit :
sant : — Crier n'est pas agir.
— Qui donc courait au-devant de l'ennemi,
« Nous allons voir les braves. »
quand tous reculaient ? H imposa silence d'un geste superbe et il
« N'avez-vous pas vu un jaguar et sa fe- donna ses ordres.
melle se jeter sur les ours blancs, pendant Bientôt l'armée indienne s'ébranla, lais-
qu'un troupeau de coyotes tremblait et ne sant la moitié de ses guerriers en observation
suivait pas son chef, le jaguar ? devant le camp.
« J'ai cherché la mort et vous cherchiez la
^ie ; si je suis debout, c'est que le Grand-
Esprit l'a voulu, x
En ce moment, Sable-Avide accourait à
cheval.
326 L'HOMME DE BRONZE

« Aussitôt les hostilités cesseraient.


— Vous qualifiez
CHAPITRE LV d'impie une tentative à
laquelle votre.père s'associe?
— Je regrette
LES GRANDS-BRAVES que vous l'ayez entraîné
dans cette voie.
— Et vous
croyez que le colonel, au mi-
Le comte, cependant, du haut des wagons lieu de la rude bataille qui se livre, n'a rien à
j
que tous les chasseurs couronnaient, assistait j craindre?
au départ d'une partie des Peaux-Rouges. — Monsieur, les balles des Indiens ne se
|
Une sorte de trêve semblait conclue entre dirigeront jamais sur lui.
et assiégés. — Je commençais à m'en douter depuis
assiégeants
A quinze cents pas de distance, les deux quelque temps.
partis jugeaient inutile de tirer. « J'ai pour associé un homme qui pactise
— Voilà les Apaches qui vont attaquer le avec mes ennemis.
coionel, dit le comte. — Monsieur, le colonel n'a aucune rela-
« Préparons-nous, messieurs. » tion avec les Indiens.
Et il donna des ordres pour que ses fou- « Il ignore qu'on l'épargnera.
droyantes combinaisons pussent réussir. « Moi seule, vous entendez, moi seule con-
Tout le camp s'agita bientôt en silence. nais le secret de cette affaire !
Bientôt aussi l'on entendit le bruit d'un — Et vous nous souhaitez la défaite?
combat. — Je souhaite
que vous ne couriez pas à
L'on ne pouvait voir les péripéties de la votre perte définitive.
lutte qui s'engageait entre l'Aigle-Bleu et le — Jusqu'ici ce sont les Indiens, vos amis,
colonel, mais on entendait le bruit des deux qui ont été vaincus .
canons de ce dernier. — Monsieur,
croyez que celui qu'ils ap-
Mademoiselle d'Eragny et Conception pellent leur Sauveur vous a ménagé, et que
étaient sorties de leur tente. vous ne devez qu'à certaines considérations
Blanche semblait posséder un calme ex- de ne pas avoir été massacré.
traordinaire. — Et ces considérations, les
, pourrait-on
Le comte s'approcha et la salua. connaître, mademoiselle?
— Mademoiselle, dit-il, vous entendez — Ce sont mes prières
le qui font que l'on
bruit du combat? , veut vous ménager et ménager mon père.
« Le colonel est aux prises avec les I — Vraiment ? je vous remercie et j'en
Apaches. I viens à me féliciter de vous voir tant d'in-
« Avant une heure, l'embuscade sera au fluence sur nos ennemis.
pouvoir des Indiens. «Mais que diriez-vous si j'exterminais,
« Avant deux jours, faute dé vivres, nous sous vos yeux, toute cette vermine, leur
serons obligés de nous rendre. chef, l'Aigle-Bleu compris ?
« Je crois devoir vous prévenir de ces — Je dirais, monsieur,
que le plus géné-
faits. reux des hommes aurait péri, et que la plus
— Monsieur, dit Blanche doucement, cette oeuvre du siècle avorterait
grande par votre
nuit je vous ai voulu rassurer et vous m'a- faute.
vez fort rudement répondu. Mademoiselle d'Eragny prononça si sin-,
« Ce matin encore, je viens vous répéter gulièrement ces étranges paroles, que le

que je ne crains rien ni pour mon père, ni comte fut frappé d'étonnement.
pour vous, monsieur. —- Votre bras, mademoiselle ! demanda-t-il
« J'ajoute que, si vous le permettiez, j'irais avec autorité.
annoncer aux Indiens —
que vous renoncez à Pourquoi donc, monsieur?
votre entreprise, — J'ai à vous
qui est à la fois impie et pavler sans témoins ! fit le
folle. comte à voix basse.
LA REINE DES APACHES 327

11 entraîna Blanche à vingt pas et lui dit i — Mon père n'est


pas menacé.
alors : . — Tant mieux !
— Je vous avais voué mon amitié, made- « Toutefois ce Sauveur, cet Aigle-Bleu,
moiselle, et à votre père mon estime. ice Peau-Rouge que vous admirez...
« Nous sommes à une heure grave, solen- —- Monsieur, il ne faut pas croire que la
nelle. personne dont je parle soit la même que
(( Je vais prendre des résolutions terribles. vous avez combattue dans le camp des
« Pouvez-vous m'expliquer la bizarrerie Apaches.
do votre conduite? « Tout est mystère, et je dois étouffer en-
« Tout ce camp vous soupçonne d'aimer core la vérité dans mon coeur.
l'Aigle-Bleu. « Cependant...
« On croit que votre père l'ignore. « Mais non, il faut me taire.
« Cependant la conduite du colonel prête « Monsieur le comte, mon coeur est dé-
au soupçon... chiré par les atrocités de cette lutte qui, je
— Monsieur, s'écria vivement Blanche, pas
l'espère, va finir.
un mot de plus ! — Pas comme vous le
croyez.
« L'honneur du colonel est intact : il ignore — Que dites-vous là,, monsieur ?
tout. : — Vous allez voir.
« Quant à moi, monsieur, certaine de voti*e Le comte fit un salut railleur et s'élo/gna.
perte, je suis ici pour la conjurer et je fais
mes efforts pour cela. Un instant après, il était à cheval.
« Je souhaite que votre grand coeur et Toutes les sections se tenaient près de la
votre grand esprit soient bientôt sympa- porte qui devait, sur chaque face du camp,
thiques à l'esprit non moins élevé, au coeur leur livrer passage.
non moins généreux d'un homme qui vous Les caissons d'artillerie étaient attelés, les
vaut et que vous admirerez, quoique je sois des pièces étaient prêts.
attelages
sûre qu'il vous vaincra.
Les portes du camp étaient des chariots
« La disproportion de la lutte étant énorme,
il n'y aura point d'humiliation légers que deux hommes pouvaient déplacer
pour vous à
facilement.
reconnaître votre défaite.
M. de Lincourt appela le capitaine-canon
« Je garde une neutralité absolue entre
nier.
mon père, mon sauveur et...
— Tout est-il disposé, mon maître ? lui
— Et? fit le comte.
— Et celui demanda-t-il gaiement.
que je vénère comme un dieu !
— Tout, Votre Honneur, tout.
dit mademoiselle d'Eragny.
« Je vous demanderais « Je n'ai qu'une peur, c'est que, si nous
sa vie à genoux si
vous le menaciez. tardons encore un peu, les canons ne partent
« Je lui ai déjà demandé la vôtre. tout seuls.
« Regardez-moi — Quand mon trompette sonnera, com-
en face, monsieur ; voyez
bien dans mes yeux que je ne trahirai ja- mencez le feu ; — vous enverrez les premiers
mais l'un de vous. coups, capitaine,
'< Je déplore cette lutte et n'interviens « Cinq décharges sur les grand'gardes
!l'io pour vous protéger. » suffiront amplement. ,
Le comte sentit que Blanche disait la vé- « Après quoi, vous ferez atteler et toute
rité. la batterie, escortée par les cavaliers, se
Toutefois il était froissé dans son immense portera sur ce tertre.
orgueil. « Vous le voyez?
— —- Oui! Votre Honneur.
Mademoiselle, dit-il, cette explication
a cela d'heureux — De là on domine ^embuscade.
qu'elle dissipe mes soup- : vous
çons et que je vais sauver votre père. [ dégagerez le colonel.
328 L'HOMME DE BRONZE

« 11 doit avoir besoin de nous en ce mo- « Vous aurez UD joli galbe, quand vous
ment. serez scalpé.
— Je le crôis,Votre '— Défendons-nous,
Honneur; je le crois. sàcrebléu! répondit le
Et le capitaine retourna à son poste ; mais, colonel,' et mourons sans phrases ; vos re-
en passant près de Bois-Rude, il lui dit : proches ne servent à rien.
— VoUs n'oublierez dans Une heu- « Tenez, voulez-vous m'en croire, finis-
pas...
sons-en bravement. : i
re. :. après l'affaire... quelque chose de mé-
morable... « Rassemblons nos hommes et chargée n:.
Et le gros matelot continua au galop le cette canaille.
— Desbêtises!
tour du camp, criant à chaque chef de pièce
les ordres donnés. « Toujours des bêtises !
Puis tout à coup la trompette sonna. « Le comte peut venir...
Quatre détonations formidables retenti- —. Si nous sommes attaqués, c'estqu'ils
rent. :'":• ' i ; :- '•'•- en ont fini avec le camp.
— Je ne vois pas de scalps aux sellesdes
Les obus sifflèrent dans l'espace et tom- '
chefs. ' s ' ! ;
bèrent sur les Indiens avec un fracas assour-
« Les nôtres tiennent toujours. ; ' >v
dissant, bientôt suivis d'autres projectiles.
« Ah! du nouveau ! » -'•:•'!
Les Peaux-Rouges, ; '
' entassés, accroupisles
Le nouveau
uns contre les autres, reçurent cette efffoya- i qu'annonçait SanS-Néz*. c'est
que l?Àigle-Bleu,à la tête 1des Grànds'-Br'àvfés^
ble a\«rse de plomb ayant d'avoir pu se re- | ' : ;'• ">&à
à ; oohi.
connaître. 1 s'apprêtait charger.
Les Indiens' orit;darts chaque tribu, une
Ils furent écrasés comme le comté l'avait
élite de guerriers qu'ils"' appellent les
prédit. Gaàhds-Bràves. "'"'-
Le plus grand nombre fut cbiichë bas, le
De même que chez nous on décore un
reste s'enfuit èa hurlant.
soldat, chez eux on donne aux plus vaillants
Mais les sections s'étaient élancées et ap-
une distinction.
puyaient une chasse furieuse aux malheu-
C'est la queue de renard.
reux Indiens. Pour en porter une à son manteau, il faut
L'artillerie,s'ébranlant au galop,occupa le avoir tué un ennemi ; autant de queues, au-
tertre désigné et tonna sur l'armée de tant d'ennemis massacrés.
l'Aigle-Bleu qui assaillait l'embuscade. Ceux qui portent des queues de renards
Il était temps. sont appelés les Grands-Braves; ils exercent
sur les autres guerriers une réelle auto-
L'Aigle-Bleu avait fait engager le combat, rité.
selon la coutume des Apaches, par un mou-
Dans une tribu, les guerriers s'attachent
vement qui consistait à environner l'en-
selon leurs sympathies à l'un ou à l'autre
nemi. et c'est ainsi que s'expli-
des Grands-Braves;
Cette évolution avait pris près d'une de discipline et d'organisation
que l'espèce
heure.
quasi-militaire que lion remarque chez les
Peu à peu, le cercle des Apaches s'était Indiens.
rétréci et les cinquante hommes dU colonel Le grand sachem, nous l'avons vu déjà
s'étaient vus serrés de près par plusieurs dans la nuit, avait fait appel à cette élite et,
milliers d'ennemis. de nouveau, il s'en était entouré.
Malgré d'excellentes mesures, Sans-Nez C'est alors que Sans-Nez l'avait aperçu.
ne doutait pas de la défaite. — Colonel, dit-il, c'est le moment do
— Voilà, dit-il au colonel, le résultat de tirer le canon.
votre fameuse tactique militaire, colonel. « Chargez-vous de cela. »
« Pour avoir Un drôle de chic, vous en Et M d'Eragny avait fait pointer les'
avez un. pièces Sur le groupe qui chargeait.
LA REINE DES APACHES

1J6-niort vivant.

Les deux premiers coups portèrent en Les obus ne pouvaient rien sur elle tant
plein. . qu'elle ne sortirait pas de cette dépression.
Les Indiens, qui ne connaissaient pas les L'Aigle-Bleu eut en ce moment une. inspi-
effets du canon, se dispersèrent d'abord, ef- ration digne d'un bon capitaine ; il envoya
frayés d'être atteints à si longue distance. ses crieurs ordonner aux groupes de charger
Mais l'Aigle-Bleu et Nativité restèrent à partout, pendant que les canons tireraient
cheval, entourés par les crieurs des tribus, sur les Grands-Braves.
gens d'une bravoure inouïe. Et il expliqua son plan à sa troupe d'élite.
Et ces clairons vivants firent entendre les — Il faut nous offrir avec des coeurs de fer
appels du sachem. à. ces fusils roulants (canons), dit-il aux siens.
Ils traitaient les guerriers de femmes, de « Si nous nous élançons courageusement
chiens des prairies, d'hommes ayant des sans régarder derrière nous, nous attein-
vessies à la place de coeur. drons le but, car tous les guerriers, voyant
Tant d'invectives ramenèrent les Grands- les Grands-Braves supporter le feu des fusils
graves. roulants, se précipiteront sans crainte de
L'Aigle-Bleu s'était porté en avant dans tous les côtés. .
u» pli de terrain. « Ceux de nous qui survivront verront
Là se reforma une sorte de colonne d'as- leur gloire aussi haute que les plus grandes
saut, montagnes de l'Apacheria. »
L'HOMMEDE BRONZE.— 57 LA REINE DES APACHES.— 42
330 L'HOMME DE BRONZE

Puis montrant Nativité : Cet exemple des Gra?ids-Braves entraîna


— Voyez, dit-il, cette sqUaw blanche qui toute l'armée.
brave la mort. Quand les autres guerriers virent quc
« Voulez-vous que l'on dise des Apaches l'Aigle-BJeu, arrivé à quelques cents pas des
ce qui est vrai pour cette nuit : « Ils ont batteries, continuait à avancer, un cri de
plus peur qu'une femme n'a eu peur? » Que victoire, de fureur et de joie s'éleva, im-
ce jour soit la vengeance de votre fuite pen* mense et saisissant. Tous les Indiens bon-
dant les ténèbres. dirent, et l'immense cercle, qui entourait
« Si vous n'avez pas pris le camp, c'est l'embuscade, s'ébranla, roulant sur elle.
par lâcheté. Quelques minutes encore, c'en était fait.
«Prenons l'embuscade. Les Grands-Braves avaient presque atteint
« Je ne veux plus reculer. » les pièces...
Et tendant la main à Nativité qui lui Sans-Nez, massant tout son monde un
sourit, il échangea avec elle un regard d'a- peu en avant et au-dessous des canons, avait
mour et d'orgueil ; puis, tous deux, ils sorti- dit à M. d'Eragny et aux canonniers:
rent de la dépression, suivis des Grands* — Tirez nos têtes et, quand
par-dessus
Braves. ils seront sur nous, tirez dans le tas, s... n...
Ceux-ci voulaient ramper. doD...l
*r. Debout 1 leur cria le sachem d'une voix « En nous tuant, vous en tuerez encore,
tonnante. « Du galbe, du chic et du chien jusqu'au
« Vous n'êtes pas des vers de terre, mais dernier moment I »
des hommes, » Et le brave garçon, éloctrisaut ses hom-
. Et il frappa ses guerriers de son lasso. mes, leur dit :
— Flambés morts pour
Tous se levèrent et s'élancèrent au pas de pour flambés,
course, morts, il vaut mieux crever ensemble, tous
en tas.
Ce fut comme une avalanche, qui roula « On se défendra plus longtemps! »
vers l'embuscade, remontant lès pentes du
La compagnie, rangée sous un rocher,
terrain.
Sans-Nez n'en revenait pas, et, tout en ti- ayant les canons au-dessus de sa tête, fit un
feu terrible.
rant, il disait : Les pièces envoyèrent
— Sacrebleu ! on croirait trois coups de mi-
qu'ils ont le feu
dans le ventre. I traille : mais les Grands-Braves soutenus par
I l'élan de toute l'armée, entraînés parle sa-
« Tiens! les obus même ne les arrêtent
chem et Nativité, surmontèrent un moment
pas. d'indécision.
« Nous sommes flambés!...»
Ils marchèrent contre la mitraille et la fu-
i . Les pièces envoyaient des obus Ordi-
naires. | sillade...
Encore un effort et tout était fini.
A chaque coup, une dizaine d'hommes i Tout à coup la batterie du comte tonna,
étaient abattus : le reste continuait à courir. semant ses engins terribles; les pièces jouè-
— Jamais
je n'aurais cru cela ! dit Sans- rent avec une précision et une rapidité
Nez en préparant son couteau de chasse. inouïes.
« Ils vont comme des grenadiers. L'effet fut ce qu'il devait être, instantané
« Et ils ne crient pas. » et prodigieux.
En effet, les Grands-Braves chargeaient Les Grands-Braves furent anéantis ; les
en. silence. autres groupes de l'armée furent disperses
C'était un beau spectacle que celui de ces et chassés en un clin d'oeil.
hommes, domptait tous les instincts de race Ce fut, comme le disait le capitaine-ca-
8
pour attaquer ainsi résolument à l'euro- nonnier, un des plus beaux coups de balai
péenne. du monde.
LA REINE DUS APACHES 3.11

Et Sans-Nez, de son côté, nous disait : \ « Et un chic !


— Figurez-vous, monsieur Ferragut, que , « Enfin, le voilà crevé, et je suis extrême-
la cataracte du Niagara soit retenue par une j ment satisfait, lui en voulant particulière-
écluse et qu'une armée soit dessous. ] ment.
« L'écluse crève... Vous voyez l'armée, « C'est lui qui m'a coupé le nez.de sa •
j
n'est-ce pas? main. »
« Emportée... En ce moment, le colonel et sa fille ac-
« Les canons-revolvers, avec obusàballos, couraient.
ont fait un pareil effet sur ces faces de En voyant le sachem étendu, mademoi-
cuivre. selle d'Eragny poussa un cri d'effroi.
« Jolis canons, pleins de chic, de galbe et —Mort! s'écria-t-elle,
de chien ! » . Et, s'agenouiflant, elle se mit à fondre en
Après cette phrase de Sans-Nez, ce qu'il larmes et à prier.
fallait entendre, c'était le bruit de ses doigts Si bien que Sans-Nez s'indigna-
jouant triomphalement des castagnettes ; ce Au comte qui venait d'accourir, le Pari-
qu'il fallait voir, c'était sa tête et sa pose ! sien dit avec l'inévitable bruit de casta-
gnettes dont il accompagnait ses phrases :
L'armée indienne, cette fois encore, ve- — Quand je disais!.,,
nait de subir un grand désastre, si grand, « Mademoiselle d'Eragny aimait M. l'Ai-
seigneur de l'Apacheria et autres
qu'il était pou probable qu'elle osât rien ten- I gle-Blcu,
ter à l'avenir contre la caravane. ! lieux, baron de la Montagne-Bleue, duc du
Au camp, comme autour de l'embuscade, Colorado.
les cadavres jonchaient le sol par tas énor- « Et voilà ces dames !
mes; on voyait l'effet de chaque coup d'o- • « Fiez-vous-y. » ,-j
bus. Le comte, d'un geste, imposa silence à
Les chasseurs, acharnés, parcouraient le Sans-Nez.
terrain et achevaient impitoyablement les Le colonel approchait.
"
blessés. Quand il aperçut sa fille penchée sur le
C'était une scène d'horreur ! corps du sachem, il pâlit légèrement, regarda
Partout l'on voyait des Peaux-Bouges •
se le comte et Sans-Nez, fronça le sourcil, puis,
relever, essayer de fuir et retomber sous touchant du doigt l'épaule de Blanche, il
une balle ou sous un coup de couteau. lui dit froidement :
Au loin, les débris de l'armée vaincue... —- Je conçois, Blanche, que cette jeune
fille morte, près de ce guerrier, puisse offrir
Mais auprès de l'embuscade se passait le tableau attendrissant qui vous fait pleurer.
une scène très-vive. « Mais nous avons des hommes blessçs,
Sans-Nez avait reconnu l'Aigle-Bleu et il de braves gens.
l'avait vu tomber. « Votre place est à l'ambulance. »
Il le cherchait parmi les morts pour s'assu- Mademoiselle d'Eragny releva lentement
rer qu'il était bien tué. la tête, parut sortir d'un égarement pro-
H le trouva après de longues perquisitions. . fond, reconnut son père et s'écria. ;
Près de lui, Nativité. I — C'est lui!
. i
La jeune fille était étendue, immobile, , *<Ne lé reconnaissez-vous pas ? »
auprès du sachem ; elle avait une large bles- M. d'Eragny regarda plus attentivement
sure au flanc, l'Aigle-Bleu, parut fixer ses souvenirs et
L'Aigle-Bleu était couvert de plaies vives. i. murmura :
Sans-Nez regarda avec satisfaction, le chefsf —r-C'est impossible',
étendu. « Cependant... cette ressemblance.,, >>
— Du galbe, se disait le trappeur, il enn II parut un instant désolé, mais.il sur-
avait, cet animal-là ! monta bientôt son émotion.
332 L'HOMME DE BRONZE

— Monsieur, dit-il au comte, celui que près de là, cherchait à calmer Blanche et
vous voyez ici, mort à vos pieds, est un In- en recevait une déchirante confession.
dien que jrai beaucoup connu et j'ajoute — Non, tout est fini, disait-elle à voix
beaucoup aimé. basse, mais avec une tristesse sombre, un
« R était souvent mon hôte à Paris et je désespoir immense.
ne comprends pas comment je le retrouve ici « Je l'aimais...
— Malheureuse
parmi mes ennemis. . enfant !... murmurait le
— Mon père, dit mademoiselle d'Eragny, colonel attéré.
il avait deux devoirs à remplir : — Je l'aimais!
« Sa patrie à défendre ; « Il devait un jour, libérateur de son
« Vous et moi à protéger ! peuple, honoré, puissant, glorieux, acclamé
« N'osant vous écrire qu'il vous ména- du monde entier, il devait venir respectueu-
gerait, il me l'avait fait savoir. sement vous demander ma main...
« Il est tombé en cherchant probablement — Mais, interrompit le colonel, je ne
à s'emparer de vous vivant.
m'explique pas, Blanche, qu'il soit tombé
« Je n'ai qu'à vous rappeler comment il tenant dans sa main la main d'une jeune fille.
me protégea jadis, en un jour de grand Dans son abattement profond, Blanche
péril, pour que vous compreniez ma dou- n'avait vu que lui.
leur et mon désespoir. — Une jeune fille, dites-vous?
— Monsieur le comte, dit le colonel, ima-
Se levant tout à coup, elle vit Nativité...
ginez-vous que les hasards de la guerre — Trahie... murmura-t-elle écrasée par
vous jettent un jour sanglant aux pieds de
l'évidence.
mademoiselle d'Eragny tel que voilà celui
Et elle s'évanouit.
auquel elle a dû la vie comme à vous.
« Ne pensez-vous pas que l'on aurait tort
de trouver mauvais qu'elle pleurât votre j Cependant, contraste pénible ! Sans-Nez et
mort? Tête-de-Bison riaient...
j
— Monsieur, dit le comte, bien des Le comte s'impatienta.
mys- — Sacrebleu!
tères commencent à s'éclaircir pour moi. dit-il, riez si vous voulez,
« Les situations nettes sont les meilleures. , mais expliquez-vous.
« Si j'avais su ce que mademoiselle d'E- ! — Monsieur... le... le., comte... dit Têlc-
ragny vient de nous révéler, personne ici de-Bison bégayant par suite d'un hoquet
n'aurait conçu de regrettables soupçons. convulsif, c'est une drôle de chose que de se
» Mais il me reste à deviner certaines représenter le sachem se battant en duel
choses qui me troublent, fort. » avec vous à Paris.
. Tête-de-Bison venait d'arriver. — Je le reconnais, vous dis-je.
— Grandmoreau, lui dit le comte, voilà « \oila une cicatrice que je tiens de sa
l'homme étrange dont je vous ai parlé et avec main. i
lequel je me suis battu. — Mais nous l'avons toujours vu à la tête
— Mais, monsieur le comte, je connais de sa tribu.
très-bien l'Aigle-Bleu, et... — Vous en êtes sûrs?
— Mon cher, l'Aigle-Bleu est le même — Très-certains.
personnage qui, à Paris, m'a provoqué en — Au fait, dit le comte, quand je me suis
duel. battu avec l'Aigle-Bleu, si c'eût été mon ad-
Le Trappeur se mit à rire en regardant versaire de Paris, je ne l'aurais pas si facile-
Sans-Nez. ment vaincu.
La bouche de ce dernier était fendue jus- « Vous avez raison..
qu'aux oreilles. « Il y a deux Aigle-Bleu
« Lequel est celui-ci ? »
Cette hilarité troubla M. d'Eragny qui, Sans-Nez visita ce corps.
LA REINE DES APACHES

— Voici une cicatrice à la cuisse ! dit le — Mon cher,


je vous en promets un, et
Parisien. superbe encore.
« C'est bien le sachem. Sans-Nez crut à une plaisanterie et s'en
±- L'autre, dit le comte rêveur, l'autre alla en riant *.
doit être le Sauveur l Le comte avait examiné avec attention les
Les trois hommes se regardèrent surpris blessures de l'Aigle-Bleu.
de la découverte que, de déductions en dé- Elles étaient très-graves.
ductions, ils venaient de faire. Mais en visitant la poitrine du sachem lé
— Messieurs, dit le comte, nous aurons
comte vit le signe.
une intrigue bien embrouillée à démêler ;
L'Aigle-Bleu l'avait enlevé à son frère, en
mais nous en tenons le fil. l'enfermant dans la grotte.
Puis, emporté par un sentiment généreux,' M. de Lincourt examina curieusement ce
il dit à Sans-Nez :
— Nous ne pouvons en vouloir à made-
i. En 1S72, le paquebot la Ville-de-Parisamenait en
moiselle d'Eragny de sa reconnaissance pour France un voyageurhorriblement laid qui venait de San-
un homme qui l'a sauvée. Franscisco par New-Vork.
Ce voyageur raconta aux autres passagers qu'il était
— Mais ce n'est pas cet Aigle-Bleu-ci
trappeur de profession autrefois et trappeur amateur de-
qui a droit à sa reconnaissance ! fit observer puis qu'il avait fait fortune.
11se rendait à Paris, disait-il, pour se l'aire mettre un
Tête-de-Bison. nez par le docteur du Bodet, savant célèbre surtout par
— C'est vrai ! d'admirables opérations rhinoplastiques.
Ce personnage racontait qu'il avait eu le nez coupé par
« Allez donc détromper M. d'Eragny, mon l'Aigle-Bleu,dont les Américains présents à bord avaient
cher Grandmoreau. » tous
' Sixentendu parler.
mois plus tard, également à bord de la Ville-de-
Puris, l'état-major du paquebot voyait arriver un mon-
Pendant que le Trappeur courait au colo- sieur vêtu de façon un peu trop voyanto,maisporteur d'un
nez aquilin remarquable, ayantla ligure îégôrenïent cica-
nel, Sans-Nez disait : trisée par places, maisfort agréable.
— Oh! Ce monsieur serra la main du capitaine un peu étonné
des familiarités de cet inconnu qui lui dit :
Ce oh ! fut si singulièrement prononcé que — Comment1
le comte, qui s'éloignait, revint sur ses pas « Vous ne me reconnaissez pas!
« Alors c'est que j'ai un chic, un galbe étonnants.
et demanda : « Je suis Sans-Nez1... »
— Et c'était lui.
Qu'y a-t-il? Le docteur du Bodet l'avait littéralement travaillé pen-
— Il vit encore ! fit Sans-Nez. dant deux mois et il avait obtenu de merveilleux résul-
Et dégainant : tats.
— Je vais lui traverser Noslecteurs savent qu'une science chirurgicale nouvelle
le coeur, dit-il; a été créée depuispeu, science qui consisteà prendre de la
cette fois il en crèvera. chair sur un point pour la greffer sur un autre.
— Mon cher, dit le comte, n'achevez C'estainsi que l'on refait, sans ossatured'or ou d'argent,
pas les nez coupés ou écrasés,par greffe de chair prise sur la
cet homme. . cuisse, et en rabattant sur cette greffe la peau du front.
« Je veux le garder prisonnier On arrive,en plaquant de la peau garnie de poils, à con-
s'il survit. server à cette peau la puissance de nourrir ces poils.
« J'ai à apprendre le secret de bien des Ainsi s'explique comment Sans-Nezeut des cils et des
choses qu'il doit connaître. sourcils.
Présenté par du Bodet à la Faculté de médecine,.Sans-
« Veuillez appeler le docteur du Bodet. Nez 'fut-l'objet d'un rapport très-curieux publié par les
— Monsieur jounaux médicaux, vers la fin de 1872.
le comte, vous me faites Il y eut même, à ce sujet, une polémique violente entre
manquer une belle occasion. les docteurs du Bodet'et Simiol; mais les événements'
« C'est ce gaillard-là m'a le politiquesdominaient à ce point la situation que l'affaire
qui coupé n'eut pas de retentissement en dehors du monde savant.
nez. Aujourd'hui le nez aquilin de Sans-Nez,nez mémorable,
— Baste ! fit le comte. du Bodet ayant fait bonne mesure, ce nez merveilleux
enfm est cause que le trappeur a changé de surnom.
« Qui sait ? On l'appelle maintenant dans la prairie :
« Vous serez '
peut-être un jour les meil- , Trompe-aV Éléphant.
leurs amis du monde. Et quand monsieur Trompe-d'Éléphantse présente à
— Pour Austin, comme il a un nez, du chic, du galbe et de l'or,
cela, il faudrait me rendre mon les ninas accourent en foule au bal qu'il honore de sa
nez. présence.
334 L'HOMME DE BRONZE

bijou et supposa que c'était quelque talis- — Un docteur officiel!


man précieux. « Ce n'est pas étonnant !
Il craignit qu'on ne l'enlevât au sachem et « Mais que de patients sont morts entre
il le prit. vc mains !
vos
B comptait le rendre plus tard à l'Aigle- —; Mais vous cherchez vainement les
Bleu. • cl
clients, vous !
En ce moment, Nativité fit à son tour un Le comte arrêta la dispute d'un geste.
mouvement. — Messieurs, dit-il, examinez ce sachem
— Elle aussi ! dit le comte en souriant bl
blessé.
avec intérêt. « En reviendra-t-il ? »
« Elle survit 1 - !I Le docteur du Bodet voulut procéder, mais
« Voilà deux amoureux qui, s'ils en ré- -S:
Simiol se précipita sur le blessé, si bien que
cbappent, auront de la chance. » le comte indigné le fit relever très-vive-;
H
ment.
rame- — Monsieur, lui dit-il, vous avez un ca-
Cependant mademoiselle d'Eragny,
née par le colonel et Tête-de-Bison, reve^ ri
ractère déplorable.
nait près du sachem. « D'abord j'ai mandé le docteur du Bodet.
Elle' le regarda longtemps, puis elle se — Monsieur, dit Simiol piqué au vif, le
convainquit de son erreur. p
patient seul aurait le droit do faire un
— Pourquoi, murmura-t-elle, m'a-t-il c
choix.
laissé ignorer cette étrange ressemblance? — Comme il est hors d'état de se
pro-
Mais du Bodet survenait accompagné de nnoncer, je le remplace.
— De
Simiol. quel droit? fit Simiol perdant toute
Les docteurs disputaient déjà, n
mesure.
— Permettez, disait Simiol, permettez, « Cet homme est un Indien; il n'est pas
cher confrère ! s
sous vos ordres.
« M. de Lincourt vous dcmatiue. c'est « C'est un prisonnier qui a des droits sa-
parfait. ccrés, monsieur.
« Il veut vous confier un blessé, c'est très- !i — ne peut les exercer, ses
Puisqu'il
: droits
:- !
bien. i ( ...
« Mais je liens à contrôler votre traite- ! « Qui vous dit qu'il vous choisirait plutôt
|
ment, moi. <
que votre confrère ?
— Allez au diable, avec votre contrôle,, — 11 y a présomption en ma faveur.
s'écria du Bodet impatienté. — Drôle d'idée !
« Je ne veux pas vous avoir éternellement « Sur quoi vous basez-vous?
sur le dos. •— Je lui expliquerais combien mon sys-
—n Je vous gêne. tème est supérieur à celui de mon rival;
— Eh! oui, parbleu ! combien,.»
=— Je le conçois, -— Docteur Simiol, dit en riant le comte,
« Je constate vos erreurs. ' vous êtes amusant, parole d'honneur ! volro
*-- Vous n'en faites pas, vous? confiance en vous-même me renverse.
— Ce n'est pas vous qui m'avez jamais s « Je veux être juste, toutefois, et surtout
trouvé en flagrant délit de routine et d'i- - i| impartial.
neptie. Ij « Quand le docteur du.Bodet aura ter-
— Monsieur! j miné, vous ferez, à votre tour, votre exa-
— Tandis que moi...
jJ men.
— Oh ! vous, vous ! I « Vous me direz tons deux votre opinion.
u Quelles expériences célèbres avez-vous si I « Je me déciderai pour l'un ou pour l'au-
faites? > tre, selon l'opinion que vous formulerez. »
« J'ai traité des hommes célèbres, moi. j Pendant ce débat, du Bodet avait procédé-
LA REINE DES APACHES 335

Il se releva. Une heure après, la caravane était à son


— Monsieur lo comte, il y a espoir, dit- t
bivac *.
il.
« Espoir vague, mais espoir. » 1. En l'absence de MM.Louis Noir et P. Fcrragut, qui
" actuellement aux bains de mer, nous croyons devoir
sont
Simiol se jeta en quelque sorte sur le . prendre sur nous d'insérer la ' note suivante, qui sans
corps, procéda rapidement et se releva dé- ( doute d intéressera le lecteur.
Il s'agit de l'arrestation toute récente dé 51. de Tou-
daigneux: J ,neins, de cet Orélie I6r qui a détrôné Tomaho et dont cd
— Comment osez-vous dire qu'il y a de idernier, on s'en souvient, était l'implacable ennemi.
C'estTomaho qui a dû être content en apprenant cette
l'espérance ! s'écria-t-il. I nouvelle!!!
t
« C'est un homme mort. L'ÉDITEUR.
« Nous avons perforation de... « Antoine-OrélioIor, roi d'Araucanie et de Patagonie,
— Pardon ! dit le comte coupant court à , »ayant depuis plusieurs années quitté son royaume et ses '
sujets, par suite d'événements bien connus, cherchait à
toute discussion. ',se procurer les moyens pécuniaires nécessaires pour re-
« Je vais prendre une décision que Salo- , gagner i les plaines fertiles de son royaume et remonter
sur le trône que sou étoile lui avait donné.
mon ne désavouerait pas. i « Après avoir en vain frappé à toutes les portes,écoeuré,
« Le docteur du Bodet soignera le sa- , désillusionné, il allait se résoudre à abandonner le rêve
qu'il avait si longtemps caressé, lorsque le hasard le mit
chem. ! en présence d'un capitaliste, amateur d'aventures autant
— Pourquoi? hurla Simiol. | qu'ambitieux, qui mit Sa Majesté araucanienne en mesure
d'exécuter son projet de retour.
« Je veux que l'on me dise pourquoi ; je , « Orélie Ior, accompagné de quatre personnes, lit voile
l'exige! pour Bucnos-Ayres,vers la lin d'avril dernier. Il empor-
^ j tait une collection complète d'armes, fusils, revolvers,
— Vous venez de dire que le sachem sabres, poignards et munitions de toute espèce.
était mort ! fit le comte. I « Ils arrivèrent à Buenos-Ayresun. mois environ après
leur départ. Là nos aventuriers affrétèrent un bateau
« Votre confrère a de l'espoir; naturelle- pêcheur d'assez fort tonnage pour les conduire à Bahia-
ment je lui confie le blessé ! » Blancu, sur la côte de la Patagonie. ;(.
(cDe ce point, il leur eût été facilede gagner jl'intérieur
Tout le monde se mit à rire. du pays, à cheval ou ù dos de mulet.
Simiol, confus, baissa la tête. s « Il ne devait pas en être malheureusement ainsi pouf
— Tenez, lui dit le comte, chargez-vous eux.
« La présence d'Orélie 1" u Buenos-Ayresne put être
de cette jeune fille. longtemps tenue secrète, pas plus que ses projets.
« Cependant il réussit il déjouer la surveillance du rni-
« Ce sera une très-belle cure aussi, si nislre chilien à Buenos-Ayres,qui avait reçu l'ordre de
vous réussissez. I son gouvernement de le faire arrêter.
I « La goéletteSociedad,de la marine de la Confédération
« Messieurs, bonne chance !» 'i
argentine, fut. immédiatement lancée ù sa poursuite, le
' '
I
à joignit à Patagonès et l'arrêta.
Et le comte laissa les deux docteurs
« 11arriva donc a Buenos-Ayres en qualité de prison-
leurs patients. nier, le dimanche 19 juillet.
11 avait hâte de rassembler son monde dis- « 11était conduit par le lieutenant Palacios, de la marine
argentine.
persé. « Il était accompagnéd'un jeune Chilien qui avait été
Sans-Nez, cependant, vint le retenir un son gardien au Chili, à l'époque où il était prisonnier, et
i qui, se trouvant à Patagonès au moment de son arres-
instant encore. tation, le. reconnut et servit à établir son identité.
— Je crois devoir vous prévenir, dit-il « Cependant le prisonnier niait être non-seulementle roi
mais encore M. de Touneins.On trouva sur
au comte, qu'un certain lepero, connu sous j' d'Araucanie, lui divers documents qui prouvèrent que c'était bien lui.
le nom de la Couleuvre, a été vu descendant « Les objets saisis consistent en diverses cartes géogra-
le fleuve sur une pirogue conduite par deux phiques de toute la Patagonie et Araucanie, un livre avec
une dédicace à S. M. OrélieI»"-,un sceau royal et un autre'
Indiens (voir la gravure). petit cachet à ses initiales de famille.
— Décidément, cette « À neuf heures et demie du matin, il débarquait au
fit le comte, toute Môle, les fers aux pieds et aux mains.
aventure est très-compliquéo. I « On put le S-oirdans le cours trajet qu'il fit jusqu'à la
I voilure qui l'attendait sur la promenade de « Jolio » pour
« Vous êtes un garçon de bon conseil, lé conduire à la prison,
Sans-Nez, nous en recauserons. ! « Il ne manifesta pas la moindre impression en voyant
1 les nombreux curieux qui s'étaient amassés sur le Môle
« Mais rassemblez votre compagnie et que pour le voir. Il les regardait sans crainte et sans honte.
tout le monde revienne au camp. » | <iII était vêtu d'un pantalon et d'un pardessus clairs»
d'un chapeau noir, d'une chemise de couleur avec col
Le même ordre fut donné à tous les ca- droit, et portait des lunettes bleues,
pitaines. a Notre homme a donc,été arrêté à Patagonès par le»
330 L'HOMME DE BRONZE

—i
Papa !
— Ah !
CHAPITRE LVI je te comprends !
« Tu éprouves des scrupules.
AVENTURE EXTRAORDINAIRE ARRIVÉE A;DON-MATAPAN - « Rassure-toi. . :
« Ce
mariage n'est pas sérieux !
Nous l'avons dit,. don Matapan, qui ne "—Que dites-vous là?
s'ennuyait: point : démesurément : parmi les « Mais c'est très-sérieusement que j'ai'
sauvages, avait néanmoins .formé' le'plan de épousé'mon mari.
regagner Austin. ... .; — Quelle délicatesse I
Il résolut de profiter de l'absence de — Tu te crois liée à cet
ivrogne ?
Sable-Avide et des guerriers 1pour réaliser sa — Ivrogne !
combinaison.: *'. '.'',' . , « Vous l'insultez, vous qui buvez avec lui!
Donc, un soir, il manda Belle-Plume, sa^ — Tu le défends !
'
eue. '.,'.;..'...:..:',;:.,-.;;'.:.;':,;,... « Mais', ma'fille, on ne pousse pas la naï-
•-—Ma chère enfant, dit-il,- victimes d'une ' •
veté jusque-là. . '',''''
trahison de Sablé-Avide! nous sommés rete- « C'est qu'elle se croit de bonne foi la
nus prisonniers ici! femme de ce débauché, de.ce. misérable qui
« Tu dois souffrir horriblement de ton ' la bat.
sort? - •'='.• ; '-.' . . — Il ne me bat
— Oh '!: oui, • pas toujours 1
papa. . , , , « Quelle:mouche vous pique?
« Sable-Avide se conduit avec mor on ne « Voilà bien les beaux-pères I ,
peut plus inal. .".'.",.'•". « Toujours injustes les gendres et
« Groiriez-vous pour
qu'il a des attentions pour mettant martel entête à leurs, filles.. . .
toutes les jolies filles.de- la tribu,, et qu'il me
« J'aime Sable-Avide et. je reste ici, moi.
rend très-malheUreusé?•• '••> '>• ; : !'> — Malheureuse! , ,. .
— Mon enfant,' cette vie va finir... nous ,. ;
• ^ —; Il n'y a pas de malheureuse qui tienne.
partons. « Je reste !
— Où cela ?
« D'abord Sable-Avide m'a donné un gage
— Pour Ausfin.
de son amour.
—rAvec Sablé-Avide? — Déjàl
— Jamais de la vie ! • .,
— Vous voulez « Voilà ce que je redoutais.
que j'abandonne paon
« Ainsi moi, don Matapan, je vais être
mari, papa ?
grand-père d'un petit sauvage ou d'une sau-
« Y pensez-vous !
— Si vagesse.
j'y pense! « Quelle position pour un gouverneur do
« Vais-je te laisser aux mains d'un affreux
sauvage? province !
— Écoutez, papa, vous dites du mal de
autorités de la ville, sur l'ordre du lieutenant Palacios, au mon mari, vous insultez mon enfant à venir,
moment où il prétendait entrer sur les territoires indiens,
vous troublez mon ménage.
a.ccompagnéd'un individu se faisant appeler « le baron de j
Keunk, » sujet russe, son premier ministre, qui doit arriver « Le mieux est de vous en aller ; je con-
à Buenos-Ayres dans quelques jours, également prison-
nier. sens à votre départ, et j'y aiderai.
«Outreles personnes qui l'ont parfaitementreconnu, son « Mais vous suivre, non !
identité a pu être établie d'une manière irréfragable, au • — Soit ! dit don
moyen de deux signes ou verrues qu'il a sur la lèvre su- Matapan.
périeure, du côté gauche, au-dessous de la moustache, et « Reste, fille dénaturée !
le
que jeune Chilien dont nous avons parlé plus haut a
présentés comme une preuve indiscutable. « Reste et reçois ma malédiction pater-
de
«11était accompagné trois autres personnes bien con- nelle !
nues ici, MM.-t'échût, ancien commissionnairedes Messa-
geries, Bblard et Henri Laboulaye, qui ont eu la suprême « A propos, veille à ce que mon cheval
chance de ne lias être arrêtées. soit pourvu d'une bonne gourde bien pleine.
« Oréhe-AntoinoIer est enfermé à la prison de Cabildo,
où il réfléchitsur la fragilité des choseshumaines. » — Soyez tranquille.
j
LA REINE DES APACHES 337

Tête-de-Bisonet Sable-Avide.

\ y h, . . . y — Tu t'en vas?
~-^Tu7;YajS;,'m'>àider dans mes préparatifs
de fuite?- -""' — Vous m'insultez.
— De tout mon coeur. — A tous les diables, les filles de ta sorte!
— Comme tu dis cela ! « Voyons, demeure.
« B semblerait que tu es enchantée de te « Veille bien à tout.
— Soit!
séparer de moi.
— Mon « Seulement, papa, ne me traitez plus do
père, je suis votre très-humble
servante. pécore.
« Je dois vous obéir en tout. — Tu ne t'informes seulement pas de la
— Je te commande de me suivre. façon dont je ferai le voyage au milieu des
— Je ne dois bêtes fauves.
pas quitter mon mari.
« La Bible le dit. — Je suppose, papa, que vous y avez
— Tu n'es
qu'une pécore. pourvu.
-— Bonsoir,
papa ! — Vit-on jamais fille plus indifférente I
« Bon
voyage ! s'écria don Matapan.
L'HOMMEDE BRONZE.— 58 LA REINE DESAPACHES— A3
333 L'HOMME DE BBONZE

— J'ai confiance dans votre sagesse, et — Je n'ambitionne que l'amour de mon


vous me le reprochez ! tl
mari.
« J'ai pensé que vous aviez une escorte» « Mais prenez gardé» papa.
mon père..; « Si Juarez envoyait des troupes contre
— Oui, j'en ai une. î
les cléricaux...
« Puis-je compter sur ta discrétion, au — Tu te mêles de politique
maintenant,
moins? < tu veux en remontrer
et à ton père sur lo
•— Mon père, je suis incapable de vous j
gouvernement !
trahir. — J'ai tort.
—^ Sache donc que l'on me regrette à « Papa, toutes vos hardes sont prêtes.
Austin. — Vois donc dehors.
— Ah! « Il fait nuit.
j
— Ce ah ! annonce de l'étonnement, ma i « Tout le monde doit être dans les ten-
fiiic. h tes. »
— Je suis étonnée, en effet» que vos ad- Belle-Plume sortit et rentra, donnant à son
\
ministres soient reconnaissants de vos bons père l'assurance que l'on n'apercevait rien
services. de suspect.
— J'avais ton ah! d'une autre Du reste, il n'y avait plus dans le village
interprété
façon. que les femmes, les enfants et les vieillards.
« Figure-toi donc que la ville est parta- On commençait à avoir pleine confiance
gée en deux partis. en don Matapan.
« L'un, le parti clérical, est pour les Il n'était plus surveillé.
Français qui, en ce moment, sont maîtres Le digne gouverneur donna un froid bai-
de Mexico. ser à sa fille, qui lui en rendit un plus froid
« L'autre est pour Juaroz. encore, et il sortit.
— Si vous saviez comme cela m'intéresse Belle-Plume tint la bride d'un bon cheval,
peu!... I! harnaché en guerre et muni do tout le hu-
— Encore faut-il que je t'explique,.. I| gage nécessaire.
<>—J'écoute, papa. — Au revoir, mon enfant ! dit don Matn-
|
.—- Le parti clérical et français est vain- 1> pan.
queur. I « Tu me feras prévenir quand tu m'auras
« Il-y a eu bataille, et les soldats, ralliés ., donné un petit-fils,
aux gens des couvents et des églises, ont tout i — Adieu, papa !
massacré. Le père et la fille se quittèrent enchan-
« L'affaire a été affreuse. tés.
« Il y a eu près de cinquante morts, ce Jamais don Matapan, excellent homme,
qui ne s'était jamais vu dans les troubles ' mais un n'avait en grande
| peu personnel,
civils. lI tendresse pour le laideron grincheux que
« Le parti vainqueur a su que j'étais ici , son épouse lui avait donné comme gage de
avec toi. j] leur amour moins que tiède.
« Il m'a envoyé un émissaire. |j Quand à Belle-Plume, qui dès l'âge, de
« C'est un coureur de bois très-adroit et j treize ans soupirait après le mariage, elle
très-habile. j n'avait pas Un grand fonds de tendresse
« Il est à la tête d'une troupe de six hom- filiale.
mes résolus. Tout ce qu'avait dit don Matapan était
« Il m'attend en forêt. réel.
«Toute,la ville désire mon retour, pour Il trouva en forêt, à l'endroit convenu-
me rendre moD gouvernement; j'aurai une s Jarry, un guide connu pour Se charger des
'• .ovation.. plus difficiles missions.
« fte veux-tu pas la partager? Il avait accepté de l'évéque celle de venir
LA REINE DES APACHES 339

chercher don Lopez y Matapan au milieu trine do don Matapan en mettant le pied
' dans sa bonne ville.
des Apaches.
La ville était au pouvoir de la faction clé- A la porto se tenait un poste.
Dans ce poste, le gros boucher que nous
ricale, avait tout intérêt à s'assurer le .con-
cours de don Matapan. connaissons.
sa- — Caracho ! cria le milicien.
Homme habile, presque populaire,
« Don Matapan !
chant son monde, expert en politique, le — Moi-même,
était lé une ! mon enfant ; moi-même,
digue homme pour parti acquisi-
mes enfants.
lion sérieuse. j
— En route ! dit Jarry à sa troupe en I Tout le poste accourut serrer joyeusement
' la main du
voyant débusquer le gouverneur ; filons jovial gouverneur.
train ! ! H était tout ému.
grand Il eut bien placé son discours, mais il n'y
Et voyant trembler don Matapan : \
— Qu'avez-vous, avait pas assez de monde, et puis il voulait
sonor? ,
— Mon ami, j'ai entendu un rugissement I arriver au palais du gouvernement.
• Il s'arracha aux attendrissements par un
en venant ici. ; à son cheval et il se remit en
« Si je n'avais pas été plus près de vous | coup d'éperon
de la rebroussé ! roule.
que du camp tribu, j'aurais
Tout le monde, sur les portes, s'écriait en
chemin. i
— Basic ! fit Jarry. le voyant :
j — Tiens, don Matapan !
« Un jaguar! la belle affaire! j Et on le suivait.
« Mais vous voilà parmi nous ; ne crai-
rien. » Jarry, dont la mission était finie et qui n'é-
gnez plus tait pas homme à s'amuser à des bagatelles,
El l'on partit.
avec sa troupe était entré dans une
Le voyage dura trois nuits. ; Jarry
i taverne pour y déjeuner.
Lo jour, on se tenait caché sous bois. 1| Là il apprit les nouvelles,
Au malin de la troisième nuit, on arriva — Vous savez,
I Jarry, lui dit-on, que de-
à Austin.
puis votre départ il y a eu révolution.
Don Matapan, tant fatigué qu'il fût, médi- — Ah ! fit Jarry indifférent et dévorant une
tait son discours do rentrée. |
i tranche do jambon.
— Quelle
surprise et quelle joie pour mes I — Ce sont les libéraux qui ont triomphé.
bravos Austinois, dit-il, quand ils vont me
! — Tiens ! fit Jarry, don Matapan qui était
revoir ! i rappelé par les cléricaux.
— Je le crois, senor,
je le crois ! disait j « Il va se trouver dans une fausse posi-
Jarry de l'air ennuyé d'un homme qui s'en ; tion,
moque absolument. — Démohio ! Le pauvre homme*!
— J'irai droit au palais du gouvernement ! « On l'écharpera, si l'on sait qu'il tenait
s'écria le gouverneur.
pour le parti noir.
« Je ferai mon discours. — D'autant plus qu'il va lui-même se dé-
« Je dirai... » ; nonçer.
Et le gouverneur prépara son improvisa- — Çornment cela ?
tion. — Il fera un discours.
Jarry bâillait. « Il me l'a récité,
Heureusement l'on arriva. « J'ai retenu cette phrase : Bénie soit la
Don Matapan, hors du village, avait re- i main de Dieu qui nous suscite dans les Frai}
pris, parmi ses hardes, son costume mexi- | mis des alliés et des vengeurs.
cain ; il était en tenue de gouverneur. I — On va massacrer ce malheureux ; pré-
Le pont-levis était baissé. i venez-le, Jarry.
Le coeur battait à se rompre, dans la poi- \ — Moi, me déranger I
340 L'HOMME DE BRONZE I

— « Je veux entrer au palais


Jarry, vous étiez guide. porté dans les
— Je ne le suis bras de mon peuple. »
plus.
« Ma mission se termine à la porte d'Aus- Sur cette belle résolution, don
Matapan fil
tin. un grand geste avec son petit bras et l'on vil
« Du reste, prévenez vous-même ce brave qu'il voulait parler.
homme. L'on pensa qu'il allait faire un speech pour
— Je suis tavernier. raconter son aventure et l'on écouta curieuse-
« Je ne veux pas me compromettre. ment.
— Et moi, guide, je ne me mêle pas aux Le digne homme commença carrément
troubles civils. par la phrase citée par Jarry.
« A boire ! » « Habitants d'Austin,
Jarry était certainement l'homme le plus «Loué soit Dieu, louée soit la Vierge,
attentif à préserver un client du danger tant loués soient les saints !
« Une faction odieuse est écrasée !
que ce client était sous sa garde.
Mais le terme du marché arrivé, Jarry « La religion triomphe.
n'aurait pas fait un geste, levé un doigt « Bénie soit la main du Très-Haut
qui
afin de sauver la vie d'un homme pour lequel nous suscite dans les Français des alliés et
il venait de s'exposer cent fois dans le des vengeurs!... »
voyage. Un tonnerre d'imprécations coupa la pa-
role au pauvre gouverneur.
Il en résulta que don Matapan arriva sur ! La foule s'emporta furieusement et les
la grande place au milieu d'un grand cou- j] pierres plurent sur don Matapan.
cours de peuple. Jamais on ne vit d'homme plus déconte-
Le digne gouverneur ignorait toujours les nancé.
faits. Il vit en même temps déboucher sur la
La foule se montrait empressée, mais plu- place le nouveau gouverneur qu'avait en-
1'
tôt curieuse qu'enthousiaste ; cependant il y voyé Juarez.
avait en faveur du bonhomme un courant !i Celui-ci accourait.
! Prévenu de l'arrivée do don Matapan, un
sympathique. j
On lui souriait. rival, il avait rassemblé un piquet de soldats
B aurait voulu être acclamé-. et il venait pour arrêter le pauvre senor
— Cette petite fête manque de chaleur ; ce Mais la foule s'était jetée sur le pauvre
n'est pas l'entrée triomphale que l'on m'avait homme qui venait de descendre de cheval
promise, pensait don Matapan. . et s'était réfugié dans la fontaine, dont le
« Je comprends que, n'étant pas prévenu, jet d'eau ne fonctionnait.pas à cette heure
le clergé ne soit pas venu au-devant de moi. matinale.
« Mais l'évêque doit savoir maintenant Don Matapan, dans la vasque, sèche à ce
mon arrivée. moment, haranguait, suppliait, criait : Vive
« Il devrait être là. » Juarez !
Don Matapan, pour soulever les bravos, A la vue de son successeur, il se mit à
s'arrêta devant la fontaine que nous con- ! hurler :
naissons sur la grande place ; il salua la foule s — Vive le gouverneur!
et agita son mouchoir. La foule se prit à rire,
On salua autour de lui, mais on ne cria i De la tragédie, l'affaire tournait brusque-
point. ment au comique.
— Je vois ce que c'est, pensa-t-il ; on se sou- Un incident burlesque acheva de calmer
vient que j'avais des sympathies pour Juarez. la colère du peuple, déjà désarmé par les
« On me tient un peu rigueur. cris de don Matapan.
« Je ne vais pas plus loin et je lâche mon i i Cette grosse figure de citrouille ne pou-
grand discours ici. ! vait être prise au sérieux.
LA REINE DES APACHES 341

Un farceur s'imagina de jouer un bon <


conique du plus étrange aspect et d'une so-
tour. i
norité inouïe.
Don Matapan était toujours dans la vas- Les bords en furent enduits de gluc,> et on
«
appliqua cette coiffure sur la tète de l'ex-
que.
Le lepero facétieux dont nous parlons jgouverneur.
lâcha les robinets. Désormais le déguisement était complet.
Le jet d'eau fonctionna. Des bandes de gamins précédaient le cor-
Voilà don Lopez y Matapan inondé, noyé, 1tège jouant des castagnettes, mais le peuple
et demandant sa grâce. i
| réclama une musique plus sérieuse, et le
gesticulant toujours
Cette farce mit en goût les leperos qui ! gouverneur
; en titre envoya chercher la fan-
crièrent : fare de la milice.
— Un charivari à don Matapan ! Celle-ci était plus nombreuse et plus
Et vite un âne, vite de la poix, vite de la bruyante qu'elle ne l'avait jamais été, ayant
plume ! reçu un renfort d'instruments.
C'était le cérémonial d'usage pour les cha- Au point de vue des orchestres militaires,
rivaris. . le Mexique est un pays très-extraordinaire.
En un clin d'oeil, au milieu d'un bourvari Nous ne parlons que pour mémoire des
effrayant, d'une explosion de gaieté folle, , violonâ et des contre-basses qui font leur
don Matapan fut déshabillé, roulé dans la partie et produisent un certain étonnement
poix, puis dans la plume. sur les Européens.
Dire l'aspect étrange qu'il offrait est im- Mais ce qui. frappe de stupeur les nou-
j
possible. I veaux venus, c'est de voir, derrière la grosse
Qu'on s'imagine cette boule humaine ainsi caisse, des joueurs de vielle et d'orgue de
hérissée de plumes ! barbarie.
C'était grotesque ! L'orgue de barbarie est le fond de l'or-
On hissa don Matapan sur l'âne, la figure chestre.
vers la croupe, la queue de l'âne en main. Il règle tout.
Et lié, ficelé, offrant le plus drôle d'aspect Les musiciens apprennent les airs que
du monde, le gouverneur fut conduit par les peut jouer ce maître instrument ; celui qui
rues. tourne la manivelle est le vrai chef d'or-
Houpllàllà! chestre.
Chacun cherchait de grandes plumes d'oie, Selon qu'il accélère ou retarde le mouve-
de dindon, d'outardes, ou quelque queue ment, les autres vont piano ou andante.
de bête. Quand un orchestre militaire peut avoir
Chacun se procurait de la poix, et fixait deux, trois orgues de barbarie jouant les
plume ou queue sur don Matapan. mêmes morceaux, il est réputé l'un des plus
D'aucuns collaient sur l'ex-gouverneur des beaux du Mexique.
grelots, d'autres de petites sonnettes. Entendons-nous.
Un riche négociant, puni d'une amende, Il.ya Mexique et Mexique.
quelques mois auparavant, par don Matapan, Le Mexique de Mexico est très-civilisé.
eut l'idée d'acheter un chapeau chinois. Mais le Mexique des provinces, c'est autre
On sait quel bruyant instrument de musi- chose.
que c'est. Or le nouveau gouverneur avait amené
Le chapeau chinois fut donné à des lepe- des soldats ; les soldats avaient une fanfare ;
ros avec quelques pièces de menue monnaie cette fanfare avait un orgue, et aussi celle de
pour les encourager à suivre les indications la milice.
données par le négociant, et l'idée de celui-ci Les deux musiques avaient fusionné ; donc
était drôle. deux orgues, donc une musique splendide.
Le manche du chapeau chinois fut dévissé, ! Particularité:
e' il forma dès lors une sorte de casque La grosse caisse est à cheval et l'orgue aussi.
342 L'HOMME DE BRONZE

Jamais un Mexicain ne pourrait porter de — Le cheval, dit durement le gouver-


j
pareils instruments sur son dos. | ineur, est confisqué.
On voit d'ici ce que tous ces éléments « A boire, il y en a dans le Colorado. »
j
peuvent donner. Et il rentra en ville.
Bientôt la fanfare arriva, prit la tête du Comme c'était l'heure de la sieste, que le
cortège et joua avec fureur. j soleil
: dardait ses rayons ardents sur la cam-
Mais dans les charivaris mexicains chaque | pagne,
] comme tout le monde avait faim,
instrument va son train, sans préoccupation I isoif, et s'était suffisamment érointé, comme,
du voisin. selon l'habitude, les portes allaient être fer-
C'est assourdissant et effrayant. mées, les ponts-levis relevés, la sieste étant
Un orgue jouait la Muette de Portici, j considérée comme nuit pour le service de
l'autre la Dame blancJw, I place, la population rentra à son tour.
La grosse caisse résonnait furieusement, ! Il ne resta dehors que don Matapan et
et les tambours roulaient sans relâche ; l'o- l'homme qui avait prêté son âne pour le cha-
phicléide nazillait des accompagnements in- i rivari.
sensés et le trombone éternuait des notes L'homme voulait son âne.
impossibles. i Don Matapan n'aurait pas mieux demandé
Les chantres d'église avaient été quérir . que de descendre, mais c'était impossible,
leurs serpents. il était collé par la glue au dos de sa mou-
Ils chantaient à tue-tête dedans et les ture.
conques jetaient dans l'air des bruits fêlés, j
Le propriétaire jurait, don Matapan gei-
Enfin à chaque carrefour on. faisait ruer ; gnait, l'âne brayait.
l'âne. | Enfin, las d'accabler d'invectives la mal-
Le gouverneur tintait et clochetait alors
J heureuse victime du charivari, le maître de
du bas en-haut. I l'âne voulut arracher le cavalier de dessus
C'était à en réveiller le cimetière juif, où i, sa monture,
les morts ont cependant l'oreille dure. j Mais l'âne se mit à se cabrer, à ruer et,
Don Matapan, suant, soufflant, ahuri, gé- finalement, d'un coup de pied se débarrassa
missait en vain. de son maître qui resta gisant sur le sol.
On lui fit parcourir toutes les rues, on le \ Quant à don Matapan, il fut emporté à
fit stationner dans tous les carrefours. Ij travers la prairie.
1
Enfin, après cinq heures de supplice, on \' Etrange situation pour cet excellent
le conduisit hors la ville, lui et son âne. 1 homme,
Alors parut le nouveau gouverneur qui 1 Avoir si chaud, pas une goutte d'eau à
avait laissé passer la justice du peuple, mais i boire, et se trouver englué, emplumé et les
qui avait à rendre la sienne. i fesses collées sur le dos d'un âne.
Il annonça très-cavalièrement et très-pré- I Pas une arme !
remptoirement à don Matapan : j Et des jaguars plein les massifs !
1° Que tous ses biens seraient confisqués au | Don Matapan regrettait Sable-Avide et
profit de l'État ; I maudissait Austin.
2° Qu'il était déchu de tous ses titres et Il ruminait une vengeance.
honneurs ; — Si jamais, pensait-il, je puis regagner
3° Qu'il était à jamais banni du territoire, la tribu de Sable-Avide, je déciderai le chef
Tout bon Mexicain avait le droit de le à attaquer la ville.
tuer comme un chien, s'il reparaissait aux « Et... et... j e me battrai !
. environs d'Austin. « Oui... je me battrai! »
Don Matapan, après lecture, demanda . | Ce faisant, le gouverneur dirigea son âne
deux grâces : j vers un ruisseau qu'il connaissait.
— Je ne désire, dit-il,
que mon cheval ett \ L'âne, flairant l'eau et très-échauffé, prit
à boire. i volontiers la direction qu'on lui imprimait.
LA REINE DES APACHES 343

La chose était difficile, attendu que don La position n'était pas gaie.
Matapan avait la face tournée vers la queue Que faire?
de l'animal. Regagner la tribu de Sable-Avide, obtenh
Il se donnait le torticolis à regarder par le pardon de cet excellent ami, le gouver-
derrière soi. neur l'eût bien voulu.
B Se démanchait les braS pour frapper le Mais il ignorait les chemins.
col de l'âne» tantôt à droite, tantôt à gau- Mais il avait peur des fauves.
che. Et voilà que précisément il aperçût sur un
On arriva. arbre, presque au-dessus de sa tête, un jaguar.
L'âne but... La bête était énorme ; elle Semblait des
Mais don Matapan ne pouvait atteindre à plus féroces.
l'eau. Les yeux, ronds, jaunes comme l'or en
Il éprouva le supplice de Tantale. fusion» fixaient le malheureux don Matapan,
L'âne, désaltéré, jugea que tout élàit pour qui frissonna de tout son être.
le mieux ; cet âne était comme le roi Au- Ce frémissement fit tinter grelots et clo-
guste de Saxe, qui, quand il avait bu, croyait [ chettes.
était ivre. . Le jaguar parut étonné et à coup sûr il
que toute la Pologne j'
En vain don Matapan cssuya-t-il de faire était déjà surpris, n'ayant jamais vu animal
entrer l'âne dans l'eau jusqu'au poitrail, es- de la forme de celui qui se trouvait sous ses
pérant ainsi parvenir à boire. yeUX"
de vaincre l'obstination du De là son hésitation à s'élancer.
Impossible
baudet. Au bruit, il fit un mouvement de retraite.
Alors don Matapan comprit qu'il fallait se Don Matapan, cependant, quand il vit on-
séparer de sa monture. duler l'échiné du jaguar, crut qu'il aljaïts'é-
L'homme qui a prétendu que l'on trou- lancer.
vait dans la Bible tout et encore quelque L'ex-gouverneur se leva pour fuir.
chose, n'a pas surfait la réputation do ce Alors le chapeau chinois et les grelots
livre. i firent un tel tintamarre » que la bête fauve
Absalon, suspendu parles cheveux, donna ! épouvantée se réfugia au sommet do l'arbre.
une idée à don Matapan. ' Don Matapan fut stupéfait et ne s'en sauva
Do ses deux mains, courtes et fortes, il pas moins.
saisit la branche d'un arbre sous lequel il Tout en courant, il vit un autre jaguar se
passait, et il arrêta net la marche du baudet, j lever à son approche et déguerpir*
Ce n'était pas le compté de don Matapan. i Le digne senor s'arrêta et il comprit que
La soif étant le pire des supplices, le le vacarme de sa course effrayait les fauves.
cligne homme préféra souffrir-pour arriver à A quelque chose malheur est bon !
boire que de rester collé sur son âne* Don Matapan se rassit pour arrêter un
Il éperonna sa monture (car il avait con- plan.
servé ses éperons de cavalier) ; l'âne s'é- Pendant son séjour chez les Indiens, il
lança. .. avait appris à connaître des baies et des
Don Matapan poussa un cri ; la séparation fruits de toutes sortes
sciait faite aux dépens de sa peau. Il pensa que, pour être mal nourri» il ne
Il se laissa choir et tomba par terre. mourrait pas de faim en Se contentant de
L'âne courait, joyeux d'être débarrassé. cette frugale subsistance.
Le gouverneur se releva et la soif lui En marchant huit ou dix nuits, il pourrait
donna des ailes. arriver au camp.
Il se précipita vers le ruisseau et il but à Il se rappela que le Colorado y menait.
— Je suivrai le cours du fleuve ! se dit-il.
longs traits.
Puis, ayant bu, il se releva, s'assit et réflé- A prétendre qu'il était rassuré, l'on men-
chit, j tirait.
344 L'HOMME DE BRONZE

Toutefois il avait l'espérance, et il se mit Mais cette grotte bouchée l'irritait beau-
en route du plus grand pas que lui permi- coup.
renLses petites jambes. —
Pourquoi fermée, disait-il, pourquoi?
« Que faut-il faire? »
Mais comme nos simples soldats, qui, ru-
minant une consigne difficile, finissent tou-
CHAPITRE LVII jours par prendre leurs instructions à la
lettre, Tomaho se répéta à lui-même :
— B a dit
DE REFLECHIS
SETROnVEOBLIGE que le papier parlant serait
OB:TOMAHO dans la grotte.
LONGUEMENT
« J'y chercherai. »
Et, fortde cette résolution, Tomaho se mit
Tomaho: avait promis à mademoiselle d'E- à l'oeuvre.
ragny de prendre des nouvelles de l'Aigle- Il avisa un chêne, l'abattit avec sa hache,
Bleu, et il savait où en aller chercher sans le façonna en levier et revint à l'énorme
doute, car, en quittant l'embuscade avant bloc.
le combat qui: commença une heure après Il fit jouer le chêne avec la force d'un Ti-
son départ, le géant se mit en marcher en tan... la roche roula sous l'effort:..
ligne droite. La grotte était ouverte.
B allait, de ses immenses enjambées, vers — Je vais voir maintenant, dit le géant,
un but. si je 'trouve le papier parlant. '
Ce but était la grotte où le Messie des « Mais pourquoi avoir fermé la grotte?;.. »
~
Indiens était enfermé. Tomaho redoutait peu de chose dans le
H'arriva devant l'excavation, poussa un monde.
cri d'étonnement en la voyant bouchée, et Mais il aVait une invincible répulsion'pour
parut fort embarrassé. ce qUi est surnaturel. •
Il n'aimait pas à réfléchir, le bon colosse; Les sorciers l'intimidaient.
mais quand il réfléchissait, c'était à haute Toute cette affaire du Sauveur ne lui sem-
voix. blait pas claire et il craignait des malé-
Tous les simples d'esprit, les natures pri- fices. ''*"';•
mitives aiment à entendre leur voix formu- La grotte fermée lui avait inspiré de la
lant leur pensée. défiance.
Le paysan calcule tout haut, pense tout Donc il entra avec une certaine prudence.
haut et lit tout haut. A la vue d'un Indien garrotté, il éprouva
Tomaho se posa sur la roche et songea : une impression désagréable et sortit sur-le-
— L'Aigle-Bleu m'a expliqué qu'il dési-
champ.
rait envoyer pendant l'expédition des messa- L'obscurité ne lui avait pas permis de dis-
gers à Rosée-du-Matin, et en recevoir. tinguer à qui il avait affaire ; mais il se dit
« A chaque journée de marche, il doit dé- que toute cette aventure était fort extraor-
poser un papier parlant (une lettre) quelque dinaire.
part. Une lumière un peu obscure se fit en son
« Il m'a indiqué, pour cette étape, la
esprit.
grotte que voici. — Je comprends, dit-il, pourquoi la grotte
« Pour la suivante, si nous allions plus était fermée.

loin, — il ne le pensait pas, pour la sui- Il était enchanté, le bon géant, d'avoir
vante, c'était la pierre branlante. compris cela.
a Là, je devais trouver pour la suite d'au- Mais décider de quelque chose et se déci-
tres indications. » der à quelque chose lui semblait très-diffi"
Après ce grand effort de mémoire, To-
j cile.
maho se reposa. Fallait-il rentrer ?
j
LA REINE DES APACHES 345

II galopait autour du camp;

Pourquoi cet homme garrotté? H pensait que quelque génie, sous forme
Par qui garrotté ? monstrueuse, allait sortir portant une lettre
Tomaho, comme d'habitude, se gralta les dans ses griffes.
plumes, étant fort embarrassé; mais il se dé- Les charlatans indiens ont coutume de se
cida à pénétrer en faisant certaines réserves. déguiser en fauves.
Il s'approcha de la grotte et dit d'une voix Avec des fourrures d'ours ou de jaguars,
convaincue : ils parcourent les tribus, admirablement
— S'il ;i
y a des esprits ici, des sorciers et grimés.'
des sortilèges, je tiens à constater que leurs Ils font leurs tours, leurs parades, leurs
affaires ne mé regardent pas. simagrées, se disent des esprits habitant des
« Je suis chargé par le Sauveur de pren- corps de bêtes : les dons pleuvent.
dre un message, et si cela contrarie quelqu'un Tomaho, grand enfant, plus crédule encore
dénie voir entrer, l'on n'a qu'àm'apportër qu'aucun de ceux de sa race, éprouvait tou-
le papier jours une vague inquiétude à la vue d'un
parlant.
« Je vais attendre. ». . sorcier.
IJ'HOMME »E BRONZE.— 59 LA REINEDES APACHES.— 44
346 L'HOMME DE BRONZE

Mais celle fois il en fut quille pour la 1 délivrance, j'ai.les secrets des grands talis-
peur. mans.
li se hasarda, voyant que personne ne ve- « Mais, pour se servir de ces talismans, ii
sail à lui ; mais en pénétrant il dit : faut répéter des mots sacrés et ne pas se
— Je vais chercher le message, le prendre tromper.
II m'en aller. — Och !. fit Tomaho d'un air
capable et en
Après tant de précautions cl de ménage- hochant la tête, och! mon frère n'a pas en
ments, il crut que le sorcier le plus suscep- bonne mémoire.
tible ne pouvait se formaliser. « Je devine la chose.
Il chercha, évitant de s'approcher de « Qn m'a dit souvent que, faute d'un mot
l'homme garrotté ; mais ses yeux s'habituant ou d'un signe, les évocations se tournent
à l'obscurité, il lui sembla reconnaître l'Ai- contre celui qui les fait, et mon frère a été
gle-Bleu. pris comme, dans un piège.
Tomaho fut intrigué et troublé outre me- — Oui, mon frère, oui.
sure. — Quand je serai le bras du Sauveur pour
. Regrattant les plumes de sa coiffure, il fit les Araucaniens, quand il S'agira de chasser
lourdement des réflexions très-pénibles; l'infâme Orélie de Touneins» je prierai le
puis
il se décida à interpeller celui qu'il prenait Sauveur de ne pas me confier les talismans,
pour le sachem. paroles sacrées et autres sorcelleries.
— Aigle-Bleu, « C'est trop dangereux.
dit-il, vous êtes dans une
mauvaise situation. « J'agirai avec les moyens naturels. »
« Je ne puis vous laisser ainsi, mais je Le Sauveur, délivré, jugea utile de con-
tinuer cette comédie.
ne vous cache pas qu'il m'est très-désagréa-

ble de me mettre une affaire sur les bras. » Cacique, dit-il, il faut des sortilèges.
« Orélie est subtil.
Et cet homme qui eût lutté seul contre — Je le sais, fit Tomaho en
soupirant.
vingt enleva en tremblant le lambeau d'é- —
toffe qui bâillonnait le Sauveur. Cependant, reprit le Sauveur, il y a un
— Parlez maintenant moyen de n'être jamais pris par un défaut
1 dit-dl.
de mémoire.
« Je me compromets beaucoup en faisant
« On peut chercher et trouver un hommo !
ce que je fais ; mais je le devais.
dévoué qui consente à prononcer les évoca-
« Je vous engage à m'indiquer le moyen
tions pour vous.
de vous tirer d'affaire sans me mettre dans
— C'est une bonne idée ! dit Tomaho
les transes et dans les ennuis. »
Le Messie indien comprit quelles étaient joyeux.
<fJ'ai mon affaire.
les craintes de Tomaho.
« Sans-Nez qui est mon ami, qui est un
Il jugea qu'il fallait rassurer le géant. homme d'honneur, un fidèle compagnon, un
— Frère, dit-il, délie-moi.
chasseur loyal, jurera le pacte au Sauveur.
« Ne crains rien. « C'est à lui qu'on dira les mots et formules
« Sur mon tomahawk, je jure qu'il ne t'ar-
sacrés.
rivera rien de fâcheux pour ce bon service. » — Mon frère pense donc que ce trappeur
Le géant se mit en devoir de couper les se dévouerait à la cause des Indiens et à lem
liens. délivrance ?
— Je ne — En lui promettant de lui rendre sa fi-
pense pas, dit-il, qu'un guerrier
comme vous, Aigle-Bleu, voulût mentir après gure, le Sauveur en fera un de ses serviteurs
avoir attesté son tomahawk. dévoués.
—- Frère, tu as raison. « C'est un excellent garçon, qui a du galbe,
« Voici ce qui m'est arrivé. du chic et qui joue des castagnettes avec ses
« Choisi par le Sauveur comme devant doigts.
être un de ses bras dans la grande oeuvre de ; « Il est quelquefois un peu farceur, niais
LA REINE DES APACHES 347

« Auriez-vous lès oreilles bouchées?


quand il devient méchant, je le mets sous
mon bras et même je le bats un peu; alors il « On se bat et vous courez la prairie î
se tient tranquille. — Quand dit To-
j'ai quitté l'embuscade,
— Nous reparlerons plus tard de ce chas- maho, c'était pour remplir une mission
tour, Cacique. pressée.
« Pour le moment, je remercie mon frère — Bon !
je sais ce que c'est.
de son secours. « Il s'agissait de la petite demoiselle
— Och ! ce n'est rien. Du moment où l'af- Blanche. »
faire n'aura pas de suites fâcheuses pour Tomaho devint un peu pâle; il était
"
moi... i deviné.
— Aucune. — Sans-Nez, dit-il,
| je suis un homme
« Maintenant j'engage Tomaho à retourner
loyal.
au camp. « Vous me comprenez?...
« Il verra Rosée-du-Matin et il lui dira — Mais, grand serin de géant que vous
que je vis, que mon coeur bat pour elle. êtes, vous croyez donc que l'on ne devine
— Et quand faudra-t-il venir chercher un ,
pas où vous allez dans vos prétendues rondes
papier parlant? | de nuil?
— Je le ferai savoir à mon frère avant peu.
« Jurez donc voir que vous n'alliez pas à
— Que le Vacondah protège l'Aigle-Bleu?
la recherche de l'Aigle-Bleu ; voyons, jurez-
dit Tomaho.
le, grand Nicodème ! .
« Sa commission sera faite. — Sachez,
— Que mon frère croie à la reconnaissance Sans-Nez, qUe quand même
j'irais à la recherche de l'Aigle-Bleù, je ne
de mon coeur. trahirais pas le comte pour cela.
Les deux guerriers se saluèrent à la mode
« Parlez plus bas, Sans-Nez. \
indienne, et ils sortirent de la grotte. « Vous ne doutez pas de ma loyauté,
Tomaho reprit le chemin du camp d'un
n'est-ce pas?
pas lent en apparence, mais qui lui faisait '— Je sais que vous êtes aussi honnête que
faire trois mètres à la seconde, trois lieues à
bête.
. l'heure... —• Sans-Nez, je ne suis pas bête.
Celui qui s'était intitulé le Sauveur des — Si bête,au contraire, que je vous prédis,
Indiens regarda le colosse s'éloigner ; une
moi, qu'on vous tirera les vers du nez, chez
larme furtive perla dans ses yeux et son noble
les Peaux-Rouges, et que vous ne vous en
visage prit une expression émue. douterez pas.
— Va, dit-il, âme naïve et pure dans un
Jamais Tomaho ne s'était trouvé dans
corps de Titan !
« Va, je te rendrai ton royaume et tu le une position si scabreuse.
garderas I » Signe certain d'embarras, il se gratta avec
Puis à son tour le Sauveur disparut dans une sorte de fureur les plumes de sa coiffure,
la forêt. et il finit par murmurer :
— Tout cela est ennuyeux, très-ennuyeux;
Quand Tomaho arriva au camp, le combat
était fini. me voilà soupçonné et je n'ai trahi per-
La disposition du terrain et la direction sonne, cependant.
du vent n'avaient pas permis au géant d'en- « L'Aigle-Bleu... Rosée-du-Matin;.. en-
tendre le canon. I fin... Sans-Nez, je voudrais tout vous dire
1 et
Il fut étrangement stupéfait à la vue du je ne le peux pas.
de bataille. 1 — Mais, niais à triple étage, sot à triple
champ
Mais il vit venir à lui Sans^Nez, qui lui encolure, âne à triple bride, je sais tout.
lemanda d'un air narquois : j — Vous... Sans-Nez?
"— Eh! Tomaho, d'où venez-vous, mon — D'abord la petite Blanche aime l'Aigle-
camarade? . Bleu, ou pour mieux dire un Aigle-Bleu.
348 1. HOMME DE BRONZE

« C'est vous qui êtes le Mercure galant; j Et il raconta ce qui venait de se passer.
•joli rôle! — Allons, dit le comte en riant,
î'intrigue
— Je... s'éclaircit un peu.
— Jurez « Si je faisais appeler Tomaho,
que je me trompe... Le pouvez- j'en tire-
vous, Tomaho? rais peut-être des aveux?
Le géant suait à grosses gouttes, et il s'ar- — Monsieur le comte, dit Sans-Nez, To-
racha une plume à force de gratter sa coif- maho est bête, mais loyal.
'
fure. « Il ne nous trahit pas et ne trahira point
Sans-Nez jouissait de l'embarras du co- ; le Sauveur, car le second Aigle-Bleu doit êlrc
losse. j le Messie des Indiens.
B. reprit : j « Je me charge par la ruse de faire par-
— Et savez-votts seulement, vous, Ca- ler le géant.
cique, que le comte m'a chargé de surveil- « Ne lui donnons pas l'éveil.
ler vos démarches suspectes? « Un peu de patience, et nous saurons
« Que j'ai pris parti pour vous .et que j'ai tout.
assuré que si vous nous trahissiez, ce serait — Soit ! dit le comte.
par stupidité? « Mais cette affaire est étrange.
« Du reste, l'armée indienne est détruite. — Et mademoiselle d'Éraguy qui sait
l'Aigle-Bleu est entre nos mains. tout!
— L'Aigle-Bleu... ici?... — Sans doute, elle sait tout ; mais elle ne
— Oui... ici... blessé... dira rien de plus que ce qu'elle a dit.
— C'est impossible! « Placée entre des devoirs rigoureux, elle
— Venez donc, énorme Bazilas. voudrait ou nous faire renoncer à notre en-
« Vous allez le voir. i treprise, ou amener ce singulier Sauveur à
— Je vais voir l'Aigle-Bleu ? nous laisser le passage libre.
— Venez. « Quant à nous trahir, ni elle ni Tomaho
Sans-Nez conduisit le géant à l'ambu- n'en sont capables.
lance, et Tomaho faillit tomber à la ren- — Que pense de tout ceci le colonel?
verse. — Il est dans la plus fâcheuse position
Le géant, effaré à la vue de l'Aigle-Bleu, . pour un galant homme.
sortit tenant sa tête à deux mains. « 11 ne se doute pas que sa fille aime
Sàns-Nez lui dit alors : l'Apache.
— Hein ! vous ne vous attendiez pas que « Il la croit simplement reconnaissante.
— Voilà bien les pères ! fit Sans-Nez.
l'Aigle-Bleu pouvait être dans deux endroits
à la fois? — Il se croit, reprit le comte, coupable
— Och! fit Tomaho. d'ingratitude envers l'Indien qui a sauvé la
« C'est une sorcellerie. vie de mademoiselle d'Eragny.
« J'ai cru en effet, tout à l'heure, parler à « D'autre part, il ne veut manquer ni
l'Aigle-Bleu. à son pacte d'alliance avec moi, ni à aucun
« Je me suis trouvé en face d'un esprit de ses devoirs envers ses hommes.
qui s'est moqué de moi. «Il est décidéàmarcherjusqu'auboutavec
— Et comment cela s'est-il passé? nous..
— SanS-Nez, on me couperait en deux — Très-bien! dit Sans-Nez.
que je ne dirais rien. « Tout ce monde-là paraît vouloir marcher
— Tu en as dit assez, imbécile! droit et se montrer sincère ; mais la situa-
Et Sans-Nez, laissant Tomaho indigné, tion me paraît compliquée.
mais confus, alla trouver le comte. «Je me permettrai de dire que, si ie n(
— Je puis, monsieur le comte, dit-il, vous redoute pas une véritable trahison, je crains
assurer que nous ne nous trompions pas. j fort les indiscrétions, et qu'il serait bien dif-
« B y a deux Aigles-Bleus. » I ficile à mademoiselle d'Eragny de ne pas en-
LA REINE DES APACHES 349

mais j'ai bien peur que vous ne


voyer un avis de Salut au fameux Sauveur:, cherons;
s'il était trop menacé. soyez obligé de reculer.
— Ceci est possible. Et le Parisien sortit pour se mettre à la
« Mais à l'avenir, Sans-Nez, nul ne saura tête de la battue.
ma pensée.
« J'agirai comme si j'avais des espions
dans mon camp. CHAPITRE LVIII
— Alors, je suis tranquille.
Le comte reprit : COMMENT
TOMAHO VIT UNMONSTM3 EXTRAOIiDINAIIlB
— Du reste, pour le moment, les Indiens ET DE CE QUIS'ENSUIVIT
sont consternés.
« L'Aigle-Bleu, leur grand guerrier, est Les vivres manquaient en effet.
Des sommets où se trouvait la caravane,
prisonnier. *
« Le Sauveur est probablement maudit à sa sortie de la vallée de la Rose-des-Vents,
on voyait s'étendre, au pied des pentes
par eux.
« La reine, qui a vécu loin de sa tribu, d'immenses marais, au delà desquels se
réduite à l'impuissance, va reprendre son déroulait un désert de sables.
autorité. Le Rio Colorado, sortant des marécages
—Et cette petite reine ne vous veut pas de sans fin qui s'étendaient sur les plateaux,
mal, monsieur le comte ! formait des rapides le long des contreforts
M. de Lincourt sourit sans répondre di- de la montagne et retombait aussitôt dans
rectement. d'autres marécages putrides.
Il alluma un cigare et dit en manière de Les étroites bandes de terre ferme qui ser-
conclusion : pentaient capricieusement dans les lagunes
— Je crois, Sans-Nez, n'étaient peuplées que de serpents ', d'ëau, de
que nous allons
jouir d'une certaine tranquillité. crapauds énormes et autres bêtes immondes,
« N'était la question des vivres qui de- hôtes ordinaires des eaux saumàtres et crou-
vient grave, nous n'aurions pas grand em- pissantes de la savane.
barras à redouter maintenant. On voyait encore de nombreux caïman?
« Organisez donc une battue de décou- se vautrer au soleil sur les bords fangeux
verte. des bayous ; ces affreux reptiles fuyaient
« Enfermés dans, le vallon, retenus ici, lentement à l'aspect de l'homme; ils
nous avons fortement entamé notre provi- gagnaient lés eaux profondes où ils plon-
sion de réserVe. geaient, laissant derrière eux un sillon creux
« Nous avons huit tracé dans la boue par leur queue massive.
jours de désert devant
nous. Manger du caïman ! il n'y fallait pas son-
« On m'affirme
qu'il n'y a uoint de gibier ger.
dans les environs. La chair de cet amphibie, imprégnée
« Dans nos d'une forte odeur de musc, est détestable;
wagons, il n'y a pas cinq jours et
de viande salée. elle est, de plus, très-indigeste ; nul estomac
« humain ne saurait la supporter.
Entendez-vous, je vous prie, avec les
autres trappeurs. La pêche était impossible, faute de pois-
« Peut-être de deux sons mangeables,
faudra-t-ilrétrograder
Marches pour retrouver des terrains L'eau était si verdâtre', si bourbeuse,
gi-
boyeux. qu'elle ne nourrissait que certaines, espèces
« Mais les Indiens d'un goût de vase nauséabond.
pourraient attribuer imprégnées
cette retraite à la peur, reprendre Sans-Nëz rassembla tous les trappeurs
courage j qui,
et fermer la Vallée de la I sous la présidence de Tête-de-Bison, tinrent
Rose-des-Vents, »
Sans-Nez hocha la tête. un grand conseil.
-*• - Ils décidèrent
Monsieur le comte, dit-il, nous cher- que tous les, hommes des
350 L'HOMME DE BRONZE

Prairies appartenant à la caravane partiraient qu'alors l'esprit de la chaleur s'en allait et


deux par deux et se mettraient en quête. que l'esprit du froid entrait dans l'eau.
Peut-être trouverait-on des troupeaux de « Je comprends ça sans comprendre.
bisons. « Ils disent toujours l'appareil, quand ils
C'était du reste un faible espoir. font leurs sorcelleries, et c'est l'appareil qui
Les trappeurs quittèrent donc tous le camp fait tout.
par couples. « Mais un jour l'appareil a une forme, un
Tomaho s'en alla seul, fort mélancolique- autre jour une autre.
ment, et salué au départ par les railleries « C'est très-compliqué, très-compliqué. »
de Sans-Nez. Et le géant suait à toutes ces réflexions,
Tête-de-Bison resta au camp, y attendant
qu'il continua en cheminant :
les rapports. ! — Ce .que je ne comprends pas, murmu-
Cependant Tomaho, seul peut-être parmi i rait-il, c'est que le comte sache des choses
les chasseurs, avait de l'espérance. |" étonnantes et en ignore de très-simples.
Il s'en allait, suivant le cours d'un bayou, « Par exemple, moi, Tomaho, homme qui
marchant vers un but, car sa direction était
jamais n'a passé por,r rusé, je vais trouver
constante et parfaitement accusée.
probablement ce qu'ils cherchent tous.
B avait l'allure de quelqu'un qui sait où il
« Il est vrai que c'est le subtil Orélie dé
va.
Touueins qui m'a enseigné le truc.
Toutefois le géant était triste.
Il monologuait. « Le truc!
— Me voilà, murmurait-il, dans la route « Encore un mot extraordinaire, comme
'
des embarras, des terreurs et des mystères ; fappareil.
« De Touneins, ce coyote infect, disait
je suis mêlé aux sorcelleries.
« Ma tête se perd. . qu'il avait le truc.
« Sans-Nez se moque de moi et dit qu'il « Il l'avait, oui, il l'avait.
a deux « Mais qu'est-ce que le truc?
y Aigles-Bleus.
« C'est comme si l'on me disait qu'il y a « Il m'a dit qu'il y avait un tas de trucs et
deux Tomaho. iL ne m'en a appris qu'un : celui des canards
« Tout cela est de la médecine subtile '. sauvages.
« J'ai vu la roche fermant la grotte, j'ai vu « Puis, je m'en souviens comme d'hier,
l'Aigle-Bleu garrotté, je le revois blessé. quand je lui ai demandé à connaître les
« Pourquoi autres trucs, il m'a ri au nez en disant que
y aurait-il deux Aigles-Bleus. '
« C'est inconcevable. celui qui avait le Iruç pour une chose l'avait
« Le comte aussi est sorcier. \ pour toutes les autres.
1 « Et moi je n'ai qu'un truc : celui des ca-
« Il n'est pas naturel que les petites boîtes
! nards
aient produit un feu de volcan : la poudf e sauvages ;. et encore ce n'est pas un truc,
de ces boîtes est une poudre-médecine. il n'y a pas de mystère, tout s'explique ; donc
« Et la glace ! ô Vacondah ! la glace ! il n'y a pas de truc.
« Ils mettent de l'eau dans une sorte de « Il s'est encore moqué de moi. »
marmite, ils font des pratiques bizarres, le Et le bon géant avançait toujours.
soleil luit, l'air est chaud, et la glace se fait... Il arriva ainsi sur le bord d'un lac très-
« Bien de tout cela n'est naturel. vaste, formé de vase liquéfiée ; à son ap-
« Sans-Nez m'a expliqué que l'on chas- ! proche, il fit lever des bandes de canards et
sait l'esprit de la chaleur en mettant dans ! de macreuses.
l'eau des ingrédients désagréables pour lui, : Il sourit.
et qu'on agitait ce qu'ils appellent l'appareil ; I —Och! fit-il.
i
1. Tout ce qui est religion, mystère, sorcellerie, s'ap- «, Il y en a.
pelle médecinechez les ludiens, parce que leurs jongleurs , « Nous aurons des vivres. »
prétendent savoir guérir et, en même temps que prêtres, Et il avança toujours.
fcé'donhettt comme médecins. j
LA REINE DES APACHES 351

Tout à coup, par milliers, les canards s'en- ] « Encore des histoires, des conjurations,
volèrent. des trucs et des appareils.
Tomaho ne tenta ni d'en tuer, ni d'en sur- « Quand on est dans la sorcellerie, on y est
un seul. jusqu'au cou.
prendre
Il savait la chose impossible. « Maudit soit l'Aigle-Bleu !
Les teps (macreuses américaines), plus sau- « Voilà un sorcier comme jamais personne
vages encore que nos canards d'étang, ne se n'en a vu.
laissent jamais approcher à portée de fusil. « C'est un homme changé en oiseau. »
Tomaho se frotta les mains et dit : Tomaho s'étonnait surtout de la façon dont
— J'ai parlé, avant de partir, aux trap- la tète du monstre était faite.
Il observait, non sans un inexprimable
peurs de tuer des teps.
« Us se sont moqués de moi. trouble.
« Us ont dit que tuer des teps était im- — Pourquoi donc ce sorcier semble-t-il
réduit à manger avidement des baies et les
possible : ils n'ont pas le truc.
« Je l'ai, moi... sans l'avoir ! fruits amers du chêne?
« Enfin ce serpent venimeux d'Orélie me « Ce n'est pas bon !
l'a montré : c'est le truc de la chasse aux <<Si j'étais sorcier, je voudrais mieux dî-
rayons, qu'aucun trappeur ne sait. j ner ; mais celui-là n'a peut-être pas le truc
v Nous allons voir ce qu'ils diront quand j de la nourriture.
Tomaho leur fera tuer des macreuses. » « Pourvu qu'il ne m'aperçoive pas ! »
Cette fois Tomaho jubilait, oubliant ses Mais Tomaho vit progressivement s'avan-
ennuis à propos de la sorcellerie. cer le monstre.
Il s'était arrêté sur une sorte de plage et — 0 Vacondah! dit-il, il sait que je suis
monologuait, q îaud tout à coup il entendit là; il vient à moi !
au loin comme un bruit de clochettes, de gre- « On ne cache rien à ces gens-là. i
lots et de sonnettes. « Mieux vaut aller à lui.
Cela lui sembla très-extraordinaire. u Mais prenons nos précautions. »
Il se gratta l'oreille, le front, les plumes de Et Tomaho introduisit quatre pièces d'ar-
la coiffure, puis il écouta encore et se relira gent dans son fusil de rempart.
prudemment à l'écart au milieu des roseaux. Les trappeurs croient tous que les balles
Le bruit augmenta bientôt, devint puissant d'argent peuvent tuer les sorciers.
et distinct. Le bon géant hésita encore un peu, mais
Tomaho se dit : le monstre lui paraissait, à dix pas, venir dé-
— C'est encore de la sorcellerie. cidément sur lui ; il écarta les joncs pour en
De fait, commentle spectacle qui s'offrit aux sortir.
yeux de Tomaho ne l'eût-il pas étonné ? Au bruit des touffes agitées, le monstre
11 vit, errant sur les bords du lac, un oi- s'arrêta et dit tout haut :
seau géant, portant une tôle éclatante comme — Ah ! un caïman !
un cuivre doré, marchant à deux pattes, dé- « Attends, canaille, tu vas déguerpir. »
pourvu d'ailes et sonnant des centaines de Et don senor Matapan, que nos lecteurs
grelots et clochettes. ! ont reconnu sans doute, se mit à s'agiter et
Cet animal inconnu avait en outre des à se trémousser furieusement.
queues de bêtes pendues à son plumage, il j Les grelots tintèrent, les clochettes firent
portait une longue gaule et il abattait des J tintamarre, le chapeau chinois fit charivari et
baies et des fruits poussant sur certains résonnèrent formidablement.
j les timbales
arbres; il les ramassait ensuite et les man- Nul caïman au monde n'aurait tenu de-
geait avidement. vant ce vacarme.
Tomaho frissonna de tous ses membres à Un tigre aurait fui, un éléphant en fureur
cette apparition. aurait été terrifié.
| — Och ! murmura-t-il. Don senor Matapan en était arrivé après
352 L'HOMME DE BRONZE

expérience à ne plus rien craindre en fait de frit du biscuit de mer, précieuse ressource
bêtes fauves. dont les caravanes se munissent comme les
Depuis qu'il orrait dans le désert, il avait navires.
acquis la certitude de mettre en déroute tous Don Matapan but d'abord avidement et
les animaux féroces, même les jaguars et les mangea avec une avidité dévorante ; les baies
ours gris. les racines et les fruits ne l'avaient pas suffi-
De là une assurance étonnante. samment substanté.
Tomaho avait entendu l'épithète de caïman Selon la coutume indienne, qui est aussi
et de canaille; il trouva le sorcier très-incivil celle des trappeurs, Tomaho se garda d'in-
et la colère lui pinça le« narines. terroger le senor devenu son hôte.
Sortant brusquement des joncs, il s'écria La politesse lui faisait un devoir d'attendre
menaçant : ses confidences.
— Je ne suis ni un caïman ni une canaille, Mais don Matapan avait si faim et si soif,
jongleur que vous êtes! . que ses confidences se firent attendre long-
« J'ai dans mon fiisil des balles d'argent temps.
et malgré vos.appareils, trucs et maléfices, Il dévorait. '
'
prenez garde à vous ! » Il buvait à longs traits.
Mais le senor don Matapan, reconnaissant Entre deux bouchées,.il s'écriait :
le géant, s'écria : — Dix nuits dans le désert!
— Sauvé, Vierge sainte ! \ « Sans ces clochettes, j'étais perdu !
« C'est ce bon, cet excellent Tomaho. » « Heureusement..; les jaguars avaient
. Et tout aussitôt, étendant ses petits bras peur..»
emplumés, il courut vërs.Tomahoi désireux Puis encore :
d'embrasser le géant. « J'ai suivi le cours du fleuve, toujours,
Mais celui-ci n'aimait pas les familiarités toujours... sans m'écàrter.
des sorciers. — Mais
plus de villages, plus d'Indiens,
— Qui es-tu ? demanda-t-il en mettant son plus de tribus.
fusil en garde. « Si j e pouvais seulement retrouver Sable-
« Pourquoi m'as-tu injurié ? Avide !»
« Pourquoi me fais-tu maintenant des Et enfin il vociférait contré les gens
compliments? I d'Austin.
—.'Je suis le senor don Lopez y Matapan, ! Tomaho écoutait, ne comprenait pas trop
dit l'ex-gouverneur. et attendait patiemment.
« Une cruelle mésaventure, comme vous Mais il advint ce qui devait arriver: le se-
pouvez le voir, Tomaho, m'a changé en oi- nor but tant qu'il perdit la raison ; il finit
seau. par dire mille folies, divagua, délira et s'en-
« Je meurs de faim, d'ennui et de fatigue. dormit.
« Par pitié, secourez-moi ! » Tomaho n'en fut guère embarrassé.
Et le digne senor joignît les mains. — Le
pauvre diable, dit-il, avait l'estomac
Le géant reconnut la voix de don Matapan creusé par le jeûne.
Jt se sentit attendri par cette infortune. L'eau de-feu l'a soûlé.
« Il pourrait m'en arriver autant, » se « J e ne peux le laisser là.
ait-il. « Sans doute c'est imprudent, à cause du
. —- Senor, fit-il, je suis prêt à vous venir en sorcier qui lui a jeté un sort, de lui venir en
aide. aide.
Que voulez-vous ? « Mais il faut que je fasse mon devoir de

Manger, mon bon Tomaho, manger et gnerrier. »
boire un coup d'eau-de-vie. Il ramassa le gouverneur, le mit sous son
Le colosse, touten regardant curieusement bras comme un paquet et partit, retournant
n Malnpaii, lui tendil sa gourde et lui of- vers le camp.
LA REINE DES APACHES

L'Aiglc-Nlou,Nativité, John Uurgb et le comte de Lincourt (bivac.des Serpents).

Mais, au bout d'une demi-heure, il enten- « J'ai cherché tes traces aux alentours,
dit le sifflement du coago et il s'arrêta. pensant que tu irais chasser.
C'était entre lui et Sable-Avide, son ami, « Me voici. >
le signal de présence. « Je sais que tu es fidèle aux Visages-Pâles,
Les hommes de prairie qui ont fait pacte mais, sans les trahir, tu peux nous dire si
d'amitié conviennent ainsi d'un moyen d'a- l'Aigle-Bleù est mort.
vertissement et de reconnaissance entre eux. « Nos guerriers désirent le savoir.
Sable-Avide, qui avait vu sous le bras de —Il vit, dit Tomaho.",'
Tomaho quelque chose d'extraordinaire, se Sable-Avide secoua la tête et dit:
tenait coi, ne sachant s'il faUâit paraître ou — Je comprends notre défaite.
se cacher. « Le grand sachem devait mourir; il sur-
Le géant siffla à son tour et le sachem se vit et le Vacondah est contre nous ; les voeux
montra n'ont pas été tenus. '.'."'
— — Et c'est pour cela que mon frère est
Salut, frère! dit-il.
« Je rôdais triste? dit Tomaho.
pour te voir et te parler.
L'HUMA;-; an liuoNZii. — 00 , LA liiii.Mi DESAi'Aansï, ~ iî>
354 L'HOMME DE BRONZE

— Pour cela et pour autre chose : j'ai — Frère, dit Tomaho enchanté d'être
perdu mon ami don Matapan qui a fui mon débarrassé du senor, que les bons génies te
wigwam comme un ingrat protègent.
Tomaho sourit. T—Et que les bons esprits le guident]
Cependant Sàble-Avide regardait curieu- répondit Sable-Avide.
tement ce que Tomaho portait sous le bras, « Mon coeur te remercie. »
bais l'étiquette indienne lui défendait les n piqua des deux.
juestions. Tomaho retourna au camp; mais il \
Le géant jouissait de l'étonnement de son arriva à la nuit tombée.
mi.
— Mon frère, demanda-t-il, a-t-il près d'ici
un cheval ? CHAPITRE LIX
— J'en ai un! dit Sable-Avide.
— Que mon frère l'appelle. Ut • TRUC» AUXMACREUSES
Sable-Avide mit deux doigts dans sa
bbuche et siffla Tous les chasseurs étaient revenus avant
Son mustang accourut en hennissant Tomaho, annonçant avoir fait de vains
joyeusement. efforts pour trouver du gibier.
— Que mon frère monte à cheval! dit John Burgh avait découvert des pistes
Tomaho doucement. d'ours gris ; mais cela ne pouvait suffire à
Le sachem obéit, très-intrigué, mais ne le ravitailler une caravane.
laissant pas Voir. Et Tête-de-Bison avait en conséquence
Tomaho alors prit à deux mains don Ma- annoncé au comte qu-il fallait se décider à
tapan et dit en le présentant au sachem : partir et à revenir eh arrière.
- Mon frère voit cet oiseau bizarre? L'ordre du départ fut donné pour le lende-
— Je le vois ! dit le sachem qui ouvrait main. .
des yeux démesurés Tête-de-Bison attendait cependant encore
— Ochl... un trappeur : c'était le géant.
« Mon frère voit don Matapan. Et Tête-de-Bison maugréait sur la porte
— Tomaho se moque de moi. de la tente du comte, qui s'était endormi en
En ce moment, le digne gouverneur, se- recommandant qu'on l'éveillât si par hasard
coué et à demi réveillé, demanda : le colosse apportait de bonnes nouvelles.
— A boire ! Le devoir de Tête-de-Bison était de ne pas
Sable-Avide, à ce cri du coeur, à l'accent, se coucher avant que Tomaho fit son rap-
au timbre, reconnut son ami. port, et le Cacique ne paraissait point.
— Vacondah! s'écria-t-il, grand-père de — Où diable est-il allé? se demandait
tous les hommes ! Grandmoreau avec colère.
« Mes oreilles ont-elles entendu? « Ce grand diable d'Indien devrait être ici,
— Oui, dit Tomaho, et elles ne se trom- »
ayant les plus longues jambes.
pent pas; c'est lui! Une forme gigantesque se dessina dans le
« // est changé eh oiseau par un sorcier lointain.
d'Austin. » Bientôt, à la lueur vacillante du feu à
Sable-Avide était ravi de retrouver son ami, demi consumé, le Trappeur reconnut To-
même sous cette forme; il le saisit et le cou- maho.
cha sur sa selle. — Ah! vous voilà, ami fit-il à
Cacique?
— Merci, ô Vacondah! dit-il. voix basse.
'
Puis à part lui : « Vous avez bien tardé.
— Le Sauveur, qui sait la grande méde- — Que mon frère vienne, dit tout bas lo
cine des sorciers, lui rendra sa figure d'au- Patagon devinant que le comte dormait.
trefois. « J'ai une proposition à lui faire.
LA REINE DES APACHES 355

Grandmoreau sortit sans réveiUer M. de i « On passerait quinze jours pour ti var une
Lincourt et suivit le géant. douzaine de ces sacrés oiseaux.
— J'en veux faire abattre plus de trois
Quand les deux hommes furent à quelques
la tente : cents au comte et à vous, Trappeur, fit le
pas de i
,— Me diras-tu maintenant ce que tu veux ? Cacique.
mestionna le Trappeur avec une certaine , « Je crois être véridique.
« J'ai déjà employé le truc aux canards ; il
impatience, j
« As-tu vu des buffalos? » est bon. » /
Sans s'émouvoir, Tomaho répondit par Tête-de-Bison savait combien Tomaho était
cotte question : sérieux.
— Nous manquons de vivres? Il s'étonnait pourtant.
— Par tous les diables ! oui, nous en — Comment donc entends-tu chasser do
manquons. pareilles volailles avec succès? fit-il.
« Et il nous en faut pour dix jours au — Nous ferons la chasse au rayon ! dit
moins. d'un air triomphant le géant.
« As-tu trouvé une mine de buffle salé ? » — Comprends pas 1
Le Patagon ne s'arrêta pas à la plaisante- — Mon frère a-t-il confiance en Tomaho,
rie du Trappeur, que d'ailleurs il ne pouvait si Tomaho lui jure avoir réussi souvent cette
comprendre. chasse ?
— J'ai découvert un lac, dit-il. — Confiance entière, si tu jures, mon
« Voilà ce que j'ai découvert; c'est une camarade.
' «
bonne trouvaille. Il y aurait donc une chasse inconnue de
« Je savais qu'il y avait un lac près d'ici, moi, Tête-de-Bison?
je l'ai cherché. — Il y en a une ! |
« Pourquoi cette colère, Trappeur? — Tomaho, vous m'étonnez!
— Parce — Je jure par mon père
que ce lac ou rien, c'est la même que j'ai dit vrai.
chose. — Bon ! je te crois, grand Caci-
guerrier,
« Est-il plein de poissons, par hasard? que de mon coeur ! fit joyeusement Tête-de-
— Non. Bison.
— Alors, mauvaise découverte ! — Que mon frère éveille le
comte, dit
* Bonsoir, Tomaho! Tomaho.
« Tu n'avais qu'à dire quatre mots, grand « Nous mangerons, nous boirons, et nous
animal d'Indien. partirons. »
— Bonne frère! fit gravement Tête-de-Bison rentra dans la tente, héla le
découverte,
le Patagon. comte qui se mit debout et qui écouta le ré-
« Pour un tu parles trop préci- cit du vieux Trappeur.
trappeur,
pitamment. — Eh pardieu ! dit le comte, la chasse au
« D'immenses de teps fréquen-
troupes rayon est connue en France.
tent le lac. « Je ne l'ai pas faite, mais j'en ai souvent
— Des Grandmoreau en entendu parler.
teps! répéta
réfléchissant.. « Rien d'étonnant à ce que M. de Touneins,
Une espèce de canard sauvage, n'est-ce grand chasseur quoique avocat, l'ait apprise
pas? à ce pauvre Tomaho.
— Oui, « Dites-moi,
répondit Tomaho. Grandmoreau, vous con-
« Le traître Touneins disait « macreuses. » naissez le Patagon, n'est-ce pas?
— — Comme moi-même,
Bien, je connais ce gibier ! .fit dédai- monsieur le comte.
gneusement le Trappeur. — Avons-nous chose à craindre
quelque
«
Tomaho, vous abusez de mes instants. de lui? quelque embûche à redouter?
« H est on ne , — Je
peut plus difficile de l'appro- réponds de lui.
cher, pour ne pas dire impossible. j — Alors, qu'il entre, et
soupons.
358 L'HOMME DE BRONZE

« J'ai fait maigre chère à dîner ; mais si ifois que la construction d'une pirogue devient
nous devons avoir du gibier, inutile de mé- i
nécessaire.
nager nos conserves. Une large plaque de cuir durci au feu est
« Holà! qu'on serve! » ;adaptée à chaque bout d'une forte tige de
Et vingt minutes après l'on était à table. roseau : c'est à l'aide de cette pagaie que
Une heure plus tard, les trois chasseurs l'on doit manoeuvrer le léger esquif.
suivant Tomaho. — dit Tomaho.
p artaient ensemble, Embai-quons!
Et prenant la pagaie quand les deux autres
A trois cents pas du campement, le Rio chasseurs furent installés, il lança la nacelle,
San-Saba, affluent du Colorado, recevait les remontant le courant pour arriver au lac. On
eaux d'un gros ruisseau alimenté lui-même y arriva un peu avant le lever du soleil.
par le trop-plein du lac qu'avait reconnu Le géant avait recommandé le silence.
Tomaho. Personne ne soufflait moL
Ce lac, sans nom quoique d'une grande Et lui-même n'avançait qu'avec les plus
étendue, mais perdu au milieu de la sa- grandes précautions.
vane inexplorée, était entouré de bourbiers On arriva enfin sur le bord du lac.
mouvants qui en rendaient les abords diffi- Tomaho, ayant tiré la barque du courant
ciles. du ruisseau, fit signe à M. de Lincourt d'y
D'immenses touffes de roseaux géants, des rester et à Tête-de-Bison d'en sortir.
'joncs énormes et quantité de plantes aquati- Le comte ne bougea point.
une véritable forêt auteur de — Et moi? demanda tout bas Grandmo-
ques formaient
ces eaux dont jamais barque n'avait sillonné- reau.
la surface tranquille. « Que vais-je faire?
Grandmoreau, M. de Lincourt cl Tomaho | — Que mon frère reste ici, dit le Patagon.
sortirent du camp. ! « Qu'il charge son fusil d'autant de poudre
Le fusil sur l'épaule, les trois hommes se et de plomb qu'il pourra.
mirent aussitôt en marche sans proférer un « Quand nos carabines auront parlé, ils
seul mot. regardera dans la direction du soleil, et il
Ils arrivèrent bientôt au confluent du ruis- ! agira comme il voudra.
seau donil il vient d'être parlé. Ij « Je crois qu'il sera content.
Une barque étail à sec, couchée —
snr le Compris ! répondit le Trappeur en dé-
flanc au bord du cours d'eau. crochant son sac à munitions et en le plaçant
Elle avait été envoyée là par ordre de devant lui.
Tomaho à qui elle appartenait et qui avait Le comte se tenait immobile à l'avant de
obtenu facilement du comte qu'on la trans- la pirogue.
portât à la suite de la caravane. Tomaho le rejoignit; acci-oupi à l'arrière,
Cette barque mérite une courte description, le fusil à portée de sa main, il se mit à pa-
car c'est une merveille de légèreté et de gayer avec autant d'habileté que de pru-
simplicité. dence.
Elle a environ trois mètres de longueur sur Les larges palettes de ses courtes rames
soixante-dix à quatre-vingt centimètres de ne froissaient pas un jonc, ne touchaient pas
largeur. une herbe, ne faisaient pas jaillir une goutte
La carcasse se compose d'osiers admirable- d'eau.
ment reliés ensemble et de quelques roseaux La petite barque, côtoyant les bords du
forts cl résistants formant la charpente solide lac, filait rapidement entre de nombreuses
de la légère construction. touffes de plantes aquatiques nageant à la
Ce travail de vannier est recouvert au i surface des eaux.
moyen de peaux d'élan Corroyées, taillées et; Tout à coup la pirogue s'arrêta,
cousues à l'avance de telle manière — Attendons
que l'on i ! fit Tomaho à voix basse.
peut utiliser cette enveloppe portative chaque Les eaux du lac, en mèm? temps quelo
LA REINE DES APACHES 357

ciel à l'horizon, prenaient une teinte pour- 1travers sur la pirogue et le tint bien à portée
'de sa main.
prée.
Le soleil allait paraître. Le comte l'imita d'instinct et sans trop
Un épais brouhTard s'était levé presque <
comprendre.
subitement; il planait en épaisses couches Le bruit allait croissant.
au-dessus de la nappe d'eau. C'était un brouhaha sourd et continu.
Enfin l'astre radieux se lève. On eût dit le vague bourdonnement pro-
Un long sillon se profile sur les eaux, sil- duit par le rassemblement d'un grand nom-
lon de flamme colorant de ses chauds rayon- bre d'hommes.
nements la surface calme et blanche du Des cris aigus dominaient cette espèce de
lac. grondement.
C'est une bande de lumière dans le brouil- Cependant la pirogue glisse silencieuse-
lard, qu'elle coupe régulièrement; phéno- ment dans le rayon qui la rendait complète-
mène produit par les premières brises et qui ment invisible. Et M. de Lincourt, le cou
se manifeste chaque matin sur tous les tendu, les yeux interrogateurs, cherche vai-
étangs et les lacs, quand la journée doit être nement la cause de tous ces bruits.
chaude. Le Patagon vient à son aide ; il lui mon-
Le vent semble couper le brouillard en tre du doigt une immense tache noire s'éten-
deux et forme ainsi ce que l'on appelle le dant à droite et à gauche du rayon.
rayon lumineux. La nacelle avance toujours, sous l'impul-
Dans l'instant, la légère pirogue reprend sion des pagaies qui entrent dans l'eau et en
sa course ; Tomaho la dirige en pleine lu- sortent sans le moindre clapotement.
mière.
Enfin le comte put distinguer, à lai distance
Le comte, placé à l'avant, est complète-
de cent pas au plus, des milliers de Canards,
ment ébloui. ] d'une
— Sacrcbleu! espèce particulière , s'ébattant en
dit-il à voix basse, je n'y j
masse serrée sur l'eau calme du lac.
vois rien.
— Patience ! fit Tomaho. C'étaient les teps (les macreuses).
Toute cette troupe compacte ne paraissait
« Vous allez vous y reconnaître.
avoir aucune inquiétude.
« Mais les canards, eux, ne nous verront
pas, parce que nous sommes noyés dans une Chaque individu se livrait en toute sécu-
lumière éblouissante. » rité à ses joyeux ébats : l'un plongeait à la
Le comte comprit alors ce que c'était que recherche de quelque proie ; l'autre, soigneux
la chasse au rayon. de sa toilette, lissait ses plumes aux brillan-
tes couleurs ; celui-ci, une patte hors de
D'abord il ne distingue pas à trois lon-
gueurs de carabines. l'eau, restait immobile, tandis que celui-là
Mais ses yeux s'habituent nageait vigoureusement à la poursuite
insensiblement
à ce rayonnement d'une cane coquette et volage...
éclatant, et ils perçoivent
bientôt les objets à bonne distance. Enfin le Cacique a déposé sa pagaie et
Des individus à toutes les saisi sa longue canardière à double canon.
appartenant
variétés du genre canard s'ébattent de tous Il fait un signe.
cotés ; mais ils ne se présentent Deux détonations,
pas encore presque simultanées,
en troupe serrée, et Tomaho ne donne pas retentissent aussitôt.
le signal. Elles sont suivies d'un bruit formidable,
Bientôt un bruit singulier attire l'attention pouvant se comparer à un violent coup de
de M. de Lincourt qui lance un regard inter- vent courbant et brisant les grands arbres
rogatif à son silencieux compagnon. d'une haute futaie.
Celui-ci eut un sourire, mais ne répondit Vingt mille coups,d'aile ont frappé l'air
pas. dans la même seconde.
Toutefois il rapprocha son fusil placé en I Un véritable nuage d'oiseaux se forme au-r
358 L'HOMME DE BRONZE

dessus des chasseurs : nuage d'immense — C'est humiliant pour moi, de


trappeur,
étendue et aux couches profondes. n'avoir pas connu cette chasse, fit Grand-
C'est alors seulement que Tomaho épaule moreau.
ion fusil de rempart, bourré d'une mitraille « Mais, Cacique, l'apprendre de votre
Ae plomb. ennemi, c'est plus humiliant encore. »
Il fcit feu, et une pluie de canards tom- Le bon Cacique répondit à Tête-de-Bison
bent à l'eau. par cette sentence profonde :
Le comte avait tiré aussi avec un succès — Je serai vengé.
inouï ; étonné, ravi, émerveillé à la vue du « Le Vacondah punira le subtil Orélie en
grand nombre de victimes qui flottaient et le faisant détrôner par plus subtil que lui ;
se débattaient autour de la barque, il gardait l'homme le plus fort et le plus fin trouve
le silence. toujours son maître. »
Le bruit de deux coups de feu, tirés à peu Et, de fait, la prédiction du Cacique est
de distance, le fit tressaillir. en train de se réaliser.
— C'est le Trappeur, dit le géant. Orélie de Touneins est prisonnier aux
« Il est sur le passage des fuyards.» mains des Chiliens.
Puis, avec la plus grande adresse, il On revint au camp en devisant de la
manoeuvra la pirogue de façon à procurer à chasse au rayon.
son compagnon une pêche d'un nouveau Tête-de-Bison n'avait pas été dans le
genre. rayon; de l'obscurité relative où il se trou-
U s'agissait de recueillir les victimes. vait, au milieu du brouillard couvrant les
La pêche fut longue. rives, il avait constaté qu'il ne voyait point
Les blessés plongeaient vigoureusement, la barque au milieu des scintillements de la
et il n'était pas facile de les atteindre. lumière.
Enfin deux cent dix-sept macreuses Et il s'émerveillait.
furent recueillies, attachées par paquets, et
remorquées jusqu'au ruisseau. La rentrée au camp fut un triomphe.
Là on trouva Grandmoreau paresseuse- Tomaho succombait sous le faix.
ment couché auprès de trente victimes. Les acclamations retentirent.
Au total, le nombre des pièces abattues se John Burgh, désespéré du régime peu
trouvait être de trois cent cinquante-deux; agréable des salaisons, fut le premier à sa-
résultat obtenu avec cinq charges de plomb ! luer avec enthousiasme Tomaho et ses ma-
Il est vrai que le fusil de rempart de creuses.
Tomaho pouvait compter pour un canon. On alluma les feux, on mit les marmites
M. de Lincourt, dans l'enchantement de au foyer et le camp nagea dans l'abondance.
ce succès inespéré, fit ses compliments au En même temps circulait la grande nou-
Patagon. velle d'une chasse qui, le lendemain, devait
— Cette chasse est
parfaitement imaginée, produire plusieurs milliers de macreuses.
lui dit-il, et elle a, de plus, le mérite de nous Par ordre du comte, on dut fabriquer dix
sauver d'un très-mauvais pas, car demain radeaux dont il dessina le plan.
nous reviendrons avec des radeaux de jonc Us devaient être prêts le soir même.
et tous les chasseurs ; nous ferons un abat- Nous les décrirons quand ils seront ter-
tage inouï. minés ; car nous avons à raconter quel drame
Le Cacique reçut l'éloge avec une dédai- se passa entre John Burgh et un ours gris
gneuse fierté. dans cette journée.
— Je voudrais ne pas connaître la chasse
« au rayon, » dit-il avec humeur.
— Et pourquoi cela?
— Parce a été enseignée à
qu'elle
Tomaho par le traître Touneins.
LA REINE DES APACHES 359

— C'est extraordinaire ! dit Grandmoreau.


CHAPITRE LX Mais du moment où Burgh le dit, c'est
vrai.
L'OURSETJOHNBURGH — Qui diable peut attirer tant d'ours dans
une région déserte?
Lorsque le comte et ses amis étaient ren- — Le miel ! dit Burgh.
trés au camp, John Burgh avait le fusil sur Et il reprit :
— Avez-vousremarqué
l'épaule, se disposant à partir ; mais la vue à cinq lieues d'ici,
des canards l'avait retenu. dans l'est, au milieu des escarpements nu.s
Le repas fait, il en revint à sa première do la montagne, un bouquet d'arbres.
idée et il résolut d'emmener avec lui le — Oui, dit-on.
comte, Tomaho et le Trappeur, ayant pour — Inutile de vous avertir que ce bouquet
plan de relever des pistes d'ours gris et de d'arbres devient, à mesure qu'on s'en rap-
préparer une grande chasse pour le lende- proche, une petite forêt qui peut avoir dix
main. mille pas de circuit.
Il s'en fut trouver le comte. «Ce n'est pas gros, comme vous voyez,
On annonça le capitaine John Burgh, et mais enfin, c'est quelque chose.
M. de Lincourt, qui finissait de déjeuner « Dans la grande exploration d'hier, c'est
avec ses compagnons de chasse, fut ravi moi que l'on a chargé de reconnaître ce bois
d'offrir du Champagne au trappeur anglais. et, comme je l'ai dit au rapport, je n'y ai
John Burgh vida une coupe, après avoir trouvé que des traces d'ours.
porté le toast traditionnel, puis il se passa « Or, en admettant qu'il y ait trente ou
la langue sur les lèvres et dit d'un air con- quarante ours et qu'on les tue, cela ne ferait
naisseur : pas vivre la caravane pendant dix ou douze
— Votre Honneur a d'excellent Cham- '' "
jours.
pagne; mais j'imagine qu'un rôti de pattes « En conséquence,il fallait renoncer à cette
d'ours pour demain ne serait pas désa- chasse; mais, grâce aux macreuses, les vi-
gréable. vres étant assurés, on grossira les provisions
« Il faut varier nos mets. avec les ours.
— Autrement, master Burg, vous nous « De plus, il y aura le miel.
proposez une chasse à l'ours? « Celle petite forêt, la seule à vingt lieues
— Oui, Votre Honneur. à la ronde, sert de refuge à une grande
—- Et vous
espérez nous en faire tuer? quantité d'abeilles qui n'ont que les arbres
— Votre Honneur me croira sans peine, de ce bois pour établir leurs ruches.
si je lui dis que les ours gris vont par ban- <tEt voilà ce qui attire tous ces ours gour-
des de dix à douze quand ils sont jeunes en- mands de miel et fins preneurs de ruches,
core. — Bravo, Burgh! dit lé comte.
« De plus, non loin d'une bande, il y a — Je propose, dit l'Anglais; de retourner
toujours quelques gros vieux ours solitaires aujourd'hui à la forêt et d'y étudier avec
qui vivent à part, qui ne s'écartent jamais soin les' pistes des ours.
bien loin, « Demain, au retour de la chasse aux
« Ces ours ont, dans les jeunes bandes, des macreuses, nous irons cerner le bois avec
odalisques qu'ils regardent comme leur ap- tout notre monde et l'on fera une battuo
partenant et ils ne perdent pas de vue leur pour chasser les grizlys hors de leurs re«
sérail, dont ils se rapprochent dans la saison traites.
an fut. » « Ce sera une très-belle chasse !
Les deux autres trappeurs —
approuvèrent Adopté, Burgh ! fit le comte.
de la tête les dires de « Encore un verre de Champagne,
Burgh qui reprit : et nous

Hier, monsieur le comte, j'ai relevé les partons.
traces de trois bandes. « A votre santé, Burgh l
I
3G0 L'HOMME DE BRONZE

— Mille
grâces, Votre Honnenr ! Bientôt le comte et ses compagnons s'en-
—« Grandmoreau, dit le comte j nous vous foncèrent dans les profondeurs silencieuses
laissons à la surveillance des radeaux. de la forêt.
— Alors je vous souhaite bonne chance ! John Burgh racontait au comte quelles
dit le Trappeur. étaient les habitudes des ours.
Et John Burgh, Sur cet adieu, emmena — Ces disait-il, ont souvent
gentlemen,
le comte et Tomaho, se dirigeant vers lé les entrailles brûlées par la bile, et ils éprou-
- .
petit bois. vent alors grand besoin de les rafraîchir.
Cette forêt, formant îlot au milieu du pla- « Le miel est un délicieux remède et fait
teau aride; couvrait une superficie de quel-* la base du traitement, complété parles her-
ques lieues seulement. bes purgatives.
Il: s'âgis'sait de fouiller Ce bois. « Lès ours connaissent des forêts à miel
L'«xpédition; présentait des difficultés, eu Comme celles-ci, et de temps à autre ils
égard à la configuration du sol et à l'abon- vont S'y établir pour huit ou dix jours.
dance du peuplement forestier qui le cou- « Au bout de ce temps, le traitementiest
vrait:''- ;':.•' •'•: " '' ,' .'..", • : ; .' . '.s :.'. terminé et le miel est mangé. : :
D'énormes rochers, bizarrement superpo- -' «, Frais et dispos, les braves gentlemen
sés , >formaient des groupements sembla n t retournent en chasse, i: > .' :'.>
défier-toutes les dois de l'équilibre. Ces nias- . i. — Que d'abeilles l disait le comter enten-
ses de grès rouge s'étageàiont le.long,des dant des bourdonnements touti autour-de
'
pentes de la colline -et donnaient, au bois lui-.. :: -. • • >.'..'..':'/. : .':.':.
environnant:
'
un'i aspect sauvage< et'; dé- : —Nous ne faisons que: pénétrer!; dit
solé. ;: ! ' '' ,' -J «" i •'• ;> J'i ; : . . :' .. . , Burgh; . . ... : ; ;...,',!; 'i!.!;:«::;';::::i ;.
A!peïne cette: âpreté était-elle, corrigée par « Vous allez bientôt être assourdi :parles
'
les verdoyances d'une végétation forte, et bruitsid'.ailes. . .-; • ;:•"" ;..---
vigOUl^euse.: i. i .';;':':'.'".''::: .' : — Mais l'abeille nîestrèlle pas dangereuse?
Des chênes, gigantesques J et, des ;pins, ail deiiiàndade comté.-:; i:i::: '. ::..- ;. :; .
— ' " •
feuillage sombfe entremêlaient- leurs 'bran? Très-dangereuse. . [
chagcs et interceptaient à demi la lumière du, « Mais nous ne mous, aventurons pasisàns
'
soleil. 'i , '. avoir de >quoi écarter .ces, dames; et' leurs
Les! racines de.ces arbres. sUperh.es d'alti- aiguillons. »
tude s'enfonçaient vigoureusement dans le sol Et il montrait au comte un bouquet, fait
vierge', contournant la roche, pénétrant dans de certaine fleur ayant l'odeur de l'assa-
ses fissures humides, et paraissant la retenir foelida.
collée au flanc de la colline. — Avec cela, rien à craindre.
Des lianes^ des lierres et autres parasites « L'abeille fuit en flairant à distance ces
grimpants enguirlandaient les épais troncs fleurs-là.
d'arbres, les reliaient entre eux et ajoutaient « Tenez, monsieur le comte, il va falloir
encore à l'étrange té du sombre paysage. bientôt se séparer pour mieux fouiller le
M. de Lincourt, en compagnie de John bois.
Burgh et de Tomaho, arrivèrent à la forêt. « Prenez votre part de mon bouquet.
D fallait en faire le tour pour visiter les « Tomaho a le sien. »
pistes (entrées et sorties). Le comte se para des fleurs qui empes-
Les trois chasseurs aUaient « faire le bois, » taient.
comme on dit en vénerie. — Quel
parfum ! dit-il en riant.
qu'ils allaient constater com- — By God! ça
C'est-à-dire pue, c'est vrai ; mais ça
bien de pas d'ours marquaient les rentrées nous sauve la vie, Votre Honneur.
sous bois, ap*ès les tournées nocturnes fai- « Sans ces fleurs, des milliers d'abeilles
tes hors de la forêt pour aller boire à l'eau seraient déjà sur nous et nous piqueraient
du fleuve. jusqu'à la mort.
LA REINE DES APACHES ^V

On seul trappeur était mort.

— Vtms tuer un
croyez qu'elles pourraient Après avoir marché pendant dix minutes à
homme malgré ses vêtements ? peine sur un sol accidenté, ils se trouvèrent
— J'en suis sûr ; elles feraient
périr un arrêtés par un amas de roches dont l'escalade
cheval. paraissait difficile.
— Mais les ours entrent dans ce bois. — Il faut
pourtant passer, dit le comte.
— Les ours sont
fins, Votre Honneur. « Tomaho et moi, nous allons grimper
« Ce sont eux
qui ont montré aux Indiens comme nous pourrons.
a se servir de ces fleurs d'araquitas. « Vous, John Burgh, tournez la difficulté
« Les chasseurs d'ours ont remarqué que et prenez votre temps.
les peaux d'ours tués à la sortie des bois à « Nous vous attendrons de l'autre côté de
miel sentaient toutes l'odeur puante de l'a- la crête.
^quitas, et, de fait, ces intelligents gentle - « De cette façon, nous aurons étudié tout
lïien à fourrure grise se roulent sur les ara- ce coin de la forêt.
Tuitas avant d'aller à la conquête du miel. — Bon! fit l'Anglais.
« Pas une abeill© n'ose les et Et il disparut derrière un épais rideau de
attaquer
défendre sa ruche. >• lianes feuillues.
I^'HOMME DE RllONZK.— t)l LA KEINE I>'ESAPACHES.— iG
;ua L'HOMME DE BRONZE

On pouvait compter sur l'intelligence de E


s'offrait aux regards étonnés des deux chas,
John Burgh et sur ses connaissances spécia- > seurs.
s
les de coureur de bois. Au milieu d'une clairière, où la roche re-
H avait fait ses preuves, au dire de Grand- (couverte de terre végétale formait plate-
morcau qui le connaissait de longue date et 1forme, s'élevait, comme un grand mât, lu
l'appréciait à sa valeur. 1
tronc droit et lisse d'un magnifique mélèze.
De leur côté, le comte et Tomaho se Au pied de l'arbre, un énorme grizly so
mirent à gravir les pentes rapides, obstruées livrait à une gymnastique impossible.
et rocheuses. La bête féroce avait des mouvements, des
L'ascension devait être pénible, sinon dan- contorsions, des convulsions inexplicables.
gereuse. Elle exécutait par moments les pas d'un
Ils se mirent en marche. cancan plus que risqué.
Par moments, ils se traînaient sur les ge- Puis elle s'arrêtait soudain, se dressant
noux, s'accrochant à toutes les aspérités, et de toute sa hauteur, et mimant quelque mo-
saisissant les racines et les plantes qui pou- nologue incompréhensible.
vaient leur offrir des points d'appui. Et tout à coup cet ours extravagant se
Us étaient parvenus à franchir la moitié roulait à terre en soufflant bruyamment et
du chemin, quand le bruit d'un coup de feu en agitant ses pattes de devant autour de
retentit à peu de distance. son mufle comme s'il cherchait à se retirer
— C'est John Burgh, dit le comte. quelque chose de la gueule.
« H court peut-être un danger. Dans l'arbre se tenait un homme, solide-
R Hâtons-nous. » ment campé sur une maîtresse branche.
Tomaho répondit par un grognement Cet homme, le bras tendu, tenait en main
significatif. l'extrémité d'un longue ficelle, et l'autre
Les deux hommes ; que l'inquiétude stimu- bout de la corde se trouvait fixé dans la gueule
lait, escaladèrent les rochers avec une ra- de l'ours.
pidité et une adresse inouïes. Soudain, le grizly cessa de s'agiter.
Ils approchèrent enfin du sommet à attein- H demeura un instant immobile, assis sur
dre son derrière, et fixant ses petits yeux fauves
Une immense roche, d'un accès facile, BUTl'homme qui, lentement, tirait à lui la fi-
était le dernier obstacle à franchir. celle.
Arrivés au sommet de cette roche, l'hori- Le féroce animal ne demeura pas long-
zon devait vraisemblablement s'élargir de- temps dans une inactive contemplation.
vant les deux chasseurs. Il retomba sur ses quatre pattes, passa sa
Le comte se mit à grimper avec vigueur langue sanglante sur son mufle noir, el lit-
et adresse ; le Patagon le suivait de près. le tour du mélèze, l'égratignant furieuse-
Tout à coup un ricanement sonore reten- ment de sa griffe puissante et acérée.
tit, troublant le profond silence qui régnait M. de Lincourt et le Patagon n'avaient pas
dans cette solitude. été éventés par le grizly : ils se trouvaient
Les deux hommes s'arrêtèrent aussitôt, sous le vent.
échangeant un regard de surprise. Puis , Les deux chasseurs pouvaient donc obser-
d'un commun accord, ils recommencèrent à ver en toute sécurité, et sans crainte d'en
grimper, évitant avec soin de faire le moin- faire manquer un effet, le singulier spectacle
dre bruit. qu'il leur était donné de contempler.
M. de Lincourt 'atteignit le premier le Mais comme l'ours se dressait contre l'ai"
bre où se trouvait W
sommet de la roche. réfugié son ennemi,
R se coucha après avoir fait un énergique i i comte se prépara à mettre fin à la scène) si
«igné d'appel à Tomaho qui le rejoignit ; ! attachante qu'elle lui parût.
— Il va en arma»'
bientôt. grimper, murmura-t-il
Un spectacle aussi étrange qu'inattendu L sans bruit sa carabine.
LA REINE DES APACHES 363

« Tuons-le. » « Gentleman, je vais loger dans votre four-


Tomaho lui fit signe de ne pas bouger et rure une balle de calibre. »
dit à voix basse : C'était Burgh qui avertissait poliment son
.— Le comte a tort de craindre. adversaire.
« Je reconnais l'homme caché au milieu , — Comment diable va-t-il faire pour
du feuillage. i reprendre son fusil? fit le comte à voix
« C'est notre ami John Burgh. basse.
— C'est lui, en effet, fit le comte. — Och! dit Tomaho.
« Mais il est sans armes. « Burgh est très-fin. »
« Je vois son fusil à terre, au pied du mé- \ Dans l'instant la corde se tendit : un mor-
lcze. » ceau de foulard resta dans les griffes de
Le Patagon, ne répondant pas à la remar- l'ours rugissant, tandis qu'un autre lambeau
se contenta d'affir- remontait vers l'habitant du mélèze.
que de M. de Lincourt,
mer: Bientôt la ficelle redescendit flottante et
— Notre frère l'Anglais ne court aucun allégée de tout poids.
danger. John Burgh la balança un moment aU-des-
« Si Tomaho se trompe, son rifle est là sus de son fusil dont la ficelle se tendit, fixée
pour racheter son erreur. » qu'elle était au crochet qui terminait la
Et comme le comte ne paraissait corde.
pas con-
vaincu, le géant ajouta : Le crochet était fait d'une branche coudée.
— Jamais Tomaho n'a manqué son Avec patience, lenteur, et mille précau-
coup.
M. de Lincourt se rendit à cette affirma- tions, l'Anglais finit par atteindre la bretelle
tion et demeura calme spectateur de la sin- du fusil avec le crochet.
dont il ne comprenait L'ours vouloir à cette
gulière comédie pas parut s'oppoSer
un mot. manoeuvre, mais Burgh lui envoya deux
Bientôt les deux chasseurs virent John rameaux sur les reins, et l'animal furieux se
Burgh dérouler de nouveau sa cordelette, au je la sur les projectiles.
bout de laquelle il avait attaché un foulard Cette diversion permit à Burgh d'agir; il
rouge noué en tampon. tira à lui la carabine convoitée.
L'ours, dressé contre le tronc du mélèze, I Une fois en possession de son arme, il la
examinait l'objet avec autant de curiosité chargea avec Soin; puis, ayant assuré Son
que de défiance. Il le laissa arriver jusqu'à équilibre, il ajusta le grizly toujours en sen-
terre, puis, s'approchant avec circonspection, tinelle au pied du mélèze. •
il le flaira longuement. Un hurlement d'agonie répondit au coup
Enfin, paraissant obéir à un brusque mou- de feu du chasseur.
vement de colère, il couvrit brutalement de L'ours se tordit trois minutes dans les der-
sa large patte le tampon rouge. nières convulsions et ne donna plus signe de
La corde se tendit aussitôt, et le foulard vie.
remonta lentement le long du tronc de l'ar- j L'Anglais, immobile sur son perchoir, avait
bre. J regardé mourir l'animal, tout en rechar-
Le grizly allongea un nouveau coup de ; géant.
griffe... et poussa en même temps un sourd Quand il le vit sans mouvement, il épaula
grognement. Il retomba à terre et se roula de nouveau son rifle et lui envoya une
avec une nouvelle furie ; il mordait le fou- seconde balle.
lard, qui semblait s'être fixé à sa patte. L'ours reçut ce deuxième coup sans faire
Un joyeux, éclat de rire répondit du haut s un mouvement.
de l'arbre aux cris de rage de la bête féroce. . Il était bien mort.
Et à ce rire succédèrent ces mots, pro- Du haut de son rocher* Tomaho avait fait
j
noncés sur le ton grave : S cette remarque :
— C'est assez de I i — Mon frère l'Anglais est prudent)
plaisanterie
364 L'HOMME DE BRONZE

« R a pensé que le rusé grizly pouvait | « Pendant que je l'amusais, je fabriquais


faire le mort. » j un crochet.
Cependant John Burgh était vivement des- « A l'aide de ce crochet, je voidais pêcbor
cendu de son refuge. mon rifle resté au pied de l'arbre.
H se plaça devant sa victime et la contem- — Nous savons le reste, mon ami, dit le
pla avec une certaine complaisance. comte, et je vous en félicite.
Un « bravo!» vigoureusement lancé lui lit « Je n'ai jamais vu, mon cher Burgh, un
rêver la tête. homme montrer plus de sang-froid dans le
B aperçut alors ses deux compagnons qui péril. »
se laissaient glisser le long du rocher pour Burgh sourit.
arriver jusqu'à lui. — Votre Honneur me comble ! dit-il.
— Un beau
coup de fusil, Excellence, dit- « Cependant je me permettrai de dire à
il avec une évidente satisfaction. Votre Excellence que le fait n'a rien de sur-
— le comte.
Magnifique, répondit prenant.
« Mes compliments ! — Qu'entendez-vous
par là, Burgh?
« Votre manière de chasser l'ours est au — J'avouerai en confidence à Voire Sei-
moins singulière, mais elle réussit admira- gneurie que je ne suis pas ce que l'on
blement. !i pense.
« Pourtant je ne m'explique pas certains — Scricz-vous donc gentilhomme, Burgh?
détails. — Je le suis... sans l'être... étant bâtard
« Nous vous avons vu procéder; mais d'un baronnet qui séduisit ma mère et l'a-
nous étions assez éloignés pour ne pas com-
i bandonna.
prendre toutes les finesses, tons les détails i| « Voilà pourquoi, Votre Honneur a pu le
de votre étrange manière d'opérer. » I constater, je me conduis toujours corrcclc-
j
eut un sourire de satisfaction et
L'Anglais j ment on toute circonstance cl, pourquoi je
de naïf orgueil. suis brave autrement que les aulrcs, c'osl-à-
— Voici Excellence, dit-il. !j dire tout naturellement.
l'explication,
« Je tire un magnifique écureuil gris, « Voyez les aulrcs.
excellent manger; je le blesse; il grimpe au « Sans-Nez est audacieux, mais blagueur
plus haut de ce mélèze et s'aplatit sur une et vantard.
fourche ; il était perdu pour moi, et j'avais « Têto-de-Bison est vaillant., mais il a
gaspillé une charge de poudre. ; parfois des emportements et des chaleurs de
« Je laisse alors mon fusil à terre et je ' tête.
grimpe pour aller chercher mon gibier. ; « Bois-Rude est un ivrogne.
« Je descendais tranquillement quand je « Huggs, le pirate, ne se bat que par in-
vis ce gredin de grizly au pied de mon arbre. térêt et quand il le faut absolument.
« Je n'avais pas de fusil !... la position « Bref, tout ce monde n'a pas la bravoure
était difficile. correcte de l'homme de race. Celui-là reste
« Vous appeler, c'était humiliant, et je toujours, même dans le plus grand péril,
voulais agir seul. ce qu'il doit être.
<( Et l'ours avait envie de monter. « Le colonel d'Eragny, Tomaho qui est de
« Mais je sais que ces gentlemen sont pru- sang noble, moi, et par-dessus tous, vous,
dents et que les inquiéter est facile. Excellence, voilà ce que j'appelle des gens
« Je déroulai donc mon lasso mexicain qui de vrai courage. »
ne me quitte jamais ; je fixai à l'un des bouts Burgh dit cela avec une certaine solen-
mon foulard, nité.
« L'ours ne se serait pas avisé de grimper Le comte réprima un sourire et salua le
sans avoir flairé et mis en pièces cet objet j trappeur cérémonieusement.
que je faisais danser. Tomaho fit de même, en disant :
LA BEINE DES APACHES 3tf5

— Och ! je connais Burg. I « Mais j'ai relevé une patte de bravo qui
«J'avais deviné quïl était de ceux qui annonce vraiment quelque chose d'extraor-
savent mourir dignement, sans cris, comme dinaire, huit cents livres peut-être.
Xête-de-Bison, animal souvent furieux dans « Et, entre nous, ce pourrait bien être un
la mêlée, sans plaisanteries, comme le Pari- certain ours qui est connu de bien des chas-
sien. » seurs. »
Main-de-Fer rendit ces deux saluts avec Tomaho écoutait.
un peu raide et il rechargea — Mon frère, dit-il, veut
une courtoisie parler du grand-
son arme. père des ours?
— Oui ! dit Burgh.
Cette petite scène aidait le comte à juger — Si c'est lui, dit Tomaho, il tuera du
l'Anglais. monde et on ne le tuera pas.
Il mit à l'avenir une nuance d'estime dans « Toute la prairie sait qu'il est sorcier. »
ses rapports avec lui, et Burgh disait : Le comte sourit.
— Ce que c'est que de tuer proprement un Mais Burgh dit sérieusement :
ours dans une circonstance où un — Je puis affirmer à Son Honneur que
critique
homme de rien eût perdu son sang-froid. cette bête est très-extraordinaire, et tous les
« Le comte ne m'appelle plus que master trappeurs en savent l'histoire.
— Comment se fait-il, Burgh,
Burgh. » que vous
Et le digne Anglais était ravi. ayez attendu notre retour au camp pour me
parler do cela?
Cependant Tomaho avait pris l'ours, qui « J'aurais voulu au moins Voir la griffe
pesait six cents, et l'avait jeté sur son épaule de la bêle sur le sol.
comme un autre eût fait d'un chevreuil de — Excellence, si vous trouvez demain
quarante livres. l'animal au bout de votre fusil, il vous étouf-
On se remit en marche. fera très-probablement ; mais un gentilhomme
Dans la forêt, point d'incident. : ne se préoccupe pas de ça.
Toutes les pistes furent relevées et Burgh « Tant pis pour ceux que le grand-père
conclut que les ours se trouvaient au nom- rencontre.
bre de trente-sept. « Bon pour le Parisien de faire du bruit,
— Je
puis promettre pour demain bonne pareequ'il a trouvé la piste du vieux sorcier.
chasse à Votre Honneur. « Mais je me suis demandé s'il était cor-
« Nous pouvons les tuer tous. rect de vous en parler et s'il n'y avait pas
— Et moi, mon cher, dit le ou puérilité à le faire.
comte, je jactance
puis vous affirmer que vous serez stupéfait « Sans l'occasion, je n'aurais rien dit.
de ma manière d'entendre la chasse au — Vous êtes d'une convenance parfaite!
rayon. dit le comte.
Sur ce, l'on revint au camp. « A ce soir !
Il est inutile de dire que l'ours fut bien « Je vous retiens à dîner, Burgh. »
accueilli. Tomaho, pendant ce dialogue, avait paru
Dépecé, il fit faire un repas remarquable plongé dans des réflexions profondes.
a la caravane. même pas l'adieu amical du
Il n'entendit
Mais les ours de six cents livres sont rares. comte.
— Avec
trente-sept ours, dit le comte en Sans-Nez vint 1» troubler dans ses médi-
Voyant ce que donnait de chair un pareil tations.
animal, nous aurions pu traverser le désert. — Eh ! Tomaho, dit-il, on te prendrait
— Ne calculez
pas sur ce solitaire énorme, pour une statue.
<ht
Burgh. Le géant releva la tête.
« Dans nos — Tu sauras, dit-il à Sans-Nez, une
trente-sept ours, il y a de très- grande
jeunes bêtes. i nouvelle.
360 L'HOMME DE BRONZE

— Laquelle? i — Et vous dites, demanda le Trappeur,


•— Mon <
plus grand ennemi après l'infâme que cet animal-là fait ce manège depuis ce
coyote de Touneins est près d'ici, dans la matin?
— Oui, dit Bois-Rude
petite forêt, qui commandait là.
« Je n'ai pas vu sa trace, mais Burgh l'a ; <(Sans-Nez, qui est veau l'observer, pré-
relevée. , tend que c'est le même qui a été vu dans une
« Je sais que le grand-père aux ours est barque avec deux Indiens, sur le Colorado. »
sorcier, je le sais ; mais, par le Vacondah ! —- Sans-Nez a de bons yeux et il est
je veux me venger de lui. sagace ! fit observer le Trappeur.
« Les balles ne peuvent rien sur lui, ni « Que peut nous vouloir ce rascal? »
les couteaux, je le sais! je le sais! répétale Et, braquant une lorgnette que lui avait
géant avec une irritation croissante. donnée le comte, Tête-de-Bison examina le
« Mais, j'en jure par les pierres sacrées et cavalier.
la Grande Médecine, demain l'un de nous — Diable ! dit-il gravement.
deux sera mort, s'il m'attend ! » — Qui est-ce, Trappeur?
Et le géant s'en alla dans sa tente d'un — Camai'ades, c'est... la Couleuvre!
— Oh ! oh ! lit-on. Mauvais
pas furieux. signe ! il y a
— Bon ! dit Sans-Nez, voilà la une catastrophe dans l'air.
première
fois que je vois Tomaho dans une pareille — Voyez-vous, Bois-Rude, dit Tète-do-
colère. Bison, je n'aime pas celte vermine-là.
« Il est vrai que l'ours lui a joué un de « Chaque fois qu'en expédition une cara-
ces tours...,. » vane l'a vu, de près ou de loin, il est arrivé
El Sans-Nez s'en alla en riant. malheur. »
A tous les chasseurs qu'il rencontrait, il Et les chasseurs de hocher la tête en signe
disait : d'assentiment *.
— Vous savez, le grand-père est au bois.
« Demain, on l'attaque, »
Et ces figures devenaient sérieuses ; ce CHAPITRE LXI
terrible ours étant connu.
Mais Sans-Nez ajoutait : DESGRIEFSQU'AVAIT TOMAUO CONTRE LE « GBAND-PÊItE II
— Tomaho se battra avec lui et il a juré DESOURS
de le tuer.
Et ces visages se rassérénaient.
Au dîner, Burgh, confortablement atta-
Un combat du colosse avec le grand-père
d'être une scène émouvante. blé, suffisamment monté par le Champagne,
promettait invité à fumer un
appuyé par Grandmoreau,
cigare, Burgh, disons-nous, donna les plus
En ce moment, un chasseur accourut des
étranges détails sur le grand-père aux ours
grand'gardes.
au comte et au colonel d'Eragny.
Il allait trouver Tête-de-Bison qui était en — J'en
le chef du comte. appelle à Grandmoreau, disait
quelque sorte d'état-major
— Ohé! Grandmoreau! le chasseur. Main-de-Fer.
appela
— Qu'y a-t-il ? dit le Trappeur. « Jamais on n'a vu pareille bête et aussi
— Veux-tu courir aux avant-postes, tu fine.
« D'abord elle est vieille, excessivement
reverras l'homme?
— Bon ! dit Grandmoreau. vieille.
« J'ai vu un trappeur qui avait quatre-
B sauta sur un cheval et gagna les grand'
vingt-onze ans, et j'étais jeune.
gardes. « Ce vieux homme de foi et
Il vit un cavalier à distance chasseur,
qui galopait
des balles et qui tournait autour du camp. 1. Voir deux gravures : l'une représentent là Cùuleuvrt
Il portait un costume mexicain. du.uale civnot,Vautre le montrant h cheval.
LA REIN!-: DES APACHES 367

aussi sérieux que Sans-Nez est — fit le Trappeur, votre


d'honneur, Cependant...
blagueur, racontait que, dès son début dans sourh'e...
— Mon cher, je riais dç votre ignorance
}a carrière, il avait entendu parler du grand- \
et de votre crédulité. »
père aux ours.
« Vous avez connu l'homme, Grandmo- ' C'était dire clairement : « Vous êtes un
reau ; parlez-en. sot, mon garçon. »
— C'était un vrai trappeur, incapable de , M. d'Eragny s'attendait à voir Grandmo-
mentir ! dit Tête-de-Bison. Et il avait vu le ; reau bondir.
! s'assit en disant d'un air sa-
f/rand-père. vu de ses yeux. Le Trappeur
— Rien d'étonnant jusqu'ici, dit le comte, j tisfait :
« Je m'expliquerais facilement cette Ion- j — A la bonne heure !
gévité. i « Je ne suis pas savant, je le sais bien.
— Un ours de trois cents ans et plus! fit j « On peut me le dire.
Tète-de-Bison. « Mais si quelqu'un me donnait un dé-
|
Le comte sourit. I menti...
Grandmoreau, nous l'avons dit au début, | — Pardieu! fit le comte, ce serait un
était d'un tempérament qui rappelait celui j homme mort.
du buffle. « Nous le savons. »
Au repos, tranquille, lourd, massif, il avait Et à l'Anglais :
l'oeil calme et il roulait des regards paisibles ' — Mon cher Burgh, il est donc bien étabb'
sur les choses et sur les êtres. ! maintenant :
Mais la contradiction L'irritait; un rien le « 1° Qu'il existe un ours extraordinaire et
choquait. capable de tout ;
Il était d'une susceptibilité étrange, diffi- l « 2° Que cet ours est très-vieux ; ;
cilcment définissable; on le heurtait sans • « 3° Que Tomaho a eu maille à partir avec
s'en douter. lui.
On pouvait lui dire qu'il était brutal, gros- « Voilà surtout ce qui nous intéresse; con-
sier, mal élevé ; on l'appelait sauvage et tez-nous cela.
brûle. — L'histoire est comique ! dit Burgh.
Ces sortes d'insultes ne l'offensaient nul- « Figurez-vous, gentlemen, que nous
lement. chassions tous.
Mais venait-on à toucher une certaine | « Nous voulions tuer des ours pour en
corde, la colère vibrait aussitôt. saler les pattes et les envoyer à New-York,
Le Trappeur '
avait pour le comte une ad- où l'on nous avait commandé trente caisses
miration profonde, sans bornes; mais M. de ! de celle viande boucanée.
Lincourt venait de mettre un doigt sur l'un « Moi, Sans-Nez, le Trappeur ici présent,
des endroits sensibles de Tête-de-Bison, qui Bois-Rude, le .Vieux, quelques autres, enfin
se leva très-pâle. Tomaho, nous faisions battue,
— Vous riez, monsieur le comte ! dit-il « Nous avions trouvé une piste large,
d'une voix sourde et contenue. I énorme, annonçant un ours colossal et nous
« Vous avez l'air de croire que je suis un : suivions la trace.
hlagueur. » | « Mais vous connaissez les jambes de To-
Il y avait déjà de la menace dans l'oeil de maho ; il nous devançait.
Grandmoreau. « Nous traversions une vallée qui abou-
Le comte connaissait son homme et le ma- ! tissait à un cul-de-sac de ravin au fond du-
riait à merveille. quel s'élevait jusqu'à pic une muraille de
. — Mon cher, dit-il, blaguer, c'est bon pour gros rochers.
Sans-Nez. « Tomaho était à environ six cents pas de
,( Vous êtes
incapable de mentir ou d'exa- nous environ.
gérer, Grandmoreau. . « il gagnait toujours.
368 L'HOMME DE BRONZE

« La piste était fraîche et l'ours n'était i « Voilà ce que fit Tours, le grand-père aux
pas loin. ... <
ours.
— C'est
« Le Cacique arriva au pied de la mu- incroyable ! fit le colonel.
raille et nous le vîmes lever en l'air l'une des — Attendez ! dit Tête-de Bison.
-=' « Vous n'êtes pas au bout.
plumes de sa coiffure.
« L'ours était là. — Non, colonel, non, ce n'est pas tout, re-
« Tomaho nous appelait. ]
prit Burgh.
« Nous courûmes. « Vous allez voir.
« Le Cacique, Voulant escalader la mon- « Mon Tomaho était à terre, écrasé, étourdi.
tagne, entassait des pierres les unes sur les « Nous le crûmes mort.
autres pour atteindre à une petite plate-forme « Vous dire si nous courions !.. .
d'où il pourrait monter jusqu'au sommet. « Mais l'ours était venu à son ennemi et
« Soit que la vue du géant roulant des l'avait flairé.
rocs eût donné une idée de l'ours, soit que «En ce moment, Tête-do-Bisou que voici
la Grand-Père, car c'était lui, ait des idées s'était arrêté.
naturellement, nous vîmes très-distincte- « Vous savez comme il tire!
ment sur la plate-forme un animal mon- « Il envoya une balle à Tours, à la distance
strueux assembler, lui aussi, pierres sur de trois cents pas; il fallait sauver Tomaho.
« Pendant que Tête-de-Bison lirait,: savez-
pierres, comme s'il se retranchait.
« Tomaho ne pouvait, étant en contre-bas, vous gentlemen, ce que faisait Tours?
voir son adversaire. « Non, vous né le savez pas?
«Voilà mon géant qui, ayant terminé son «Votre Honneur ne devine pas, cette fois?
échafaudage, grimpe dessus. «Colonel, vous ne vous en doutez point,
« Savez-voûs ce que lit "durs? je le parie?
"—
Je m'ondoute, dit le comte. « L'ours, en signe de mépris pour Tomaho
— Pas possible ! fit Burgh. qu'il jugeait mort, levait la palle et inondait
« Comment! Votre Honneur... d'urine' le visage du géant!
— Burgh, j'ai lu de bien curieuses his- « Puis il détalait sous une grêle de balles.
toires sur les ours. « Pas une ne le blessa.
« Je sais entre autres choses que ces ani- — Voilà qui est renversant! fille colonel.
maux aiment beaucoup les femmes '. Le comte riait :
« Vous concevez que, de la part d'une bête — Le Cacique, dit-il, doit garder une haine
capable de galanterie, on peut s'attendre à terrible contre cet ours.
bien des choses. — Monsieur le comte, dit Tête-de-Bison,
— Que fit l'ours? demanda M. d'Eragny demain nous verrons quelque chose de beau
impatient de savoir la fin de cette lutte mé- entre lui et Tours.
morable. — A moins que Tun de nous ne jette bas
— Ce qu'il fit, reprit Burgh, nous étonna l'animal.
tous, mon colonel. Le Trappeur secoua la tête.
« J'ajoute qu'il y avait de quoi! — Personne, dit-il, ne fera pénétrer ufl»
« Nous savions que les ours sont capables balle dans le corps de Tours.
de lancer une pierre ; mais celui-là fit une « Personne ne lui donnera du couteau dans
chose qui annonçait une raison d'homme l'estomac.
et d'homme malin. — Parce que?... fit le comte
« Il se tint blotti derrière son mur et, quand — Parce que c'est impossible
Tomaho apparut, il le fit crouler sur le Ca- «J'avais tiré... moi... le Trappeur, qp
cique. suis sûr de mon coup.
« Et pas de sangl
1. Le fait n'est que trop certain. Tous les ans les Pyré- « Nous avons cherché ma balle...
nées sont le théâtre d'enlèvements de jeunes filles par les
our». v Aplatie comme une pièce de cent souSi
LA REINE DES APACHES

Entrevue de la reine des Apaches et de Tête-de-Bison.

voilà comment nous l'avons ramassée, et je — Messieurs, dit le comte, je crois à tout
l'ai conservée longtemps. ce que vous avez vu.
« C'est un Américain qui me Ta achetée a Je ne crois pas qu'il y ait rien de mer-
cent dollars, avec une histoire détaillée du veilleux en cette affaire, et je me fais fort
grand-père écrite par Sans-Nezsur parchemin. de vous donner demain l'explication de tout
« Nous avons tous signé. ce que nous verrons.
« C'était pour Barnun. « Mais encore une question.
— Et le couteau?... demanda le comte. « Il peut y avoir plusieurs ours énormes,
« A-t-on essayé du couteau? n'est-ce pas?
— Le Vieux a vu un Indien sous la palle « A quoi donc pourriez-vous certifier que
du grand-père. nous sommes en face du grand-père, comme
« C'était un Comanche, un rude homme. vous l'appelez.
(( H a cassé son tomahawk sur la tète de — Il a un signe ! dit Burgh.
l'ours. — Tout le monde a des signes dans co
« On cite d'autres faits. pays ! dit le comte en riant.
L'HOMME DE RUONZE.— 62 LA REINE DESAPACHES.— il
370 L'HOMME DE BRONZE

« Le Messie des.sauvages a mis les signes 1


à la mode.
« Et quel est le sigftê du grand-père ? CHAPITRE LXII
— D'abord il a des lunettes.
— Des lunettes ! DE L'IDÉE QU'AVAIT
EUE LE COMTEDE LINCOURT
POU,,
•—Oui, des lunettes de poils noirs autour UNE DESTRUCTION
DE MACREUSES
des yeux.
* Aucun ours n'en a. Ce qui caractérise les hommes vraiment
« Ensuite il a une grande croix noire sur intelligents, c'est que, leur donne*t-on une
le dos. idée, ils la perfectionnent aussitôt.
« Raie de là nuque à la queue et autre raie M. de Lincourt avait en outre ce caractère
sur les épaules. particulier, qu'il agrandissait tout ce à quoi
« Enfin, et voilà le vrai signe, il a une il touchait.
mèche de poils blancs sur le front... blancs, Il avait, immédiatement après sa partie
tout blancs. de pêche avec Tomaho, conçu un plan gi-
«Cette mèche semble faite de fils d'ar- gantesque en tant que chasse.
gent. Jamais on n'avait tenté de tuer les ma-
— Alors cet ours est cousin germain de la creuses avec de la mitraille, et il le fit.
reine des Apaches t dit le colonel en riant. Depuis, on a renouvelé plusieurs fois
— Et il descend de Sylla ! ajouta le ; et même en Europe, pays de
l'expérience
comte. routine, nous connaissons un chasseur qui,
* Tous les Sylla avaient la mèche d'ar- ayant acheté un petit canon de montagne
gent au front dès l'enfance. mis au rebut, s'en sert dans la chasse au
-..--— Vous verrez demain!... peut-être ne rayon sur son étang.
rira-t-on plus ! dit l'irascible Tête-de-Bison. Nous l'avons vu à l'oeuvre.
— Baste ! fit le colonel. Le résultat est incroyable.
« Je connais toutes ces histoires de bètes Mais la première fois que cette chasse fut
extraordinaires. ainsi faite, elle eut lieu comme nous allons
« En Algérie, on en contait de vraiment le dire.
singulières sur les lions. Du reste, en racontant une chasse aux ca-
« Chaque fois que nous avons pu vérifier nards avec deux canons, par l'amiral Ferra-
les choses de près, le surnaturel s'évanouis- gut *, pendant la guerre de sécession, les
sait. journaux américains ont presque tous cité
— On verra demain. M. de Lincourt comme l'inventeur de celte
— Messieurs, dit le comte, la nuit est destruction originale.
venue. Vers une heure du matin, le réveil sonna
« Dormons pendant quelques heures, puis dans le camp.
nous partirons pour la chasse aux rayons, Le comte fit assembler tout le monde et il
« Les radeaux sont-ils construits, Grand- ordonna à tous les chasseurs de
désignés
moreau? sortir des rangs.
— Oui, monsieur le comte. Puis il laissa à Tête-de-Bison le comman-
—- Tout est prêt? dement du camp'et de ceux qui restaient à sa
«- Tout. défense.
— Alors, messieurs, bon sommeil et à — Il n'y a rien à craindre, dit-
presque
bientôt. il ; mais veillez.
Sur ce, Ton se sépara. Et il appela le capitaine canônnier.
Celui-ci avait légèrement, très-légèrement»
1. Le même qui vint en France à la tête d'un oscaof»
cuirassée, et qui a laissé des souvenirs de son ôrigina111
I et de son humour.
LA REINE DES APACHES 371

à peine punché; un grog, un léger grog, de En route, grande animation.


l'eau à peine teintée de rhum. . Cette chasse souriait à tous.
Recommandation lui avait été faite de se On discutait, on plaisantait.
à un grand coup par une demi- A un mille de distance du lac, le silence.
préparer
abstinence. On attendit l'aube.
— Capitaine, ordonna le comte, nous em- Le comte, sur le premier radeau avec To-
i
maho et le capitaine ouvrait la
portons quatre canons. canonnier,
— A la chasse, Excellence? demanda le i
marche ; les autres canots suivaient.
digne Anglais. On avança lentement à la godille à travers
— A la chasse. la brume.
« J'ai donné des ordres, en votre absence, I Le soleil parut.
à l'artificier. ; Le rayon se creusa dans le brouillard et
« Il a préparé douze boîtes à mitraille ! Ton s'y engagea.
chargées de plomb. Les canons étaient chargés, chacun à son
c On emportera ces projectiles. poste.
— Bien, Vôtre Honneur. Les chasseurs avaient l'arme à l'épaule,
« Et nous tirerons sur les macreuses avec '
prêts à tirer.
les canons ? On avança...
— Oui, master. Tous retenaient leur souffle.
— Je remercie Votre Honneur de me j Bientôt on entendit des cris et des bruits
donner tant d'occasions de tirer des coups i assourdissants; Ton approchait; les ma-
extraordinaires. creuses s'éveillaient en troupes épaisses, et
« La chasse au canon, vraiment oui, vrai- , plus de vingt mille oiseaux de marais cou-
ment, c'est singulier, très-singulier, en vé- vraient le lac.
rité. » On était à portée...
Et le digne Anglais s'en alla plein de Les canots s'arrêtèrent et ce fut un mo-
joie. ment solennel.
Les apprêts terminés, on se mit en Le comte, debout, jugea l'instant propice.
marche. — Feu ! dit-il.
On atteignit les radeaux. Quatre coups de canon, cinquante coups
Ceux-ci étaient fort bien fabriqués et de fusil tonnèrent et l'eau du lac se creusa
aménagés. de larges ondulations.
Ils était légers, maniables. La mitraille siffla avec fureur et déchira
On pouvait les conduire à la perche et à la les airs.
godille. Une clameur effroyable s'éleva ; des flaque-
On pouvait aussi hâler sur eux avec des ments d'ailes battant l'espace, des hurrahs
cordes. enthousiastes, des crépitements de plomb
De cette façon, le voyage devait se faire dans Teau, des clapotements de corps sur
rapidement. les flots, un coup de vent qui déchira les
Le comte fit placer sur chaque radeau une brumes, deux salves de coups qui suivirent
pièce et ses artilleurs de service; plus, des la première, tout enfin, heure, aspect pitto-
chasseurs. resque de la nappe d'eau, singularité de la
Il recommanda qu'en route on coupât des chasse, tout, nous le répétons, produisait
joncs pour en faire une sorte de ceinture à ; un tableau des plus animés, des plus réjouis-
chaque radeau et pour cacher ainsi les ca- j sants et des plus bizarres.
nons et les hommes. j Près des trois quarts des macreuses furent
Il donna le commandement de chaque ron- '. foudroyées.
deau à quelque homme, ancien matelot ou
marinier, capable de conduire, et Ton se mit ; i Peu de blessées.
en marche. Les plombs de mitraille tuaient.
372 L'HOMME DE BRONZE

Les chasseurs ramassèrent en hâte le gi- reconnaître la supériorité des chasseurs de


bier, il fut entassé par monceaux et, après la prairie.
deux heures de travail, Ton revint au camp. Tête-de-Bison était naturellement désigné
Là, les pièces furent comptées. comme grand-veneur; Burgh et les autres
Il y avait dix-sept mille macreuses ou prirent des commandements de groupes, et
autres espèces de gibier d'eau... l'on s'apprêtait à cerner le bois, quand To-
maho s'avança.
Ce fut une joie immense dans la caravane !
M. de Lincourt fit appel à tous ceux qui Bientôt les profondeurs du bois retenti-
étaient réputés cuisiniers émérites et il leur rent du bruit que faisaient les traqueurs.
: La battue, bien menée, ne laissa pas un
enjoignit
1° De préparer avec toutes les cervelles coin de la forêt inexploré, et, au bout d'une
de macreuse une friture demi-heure, les premiers ours sortirent et se
gigantesque pour
toute la caravane ; montrèrent.
2° De se mettre ensuite à plumer ce gi- Les tireurs embusqués firent feu avec cette
bier ; justesse de coup d'oeil qui rend les gens de
3* De le cuire en partie et de le placer la prairie si redoutables ; deux, quatre, dix
empilé dans des tonneaux ours furent bientôt à terre; mais deux ou
pour être con-
servé. trois autres seulement mirent le mufle hors
de la forêt.
Le plat de cervelles fut trouvé exquis, d'au- Renâclant le sang, tombant sous les balles,
tant plus que les chasseurs y trouvèrent cette reconnaissant l'impossibilité de rompre le
saveur, qu'ils dégustaient un plat que Lucul- cordon des tireurs, le reste de la compagnie
lus eût payé bien cher. ne s'aventurait plus dehors.
A midi, le déjeuner pris, le café bu, du Les bêtes les plus jeunes, les plus difficiles
rhum au ventre, de la gaieté dans la poi- à effaroucher avaient seules commis cette im-
trine, le rire aux lèvres, l'ardeur aux yeux, prudence de sortir, et elles en étaient punies.
cent cinquante hommes partaient pour la Mais les bêtes plus âgées, plus expéri-
chasse à Tours. mentées, s'étaient retranchées dans ce que
Le reste gardait le camp en plumant les les chasseurs appellent des forts.
macreuses. Tantôt c'est un taillis impénétrable où
les lianes entrelacées forment un obstacle
presque invincible ; d'autres fois, c'est un
CHAPITRE LXIH creux de rocher.
Souvent encore c'est un bouquet d'arbres
au milieu duquel Tours, à peu près à couvert
TOMAHO ET LE GRAND-PERE DESOURS;LUTTEMEMORABLE des balles, ne peut être débusqué qu'à l'arme
ET TERRIBLE; PÉRIPÉTIES
blanche.
i Alors commence la lutte, le péril ; alors
Au milieu de la joie générale, les trap- aussi le chasseur s'amuse, se passionne.
peurs restaient sérieux.
Ils redoutaient pour Tomaho les suites du Les traqueurs avaient battu la forêt sur les
duel que le géant avait la ferme détermina- trois quarts de son étendue ; ils étaient ar-
tion de livrer au grand-père des ours. rivés à concentrer les ours dans un espace
On arriva à quelque distance du bois. assez restreint, mais très-accidenté.
Le comte et M. d'Eragny avaient annoncé Que l'on s'imagine un entassement de
que, comme il s'agissait d'une battue, ils roches, de vieux arbres tombés; des trous,
laissaient aux trappeurs le soin de l'orga- des excavations; des mousses couvrant
niser. les ravines et dissimulant les creux ; des
Ils avaient trop de bon goût pour ne pas lianes formant d'épais rideaux, et la végéta-
LA REINE DES APACHES 873

tion des arbres épineux qui poussent dans Tous les chasseurs avaient passé leurs
les terrains pierreux et tourmentés. fusils en bandoulière après les avoir dé-
Qu'on se représente cet espace de deux chargés.
kilomètres, presque impénétrable, et Ton Dans l'épaisseur des fourrés, les seules
aura une idée des périls qu'allaient affronter armes possibles étaient les revolvers et les
les chasseurs. couteaux.
Les traqueurs s'étaient arrêtés, car il fal- On avait dit et redit aux novices que les
lait changer de tactique et former le cercle haches ne devaient servir qu'à ouvrir des
iPallaque. passages; car le crâne de Tours, couvert
Les ours couraient à travers les blocs, d'une peau épaisse, d'une fourure touffue de
cherchaient en hurlant des retraites pour poils durs, est impossible à entamer; et une
hache ne peut frapper d'aplomb que sur la
s'y retrancher.
Ils allaient devenir terribles. tête.
Un grizly à peine adulte étouffe dans son Un coup de biais partout ailleurs aurait
étreinte l'homme le plUs puissant, lui brisant glissé sur les poils.
les côtes et faisant jaillir les poumons par Le couteau pénétrait au contraire, s'il était
la bouche. poussé par une main vigoureuse.
La force d'un bravo, c'est-à-dire d'une Tous les préparatifs avaient été faits avec
vieille bête, est colossale à ce point, qu'un une sorte de solennité par les chefs de groupe,
seul ours tient tête à une bande de jaguars. vieux trappeurs émérites qui, connaissant
Et l'animal est rusé. l'ennemi, le respectaient et prenaient toutes
Il s'embusque, se dissimule, attend son les précautions possibles.
homme. Plus d'un, qui n'aurait pas tremblé devant
On est à portée de la bête et on ne la les Apaches, avait peur à cette heure et pâ-
soupçonne pas si près ; on marche prudem- lissait. •
ment néanmoins. Le fauve exerce sur les natures les plus
Mais pendant que Ton fouille un buisson, énergiques une action d'épouvante toute
l'ours sort d'un fourré voisin et se jelte sur spéciale.
le chasseur, qu'il saisit et qu'il lâche ensuite, L'odeur se sent de fort loin, de bien plus
broyé comme par les ressorts d'acier d'une loin que Ton ne pense; une odeur acre,
machine toute-puissante. fétide, qui vous saisit au nez, s'épand dans
tout l'être et y porte dans tout le système
Bientôt cependant les hurlements épou- nerveux des semences de terreur.
vantables qui retentissaient sous bois s'apai- C'est une impression toute nouvelle, in-
sèrent. connue, qui trouble, et qui s'empare de tout
Les ours étaient blottis. l'être par des voies inaccoutumées.
Les chasseurs avaient opéré la manoeuvre On est ému profondément, sans avoir l'ha-
accoutumée. bitude de lutter contre cette peur qui agit
Les tireurs émérites, les vieux routiers, par Todorat.
n'ayant plus déraison pour se tenir ensemble, La vue, si nous pouvons employer cette
à l'affût, hors du bois, y avaient pénétré, est en quelque sorte exercée ;
expression,
déployés en tirailleurs. car tout le monde se figure les fauves, eh a
Une chaîne d'attaque s'était formée, en- l'image en tête, s'exagère même la taille et
tourant tout le massif de refuge, et les gens l'apparence des bêtes féroces.
expérimentés s'étaient distribués çà et là. Il n'y a point de surprise pour Toeil en face
Le cercle s'espaçait, d'homme à homme, d'elles.
d'environ quarante pas d'abord; il devait Mais Todorat est pris au dépourvu et l'im-
aller en se rétrécissant.
pression est très-désagréable.
Recommandation était faite de marcher Les senteurs d'une ménagerie ne donnent
lentement. pas idée de celles qui se dégagent des bêtes
874 L'HOMME DE BRONZE

en liberté, surtout lorsque la poursuite les a — on dit qu'il n'est qu'ègrati-


Cependant
fait suer. g
gné.
Aussi les trappeurs eux-mêmes se mon- « Deux côtes à découvert.
traient-il inquiets, et tout le monde gardait- — Alors ce n'est rien.
il le silence. — Le comte a tué un ours.
Les clairons, par trois notes, donnèrent — Ah!
le signal d'avancer. — Il tire si bien le revolver!
Le cercle se mit en marche. — Mais c'est au couteau.
Au bout de vingt minutes, on entendit un « Il a abordé la bête crânement, sans
premier coup de revolver, puis un gronde- 1
tirer.
ment furieux. I — Bravo !
C'était Bois-Rude qui avait affaire à un — Oui, c'était un bravo !
bravo. — Imbécile !
Le combat fut court et terrible. « Je dis bravo, vivat !
L'ours blessé chargea. — Aïel Au secours!
Le trappeur reçut un coup de griffe qui — Tiens bon !
lui déchira la poitrine et mit deux côtes à
nu; mais Tours tomba percé d'un coup de Et, sur d'autres points, d'autres nouvelles.
couteau qui lui traversa le coeur. — Le colonel est tombé dans une fosse.
Bois-Rude, vers lequel on accourait, but — Pauvre colonel !
d'Eragny
un large coup, montra Tours en souriant « Toujours des aventures désagréables.
et dit : — Il
y avait deux ours dans le trou.
— Il est mort ! — Alors le colonel est mort?
Et comme on voulait le conduire aux — Non pas.
docteurs, il commanda : En avant ! ajoutant — Il a tué un ours, et "Burgh a abattu l'au-
en manière de conseil à ses hommes : tre de deux coups de revolver, mais le cor
— Voilà comme ça se fait. lonel est blessé.
Puis, comme s'il ne lui fût rien arrivé, il — Ce vieux a du nerf.
continua à pousser à travers les massifs. — Il paraît qu'il est tombé à califourchon
Mais de tous côtés on entendit vibrer les sur Tune des bêles, et qu'il lui a planté son
coups de feui . couteau entre les deux épaules.
Les cris retentissaient : « C'est crâne.
. — A l'aide ! — On
appelle.
A moi ! — Diable !
— Deux par ici ! « Voilà Sans-Nez sous un ours.
— Garde à vous autres, sur la gauche ! le — L'ours se relève et retombe. Hurrah !
taillis s'agite. — Tiens, Sans-Nez n'a rien !
— Feu ! sacrebleu ! feu ! — En voilà un farceur
qui a de la chance.
Et les grondements des fauves formaient Et la chasse continuait, et les ours tom-
une basse sinistre à ce concert de clameurs. , baient.
On se jetait des nouvelles. j Mais point de traces du grand-père.
*- Avez-vous vu le grand-père? Et la forêt retentissait plus que jamais des
j
-r- Pas encore, \ coups de feu.
— Bois-Rude est blessé. Mais grand bruit aussi en plaine.
.-..r- Gravement? Les deux docteurs avaient suivi la chasse,
— Non ; il marche. comme c'était leur devoir ; mais ils s'étaient
-- Ce n'est pas une raison. ; bien gardés d'entrer dans le bois ; la science,
« Tant qu'il aura une goutte de sang g cette science à laquelle leurs personnes
dans les veines et une larme de rhum dans s i étaient si chères, la science les retenait à la
sa gourde, il ira. lisière de la dangereuse forêt.
LA REINE DES APACHES 375

Ouand nous disons la lisière, nous nous face large et placide, était incapable de se li-
trompons encore, car ils étaient loin,
le plus vrer à de profondes combinaisons pour trou-
loin possible de la portée des griffes du ver de l'ouvrage.
Il en manquait à Paris, où tous les ouvriers
(jiand-père.
On connaît la devise des deux savants : suisses viennent chercher du travail ; il en-
— Tout pour la science... mais sauvons tendit parler des compagnies d'émigration et
'
notre peau. il alla y signer un engagement.
Et ils avaient établi une espèce d'ambu- Il vint débarquer à San-Francisco, y fut
lance au pied de ce tertre en haut duquel mêlé à des aventures singulières et une bour-
Tomaho, le géant, attendait un coup de clai- i rasque d'événements le conduisit jusqu'à
ron d'appel pour se précipiter dans l'arène. : Austin.
Chaque docteur avait son infirmier por- Cet homme, au milieu de péripéties vrai-
tant la boîte aux instruments et aux médi- ment émouvantes, avait toujours conservé
caments. un flegme étonnant.
A Tencontre des deux maîtres, les deux Il laissait aller les choseset se laissait aller
serviteurs s'entendaient admirablement en- avec elles.
semble, En sa qualité d'horloger, il était armurier
Du Bodet et Simiol faisaient ménage en- fort habile et M. d'Eragny l'avait engagé
semble. comme tel et aussi comme mécanicien.
La même tente abritait les deux savants. Ce garçon avait une douce manie ; il cher-
La même table aurait dû les réunir ; mais chait le mouvement perpétuel ; c'est la folie
en réalité elle les divisait, car c'était à l'heure de presque tous les horlogers.
des repas que les disputes étaient vives. Peut-être cette constante préoccupation
Les infirmiers se gardaient bien d'avoir contribuait-elle à lui donner un sang-froid
des querelles. inouï.
Ces deux hommes étaient gens d'humeur Un jour il expliquait à un ingénieur amé-
pacifique, de ceux que Ton s'étonne souvent ricain une idée de mouvement perpétuel.
de voir dans des expéditions aventureuses. C'était absurde, mais il y avait quelque
On se demande comment des natures chose dans les combinaisons du Suisse.
aussi tranquilles se fourrent clans de pareilles Le Yankee prétendait qu'il pourrait tirer
échauffourées. une application nouvelle d'un principe mé-^
Ils sont là comme le brin de paille dans le canique : aussi était-il tout oreilles.
'
tourbillon. Le vapeur filait à toute vitesse sur le Mis-
Sans volonté, sans but, ils vont où le vent sissipi.
les pousse ; un souffle les porte ici ou là. Tout à coup, il heurta un amas de troncs
Les deux infirmiers se trouvaient à Austin, d'arbres retenus an fond de l'eau parla vase
sans emploi, lors de l'expédition. et des amoncellements d'herbes ; accident
On recrutait ; ils se laissèrentrecruterpar fréquent aux États-Unis dans la navigation
M. d'Eragny. fluviale.
L'un était un cuisinier, Français, cela va Le choc fut violent : le vapeur s'entrouvrit
sans dire : tous les cuisiniers sont de France. et sombra.
Bon tempérament de Tourangeau réjoui, Le Suisse, nageur hors ligne, et l'Amé-
gai, tranquille, amateur de bonne chère et ricain, plongeur de profession en même
de bonnes bouteilles. Excellente pâte. temps qu'ingénieur hydrographe, gagnèrent
L'autre était un Suisse, horloger de son la rive.
état, partant de moeurs douces et séden- Le premier mot du Suisse en touchant
taires. terre fut :
Comment tous deux avaient-ils quitté leur — Je vous disais donc que, grâce à un
Patrie? pignon, la transmission...
Le Suisse,gros blond, nature plantureuse, Et il continua sa démonstration, que le
376 L'HOMME DE BRONZE

Yankee écouta avec un soin, une attention Donc il avait demandé au colonel la place
extrêmes. . ..(.i Is.. : l-.ï-:!-..:»:.oT i." .'. *: - '•,!•:•;' 'de marmitier. ,
\ Ce garçon extraordinaire avait horreur, dey .Elle était prise.,. , , , , :,
laljltjte>!n : !;.-<-.! ;':, ,->:-i:.': :': '.':.-' : :i > \\ Jean-Louis se résigna à s'engager comme
., Raçommoder des ,fusils, très-bien.;,.,s'en , squatter, mais il souhaitait fortement ïé tré-
servir, jamais:; . . , r, pas du marmitier, aspirant à; le remplacer.
Et il s'était fait infirmier. _, . ;' Il était dans ces disposition quand , les
'Lâche,, il »ne Tétait, guère. , docteurs .demandèrent chacun un infirmier.
• il ne.)se,serait;;pas dérangé pour éviter une JeanTLouis se.présenta., . , ;...-,. ,.,.,.'
balle:-:.;! ï.:,;,:,.i-/J 'd i Ui ,:•'. :/ ..'- : •- .,, Il se chargea naturellement de la cuisine
. Quant au cuisinier, son histoire était tout des deux savants, qui n'eurent qu'à se louer
aussi'singulière. ;. n/;;, i jM; . , u ;,-, de ses sauces. . . tt ,.' '....,. (
L Ilétait) deices paysans qui ont,- unerépul- . Une douce sympathie s'était. établie entre
sion invincible pour le servicemilitaire.; Jean-Louis et Kruchmayer,le Suisse; cesdeux
.;N.èipo.uyant;S,e;.fairei remplacer, il'avait hommes étaient faits pour se,comprendre.'
quitté la France.
•:bUn musicien trouve Donc, en partant pour cette' expédition,
,toujours le moyen de
fricoter. '.:,;: f.'i •-.. ,!'.,',< .:• .s. !::[ .,-,:,.,. Jean-Louis avait songé qu'une petite colla-
Notçe homme ;qbtint passage à bord d'un, lion sûr l'herbe, pendant la chasse, no serait
;
paquebot ^en partante pour l'Amérique, à >la point mal accueillie ; et il avait emporté à cet
condition qu'il aiderait, au chef pendant la effet du jambon de sanglier, précieux mbr-
"
traversée. .;.,,, ,,',.; . ; ,. ,- ; ; .; , ., ceau, ménage jusqu alors. . , : : ,
i : AiSan-Erancisco, Ton faitpeu dp cuisine ; Il avait accompagné le. dit jambon de me?
pôuridire;mieux,jonfaisait.... car, aujourd'hui nues, choses .fort agréables, et il avait servie
tout est changé en cette ville. Pendant que Ton se battait contre les
•• ;Maisune •caravane; partait et: Jean-Louis ours dans le fourré, les deux docteurs et les
y-li^^^,''Un:eniplpi->del«iâv»u(ier.-; ,,.. infirmiers mangeaient. .
;.;iL'ètatluinlut.. ;; ;,;.;,,, _, ; .... ,. ;; /;, Et nécessairement les deux savants se dis-
Lê.imarimitieraiUn.fourgeon sur. lequel il putaient. . ,
est ïranspopté en .même temps que ses mar- Le grand-père était le sujet de la querelle
mitesetautreSj ustensiles culinaires; très-vive, du resté.
On voyageiainsi,assez; — Mon cher confrère, disait Simiol, vous
agréablement.
. Point d'autre peine que de surveiller en avez une manie singulière et bizarre : vous
arrivant la cuisson des mets, et Ton fait tra: niez tout ce qui n'est pas officiellement re-
vailler les sous-marmitiers,- qui d'ordinaire connu.
sont des nègres. , « Parce que tel auteur, accepté par l'Aca-
Jèan-Louis avait donc pris goût à cet état. démie, avance un fait, vous concluez à son
. Courir,la prairie avec les roues d'un bon authenticité.
« Dès lors, c'est fini.
wagon et les jambes nerveuses de deux paires
de boeufs, cela plaisait fort au Tourangeau. « Qu'un voyageur raconte ce qu'il a vu,
Non qu'il fût poltron. du moment où il n'est point correspondant
Se battre lui allait moins. de l'Institut, il ne mérite aucune créance.
On l'avait vu faire le coup de feu. avec » C'est absurde.
une gaieté de bon aloi dans une circonstance « Vous ne croyez pas à cet ours.
critique. = Je crois que Ton exagère ! fit du Bodet.
'.; Mais il était paresseux, comme tout bon Il n'est ni si vieux, ni si grand, ni si fin
Tourangeau. qu'on l'affirme,
Ce qui l'ennuyait dans la lutte, c'était le i « Dans les animaux, les espèces se déve-
mal qu'il fallait se donner pour tuer et se i loppent normalement.
défendre. « On ne voit point parmi eux des géants
LA REINE DES APACHES

par rapport aux individus de même genre. — Allez-vous attaquer l'honneur de


« Et, si j'en croyais Tomaho, le grand- M. John Burgh ! s'écria le petit Simiol en-
père aux ours serait presque aussi long que chanté de faire une mauvaise affaire à son
Tomaho est haut. confrère.
a Absurde exagération ! — Permettez, dit du Bodet, je n'attaque
« Cela nous reporterait au grand ours des en rien ce gentleman.
cavernes des temps préhistoriques. « Je dis seulement que scientifiquement
— Et est sans poids.
quand cela nous y reporterait 1 s'é- son témoignage
cria Simiol. -— Sur la taille d'un ours ?
« Où serait le mal ? — Sur tout.
« Ne peut-il se faire qu'ici, en pleine sau- — Alors il a mauvaise vue?
vagerie, la race des grands ours de cavernes — Ce n'est pas un savant.
se soit perpétuée? — Mais il a vu Tours !
« M. Burgh, le capitaine, un Anglais so- « Mais il a l'habitude des choses !
lide, point porté à mentir, un homme sérieux « Mais il prétend que Tours a près de
enfin... trois mètres.
— Heu ! fit du Bodet — Trois mètres ! fit du Bodet en riant; il
L'HOMMEDE rinoivzE. — (>& LA HEINE DESAI'ACIII& — 48
378 L'HOMME DE BRONZE

faudra en rabattre d'un tiers, mon cher d'après les indices les plus sûrs, il y avait
confrère. un ours énorme en forêt et il s'était dissi-
« On verra cela tout à l'heure, si Ton voit mulé.
quelque chose. Le comte en plaisantait.
— Alors vous en venez à nier même l'exis- Il regarda tous les chasseurs qui, appuyés
tence de cet ours? sur leurs carabines, fatigués, haletants, se
— Je ne nie rien. montraient étonnés et dépités.
« J'attends. Il se mit à rire.
— Vous savez que Tours des cavernes at- — Holà ! gentlemen, dit-il, pas de grand-
teignait quatre mètres et plus ; celui-ci serait père! c'était une fable.
dégénéré à trois mètres. Et le colonel en riait.
— Quelle rage de vouloir retrouver vi- Et un certain nombre de squatters de
vants des animaux dont on n'a jamais vu M. d'Eragny en riaient aussi.
que les squelettes ! Et les chasseurs étaient furieux.
— Quoi d'étonnant à ce que, dans certains Tète-de-Bison, dont on connaît les sus-
cas et dans certaines conditions exception- ceptibilités brutales, ne put se contenir,
nelles, une espèce perdue, disparue, se re- S'avançant brusquement, il brandit sa ca-
forme? rabine, en frappa le sol brusquement et s'é-
« Darwin a établi une théorie qui cria :
— Par tous les diables! je vois des hom-
permet...
— Darwin, un révolutionnaire infâme on mes qui ont doux mois do prairie se gaus-
fait de science, un cerveau brûlé, un fou, uu ser de nous, vieux trappeurs qui courons la
saltimbanque ! plaine depuis vingt ans.
— Monsieur, je ne vous permets pas de « C'est insensé, et il faut être fou ou idiot
parler ainsi d'un homme... pour nier la présence de l'ours i
Et la conversation dégénéra en menaces « N'avons-nous pas mesuré l'empreinte
de voies de fait. fraîche?
« Un seul des ours tués a-t-il une patte
Pendant que les deux docteurs se mena- à remplir cette empreinte?
çaient, allant jusqu'à s'armer de leurs bis- « Il y a donc un grand ours, un père, un
touris, leurs infirmiers dévoraient le jambon arand-père, un vrai grand-père, sous bois
auquel les deux savants avaient à peine louché, « Seulement il est caché.
La dispute devint de plus en plus ardente « Je souhaite que ceux qui ont l'air de se
entre les deux savants pendant que leurs do- moquer de nous tombent sous sa griffe, et
mestiques faisaient bombance. j'ajoute que si quelqu'un, quel qu'il soit, me
La chasse cependant avait continué ar- rit au nez, je lui envoie Un coup de tête en
dente et se poussait à fond ; mais, à la grande pleine figure.
des trappeurs, pas de grand- — Et moi, dit Burgh (Main-de-Fer), j'a-
stupéfaction
père aux ours. platis à coups de poing les mufles des mo-
i. Les-batteurs se rejoignirent de toutes queurs.
parts, se touchèrent enfin. Le Vieux s'avança, car le comte pâlissait
Point, décidément, point de grand>-père. de colère ; car M. d'Eragny caressait ses pis-
S'était-on trompé? tolets ; car les squatters devenaient mena-
Avait-on vu de fausses pistes? çants et les trappeurs furieux.
Non. Le Vieux était toujours écouté, plus que
Des hommes comme Bois^Rude, Sans- jamais même, depuis qu'on le savait prêtre.
Nez, Burgh, Tête-de-Bison ne pouvaient errer Il étendit le bras et dit solennellement :
eh matière de chasse. —Tète-de-Bison, tu es par instants comme
Sûrement, certainement, indubitablement; un buffalo que la vue d'un chiffon rouge met
d'après le piod, les laissées, les foulées, en fureuyfr
LA REINE DES APACHES r9

KNe pouvais-tu attendre? • <


chose ardemment; moi aussi, je voudrais
« Tout à l'heure, quand le grand-pèremaxi- iqu'il fût là.
ceux qui ont ri pâliront. » « Vous seriez convaincu de votre absuiv
gora quelqu'un,
Puis avsx squatters : dité. »
— Vous êtes jeunes dans la prairie, vous En ce moment, une voix puissante criai»'
ne devriez pas rire. à pleins poumons :
« Tout le monde a tort. » — Garde à vous !
C'était vrai : chacun le sentit. « L'ours est sur vous ! » ;
— Que ce soit fini ! dit le Vieux ; recom- Et la même voix faisait des appels vi-
mençons la battue avec soin. brants, aussitôt entendus en forêt, car bien-
Mais, comme il disait cela, on entendit en tôt les chasseurs débouchèrent en courant
plaine des cris terribles. dans la prairie.
On se précipita.
Mais, à l'avertissement donné, les docteurs
Voici ce qui s'était passé. et leurs infirmiers s'étaient levés avec effroi.
L'ours bravo, le grand-père, un vrai grand- Le grand-père, appelé par les deux sa-
père, mesurant de doux mètres soixante à vants, se précipitait et il allait d'un maître
deux mètres quatre-vingts, un ours mons- trot qui promettait des merveilles de célé-
trueux, avec mèche blanche au front, était rité.
réellement en forêt. Etrange animal qu'un savant !
Mais l'animal rusé s'était admirablement Les deux docteurs demandaient un ours ;
caché. j il se montrait, il poussait même la complai-
Il avait trouvé une excavation, s'y était sance jusqu'à accourir, et on reconnaissait
enfermé, l'avait bouchée avec des pierres tant d'à-propos et de courtoisie par une
moussues, et personne ne s'était douté de sa fuite précipitée. '
présence. Mais le grand-père gagnait, gagnait d'une
La battue avait passé... façon prodigieuse.
Une fois qu'il avait jugé les chasseurs à Les quatre fuyards ressemblaient à des
Ronne distance, le grand-père s'était glissé gens qui font joûto sur un terrain de cour-
vers la plaine. ses : c'était à qui dépasserait l'autre.
Il avait aperçu les deux docteurs et leurs ils pressentaient
D'instinct, que Tours ne
infirmiers ; avec la rouerie qui fait le fond saisirait que le dernier et n'aurait le temps
du caractère des vieux ours, il avait songé à de tuer que celui-là.
surprendre ces ennemis qu'il flairait peut- Dès lors chacun voulait laisser le voisin en
être peu redoutables. arrière.
Ces sortes d'ours ont toujours donné des Dans ce steeple-chase, du Bodet prit l'a-
preuves d'une intelligence extraordinaire, et vance, puis Simiol qui, tout petit qu'il fût,
ils se sont montrés à la hauteur des
plus fins semblait avoir des ailes aux pieds.
chasseurs. Il détalait comme un lièvre.
L'animal s'était donc sournoisement glissé Mais le Tourangeau et le Suisse n'allaient
vers lesdisputeurs, rampant et se dissimulant. pas de ce train.
H était donc à cinq cents
pas des docteurs Bientôt même la distance entre eux et;
environ. Tours se raccourcit considérablement, et %
Et, chose étrange ! chacun des dignes sa- fut évident qu'ils seraient atteints avant cinq
vants appelait l'animal. minutes.

Oui, disait Simiol, oui, je vous démon- En regardant derrière eux, ils purent le
trerai qu'il doit avoir, qu'il a tous les ca- constater.
ractères du grand ours des cavernes. Le Suisse n'était pas poltron; le Tourangeau
— Et moi disait du Bodet n'était point lâche ; ni l'un ni l'autre n'aimait
aussi, avec
1 mipatience d'un homme à tant courir.
qui désire une
880 L'HOMME DE BRONZE

— Camarade, fit le Tourangeau, ça m'en- I ribles


i ; la terre sonnait sous sa marche pe-
nuie de jouer des jambes, d'autant plus que i sante.
s
la bête nous attrapera. Il faisait des enjambées qui semblaient dé-
— C'est ce que je pensais ! dit le Suisse. :
mesurées aux chasseurs venant de la forêt et
Et ils s'arrêtèrent bravement et firent volte- s
se désespérant de ne pouvoir secourir a
face. temps les deux hommes attaqués. ,
Tous deux saisirent leurs fusils. Ceux-ci ne faisaient pas trop mauvaise
C'était crâne. contenance; mais on les jugeait perdus.
Aussitôt, de loin malheureusement, des On trouvait ignoble la conduite des deux'
cris d'encouragement arrivèrent à ces deux savants.
braves gens. — Monsieur, disait le colonel au comte
La troupe des chasseurs, tout en courant, d'Eragny, il faudra faire fusiller ces deux
applaudissait. docteurs.
Les deux infirmiers mirent leurs revolvers « Leur lâcheté est infâme.
en état et préparèrent leurs cou- — Si je n'avais pas besoin d'eux, dit le
rapidement
teaux de chasse ; puis ils armèrent leur ca- comte, je suivrais votre conseil; tant de couar-
rabine. dise soulève le coeur !
Le Suisse soufflait et le Tourangeau ha- El Ton se précipitait.
letait; mais c'était une question de fatigue, Mais Tours allait si grand train!...
non de peur.
Vraiment ces deux hommes montrèrent Un incident survint.
un certain calme. Le docteur du Bodet, en courant, se remit
— Je tire mieux que vous, camarade, dit peu à peu.
le Suisse; je lâcherai mou coup le premier Il regarda derrière lui et vit les deux
et j'épuiserai les balles de mon fusil '. i infirmiers qui faisaient tèle contre la bête; i)
« Ensuite ce sera votre tour. saisi par le
j s'arrêta et arrêta net Simiol qui,
— Ça va ! dit le Tourangeau. bras, se débattit vivement en disant :
Mais il ajouta : 1 — Voulez-vous bien me lâcher !
— On dit que les balles ne font rien sur j « Êtes-vous fou?
cette bête. « Fuyons !
— Essayons toujours ! fit le Suisse un peu l — Mais, dit du Bodet, vous ne voyez
pâle, mais déterminé. , donc pas ?
Le grand-père s'avançait, mais plus lente- — Je vois Tours.
ment. « Détalons.
Deux ennemis arrêtés lui donnaient une — Et nos infirmiersi
relative. — Au diable !
prudence
Toutefois il allait d'un pas encore très- « Qu'ils s'arrangent.
accéléré. « Lâchez-moi donc !
C'était en somme une bête immense, ef- — Mais ils tiennent, euxt
I
' « Ils font face à Tours.
froyable, un de ces monstres comme il en fut
sur terre avant le déluge. — Ils se sacrifient pour nous I
Il s'avançait, soufflant, empestant, et enve- « C'est leur devoir !
loppé d'une sorte de buée causée par la « L'intérêt de la science les excite.
sueur fumant sur son corps, et formant un « Me lâchez-vous, à la fin?
— Fuir maintenant et abandonner nos
nuage empourpré.
avec
, LeS grondements de l'animal étaient ter- gens est une honte ! insista du Bodet
bel élan.
« Je vais à eux.
1. On sait que les chasseurs avaient des fusils à répé- — Et moi, je me sauve.
tition qui contiennent dans la crosse seize balles, lesquelles — Non, monsieur.
peuvent être tirées successiveineu': :
LA REINE DES APACHES 881

v Je vais m'exposer, mais vous me suivrez. !


Il visa et épuisa quinze balles on trente
« Je ne veux pas que, moi mort, vous re- secondes.
cueilliez tous les fruits de ce voyage sans L'ours ne tomba point.
vous être exposé. » Il précipita sa marche en hurlant de tous
Et du Bodet traînait Simiol. ses poumons.
— Je proteste ! hurlait le petit homme A quinze pas, le Tourangeau tira
avcc colère. Le Suisse et le docteur déchargeaient en
« Vous voulez vous débarrasser même temps leurs revolvers ; c'était un feu
de moi en
nie jetant sous les griffes de l'ours ; c'est un roulant.
assassinat. » Cette scène se passa avec une rapidité
Du Bodet, livide, ilest vrai, très-ému, mais inouïe.
iKlcrminé, jeta son petit rival sur son dos et La fumée enveloppait les combattants; on
l'emporta avec lui au secours des infirmiers. ne vit bientôt plus rien.
C'était beau, c'était grand, c'était noble et Et les chasseurs, courant toujours, criaient
touchant. plus que jamais :
Le colonel dit du fond du coeur : — Tomaho, à l'ours!
— Yoilà un brave homme ! Et Tomaho parut.
Elles chasseurs, qui avaient vu et compris, Au moment où, selon sa coutume, l'ours
poussaient des hurrahs. allait se lever pour se jeter debout, bras ou-
— Mes enfants, dit du Bodet en jetant à verts, sur ses adversaires bois,
débusquantdu
terre, près des infirmiers, maître Simiol, nous Tomaho parut à dix pas à peine derrière la
venons combattre avec vous. bête.
El il lira froidement de sa ceinture un re- Et l'on vit la tète du géant dominant le
volver. nuage de fumée au milieu duquel se voi-
L'ours n'était qu'à cinquante pas environ.laient les péripéties de la lutte. ''!
Simiol poussa un cri d'horreur en le Le feu venait de cesser faute de muni-
voyant si près et voulut filer ; mais du Bodet ; tions.
lui dit : Du Bodet avait saisi son bistouri et les in-
— Monsieur, un pas en arrière et vousfirmiers leurs couteaux; les armes déchar-
êtes mort ! gées étaient à terre.
Simiol gémissant, affaissé, demeura en L'ours se jetait en avant, gigantesque sur
place. ses pâlies de derrière, velu et écumant.
Cependant les chasseurs criaient à tue-tête : La fumée se leva rapidement, n'étant plus
— Tomaho ! nourrie par la fusillade; les chasseurs avaient
« Où est le Cacique ? enfin gagné du terrain, et ils virent...
« Ohé ! Tomaho 1 » Ils virent d'abord Simiol à plat ventre et
Et les clairons sonnaient à s'époumonner faisant le mort ; puis du Bodet une main sur sa
le rappel et la vue. croix, l'autre tendue et armée de son ridi-
Tomaho ne se montrait pas. cule bistouri.
Grande surprise pour tout le monde. Le docteur avait une attitude tragico-^
comique ; il se drapait dans sa dignité pour
Les docteurs et leurs infirmiers avaient à mourir en héros classique et officiel.
leur gauche un bouquet d'arbres que l'ours C'était bête, mais sublime.
longeait. Sans-Nez s'en arrêta pour rire.
Le Suisse jugea le moment de commencer Le Suisse se ramassait sur lui-même et ne
le feu. fléchissait • point ; il s'était enfin irrité et
—- Je
tire, dit-il. grondait comme l'ours.
« A la grâce de Dieu. » Le Tourangeau aussi était en colère, exas-
Il avait de l'eau sur le front, mais ne trem-
péré d'être obligé à tant d'efforts.
blait pas. Il jetait des insultes à ranimai qui, hé-
328 L'HOMME DE BRONZE

sitant entre ses trois piètres adversaires, se I Toujours est-il que, dressé, il ne char-
balançait avec un dandinement grotesque, geait pas le géant et retournait souvent la
mais néanmoins menaçant. tête derrière lui.
Le déplacement de cette masse énorme à Tomaho profita de cette indécision pour
droite et à gauche attestait une force adresser un speech à son ennemi.
inouïe. — Père des ours, lui dit-il, tu as de l'âge
Et Tomaho marchait sans armes à son ad- et tu t'es conduit avec moi comme un po-
versaire. lisson (muchacho).
Il faisait signe aux chasseurs de ne pas « Je n'aurais jamais cru qu'un vieillard
bouger. comme toi, à poils blancs, offenserait un
Au moment où l'ours, passant par-dessus guerrier.
Simiol, s'apprêtait à tomber sur le Suisse, le « Tu pouvais me frapper, mais lever la
géant, qui était arrivé à portée de l'animal, patte et souiller ma figure, ce n'était pas se
prit bien ses mesures et lui envoya avec une conduire en guerrier.
évidente satisfaction un coup de pied au der- « Tu ne t'étonneras donc pas que je t'in-
rière qui fut si rudement appliqué, avec un sulte à mon tour. »
tel bonheur, par une telle détente de jarret, Et le géant envoya en pleine gueule à
par le brave-Cacique, que l'ours fut presque l'ours un jet de salive qui déshonora la lace
soulevé de terre et qu'il tomba sur ses pattes de l'animal et se mêla à sa bave.
de devant. On eût dit que le grand-père sentait l'of-
Ce coup inattendu changea en un clin fense.
d'oeil l'aspect de la scène, qui devint extrê- Les rires des chasseurs, leurs moqueries,
mement comique. l'excitaient.
Tomaho se retourna enchanté et dit aux Il prit son parti et fit deux enjambées sur
chasseurs : Tomaho..
— Que personne ne bouge ! Le géant avait encore quelque chose à dire;
Il avait l'air ravi et il se frottait les mains. aussi, retardant la suprême étreinte, allou-
Le bravo se retourna en soufflant avec une gca-t-il à son adversaire un maître coup de
colère dont rien ne peut donner idée. poing on pleine poitrine.
Et Tomaho jeta au Suisse, qui voulait faire L'ours joignit ses deux pattes de devant
diversion, cette défense : par uu geste semblable à celui d'une per-
— Laissez-le ! sonne qui veut saisir une balle au bond; mais
« C'est de mpi à lui. il ne prit que le vide et, chancelant, recula
« Du reste, j'ai à lui parler. » d'un pas.
Alors se passa une série d'incidents qui Ce furent alors des trépignements de joie
désopilèrent la rate des chasseurs. parmi les chasseurs et un concert assourdis-
L'ours combat debout; mais alors il ne sant de bravos frénétiques.
peut pas marcher aussi vite qu'à quatre Tomaho profita d'un court répit pour dire
pattes. encore au bravo :
De plus, ie bravo était inquiet pour son — Tu es un sorcier et jusqu'ici tuas lâche-
derrière. ment, par maléfices, paroles secrètes, trucs et
Le Suisse, du Bodet, le Tourangeau ne appareils cachés, vaincu tous tes ennemis.
laissaient pas que de le préoccuper assez « Ce n'est pas brave.
vivement. « La balle ne pouvait rien sur toi et ta vic-
Puis Tomaho, qui le dépassait des épaules toire était facile.
et de la tête, lui apparaissait comme un ad- (( Mais c'est fini; vil et déloyal vieillard,
versaire à craindre. qui abuses depuis si longtemps de tes nialé-
Peut-être aussi le grand-père se soùvenait- : fices !
il de sa polissonnerie et sentait-il que To- | « Je te prédis que tu vas mourir dans
maho serait impitoyable. i mes bras.
LA REINE DES APAGHES 383

«je ne regrette qu'une chose, c'est d'être ,\ tous les chasseurs, rendit avec usure à son
obligé de toucher à une-bête immonde s ennemi mort l'outrage liquide qu'il en avait
comme toi. » reçu quelques années auparavant.
Et, sur cette belle péroraison, le géant s'as- Simiol, couché à deux pas de là, évanoui
sura sur le sol, car l'ours venait à lui. de peur, se releva en se sentant baigné par
une mare qui se forma sous lui.
Cette fois, les rires cessèrent et une poi- — Que de sang ! dit-il d'abord.
gnante émotion s'empara de tous. Mais au flair il reconnut qu'il se trompait.
On savait combien est redoutable l'é- On le hua beaucoup et on le bouscula un
treinte de l'ours. peu ; il se retira en jurant de protester dans
Le bravo, poussant un dernier gronde- j un journal, ce à quoi personne ne prit
ment, tomba les bras ouverts sur Tomaho, garde.
et les deux adversaires s'enlacèrent comme Quant à Tomaho, il se remettait aux mains
des lutteurs. de du Bodet ; car sous les griffes du grand-
Ce fut une courte lutte. père deux ecchymoses énormes (plaies con-
On entendit la chair du géant claquer sous fuses) s'étaient formées.
les soufflets qu'appliquèrent les griffes du Du Bodet eut l'honneur de panser le géant.
bravo en se plaquant sur les flancs du colosse Et Tomaho lui fit oette confidence :
avec une force de projection énorme. — Vous ne pouvez pas vous figurer, lui
Mais déjà Tomaho avait fait de ses bras une dit-il, combien cet animal pue de la gueule.
cenriure autour do la. poitrine du monstre. « Il cherchait à me faire perdre là respira-
On entendit comme un bruit d'os brisés; tion en me soufflant son haleine dans le nez.»
les os de l'ours craquaient. Et, de fait, les ours ne sentent pas la rose.
On l'entendit râler, on le vit essayer d'un ;i
suprême effort, puis lever le museau vers La chasse était finie.
le ciel et détacher ses griffes. Les ours furent chargés sur des wagons ;
On remarqua que ses bras, plus courts que ! mais Sans-Nez eut une idée facétieuse.
ceux du géant, avaient le désavantage de ne Il fit placer le grand-pèrê sur un chariot
pas ceindre la taille de celui-ci. qu'on orna de branchages et de fleurs ; où
De là déperdition des forces. assit l'ours comme un cocher.
Tomaho, par une secousse violente, acheva Il fut couronné de feuillage, on lui mit des
de comprimer les poumons de la bête dans guides aux pattes et il eut l'air de conduire
les côtes défoncées, puis il lâcha le bravo les boeufs.
qui tomba mort. Tomaho fut placé à côté de son adversaire
Des cris tumultueux saluèrent cette chute. et on se mit en marche vers le camp en
On se précipita. chantant et eh tirant des salves.
Mais Tomaho fit un geste qui arrêta tout Par ordre du comte, l'arrivée au bivac fut
le inonde. saluée à coups de canon, et Tomaho eut, dans
Gravement, le brave géant vint se placer sa vanité nàïve,les enivrements d'un triomphe
au-dessus de la tête de l'ours et il appela solennel.
Sans-Nez qui accourut. Conception fut plus fière que jamais de son
On s'étonnait. mari.
— Siffle ! dit Tomaho à son ami. Grande fête le Soir.

Pourquoi ça? fit Sans-Nez. Festin de pattes d'ours..
— Siffle comme Danses et chansons.
pour un cheval quand on
veut le faire uriner. Mais les chasseurs firent de telles réflexions
"^Ohi fit Sans-Nez. elle est bien bonne, sur le ménage Tomaho (et ils pouvaient jjâr*
cette farce-là! 1er en connaissance de cause pour le géant),
^t il siffla' comme
pour les ehetiauùùï que nous nous abstiendrons de toute des-
Alors le géant, au milieu de''l'hilarité' 4« cription.
384 L'HOMME DE BRONZE

Pendant qu'il rédigeait sa missive, les


trappeurs se félicitaient de la tournure que
CHAPITRE LXIV les choses avaient prise.
Mais, la lettre expédiée, Te comte, reprit;
LESSAUTSPERILLEUX — Nous allons traverser le désert avec
une
sécurité relative quant aux Indiens; mais
Le lendemain de la grande chasse à Tours,
plusieurs d'entre vous ont attiré mon atten-
le comte ordonnait qu'une partie des chas- tion sur un fait : la présence d'un certain
seurs retourner ait à la forêt pour prendre des
drôle, nommé la Couleuvre, qui nous observe
provisions de miel, et que le reste de la
depuis un certain temps et que l'on a vu ca-
troupe préparerait la viande des animaux tués racoler autour de notre camp.
la veille.
(Voir notre gravure.)
Puis, ces soins pris, il tint conseil avec les — Chaque fois, dit Tête-de-Bîson, que la
principaux chefs sur le prochain départ. Couleuvre s'est montré autour d'une cara-
— Gentlemen, dit-il à ses officiers, voici
vane, elle a été pillée par les pirates de la
notre situation : savane.
« Les Apaches sont dans une telle démora- — Je ne
comprends point, dit le comte,
lisation, que leur prétendu Messie n'obtien-
que l'on n'ait pas encore fusillé,ce coquin.
dra plus d'eux de s'opposer à notre passage. — Monsieur le comte, dit le Vieux, qui as-
« Je crois que de ce côté nous n'avons que sistait au conseil, je crois devoir vous faire
peu de chose à redouter. » observer que tous les soupçons ne valent pas
En ce moment, l'on annonça un messager. une bonne preuve.
Le comte ordonna qu'il fût reçu par les « La preuve manque contre la Couleuvre.-
avant-postes et conduit auprès de lui. « Or, nous autres trappeurs, pour rien au
Et il reprit : monde nous ne voudrions exécuter un,
— Ou je me trompe fort, ou cet Indien homme sans une certitude absolue de sa cul-
vient nous proposer la paix.
pabilité.
En effet, le cavalier apache venait de la — Et vous ne lo surveillez pas?
part, de la reine. — C'est une couleuvre qui, glisse sous
Celle-ci envoyait une lettre à M. de Lin- l'herbe.
court. « Personne ne sait mieux se dérober.
Le comte en donna connaissance au con- « Espérons, dit M. do Lincourt, que cetto
seil. fois il laissera trace de ses intrigues. »
— Ce que j'avais prévu, dit-il, se réalise. Les trappeurs parurent douter que la Cou-
« La reine a repris le commandement de leuvre se fit jamais prendre.
la nation depuis que tant de mésaventures Le comte reprit la parole.
sont arrivées aux Indiens. — J'ai, dit-il, à résumer la situation, et,
« Elle m'annonce qu'éclairée parles leçons selon moi, la voici :
que nous avons infligées aux siens, elle ne « Nous n'avons plus à craindre que les
s'oppose plus à notre marche. pirates de savane.
« Elle nous prie d'oublier le passé. « Or nous sommes gens solides et bien
— Alors, dit M. d'Éragny, je bénis le ciel. armés.
« Mon coeur saignait d'avoir pour adver- « Je crois que, si nous savons nous tenir
saire l'homme auquel ma fille doit la vie. sur nos gardes, jamais un troupeau de ban-
— Cet homme, dit M. de Lincourt, a perdu dits pareils ne nous vaincra.
tout prestige à cette heure, et il n'obtiendra — C'est notre opinion à tous ! dit Tête-
plus l'obéissance des Apaches. de-Bison, si nous sommes assez fins pour
D se mit à écrire une lettre à la reine poui éviter les embûches.
lui proposer une entrevue au delà du désert « Mais la Couleuvre sait combiner des
et y traiter définitivement de la paix. »
plans très-habiles.
LA REINE DES APACHES

Le comte sourit, incrédule. « J'ajoute que sur les bords du fleuve


— Messieurs, dit-il, nous avons des vi- nous avons chance de trouver du gibier.
vres — Et les rapides ! fit quelqu'un des trap-
pour quatorze jours, et je crois que
nous dépisterons fort nos adversaires si peurs.
nous — Il y a des rapides, monsieur le comte !
suivons la marche que je vais vous
indiquer. dit Tête-de-Bison au nom de tous.
« Au lieu de traverser le désert en huit « Les bords du fleuve, à peu de distance
jours de part en part, je propose d'allonger du camp, se resserrent et il coule entre des
la route. murs à pie.
« Le Rio-Colorado tourne les sables pen- « Point d'autres passages que le fleuve
dant un assez long parcours, et je vous pro- même.
pose de longer les bords du fleuve pendant « Les montagnes sont inaccessibles aux
dix jours; puis nous ferons un crochet à boeufs et aux chariots; les contourner, cela
droite et nous n'aurons plus que trois jom%- demanderait bien des jours.
nées de marche le désert, — Mais, les rapides franchis, dit le comte,
pour franchir
''Ont nous aurons contourné la circonfé- vous ne voyez pas d'obstacles à notre
rence. voyage?
I-'HOMMI: 'JE BRONZE.— (U LA REINE DES APACHES— 49
386 L'HOMME DE BRONZE

— Non!... mais! C'est là qu'il semblait impossible qu'un


— Eh bien! messieurs, les rapides ne \ ccanot ne sombrât point.
sont pas infranchissables. { Qu'on s'imagine une barque passant nar-
Et, au milieu de la surprise générale, le è
dessus un barrage d'écluse, et l'on aura une
comte reprit : f
faible idée du danger apparent de la naviga-
^ ttion dans ces rapides \
Depuis le jour du combat* j'ai adopté
l'idée que m'ont proposée deux squatters* Il y avait environ trois cents pas de
gens du Canada, où les habitants des rives (
chutes.
du Saint-Laurent se fout un jeU dès rapides, Le comte laissa les trappeurs à leur con-
qui n'arrêtent jamais la marche de leurs itemplation devant Ce Spectacle, et il ordonna
canots. à une vingtaine de squatters qui l'avaient
< Comme je me promenais dans le camp, suivi de commencer les expériences.
j'entendis un des squatters disant aux autres: Les Squatters tirèreùt des fourgons des
« Si j'étais le comte, je prendrais par le Bio- bottes de jonc , ils les lièrent sous lé ventre
Colorado et j'éviterais quatre jours sur huit d'un vieux boeuf malade et condamné qui
dans la traversée dés sables* » avait été amené sur le chariot ; ils poussèrent
« J'ai engagé ce squatter à m'expliquer l'animal au courant.
son plan et, après vérification, il est pfàli- j Oti vit ie fleuve s'emparer du boeuf, maî-
èable. ! triser le peu de moUvemeùtS que pouvait
<t Veuillez me suivre, messieurs; vous en aVecuûe violence
j faire l'animal et le pousser
jugerez. » telle que l'oeil le suivait à peine»
Les officiers, sur l'ordre dit comte» firent Le boeUf était projeté avec force dans les
prendre les armes à une compagnie » l'on se chutes ; il disparaissait quelquefois, revenait
mit en marche vers les fapides; ensuite à la surface, et fedispftraissait on*
Un foufgOn accompagnait» cor 6;
L'on atteignit la suite de chutes que tôt- —* Il passera, dit Tète-de-Bisôn, mais 11
mait le Colorado à quelque distance du camp sera en morceaux ett arrivfttti dans l'eau
ûë la caravane» tranquille»
Le fleuve offrait là Un majestueux spec- Tous ci'dyaienrà Cette prophétie»
tacle. Mais on ville boeuf, àU-dësSOUs des rapi-
&ës flots, resserrés entre les murs à pic des, ttageï vers la rive et prendre pied ; il
d'une montagne de roche ; Se précipitaient était Sauf et polttt endommagé , car tout
tiittittltUeUsement sur des récifs qui sortaient vieux et épuisé qu'il fût, il se mit à brouter.
les uns à fleur d'eau, les autres à une cer- Le bain parut lui avoir redonné de la
taine hauteur, et qui entravaient la course du vigueur.
flot. — Ètes-vous convaincus, messieurs? de-
Autour d'eux, les eaux torrentueuses bouil- manda le comte.
' tonnaient avec violence et les couvraient i Les trappeurs étaient stupéfaits.
d'écume. — Camarades, dit un squatter, nous au-
j
La pente était si rapide que le fleuve se | très gens du Canada, nous nous faisons un
ruait sur les obstacles avec l'apparence d'une jeu des rapides,
masse d'eau qui vient de renverser une s « Jamais une de nos caravanes ne se laisse
digue. arrêter par les chutes de cette sorte.
Çà et là, tout le cours était fermé par une > « Vous ignorez cela, ici, dans les pi'»1"
seule ligne d'obstacles au-dessous desquels s ries du Mexique; mais fiez-vous à nous
l'eau jaillissait comme par un effort voulu;
le fleuve semblait prendre vie et volonté, tant 1. Les eanotiers parisiens, nous devons le dire à'e
il se ruait avec une sorte de fureur qui en fai-- honneur; osent souvent s'aventurer à lancer leurs ei»j,a
1 cations sur les barrages de la Seine et de la Marne, »''
sait comme un être animé.
j réussissent presdUê toujours dans ces prouesses w®
C'est en ces endroits qu'il formait chute. l. | rnireg.
LA REINE DES APACHES 387

— Mon cher, vous savez ce


comme nous nou? fions à vous pour ce qui que je vous ai
est des choses que vous savez bien et dans dit :
« J'adore la tranquillité.
lesquelles vous êtes expérimentés
« Nous répondons de tout. « J'ai des idées, je les vends, mais je ne
— Je crois, Dieu me damne, que le voyage les exécute point.
est possible, dit le Trappeur. « Bonne chance !
« Mais comment fera-t-on passer le maté- — Bonne nuit, caballero. »
riel? La Couleuvre siffla, un mustang accourut;
— Comme pour le boeuf, dirent les squat- le jeune lepero le monta et disparut bientôt
ters? à l'horizon.
« Tout sera empaqueté de jonc, même les John Huggs demeura seul aux bords du
voilures. fleuve.
« Nous savons comment nous y prendre, Il songeait en contemplant les rapides...
et rien ne sera mouillé, nous l'affirmons. »
Sur cette assurance, on retourna au camp L'heure passe vite quand on rêve.
en devisant fort gaiement sur les étranges Les dernières lueurs du soleil couchant se
choses que tout le monde serait obligé de sont éteintes subitement.
faire le lendemain. Pas de lune ; et un épais manteau de
nuages dérobe à la terre la fugitive et scin-
tillante lumière des étoiles.
Tout est sombre ! tout est noir !
CHAPITRE LXV
Sous ces latitudes, les nuits sont admira-
blement belles, ou effroyablement tristes.
LE GOUFFRE
L'air est pesant et chargé d'électricité.
On respire difficilement, et les nerfs sem-
La troupe du comte venait de disparaître blent autant de fils conducteurs qu'un fluide
au loin. fait vibrer à contre-temps.
Sur le bord du fleuve, un homme parut : L'épaisseur des ténèbres inquiète.
c'était la Couleuvre. j L'àmc la plus forte éprouve des sensations
Il souriait. ! d'indicible émoi.
Bientôt un autre homme se montra : c'é- Qu'y a-t-il, se demande-t-on, dans ces so?
tait John Huggs. liludes lourdes, opaques, insondables pour
— Vous avez tout vu, dit la tout oeil humain ?
capitaine?
Couleuvre. L'immensité du désert, bornée par la
« Ma n'était pas en défaut, et
perspicacité j nuit, se fait plus vaste dans l'esprit.
c'était bien la voie du fleuve que devait j Mais bientôt l'imagination s'arrête effrayée
prendre la caravane. ! dans ses téméraires élans.
— C'est vrai ! dit John
Huggs. Petit, cliétif, infime, l'homme redevient
« Vous êtes un maître homme. homme; dominé par la nature, il s'incline;
— Avez-vous donné rendez-vous à vos vaincu par les ténèbres, il tremble, s'il n'est
deux compagnons ?
point bronzé à ces émotions.
— Oui... à semer dans l'àme une
je les attends. Tout contribue
— Ce sont deux forts
nageurs et des gail- | vague terreur.
lards résolus. Le Colorado roule ses eaux tumultueuses
« Vous connaissez le souterrain, son dans un lit semé de rochers, et sa voix est
issue; vous n'avez rien à craindre puis- pleine de plaintes menaçantes et de gémis-
qu hier nous avons fait au fond du gouffre | sements lugubres.
'& répétition I L'effet de nuit des rapides est encore plus
générale.
« Je vous
quitte. I imposant que celui de jour.
— Si vous restiez?
[ Et pour que le lecteur comprenne les acè-
388 L'HOMME DE BRONZE

nés étranges qui vont suivre, nous devons fondent pour former un unique et épouvan- !
décrire en détail les abîmes que forme le Co- ; table grondement.
lorado. i Le sol est incessamment agité.
Les deux rives du fleuve, nous l'avons C'est un éternel tremblement de terre
dit, sont formées de rocs aux parois verti- auquel résistent les amoncellements de ro-
cales et à la base rongée par les eaux. D'é- chers qui semblent soudés entre eux.
normes blocs surplombants menacent de se Le grondement formidable produit par la,
détacher, tandis que d'autres forment de cataracte csl tel qu'on l'entend distinctement
hautes murailles aux pentes visqueuses et à la distance de trois lieues.
luisantes dans l'ombre. Et la puissance d'ébranlement due à lu
Entre ces rives bizarrement accidentées et j chute d'une telle masse d'eau produit une
formées d'éboulements, le fleuve grandit et j trépidation sensible dans un rayon de quel-
tourbillonne. ques kilomètres.
Ses eaux se brisent avec violence sur les Que l'on juge des impressions d'êtres hu
rochers; l'écume jaillit et retombe en neige mains égarés dans ces solitudes par une nuit
éblouissante malgré la sombreur de la sombre et orageuse.
nuit. À quelque cinquante mètres du pied de
Des courants, des tourbillons, des remous la cataracte, le remous des eaux cesse tout à
se forment, se mêlent, se choquent dans un coup pour reprendre un peu plus loin.
désordre grandiose auquel les ténèbres prê- En cet endroit, le fleuve ne parait plus
tent un aspect sinistre. couler.
Puis les rochers deviennent plus nom- L'eau calme et noire ne subit aucunement
breux. l'agitation environnante.
Leur masse semble vouloir défier les ef- Elle semble solide, tant son étal stagnant
forts du fleuve. contraste avec les tourbillonnements voisins.
Mais les flots, obéissant à la pente qui les Cette eau d'une tranquillité qui l'ail peui
dirige, roulent, se précipitent, franchissent cache un abîme sans fond !
l'obstacle, retombent eu nappes écumanlcs Dos Peaux-Rouges el des coureurs de
pour s'élancer de nouveau. prairie y ont jeté la sonde sans succès.
Bientôt la rapidité des eaux se ralentit Tous les poids sont devenus trop légers,
quelque peu. Toutes les cordes restent trop courtes.
Le banc de rochers, que nous avons si- Le gouffre a gardé son secret.
gnalé précédemment, tient presque toute la Et les Indiens, dans leur langage imagé,
longueur du fleuve et forme barrage. lui ont donné le nom de « Puits sans fin. »
Sur un point, la barrière de granit est Cet abîme n'occupe pas toute la largeur
ouverte ; en cet endroit, une barque habile- de la rivière ; il est situé en face de l'éboule-
ment dirigée peut franchir le rapide : la force ment qui divise la cataracte en deux parties
du courant y pousse du reste invinciblement presque égales.
tout objet abandonné. C'est là que le boeuf Des bords du fleuve, on n'aperçoit pas
avait été entraîné, qu'il avait passé. cette section dans le barrage formé par les
Mais cet étroit espace ne suffit pas à l'é- rochers ; on ne voit qu'une seule et immense
coulement de l'énorme volume d'eau du Co- nappe d'eau tombant avec fracas au milieu
lorado'; la masse liquide passe par-dessus les d'un nuage d'écume et de brouillard dû à lu
rochers qui lui font obstacle et tombe, avec force du jaillissement des eaux.
; un bruit de tonnerre, dans un immense De l'étroit espace laissé libre par l'éboulé-
el
gouffre situé à plus de vingt mètres au-des- ment s'échappe un courant très-rapide
sous. très-encaissé.
L'effet produit par la chute d'eau est ter- i Mais il n'y a pas chute.
rifiant. C'est ce courant qui avait porté le bceui
Mille bruits divers se réunissent et se con- hors de tout danger.
LA REINE DES APACHES

Le courant longe en quelque sorte le Puits , tortueuses étaient encore celles d'une fouine.
sans fin. n Avec cela, rusé, circonspect, prudent, il
Puits qui épouvante quand, le jour, on [ marchait toujours au danger en seconde li-
essaie de jeter un regard dans ces profon- : gne, savait profiter d'un bon coup sans rien
Jours insondables. risquer, se montrait cruel en toute occasion,
Gouffre qui met de l'effroi au coeur, quand. ! et savait se faire pardonner ses défauts par
le soleil ayant disparu, la nuit plane sur ses j ses camarades de rapine en achetant leur
sublimes horreurs : i reconnaissance au moyen d'un service rendu
La nuit d'un noir d'encre ; à propos.
La nuit pleine de rafales et de bruits si- Ce portrait n'est pas flatté, mais exact.
nistres ; Les dents de la Fouine claquaient ; il se
La nuit pesant sur la solitude qui se plaint tenait courbé sous le poids d'un indicible
et gémit. eltroi.
Sur le roener qu'il a choisi, rocher sur- John Huggs le toisa d'un regard de mé-
plombant au-dessus du « Puits sans lin, » au pris.
milieu même de la cataracte, se tient John — Tu as peur, la Fouine ! dit-il.
Huggs. « Ce n'est pourtant pas le moment! »
Deux hommes l'ont rejoint. Et avec une précipitation qui prévenait
Enveloppés par l'ombre, tous trois sont à tonte tentative de défense, il tira un revol-
peine visibles et semblent, dans leur immo- ver de sa ceinture et l'élevant à hauteur de
bilité, faire corps avec la roche qui les porte. poitrine, il commanda :
Par instants, leurs pieds trempent dans — Allons! débarrasse-toi do tes armes.
l'écume blanche des eaux tourmentées. Des Puis s'adressant à son lieutenant:
— Toi, le revolver au
jaillissements phosphorescents les environ- poing et sois prêt à
nent; de vagues lueurs bleuâtres brillent tirer.
d'un funèbre éclat pour s'éteindre aussitôt, [ La Fouine avait reculé de nouveau devant
étouffées par l'obscurité. cette injonction brutale et inattendue.
Huggs tient un bras étendu dans la direc- Il redoutait de comprendre l'ordre qui ve-
tion du gouffre dont les eaux calmes se déta- nait de lui être si subitement donné.
chent en noir. — Un mouvement de plus, et tu es mort,
John Huggs, d'un geste impératif, fait avan- menaça John Huggs en ajustant.
cer ses deux compagnons sur le bord du Le malheureux pirate tremblait do tous
rocher. ses membres.
Et leur désignant le gouffre : — Que me voulez-vous donc? demanda-
— t-il d'une voix étranglée.
Regardez ! dit-il.
« Distinguez-vous ce cercle blanchâtre? Le lieutenant, flairant quelqu'une de ces
« C'est la ligne d'écume qui borde le plaisanteries dont John Huggs avait l'habi-
Puits sans fin. » tude quand il s'agissait de châtier un homme
Les deux hommes reculent. ou de le forcer malgré lui à quelque acte au-
Ces grands bruits, cette immense agitation dacieux, le lieutenant, disons-nous, jeta bru-
et par-dessus tout le vide, l'inconnu au milieu talement quelques notes d'une gaieté lugubre
du chaos, tout les terrifie. dans la conversation.
— C'est — Va donc, la Fouine,
effrayant, murmura Basilic le dit-il, ce doit être
lieutenant. pour ton bien.
Le troisième pirate ne souffla mot, mais — Bas les armes ! cria de nouveau John
il recula de trois Huggs.
pas.
La figure de cet homme, aux lignes angu- — Vous voulez donc ma mort?
leuses, sa petite tête pointue, « Mais je n'ai pas trahi !...
justifiaient
— Bas les armes, te
complètement son nom de la Fouine. dis-je! continua John
Petit de taille, mince, souple, ses allures ! avec une irritation croissante.
390 L'HOMME DE BRONZE

— On dirait que tu trembles !... As-tu froid ! — A l'eau ?... fit-il en frissonnant
de
interrompit encore Basilic. tous ses membres.
« Prends garde de t'enrhumer ! « Impossible, capitaine
« Il y a des courants d'air par ici ! ! « Mais c'est la mort !
— — Tais-toi donc! dit Basilic
Capitaine !... voulut supplier le mal- toujours go-
heureux. guenard.
— Je t'accorde trois secondes « Un bain, un simple bain.
pour le dé-
cider, reprit John Huggs. « Va donc, tu me diras si l'eau est
« Attention! chaude. »
je fais feu... »
La Fouine connaissait son chef. La Fouine lança un regard haineux à son
L'exécution suivait de près la menace. lieutenant.
Il laissa tomber ses armes. John Huggs continua imperturbablement.
— Bien, fit le — Quand tu arriveras au remous
capitaine. qui con-
« Avance, maintenant. tourne l'abîme, allonge deux ou trois vigou-
« Ici, plus près. reux coups de jarret, et le temps d'en parler
« Basilic, passe-lui ce sac. tu auras dévié dans les eaux tourbillonnantes
« Qu'il le fixe sur ses épaules. » du Puits sans fin. Ne cherche pas à te tenir à
C'était un sac de cuir, hermétiquement la surface, tes efforts seraient inutiles.
« Laisse-toi couler.
fermé, et qui devait contenir des objets pré-
« Quand tes pieds auront touché le ro-
cieux, à en juger par le soin avec lequel on
avait cherché à les préserver du contact de cher... je le promets une jolie surprise.
l'eau. « Et je le garantis que tu verras des
Le pirate obéit machinalement. choses... comme on n'en voit pas. »
— Avance encore sur la pointe du rocher. Le pirate ne paraissait pas entendre
« Marche donc ! Il se tenait là stupide, tressaillant à chaque
« Là, bon î » mot.
L'homme se trouvait à deux pas du terrible Impatienté, le capitaine termina:
— C'est
rapide. compris ?
« Si oui, en route !
La terreur le rendait hideux.
Ses dents claquaient. <c Si non, embarque tout de même.
— Non, cria la Fouine avec
De violents hoquets coupaient par instants l'énergie fu-
sa respiration sifflante. rieuse du désespoir.
« Tuez-moi !
Au moment où John Huggs abaissait son
; « Une balle dans la tête plutôt que de
revolver, la Fouine ébauchait un nouveau
de retraite. mourir noyé !
mouvement
« J'aime mieux ça !
Mais il avait compté sans le lieutenant Ba-
« Tuez!... Tuez-moi donc! »
sile qui) toujours ricanant, s'était placé au-
Le malheureux était fou d'épouvante.
près de ses armes et lui barrait le passage. — Mais je te répète, imbécile, insista le
-rr—Tu es dans le piège, bête puante ! s'é-
capitaine, que je ne veux pas ta mort !
cria le capitaine, il faut marcher bon gré
« Ta présence m'est nécessaire au fond
mal gré.
du Puits sans fin.
« Écoute attentivement mes instructions. « Est-ce que je te donnerais toutes ces
« Tu es un nageur excellent ? » si je voulais te tuer?
=-» Non, voulut protester le malheureux. explications
« Courage donc jtrembleur ! saute !
— Tu mens, je le sais. — Jamais !
(( Jette-toi résolument à l'eau et laisse-toi ! — Saute donc, ma vieille! fit Basilic avec
emporter par le courant. » i un rire et une joie de démon.
La Fouine fixa un regard hébété sur son « Tu vas manquer un magnifique voyage
chef. de découvertes.
LA REINE DES APACHES 391

« Tu ne sais donc pas que le Puits sans I pointes


i de rochers qui bordaient la passe
fin communique directement avec la mer | torrentueuse.
Peines perdues, efforts inutiles.
des Indes !
« On ne manque pas ces occasions-là ! Toujours il était rejeté au milieu du cou-
c. Tiens, j'ai laissé là-bas, à Calcutta, une rant.
qui m'adorait. Il roulait sur lui-même, paraissant et dis-
Indienne superbe...
« Va la voir de ma part; mais tu sais, paraissant comme une épave.
Bientôt il fut englouti dans le remous; puis
pas de bêtises.
(( Du reste, je suis tranquille, elle m'a juré on le vit surgir tout à coup au milieu même
du cercle formé par la surface tranquille et
fidélité. »
Le lieutenant se tenait les côtes ; il trou- | légèrement concave de l'abîme.
vait la situation extrêmement amusante. Son corps sortit presque complètement de
— Assez de plaisanteries, dit John Huggs l'eau. •
à Basilic, et écoute-moi, farceur. Alors un cri retentit, dominant le bruit de
— Voilà, capitaine ! la cataracte.
— Lève le canon de ton revolver à la Cri terrifiant et suprême appel au secours.
hauteur de la cervelle de cet idiot. j Cri d'agonisant.
Le lieutenant, toujours enchanté de ces Cri d'épouvante à la vue d'une mort iné-
sortes de besognes, s'empressa d'exécuter vitable.
l'ordre. Puis l'homme disparut lentement.
— Bien, approuva le capitaine. Droit, immobile, il s'enfonça comme attiré
« Je vais compter trois ! par une force mystérieuse.
« Si, au mot trois, ce trembleur ne s'est • Quand sa tète disparut, il se forma une ride
pas précipité, tire ! circulaire sur l'eau sombre du gouffre.
— Le cercle s'élargit peu à peu, la ride s'ef-
Allez-y, capitaine!
« J'ai le doigt sur la détente! » faça et ce fut tout.
John Huggs prononça : Une minute, deux minutes s'écoulèrent.
— Un!... L'homme ne reparut pas.
Ce seul mot fit sur la Fouine l'effet d'une > Cinq minutes se passèrent... les deux spec-
décharge électrique. tateurs de cette scène ne virent rien repa-
Il tressaillit de la tète aux pieds. raître.
Ses jarrets plièrent. Ils avaient suivi avec attention tous les
Basilic risqua une nouvelle plaisanterie. mouvements de la Fouine,
—- Ne te
presse pas! tu as encore une î Basilic surtout avait été vivement impres-
demi-seconde. sionné par ce terrible drame.
— Deux ! fit John Il n'avait plus dit un mot»
Huggs.
Au moment où il ouvrait la bouche pour r Mais aucune .péripétie n'avait échappé à
dire trois, la Fouine s'élançait. son regard.
— Ça y est! dit Basilic. Il ne recouvra la parole que quand la
— Pas sans
peine ! fit John Huggs. Fouine eut complètement disparu,
Et toUs deux se penchèrent, interrogeant •t i II voulut alors chasser l'impression de la
du regard les eaux bouillonnantes où venait t
| peur par un sarcasme.
de s'engloutir leur compagnon. — dit-il, c'est un homme fichu!
Capitaine,
Ils purent suivre tous ses mouvements s , « Mais des pertes comme ça enrichissent.
dans la paSsc entre ies deux grandes chutes. >• — Erreur, mon vieux! dit John Huggs,
Le couraiit le portait avec la rapidité é moitié plaisant, moitié sérieux. Il est arriva
d'une flèche d.ins la direction du gouffre, S
j à destination.
distant de moins de trente mètres. « La route est sûre.
Le malheureux, ballotté par les eaux,^ ] - Quand on envoie les gens dans ces pa-
faisait des efforts inouïs pour s'accrocliei' auxît rages-là, dit Basilic, on a un motif.
392 L'HOMME DE BRONZE

« Si vous vouliez vous débarasser de cette ' « Mais ce secret?...'


canaille, pourquoi ne lui avoir pas brùié la « Peut-on savoir?
cervelle tout simplement? — Dans un instant
— Comment! toi aussi ! fit John Huggs. «; D'abord asHu bien compris et retenu
« Tu doutes ? toutes; les instructions que je; viens de don-
-^ Parbleu ! ner à ce canard de la Fouine ?
« Vous ne ferez pas croire à un vieux loup — Tout compris, tout retenu, mais...
de prairie comme moi... — Tant mieux!
— Je te ferai croire,
jeté prouverai même « Ça te servira. »
que: je n'en veux aucunement à la vie de Et, d'une vigoureuse poussée, le capitaine
notre camarade. • son lieutenant à l'eau en lui
précipita
« Je té répète que son voyage au fond de criant :
l'abîme fait partie d'un plan que.j'entends — Va tout; savoir, vieux cnrieux!
exécuter jusqu'à dà >fin. • ' ., John Huggs se frotta les mains en pous-
— Le diable m'emporte si je comprends le sant un soupir de satisfaction.
premier mot d'un' pareil:plan; qui consistent \ —. C'est incroyable, dit-il. combien cer-
noyer nos hommes. tains hommes sont niais !
—--:Mais, brute entêtée, on: ne prend pas « Avec des brutes comme celles' là, il faut
tant de précautions pour tuer un la Fôuirtc. toujours employer la ruse ou la force, tan-
— C'est ce
que je me disais, et ce que je dis que deux gaillards intelligents m'au-
me dis encore. raient si bien compris... »
« Alors, pourquoi tant de cérémonies? Pendant ce monologue, Basilic disparut
« Un cadavre ça. se fait si vite ! . un, moment, puis remonta à la surface. ,
« Nous l'avons tue vingt fois en cinq mi- John Huggs guettait sa réapparition.
nutes, ce pauvre la Fouine: » . Il lui cria avec un air de ré,el intérêt :
Et, se souvenant des mines épouvantées du — N'oublie pas mes instructions.
pirate, lé lieutenant eut un nouvel i accès de « Passe le remous.
gaieté. « Laisse-toi sombrer.»
— Au moins, dit-il, vous:lui avez fait de Basilic S'éloignait avec une vitesse incroya-
belles^promesses. : . , ble, emporté par le rapide.
« C'est à croire que vous avez déjà navigué Comme la Fouine, il traversa le remous et
dans l'autre monde. ne s'arrêta que dans le cercle du gouffre.
« Quand je serai pour faire le, grand Il se débattait pour ne pas sombrer.
voyage; vous ne manquerez pas de m'indi- John Huggs le vit.
quer la route à suivre, n'est-ce pas? 11 se fit un porte-voix de ses deux main*
— Compte sur moi, Basilic! réunies et cria de toutes ses forces :
« Je te signerai un passeport, dit le capi- — Laisse-toi couler, vieille carcasse •.
taine d'un air étrange. » « Coule !
Puis changeant brusquement de ton, il se I « Coule !
pencha à l'oreille de son second. « Je vais te rejoindre. >•
— Vieux carcan, lui dit-il amicalement, Basilic disparut dans les profondeurs du
tu ne devines donc pas qu'il y a un secret au Puits sans fin.
fond de cet abîme du Puits sans fini Ce n'était pas un adieu suprême qu'en-
son
« Tu ne vois pas que je possède ce secret! voyait, dans une raillerie, John Huggs à
« Que si la Fouine a suivi mes instruc- compagnon, car aussitôt il assujettit les bre-
tions, il est maintenant en sûreté ! telles d'un sac de cuir fixé sur ses épaules,
« Que tout secret est exploitable, et que ! serra de deux crans sa ceinture où pendait
j'exploite celui-ci ! ! un couteau de chasse, et se précipita résolû-
— Comprends pas bien! fit Basilic à demi , ment dans le rapide.
ébranlé. \ Il fut englouti à son tour.. •
LA REINE DES APACHES

Le lendemain, au point du jour, la cara- en même temps qu'un vague sentiment de


vane toute entière faisait halte sur la rive crainte.
du Colorado. Le spectacle de la cataracte était splendi-
On avait marché une partie de la nuit. dement beau; mais le passage du fleuve
Le soleil se levait resplendissant. était-il possible?
Son chaud rayonnement rehaussait de Tout le monde le savait, ce passage allait
jaunes reflets le vert foncé de la savane. être tenté.
Sa brillante lumière se jouait capricieuse- Et tous, quelques-uns sombres, d'autres
ment dans les eaux tourmentées du fleuve. souriants, mesuraient l'étendue du péril
L'écume des brisants se colorait de mille Une lutte audacieuse allait être engagée par
toux, et les couleurs de l'arc-en-cicl se dessi- ces hommes intrépides -avec l'une dès plus
naient nettement sur le brouillard d'eau pul- grandes puissances que puisse affronter l'é-
vérisé s'élevant au-dessus de la cataracte. nergie humaine.
Le personnel entier de la caravane s'était Ce fut d'abord le silence du recueillement,
rassemblé sur la rive. puis la fièvre qui précède l'action.
Tous les regards exprimaient l'admiration Les chefs prenaient leurs mesures.
1^'HOMME DE BRONZE.— 65 LA REINE DES APACHES.— 50
394 L'HOMME DE BRONZE

Le comte de Lincourt, ne voulant pas s'a- ! Il lance une apostrophe, non une raillerie.
venturer, au risque de compromettre l'exis- Il ne blague pas, il plaisante.
tence de tant de monde, et de perdre irrépa- | D a une verve, un entrain, une ronden»
rablement un précieux matériel, voulut un naturel si entraînant qu'il semble sema
expérimenter une dernière fois le système lo joie sur ses pas.
de navigation inventé par les squatters. ; Il n'a jamais blessé personne ; il n*a
qu*.
H fit part de cette résolution au colonel des amis,, tandis que Sans-Nez a récolté pjjjj
d'Éragny, qui s'empsessa d'e l'approuver. dl'to« haine.
Le brave colonel était devenu, pi/udent de- ; En somme, Bouléreau est ce que l'on ap-
puis l'affaire de l'embuscade. pelle une bonne nature.
Le comte envoya donc cfeercher immé- J Incapable d'une mauvaise action jft pa,^
diatement Bouléjreau,. çel^ d'eaftire eux quç, I que sans efforts l'oubli des injures,, eAVegl
les squatters* suivant lteuar-habilniiide ^ avaient '
toujours en, riant de,s.ojp. bon rire; qui'ffltçej4
choisi pour chef. i le bien pour le mat..
Bouléreau se rejftdtiit av^fc ein^jjessenftmt à Que l'on ajoMfc ai ces; qualités. UJU«> biat.
' voure à toute
l'appel qui lui éta*t( fait, émeuve et, la plus stricte
llo, tiy|»fi,que ce,sq,uatter, loyauté, et l'on «oaiyiiendra que les squatters
CtoWidl,,bie» e* solid«uû,€iii^ bâti, carré des avaient fait choix dfiwa excelteur chef:
épaules,, ïï accuse, une forcei |&ysiiqji!i,e excep- Toutefois Boujjéiieau a un travers et une
tionnelle. pass.ion.
Il est né au Çanadla,,, mm <&i sasig fra»- II! fume totAg'iOWSj.
Çftis çowle, daus, ses veines.. Et il a horreur des Anglais.
S'ea paoreils fàisateati pagti& dfe ««, groupe Jamais, nous, disons famais, la pipe B<
d'intrépides B»a.telots> mormandls; qui fonda, quitte sa bouche que pour manger ou boire.
notre ancienne. e^QjQiiie canadienne,. Quandl iji s'endort,, la pipe s'éteint, mais le
BSouléreau aV <wmtv"i& d!u No»«Wflftdl qjUft liuyau lui reste, entre les dents..
lft.|!%sique; «Mtess «jjji*alités. Cette pipe est une véritable grejfe;; eËe
S* bonnQ grosse ftgure, aux traite vm jeu j fait partie de l'individu,
'
«uidlesi,, à la peau Itowjie et, tannée naiO' f im vifl' Bouléreau fume constamment et en tous
et lfe s^lleiil de la savane*, *«,ç«iiw«, à première i laeux,
yi|#,, lia franchise et là,b©ftB#huiii'eur. I II sj% moquej des convenances; et, des for-
Ap»ès:, plte sé«iie»ctes,anien, on y découvre: I «Oie*..
le côté rusé:,, Mçîfl%eM, «il fM diu Normand!, On l'en!ôuturait,dans; un tonneauj.de poudre
En fait, le caractère du squatter est bien jusqu'au cou qu'il fumerait encore.
confoi'me à l'expression de sa physionomie. Sa femme fait partie du convoi.
Toujours gai, d'une constante bonne hu- Elle a pris son parti de cette éternelle
meur, d'une jovialité persistante, le rire piperie.
quitte rarement ses lèvres. Mais elle raconte que son mari avait ca-
Dans l'imminence du péril, et au milieu ché sa pipe dans la poche de son habit de
des circonstances les plus graves, Bouléreau noce, et que, la bénédiction nuptiale reçue,
rit et plaisante. en pleine église, pendant que le curé pro-
Plus farceur qu'un Parisien, il s'ingénie à nonçait son allocution, Bouléreau avait battu
inventer les mystifications les plus insensées, le briquet et s'était mis à fumer au nez de
les plaisanteries les plus amusantes. la mariée, du prêtre, des invités et de la sta-
Ce qui le différencie du Parisien, c'est tue du grand saint Michel.
qu'aux facéties qu'il imagine il imprime un Sommé de cesser un pareil scandale, ils?
caractère de bonhomie qui les rend faciles à était refusé en disant que l'on brûlait asscî
. 'il
supporter, même par ceux qui en sont l'ob- d'encens sous le nez du bon Dieu pour qu"
jet. fût habitué à la fumée.
Il est plaisant, non gouailleur., Et il prétendit que le Christ adorait Ie
LA REINE ûi:S APACHES 395

tabac et qu'on en avait la preuve dans l'É- I vant toujours dans les vastes forêts d'Amé-
vangile. j :rique, habitués aux rudes travaux des dé-
Le curé niait énergiquement, | frichements, luttant à chaque heure contre
— Pourquoi donc, alors, dit Bouléreau les mille dangers du désert inexploré.
avee une conviction profonde, disait-il si Le comte appréciait singulièrement la va-
souvent à ses disciples : leur et les qualités spéciales de ces hardis
« — Mes enfants, quand on n'a pas de ta- défricheurs, de ces pionniers derrière les-
*
bac, on n'a pas besoin de pipe ? » quels marchaient la civilisation, l'industrie et
Et il termina en disant triomphalement : le commerce.
— Vous n'allez pas me faire accroire que Bouléreau arriva près de M. de Lin-
saint Pierre, qui était pêcheur et matelot court et du colonel.
sur la mer Morte, ne fumait pas un brin ! — A votre leur dit-il.
disposition,
il emmena la noce. — Mon cher Bouléreau, répondit le comte,
Et, là-dessus,
Enfin madame Bouléreau affirmait en votre moyen de franchir les rapides me pa-
rougissant qu'elle avait craint que son pre- raît excellent; mais avant de rien entre-
mier né ne vînt au monde avec une pipe prendre de sérieux, je voudrais expérimen-
toute allumée,puisque Bouléreau fumait en ter définitivement et en grand.
remplissantles devoirs les plus importants du « Nous allons d'abord lancer à l'eau un
mariage. boeuf, puis un wagon.
C'était, on le voit, plus que de la passion, « Si le tout passe sans accident, noiis pro-
c'était plus qu'une rage, c'était une habitude céderons au lancement de tout le convoi.
— Tout,
incarnée, une seconde nature, la nature elle- passera ! affirma le chef des squat-
même. ters avec assurance.
Le travers du squatter, c'est sa haine pro- « Il n'y a aucun danger.
fonde pour tout ce qui est Anglais. « Dans quelques minutes, vous en!', juge-
Celle haine a son explication naturelle. rez. »
Bouléreau est Canadien-Français. appela une dizaine de ses hommes,
Il n'a jamais pardonné aux Anglais la et leur ayant désigné un boeuf et un wagon
de son pays, et il les considère 111en mauvais état :•
conquête
— Habillez-moi l'animal et la voiture!
toujours comme des oppresseurs.
Vingt fois tracassé ou même arbitraire- commanda-t-il.
ment dépossédé par l'administration an- « Il s'agit de leur faire franchir les rapides
glaise dans ses tentatives de défrichement, sans qu'ils aient à subir d'avaries. »
il ne pouvait que prendre en horreur ses i Les squatters se mirent immédiatement à
persécuteurs. l'ouvrage.
A la fin, le squatter perdit patience. Il1 En peu de temps, ils eurent coupé sur les
abandonna ses travaux et vint s'établir au i rives du fleuve une assez grande quantité de
Mexique. De nombreux amis le suivirent. Cesi roseaux et de joncs.
émigianls arrivèrent à Austin au moment oùi Béunissant le tout en bottes solidement
M. d'Eragny cherchait des hommes pour r reliées entre elles, ils en garnirent d'abord le
l'exploitation du sucre d'érable, qu'il voulait t boeuf.
tenter; il les engagea. Quand le colonel 1 L'animal se trouvait posé sur un épais
changea d'idée et devint l'associé de M. dee radeau percé de quatre trous dans lesquels
Lincourt, les squatters n'hésitèrent pas à lee s'enfonçaient les pieds jusqu'au ventre.
suivre dans l'expédition nouvelle. Pour plus de sûreté, des cordes en jonc
Excellentes recrues que ces hommes vi-- j tressé, solidement fixées à chaque bout du
! radeau, passaient sur l'échiné du boeuf, lui
. Les naïves traditions de la vieille Normandie attri- .i. interdisant toute tentative de révolte.
towientà N.-S. Jésus-Christ une foule de proverbes et de ïe et la plupart des gens de la
sentencesdans le genre de celle -ci, qui est, une de9 plus , Les trappeurs
i populaires,malgré l'anachronisme. caravane entouraient les squatters.
396 L'HOMME DE BRONZE

Tout le monde les regardait procéder « C'a été dur, je ne dispas, mais j'ai réussi,
avec le plus grand intérêt. « De plus, j'ai remarqué que la violence
Personne n'ignorait de quoi il s'agissait. des rapides est telle, que l'on risque rare-
Personne ne se faisait d'illusion sur les ment de toucher contre les rochers.
dangers qu'offrait le passage de la cataracte. « L'eau vous maintient constamment an
Aussi suivait-on avec une attentive solli- milieu du courant.
citude le travail des squatters. « Il n'y a qu'un danger : une barque
peut
Chacun donnait son avis, exprimant ses chavirer.
craintes ou ses espérances. « Mais comment veux-tu que des radeaux
Les trappeurs formaient un groupe à part, confectionnés de la sorte chavirent jamais ?
et ils discutaient avec une certaine anima- — Nous verrons bien, grommela John
tion. Burgh.
— J'ai bon
espoir, disait Tète-de-Bison. Bois-Bude intervint dans la conversation.
« Ces roseaux ne peuvent supporter un — Moi, je n'aime
pas l'eau, c'est connu.
grand poids, et les courants les porteront na- (( Pas plus celle du Colorado que les
turellement au delà du Puits sans fin, à l'en- autres.
droit même où nous devons atterrir. » « S'il faut risquer d'en boire, je ne suis
John Burgh ne partageait pas la confiance plus de la partie.
de son camarade. « Voilàpourquoi j'aurais préféré un voyage
— Mon avis, fit-il avec un haussement par terre.
est que tout cela va se broyer — Tais-toi donc, vieil ivrogne!
d'épaules, répliqua
contre le premier rocher venu. Tète-dc-Bison caressant son camarade d'un
« Mauvais système ! fort coup de poing sur l'épaule.
« Et si ce boeuf-là ne sert pas de nourriture « Si tu as peur de boire de l'eau, attache-
aux caïmans des basses eaux, je consens à toi une gourde de rhum au cou ; tu suceras le
faire le voyage à la nage. » goulot pendant la traversée.
Bouléreau, quoique occupé à surveiller ses — Fameuse idée ! s'écria Bois-Bude en se
hommes, avait entendu la critique de l'An- passant la langue sur les lèvres.
glais. , « Si je sombre, j'aurai avalé la gourde
Sa figure, si calme d'ordinaire, prit tout à avant de boire une goutte d'eau.
coup une singulière expression de colère. « Mais c'est égal, j'aurais préféré voya-
— Si je vous prenais au mot, dit-il, vous ger à travers la savane.
seriez rudement embarrassé, monsieur l'An- — C'est ça ! fit Grandmoreau en renou-
glais. velant sa rude caresse ; quatorze jours de
« Non-seulement ce boeuf passera sans ac- marches en plus pour éviter un désagrément
cident , mais le chariot aussi, la caravane à monsieur.
aussi, et vous aussi, monsieur. « Mais lève donc le nez, vieil entêté !
« Et pour vous prouver que je n'ai pas de « Begarde cette chaîne de montagnes qui
. rancune, je vous ferai confectionner le plus nous barre le passage et qui s'étend à perte
solide radeau, afin que vous ne conserviez de vue.
aucune crainte. » — Impossible de la franchir, cette chaîne?
John Burgh allait répondre, mais Grand- interrogea Bois-Bude.
moreau ne lui en laissa pas le temps. — Eh ! non, vieux biberon !
— Le « Il fallait la tourner, perdre beaucoup de
squatter a raison, lui dit-il.
« Nous passerons ensemble, et nous arri- temps, et lutter contre des dangers certaine-
verons, sois-en sûr. ment plus grands que celui que nous pou-
« D'abord j'ai mes raisons pour croire au vons courir en franchissant la cataracte.
succès de la tentative. — Tu as fit Bois-
raison,, Tête-de-Bison,
« J'ai déjà franchi la cataracte avec une Rude convaincu.
simple pirogue. « Je me résigne.
LA REINE DES APACHES 397

« Je vais penser au moyen d'embarquer ma a H ne faut pas se surcharger en pareil


]
» cas. »
provision de rhum pour le voyage.
Cependant le radeau de jonc se trouvait Répondant à Sans-Nez, John Burgh ob-
confectionné. serva avec une mauvaise humeur évidente :
Il se composait de deux pièces que l'on de- — Le Puits sans fin n'est
pas encore dé-
vait rapprocher et attacher au dernier mo- passé.
ment. « Attendez avant de crier victoire.
firent avancer le boeuf dans —
Les squatters Allons, allons, fit Tête-de-Bison en so
le fleuve jusqu'à ce qu'il eut de l'eau au- frottant les mains.
dessus des jarrets. « Voilà ce que j'appelle se raccrocher aux
Alors, avec beaucoup d'adresse, ils réuni- branches.
rent les deux moitié de radeau au moyen de « Tu as eu tort de douter de la réussite,
longues perches de bois léger boulonnées à avoue-le.
l'indienne, c'est-à-dire avec des paquets — J'en doute encore,
répliqua l'Anglais.
d'herbe fixés à chaque bout. «Le Puits...
Puis, ayant passé les cordes de jonc tressé — Tais-toi donc, interrompit Grandmo-
sur le dos de l'animal, ils les fixèrent par le reau, que la joie rendait un peu gouailleur.
même moyen. « Tu vois bien qu'en partant de ce point
On pouvait procéder au lancement. L'ap- de la rive, un radeau ne peut donner dans
pareil nautique était complet. l'abîme.
Le comte de Lincourt et le colonel d'Era- « Il le contourne forcément.
« Pour tomber dans ce remous qui entoure
gny avaient suivi avec le plus grand intérê
le travail des squatters. le puits et le traverse, il faudrait partir de
Ils ordonnèrent de lancer le boeuf à l'eau. cette espèce de cap que tu vois là-bas en
L'opération eut lieu sans difficulté, et bien- aval, et qui se termine par un énorme rocher
têt la bête se trouvait en plein rapide. suspendu au-dessus de l'un des rapides.
Toute la caravane réunie sur le bord du En ce moment le boeuf, flottant toujours
ileuve suivait d'un regard anxieux la marche sur son radeau, dépassait le gouffre.
du radeau. Le raisonnement de Tête-de-Bison triom-
Le boeuf, effrayé au départ, avait poussé phait.
des mugissements de terreur. — Tu le vois, ami
Burgh, s'écria le Trap-
Maintenant, il relevait la tête assez gaillar- peur rayonnant.
dement, la secouait de temps en temps et « Il n'y a pas d'entêtement et de parti pris
pointait ses larges oreilles en avant ; les bruits qui tiennent.
de la cataracte l'inquiétaient plus que sa situa- Qu'est-ce que tu as à dire maintenant?
tion de navigateur. — J'ai à dire que votre boeuf n'est
pas en- ,,
— Ça va très-bien, s'écria Sans-Nez. core à terre. I
« Il arrivera, le ruminant. » — Il y arrivera, sois tranquille, répliqua
Et s'adressant à Bois-Rude : Grandmoreau avec la plus entière confiance.
— Dis donc, tu n'as pas be- « Je connais les courants qui l'y porteront
Trompe-la-soif,
soin de prendre ta gourde des grands jours.' naturellement.
« Tu n'aurais « Et nous y arriverons
jamais le temps d'absorber tous de la même
les cinq bouteilles manière en passant entre le Puits sans fin et
qu'elle contient.
« Le ce rocher en forme de tour que tu aperçois à
voyage sera trop court.
« Vois donc, la moitié du chemin est ! droite, juste en face de l'abîme.
déjà
faite. — Tiens, c'est vrai, remarqua Sans-Nez,
— Tu as en examinant l'énorme masse de pierre que
raison, Sans-Nez, répondit gra-
vement Bois-Rude. venait de désigner Tèle-de-Bison.
« Je ne « On dirait le dôme des Invalides
prendrai que ma gourde de trois dédoré.
bouteilles. j « C'est que ça y estl
398 L'HOMME DE BRONZE

m La ressemblance est complète ! « Ça ne l'a pas empêché de te dégommer.


« Il y a même des lucarnes. — Dégommé, répéta le Cacique qui ne
— Tu ne te trompes pas, Sans-Nez, fit j comprenait pas,
Grandmoreau ! ; « Dégommé!...
« Les lucarnes y sont ! — Oui! dégommé!
reprit Sans-Nez
< Car la roche est creuse. « C'est-à-dire, fichu à la porte, détrôné
«<Du moins on me l'a affirmé.. renversé, chassé comme un vil esclave.
^— Qui ça? interrogea Sans-Nez. Le géant eut un mouvement de colère. '
— Des Indiens, répondit le trappeur. Il fit un pas vers Sans-Nez et allongea le
« Ils ont appelé ce rocher \c\Vacondaiooo, bras comme pour saisir l'insolent
e est-à-dire le Sorcier des Eaux. Mais il se contint, et reprenant sa gravité
Tomaho qui jusque là était resté indiffé- habituelle :
rent à la conversation releva vivemont la ! — Enfant bavard ! dit-il.
tète. I « Femme à langue fourchue!
Ce mot de Wacondawoo venait de frapper « Ignorc-lu que, si Touneins le Renard-
son oreille distraite. Subtil m'a détrôné, c'est par un strata-
Il demanda des explications. gème?...
— Oui,
On lui répéta ce qui venait d'être dit. je la connais ! railla Sans-Nez avec
— Des Indiens amis m'ont déjà parlé du l'inimitable accent du gavroche parisien.
Sorcier des Eaux, fit-il gravement. « Assez causé !
« Il pensent qu'un mauvais Esprit habite « N'empêche que ton Vacondah, ton Ma-
ce rocher. nitou, ton Grand-Esprit et tes sorciers ne
« Je le pense comme eux. t'ont point sauvé la mise.
« Ils croient que cet Esprit attire les âmes j « Tiens, voilà ce que je lui fais à ton sor-
dans sa sombre demeure, et que-le Puits cier des eaux ! »
sans fin est le piège terrible qu'il tend aux Et se tournant dans la direction du rocher
voyageurs imprudents. en question, il lui adressa le plus insolent
« Je partage la croyance des Indiens mes pied de nez.
frères. — Ça ne compte pas, observa Bois-Rude
J
— Tais toi donc ! grand serin, s'écria [ avec beaucoup d'à-propos.
Sans-Nez, en se tenant à distance respec- « Pour faire un pied, il faut d'abord avoir
tueuse du Cacique. un nez ! »
« Tu me fais rire avec tes sorciers et tes Un rire général accueillit cette remarque
esprits. » judicieuse.
Le géant, baissant la tète, couvrit d'un Le farceur s'était joué une farce à lui-
regard méprisant celui qui l'apostrophait avec même.
tant de sans-gène. Tomaho ne comprenait pas bien ; mais il
— Tomaho est gracieux, dit-il avec le rit de confiance, prit la pose superbe d'un
plus grand calme. homme qui vient de trouver un argument,
« Les injures que lui adresse son ami et dit avec un accent de dédaigneuse pitié :
Sans-Nez ne l'atteignent — Tu prétends
pas. que Touneins ne croyait
( , Mais que le blasphémateur étourdi pren- pas aux sorciers !
ne garde. « Et moi je t'ai déjà dit que s'il, m'avait
« Les sorciers ne pardonnent pas. vaincu, c'est qu'il était sorcier lui-même,
:— Je t'ai déjà dit que je n'y croyais pas puisqu'il avait le truc!
a tes sorciers répliqua Sans-Nez. « Voilà !... »
Et, avec son esprit de taquinerie habituel, Ces paroles de Tomaho provoquèrent na-
il ajouta : turellement un nouvel accès dé gaieté parmi
— Ton Touneins, est-ce qu'il y croyait, les trappeurs.
lui, aux sorciers?... Mais soudainement les rires cessèrent.
LA REINE DES APACHES 399

(Jne immense clameur s'éleva. « Mais je vois que vous avez tout prévu.
sorti de — En effet, Boulé-
C'était un cri de joie et d'espoir l'épondit simplement
toUles les bouches. reau.
Le boeuf venait de prendre pied sur l'autre « Du moment que les roues fonctionnent,
rivo du. Colorado. ! nous n'avons qu'à pousser le wagon à l'eau.
Il avait franchi la cataracte sans le moin- ' « Vous allez d'ailleurs juger de l'effet. »
die accident. ; Et le chef des squatters, se tournant vers
— J'en étais sûr, s'écria Tête-de-Bison, ; ses hommes, commanda :
du côté de John Burgh. — Ensemble !
en se tournant
« Tenez, le voilà dans les roseaux. « Ho!... hop!...
« Il monte la berge facilement. « Laissez aller. »
« Mieux que ça, le bain lui a donné de Le lourd véhicule descendit rapidement
l'appétit, car il pâture, je crois. , vingt mètres de berge et se trouva à flot.
« N'est-ce pas, Tomaho? » j Il demeura un instant immobile, puis, obéis-
Le géant avait un véritable regard d'aigle. ! sant à l'impulsion violente du courant, il fila
Il distinguait les plus petits objets à des rapidement, suivant exactement la même di-
distances considérables. rection que le boeuf.
— Le boeuf mange, affirma-t-il. — Bravo ! s'écria le comte de Lincourt.
« H n'a pas souffert. » — Bravo! d'une seule voix tous
répétèrent
Une salve d'applaudissements accueillit ce les gens de la caravane.
premier sUccès. Et les regards suivaient curieusement le
M. de Lincourt, visiblement enchanté, dit wagon descendant les rapides.
au chef des squatters. — Il ne dévie
pas d'une ligne, remarqua
— La réussite est complète; merci ! Têle-de-Bison, en s'adressant à John Burgh.
— Le ''
procédé est aussi simple qu'admi- Main-de-Fer ne répondit pas.
rable, ajouta le colonel d'Eragny. Il entrevoyait la réussite complète d'un
« Mais reste l'expérience du wagon. procédé qu'il avait condamné, et il était fu-
— Mes hommes sont à l'ouvrage, I rieux de s'être si bien trompé.
répondit
Bouléreau dont un sourire de satisfaction — Les roches les sont
plus dangereuses
épanouissait la bonne figure. dépassées, continua Grandmoreau.
« Dans un moment, tout sera prêt. » — Il n'est
pas encore arrivé à la tour du
Les squatters achevaient en effet d'assem- . Sorcier des Eaux, fit Tomaho.
bler les paquets de joncs qui devaient faire — Ça ne tardera
pas, géant de mon coeur,
flotter un chariot en mauvais état et que plaisanta Sans-Nez.
l'on sacrifiait. (( Il file plus rai de qu'un cheval au
galop.
En quelques minutes, les préparatifs furent « Gare au Puits sans fin...
terminés. «... Allez-y!
Il ne s'agissait plus que de procéder au « Passez muscade!
lancement. Le tour est joué.
Le chariot fut solidement enchâssé jus- « Enfoncé ton sorcier, Cacique. »
qu aux essieux dans une large ceinture de I« Le wagon venait en effet de franchir sans
joncs. encombre.la passe difficile, à côté du gouf-
Quatre vides furent ménagés pour permet- fre et du fameux rocher creux.
tre le fonctionnement des roues. Quelques minutes après, il échouait dou-
M. de Lincourt suivait avec attention le cement sur la rive opposée à quelques pas
travail des squatters. de l'endroit où le boeuf avait pris pied.
Je n'avais qu'une crainte, dit-il à Bou- — Le succès ne
pouvait être plus com-
léreau.
plet, prononça 1e comte de Lincourt en ser-
« La mise à flot me
paraissait devoir pré' rant la main du chef des squatters, »
«enter de sérieuses difficultés. Puis, s'adressant airx trappeurs et aux
400 L'HOMME DE BRONZE

chefs d'escouades qui l'entouraient, il ajouta : « Et, à ce propos, il m'est venu une idée
— Gentlemen, veuillez faire couper et que je veux te soumettre.
mettre en bottes la quantité de joncs et de « Tu n'as pas oublié que nous avons trois
roseaux nécessaires pour assurer le flottage wagons de bateaux démontés?
de tout le convoi. — En effet, Grandmoreau.
répondit
« Les squatters vous aideront, quand il « Et toutes les pièces sont en bon état;
; je
s'agira de garnir et d'ajuster les radeaux. » les ai visitées, il n'y a pas trois jours.
Aussitôt on se dispersa et l'on se mit à « Rien n'y manque.
l'ouvrage avec ardeur. — Parfait! fit le comte.
Les femmes, elles-mêmes, coupaient, « Avec ces barques, il me semble que
liaient avec entrain. nous pouvons nous risquer sur les rapides?
Tous étaient ravis. « Qu'en penses-tu?
Le péril était vaincu. — Je trouve, dit Grandmoreau,
qu'elles
Le fleuve était dompté. offrent autant de sécurité qU^une pirogue in-
L'admirable génie de l'homme dominait dienne.
la force aveugle de la nature. « D'ailleurs, elles sont . insubmersibles
j
C'était une scène admirable que celle vous me l'avez dit, lors de notre départ
qu'offrait cette troupe intrépide, tentant d'Austin.
et le réalisant au milieu du — Et
l'impossible je le répète, affirma le comte.
grand spectacle de ces rapides mugissants et i — De plus,
reprit le Trappeur, comme il
à travers les grands bruit des eaux courrou-
• •' , n'entre que du fer dans leur construction,
...-..--•• . i nous n'avons
cees. pas à craindre d'être brisés.
On était certain maintenant de franchir, « Si, par hasard, nous touchons sur une
sans danger sérieux, rapides, brisants, cala- , roche, nous en serons quittes pour une ava-
racles,. gouffres béants et mystères effrayants ; rié facile à réparer.
des abîmes. — Tu as raison,
approuva M. de Lincourt.
L'enthousiasme était général. <( Combien pouvons-nous transporter de
Heureusement les joncs et les roseaux monde dans ces bateaux? »
croissaient en abondance sur la rive et aux Tête-de-Bison réfléchit une demi-minute :
— Il
environs du fleuve. y a dix barques, fit-il.
Des débordements inondaient — Bien ! reprit le comte.
fréquem- '
ment les plaines environnantes. Il se for- « Va au plus pressé.
inait des mares sans profondeur et bientôt « Fais monter ces barques immédiate-
desséchées ; mais dans le sol toujours fan- ment.
geux et humide poussaient drus et serrés « Nous avons parmi nos hommes quelques
d'immenses arondeaux aux tiges creuses et mécaniciens qui n'ont pas oublié leur mé-
très-appropriées à l'usage que Ton en vou- tier, charge-les de cette besogne et exige le»
lait faire. plus grands soins.
La récolte promettait d'être non-seulement — Je de tout, dit Grandmoreau
réponds
très-abondante, mais facile et prompte. en s'éloignant.
Cependant M. de Lincourt avait retenu Le comte, de son côté, alla rejoindre
auprès de lui Tête-de-Bison. M. d'Éragny qui surveillait la récolte des
— Grandmoreau, lui dit-il, je t'ai entendu roseaux.
affirmer tout à l'heure que l'on pouvait des- Et ils firent appeler Bouléreau.
cendre la cataracte en pirogue. — Mon cher colonel et vous Bouléreau,
— C'est vrai, répondit le Trappeur. dit M. de Lincourt, maintenant que nous
« Je l'ai vu descendre une fois. voilà à peu près sûrs de franchir le Bapidôj
— Si je pouvais douter de ta parole, je te il nous reste à régler les détails du départ
croirais, après ce que je viens de voir, dit le | « Je pense qu'il est bon de diviser le con-
comte. i voi en trois détachements.
LA REINE DES APACHES

— Avec avant-garde et arrière-garde, pro- i « On n'en a jamais trop, dans la situation


posa le colonel devenu plus prudent que ja- où nous sommes surtout.
mais. « Qui prendrez-vous Comme second? »
— Bien entendu! fille comte. — John Burgh, si vous voulez.
« L'avant-garde — Soit!
se composera donc dé dix approuva le comte.
de mes trappeurs ayant à leur tête Grand- « Je vous donnerai deux barques pour vos
moreau et Bois-Rude. pièces d'artillerie, car on monte en ce mo-
« Puis viendra le premier détachement ment dix embarcations.
qui se composera de la moitié de votre troupe, — Voilà qui va bien, dit Bouléreau.
d'une partie de notre matériel de guerre et « Je n'avais pas pensé à ces barques, les-
de quelques chariots de vivres. quelles offriront beaucoup de sécurité à ceux
« Voulez-vous, colonel, commander ce qui les monteront.
premier détachement? — Je propose, reprit le comte, de consa-
— crer plusieurs de ces canots au transport des
Volontiers, répondit celui-ci.
« Mais'il me faudrait deux canons femmes et des objets les plus précieux.
pour as-
surer notre en cas d'attaque. « Et comme nous avons deux yoles des
débarquement
J'applaudis à votre prudence, dit en plus faciles à manoeuvrer, il serait bon de
souriant M. de Lincourt. • placer dans l'une d'elles mademoiselle d'É-
L UoâiAii;DK uitowzL. — 66 LA REIXE DESArACuii'^ - hï
402 L'HOMME DE BRONZE

ragny avec certain chargement auquel j'atta- | — Alors tout est pour le mieux, dit Bou-
che une grande importance. j léreau.
« Dans l'autre, on installera la femme du i Pendant l'entretien du comte et do M. d'rî-
Cacique et un autre chargement non moins ragny, la plus grande activité régnait dans
précieux. le camp et aux environs.
— Alors, dit Bouléreau, deux de mes meil- Les bottes de roseaux s'amoncelaient en
leurs squatters conduiront la barque de ma- tas énormes.
dame Tomaho, et je donnerai pour mariniers Les squatters, après avoir fait atteler tous
les deux Hurons Canadiqns qui ont émigré les wagons, garnissaient bêtes et voitures
avec nous. d'une triple ceinture de roseaux solidement
« Je réponds de ces braves Indiens, qui sa- fixés.
vent mieux que nous encore piloter un canot Et Grandmoreau, de son côté, procédait
sur des rapides. activement au montage de ses dix barques.
— Parfait! approuva le comte. Enfin, après une demi-journée de travail,
— Messieurs, dit le colonel, votre sollici- tout était prêt pour le départ.
tude pour mademoiselle d'Éragny me touche M. de Lincourt donna ses instructions à
profondément. Tête-de-Bison, à Bois-Rude et aux dix hom-
Et il tendit ses deux mains à ses interlo- mes qui avec eux formaient l'avant-garde.
cuteurs,' Après avoir échangé quelques poignées de
Le comte reprit ; main, les douzo hommes entrèrent résolu-
-— Le second détachement se composera ment dans le rapide.
des femmes, de tout le gros des wagons Ils furent immédiatement entraînés par le
do vivres et de notre plus lourd bagage. courant,
« Les squatters et leur chef veilleront à la Enfouis jusqu'à mi-corps dans leurs touffes
sûreté de ce deuxième convoi. » de roseaux, les braves trappeurs partirent le
Le colonel approuva, rire aux lèvres, tout en échangeant force
M. do Lincourt continua : plaisanteries plus ou moins grivoises.
— Je me réserve de conduire le troisième Maintenus debout, ils pouvaient sans peine
détachement. préserver du contact de l'eau leurs carabines, ]
« Il comprendra tout notre matériel de leurs revolvers et leurs munitions.
guerre, ainsi que nos outils et instruments C'était un spectacle étrange que de voir ces
les plus précieux. bustes d'hommes, filant à la dérive, au mi-
-— Je vous approuve en tous points, mon lieude leurs bottes de joncs ressemblant assez
cher comte, répliqua d'Eragny. à de vaslcs nids flottants.
« Votre ordre de marche me paraît irré- Bois-Rude à lui seul mimait la scène la
prochable. plus amusante.
« Et qui comptez-vous laisser à l'arrière- L'intrépide buveur n'avait pas oublié le
garde ? conseil de Tête-de-Bison.
— Cinquante hommes montés avec les ca- Il était entré dans l'eau avec une répu-
nons, qui resteront dans les dernières bar- gnance marquée, ses armes sur le dos et une
ques, sauf une. Celle-ci transportera un der- gourde en main.
nier détachement formé des meilleurs tireurs Maintenant il buvait.
commandés par Tomaho et Sans-Nez, l'un Il buvait avec acharnement.
complétant l'autre. Si par hasard un attaque L'orifice de sa gourde ne se décollait de ses.
avait lieu, les tireurs, avec leurs carabines lèvres que pour lui permettre de respirer.
à répétition contenant quinze balles dans la Il excita à plusieurs reprises le rire de toute
crosse, fourniraient un feu de cent cinquante la caravane.
coups qui contiendrait l'ennemi pendant le Les quolibets et les apostrophes, joyeuses
court espace de temps nécessaire pour prendre j raccompagnèrent longtemps dans son voyage
le fil de l'eau et être entraîné par le rapide. Cependant les douze trappeurs arrivèrent
LA REINE DES APACHES 4Û8

du , par leurs conduc-


Jiienlôt entre le Puits sans fin et la Tour Les boeufs, aiguillonnés
5orcier-des-Eaux. i teurs, qui les montaient, entraient dans le
Ils franchirent le passage sans toucher le ; rapide ; ils ne tardaient pas à perdre pied et
du à être entraînés par le courant; le wagon
rooUer et à une distance rassurante
t suivait le mouvement, et le tout s'en allait
gouffre-
Trois minutes après, ils prenaient terre à avec rapidité au fil de l'eau.
côte du chariot échoué. i Plusieurs voitures furent lancées avec le
Alors on aperçut du campement un léger . même succès.
ilocon de fumée. | Les hommes, à leur tour, se mirent à
_- C'est Bois-Rude qui vient de tirer un ; l'eau.
en signe de réjouissance, Le colonel d'Eragny partit le dernier.
coup de carabine \

dit Tomaho dont le regard perçant porlait si Il montait avec John Burgh uu radeau
loin. spécial.
a Nous n'entendons pas le bruit à cause de Deux squatters dirigeaient ce radeau, ou
la cataracte. plutô? le maintenaient dans une bonne direc-
« Je vais lui répondre. » tion, à la suite de la plus étrange flottille que
Le géant, se saisissant alors de cette es- . l'on vit jamais.
pèce de canon portatif qui lui servait de fusil, j En passant devant la Tour du Sorcier-des*
le déchargea sur une roche émergeant au- Eaux, Burgh et le colonel l'observèrent cu-
dessus des eaux. rieusement.
Le recul d'une pareille arme aurait estropié — Elle a réellement des fenêtres, ditMain-
ou renversé un homme ordinaire. do-Fer.
Tomaho, lui, ne broncha pas plus que le « Et certainement elle est creuse à l'inté-
rocher sur lequel alla s'aplatir le petil boulet rieur, j
qu'il appelait une balle. « Cet imbécile de Tomaho prétend qu'un
Une exclamation enthousiaste succéda au esprit habite là-dedans.
— Peuhl
coup de feu du Cacique. fit le colonel, il ne faut pas
La caravane tout entière applaudissait à prendre garde aux rêveries superstitieuses
l'heureuse traversée des trappeurs. d'un Indien.
Ce fut pendant quelques minutes un bruit « Tous les sites étrangers ont leur lé-
et une confusion extraordinaires. gende.
Tout le monde faisait ses préparatifs. « En Algérie, les Arabes font des contes à
Les femmes elles-mêmes montraient un dormir debout sur tous les abîmes de l'Atlas
empressement inaccoutumé. que leur imagination peuple de Djenouns
Une manière si nouvelle de voyager les sé- (génies). »
duisait. Mais déjà la Tour était loin derrière eux.
Toutefois les plus sérieuses difficultés n'é- Comme l'avant-garde, la troupe et les cha-
taient pas vaincues. riots du colonel abordèrent sans accident la
11 s'agissait maintenant de mettre à l'eaU rive droite du Colorado.
le premier détachement, composé d'une cen- Pas un homme ne manquait à l'appel» pas
taine d'hommes et de plusieurs wagons. un wagon n'avait été endommagé.
Les squatters, perfectionnant leur oeuvre, L'habileté et l'expérience des squatters
prirent leurs dispositions pour lancer dans triomphaient.
le rapide un chariot et son
attelage de quatre M. de Lincourt, avec une satisfaction qui
ou six boeufs. se traduisait par une consommation exagérée
Les animaux, revêtus de leurs roseaux, de- de cigares, faisait préparer àlahâte le second
vaient traîner jusque dans l'eau chaque voi- départ, celui qui comprenait les femmes et
uirc également transformée en radeau sur la plus grande partie des wagons.
l'oues libres. Chaque attelage fut lancé à l'oau sans dif-
La tentative réussit à merveille. ficulté, et les deux voyageusses parvinrent à
404 L'HOMME DE BRONZE

se caser dans les barques mises à leur dis- — Rêve bleu de mon âme
inquiète, dit-il
position. dans son langage imagé, marche avec assu-
Dans chaque canot se tenaient deux ra- rance sur le flot écumanl.
meurs. « Mon frère le Huron veillera sur toi avec
C'étaient des hommes de choix, et jouis- sollicitude; il dirigera avec adresse la frêle
sant delà confiance générale. pirogue qui porte le bonheur de son ami To.
Mademoiselle d'Eragny et Conception pri- maho.
rent place dans les deux yoles qui leur étaient « Va, fleur aimée !
réservées. « Je prie le grand Vacondah de te pré-
Diverses caisses d'une certaine dimen- server du souffle mortel des génies malfai-
sion et précieusement doublées^ triplées de sants.
plomb, furent rangées dans le fond des em- « Toi, pendant la route, adresse au Dieu
barcations par M. de Lincourt lui-même. des chrétiens un de ces beaux chants que
Les Hurons désignés par le comte, la pa- j'aime tant.
gaie sur les genoux, se tenaient immobiles « Ce Dieu, heureux d'entendre ta douce
et attentifs sur leur banc de rameurs. voix, veillera sur tes années. »
Tomaho vint saluer mademoiselle d'Era- Son speech achevé, Tomaho embrassa do
gny et prendre congé de sa femme. nouveau sa femme et la reposa délicatement
— Rosée-du-Matin, dit-il solennellement, dans la yole.
le Cacique votre ami souhaite que le grand Le signal du départ était donné depuis
guerrier pâle, votre père, embrasse bientôt longtemps; les légères embarcations prirent
son enfant. le fil de l'eau et s'éloignèrent rapidement.
« Le Vacondah vous protège et écarte le Tomaho revint à terre.
péril devant vous ! » Sans-Nez, qui était incorrigible, avait une
En réponse à la politesse du géant, made- plaisanterie à placer; il attendait le géant.
moiselle d'Eragny lui adressa son plus gra- — Dis donc, Tomaho! fit-il avec son air
cieux sourire en même temps qu'un amical gouailleur.
geste d'adieu. « Tu me fais l'effet de l'aimer joliment,
Tomaho se retourna alors du côté de la ton épouse. »
barque occupée par sa femme. Le géant jeta un regard défiant sur son
La yole était à flot ; il entra dans l'eau jus- interlocuteur.
qu'à mi-jambes, prit Conception dans ses Il pressentait une mauvaise plaisanterie.
bras, l'éleva à la hauteur de son visnge, et, — A te voir tout à l'heure lui faire tes
sans se préoccuper de ce fait un peu risqué, adieux, je pensais qu'Othello était bon en-
qu'il montrait les mollets de son épouse, il fant auprès de toi sur le chapitre des coups
plaça un gros, un énorme baiser sur chacune de canif dans le contrat.
de ses joues. Instinctivement, Tomaho dressa l'oreille.
Conception rougit de confusion. Il ne comprenait pas la signification exacte
Les témoignages d'amour, naïfs et simples, du mot qui venait d'être prononcé.
que lui prodiguait son mari, réveillaient en — Je ne connais pas Othello ! dit le géant.
elle ce sentiment combiné à inégales doses « Quant aux coup de canif, je n'en donne
de pudeur et de pruderie plus ou moins dé- pas.
veloppé chez toutes les femmes. « J'ai un couteau.
Madame Tomaho eut un tortillement de « Que veux-tu dire?
hanches qui voulait dire : — Je veux dire, fit Sans-Nez,
que si, par
« Je veux descendre. » exemple, ta Conception permettait à un autre
Le géant comprit que la position de Con- homme de l'embrasser, tu...
ception était désagréable ; il l'assit sur son Sans-Nez n'acheva pas.
bras comme fait une nourrice d'un enfant et L'attitude du géant lui coupa net la pa-
lui tint un speech fleuri. role.
LA REINE DES APACHES 405

La figure placide de Tomaho avait pris t


tous ceux qui étaient passés avant lui ou
instantanément une effroyable expression de i
avec lui n'étaient pas moins attentifs.
férocité. Ds attendaient l'arrivée du convoi, faisant
Ses yeux s'injectaient de sang. t
tous les préparatifs nécessaires pour faciliter
Ses lèvres s'agitaient convulsivement. 1 débarquement.
le
Les veines de son cou se gonflaient. Tous les wagons avaient déjà dépassé le
Il serrait les poings avec une force à broyer 1
Puits sans fin, et les barques des femmes
des cailloux. «suivaient sans encombre.
Le Parisien vit qu'il avait touché une mau- Seules, les yoles occupées par mademoi-
vaise corde. <
selle d'Eragny et Conception restaient en
H était loin d'être rassuré quand il vit le ;
arrière.
géant faire un pas vers lui, et il redouta une Les adieux de Tomaho aux deux femmes
nouvelle correction. javaient retardé leur départ de quelques mi-
Mais Tomaho était si fort en colère qu'il i
nutes.
ne s'agissait plus du fouet ; il lança une me- Toutefois, les deux légères embarcations,
nace effrayante, articulée avec la netteté que filant avec rapidité, arrivèrent au Puits sans
donne une conviction profonde. fin.
— Sans-Nez, dit-il, une femme t'a fait Entraînées par le courant, elles contour-
couper les oreilles, les paupières, le nez et naient l'abîme.
les lèvres. Bientôt celle de mademoiselle d'Eragny se
« Rappelle-toi, vomisseur de paroles veni- trouva près de la Tour du Sorcier-des-Eaux,
meuses , que si tu te permets jamais de pa- en rasant presque le roc.
reilles réflexions sur la femme de Tomaho, Tout à coup deux immenses clameurs, par-
tant d'amont et d'aval, vinrent se joindre au
je t'infligerai le plus terrible supplice.
« Je le jure par le grand Vacondah, je te bruit de la cataracte. ,i
la et te mettrai en outre La troupe de M. de Lincourt et celle du
couperai langue je
pareil au boeuf qui ne gémit plus à l'approche colonel d'Eragny venaient d'être témoins de
des génisses. » la catastrophe la plus étrange et la plus inat-
tendue.
Ayant proféré cette menace, le Cacique se s'é-
retourna calme et digne. La barque de mademoiselle d'Eragny
tait brusquement arrêtée , eile avait piqué
Sans-Nez prit l'attitude déconfite d'un
de l'avant dansle remous contournant le gouf-
mauvais plaisant qui n'a plus les rieurs de
son côté. fre, puis chaviré et disparu.
Mademoiselle d'Eragny et les deux Mu-
Tomaho, lui, fixait un regard inquiet sur rons furent engloutis aussitôt dans les eaux
le canot qui emportait sa femme.
tourbillonnantes du Puits sans fin.
De même, le comte de Lincourt et la plu-
Cette scène avait duré quelques secondes
part des hommes restés avec lui sur la rive à peine, et déjà elle se renouvelait terrifiante.
suivaient avec intérêt la marche du deuxième suivait de
La barque portant Conception
convoi.
Un certain nombre d'émigrants près.
étaient ma- On vit les deux pilotes lever soudain leurs
riés et ils n'avaient pas vu sans crainte em- avirons, se jeter en avant, essayer de parer à
barquer leurs femmes et leurs enfants. un danger qu'ils entrevoyaient, mais que les
Les wagons tout attelés flottaient à mer- flots d'écume masquaient aux spectateurs.
Veille. Dans le nuage de vapeur, on aperçut Con-
Us dausaient légèrement sur l'écume des
ception levant les bras avec désespoir, puis
"lisants, contournant les roches, et se main- la barque chavira comme la précédente. Le
tenant dans le courant par la violence même 1 Puits sans fin reçut trois nouvelles victimes.
de celui-ci. de ce double nau-
I L'étrangeté, l'imprévu
Sur l'autre rive, le colonel d'Eragny ett frage frappaient de stupeur la caravane en-
406 L'HOMME DE BRONZE

tière qui, sur les deux rives, avait vu sans j « A l'oeuvre! »


comprendre. i Et il organisa le troisième départ.
Le colonel d'Eragny, fou de désespoir, s'é- j Il fit prendre toutes les mesures de précau-
tait jeté dans la première barque qui avait ! tion et de sûreté que lui suggéra une excès
abordé la rive, et, à force de rames, ilessajrait sive prudence.
de remonter le rapide» Les canots portant les canons furent mu-
Tentative insensée. nis, pour plus de sécurité, d'une ceinture de
Le colonel parvint néanmoins jusqu'au < roseaux, et l'on hissa les wagons chargés de
pied d'une des chutes ; il fut saisi par un re- munitions sur des amas immenses de joncs
mous, la barque se retourna, et il vint, secs.
meurtri, échouer sur la rive, où il fut re- Tous les préparatifs terminés, tous les cha-
cueilli. riots lancés, le comte se mit à l'eau avec son
En aval donc, grande émotion. détachement. '
En amont, même émoi, avec de l'inquié- 11 ne laissa à terre que cinquante hommes
tude en plus. ! prêts à partir , plus l'extrême arrière-garde
M. de Lincourt, quoique vivement 'im- de dix hommes commandée par Tomaho et
pressionné par le malheur qui venait de Sans-Nez.
frapper son associé et son ami, faisait avec Le troisième convoi se trouva bientôt en-
sang-froid son devoir et ordonnait que le gagé au milieu des rapides dans les meilleures
troisième départ eût lieu. conditions.
Mais il remarqua de l'hésitation parmi ses Canons, wagons et hommes suivaient une
hommes. excellente direction.
Il les assembla, et leur dit résolument : Le Puits sans fin fut dépassé sans aucun
— Gentlemen, deux accidents ne sauraient accident nouveau.
entraver notre marche. Le comte et le chef des squatters, qui mon-
«Je jure, foi de gentilhomme! que j'aurais taient une barque et étaient partis des der-
donné un bras .pour éviter ces deux mal- niers, arrivèrent devant la Tour du Sorcier-
heurs ; mais devons-nous rester en haut des dcs-Eaux.
rapides quand nos camarades nous attendent
Les deux hommes examinèrent curieuse-
en bas? ment le rocher.
— Le chef a raison, dit le Vieux.
— Il est creux eu effet, M. de
« Il faut passer. remarqua
Lincourt.
« Et pour vous donner l'exemple, je me
« Ces ouvertures, à trois mètres au-dessus
risque. »
de l'eau, ressemblent à des meurtrières.
Le comte serra vigoureusement la main au
— C'est une grotte, tout dit
vaillant et vénérable prêtre. simplement,
— Allons, dit ce dernier, un wagon à l'eau, Bouléreau.
avec moi ne nous « Elles ne sont pas rares dans ces pa-
cinq braves ; je parie qu'il
arrivera rien et que les femmes ayant eu rages.
— Une grotte sans issue,
peur et s'étant penchées de côté ont causé ajouta le comte.
— Peut-être !.. fit le squatter.
ces malheurs.
« Ce rocher creux pourrait .bien n'être
L'explication paraissait plausible.
Le wagon fut couduit dans le fleuve. qivun recoin dans un grand souterrain. »
Le Vieux et des hommes de bonne volonté Cette supposition de Bouléreau. fit réflé-
le montaient... chir M. de Lincourt qui, silencieux, continuait
Ils firentla traversée sans encombre, et plus à examiner la Tour, tout en s'en éloignant,
d'une poitrine laissa échapper un sourire de emporté par le courant.
satisfaction. Se parlant en lui-même, il murmura :
— Vous voyez, dit le comte, que la peur '. —Impossible!...
seule des femmes a causé leur mort. « La pauvre enfant estperduC: »». noyée.'- "
LA REINE DES APACHES 407

Cependant on approchait de la rive droite ! jeunes femmes dans les eaux de l'abîme.
du il cuve. | Il aimait Rosée-du-Matin, et il adorait
plusieurs wagons avaient déjà été tirés Conception.
de l'eau, et les barques portant les canons Pourtant aucune émotion apparente ne
étaient solidement amarrées le long de la trahit ses angoisses.
berge. Sa large face bronzée resta calme malgré
M. de Lincourt aborda à son tour. la. poignante douleur qui lui serrait le coeur.
Le colonel d'Eragny ensanglanté, déchiré, Il dit seulement à Sans-Nez :
— Ecureuil étourdi !
désespéré, était là frémissant d'impatience et
de douleur. i « Crois-tu maintenant au Wacondawoo?
— Je A'ous attendais, comte, dit-il, pour , « Crois-tu au Sorcier des Eaux?
tenter encore de retrouver mon enfant. j « Crois-tu au malin génie de la cataracte?
« Votre avis, je vous en prie ! i — Je ne crois à rien du tout, fit Sans-Nez
« Vos bons conseils, et agissons sans plus avec un haussement d'épaules.
de retard. I « Quand je l'aurai vu, ton sorcier, nous
— Hélas! que faire? répondit tristement le en. recauserons.
comte. j <( Et s'il lui prend la fantaisie de se mon-
— Il faut retourner au gouffre! s'écria le trer, il n'a qu'à bien se tenir.
" « Je lui réserve, à ce farceur, une de ces
colonel. |
« Il faut plonger ! ; tripotées qui marquent dans la vie même
« Il faut s'acharner dans toutes les rechcr- ; d'un être surnaturel.
ches possibles! | « Et si je ne suis pas le plus fort, mon
— Revenez à la réalité, reprit M. Te Lin- , ami Cacique, je le mettrai à même de juger
court. de la portée de ma carabine.
« S'il avait été possible d'explorer le Puits — Les sorciers, reprit gravement Tomaho,
sans fin, je l'aurais fait moi-même, vous ne craignent point mon frère, et les balles ne
n'en doutez pas. les percent pas.
« De l'avis unanime do mes trappeurs et (( Les médecines qu'ils portent les protè-
de tous les Indiens, plonger clans le gouffre, gent comme le plus fort bouclier.
c'est la mort inévitable, et je partage cette — Il n'y a pas de boucliers ni de médecines
opinion. qui tiennent! s'écria Sans-Nez en s'ani-
« Croyez-moi, colonel, j'ai examiné en mant.
passant le tourbillon, et je n'affirme rien <cSi je vise juste, et que ton homme sur-
à la légère. » naturel ne soit pas en acier fondu, tu peux
Le malheureux père demeura silencieux. le dire refroidi d'avance. »
Le froid raisonnement de M. de Lincourt Puis se reprenant :
et ses affirmations nettes lui enlevaient ses — Enfin, je te le répète pour la centième
dernières espérances. fois au moins :
Il s'éloigna tristement, laissant au comte « Il n'y a plus de sorciers depuis qu'on
le soin de veiller au débarquement du maté- ne les brûle plus. »
riel des wagons et de l'artillerie. Tomaho avait écouté Sans-Nez avec sa pa-
tience et son flegme ordinaires.
En ce moment, les cinquante hommes lais- Il reprit :
ses en arrière descendaient la cataracte. — Mon frère croit-il que les pirogues de
Il n'en manquait pas un à l'arrivée. Rosce-du-Matin et de Conception ont cha-
viré par suite d'un accident ordinaire?
ïomaho, Sans-Nez, et dix trappeurs res- — Certainement, répondit Sans-Nez.
taient les derniers sur la rive gauche du « Les Hurons etles squatters ont sans aucun
fleuve. doute exécuté une fausse manoeuvre qui les a
^e géant avait vu les deux dans le remous du gouffre.
disparaître précipités
408 L'HOMME DE BRONZE

« Je suppose qu'ils ont alors perdu la tête f Tomaho avait laissé passer sans broncher
et se sont laissés chavirer comme des imbé- <
ce flux de paroles.
ciles. D ne répondit qu'à la dernière question.
« Voilà mon opinion, et c'est la seule que — Je l'ai vu, dit-il avec le
plus pur ac-
l'on puisse raisonnablement admettre. cent de sincérité et de conviction.
— Mon frère se
trompe, fit gravement le Mais Sans-Nez était d'ime incrédulité ab-
géant. solue. ,,
« Il juge avec trop de hâte. — Est-ce
que la plaisanterie va continuer
:<Et son jugement est faux. longtemps? demanda-t-il d'un air gogue-
— Soit, Sans-Nez avec une nard.
répliqua
nuance de raillerie. Le géant prit une pose solennelle.
« Mettons que je ne sois qu'un crétin, et — Que mon frère écoute ma voix,
pro-
que toi, Cacique, tu sois profondément per- ] nonça-t-il avec l'emphase indienne.
spicace. « Le mensonge n'a jamais souillé la bou-
« Trouve une explication plus plausible che de Tomaho.
que celle que je te donne. « La vérité pure va sortir de ses lèvres. »
« Quelle est la véritable cause de la catas- Et, après une légère pause, il ajouta :
— Ami
trophe? trappeur, mon regard est perçant
— C'est le Sorcier des Eaux
qui a fait comme celui de l'aigle.
chavirer les deux pirogues, répondit Tomaho « Je le jure par le Gi'and Vacondah, au
avec une singulière assurance. moment où les pirogues chaviraient, j'ai vu
— Encore! s'écria Sans-Nez avec impa- le Sorcier des Eaux. » |
tience. L'altitude, le ton, le serment du géant je-
— C'est le Sorcier des Eaux qui a attiré tèrent tout à coup Sans-Nez dans une grande
les deux femmes dans le Puits sans fin, '
perplexité.
continua le géant. Il n'y avait certes pas à douter de la parole
« Elles sont maintenant ses prisonnières. de Tomaho.
« Et, tu le sais, le Puits saris fin ne rend Mais d'un autre côté l'existence du moin-
pas ce qu'il engloutit. » dre sorcier ne pouvait être admise un seul
Sans-Nez perdait de plus en plus patience. instant.
La persistance de Tomaho l'agaçait. Que penser?
Il rageait de le voir si simple et si crédule. Que supposer?
— Mais, Cacique, mon ami, fit-il en tré- Sans-Nez, pour la première fois peut-être,
pignant, où le prends-tu, ton diable de sor- subissait un aussi profond ahurissement.
cier? Mentalement il se posa ces trois ques-
« Où est-il? tions :
« Où perche-t-il ? « La mort de Conception a-t-elle si vive-
« Est-ce de la chair ou du poisson, cet ment frappé Tomaho qu'il soit dévenu fou?
animal-là ? « Ses yeux l'ont-ils abusé?
« A-t-il du poil, des plumes ou des écailles? « A-t-il un intérêt à me tromper moi-
« Vit-il sur terre, sous l'eau ou dans l'air? même?»
« Serait-ce enfin un amphibie ? Sans-Nez ne pouvant trouver réponse à ces
« Une manière de phoque qui dit papa, questions qu'en interrogeant le Cacique, il
maman, comme celui que j'ai vu boulevard se composa un air aussi sérieux et aussi con-
du Temple 1 vaincu que possible.
« Ou bien le roi des caïmans, qui ne se — Je ne doute plus de ta parole, dit-il.
nourrit que de chair humaine? « Tu m'affirmes avoir vu le Sorcier des
« Parle donc, grand naïf. Eaux; je te crois,
« Dis-moi un peu quelle tournure il a, si tu i « Mais je voudrais savoir comment il est
l'as vu, ton Sorcier des Eaux? » ; bâti, ce sorcier.
LA. REINETTElTXPACHES

Poursuite dans la savane.

« Est-ce un homme? Sorcier des Eaux allongea son bras par-dès-


— C'est un homme double, répondit To- sus l'abîme.
maho le plus sérieusement du monde. « Il attira la pirogue dans les eaux perfi-
— Double? fit Sans-Nez. des du Puits et la renversa. »
— Il a deux têtes, continua le géant avec Ici le géant fit Une pose.
une gravité imperturbable. ! Sans-Nez le considérait avec un commen-
— Décidément, il est fou! pensa Sans-Nez. cement d'effarement.
Et, sans affectation, il posa la main sur la Il jeta les yeux autour de lui, comme uu
crosse du revolver qui pendait à sa ceinture. homme cherchant de quel côté il va fuir.
Le Cacique reprit : Les dix trappeurs formaient groupe a
— Je
suppose qu'il a plusieurs bras, mais quelques pas.
je ne lui en ai vu qu'un. Il se tint prêt à les rejoindre à la première
« Ce bras, il l'allonge selon sa volonté. alerte.
— Fou ! archi-fou ! se dit Sans-Nez. Tomaho ne s'apercevait pas de la préoccu-
« Ayons l'oeil. »
pation du Parisien.
Et il recula d'un pas. Après avoir poussé un soupir que l'on pou-
Tomaho n'y prit pas garde. vait bien prendre pour un sanglot étouffé, il
D continua : continua :
— Au moment où la — Le Sorcier des Eaux a deux têtes.
barque de Rosée-du
Matin passait devant le Puits sans fin, le « Il lui fallait deux femmes.
L'HOMMEDE RUONZE.— 67 LA REINE DBSAPACHES.— 52
410 L'HOMME DE BRONZE

« Quand la pirogue de Conception parut, sont à plus de trois mètres de hauteur, à ce


son grand bras s'allongea encore. qu'il me semble.
« Et ma femme alla rejoindre Rosée-du- — Rien n'est
impossible, tu l'as dit, fit 19
Matin dans la demeure profonde du Génie. » géant.
Le Cacique se tut. Sans-Nez ne jugea pas à propos d'entamer
— C'est une folie «triste et douce,
pensa . une discussion sur ce point.
Sans-Nez. R garda le silence, ce qui pouvait passer
« Tant mieux ! pour une adhésion.
« Je commençais à avoir une fameuse ' Mais il était parfaitement décidé à ne pas
venette. . ! tenter une entreprise qu'il Considérait comme
« Je ne le dirais à personne, mais je nié i une folie.
l'avoue à moi-même. » Quanta Tomaho, il paraissait avoir pris
R leva les yeux sur le géant demeuré silen- définitivement sa résolution.
cieux. Ses larmes avaient disparu.
Une véritable émotion lui serra la poi- Un feu sombre animait son regard d'ordi-
trine. naire si doux.
Tomaho pleurait ! Une contraction nerveiise donnait à son
Sans-Nez, dans un généreux élan de sym- visage une singulière expression de rudesse
pathie et d'affection, tendit ses deux mains au et de dureté.
Cacique. — Saris-Nez, difril avec une brusquerie qui
Lé géant, souriant au milieu de ses lar- ne lui était pas habituelle, je te demandé dé
mes, l'enleva de terre comme un enfant et faire mettre nos trappeurs à l'eau.
l'embrassa. « Moi, je vais porter notre pifôgué surlft
— Ami, dit Sans-Nez d'un ton sérieux
qui ' rive et la mettre à flot.
lui était peu habituel, et entrant complaîsam- « Quand tu seras prêt, viens. »
ment dans les idées de Tomaho, tout n'est Dix minutes après, les trappeurs* enfoncés
peut-être pas perdu. dans leurs grosses touffes de roseaux, des-
« Si Rosée-du-Matin et Conception sont cendaient le rapide.
victimes d'une persécution, on peut les sau- La carabine haute, le sac aux cartouches
ver. fixé au cou, ils se laissaient entraîner, son-
— Tu le crois? fit le géant, dont une lueur dant du regard les rochers et les pentes des
d'espérance vint dilater le coeur. deux rives.
— Rien n'est impossible, ajouta Sans-Nez. Rs se tenaient prêts à répondre à toute
— Tu as raison, dit Tomaho. tentative d'hostilité.
« Je dois me mettre à la recherche de ma Armés de fusils à répétition, habiles tireurs,
femme. ils pouvaient tenir en respect une troupe de
« Je pénétrerai dans la Tour du Sorcier. deux cents hommes.
« Tu viendras avec moi. De plus, ils avaient une réserve de dix-huit
«Ne crains rien : je possède un talisman cartouches dans la crosse de leur arme, et
qui nous protégera. ils pouvaient, par un simple mouvement de
— Plus souvent! pensa Sans-Nez. bascule, recharger après chaque coup
« Je me soucie peu de faire connaissance tiré.
avec ce Puits sans fin qui n'a rien de sor- Ce fusil était un terrible engin entre les
cier, mais qui me paraît des plus dangereux. mains de pareils hommes, car ils le maniaient
« Après tout, ne le contrarions pas. » avec dextérité.
Et il dit à haute voix : Quand le dernier trappeur fut entraîne
— Tu peux compter sur moi. dans le rapide, Sans-Nez alla rejoindre To-
« Mais je ne vois pas qu'il soit possible de maho, qui, son énorme carabine en bandou-
pénétrer dans le rocher. lière et les rames en main, l'attendait patieffl-
« Les ouvertures qui donnent sur le fleuve ; ment.
LA REINE DUS APACHES 411

La barque, vigoureusement poussée, en- ) rrouges se détachait l'iris brun qui brillait
ira dans le courant ; elle fut entraînée avec d
d'un humide éclat.
— C'est bien là l'oeil d'un fou,
une vitesse qui s'accéléra peu à peu. pensa Sans-
Tomaho la guidait d'une façon qui sem- I
Nez.
bla étrange à Sans-Nez, si étrange que ce- j Tomaho accompagna son regard d'un bi-
lui-ci, alarmé précédemment déjà sur l'état : zarre
z sourire et se remit à pagayer avec fu-
de la raison du géant, commença à conce- i
reur.
voir des doutes sérieux. Le bateau dansait sur les brisants comme
Tomaho, l'oeil hagard, les lèvres crispées, , fétu de paille.
un
manoeuvrait ses pagaies de la plus singulière Sans-Nez était glacé d'épouvante.
façon. Debout à l'arrière, il criait :
Ses mouvements étaient désordonnés, fé- — Dans le courant, misérable !
briles, incohérents. « Dans le courant, malheureux î
Il articulait, en langue indienne, des mots « Tu vas nous faire périr tous deux. »
sans liaison, des phrases coupées et sans Mais Tomaho souriait toujours de son
suite. triste et singulier sourire.
A chaque instant, il fixait un regard ar- Sans-Nez, voyant que décidément le péril
dent et plein de menaces sur la Tour du grandissait et devenait presque imminent, se
Sorcier. mit à s'attacher sous les bras ces botillons de
11parut à Sans-Nez, autant du moins qu'il roseaux dont le comte avait recommandé
put le comprendre, que Tomaho parlait dé que tout chasseur fût muni, alors même qu'il
sauter dans la tour, d'y joindre le sorcier et monterait une barque.
de le tuer. Tout en prenant ces précautions, le Pari-
Et le Parisien était vivement alarmé. sien ne quittait pas Tomaho du regard.
Tout à coup, comme pour justifier les Le géant, l'oeil attaché sur la tour, insen-
craintes de Sans-Nez, Tomaho imprima une sible aux fureurs du Parisien, murmurait :
direction nouvelle à la barque. — Oui, la tour est creuse et le sorcier
| 11 sortit du milieu du courant et se rap- l'habite.
procha de la rive formée de rochers vertica- « Oui, Conception est captive 1
lement dressés, et dont l'eau tourmentée ca- « Mais Tomaho la délivrera. »
ressait les pentes -lisses et glissantes. Plus de doutes !
Il était impossible que, pilotée de la sorte, Le géant voulait entrer dans la tour !
la barque ne vînt pas donner en plein contre Sans-Nez avait espéré que son ami n'aurait
la tour. qu'un moment d'aberration, mais la folie
bondit sur '
Sans-Nez, sérieusement effrayé, avait certainement repris son cours.
son banc et s'écria : Alors le Parisien essaya de la persuasion.
— Ah — Tomaho, dit-il mettant la main sur l'é-
çà ! décidément, tu es fou, Cacique, i
i .
« Tu nous mènes en plein sur les brisants. ; paule du géant, Tomaho, mon vieux cama-
« Pas une barque, pas un chariot n'ont |j rade, pas de bêtises !
pris cette direction. iI « Veux-tu m'écouter? »
«Nous allons chavirer! » Le géant se retourna et fixa sur Sans-Nez
'
Le géant jeta sur Sans-Nez un singulier
; un long regard.
regard. Le vague et triste sourire qui errait sur
La prunelle dilatée avait des phosphores- ses lèvres se transforma en une expression de
cences que la lumière du jour changeait en dédain.
Pâles'reflets d'étain. — Mon frère a peur? dit-il.
Les paupières démesurément ouvertes dé- « Qu'il se rassure !
couvraient entièrement lé globe de l'oeil, et ; « Notre barque ne peut sombrer; le comte
sur ce fond blanc sillonné de
petites veines i l'a dit!
412 L'HOMME DE BRONZE

« Tomaho, au pied de la tour, repous^ « Tu éviteras le Puits sans fin et tu re-


~
sera le canot en plein courant. joindras nos amis.
—• Tu veux donc simplement voir de près « Le Vacondah te protège!
la tour? dit Sans-Nez avec quelque espé- —- Le diable t'emporte! dit Sans-Nez.
rance. « Je vais te casser la tête, grand animal. »
'
—— Je veux entrer dans la demeure du sor- Tomaho se souciait peu de cette menace.
j
cier! dit Tomaho avec une sorte d'exalta- !j La rapidité de la course imprimée à la
tion farouche. i barque par le courant était telle, que Sans-
« Mais Sans-Nez a tort de croire que je !i Nez vit la tour, selon l'effet d'optique or-
lui imposele devoir de m'accompagner. | dinaire, arriver sur lui sans qu'il eût le temps
• « Je me mettrai seul à la recherche de Ro- de protester davantage.
séc-du-Matin et de Conception. ji II se leva pâle, prêt à mourir.
— Tu es fou, malheureux! dit le Parisien — Assis! ordonna Tomaho.
avec une conviction i « Assis, ou tu rouleras à l'eau quand je
profonde. j
le canot ! »
— Je vois, fit Tomaho doucement, que ,' pousserai
mon frère m'a supposé visité par l'esprit qui ! Mais Sans-Nez, troublé, n'entendait pins
des hommes. .; rien.
dérange les cerveaux
« Que mon frère se rassure ! |i Une seconde d'hésitation et il était perdu.
« Je jouis de ma raison. » |i Tomaho l'empoigna d'une main par le cou
Le ton dont parlait Tomaho et, jetant sa pagaie, de l'autre main s'accrocha
convainquit
au rebord de la meurtrière avec une adresse,
Sans-Nez que le géant n'avait point perdu la
tête. , une habileté inouïes, au moment où la har-
'j
que, courant droit sur la tour, avait donné
Il reprit espoir do le dissuader et, pour être
presque de l'avant contre ce roc.
plus convaincant, il ne lui ménagea point
IJ Malgré la surcharge, le géant renvoya le
les épithètes.
courant par un coup de
— Tu n'es qu'un grand imbécile, lui dit-il. ,; canot au milieu du
« On ne meurt pas pour une femme! | jarret formidable.
Il se trouva avec Sans-Nez suspendu sur
« Je comprends qu'on la sauve, mais on
les flots.
ne se f... pas à l'eau de désespoir.
Sa manoeuvre avait été favorisée par un
« Je te croyais une certaine dose de bon
sens. phénoriiène que Tomaho avait dû remar-
quer sans doute dans de précédentes aven-
« Je me suis trompé !
tures sur les fleuves américains.
« Tu es une bête brute, un idiot, un cré-
Comme tout Indien araucanien. Tomaho
tin incurable... »
était un nautonnier expérimenté.
Tomaho laissa passer le flot d'injures sans ' Il savait que, quand un courant porte à
daigner répondre un seul mot.
plein sur un obstacle, il se produit au pied
Mais comme bientôt l'on fut arrivé à l'in- même de l'obstacle une lutte entre le flot
stant décisif, le géant imposa silence à son 1 i repoussé par le choc et le flot qui le suit.
compagnon par un geste impérieux. De là un remous dont la* contre-action
—Nous arrivons! dit-il. une neutralisation des deux forces
produit
« Regarde! m I opposées.
Il montrait l'une des meurtrières dont la1 : Aussi voit-on une épave, poussée contre
tour était percée à trois mètres au-dessus s une pile de pont, arriver violemment droit
des flots. sur elle, mais perdre de sa vitesse aussitôt
— Regarde ! répéta-t-il. mètres de la pile le remous
qu'à quelques
« En passant sous la tour, je saisirai lee se fait sentir; l'épave arrive sans force a°
rebord de cet oeil du sorcier. pied de l'obstacle, tournoie, dévie sans W
« Je donnerai un coup de pied vigoureux x loucher et rentre dans le courant qui l'en"
h la pirogue, qui s'éloignera dans le courant. t. traîne.
LA REINE DES APACHES 413

Tomaho avait calculé tout cela et réussi en haut des chutes, je vous conseillerais de
sa manoeuvre. tenter la chose.
Suspendu d'une main au dessus de l'a- « Mais impossible de remonter les rapides !
bîme, il dit à Sans-Nez d'une voix calme : — Je tournerai les montagnes, dit M. d'E-
— Prends ton couteau ! ragny.
. « Mets-toi en défense ! » — Pardon, dit une voix, celle de Tèterde-
Et il l'éleva jusqu'à la meurtrière, par le Bison qui semblait singulièrement ému.
trou de laquelle il le fit passer. « Monsieur le comte, ajouta-t-il, il est vrai
Puis, derrière lui, il se hissa! que les lignes de montagnes que le cours du
Tous deux disparurent dans la Tour du fleuve coupe par ses rapides sont sur une
Sorcier. longue étendue infranchissables ' pour
une ca-
ravane et ses wagons..
« Mais, à deux jours de marche d'ici, je sais
un sentier qui permet à une file d'hommes
CHAPITRE LXVl de passer.
« J'aime Tomaho, j'aime beaucoup To-
OUM. n'ÉIUGNYET BOULÉREAU
SE SÉPARENT maho. »
DE LA CARAVANE
Le Trappeur semblait en effet très-chagrin
de sentir le géant exposé à de grands dan-
'
On juge de la stupéfaction de Ja caravane, gers.
à la vue de ce qui se passait. i Il reprit :
Les dix hommes étaiei. — J'aime aussi mademoiselle Blanche ; et
d'arrière-garde
plus étonnés que personne. si vous, chef, si le reste de la caravane y
On les attendait impatiemment sur la rive. consent, je guiderai M. d'Eragny à la re-
Le comte, M. d'Eragny,Bouléreau, tousse cherche do sa fille. '
pour les questionner. — Et moi, dit une autre voix,
précipitèrent je me charge
— Que s'est-il de conduire une barque au pied de cette sa-
passé ? demanda le comte.
« Comment vos deux chefs ont-ils dis- tanée tour.
paru? « Gré mille tonnerres! vive la joie! J'ai de
— Monsieur le comte, dit un trappeur, »
je l'espoir!
crois avoir compris la chose, et c'est assez Un franc rire, sonnant comme une gaie
'
extraordinaire. fanfare de cor, accompagna cette déclaration,
« Tomaho m'a paru vouloir entrer dans faite par Bouléreau son éternelle pipe à la
la tour et, si je ne me trompe, Sans-Nez ne bouche.
voulait pas le suivre. — Si l'on veut, avec quelques
reprit-il,
« Alors le
Cacique l'a empoigné d'une main, amis, nous passerons par le sentier que le
s est accroché de l'autre à la meurtrière et Trappeur connaît, et nous irons à la re-
ils sont dans la tour à cette heure. cherche de la petite demoiselle.
— Brave « J'ai idée qu'elle est vivante,
garçon que ce Tomaho ! dit le moi! »
comte. M. d'Eragny tendit en silence et les larmes
« Voilà un aux yeux ses mains à ce brave sqUatter et à
coup d'audace et d'adresse qui
dénote plus d'intelligence que je n'en sup- Grandmoreau.
posais à ce bon géant. Le colonel sentait renaître en son âme une

Ainsi, s'écria M. d'Eragny, cette tour faible lueur d'espoir.
?st creuse! — Mille noms de noms d'une co-
pipe!
« Ainsi l'on
peut y pénétrer ! lonel, ne pâlissez pas et ne pleurnichez pas,
« Comte, le mari montre au sauf votre respect ! s'écria Bouléreau.
père le ehe-
"ùn du devoir. « J'ai le pressentiment que nous retrou-
« Ce
que Tomaho vient de faire, je le ferai. verons votre petite demoiselle, la femme, du

Monsieur, dit le comte, si nous étions | géant, Sans-Nez et ce grand bon garçon
UA L'HOMME DE BRONZE

de Toriiaho que j'aime de tout mon coeur. 1 — Épatant ! s'était écrié le Parisien an
« Allons, colonel, demandez sept volon- ]
premier coup d'oeil jeté dans l'intérieur de
taires ; avec nous et vous, ça fera dix hommes. 1
l'excavation.
« M. le comte ne s'y oppose pas ? j Cette grotte présentait en effet des singu.
— Non, dit M. de Lincourt; mais les cara- ' larités 1 étranges, qui frappèrent Sans-Nez à
yanes sont régies par des lois que nul ne doit < point qu'il oublia périls et récriminations.
ce
enfreindre sous peine de mort. | Que l'on se figure un vaste souterrain de
« Entre autres traditions et règlements, le trente mètres de rayon et de plus de cent
plus grave de tous est la défense d'abandonner pieds de hauteur.
son poste, ou la troupe dont on fait partie, en | Les parois sont lisses et brillantes.
vue d'un intérêt personnel et sans le consen- . La Aroûte, également lisse et sans aucune
tement de la majorité. fissure, est régulièrement arrondie. D'in-
«Je dois donc, avant de vous encourager nombrables lignes brisées de couleur verdà-
plus longtemps à persévérer dans votre géné- tre s'entre-croisent sur un fond blanc et
reux projet, consulter nos hommes et de- jouent fidèlement le marbre.
mander leur approbation. Çà et là de pures gouttes d'eau brillent
— Je me soumets d'avance à la décision comme des diamants ; une se détache de
de tous. temps en temps et tombe comme d'une pa-
« Mais faites que cette décision soit prise rure égrenant ses brillants.
sans retard. Quatre larges meurtrières s'ouvrent dans
— Dans quelques instants, répondit M. de les parois de la grotte.
Lincourt. Elles donnent sur la cataracte du Colorado
Et il réunit aussitôt les différents chefs de et sur le Puits sans fin.
compagnies. Un demi-jour pénètre par ces ouvertures;
— Faites assembler tout le monde, or- il se reflète sur le blanc des murailles et
'
donna-t-il. produit une clarté mate que l'oeil supporte
« Ils'agit d'une importante communication. sans fatigue.
« J'ai besoin d'un vote général. » Le sol de la grotte est composé de sable
Dix minutes après, le personnel entier de jaune mélangé de paillettes cristallisées et
la caravane était rangé en demi-cercle, écou- ; brillantes comme de la poudre d'or.
tant en silence les explications du comte de . On ne remarque pas trace d'humidité sur
Lincourt et du colonel d'Eragny. ce terrain, malgré le voisinage du Colorado.
Un vote eut lieu immédiatement. }| Sur quelques points seulement on aper-
'
R autorisait le colonel à se mettre à la re- çoit une tache d'un jaune plus foncé; ce
cherche de sa fille et à se faire accompagner ! sont les gouttes d'eau tombant de la voûte
par Bouléreau, Tête-de-Bison etsept squatters | qui l'ont produite.
de bonne volonté. Au milieu de la grotte s'ouvre un large
En vertu de cette autorisation, les absents trou, assez semblable à l'entrée découverte
'
participaient de droit à tous les bénéfices et d'une carrière.
avantages réalisés en leur absence. Une sorte de chemin en pente douce y con-
M. d'Eragny, profondément touché, pro- duit 1.
nonça quelques mots de remerciement. Ce chemin descend en spirale et parait
Deux heures après, il quittait le campe- i s'enfoncer à une immense profondeur.
ment. i Tomaho ne s'arrêta pas longtemps à ad-
La petite troupe s'engagea résolument dans mirer les splendeurs du souterrain
la montagne... i. Dans la tour de Copenhagueexiste un escaliersa»
Bientôt elle disparut aux regards de tous,.. marche, aux vastes proportions, et dont la pente est assez
doucepour permettre à une voiture de le gravir.
Par un étrange jeu de la nature, le travail des ingé"
Cependant Tomaho et Sans-Nez avaient nieurs du Danemarkse trouvait être la copie de l'intérieur
pénétré dans la Tour du Sorcier-des-Eaux. de la Tour du Sorcier-des-Eaux.
LA REINE DES APACHES 4 là

— Mon frère, dit-il, a le ramage de l'oi-


R avait une vive préoccupation.
H enleva brusquement Sans-Nez à la hau- sseau-moqueur.
donnant sur le « Mais il a le coeur généreux d'un brave
teur de l'une des ouvertures
ttrappeur.
Colorado, et lui montra la barque s'éloignant
« Tomaho, lui aussi, est généreux.
du rocher.
— Ami, lui dit-il, tu m'as accusé de te « Et il donnera sa vie avec joie pour sau-
T
ver celle de son frère Sans-Nez. »
mener à la mort.
« Je dois me justifier. En prononçant ces derniers mots, le géant
« Tu pouvais ne pas me suivre, je te l'ai t
tendit sa large main.
— Allons donc ! s'écria Sans-Nez ; une poi-
dit-
« Si tu étais resté tranquillement assis dans jgnée de main ne me suffit pas.
« R faut que je t'embrasse. »
le canot, je te lançais avec lui dans le cou-
rant, et sans danger tu rejoignais la cara- Et il sauta au cou du géant.
vane. Les deux hommes échangèrent une frater-
« Vois : notre barque descend au milieu du nelle étreinte.
sans avoir été elle tou- — A la vie à la mort! s'était écrié Sans-Nez
rapide, et, gouvernée,
chera bientôt la rive où ont abordé nos dans un joyeux et sincère élan.
— Och! le géant en
amis. » répondit simplement
Et Tomaho poussa un large soupir de sa- reposant le Parisien à terre.
tisfaction. Une fois sur ses pieds, Sàris-Néz s'écria
— Mon vieux Cacique, répondit Sans-Nez avec un joyeux entrain :
avec une insouciance vraiment française et — Maintenant, allons-y gaiement.
surtout parisienne, je n'en suis pas à re- j .«Et avant tout, il s'agit d'inspecter cette
i' grotte et de voir » i
gretter de t'avoir empoigné le talon, et de
nie trouver ici en ta compagnie. |j Il fut interrompu par une soudaine excla-
« Je n'étais guère disposé à tenter l'aven- 1: mation de Tomaho :
1' — Lo bras du sorcier ! s'écriait le géanti
ture, mais, à vrai dire, je ne suis pas fâché
de la manière dont les choses ont tourné. '
> Et il montrait du geste une sorte de grosse
« Après tout, mon bon Tomaho, je me dis et longue perche appuyée contre la paroi de
que tes espérances ne sont pas aussi folles ij la grotte.
1! Sans-Nez, inaccessible à la moindre crainte
que je me l'étais figuré.
« Maintenant j'espère que nous retrouve- superstitieuse, s'avança dans la direction in-
rons Conception et Rosée-du-Matin. diquée, et laissa échapper un de ces éclats
« Je les aime bien, moi, ces deux créa- de rire à lui, c'est-à-dire une succession de
tures. petits cris secs et stridents suivant une pro-
« Et puis, vois-tu, j'aurais commis une lâ- gression ascendante.
cheté en t'abandonnant. — Voici l'objet, ami Cacique, dit-il ensai-
« Tu me l'aurais
pardonnée peut-être, mais ; sissant la perche.
moi, jamais ! « Si c'est là un bras, je veux que le diable
« Aussi, ' me
pas de-récriminations. croque!
« Tout est « Tiens! voilà un crampon de fer qui ne
pour le mieux. '
« Si nous avons la veine de
réussir, nous parle pas, mais qui dit bien des choses.
Partagerons la gloire. i « Ton bras de sorcier est tout bêtement
« Si la mort nous barre le chemin, eh bien ! ; une gaffe de marinier.
ûous ferons le saut ensemble. I « Et si tu m'en crois, tenons-nous sur nos
M On meurt en bonne compa- i gardes.
gaiement
gnie. » , «C'est à l'aide de cet instrument que l'on a
lomaho avait» écouté Sans-Nez avec un fait chavirer les yoles, et ceux à qui il a servi
Vaisir qui se traduisait pas loin. »
par un bon sourire ! ne sont probablement
l°ut plein de satisfaction. Tout en faisant cette judicieuse observa-
j
416 L'HOMME DE BRONZE

tion, Sans-Nez visitait sa carabine et l'ar ] « C'est cette canaille de John Huggs avec
mait. , d
j deux de ses bandits.
Tomaho ne jugea pas utile d'imiter la pru- — Je crois
que mon frère a raison, ap-
dence de son compagnon. j
prouva Tomaho.
Calme et sentencieux, il dit : « Ces hommes portent des mocassins de
—- Le fusil est impuissant contre les sor- fforme indienne, mais fabriqués par des
ciers. ^
Visages-Pâles.
« feeurs médecines les protègent contre les « Ils ont beau faire, ils ne peuvent trom-
halles mieux que le meilleur des boucliers. » per 1 l'oeil d'un Araucanien.
Sans-Nez ne put réprimer un nouvel éclat — Juste! fit Sans-Nez.
de rire. « Nous sommes en plein dans lé vrai.
Les croyances aveugles du Patâgon ne l'ef- « John Huggs a inventé ce truc depuis
frayaient plus, elles l'amusaient depuis qu'il longtemps pour que l'on confonde sespistes
était bien sûr que son compagnon n'était pas , avec celles des Peaux-Rouges.
fou. « Mais Un pirate ne monte pas:le coupa
|
— On n'a pas idée d'un entêtement des trappeurs comme nous autres.
pareil ! .
s'écria-t-il sur le ton railleur qui lui était ha- « On ne Se contente pas d'avoir du chic,!
et du torse, on a de l'oeil. <
bituel. , du galbe
« N'est-ce pas, Tomaho?» ;
« On parle des mules, mais les géants peu- ;
Et le Parisien exécuta avec ses doigts un
vent se vanter de leur rendre des points. » 1j
! roulement de castagnettes, s
Tout en parlant, le Parisien inspectait du joyeux
de la I Puis il reprit :
regard l'intérieur grotte. — Eh bien! ami Cacique, tu peux en faire
L'escalier souterrain surtout lui paraissait !
. |1 ton deuil, du sorcier.
suspect. « 11 n'y en a pas plus que sur ma main,
Et c'est le doigt sur la détente qu'il se di- jj
I comme tu vois.
rigeait de ce côté, en examinant le sol avec I — Mon frère se trompe, fit sérieusement
une minutieuse attention. !
le géant.
Tout à coup il s'arrêta. « John Huggs est sorcier, a le
— J'en étais sûr! s'écria-t-il. puisqu'il
truc. »
« Une, deux, trois pistes très-fraîches.
Sans-Nez eut un soubresaut.
« Viens donc un peu voir ça, Cacique. — Le truc! s'écria-t-il.
« Tu vas me dire si ce sont là des pas de « Qu'est-ce que tu me chantes avec ton
sorcier. » i truc?
j
Et en même temps il jetait sur le trou béant « S'il a le truc, ça ne prouve pas qu'il soit
I
un regard de défiance, et il mettait le doigt i sorcier.
sur la détente dé son arme. {- « C'est un truqueur, voilà tout. »
Tomaho s'approcha, se courba jusqu'à terré i Tomaho secoua la tête en signe de doute.
et examina les pistes. Quand une idée s'était logée dans son cer-
— Il y en a bien trois, n'est-ce pas ? fit veau, il n'était pas facile de l'en faire sortir.
Sans-Nez. — John Huggs est sorcier, répéta-t-il avec
— Mon frère ne se trompe pas, répondit conviction.
le géant. Et saisissant la gaffe après avoir pi'0'
— Ça fait donc trois sorciers pour un ! re- nonce quelques mots indiens qui devaient
le P arisien ours mo doute tout il •
marqua touj queur. sans conjurer danger, ajouta
« Mais, si j'en crois mes yeux, ces trois i — Voici son talisman. .
sorciers ne seraient-ils pas tout simplement t — Puisque je te dis que c'est une gaffel
des piratés de prairie? insista Sans-Nez.
« Eh! mille, millions de blagues à tabac e — Le chef des pirates est sorcier et voicl
toutes pleines 1j'en jurerais. i son talisman, répéta le crédule Cacique.
LA 417
REINEi'yDESjArACIIES'

ils allaient atteindre la rive.

« Et le comte de Lincourt, notre chef, ! « Comprends-tu, à la fin?


n'est-il pas sorcier? — Mon frère peut avoir raison, fit To-
« Lui aussi a le truc . maho.
« Lui aussi a des talismans enfermés dans « Mais je connais les légendes de la magie
des petites boîtes et qui font sauteries riion- indienne, et j'affirme qu'un sorcier seul pou-
tagnes. » vait, par ses puissantes médecines, attirer
Sans-Nez tenta un nouvel effort pour dis- les squaws dans l'abîme.
suader le géant ; mais celui-ci tint bon. « Si John Huggs est le ravisseur, il est
— La il a
preuve, dit-il, que je tiens le ta- sorcier, et par son pouvoir magique
lisman de John Huggs, c'est que ce long bras déjà mis un grande distance entre lui et
lui a servi pour fasciner les yoles et les nous; sans cela, nous nous serions déjà
chavirer. précipités sur ses traces.
— Es-tu bête ! « Mais, grâce à mon talisman,
reprit Sans-Nez, avec un j'arrive-
haussement d'épaules rai, et sans me presser. »
« Ne vois-tu Une exclamation de Sans-Nez interrompit
pas, grand niais, que les pi-
rates ont attendu les barques au passage ; le monologue du Cacique.
qu ils les ont crochées àl'aide de cette gaffe, Le Parisien, que toutes ces divagations
et les ont entraînées dans le tourbillon du finissaient par ennuyer, s'était approché de
Puits sans fin où elles ont disparu? l'une des meurtrières donnant sur le Puits
" Est-ce assez clair? '
sans fin, pour continuer les investigations
L'HOMKSDE BRONZE.— 68 LA REINE HESAPACHES— 53
/i!8 T,'HOMME DE BRONZE

patientes et minutieuses par lesquelles un : corps inanimés étendus sur la roche


plate qui I
trappeur débute toujours sans aucune hâte formait berge, H
dans une poursuite. — Conception !.. • Rosée-du-Matin ! s'écria I
Son regard cherchait à percer le nuage Tomaho. I
-— Les
de vapeurs qui s'élevait sur les eaux. pilotes hurons! le squatter! dit I
Ce qu'il vit lui arracha un cri de sur- Sans-Nez. I
prise. Un pirate, le couteau à la main, venait de I
— Tonnerre ! dit-il en s'éloignant de s'approcher des trois corps d'hommes éten- I
l'ouverture. dus sur le rocher. I
« Les brigands ne sont pas si loin que John Huggs et son lieutenant se tenaient I
tu le penses. penchés auprès des deux femmes. I
— Canailles ! I
« Regarde !
« Vois-tu là-bas, au delà du gouffre? » « Rrigands ! s'écria tout à coup Sans-Nez. I
Tomaho fixa un regard anxieux dans la « Ils poignardent trois hommes sans dé- I
direction fense. » I
indiquée.
Sur la berge que baignaient les eaux du L'un des piratés venait en effet d'égorger I
Puits sans fin, du côté des montagnes, on les deux Hurons et le squatter. I
trois formes humaines Et cette horrible exécution faite, il avait I
apercevait s'agiter
dans le brouillard assez intense repoussé du pied les cadavres dans une sorte I
toujours
formé au-dessus de l'abîme. de torrent alimenté par les eaux du gouffre
et qui allait se perdre dans les flancs de la
Un autre que Tomaho eût hésité avant de
se prononcer sur l'identité des trois person- montagne.
dans la brume mais l'oeil Tomaho, lui, ne quittait pas dés yeux sa
nages noyés ;
femme et Blanche d'Eragny.
exercé du géant avait une incroyable puis-
sance de perception. Et, le doigt sur la détente de son énorme
Les poings serrés et la face contractée fusil, il suivait tous les mouvements de Johu
Huggs et de son lieutenant.
par la colère, il dit d'une voix sourde :
Le brouillard, qui s'élevait peu à peu, lui
— John Huggs, son lieutenant et. tin de
i permettait maintenant de distinguer avec sû-
ses pirates ! reté le moindre geste des pirates.
— J'en étais sûr ! s'écria Sans-Nez.
John Huggs avait défait une fine écharpe
« Mais par où diable sont-ils passés pour de soie qui lui faisait dix fois le tour des
sortir d'ici? du corps de
reins, et il l'enroulait autour
— Nous le saurons, fit Tomaho tout en mademoiselle d'Eragny.
continuant à observer les trois pirates. Rasilic avait ôté son punchô mexicain ; il
Le brouillard tourbillonnait au-dessus du en enveloppa Conception.
gouffre, et, obéissant au vent, il se dérou- Tomaho était haletant.
lait en larges bandes qui allaient s'étageant De ses lèvres, agitées d'un tremblement
et se prolongeant contre les flancs de la convulsif, des paroles de co-
s'échappaient
montagne. lère et de menace.
Par moments, une éclaircie se produisait, — Rs vont emporter les squaws ! dit-il.
et l'on pouvait découvrir quelques points Et il épaula sa lourde carabine.
d'un paysage du plus pittoresque et du plus Jonh Huggs et son l'-nitenant venaient en
imposant aspect. effet de charger les deux femmes sur leurs
Une de ces trouées lumineuses à du côté d'un
permit épaules, et ils se dirigeaient
Tomaho et à Sans-Nez de voir, presque dis- trou noir situé entre deux roches et qui pa_
tinctement, pendant une seconde, la berge raissait être l'entrée d'une galerie souter-
où se trouvaient le capitaine des pirates et raine.
ses deux acolytes. Sans-Nez, en voyant le géant épauler son
Ils distinguèrent en même temps cinq fusil, l'avait imité.
LA REINE DES APACHES 4i9

subite lui vint, et il ; «drons les unes et nous endommagerons les


Mais une réflexion
Tomaho en disant : iautres, et quand nous serons en présence de
releva l'arme de
Ce n'est pas en révélant notre présence ; 1l'ennemi, nous aurons nos poings pour nous
ce brigand de <
défendre.
ici que nous surprendrons
dont la bande n'est certainement pas « Je te déclare que ces armes-là ne me
Hu^gSj
éloignée.
!
suffisent pas, et qu'il en faut de meilleures
« Donc, pas de bruit! pour attaquer des pirates.
« Moins ces gredins seront défiants, plus — Mon frère peut ne pas me suivre, ré-
facilement. pondit Tomaho en se préparant à sauter.
nous les rattraperons
— Mon frère a raison, le Ca- — Un instant ! s'écria Sans-Nez.
répondit
« Tu vas commettre un acte contraire aux
cique.
« Mon bras tremble, et mon oeil est trou- lois de la prairie. »
blé. Le géant fixa un oeil inquiet sur le Pa-
« Ma balle pourrait manquer le but. risien. Il ne pouvait supporter le moindre
— Ou frapper les femmes au lieu de ces J soupçon quant à sa loyauté de chasseur et de
vermines de pirates, fit Sans-Nez. trappeur.
« Et puis on voit trouble dans ce satané — Que veut dire mon frère ? demanda-t-il.
brouillard. Il est encore assez épais, par mo- — Tu me d'un mot, reprit
comprendras
ments, pour fourrer dedans le meilleur tireur. Sans-Nez.
« Crois-moi, Cacique, rejoignons John « Nous avons trouvé une piste ennemie,
Huggs le plus tôt possible. nous devons la suivre.
« Quand nous l'aurons à portée, alors ba- « C'est non-seulement la prudence» qui
taille ! bataille à mort ! nous le commande, mais encore ce sont les
— A mort ! répéta le géant avec une som- traditions de là savane que notre honneur
bre énergie. nous oblige d'observer.
Et il se prépara à escalader l'ouverture « De plus, continua Sans-Nez devenu sé-
donnant dans le Puits sans fin. rieux, si l'on peut quelquefois abandonner
— Que fais-lu-donc? interrogea Sans-Nez. une piste dangereuse, il n'est jamais admis
« Où vas-tu? qu'on la suive le nez au vent comme un
— Je vais John Huggs, répon- chien couchant.
poursuivre
dit Tomaho déjà assis sur le rebord de la « C'est pas à pas, l'oeil à terre et l'oreille
meurtrière. tendue que nous devons poursuivre l'en-
— Par nemi et le forcer au combat.
quel chemin ? fit Sans-Nez.
« Est-ce que tu espères qu'il va te pousser « Telle est la loi de la prairie, et le trap-
des ailes, et que tu voleras jusque là-bas? peur Tomaho n'a pas le droit de la violer,
— Je vais traverser le Puits sans fin, dit le sous peine de passer pour un chasseur im-
Cacique. prudent et d'être méprisé par ses frères.
« Rien ne m'arrêtera. « Procédons méthodiquement, lentement
" Je veux sauver les squaws. et sûi'ement.
« Je veux les venger. « Pas un chien bon limier ne quitterait
« Le chef des pirates doit mourir. bêtement une voie pour raccourcir le-chemin
— D'accord! fit Sans-Nez. et chasser à vue. »
« Mais ta manière de notre en- Ces paroles du Pari sien avaient été écoutées
poursuivre
nemi est dangereuse, folle et impraticable. avec une religieuse attention.
« Je veux bien convenir le Cacique
que le Puits sans Elles convainquirent parca
"a, comme tous les tourbillons, ne garde pas qu'elles étaient un appel à sa science et à
8es vwtimes, et vivants de trappeur.
qu'il nous rejetterait son expérience
SUl'la plage. ' Il descendit de la meurtrière, après avoir
« Si nous nous
jetons à l'eau, nous mouil- jeté un dernier regard dans la direction du
lons nos fusils et nos cartouches, nous per- souterrain où il avait vu disparaître les pi-
420 L'HOMME DE BRONZE

rates emportant Conception mademoiselle » Ils n'ont même pas parcouru toute la
d'Eragny. grotte.
Quand il eut pris pied sur le sable do la « C'est bien ça.
grotte : « Ils se sont presque toujours tenus aux
— Frère, dit-il,
je me rends à ton appel. environs de cette grande ouverture qui donne
;<Nous suivrons la piste. C'est notre devoir. sur le Colorado.
« Partons sans tarder. « C'est évidemment de cet endroit qu'ils
« Nous devons délivrer les squaws avant ont croche les yoles.
que le crime les ait souillées. » « Don ! deux pistes !
Remis en belle humeur par la docilité du « L'une sort de ce trou qui me paraît s'en-
géant, et peut-être par un sentiment de ma- foncer à des profondeurs impossibles, l'autre
lice qui amenait le sourire sur ses lèvres qui y entre.
absentes, à l'idée des fureurs jalouses de « Celle qui sort est la moins fraîche.
Tomaho, Sans-Nez lui dit : « Donc mes gaillards sont arrivés et partis
— Je te comprends. par le même chemin.
« John Huggs est capable de tout. « Donc il y a communication souterraine
;< Et je crains avec cette plage sur laquelle nous venons de
que nous n'arrivions pas
avant le petit accident voir ces brigands.
que tu redoutes
comme mari. « Ça ne fait aucun doute, et nous allons
« Mais c'est un si petit malheur!... » descendre. »
A cette appréciation Sa conviction établie, Sans-Nez releva la
qui lui parut mon-
strueuse , Tomaho tête pour en faire part à Tomaho.
poussa un cri de rage.
— Frère, dit-il, je donnerais tout mon Celui-ci s'était éloigné de quelques pas,
ne subît pas d'in- et il revenait muni de la fameuse gaffe.
sang pour que Conception
— QU'est-ce que tu veux faire de cette
sulte, et ce que tu appelles un petit malheur
est ce que je redoute le plus au monde. gaule ? demanda le Parisien.
— Je conserve et j'emporte le talisman de
« Si cela arrivait, après avoir tué le pi-
John Huggs, répondit Tomaho le plus sérieu-
rate, mon couteau de chasse trouerait la
de Conception et la mienne après. sement du monde.
poitrine
— Tu n'es qu'un imbécile ! dit Sans-Nez Sans-Nez haussa les épaules à se les désar-
ticuler.
en riant. — Quelle
« J'avais du galbe, du chic et du chien, rage de sorciers ! grommela-t-il.
« Quel entêtement stupide !
et j'ai été trompé, et mes maîtresses n'a-
« Tu es donc incorrigible, Cacique?
vaient pas l'excuse qu'aura à t'opposer Con- « Je te répète que cette gaide...
ception quand nous la retrouverons mariée — J'emporte le talisman du sorcier, inter-
de force en secondes noces à cette canaille
de John Huggs. rompit le géant avec résolution.
— Pas de remède ! fit Sans-Nez.
— Partons ! dit Tomaho en poussant un « Allons-y donc gaiement !
rugissement, et en chasse ! « Et que sainte Gaffe nous protège ! »
— En route! dit Sans-Nez d'un air
narquois. Les deux hommes disparurent dans celte
« Tu hurles aujourd'hui parce que c'est la espèce de chemin en spirale creusé par un
fois, mais tu t'y habitueras. »
première caprice de la nature dans le sol de la Tour du
En prononçant ces derniers mots, Sans- Sorcier-des-Eaux.
Nez se mit à examiner les pistes avec une Il descendirent
| pendant plusieurs minutes.
miuutieuse attention ; il fit ses réflexions : Le chemin, décrivant toujours une courbe
j
— Voilà bien nos trois dis- se prolonger fort loin
empreintes j régulière, paraissait
tinctes. i sous terre, et l'ombre se faisait de plus en
« Nos gredins ne sont pas restés ici plus plus épaisse.
de quatre ou cinq heures. Les deux intrépides voyageurs s'arrêtèrent;
LA REINE DES APACHES 421

dans — Nous voilà maintenant certains de trou-


jls étaient depuis longtemps plongés
un obscurité complète. v
ver le fond, railla Sans-Nez.
-Du diable si je sais où nous voici ! dit « Crois-tu donc bonnement que ce bri-
Sans-Nez à voix basse. g
gand de" John Huggs peut d'un mot creuser
« Si ça continue, nous sommes sûrs d'arri- c
des montagnes?
/er aux antipodes avant six mois. « Ça ferait un fameux terrassier.
« Je crois que nous sommes dans le vrai « Il n'aurait pas besoin de se mettre vo-
Puits sans fin. 1
leur sur terre et sur mer pour se procurer
« Nous devons nous trouver à une profon- < l'or.
de
deur de plus de cent pieds. « Il n'aurait qu'à prendre un brevet pour
H Si nous examinions un peu le paysage? » ' percement des tunnels de chemins de fer. »
le
Tout en faisant ses réflexions, Sans-Nez Le géant, qui ne comprenait pas la moitié
tira de sa poche une boîte à moitié pleine '
des plaisanteries du Parisien, répondit du
d'allumettes 'ton le plus convaincu :
chimiques.
— Que mon frère se garde d'insulter les
Il en prit une et dit à Tomaho :
— Prépare ton fusil. puissants génies de la grande médecine.
Et il alluma. « Ils peuvent le conduire à la mort.
du chemin souterrain étaient — On leur dit zut, à tes génies ! répliqua
Les parois
en cet endroit blanches et sans Sans-Nez en se remettant à descendre.
sèches,
aucune humidité. Tomaho, traînant sa gaffe, le suivit en
La voûte, en pierres blanches murmurant une nouvelle invocation en in-
également
et crayeuses, était régulièrement dien.
arrondie,
sauf quelques fissures çà et là. Une minute, deux, trois, quatre, cinq mi-
On eût dit d'un travail exécuté nutes s'écoulèrent. ... j
par la
main des hommes. Les deux hommes descendaient toujours, et
A terre brillait le même sable tin mé- le couloir décrivant sa courbe en spirale se
prolongeait interminable devant leurs pas.
langé de paillettes que celui de la tour.
Sans-Nez jeta un regard on avant. Sans-Nez s'arrêta de nouveau.
— Fichue — Faut-il encore brûler une allumette ?
promenade ! dit-il.
« J'aimerais mieux faire un tour dans demanda-t-il.
le grand collecteur de Paris. « Je viens, tout en marchant, de compter
« Ça n'y sent pas le patchouli, mais c'est ma provision.
plus sûr. « Il ne m'en reste que six.
« Mais baste ! en avant... arche ! — Que mon frère ménage ses petits feux
« Au bout le bout. » magiques, dit Tomaho.
Tomaho avait examiné silencieusement le , « Marchons encore. »
couloir souterrain, laissant à Sans-Nez tout Ils se remirent à descendre.
le temps de faire ses insouciantes ré- Tout à coup le Parisien poussa un cri de
flexions. !| joie.
Quand l'allumette il parla à son , i — Je crois que nous sommes au fond,
s'éteignit,
tour. dit-il.
— Nous suivons « Je ne sens plus la muraille ; il me semble
dit-il, un chemin que,
par une médecine, John Huggs peut prolon- . que je marche sur un terrain plat.
ger à l'infini. « J'y vais de mon petit feu magique,
* Je vais demander au grand Vacondah 3 comme tu dis, Cacique. »
de détourner le maléfice. » Et il fit flamber une allumette, à la faible
Et le crédule Cacique, plaçant sa main surr lueur de laquelle les deux voyageurs exa-
ie signe
que lui avait remis le Sauveur, pro-i- minèrent l'endroit où ils se trouvaient.
nonça quelques paroles en langue indienne. . ' — C'est bien le bout, dit Sans-Nez.
422 L'HOMME DE BRONZE

« Et voici une grotte qui ne manque pas Les deux intrépides voyageurs parcou-
d'agrément. rurent ainsi à tâtons une série de longs cou-
« Cinquante cavaliers y manoeuvreraient : loirs tantôt larges, tantôt étroits, souvent
à l'aise. • ! d'une prodigieuse hauteur, quelquefois bas
« Tiens ! la roche est d'une drôle de cou- i au point d'obliger Tomaho à ramper sur les
leur : toute rouge! » j genoux et les mains.
Sans-Nez approcha son allumette des pa- \ Il fallait marcher au hasard dans une ob-
rois de pierre. scurité profonde, tendre les bras en avant
— On dirait du fit-il.
porphyre, pour éviter de se heurter contre les roches,
« Plus que ça de luxe ! » i poser le pied avec précaution pour parer aux
PuiSj changeant brusquement de ton, et chutes et ne pas tomber dans quelque préci-
avec une certaine inquiétude, il ajouta : pice.
— Je n'aperçois aucune galerie. Sans-Nez ménageait ses allumettes avec le
« Est-ce que nous serions dans un cul-de- plus grand soin.
sac? Quand il ne lui en resta plus qu'une, il ne
« Je la trouverais dure. se décida à l'allumer qu'après une longue
— Mon frère n'a pas le regard
rapide et • marche; mais avec une vive inquiétude il
sûr, dit Tomaho. s'aperçut que toute trace avait disparu.
Il étendit le bras et indiqua une largt fis- Le Parisien était fort alarmé.
sure dans le roc. — Nous voilà
propres ! dit-il.
C'était en effet l'entrée d'un couloir. « Je croyais qu'en marchant devant nous
Les deux hommes s'y engagèrent résolu- le souterrain, se relevant peu à peu, nous
ment. , mènerait à la plage ; mais nous aurons, dans
Ils marchèrent pendant environ cinq mi- l'ombre, passé devant l'embranchement de
nutes, n'avançant qu'à tâtons et avec des galerie qui bifurque sans dpute et conduit
précautions infinies. dans la bonne direction.'
Tout à coup Sans-Nez s'arrêta brusque- « Retournons sur nos pas. »
ment et laissa échapper d'une voix sourde Tomaho poussa uu long soupir.
un furieux tonnerre de D..A — Voilà, dit-il, les enchantements qui
Il venait de se heurter violemment contre commencent.
l'angle d'un rocher. « Sans-Nez a irrité les esprits souterrains.
— Est-ce que nous serions dans une autre « Qui sait quand nous sortirons d'ici !
— Imbécile ! dit Sans-Nez.
grotte? fit-il.
« Ou bien y aurait-il bifurcation de deux « Ce qui me vexe, c'est d'avoir l'air de
galeries? » donner raison à un pareil animal. »
Le géant s'approcha, promena sa gaffe dans Et il se remit à ramper pour revenir sur le
toutes les directions et dit avec assurance : chemin parcouru.
— Il y a deux chemins. — Tâte à droite, dit Tomaho ; je sonderai
-s- Jolie situation! grommela Sans-Nez. à gauche.
« Nous n'avons que l'embarras du choix, « Nous finirons bien par trouver la bifur-
possible ; mais j'aimerais mieux ne pas avoir cation devant laquelle nous sommes passés
à choisir. sans nous en apercevoir. »
« Allons, sacrifions encore une allumette. Mais les recherches se prolongèrent long-
A R faut relever les pistes. » temps, bien longten.ps, sans amener de ré-
L'allumette flamba. sultat.
Tomaho se coucha à terre, examinant le sol Enfin Tomaho annonça une ouverture.
— Faisons un
avec une scrupuleuse attention. peu de clarté avec de la
—- Par ici ! dit-il en se relevant. poudre, dit-Sans-Nez, et voyons si c'est pal
Et il s'engagea dans l'une des galeries. cette galerie qu'ils sont passés.
Sans-Nez le suivit. Mais la fugitive lumière produite par une
LA REINE DES APACHES 423

iraînée allumée avec une capsule ne montra j signer à attendre le bon plaisir de son com-
aux chasseurs que l'absence absolue de toute ; gnon.
trace des ravisseurs. Après une halte de vingt minutes, les deux
Dix fois ils renouvelèrent, à l'entrée de hommes reprirent leur marche dans l'im-
couloirs ainsi trouvés, à tâtons, l'expérience mense souterrain.
de faire, et rien n'apparut Sans-Nez ne trouvait plus une plaisan-
qu'ils venaient
ressemblant à une piste. terie.
Enfin, après plus de trois heures de mar- Sombre et colère, il manifestait sa mauvaise
ches et de contre-marches dans un dédale humeur par une foule d'imprécations plus
inextricable de galeries et de grottes ; après violentes que jamais.
avoir monté, descendu, tourné à droite, à | Tomaho, traînant toujours sa gaffe, mar-
' chait silencieux et calme.
gauche, dans toutes les directions, Sans-
Nez, qui n'avait cessé de jurer, de protester, Si l'on eût pu voir son visage, on y aurait
de maudire les pirates, Dieu, le diable et les remarqué une énergique et ferme expression
saints, Sans-Nez, littéralement épuisé, s'ar- de volonté.
rêta. Le géant ne désespérait pas encore.
— Nous sommes absolument égarés, Cependant les galeries et couloirs souter-
dit-il. terrains se succédaient à l'infini.
« Nous avons perdu depuis longtemps la C'était un labyrinthe aux mille détours.
Tantôt une impasse doublait la distance à
piste des pirates, et ce n'est pas dans une
obscurité pareille que nous la retrouverons. parcourir et faisait perdre un temps pré-
<(Je crève de fatigue, cieux.
j'ai les genoux et
les mains en sang et je m'arrête ici. » Tantôt dans un carrefour s'ouvraient dix
Toriiaho qui s'était tu, qui n'avait proféré galeries rayonnant dans toutes les directions.
1'
aucune plainte, surexcité Et par-dessus tout les obstacles, les ténè-
par l'espérance de
bres les plus épaisses, la nuit la plus noire,
sauver, Conception parle désir de se venger,
avait conservé toute son énergie. l'obscurité dense, opaque, pesante.
— Mon frère se Obscurité sépulcrale à laquelle l'oeil ne
décourage vite, dit-il.
« Sa volonté est un feu d'herbes sèches qui s'habitue pas.
donne une grande flamme, et s'éteint aussitôt. Ténèbres profondes que ne saurait percer
« Que le coeur de mon frère se remplisse le regard du hibou.
Nuit d'enfer aux feux éteints, et aban-
d'espoir.
donné des âmes.
« Nous sommes victimes d'une puissante
Sans-Nez ne s'intimidait pas facilement.
médecine de John Huggs.
Pourtant le silence, la solitude, l'ombre fi-
« Mais elle se
dissipera. nissaientpar agir fortementsur son être.
« Mon talisman nous et j'ai celui
protège, Il commençait à désespérer de revoir ja-
du pirate.
mais le jour.
— Si ton talisman seulement me
pouvait Fatigué, épuisé, il s'arrêta de nouveau.
dire par quel chemin il faut passer
pour re- — Je n'irai pas plus loin ! dit-il
venir à la tour, je me déclarerais son très- « C'est absolument inutile.
bumble serviteur. <( J'en crèverai de fureur.
« Mais comme
je me moque de tous les « Nous ne .sortirons plus de cet infernal
sorciers du monde et de tous leurs talis- souterrain. »
mans, je ne compte que sur moi-même pour ferme et résolu, tenta
me tirer d'affaire. Tomaho, toujours
i de ramener l'espérance chez son compa-
(<Je suis
éreinté, je me repose. i gnon.
« Tout à l'heure nous reprendrons notre — Les médecines perdront
j leur puissance,
promenade sentimentale. » l dit-il.
Malgré son impatience, Tomaho dut se ré- « El le grand Vacondah protégera le Ca-
424 L'HOMME DE BRONZE

cique Tomaho et son ami Sans-Nez, à la con- I Dans l'intérieur de celle-ci sont les tr0js
dition que celui-ci fasse des excuses aux pirates que nous avons vus se jeter dans le
puissances ténébreuses qu'il ne cesse d'in- fleuve.
sulter. Ils ont, la veillé, été poussés sur cette
— Jamais ! dit le Parisien.
plage qui borde le roc placé en face de la
« Ce serait une platitude. Tour du Sorcier-des-Eaux.
— Alors, dit Tomaho, Sans-Nez a raison De ce roc, par une galerie souterraine, ifo
de vouloir attendre la mort ici. ont pu revenir se placer dans la tour, en
pas-
« Je vais me coucher auprès de lui, et s'il sant au-dessous du Puits sans fin, à l'aide
ne change pas de résolution, nous sommes de la communication dont Sans-Nez avait de-
perdus, car voilà sept heures que nous mar- viné l'existence.
chons, et sans le secours des génies il est im- Ils attendent.
possible de retrouver la voie. La caravane n'a pas encore tenté le
pas-
-^ Nous verrons ! dit Sans-Nez.
sage.
« Une heure de repos, et nous nous remet- John Huggs et Rasilic, hissés sur le re-
ions en marche. » bord de celle des meurtrières qui donne sur
Tomaho et son compagnon s'étendirent le Colorado, promenaient un regard obser-
sur le sable et tous deux réfléchirent non vateur sur la rive gauche du fleuve ; de temps
sans angoissés au sort épouvantable qui les à autre, ils se retournaient pour, répondre à
attendait s'ils ne pouvaient sortir de ce laby- la Fouine, resté sur le parterre intérieur de
rinthe inextricable. la grotte.
— C'est égal, venait do dire ce dernier, la
descente est rude, et l'on me paierait, cher
CHAPITRE LXVII' I pour la recommencer. i
— Tais-toi, trembleur ! grommela John
COMMENT AVAIT OPÉHÉ LETALISMAN DUSOACIEIl JOHN HUGGS. Huggs, et souviens:toi qu'il est plus dange-
reux de me désobéir que de marcher avec
moi au danger.
Nous laisserons Tomaho et Sans-Nez dans
Cette phrase du capitaine semblait annon-
les souterrains pour revenir sur nos pas. cer d'autres péripéties dans lesquelles il
La clarté du récit exige que nous contrô-
faudrait affronter de nouveaux périls.
lions les suppositions des trappeurs, quant à
Une telle perspective fut loin d'être goûtée
la façon dont les pirates avaient enlevé ma-
demoiselle et par la Fouine, qui prit un air renfrogné,
d'Eragny Conception. ce dont Rasilic s'amusa
Revenons donc au moment où les piro- beaucoup, malgré
le bain forcé que lui avait faire prendre son
gues portant les jeunes femmes sont repous- chef.
sées par les rapides vers la Tour du Sorcier.
Le brave lieutenant laissa échapper une

i.. Lorsque l'on entreprend d'écrire un drame vrai


comme celui-ci, l'on est souvent épouvauté, au point de d'étape; et. a la fin de chaque marche, on rencontre un
vue de l'effet produit sur le lecteur, par l'invraisemblance hôlcl pouvant contenir de .deux à trois cents visiteurs!.»
de certaines réalités. Les grottes du Colorado, non encore exploitées com-
L'immensité et les merveilles des grottes du Rio-Colo- mercialement jusqu'ici, viennent d'être concédées à une
rado pourraient paraître des exagérations de romancier, compagnie qui publie ses annonces dans tous les journaui
. si les nombreux Guides des voyageurs en Amérique et américains.
toutes les relations de voyages ne donnaient sur les nom- Nous y lisons ce détail curieux, que, le jour de l'inau-
breuses grottes qui existent sur ce continent des rensei- guration, les guides des visiteurs seront tous des trap-
gnements authentiques. peurs ayant pris part à l'expédition des comtes de Lin-
Le lecteur peut consulter le premier ouvrage venu sur court et d'Eragny.
les États-Unis ; il verra que plusieurs souterrains fameux, Et nous relevons ici cette erreur.
entre autres ceux du Colorado, sont depuis longtemps M. d'Eragny n'avait point le titre de comte.
reconnus, étudiés, décrits, peuplés. {Voir entre autres Si cette inauguration, qui parait prochaine, a lieu p**
Oscar Comettant, t Amériquetelle qu'elle est.) dant le cours de la publication de cette.oeuvre, nous tien-
L'un de ces souterrains se visite en seize journées drons le lecteur au courant
LA REINE DES APACHES

Les pirates de savane luttant contre les serpents.

sorte de sifflement guttural et étrangement « Quand on a peur du feu et de l'eau


saccadé. comme toi, on ne se donne pas des airs de
C'était sa manière de rire. i menacer un lieutenant de mon poil !
Puis, dardant son regard vif et brillant « Du reste, si j'étais à la place de John
comme celui d'un reptile, il lui décocha { Huggs, il y a longtemps que tu serais chassé
cette plaisanterie : de notre bande.
— Avoue-le,vieux chat-tigre. « Quand on n'a pas plus de coeur au ventre
« Tu nages comme un poisson, mais tu la prairie : on se fait
i que toi, on ne court pas
n'aimes pas l'eau. ! marguillier et on rince tranquillement les
« Et surtout ce n'est pas le courage qui ! burettes de son padre. »

t'étouffe. Ce dernier trait exaspéra la Fouine.
« As-tu remarqué comme le bout de mon — Prends garde, Rasilic! s'écria-t-il.
revolver a la prunelle noire? » Et il tira son couteau de chasse.
La Fouine n'était pas d'humeur à suppor- — Hein?
ter les railleries du lieutenant. I « Des manières !... fit Rasilic en sautant sur
Il était las de ies subir, et la rancune lui le sable de la grotte et en se mettant sur la
donna l'énergie de menacer. défensive.
— En voilà assez ! dit-il. « Tu ne pouvais choisir un meilleur. ,ter-
« Je ne suis
pas forcé de te servir de cible, | rain de combat. .
et tes gros rires bêtes me 1 . « Il
dégoûtent à la fin. n'y a pas de place pour la fuite et je
« Tais-toi donc, ou sinon... vais te clouer aux murailles.
— Farceur! fit Rasilic en riant plus in- « Allons, avance un peu, que je voie ton
,
solemment; que jamais. ! vilain museau 1
L'HOMMEDE RKONZE.— (Kl LA REINE UES APACHES.— 54
426 L'HOMME DE BRONZE

« Tiens, tu me fais l'effet d'un lézard qui renseigner sur les forces,, les marches et les
se donnerait des airs de caïman. projets de l'ennemi;
t< Fais attentiou! l'on n*âpas lé pied solide « Eh bien! Un espion m'a admirablement
dans ce sable... » servi.
Tout èki raillant, le lieutenant avait pris — Et c'est?.., ibterrogea Rasilic.
Uhë attitude réellement menaçante. — C'est la Couleuvre ! dit Jbmi
Hi%s.
tJft étrange combat attait se livrer. « Un joli garçon, âinté des femmes et dé-
PdÙtf là première fois peufc-êtré, le sang testé dès maris ! observa la tfbùinë.
allait coûïéjr uans cette Tour dû Sorciér-dés- — Un gaillard habile, fin et jrtiséj fit lé
Eaux. lieutenant avec une nuance d'ettViè.
Mais le capitaine Huggs jugea qu'il était —- Redoutable^ dangereux, terrible} ton;
temps dé s'interposer. tinùa le capitaine avec conviction:
—Là paix! dit-il avec autorité. vt<J'ai su le mettre dâiis nos intérêts > et il
« Vous vous battrez après là réussite uti m*à appris des choses extraordinaires; il ai'a
(èoùp qttë iibtts allons tenter. donné lés plus précieux renseignements.
V<Lés affaires de la troupe doivent pâsséi « Il à suivi là caravane de Lincourt àvëfe
avant lés vôtres. » UUe résolution et Un courage inouïs.
Rasilic llésitait à obéir. « Riéh ne lui a échappé !
Gé duel paraissait lui tenir au coeur» « Il a su se tenir àù courant de tous lès
ïl leva "lés yèùx sur s'ôh cliéf dont il con- projets dû comte, et c'est lui qui m'a donné
naissait là sauvage brutalité. les précieux renséignenlénts que je vais
Là fàcé de John Huggs commençait à se mettre à profit*.
crisper sous l'action de la colère.' « C'est lui qUi m'a révélé le secret laûPails
Il avait déjà là main posée sur là crosse Sans- fin, qui m'a fait cohnailré que Ce tour-
lue son revolver. billon ne conserve pas ses victimes, et lés
Gé h*érait pas lé moment de la résistance. rejette sur cette plage rocheuse où nous
Rasilic le comprit. avons échoué nous-mêmes.
Il remit le couteau dans sa gaîne et revint « C'est lui qui m'a. signalé ce rocher creux
subitement au calme. et enseigné le chemin qui y conduit.
Cet homme savait commander à ses co- — Une fameuse connaissance
que vous
lères et à ses instincts sanguinaires. avez là ! remarqua Rasilic dont le ton révé-
La Fouine imita son lieutenant. lait un sentiment de jalousie.
Il ne demandait peut-être pas mieux, la — Une riche acquisition! appuya John
réflexion lui étant venue à la vue des cou- Huggs.
teaux, et la peur ayant repris son empire « Ce garçon est l'intelligence en chair et
avec la réflexion. en os.
— C'est bien! fit John Huggs « R a deviné tous les projets du comte en
voyant qu'on
rengainait. voyant les préparatifs des gens de la cara-
« Maintenant, parlons d'affaires. vane et en observant la marche du convoi.
<t R est temps. — Pourquoi n'esl-il pas avec noUs, ce joli
« Je sais que cet imbécile de Lincourt va jeune homme? demanda Rasilic.
tenter aujourd'hui de descendre la cataracte — n est d'une excessive et il
prudence,
avec toute sa troupe. m'a nettement refusé de paraître dans aucune
—- Voilà ce qui s'appelle être bien in- affaire, fit John Huggs.
formé, remarqua Rasilic. , « De plus, c'est Un paresseux !
« Gomment diable avez-voUs manoeuvré « R ne manque pas de bravoure ; mais il
pour être ainsi au courant des affaires de
cette caravane?
— Quand on fait la guerre, 1. C'étaitbien la Co\ileuvreespionnant la caravanequi
répondit le avait été vu à chevalet en canot avecdeux Indiens,tel
capitaine^, on emploie des espions pour se que le montrentnos deuxgravures.
LA REINE DlfiS APACHES 427

craint la fatigue et ne veut pas se battre. » Au bout de cette perche était fixé un dou-
Ces derniers mots du capitaine amenèrent 1ble croc en fer.
sur les lèvres minces — Voilà ce
un sourire dédaigneux qui s'appelle une gaffe soignée,
de Basilic. dit Rasilic.
— Votre La Couleuvre me fait l'effet d'un « Ces crochets courbés en hameçon accro-
lâche et d'un traître, dont je me défierais ! cheraient une baleine.
— C'est ce qu'il faut, dit John Huggs.
dit le lieutenant.
— Ni lâche, ni traître! fit John Huggs « Tu vas comprendre.
« Je l'ai vu à l'oeuvre. « Tous les wagons et tout le personnel de
« Mais peu importe pour le moment. ! la caravane franchiront les rapides enfouis
« Revenons à notre affaire. dans des radeaux de joncs qui ont été in-
; ventés
« Si mes calculs ne me trompent pas, par les squatters de la troupe.
avant dix minutes nous devrons veiller j « Je suis parfaitement renseigné sur ce
attentivement et nous tenir prêts. i point.
— Prêts à quoi? demanda Rasilic. « Je sais encore que le Lincourt dispose
« Car enfin la Fouine et moi nous ne de quelques barques qu'il a fait construire
savons pas encore au juste pourquoi nous j lors do son départ d'Austin.
sommes ici. « Tu comprends que les femmes ne feront
— Je vais vous le dire. pas le voyage sur des paquets de roseaux
« Ecoutez-moi attentivement et n'oubliez avec de l'eau jusqu'à la taille.
aucune de mes recommandations. « Elles seront favorisées, et on les placera
« Il s'agit d'enlever la fille de ce colonel sur ces barques.
d'Eragny, l'associé de monsieur le comte. « Il faut remarquer que tout le convoi
« Le comte marche à la conquête du se- passera tout près du Puits sans fin dont les
cret du Trappeur et nous voulons notre part eaux tourbillonnent au pied de ce rocher
'
de ce butin, qui promet d'être énorme. creux.
« N'étant pas de force à imposer nos con- « Toutes les barques passeront donc à
ditions, nous agissons de ruse. , portée de gaffe.
« Le vieux d'Eragny nous paiera une « Il s'agira de distinguer celle qui por-
belle rançon pour sa fille. tera la fille du colonel, de la crocher en pas-
— sant, de l'attirer sur le gouffre et do la faire
Approuvé l fit Rasilic en se frottant les
mains. chavirer.
« Fameux, le tour ! — Chavirer !
répéta Rasilic.
« J'adore ça, moi, d'enlever des femmes. « Ron!
« A combien la rançon? « Le Puits les rendra vivantes.
— Tu es « Elles feront le même voyage que nous
trop pressé, vieux caïman vo-
race, dit John Huggs. j sous les eaux.
« Quand le « J'y suis en plein, capitaine.
piège sera tendu et que le gi-
bier aura donné dedans, nous discuterons le « Nous irons, reprit Huggs, attendre sur
Prix de la peau. la plage, là-bas, que le Puits nous rende la
« Ecoute d'abord mes instructions.
jeune fille. »
« R s'agit de ne
pas rater le coup. Il préparait un joyeux frottement de
« Mais, avant tout, je vais vous montrer mains, quand une réflexion l'arrêta sou-
1instrument du
crime, inventé par cet ani- dain.
mal de la Couleuvre. » — Mais, capitaine, dit-il, la
petite ne sera
John Huggs descendit de la meurtrière et pas seule dans le bateau?
86 glissa le — Probablement,
long des parois de la grotte. fit John Huggs.
11s'arrêta devant une — Eh bien! que.
anfractuosité, y in- comptez-vous faire de
roduisit le bras et en tira une longue perche i ceux qui chavireront avec elle?
de bois à la fois solide et -r- Nous verrons ça plus tard.
léger.
423 L'HOMME DE BRONZE

« En tous cas, nous n'en ferons pas des Dientôt les yoles de mademoiselle d'Ëra-
prisonniers. » gny et de Conception approchèrent, suivant
Cette plaisanterie fut accompagnée d'un à bonne distance les barques ;occupées par
geste significatif. les autres femmes.
Les malheureux devaient être poignardés. L'heure décisive était venue.
Rasilic dit en riant : Les pirates guettaient leur proie.
— Ronne aubaine pour la Fouine! Il A cent mètres l'une de l'autre, les piro-
jouera du couteau sans danger. gues se suivaient.
« Ces commissions-là lui plaisent! » Celle de mademoiselle d'Eragny arriva
La Fouine, d'un mouvement de tête d'ours rapidement à portée.
blanc, riant tout bas et montrant une double La longue gaffe sortit de la Tour du Sor-
rangée de dents longues, jaunes et pointues, cier-des-Eaux.
approuva l'horrible résolution de son capi- Habilement dirigée par John Huggs et
taine. Rasilic, elle se fixa à la proue de la yole, qui
— Maintenant, à notre poste! dit John fut aussitôt attirée dans les eaux tourbillon-
Huggs. nantes du gouffre et chavirée. Mademoiselle
« Le moment approche. d'Eragny se débattit pendant quelques secon-
« Suis-moi, Rasilic. des et sombra.
« Et toi, la Fouine, la gaffe en main, et Les deux Hurons qui l'accompagnaient se
sois prêt à nous la passer. » maintinrent plus longtemps sur l'eau ; mais
Le chef de pirates, posant le pied sur un entraînés par la force irrésistible du tour-
éclat de roche et s'accrochant des pieds et billon, ils disparurent à leur tour.
des mains aux crevasses de la grotte, se — Enfoncé, monsieur le comte! s'écria
hissa jusqu'à l'une des quatre ouvertures joyeusement John Huggs.
pratiquées dans la tour et donnant en plein Puis, s'adressant à l'intérieur de la grotte,
sur la cataracte. il cria à ses compagnons :
Rasilic en fit autant. — Suivez-moi ! vite à la plage.
Dientôt les deux pirates, commodément Une exclamation arrêta le capitaine.
installés, purent observer à l'aise les allées John Huggs se retourna vers Rasilic qui
et venues de la caravane. venait de pousser le cri de surprise.
Ils virent défiler devant eux la moitié du — Une deuxième yole, avec une autre in-
convoi, non sans admirer le système de génue! disait le lieutenant. ,
flottage inventé par les squatters. « Si nous recommencions l'opération? »
Se tenant cachés, mais inspectant du re- proposa-t-il.
gard les chariots et les hommes qui pas- — A quoi bon? fit le chef des pirates.
saient devant eux, les deux pirates commen- L'oeil de Rasilic étincela.
çaient à s'impatienter. — J'aurais une femme aussi, dit-il.
John Huggs grimaçait de temps en temps — Tu y tiens?
un méchant sourire, et Rasilic avait déjà — Pourquoi pas?
murmuré : — Comme tu voudras, dit John Huggs.
— Nous sommes refait?, s'ils se sont ima- Alors la gaffe s'allongea de nouveau.
la belle dans un wagon ! et
giné d'enfermer Le canot de Conception fut entraîné
Mais tout à coup John Huggs poussa une chaviré.
joyeuse exclamation. La femme de Tomaho disparut dans les
— Tout va bien ! s'écria-t-il. profondeurs du Puits sans fin avec son pilote
« Regarde, Rasilic. le squatter.
« Onlance desbarques où il y a des femmes. — En as-tu assez, vieux sultan? demanda
« Attention! John Huggs à son lieutenant.
« Du calme, ne nous trompons pas et — Ça me suffit, répondit Rasilic en rian»'
jouons de la gaffe à propos. » « Descendons. »
LA REINE DES APACHES 429

Il en tira une large bande de flanelle et


deux flacons; l'un contenait des sels et
CHAPITRE LXVIII l'autre un liquide incolore dont il imprégna
le morceau de lainage.
OD LECAPITAINE JOHNHUGGS SE SÉPARE DE Les narines de Rasilic se dilatèrent.
SESDEUXLIEUTENANTS. —s Ça sent rudement bon! fit-il.
Et se passant la langue sur les lèvres, il
Déjà la Fouine avait disparu dans le con- ajouta :
duit souterrain. — Voilà un parfum qui annonce un fier
Ses compagnons le suivirent. liquide !
Si rapide que fût leur course, le tourbillon « N'usez pas toute la bouteille.
rendit plus rapidement encore les corps « J'en retiens un glou-glou.
— Tais - toi, soiffard ! répondit John
qu'il avait engloutis. J
Les deux pirates rejoignirent la Fouine Huggs. •
qui venait de déposer mademoiselle d'Eragny Et il murmura en manière de réflexion :
sur une roche à sec. — Il boirait de l'alcool, cet animal-là !
Cependant deux autres corps venaient de « Allons ! pressons-nous !
surgir à la surface de l'eau. « Une bonne friction et du sel sous le
C'étaient ceux de Conception et du squat- nez, la belle va «revenir à la vie comme par
ter qui guidait la barque. enchantement.
La jeune femme allait être jetée violem- « Tu vas voir.
ment contre le rocher. « Commençons par la déshabiller.
Rasilic se précipita et parvint à recueillir « Tiens, voici un couteau.
Conception sans aucun accident. « Coupe, tranche, arrache les étoffes et
'"
Aidé de la Fouine, il la transporta à côté vivement. »
de la fille du colonel. Le lieutenant s'empressa d'obéir.
Puis la Fouine tira son couteau et égorgea En un tour de main, il eut débarrassé 1a
consciencieusement les deux Hurons et le jeune fille de ses vêtements mouillés.
squatter. Quelle brutalité !
Ce fut à ce moment-là que Tomaho et On eût dit d'un boucher dépouillant un
Sans-Nez aperçurent les bandits. agneau.
Quand le pirate eut accompli son oeuvre — Ça y est, capitaine, dit-il quand il eut
de sang, il poussa les cadavres du pied et terminé.
les fit rouler dans l'un des torrents. « Passez-moi votre loque, je vais frotter
John Huggs el Rasilic, aidés de la Fouine, dur.
• les malheureuses femmes « Eh bien ! quoi?... »
transportèrent
dans une grotte voisine. Cette exclamation était motivée par l'atti-
Elles paraissaient avoir subi une complète tude de John Huggs.
asphyxie. Le pirate, l'oeil fixé sur le corps nu de la
La Fouine en fit la remarque. jeune fille, demeurait immobile et commo
— Elles sont mortes! dit-il.
pétrifié.
— Plus vivantes Ses grosses lèvres frémissaient.
que toi, mort dans le
dos ! dit John Huggs. La peau velue de sa large face subissait
« Elles ne sont tiraillements.
pas restées vingt secondes d'étranges
sous l'eau. Ses narines s'étaient dilatées démesuré-
« Tu vas les voir ressusciter dans cinq ment, et ses épais sourcils, brusquement
minutes. » agités de bas en haut, de gauche à droite,
Tout en parlant, le chef des pirates avait et vice versa, imprimaient à son visage une
«uvert un sac de caoutchouc fixé sur ses ; mobilité extraordinaire.
épaules. Il était affreux ainsi.
430 L'HOMME DE BRONZÉ

-'' Sa flanelle d'une main, son flacon;de sels — Le capitaine est amoureux sérieuse-
-de l'autre, il restait là; à genoux,' 'comme Uni ment!
-'bonze en-adbratiôn devant le soleil. 1; " '"'' [ « C'est Jdrolet
— Quelle est belle! murmura-t-il. ! i « Il se tient comme s'il avait vingt ans et
Et machinalement il tendit la bande d'é- vpulàit épouser!
toffe à son compagnon. « La bonne farce ! »
Celui-ci se init à frictionner vigoureuse- \ Mais Rasilic attribuait à John Huggs une
ment. passion'profonde dont il était incapable.
— Doucement! Que mademoiselle d'Eragny eût fait sur
« Pas si fort, brute ! disait John Huggs lui une vive impression, point de doute.
Mais que le pirate fût homme à filer le
toujours absorbé, et tout en promenant ma-
ladroitement son flacon sous le nez de la parfait amour, jamais !
R combattait en lui-même d'ardents désirs
jeune fille.
et les réprimait chez les autres, parce qu'il
. Après quelques minutes, Rlanche d'Era-
avait un plan commercial et qu'il pratiquait
gny poussait un faible soupir et ouvrait les
l'axiome mercantile :
yeux. « Les affaires avant tout. »
Mais ce ne fut qu'un éclair de vie.
Rasilic le comprit bientôt.
.. Elle retomba presque aussitôt sans con-
Les deux jeunes femmes ouvrirent les
naissance.
— Ça ne va pas ! dit Rasilic. yeux et furent saisies d'épouvante et de dé-

« La.voilà remortel sespoir.


« Pas de chance j *
Mademoiselle d'Eragny se leva et poussa
un cri de terreur.
« Hein, capitaine? j'espère qu'en voilà un
John Huggs lui prit la main avec bonho-
joli morceau ! mie, la fit s'asseoir sur une roche et lui dit
« On dirait-de la cire... et de première d'un air paisible et convaincu :
qualité encore !» — Miss, ne vous alarmez pas sans raison.
Et tout en faisant ces réflexions, le ban- « Causons froidement.
dit se permit un geste. <<Vous ne courez aucun danger immédiat
A cette vue,.le visage de John Huggs prit ni pour la vie ni pour l'honneur ; j'y engage
une indéfiniss'able expression de férocité. ma parole, et comme la réputation d'exac-
— Ras les pattes ! s'<:cria-t-il avec un subit
titude dans ses engagements se cote .cher
emportement. sur le marché de la prairie, croyez que je ne
Puis, rassemblant vivement les vêtements voudrais rien affirmer à la légère.
de la jeune fille, il l'en couvrit le mieux qu'il Et précisant la situation :
put. — Votre enlèvement, dit-il, n'est pas une
A quelle idée obéissait ce gredin absolu- question d'amourette, mais une affaire
ment incapable d'un bon sentiment? d'argent.
de la jalousie? — Mon père, monsieur, dit vivement
Éprouvait-il
Peut-être. mademoiselle d'Eragny, consentira à tous
Était-ce pure convoitise? les sacrifices.
Peut-être encore. — J'y compte bien ! dit John
Huggs.
— Et Tomaho, fit Conception, payera fort
Natures insondables que ces êtres de ra-
cher ma rançon.
pine, vivant continuellement au milieu des
— Je n'en doute pas ! dit le capitaine.
dangers, habitués à une lutte de chaque jour
contre tout ce qui peut faire obstacle à leurs Puis, offrant un cordial aux jeunes
criminels attentats, mais commerçants avant femmes :
tout... — Vous tremblez de froid, dit-il; j'espère,
Rasilic s'était relevé sans répliquer, mais pour la confiance que je mérite, que ce n'est
il pensait : point de peur.
LA REINE DES APACHES 431

« Avant de continuer cette intéressante « Pouvez-vous nous suivre? » .


conférence, veuillez.donc, je; vous prie, vous Les deux femmes se levèrent.
— Rasilic?..
résigner à prendre ^chacune une: gorgée de dit John Huggs à son lieute-
cet excellent rhum. nant.
« C'est une vieille et douce liqueur qui —
Capitaine?
— Le bras à madame Tomaho, mon cher
remettra vos esprits" et raffermira vos cou-
'.. ami.
rages.
-r- Merci, monsieur. ; ... ; ;;'.. — Oui,
capitaine.
— En vérité, j'insiste dans votreintérêt et « Madame, daignez accepter...
dans le mien, mesdames. — Tu sais, Rasilic, de la courtoisie, Une
« Vous représentez: pour moi un gros galanterie discrète, pas trop d'empresse-
ment!...
capital de rançon, et la fièvre ou la fluxion
de poitrine vos précieuses « A la moindre plainte dé madame, je te
compromettrait
santés. » casse la tète.
— Je ne suis
Il fallut obéir. point un sot, capitaine ; j'ai
Les deux prisonnières trempèrent leurs compris vos calculs, que j'approuve, y étant
lèvres dans la coupe de cuir que tendait le intéressé.
« Comment appelez-vous le général afri-
capitaine.
— Délicieux, n'est-ce pas? dit-il. cain qui était si retenu auprès de ses prison-
« Je continue à vous exposer la situation. nières ?
— C'est de
« Mon but est de vous rassurer abso- Scipion que tu veux parler,
lument. mon cher?
« Mesdames, vous êtes charmantes...» — C'est celaj
Scipion VAfricain.
— Mon ami, il était Romain.
Mademoiselle d'Eragny tressaillit, Con-
. . ,if
— Cependant, capitaine, avec tout le res-
ception rougit.
— Ne vous alarmez point, dit John Huggs. pect dû à un homme plus savant que moi, on
« Je constate que vous êtes ravissantes, dit toujours Scipion l'Africain!...
et que vraiment c'est sacrifier énormément « Mais n'importe !
à ses intérêts et à sa fortune que vous « Je peux vous assurer que Scipion passe-
rendre à vos familles. rait pour un séducteur auprès de moi, quand
« Mais mon but étant de gagner de fortes l'intérêt veut que je sois sage.
sommes pour me constituerun honnête capital « Non pas que les charmes de madame Tor
et vivre tranquille dans l'opulence, je vous maho ne n'aient pas séduit, au contraire, et
réitère que je me garderai bien de céder sans la question d'argent...
aux sentiments que vous m'inspirez. « Mais je serai d'une retenue dont on n'a
« J'ai calculé que, restituées pures de tou- pas idée.
tes violences, la rançon serait beaucoup plus — Très-bien, Rasilic.
forte. « J'ai quelque honte, mesdames, de l'i-
« Aussi serez-vous respectées comme si gnorance de mon lieutenant, qui ne connaît
vous étiez dans un couvent. pas, vous l'avez vu, l'histoire ancienne ; mais
« Vous m'avez compris. si l'instruction est à refaire, l'éducation est
« Mon intérêt est le garant de votre hon- parfaite.
neur. » « Il obéit avec un rare empressement au
Il n'y avait pas à douter de la sincérité canon de mon revolver, et c'est l'essentiel.
de John Huggs, et les prisonnières en con- « Veuillez accepter mon bras, miss, et mar-
çurent un certain espoir qui se refléta sur chons.
leur physionomie^ | « La. Fouine?
— Vous dit John — Capitaine ! .
souriez, mesdames,
Huggs, et je vous ai persuadées. — Allume une des torches
j qui sont dans
« J'en suis heureux. I ton sac.
432 L'HOMME DE BRONZE

« Tu nous précéderas! Ce choc fut un mot de la Fouine, pro-


— Je ne sais pas le chemin, capitaine. noncé avec effroi, i
— Je te l'indiquerai, •—- dit soudain, le pirate en s'ar-
garçon. Capitaine!
« Mesdames, la Fouine n'est ni beau; ni rètant.
bon, ni brave. Et il tremblait!
«Mais lui aussi a reçu une éducation soi- Et ses dents claquaient!
gnée. Et ses deux genoux s'entrechoquaient!
« Mon revolver est le professeur le plus Dans l'accent, il y avait une indicible an-
connaisse. goisse. ;,:.''
distingué qùè je
« La Fouine!... .— Eh! fit John Huggs en tirant son-revoir
« Droit devant toi ! » ver, qu'y a-t-il, poltron?:
— ca...... a..... pitaine, ça
. La Fouine n'aimait point trop s'aventurer Capitaine
sent le serpent! fit la Fouine qui n'articulait
dans lès souterrains inconnus, seul, en avant
des autres. , ces mots qu'avec difficulté, car sa^ gorge
des étranglait les sons au passage.
: Il flairait dangers.
John Huggs n'était pas homme à se dé-
Les poltrons ont une seconde vue.
du capitaine no monter facilement.
. Mais le damné, revolver
et la Fouine Toutefois il pâlit.
permettait point d'hésitation,
Rasilic devint vert.
obéit. — C'est un boa! dit-il.
« Je reconnais l'odeur.» : ;
On avança.
La Fouine battait en retraite.
John Huggs avait sans doute étudié à
—Toi, dit John Huggs, si: tu bouges, je
fond les sinuosités des galeries avec la Cou-
te casse la tête!
leuvre, car il n'hésitait jamais dans ses indi-
« Reste à ton poste.
cations. — Capi...i...i...capitaine je le. vois...
Il ordonnait: « Il vi...i...ent!
— A gauche ! — Un pas, et tu es mort!
« A droite !
John Huggs armait son revolver.
« Oblique un peu!
Il avait repris son sang-froid et il souriait.
« Va de l'avant ! »
Cependant le serpent était proche ; l'at-
Et il était sûr de ses ordres. de cette senteur de
et Conception, mosphère s'imprégnait
Mademoiselle d'Eragny musc que dégagent si fortement les reptiles
sans être complètement rassurées, éprou- de cette taille.
vaient (ce qui arrive toujours en pareil cas) Une buée épaisse, visible à la lueur de la
une sorte de réaction contre la peur. torche de la Fouine, dans la
s'avançait
Elles s'étaient crues noyées et voilà qu'elles
galerie.
vivaient! C'était l'humide vapeur qui enveloppait
Elles avaient redouté le déshonneur et
boa, dont on entrevit les ondulations.
tout semblait indiquer qu'on les respecterait Il était à trente pas et s'approchait len-
en vue de la rançon. Iletement, rampant et démesuré, commençant
Elles étaient prisonnières, mais contre ar- à siffler avec colère.
gent elles seraient rendues. Deux points, deux énormes diamants
Et toutes deux oubliaient leurs terreurs noirs, ses yeux, brillaient d'un incompa-
pour s'émerveiller des étrangetés qui s'of- rable éclat.
fraient à leurs regards dans la longue succes- Frissonnantes, éperdues, les deux jeunes
sion des galeries. femmes, pour ne pas tomber, car elles dé-
Mais il y. eut tout à coup comme un choc faillaient, se tenaient adossées aux parois,
subit qui vint secouer les prisonnières et du souterrain.
- leurs guides. Rasilic était fort ému.
LA REINE DES APACHES 43S

— Imbécile !... dit


Huggs avec un mépris pas, capable de broyer un éléphant dans
'
profond ses anneaux, s'avançait de plus en plus
« Tu vas voir. » redoutable, et ses sifflements devenaient
Et tout ceci se passait très-rapidement. stridents.
— La Fouine, dit la voix de Huggs im- Tout à coup il se replia en spirale, sa
périeusement, je te surveille : tu veux te re- tète hideuse s'agita au-dessus de ses an-
tourner et tirer sur nous.,. neaux.
« Prends-y garde. Rasilic allait tirer.
« Un geste suspect et tu es mort.
Huggs le devança.
« Couche-toi à terre, tiens la torche d'une Il fît feu.
main. Mais la balle, au lieu d'atteindre le ser-
« De l'autre, vise la bête.
pent, troua la poitrine de la Fouine.
« Quand elle sera abonne
portée, fais feu L'homme tomba raide mort.
de ton revolver et nous tirerons avec les La torche s'éteignit.
nôtres. Et John Huggs ricana.
« Le boa sera criblé. » — Capitaine, disait Rasilic, en retraite,
La Fouine était terrifié. en retraite !
H tourna la tête et vit le menaçant re- « Pas un instant à perdre ! ,
volver de Huggs ; pas moyen de reculer. « C'est la Fouine que vous avez abattu.
Le mieux était donc d'obéir et de tenir — Je le sais bien, triple brute ! fit John
ferme
Huggs.
Lo boa mesurant
immense, plus de onze | « Tu vas voir !
L'HOMMSSE BRONZE,-r- 70 LA REINE DES APACHES— 55
434 L'HOMME DE BRONZE

« Reculons lentement. » Rarnum offrait une pareille représentation.


Et Huggs, entraînant les prisonnières^ fit
i « Le difficile serait de trouver l'homme
une trentaine de pus en arrière, puis s à¥-
1 qtii voudrait §ê 'mire dévbrer par le boa.
rêta. — Mbhsiëtir; dît mademoiselle
" d'Eragny,
Le serpent sifflait iëffibletiiëtti. Vous auriez Jm sauver ëë ntalîièureux en ti.
— As-tu fcOtttpîst ni Huggs; rant.sUr le sëfbëttti \
— Non, capitaine; • -^ Erreur! ëtfrëtirt .
— Lé boâ était afretê pour quelques « Vbtts êtes Jeune et pïibyablëi ma jolie
instants par la lumiërë des torches ; il avait ttétitè hiissi
peur du feu. ft C'est bien* tris-biëh!
— Mais... cependant^. K j'adore le bbft ëoelir ëllëi les jeunes
— Cependant il se serait élancé quand fënlmësi
mêihe; « C'est leur *oiëi
j
— il s élancerai capitaine; « Mais tin cliël hë êôhnâlt qu'une loi:
«Reculons, et vite, vite! l'intérêt général
— Mais non* inutile; | « j'ëltfâis ti'féj tfttë le Serpent blessé et
« Tûnë VbiS dohcpâs? furieux attrait Vbttltt se Vëfigër de bous tous.
« Là ibrciië de la FbtliUë est éteinte, '
la « 11 hoUS attifait Bbiii'suivis après avoir
'
bête n'a pas tïbp dHnttuiétudë de hbs fëttx. assommé la Fouine d'ûtt cotttt tië Sa queue.
« 'Nous sëminës à bbhhë distahëë et elle « Au lieu de cela, il le tntàhgè avec un
va mafigër ce la Foiiihë que j'ai tué exprës\ excellent appétit.
— Entré rtbùSj ëapita'iiith le drôle ilë Va- — Et buis il ilé fâttt pas tfègrfeiter ce
lait pas cher. fc&iiluru-iùl dit Rasilic:
—- Et il iibUs sàUVe. tt 11 hé pouvait ViVPë viëftx dàniî notre
*-* Ribh nialgré lui,
capitaine l i baiiuéi
— Éntënds-tu ses bs craquer ? j « OU s*bh défiait, n'ëst-cë bits, capitaine?
En effet des bruits sinistrés de chairs ! — Il était ébhdattiné éâtil mbtt esprit! fit
broyées et d'os disloqués arrivaient jus- Huggs.
qu'aux pirates. « Madame Tomaho, vous êtes Mexicaine
Le boa s'était jeté sur sa proie, et, poussé et vous devez fumer.
par la faim, l'enlaçait de ses anneaux, la pé- « On cigare très-doux vous plairait-il?
trissait de bave, l'allongeait démesurément : — Merci, monsieur.
sous son étreinte. i — Mesdames, ne perdez pas un détail de
Le reptile, sous la toute-puissante attrac- ; celte scène.
tion de ses appétits, était tout entier à ce \ « Qui sait si vous reverrez jamais la pa-
repas épouvantable. | reille?
Les préparatifs en durèrent plus d'une « Rasilic, élève doucement la torche, mon
demi-heure. cher.
Et John Huggs fut vraiment magnifique de « Là... là!... Isole-moi la lumière sur
sang-froid. cette saillie.
R alluma un cigare et en offrit un à « Superbe !... .
B asilic. <cLa tête de la Fouine est dans la gueule
— Nous avons le temps ! disait-il. La du boa.
bête va mettre plus de vingt minutes à en- — Je n'aurais jamais . cru que ce la
gluer la Fouine de salive et elle l'avalera Fouine deviendrait si long en une denu-
lentement. ! heure ! dit Rasilic toujours facétieux.
.< Mesdames, c'est un beau spectacle et 1 « Madame Tomaho, il a maintenant 1»
qui vaut de l'or. taille de votre mari. »
« Jamais vous n'avez vu pareille chose. 1 Les deux femmes fermaient les yeux de"
« On paierait sa stalle cent dollars '
si vaut ce spectacle affreux.
LA REINE DES APACHES 435

Le corps méconnaissable de la victime « Mais rassurez-vous.


« Iln'y arien à craindre, absolument rien. »
n'était qu'une pâte d'os et de chair en lam-
beaux, agglutinés par le sang et la salive John Huggs s'avança sur lui résolument et
muqueuse du reptile. l'on vit les yeux noirs du boa suivre les
Les pieds de l'homme entrant dans le mouvements dp l'agresseur, mais la tête du
corps du serpent gonflaient le cou, et l'aspi- reptile restait immobile.
ration puissante du boa attirait le corps len- Cependant le regard avait une telle inten-
tement. sité de menace que Rasilic ne put s'empêcher
Les deux jeunes femmes demeuraient de crier :
muettes d'horreur. — Gare à vous, capitaine !
Hlais John Huggs et Rasilic étudiaient les « R va se lever (bondir).
phénomènes de dislocation que présentait le — Erreur, vieux poltron! dit le capi-
corps du boa en se dilatant étonnamment. taine.
Et ces deux chenapans fumaient ; l'un, Ra- « Le boa sait très-bien que je viens le
silic, avec un peu de forfanterie ; l'autre, John
tuer ; ma,is il lui est impossible de bouger. »
Huggs, avec un beau flegme yankee. Et John Huggs, d'un coup de revolver à
Le deuxième cigare fini, Huggs dit en bout portant, cassa hardiment la tête au rep-
riant :
— On ne voit plus que la tête de notre tile, qui ne se débattit même pas.
Rlanche admirait le calme et le sang-
infortuné camarade.
« Voici le moment de se venger ! froid du bandit, qui eût mérité d'être uu
« Le serpent est incapable de faire un héros, si l'audace, l'esprit d'à-propos et le
mouvement. flegme suffisaient pour constituer l'héroïsme.
« Tu sauras, Rasilic, qu'un serpent com- Mais déjà le marchand reparaissait dans
mence toujours son repas par les pieds de la John Huggs.
victime. — Ohé! fit-il.
« Note ça en passant. « A moi, Basilic ! •
« Jo vais lui casser la tête, au boa. « Tu vas m'aidor à dépouiller la bête.
« Mais rien d'endommagé, ne crains pas. « Nous l'empaillerons.
« Je tirerai la ballo dans l'oeil ; on lui en — A quoi bon,
capitaine?
— Tu n'est
mettra un autre en verre. » pas fort el tu le montres par
Et le capitaine s'avança délibérément. cette question idiote, Basilic.
La situation avait des côtés si étranges par « En embaumant, avec des herbes aroma-
suite de la combinaison commerciale de tiques et autre ingrédients que je connais,
Huggs, que Blanche en était venue à re- un boa de cette taille, en l'envoyant à Bar-
garder la vie du corsaire comme précieuse num mon ami avec un certificat signé de
pour elle. moi, je suis certain que l'on fera de splen-
— Prenez dides recettes.
garde ! dit-elle.
— Ah ! fit
Huggs flatté, voilà un bon « Exhibition du grand serpent tué par le
Mouvement. célèbre John Huggs, pirate de prairie, avec
« Je vois
que vous me reconnaissez relation du combat terrible livré par lui dans
comme franc dans le jeu et comme sérieux les souterrains du Colorado. Zim, boum!...
en affaires. • boum!... Gr'eat attraction! —
« Vous sentez Authentique
que je suis votre protec- — Mille témoins
signature! nptables, con-
teur. naissent l'audace de John Huggs. Son papier
« Vous
avez, pour une Française, un rare circule. Et zim, et boum!... Tragala, tragala,
mstinct des affaires, et
je vous en félicite. tragala!... Pan ra ta pan pan pan! Qnverra
(tSi plus tard vous voulez nv épouser, les bottes du malheureux-la Fouine et une
ous m'aiderez dans les hautes opérations partie de sa culotte!... Terelin tjn tin! Bata-
<lUeje
compte faire. zimbe tringue zizizi' tan plan ! »
436 L'HOMME DE BRONZE

Et John Huggs imitait la musique enragée « Encore une fois, mes respectueuses ex-
des montreurs de prodiges. cuses!... »
Basilic se tenait les côtes de rire. Et le bandit fit passer les deux femmes à
— En voilà pour
quelques milliers de dol- travers les débris du boa et de la Fouine.
lars à dix pour cent sur la recette brute,
ajouta John Huggs. Blanche et Conception étaient terriblement
— Et vous
croyez, capitaine, que Barnum impressionnées.
sera honnête? Basilic sifflait dans ses dents, ravi d'avoir
— un capitaine doué de si belles qualités, si ex-
Triple imbécile !
« Est-ce que je ne suis pas honnête, moi, péditif en tout et si bien avisé !
commercialement parlant?... Basilic ne siffla pas longtemps parce qu'un
« Est-ce que l'honnêteté n'est pas la base sifflement répondit au sien.
de la fortune?... , John Huggs se tourna brusquement vers
« J'ai pris une espèce de pieuvre de vingt- son lieutenant :
trois mètres que j'ai envoyée à Barnum el il — Tu entends ! dit-il.
m'a compté mes huit pour cent avec une — Oui ! dit Basilic cette couleur
reprenant
loyauté inévitable. verte qui marquait chez lui les brusques
« Ménage un peu la Fouine. transitions de l'insouciance à la terreur.
« Ce n'est plus qu'un hachis, mais si on — C'est la femelle du boa! dit Huggs avec
trouvait quelque chose d'intéressant!.'.. une tranquillité étonnante.
« Tiens! son revolver encore chargé qui a Et très-bas :
été avalé — Sacrifions la femme du géant Tomaho,
« Mets ça de côté. veux-tu?
« Bon, sa montre ! — Oui, pardicu!
« Elle a le verre cassé et s'est arrêtée. Et comme le serpent n'était pas trop rap-
« Quel effet! proché, que d'autre part maître Basilic avait
« Vide les intestins. tout lieu de supposer que, Conception jouant
« Pouah ! que ça pue ! le rôle si brillamment rempli précédemment
« Mesdames, mille et mille excuses ; c'est par la Fouine, tout se passerait au mieux,
nécessaire. le cligne lieutenant reprit immédiatement sa
« La bête est vidée. gaieté.
« N'oublie pas la coiffure de la Fouine et — Capitaine, dit-il sur un ton bas, mais
ses bottes. avec un accent joyeux, ça fera deux peaux
« Quelle belle peau! de boas.
« Savez-vous, mesdames, que, dans ma vie « Les huit pour cent de la recette com-
d'aventures c'est le vingt-troisième serpent penseront la perte do la rançon de madame
de grande taille que j'écorche ? Tomaho. *
« Et je m'y connais... «Aïe! aïe! Je suis... mort! »
« Vous avez vu que je l'ai retourné comme Et il l'était.
un gant. John Huggs venait de lui planter son poi-
« Il y a un tour de main ; Basilic, retiens gnard dans la gorge, lui coupant l'artère ca-
bien le procédé. rotide.
« A l'occasion, ça sert. Et le misérable tomba.
« Tu traîneras la peau, mon fils ; ce n'est — Vite ! dit John Huggs aux deux femmes
pas excessivement lourd et j'en porterais ,que cette succession de meurtres jetait dans
trois au besoin.
j des émotions si terribles, qu'elles n'agissaient
« La main, mesdames! plus que comme des automates.
« Quel cloaque! Et le capitaine te-
emporta la torche que
« Ne vous salissez pas les pieds. nait encore Basilic inanimé.
LA REINE DES APACHES 437

Le second boa se comporta exactement j Il disait mille choses pratiques et intéres-


comme le premier. i ssantes en opérant.
Et John Huggs, à trente pas comme lapre- ; Nulle conversation n'était plus originale
mière fois, la torche posée sur une' saillie de (que la sienne, et plus d'une fois, malgré les
roc, le cigare aux lèvres, disait : J< dangers courus, malgré la hideur de ces
Mesdames, vous êtes dans un état d'agi- s
scènes qui venaient de se dérouler, les deux
tation qui me peine, et je vous engage dans ]
prisonnières s'entre-regardèrent, frappées
votre intérêt à dominer ces peurs inutiles; i
d'une phrase, d'une pensée étrange ou d'un
« Je connais à fond les serpents et leurs imot de ce bandit.

moeurs. Oserai-je vous demander, fit-il s'adres-
« Celui-ci imitera l'autre et un autre imi- i
sant à Rlanche, de porter la montre, les
terait celui-ci. bottes et la coiffure de l'infortuné la Fouine?
— Grand Dieu ! dit Conception. « Vous m'obligeriez plus que je ne saurais
;( S'il en venait un troisième ! dire.
— Oh! madame, c'est à peu près impos- « Je reconnaîtrais ce service par un redou-
sible. blement d'égards. »
^ ;
« Les boas vont par couple, mâle et fe- j Et à Conception :
pas des ! — Madame Tomaho, la ceinture de Basilic
melle; mais ils ne supporteraient
voisins. » . j est intacte ; voici également ses souliers et
Et longuement, doctement, John Huggs ! son mouchoir de poche.
déduisit d'excellentes raisons pour rassurer | « Vous serez très-bonne et charmante de
les jeunes femmes. i porter cela.
Et le boa dévorait Basilic. « Faites un paquet avec le mouchoir qui
— Voyez, disait Huggs après avoir exposé est très-propre. ;!
toutes les chances que l'on avait de ne plus « Rasilic en avait un pour la forme et pour
rencontrer de boas, voyez comme le com- ! m'être agréable ; mais il se mouchait dans
merce est une belle chose!... ses doigts.
<(Quoique Basilic fût un homme de rien, « Moi, je me charge des deux peaux et de
très-vulgaire, et que je rougisse un peu de la torche.
cette faiblesse, j'avoue que j'avais un certain « Suivez-moi, mesdames! » *
faible pour lui. Il prit les devants.
« Je me suis trouvé dans la nécessité de le Quelles aventures et quelle position pour
sacrifier à l'intérêt général, et j'en suis navré deux femmes !
comme ami. | Rlanche et Conception, martelées en quel-
« Mais il est mon associé et mon ami. ! que sorte par tant d'événements inouïs,
« D'après nos lois, j'hérite de son butin en ' étaient sous le coup d'une sorte de stupeur.
cette affaire, ce qui n'est pas à dédaigner. Stupeur telle que, sans prendre garde à
« Il a de plus un fort capital placé chez un '
leurs pieds, elles marchèrent sur le sang, la
banquier avec testament en règle au nom de ' chair et les os, passant au milieu de ce car-
John Huggs. nage, et trempant leurs jupes d'une boue
« Et voilà qui calme ma douleur* rougeâtre.
« Quel — Nous arrivons ! dit Huggs 1
coup si je n'étais pas son héritier ! après ving
« Je serais très-ému. minutes de marche.
« Mais le gain me console. I « Encore un peu de courage !
« Oui, le commerce, décidément, est une | « Un quart d'heure et nous y
d'énergie
belle chose. j sommes.
« Mesdames, c'est Uni. — Dites-vous vrai, monsieur? demanda
« Je vais
expédier le boa. » Rlanche sortant comme d'un songe.
Et John se mit à lai «Je crains toujours d'être perdue dans
Huggs imperturbable
besogne ; il tua et dépeça l'animal. ces galeries.
438 L'HOMME DE BRONZE

— Oh ! nul danger... 1 Vraiment, il y avait de quoi.


« Je puis vous rassurer. Que l'on s'imagine plus do cinq ou six
« Comme d'ici à peu, pour assurer ma cents reptiles variant de un à deux mètres
I se dérou-
retraite, je ferai à deux mille pas d'ici sauter ' grouillant, rampant, s'enroulant,
plus de six mille pieds cubes de roc inatta- lant, et tous la tête vers la lumière.
quable au pic, et que quiconque voudrait j Que l'on se figure ces douze cents yeux
venir par le Puits sans fin ne le pourrait plus, ', dardés sur le même point et reflétant avec
je. ne vois nul inconvénient à vous révéler , une splendeur incomparable l'éclat de la
une particularité bizarre de ces galeries., !j torche !
« En partant du Puits sans fin, on arrive ; C'était saisissant et merveilleux.
nécessairement, par la disposition des sou- jI C'était aussi effroyable et monstrueux.
terrains, quelque bifurcation que l'on prenne, I| Mais John Huggs avait réfléchi.
on arrive, dis-je, à mon repaire. Il posa sa torche à terre et dit, toujours
« C'est une excavation immense, débou- . avec le même flegme :
chant sur la prairie de l'autre côté des mon- |j — On va s'en tirer tout de même.
tagnes que vous avez traversées par les ra- '. « Ne bougeons pas ! »
pides, et que nous retraversons sous terre Il répandit toute la poire à poudre,de
en ce moment. maître Basilic devant lui ; car il avait eu
« D'autre part, en partant de mon repaire, soin de recueillir les munitions des morts.
on arrive inévitablement au Puits sans fin. Cela fait, il se releva.
« Cependant il y a six carrefours ; mais les — Mesdames, dit-il, vous voyez à deux
routes sont parallèles et arrivent au même cents pas cette protubérance ayant forme de
point. boule?
« C'est joli, n'est-ce pas, cette petite com- « C'est la porte de mon repaire sur les
binaison naturelle due au hasard ou à la con- souterrains.
formation des rocs ébranlés par le feu sou- « C'est une roche énorme que les capitai-
terrain qui a formé ce labyrinthe ?... nes, mes prédécesseurs, ont fait fabriquer
« J'ai fait acheter un livre de géologie, pour boucher du côté des galeries la commu-
tant je suis curieux maintenant de connaître nication sur la grotte qui abrite la bando
la façon dont procèdent les volcans pour depuis bien des années.
créer de pareilles galeries. (( Il faudrait une force colossale pour dé-
« Je vous montrerai ce livre. ranger cotte roche, et j'ai dû y employer des
« C'est très-intéressant ! leviers puissants quand un ami m'a proposé
«Oh! oh! j de me faire connaître les secrets du Puits sans
« Du nouveau ! (in. »
« Encore ! » Le capitaine faisait allusion à la Cou-
Et le bandit jeta à terre son fardeau. leuvre.
— Mademoiselle d'Eragny, dit-il, ne crai- Il reprit :
gnez rien. — Ne vous alarcnez donc point.
« Madame Tomaho, vous valez moins cher « Ces bêtes-là ont peur du feu et n'a-
que mademoiselle, et je vais vous sacrifier vancent pas encore.
avec un regret sincère puisque je perdrai la « Je vais donner le signal à mes compa-
rançon. gnons,
« Il retourne encore du serpent, et ça siffle s « Ils m'attendent et ils écoutent depuis de
rude! » longues heures.
Illeva la torche. « En tirant deux coups de revolver, ils
— Sacré diable ! dit-il. sauront que je suis là et ouvriront la com-
« C'est un nid de ces damnées bêtes ; il yî j munication; ils viendront à nous.
en a plus de mille. » i — Ils seront piqués par ces reptiles ! ne put
Et il parut embarrassé. I s'empêcher de dire Rlanche.
LA REINE DES APACHES 439

— Oh ! je perdrais une dizaine d'hommes '

que le mal ne serait pas grand, dit John


Huggs en souriant. CHAPITRE LXIX
— Et si ces reptiles se jettent sur nous?
.— J'allume ma traînée de poudre! dit
LE REPAIRE
Huggs.
« Mademoiselle, vous êtes plus brave que
madame Tomaho. Les serpents étaient écrasés, brûlés,
« Eclairez-moi ! anéantis.
(( Levez bien la torche, que je surveille les Après cette terrible succession d'aventu-
reptiles. res, John Huggs donna l'exemple du sâng-
« Attention! » froid, du calme et de l'empire sur soi-même
Il fit feu deux fois. après le danger.
Aussitôt des voix affaiblies firent entendre Il fit ramasser et visiter les blessés.
de joyeux hurrahs. Puis il ordonna de cautériser, au moyen
On entendit le bruit de grands efforts, et de l'alcali volatil, toutes les plaies et bles-
la rbche, formant porte, roula et livra pas- sures dues à la dent des reptiles Venimeux.
sage à une foule d'hommes qui piétinèrent L'opération fut rapidement exécutée,
sur les reptiles et qui. se mirent à pousser des grâce à l'habitude qu'avaient quelques pi-
cris féroces on se sentant mordus/ rates de soigner les morsures de serpents.
Mais la masse des serpents se précipita vers Cependant tout n'était pas dit.
John Huggs, qui répandit la poudre do la Il y avait des morts.
Fouine, plus la sienne, en reculant rapide- De plus, une grande quantité de reptiles
ment avec les deux prisonnières et en fai- avaient été tués; mais il en restait certainement
sant une très-longue traînée. un plus grand nombre encore qui avaient dé-
Ayant terminé, il se retourna, saisit la tor- serté le terrain de combat et s'étaient réfu-
che des mains de mademoiselle d'Eragny et giés en masse dans les cavités, fissures et aMi-
attendit une minute environ. fractuosités de l'immense grotte.
Les serpents rampaient et ils se trouvè- R S'agissait de parer à d'antres attaques.
rent bientôt sur la poudre. Il fallait éviter une nouvelle lutté à la fois
John Huggs mit le feu. dangereuse et inutile.
Ce fut une flambée splendide, un éclair Il était enfin nécessaire d'éloigner le plus
immense, une vision infernale. promptement possible ceux des serpents qui,
On aperçut des centaines de serpents se cachés sous lès mousses ou sous les éclats
tordant et mourant calcinés en poussant des de roches, pouvaient encore surprendre,
sifflements épouvantables. blesser et tuer inopinément.
Plus loin, quelques hommes piqués chan- John Hùggs trouva sans peiné un moyen
celaient et tombaient foudroyés par le ve- éxpéditif et pratique.
nin. R désigna cinquante hommes pour battre
Le reste de la bande riait... et acclamait avec soin le sol environnant et fouiller" tôtts
!e capitaine.., lès trous;
Et lui, impassible, disait : Ces hommes, armés de leurs baguettes dé
—- c'est fini ! V fusil auxquelles était fixée une mèche sbu-
Mesdames,
« Nous sommes arrivés ! » frée, promenaient leur torche improvisée
i Puis il donna des ordres à ses pirates. dans tous les recoins et soUs chaque pierre.
Si, touché par la flamme bleue bu indis-
posé par l'odeur acre et nauséabonde du
soufre brûlant, un serpent se montrait, il
était aussitôt coupé en deux d'un coup de
baguette.
440. L'HOMME DE BRONZE

Pour assurer définitivement la sécurité de Il rendit l'air respirable et se débarrassa


sa troupe et effrayer les serpents survivants, des serpents.
John Huggs usa en outre du moyen qui lui Libres d'agir, les pirates, sur l'ordre de
avait si bien réussi. leur chef, emportèrent les blessés, se di-
R fit répandre des traînées de poudre hu- rigèrent en double file vers un point dé-
mide entre sa troupe et lès endroits où s'é- signé et enterrèrent" leurs morts.
taient réfugiés les reptiles. Le capitaine, avec les deux prisonnières
On mit le feu, et.la poudre, fusant et brû- marchait en arrière, suivi seulement de quel-
lant lentement, produisit de longues traînées ques-uns de ses hommes sur lesquels fl
de flammes. comptait le plus.
Des, myriades d?étincelles s'élevèrent ;
en On arriva dans une sorte d'accul assez
crépitant au milieu de la fumée colorée en < spacieux terminant une large galerie dont
rouge. une roche, nous l'avons dit, formait .porte.
Un pareil feu,d'artifice était bien fait pour Cette roche était plate et admirablement
paralyser. de terreur tous les serpents du disposée pour dissimuler l'entrée qui venait
monde. . , , d'être ouverte.
Aux crépitements de la poudre qui brûlait Tout le monde pénétra dans une grande
venaient se mêler le grincement du crotale, salle carrée.
le sifflement de. la. vipère-aspic, et par-dessus C'était la chambre du capitaine des pi-
tout les cris stridents, aigus, métalliques de rates. »
milliers de couleuvres roulant en énormes : Quand la troupe eut pénétré, John Huggs
boules sur le sol et s'entassant comme une • commanda de nouveau :
boue vivante dans toutes les fissures, dans — Fermez!
j
toutes les crevasses. j Avec une habileté et une sûreté de mou-
De cet amas visqueux et immonde se dé- vements qui décelaient une grande habitude,
gageait une odeur acre, fétide, pénétrante, les pirates se mirent en devoir de replacer
insupportable. la porte dé pierre dans sa première position.
Si un organe humain avait pu décom- Ils étaient outillés pour cela.

poser ces senteurs étranges, il y eût trouvé Deux crics et des leviers garnis de fer se
les exhalaisons combinées de toutes les trouvaient dans la grotte où toute la troupe
corruptions. venait de pénétrer. '
C'étaient, par moments, des bouffées d'air A l'aide des crics, la roche fut soulevée,
chaud comparables aux gaz méphitiques et, au moyen des leviers, on la maintint et
planant lourdement sur lés vases noires des on la fixa contre l'ouverture.
marajs. John Huggs était chez lui.
C'était l'affreuse odeur du charnier, ré- Les brigands de prairie étaient dans leur
ceptacle de pourritures animales. repaire.
C'était encore cette chaleur répugnante Certes la retraite était sûre et admirable-
que dégagent les végétaux en décompo- ment choisie.
sition. Les pirates pouvaient défier une attaque
C'était enfin un composé d'exhalaisons au subite et imprévue.
milieu desquelles l'odorat dérouté , noyé , Ils disposaient d'une caverne à double
toute faculté d'analyse et d'appré- issue, dont une, habilement dissimulée, ne
perdait
ciation. devait jamais être gardée.
Il ne distinguait plus qu'une acre et rebu- Qui se serait imaginé de sonder les pro-
tante senteur de musc. fondeurs de la montagne? à qui d'ailleurs
La fumée du soufre et de la poudre vin- serait venue cette pensée, qu'il existait dans
rent à temps corriger cette atmosphère les entrailles de la terre, sous le Colorado
viciée. I même, les vastes souterrains que nous avons
John Huggs atteignit un double but. l fait connaître au lecteur? <'
LA REINE DES APACHES 4»^^-~-l/ 441

Vraisemblablement, jamais d'autres hom- souterraines avant les révélations de la Cou


mes n'avaient pénétré dans ces profondeurs leuvre.
pour en connaître les mystérieuses soli- Us craignaient de s'égarer dans l'inextri-
tudes. tricable enchevêtrement des couloirs ou de
En homme avisé, John Huggs avait ap- tomber dans quelque abîme.
précié la valeur du refuge, et il en avait im- Mais quand la Couleuvre eut parlé, quand
médiatement perfectionné l'installation. il eut démontré et prouvé que toutes les ga-
A. la vérité, les pirates n'avaient pas ex- leries , par leur disposition même, après
ploré sérieusement les galeries et grottes avoir décrit maints circuits, aboutissaient
toujours et fatalement à cette espèce d'im-
Nota.Nous ne mettrons plus désormais de légendes au- passe où s'ouvrait la porte de pierre don-
dessousdes gravures représentant les principales scènes I nant accès dans leur repaire : après, disons-
te notre roman. Maisnous
prenons l'engagement, quand nous, avoir obtenu les assurances les plus
noirelivre sera terminé, de donner une table des gra-
vures. positives et les expériences les plus décisi-
Le lecteur comprendra facilement qu'il est impossible
10 'a're concorder exactement un si ves, les bandits ne craignirent plus de s'a-
grand nombre de venturer dans le souterrain.
TOlraits,vignettes, etc., avec les livraisons auxquelles
113
serapportent. Ils se savaient en sûreté.
j
L'HOÎWBDB BRONZE.— 11 LA REINE DES APACHES.— 56
442 L'HOMME DE BRONZE

Et si John Huggs avait pris le chemin du dans la troupe de John Huggs : l'aspect A
Puits sans fin pour pénétrer dans la grotte du repaire des brigands le démontrait claire
Sbrciér-des-Ëaux, ce n'était pas par pure né- ment.
cessité, c'était surtout dans le but de vérifier La race anglo-saxonne avait donné h
lui-même la possibilité de franchir saus dan- mesure de son amour extrême du conforta
ger le tourbillon. ble, du bien boire et du bien manger.
Il avait bien, au préalable, tenté l'expé- Laracelatine, représentée parles Mexicains
rience sur plusieurs animaux qui avaient été d'origine espagnole et par quelques Italiens
rejetés Vivants sur la berge ; mais il lui fal- avait fait preuve de son goût exagéré pour
lait l'assurance positive de ne pas noyer celle le luxe, le brillant, le clinquant.
qii'il Voulait faire prisonnière. Et par-dessus tout ce qui pouvait liomiei
En homme déterminé, il n'avait rien satisfaction à ces hommes aux passions vives
trouvé do mieux que de tenter le passage ëh aux appétits effrénés, surgissaient le goût,
personne. la fantaisie , l'élégance des rares Français
Moyen décisif, résolution énergique, bien déserteurs de l'armée expéditionnaire du
naturels chez un homme capable de lotit Mexique, échappés do prisons, qui se trou-
pour mener une affaire à bonne fin. vaient engagés dàtis les bandes de John
Les pirates, disions-nbus, refermèrent l'en- Huggs. .,-,.."
trée de la grbtte. Un brillant et splendide éclairage créait
Puis, sans qu'aucun ordre leur eût été un jour factice dans la vaste salle.
donné; ils disparurent un à tin par Une au- Vingt lustres aux pendeloques de cristal
tre ouverture pratiquée dans les parois, de pendaient delà voûte, attachés à de longues
la chambre du capitaine, et qUi se trou- cordes de soie.
vait masquée par Une tapisserie. Do noihbreitses lampes alimentées avec
Dès que le dernier pirate se fut éloigné, dupétrole projetaient jusque dans les recoins
John Hiiggs, saisissant un petit sifflet d'é- lés plus retirés les flots abondants d'unis
bène attaché à sa blousé de chasse par iihb éblouissante lumière.
chaîné d'argent^ en tira des sons à deux re- On but dit d'un temple chrétien dix fois
prises différentes. agrandi eUplendidement illuminé pourquoi-
Presque aussitôt deux femmes parurent. que cérémonie nocturne et solennelle.
— Patnéla, et toi, la Rousse, dit le capi- Mais toute idée de fête religieuse dispa-
taine, je vous confie ces belles filles. raissait vite pbùr faire place à l'étonncmeut,
« Elles sont mes prisonnières. à la stupéfaction.
« Mais traitez-les comme des princesses. Une singulière atmosphère emplissait l'es-
« Des soins, des attentions, sinon vos pace de senteurs imprévues, d'odeurs à la
reins feront connaissance avec la boucle de fois acres et pénétrantes.
mon ceinturon. » Atmosphère de café et de salle do restau-
Sur cette menace, Huggs adressa de la main rant, s'épandant et se raréfiant sous un pla-
un adieu amical à ses prisonnières et disparut. fond de cent pieds de hauteur.
Il fit quelques pas dans un étroit couloir L'immense salle présentait le plus étrange
que masquait la tapisserie, passa dans l'en- aspect.
cadrement d'une porte barrée de fer et se Divisée en un grand nombre de compai'""
trouva dans une immense salle au milieu de monts, elle se pouvait comparer à une expo-
la foule des pirates. sition de tous les genres de cabarets conui*'
Ilétaitimmense, grandiose, extraordinaire, dans le inonde entier.
l'endroit où se trouvaient réunis plus de deux J«s
Les différents établissements, séparés
cents bandits. uns des autres par des allées bordées
C'était un vaste souterrain où se trou- dorées ou de de bois relia 11
grilles panneaux 11
vaient agglomérées des richesses inouïes. ses de peinture, avaient un cachet d'élc°'a
Toutes les nationalités étaient représentées et de propreté très-attrayant.
LA REINE DUS APACHES 443

jls offraient un composé de luxe et


de con industriels vivent parmi les bandits de la sa-
admirablement entendu. vane; ils les servent, les font servir et les ex-
fort
Les cafés français, avec leurs glaces, leurs ploitent le plus souvent qu'ils peuvent.
Et cela sans vergogne ni crainte.
divans et leurs tables de marbre blanc, rap-
ceux de Paris, et les mieux tenus. Ils sont d'abord spéculateurs.
pelaient
Les tavernes anglaises et américaines se Et ensuite la parole du capitaine Huggs
de l'ameuble- leur sert de sauvegarde.
distinguaient par la richesse
nient, l'abondance des cristaux et de l'argen- Appelés par lui, il répond de leur liberté
de commerçants, et jamais le capitaine, en
terie.
Dans les cafés, des garçons sémillants et pareille circonstance, n'a manqué à la foi l
vêtus de la petite veste noire et jurée.
empressés,
les jambes emprisonnées dans le tablier blanc, Donc, quand les provisions manquent,
servaient les clients pirates et circulaient John Huggs fait ses commandes à Austin,
activement au milieu des tables. où il a des représentants sérieux et payant
Dans les tavernes, les garçons portaient toujours à bureau ouvert, car la signature
l'habit noir traditionnel et les gants blancs. Huggs a une valeur sur la place.
Graves, compassés, ils écoutaient, et, comme Les caisses pleines, les fûts de vins, d'eau-
autant de machines bien montées, servaient de-vie, de rhum, etc., consolidés, et toute la
en silence leurs silencieux consommateurs. commande prête , il ne s'agit plus que de
Les Allemands avaient également leurs la faire parvenir en pleine prairie.
brasseries enfumées... Là encore se présente une difficulté, in-
Les Italiens, leurs Tivolis... surmontable pour un brigand vulgaire, mais
Les Espagnols, leurs Tertulias... nulle pour un homme de la valeur de John
leurs caves... -
Les Flamands, Huggs.
C'était enfin, nous l'avons dit, une véri- L'ingénieux pirate attendait le départ
table exposition de tous les cabarets pos- d'une caravane et lui faisait adresser cette
1 :
sibles. proposition
établis- — Vous me à tel endroit
Et, chose étrange ! ces nombreux transporterez
sements étaient admirablement approvision- qui vous sera désigné tant de tonnes de
nés. -, marchandises.
Phénomène inexplicable en apparence. « Ce transport se fera gratis, bien entendu,
Comment admettre, en effet, qu'au milieu et mes colis devront m'arriver intacts.
de la savane, dans des contrées continuelle- « Moyennant quoi, je m'engage à ne pas
,mcnt sillonnées par des partis indiens hos- vous piller, à ne vous inquiéter en aucune
tiles à tout ce qui est visage pâle, il soit pos- façon, et même à vous protéger contre les
sible de se procurer des approvisionnements Paux-Rouges ou ceux des miens qui iraient
aussi divers? contre ma volonté. »
Le fait est pourtant de la plus grande sim- Dix-neuf fois sur vingt ces propositions
plicité et facile à expliquer. étaient acceptées avec empressement.
Les chefs de brigands, prédécesseurs de Les voyageurs étaient enchantés de n'avoir
Huggs, et Huggs lui-même, étaient des com- les pirates et d'obtenir
pas à combattre un
merçants, et des commerçants habiles. qui leur assurait une com-
laissez-passer
Ils avaient trouvé le moyen pratique de
plète sécurité.
donner toutes leurs fournitures à l'entreprise. Les marchandises de John Huggs étaient
Et cela leur réussit à merveille. donc fidèlement déposées sur un point du
0 commerce américain, où t'arrêteras-tu ? désert américain désigné par lui. Les pirates
Bien aventuré serait celui qui tenterait
prenaient livraison avec d'intelligentes pré-
" assigner des bornes à ton audace ! au moyen de cette
cautions; et l'abondance,
Où ton génie trouverà-t-il des limites? combinaison, régnait constam-
J ingénieuse
Séduits par l'appât du gain, d'honnêtes | ment dans leur palais.
444 L'HOMME DE BRONZE

De son côté, John Huggs, qui se targuait Les tables de marbre blanc étaient fixées
de probité commerciale, ne manquait jamais sur des pieds de fonte peints en vert foncé et
à ses engagements. rehaussés de filets d'or. f
Une caravane qui l'avait servi pouvait se Les divans et les banquettes étaient garnis
reposer avec pleine et entière confiance sur en velours grenat, ainsi que les chaises de
la parole donnée. bois noir.
Il était même arrivé plusieurs fois aux pi- Un grillage de fer, aux courbes gracieuses,
rates de combattre avec acharnement leurs léger et fin comme une dentelle, était fixé
confrères en rapines pour soustraire au pil- à hauteur d'appui sur le mur qui servait de
lage un de leurs convois. clôture à l'établissement.
Et souvent John Huggs fournissait une es- Si en vérité un Parisien se trouvait trans-
corte aux voyageUrs en cas d'hostilités de porté, sans avoir conscience de son déplace-
la part des Indiens. ment, devant le café du XIX" Siècle des pira-
On n'est pas plus consciencieux. tes, il n'hésiterait pas à y entrer prendre un
Commerce américain, que tu es bien... bock et à faire sa poule avec les paisibles ha-
américain ! bitués de la maison.
Ce café est parfaitement tenu par deux
individus associés.
CHAPITRE LXX Ces limonadiers de la savane portent deux
noms ou mieux deux sobriquets étonnants.
UNCAKEA CENTPIEDSSOUSTERRE On les appelle Grand Seize et Petit Dix-
huit.
C'est par son ingénieux et économique Ces noms impossibles trouvaient leur justi-
moyen de transport que le chef des pirates, fication dans la profession que leurs proprié-
dans un jour de belle humeur, procura à son taires avaient exercée autrefois à Paris.
intéressant personnel un puissant élément Ces deux honorables commerçants étaient
de distraction. d'anciens garçons de restaurant, et ils avaient
Il fit acheter à Austin trois superbes bil- débuté dans l'établissement bien connu qui
lards de fabrication française, et les fit mon- porte cette vieille enseigne : Aux vendanges
ter, aux applaudissements frénétiques des de Bourgogne.
amateurs du carambolage. Celui que l'on désignait par le nom de
Ces billards furent placés dans un café dont Grand Seize avait eu une de ces aventures
l'enseigne dorée tirait atrocement l'oeil. assez communes, mais toujours retentissan-
On lisait sur la façade, en lettres de deux tes, avec une femme mariée. Il avait été sur-,
pieds de longueur : pris avec sa maîtresse par le mari outragé
dans le cabinet de société portant le n° 16, et
CAFÉ nu XIXe SIÈCLE.
il n'avait dû la vie qu'à son costume de garçon
Chose presque incroyable, cet invraisem- de restaurant et à sa présence d'esprit. Il pré-
blable écriteau ne mentait pas. tendit audacieusement que la dame était seule
C'était bien un véritable café, parfaitement et qu'il ne la connaissait aucunement. Le
agencé, qui occupait la plus large place dans brave homme de mari fut bien obligé d'ava-
le vaste palais des pirates. ler la couleuvre : son amour-propre ne lui s
Les trois billards, disposés avec goût, te- permettait pas d'admettre qu'il fût trompe
— Toutefois,
naient le milieu de l'établissement. par un valet de restaurant.
Une double suspension soutenant deux il ne s'expliqua jamais d'une manière satis- j
belles lampes en porcelaine dorée éclairait faisante la présence de sa femme, seule, dans
chaque tapis vert, et tout l'attirail de queues, le cabinet n° 16.
de billes, de tableaux de marque, de paniers Le Petit Dix-huit ne devait pas sbn non»!
à poule, de quilles, se trouvait là à portée lui, à une pareille aventure.
des joueurs. Il portait le numéro du cabinet où il trouva
LA REINE DES APACHES 445

un collier de diamants qu'il oublia de res- | sachant i distribuer à propos des faveurs que
tituer. , 1 pirates se disputaient
les à prix d'argent et
De là une condamnation à la prison, et, ]
parfois à coups de couteau.
dans la suite, un sobriquet que le président Ces femmes jouissaient d'ailleurs de toute
du tribunal avait lui-même inventé. 1
liberté, par le contrat même qu'elles avaient
Le Grand Seize et le Petit Dix-huit étaient passé
] avec leurs patrons.
des types très-réussis de garçons de restau- John Huggs, en commerçant intelligent,
rant de barrière : ;
avait réglé leur situation et celle des autres
Teint blafard, figure pleine, bouffie, mal- ;
femmes faisant partie de sa bande.
saine, bourrée de mauvaise graisse, soufflée Engagées pour un temps limité, elles
de mauvais air, avec favoris et côtelettes au étaient amenées, les yeux bandés, dans le
cresson, accroche-coeurs naissants aux tem-
palais des pirates.
pes, oeil éteint des gens qui veillent, et sou- Une large rémunération payait leurs servi-
rire plat. ces, et on les renvoyait le plus souvent riches
Ils avaient ces traits de famille des gens à l'expiration de leur engagement.
de même profession ; mais Grand Seize était Cet honnête le recrute-
procédé rendait
doué d'un nez de corbeau bon à flairer toutes ment facile, et jamais les drôlesses de cette
les affaires véreuses et Petit Dix-huit avait sorte ne manquaient aux pirates.
la camardise de narines, la sensualité de lè- Grand Seize et Petit Dix-huit, dont l'intelli-
vres qui annoncent l'instinct de la débauche. commerciale était appréciée par John
gence
Tous deux, du reste, exploitaient la femme ; avaient obtenu l'autorisation
Huggs, d'appor-
ils avaient fait la traite des blanches à la bar- ter un perfectionnement dans l'exploitation
rière et la faisaient encore dans la prairie. de leur établissement.
Grand Seize et Petit Dix-huit possédaient Plusieurs salons de société formaient une
chacun une femme qui les aidait de plusieurs
annexe à leur café.
façons dans l'exploitation de leur café.
Et quand nous disons femme, c'est qu'il Et les dames de comptoir pouvaient à leur
nous répugne d'employer le mot femelle. gré tenir compagnie à ceux des bandits qui
Ces femmes, en effet, n'avaient de la femme se payaient la fantaisie de dîner en cabinet

que les organes naturels, ainsi que les vices. particulier.


Tout sens moral était banni de leur es- Grand Seize et Petit Dix-huit, loin de se
montrer jaloux (fi donc!), encouragaient de
prit.
Elles ne savaient rien des mille charmes tout leur pouvoir cette branche lucrative de
dont la vraie femme agrémente ses défauts leur commerce.
et ses imperfections. Disons encore que l'idée avait pris de l'ex-
Elle ignoraient jusqu'aux mots dont on se i tension dans le palais des pirates.
sert pour énumérer des qualités absentes : Les brasseries, les tavernes et autres ca-
vertu, pudeur, réserve. barets avaient leurs demoiselles de comptoir,
Que pouvaient savoir de tout cela ces filles i La grosse Allemande laissait admirer les
vouées depuis l'enfance aux criminelles pra- richesses de sa plantureuse nature en servant
tiques des amours malsaines? la bière à ses épais compatriotes.
Sorties du cloaque, elles dissimulent sous 3 Ange aussi déchu que bouffi, elle nageait
les grossiers parfums du patchouli des sen- sans éternuer dans les nuages de fumée acre
teurs de boue. sortant du fourneau des longues pipes de por-
De pareilles créatures convenaient parfai- celaine.
tement au Grand Seize et au Petit Dix-huit. Peu soucieuse d'éviter le contact d'une
Elles remplissaient on ne peut mieux leui i main chercheuse et téméraire, elle répondait
rôle de dames de comptoir. aux plus lourdes comme aux plus significa-
Aimables, plus qu'aimables avec le client, t, tives plaisanteries par un gros rire ou par
«lies ajoutaient à la valeur de l'établissement, t, une caressante taloche.
446 L'HOMME DE BRONZE

L'Anglaise, à son comptoir, n'abandonnait Et ce n'était pas ce dernier genre de com-


pas ses airs de prude guindée. 1
bat qui présentait le n\pins de dangers, la
Mais plus pervertie, plus ignoble d'instinct, 1
boxe entraînant le plus souvent la mort r]cs
plus dégradée que toute femme tombée, si <
deux combattants.
elle provoquait avec une réserve de conven- Seuls les Allemands se battaient rarement.
tion, elle se livrait plus vile et plus cor- Le point d'honneur n'existe pas chez ces
rompue aux ignobles pratiques de la dé- j :gens à défauts positifs et à qualités néga-
bauche et du vice. j tives.
Partout enfin même système d'organisa- j Ces explications données, nous reprenons
tion dû à l'intelligence de .John Huggs. j notre récit.
L'habile capitaine avait su rassembler au j John Huggs avait laissé ses prisonnières
milieu du désert américain toutes les jouis- \ aux mains de Paméla et de la Rousse, les
sances que pouvaient souhaiter ses compa- i; femmes de Grand Seize et de Petit Dix-huit.
gnons de rapines, gens de toutes nations. Il avait fermé la solide porte ferrée qui
Les femmes, le jeu, le luxe et la profusion séparait sa chambre de la grande salle
dans le boire et le manger, tout se trouvait commune, et il se présentait devant sa troupe
réuni dans le palais des pirates. au grand complet.
Avec de pareils procédés, pas un déserteur, En l'absence de leur chef, les pirates cau-
'
et les dévouements les plus solides, basés sur saient, discutaient, jouaient, buvaient, fai-
le désir des jouissances et le bien-être après saient grand bruit.
les dangers de la lutte. A l'aspect de John Huggs, le silence s'éta-
Et puis, aux grands jours de butin, quand i blit aussitôt.
le pillage d'une caravane se compliquait d'un ; Silence interrompu par des murmures do
enlèvement de femmes, c'était, alors une j satisfaction, par des exclamations joyeuses,
orgie épouvantable, une débauche inouïe, i par dos félicitations vivement exprimées.
infernale, que venaient compliquer des dis- i Les bandits considéraient leur chef, non
putes auxquelles succédaient invariablement j avec cette déférence et cette craintive admi-
les coups de couteau et de revolver. 1| ration qu'inspire la bravoure et le courage,
Car si John Huggs avait trouvé le moyen mais ils voyaient en lui. un homme supérieur
de donner satisfaction aux passions de ses et des mieux doués pour les conduire à la
pirates, il n'avait jamais essayé d'obtenir de fortune.
ces natures rebelles à toute discipline le Il était pour eux un associé, en même
calme et la modération dans la satisfaction temps qu'un directeur habile des affaires de
de leurs instincts et de leurs brutales con- la bande.
voitises. En lui, rien du capitaine d'aventures, du
L'intelligent capitaine se souciait peu de chevalier de grande route.
la vie d'un homme, et il n'avait jamais songé John Huggs, en effet, ne ressemblait en
à supprimer le duel dans sa troupe. aucune façon à ces brigands renommés des
De fait, les pirates usaient et abusaient de Apennins et de la Calabre.
ce moyen de se faire soi-même justice. Rien de théâtral dans ses allures, rien de
A propos de tout et à tout propos, on se gonflé dans son attitude, aucune morgue
battait. dans ses rapports avec ses hommes.
Duel au couteau pour les Espagnols. Son air de bonhomie, sa simplicité appa-
Duel au stylet lancé à vingt pas pour les rente,» son calme imperturbable et non affecté,
Italiens. pouvaient le faire prendre pour le premier
Duel au revolver et à la carabine pour les commerçant yankee venu.
Américains. En le débarrassant de ses armes et de son
Duel à la française, au fleuret, pour les accoutrement de bandit, en le plaçant dans
raffinés et les fines lames de l'escrime. i un comptoir de New-York, on en faisait un
Duel à coups de poing pour les Anglais. j négociant.
LA REINE DES APACHES 447

Mais quel négociant ! — Grâce aux révélations d'un ami, je suis


Cette face si calme dissimulait une finesse, arrivé à m'emparer de deux femmes dont la
une intelligence, une sûreté de vues vrai- possession représente un énorme capital.
ment admirables. « Pour racheter la liberté de sa fille, le co-
Que de volonté et d'audace sous ce crâne lonel d'Eragny, l'associé de ce comte de Lin-
aux bosses proéminentes, au front bombé et court que vous connaissez tous, paiera la
saillant ! somme qu'il nous plaira de fixer.
Los pirates avaient pour capitaine non pas « Et le géant Tomaho, pour revoir sa
un chef de brigand, un Fra-Diavolo, mais un femme, se saignera aux quatre veines.
habile administrateur, aux conceptions har- « Vous voyez, gentlemen, que je n'ai pas
dies, aux coups de main admirablement con- perdu mon temps, et que ma capture a son
çus et audacieusement exécutés. importance.
Ils comptaient sur lui comme des associés « Mais je ne m'arrête pas à cette idée de
comptent sur un chef d'exploitation de leur rançon dont la valeur ne me satisfait pas
choix. complètement.
Ils no subissaient pas le joug sous lequel « "Vous savez tous à quelle conquête mar-
se courbe la sottise et la peur; ils aimaient et chent de Lincourt et sa troupe?
admiraient leur patron jusque dans ses actes, — Oui, oui! répondirent les pirates.
de brutale férocité. « Le secret!...
John Huggs pouvait casser la tête d'un pi- « Le secret du Trappeur!..
rate sans craindre une révolte : il agissait — Silence ! cria John Huggs
dans l'intérêt de tous, chacun en était per- « Ecoutez !
suadé. « Voici l'idée qui m'est venue.
« Je vais aller trouver le père de ma pri-
sonnière et lui ferai cette proposition :
CHAPITRE LXXI « — Si vous voulez revoir votre enfant,
partageons le secret du Trappeur.
OUJOHN11UGGSSOIJMKT A SATROUPE DESUl'KllliBS <cConsentez à ce que ma troupe se joigne
COMBINAISONS à la vôtre et entre dans les bénéfices à réa-
liser. »
Le chef de pirates, avec son flegme habi- Le projet de John Huggs souleva un ton-
tuel, écouta les propos adniiralifs de son per- nerre d'applaudissements.
sonnel. Chacun savait que la connaissance du fa-
Puis, montant sur un billard, il fit un geste meux secret comportait la fortune pour tous,
qui commandait le silence, la fortune immense, incalculable, inappré-
On se tut. ciable.
— Messieurs et gentlemen, dit le capi- — Bravo ! bravo ! criait-on de toutes parts.
taine, les communications que j'ai à vous « Vive le capi laine !
faire sont de la dernière importance. .« A nous le secret!
« "Veuillez donc m'écouter avec attention. — Vous avez raison, gentlemen, reprit
« Les moments sont précieux, et comme il John Huggs.
s'agit d'intérêts immenses, je ne veux enga- « A nous le secret!
ger ma responsabilité que muni do votre ap- « Car, vous le devinez, dès que nous fe-
probation. » rons partie de la caravane de Lincourt, nous
Cet exorde fut accueilli par des murmures serons assez habiles pour éviter tout par-
approbateurs. 1 tage.
Les : « Chut !... Silence !... Ecoutez !... » « Nous supprimerons tous ceux qui pré-
circulèrent par toute la salle, et le calme se tendraient nous gêner. »
™, profond et solennel. De nouvelles acclamations accueillirent ces
John Huggs reprit : paroles du capitaine.
448 L'HOMME DE BRONZE

Les pirates trépignèrent de joie à la pen- homme comme John Huggs, amusaient les
sée de conquérir un pareil butin et de masr bandits.
sacrer les* trappeurs et la caravane entière. Le capitaine ne parut pas remarquer les
John Huggs attendit la fin de cette joyeuse muettes observations de ses pirates.
manifestation. Mais, prenant un ton ironique, il reprit :
Quand le silence le lui permit, il conti- — Vous tous une confiance
m'inspirez
nua. sans borne, et je suis sûr de votre réserve.
— Je vais, dit-il, me mettre à la recherche « Néanmoins,
, je ne veux partir qu'en
de la caravane avec vingt cavaliers. j emportant votre serment de ne pas enfrein-
« Je sais où la rejoindre. i dre mes ordres et de respecter nos prison-
« Mon absence' sera de cinq jours au ! nières.
— Nous
plus. | jurons !
« Si elle se prolonge au delà de ce terme, , « Nous jurons ! firent plusieurs voix par-
c'est qu'il me sera arrivé malheur. ! tant de divers
points de la salle.
« Toutefois, je vous recommande la pa- \ — Vous jurez, c'est très-bien! dit John
tience. >.Huggs.
« Ne précipitez rien. j « Mais sur quoi jurez-vous?
« Ne prenez aucune détermination à la lé- jI « Il n'y a ni Dieu ni diable pour vous.
gère. ! « Vous respectez quoi ?
« Attendez paisiblement mon retour, et ; « Rien, personne, pas même moi.
ne vous lancez pas dans des aventures qui |j « Avez-vous un culte?
pourraient faire manquer mes combinai- —Non! fit une voix dans la foule.
sons. » :— Erreur ! reprit le capitaine.
Des; protestations amicales et empressées « Vous en avez un.
accueillirent les prudents conseils du capi- — Lequel? fit-on.
taine qui ajouta, après un moment doré- — Celui de l'or, répondit Huggs.
flexion : — Bravo ! bravo ! crièrent les pirates avec
—- Il me reste une dernière et capitale re- une profonde conviction.
commandation à vous adresser. « Vive le veau d'or !
« La fille du colonel d'Eragny aussi bien « Vive le lingot !
que la femme du cacique Tomaho ne conser- « Vive le dieu Dollar !»
veront leur valeur qu'autant qu'elles seront Et un enthousiasme sincère, résultat d'une
respectées de vous tous. foi ardente, éclata parmi ces bandits.
« Vous devez comprendre que la moindre L'or était sacré ! Auri sacra famés!
tentative amoureuse d'un des nôtres à l'é- Et pour l'or ils avaient tous la fièvre d'a-
gard de nos prisonnières constituerait un vé- doration.
ritable vol au préjudice de tous. Du geste, John Huggs réclama le silence.
« Nous ne pouvons, à moins d'être imbé- — Ici, dit-il, nul n'oserait manquer au
et
ciles, détériorer ou amoindrir le capital re- respect dû à l'or, pour lequel nous vivons
présenté par ces deux femmes. nous mourons.
« Vous aurez donc, pour cette fois seule- « Vous allez jurer, par le' dieu Dollar, que
ment, à vous montrer continents et sages. vous respecterez nos prisonnières jusqu»
« Je me place, sachez-le bien, au point de mon retour, que vous aurez pour elles tout
vue de la spéculation, et aucune autre con- le soin dont on peut entourer le coffre-fort
sidération ne me détermine à vous imposer le mieux garni. »
une retenue que je n'aurais pas observée sii Une approbation unanime ayant accueilli
de grands-intérêts ne me l'avaient comman- - cette proposition originale et très-pratiquei
dée. » basée sur une étude approfondie du caractère
Il y eut des sourires dans l'assemblée. de ses hommes, John Huggs fit prendre im*
Des allusions aux moeurs, de la part d'un 1 médiatement les dispositions nécessaires
LA REINE DES APACHES 449

pour recueillir le serment solennel de cha- Pas un sourire sur ces lèvres impies !
que pirate. Pas un geste suspect !
Ce fut une scène étrange, saisissante et ex- C'étaient bien là des dévots convaincus
traordinaire dans sa simplicité. et fervents.
Une table ronde recouverte d'un tapis vert Les pirates défilèrent un à un devant leur
fut apportée au centre de l'immense salle, et chef.
an dollar d'or, tout neuf, fut placé au milieu Ils s'arrêtaient devant le tapis vert, éten-
du tapis. daient la main sur l'or et prononçaient cette
Tous les yeux étincelaient, reflétant les étrange formule de serment :
fauves éclats du métal. — Par le dieu Dollar, je jure l
On y lisait le fanatisme capable d'aller Le défilé fut long! Plus de deux cents pi-
jusqu'au sacrifice de la dernière goutte de rates se trouvaient réunis dans le souterrain.-
sang pour la posssesion du dieu. Les femmes, ainsi que les hommes qui,
John Huggs, debout, le front calme, l'oeil comme Grand Seize et Petit Dix-huit, n'é-
sévère, l'attitude imposante, John Huggs taient que des industriels, et ne se trouvaient
Prêtre et pontife, fit l'appel de ses hommes. | pas réellement engagés dans la troupe, fu-
Chose digne de remarque ! l rent dispensés du solennel serment.
'
L'H«MKE DE BRONZE.— 72 LÀ RMNE MS Kvkamat — 57
450 L'HOMME DE BRONZE

Êtres nuls et sans autorité, ils ne comp- nières et de les recommander une dernière
taient pas* dernière fois aux deux femmes* Paméla et
Mais tout homme portant une carabine et la Rousse, qui devaient les servir et prendre
prenant part aux expéditions devait jurer. soin d'elles.
Quel défilé étonnant de têtes sinistres et Puis il partit à la tête de ses cavaliers très-
remarquables ! bien montés.
Quels types varié s et admirables d'adora- Ces hommes représentaient l'élite de la
teurs du dieu Dollar ! troupe.
On ne saurait se faire une idée de ce ras- John Huggs pouvait compter sur leur cou-
semblement hétérogène, de ce groupement rage et leur dévouement.
; d'individualités dissemblables* qu'aucun lien
ne rattachait entre elles, et qu'au contraire Dès que leur chef eut quitté la grotte, les
leurs diverses nationalités tondaint à séparer. pirates, selon leur invariable habitude en
Voici un chrétien espagnol ou italien qui temps d'inaction, se remirent à boire, à jouer
ajoute un nom à la liste des béatifiés : il in- cl à roucouler auprès de ces ignobles créa-
voque saint Dollar. tures qu'ils appelaient des femmes.
Puis c'est un mahométan, turco déserteur En vue sans doute des succès que leur
des colonnes françaises expéditionnant au avait fait entrevoir leur capitaine, les ban-
Mexique, et qui ne manque pas, mais seule- dits se montraient plus joyeux et plus
ment par habitude, de se tourner du côté de bruyants que d'habitude.
Médino à chaque acte sérieux de sa vie : Ma- On jouait un jeu d'enfer.
homet est son prophète, Dollar est son dieu. Les punchs flambaient haut.
Un Indou s'avance ; il est né dans le culte Les filles étaient plus aimables.
do Brahma. Après tant d'incarnations, le Le café du XIX" Siècle regorgeait.
dieu a pris une dernière forme : il s'est fait Grand Seize et Petit Dix-huit n'arrivaient
Dollar. pas à servir leurs nombreux clients.
Un Parisien sceptique arrive ; il n'a ni foi Pourtant, dans un moment de calme, ils
ni loi, ne croit à rien, et ne veut rien purent faire un bout de conversation.
croire* # — Qu'est-ce que tu penses de toute cette
Pourtant son oeil brillant de cupidité et de histoire d'enlèvement, de rançon et du
convoitise se fixe sur la pièce d'or, et il jure reste? demanda Grand Seize à son digne
par le dieu Universel, il jure par le dieu associé.
Dollar. — Peuh! fit celui-ci avec une moue dé-
Toutes les nations, toutes les religions fu- daigneuse.
rent représentées dans ce défilé des pirates. « Je vois làrdedans une bonne affaire pour
Et chacun, avec bonne foi, fit le serment cette canaille de capitaine et les autres.
exigé par John Huggs. « Mais je ne vois pas le profit que nous
pourrons en tirer pour nous.
Cependant le capitaine avait donné l'or- — Bah ! fit Grand Seize.
dre à vingt hommes de se préparer à le « La dépense monte en même temps quo
suivre. les bénéfices.
Il s'agissait de rejoindre au plus vite la v Nous empocherons toujours.
caravane conduite par le comte de Lincourt — D'accord, ma vieille ! dit Petit Dix-
et le colonel d'Eragny, de traiter de la rançon huit.
•des deux prisonnières aussitôt et aussi avan- « Mais si le capitaine se faisait pincer !..-
tageusement que possible". « S'il finissait par trouver plus malin qu°
Chez John Huggs, l'acte suivait de près la lui, ou qu'une balle de calibre lui crevât la-
décision. peau à l'endroit sensible, que pourrait-"
Il prit à peine le temps de donner quel- bien arriver?
ques ordres» de faire une visite à ses prison- « Voilà ce que je me demande.
LA REINE DES APACHES 451

Ton idée m'a traversé la boule tout à garnie, impossible de les maintenir dans le
l'heure, dit en riant Grand Seize. devoir.
« Vois comme ça se trouve. « ELleur faut des amants de coeur à tout
« Moi aussi, je pensais que le chef pour- prix. »
rait, ne pas revenir. » Grand Seize, distrait, avait à peine écouté
Les deux hommes échangèrent un sin- les observations de son associé.
Caressant et lissant l'accroche-coeur qui
gulier regard.
]ls devaient se comprendre. s'arrondissait au-dessus de son oreille
Une commune pensée avait germé dans gauche, il réfléchissait.
— Quand nos
leur cerveau. pouvons-nous renvoyer
— de parie cent sous que je t'ai deviné! fit femmes? dcmanda-t-il tout d'un coup.
— Notre contrat dans quelques
Grand Seize. expire
— Et moi, je suis sûr de t'avoir compris jours, répondit Petit Dix-huit.
une heure. « Nous n'avons qu'à ne pas le renouveler.
depuis
— Ça va bien ! fit Grand Seize.
« On te connaît, vilain masque !
— Chouette! alors, s'écria Grand Seize. « Si tu veux, nous renvoyons Paméla et
« Je vas m'cxpliqner tout de même. la Rousse, et nous les remplaçons par Les
« Seulement pour la forme. deux petites.
« Commençons « Tu les as vues comme moi à l'arrivée
par le commencement.
« Si d'abord le capitaine ne revient pas, i du capitaine.
« J'ai idée que nous ne devons pas laisser
que se passera-t-il ? j
-r- Parbleu! fit Petit Dix-huit. échapper une si belle occasion.
<(On nommera un autre chef. « Du reste, je te l'avoue, j'ai un fort béguin
— C'est clair ! dit Grand Seize. pour Conception. ,
« Et après? « Pour une femme de géant, elle est mi-

Après? répéta Petit Dix-huit. gnonne, et, si elle me plaît, elle ne peut man-
— Eli bien! après, on ne s'occupera
plus quer de plaire à nos clients.
des prisonnières. — On connaît ton goût ! dit Petit Dix-
« Et nous pourrons nous en occuper, huit.
« Ton choix me botte comme un gant,
nous, tout à notre aise.
— Nous sommes faits pour nous com- puisque je ne l'aurais pas fait et que nous
n'aurons pas de querelles.
prendre, dit-Grand Seize.
« Je pense, comme toi, qu'il y a là une « J'ai pensé à la petite Blanche d'Eragny.
« Quelle fraîcheur, ma vieille!...
très-belle opération à faire.
« Avec du gibier aussi fin, aussi délicat, « En voilà une qui ne sait pas ce que c'est
nous ne pouvons manquer nos qu'un géant!
d'augmenter > — Enfin, conclut Grand Seize, voici qui
revenus.
! est parfaitement convenu.
« D'autant plus que la Paméla, mon en-
« A moi Conception, à toi la belle Blan-
gagée pour le quart d'heure, se dégomme
«t devient grincheuse avec le client. che.
— Archi-convenu! s'écria Petit Dix-huit.
— C'est comme ça à la fin de
toujours «Je vais guetter le moment favorable. »
chaque bail avec ces grues, remarqua Petit
Dix-huit.
« Nous leur abandonnons de trop grands
CHAPITRE LXXII
bénéfices-.
«
L'argent les gâte. LA SOURICIÈRE
(( C'est comme la Rousse;
j'en suis mé-
content depuis quelque temps. John Huggs, à la tête de ses vingt cava-
" Quand ces filles se sentent la bourse
liers, avait regagné la rive du Colorado.
452 L'HOMME DE BRONZE

Il s'engageait dans la montagne, au-des- i marches, plaçait des brisées à l'endroit do


sus même des grottes et souterrains qu'il j ses bifurcations.
avait traversés avec ses prisonniers. Ces brisées ou branchettes cassées deve-
C'était suivre un' chemin dangereux, et naient autant de flèches indicatrices mar-
risquer de trouver la mort dans l'un des quant exactement la direction qu'il avait
nombreux précipices de la montagne. prise.
Mais c'était aussi la route la plus courte Le plus mauvais veneur, au moyen de
pour rejoindre la caravane du comte de ces brisées, ne pouvait se tromper sur la
Lincourt. route à suivre.
D'ailleurs le chef de pirates et ses hommes Guidé enfin par un esprit d'excessive pru-
connaissaient depuis longtemps un terrain dence, Bouléreau, qui marchait le dernier,
qui souvent avait été pour eux un lieu de appliquait le moyen d'effacer toute trace de
refuge et un moyen de fuite. passage qu'ont inventé les trappeurs.
De son côté, le colonel d'Eragny et sa R avait confectionné avec des têtes de
petite troupe s'étaient bravement engagés chardons une sorte de buisson en forme de
dans la montagne, cherchant à contourner râteau qu'il traînait derrière lui.
les points élevés pour se rapprocher de la Toutes les empreintes se trouvaient ainsi
' et l'oeil exercé d'un Peau-Rouge
Tour du Sorcier et en explorer les environs. balayées,
Les pirates et les squatters suivaient le se serait fixé sur la traînée produite par les
même chemin. i chardons sans soupçonner un instant que
Les uns partant de l'ouest, les autres de ', cette traînée dissimulait la piste de dix Yi-
l'est, ils devaient fatalement se rencontrer. ' sages-Pâles.
Les deux troupes avaient déjà fourni trois ! Encore eût-il fallu que l'Indien passât
grands jours de marche, sans toutefois avoir (t immédiatement après la troupe. Le moindre
parcouru de longues distances. coup do vent égalisait le terrain.
Elles avançaient difficilement au milieu Cependant au troisième jour de marche
des rochers, et mille précautions prudentes allait succéder la nuit, et aucune découverte
devaient être prises. n'était venue apporter le moindre espoir aux
Tête-de-Bison, en sa qualité de trappeur | intrépides voyageurs.
émérite, s'était constitué l'avant-gardc de j On était arrivé à une sorte de défilé creusé
la troupe de M. d'Eragny. j dans la montagne.
Seul, il éclairait la marche avec une habi- j Le lit d'un torrent desséché occupait le
leté et une sûreté de vues extrêmes. 1 fond de l'étroite vallée.
Toujours de trois heures en avance, on Les pas de Tête-de-Bison se pouvaient
pouvait le suivre avec la plus entière con- distinguer facilement.
fiance. La petite troupe descendit la pente rapide
Il observait pour tous. avec les précautions ordinaires.
On n'avait à voir que par lui. Au fond du défilé, dans le lit même du
Sa propre piste indiquait le chemin à torrent, on trouva deux petites branches
suivre. ' fraîchement cassées et posées en croix.
Sur son ordre, le colonel d'Eragny avait j C'était une dépêche de Grandmoreau, et
fait prendre au détachement la file indienne. ! cela signifiait :
— Nous camperons
Chaque homme plaçait ses pieds dans les là cette nuit.
iiipas de Grandmoreau, évitant ainsi de laisser « Attendez-moi. »
r= deviner à ceux qui pouvaient suivre ou épier Selon l'intention du trappeur, M. d'Era-
-"le nombre de personnes composant la gny ordonna de faire halte et de tout dis-
troupe. poser pour le repas du soir.
Pour plus de précaution, et afin d'éviter Par mesure de précaution, deux sentinelles
toutes recherches à ses compagnons, Grand- furent posées sur deux points d'où l'on dé-
moreau, quand il devait faire des contre- couvrait le terrain à bonne distance.
LA REINE DES APACHES 453

Puis les préparatifs du souper commen- A ce début, qui promettait, toutes les
cèrent. oreilles se dressèrent, tous les yeux se '
Du bois très-sec fut recueilli et allumé en- fixèrent sur le visage calme du Trappeur..
tre deux énormes rochers, dans une cavité M. d'Eragny ne put réprimer une excla-
que dissimulait le feuillage épais de deux mation interrogative.
'; touffes de chêne-yeuse. Et Bouléreau laissa échapper un : Ah ! ah !
| Ce feu ne produisait aucune fumée, et il qui décelait un vif mouvement de curiosité.
était impossible d'en distinguer la clarté à Grandmoreau ne parut pas s'apercevoir de
vingt pas. l'inquiétude qu'il avait fait naître avec inten-
Les squatters, dans le courant de la jour- tion peut-être. ,
née, avaient trouvé le moyen de tuer plu- Il tira méthodiquement quatre ou cinq
sieurs bartavelles el un superbe bouquetin. bouffées de fumée de son énorme pipe de
Les perdrix furent plumées en quelques terre rouge, ancien calumet, trophée pris à
minutes, et le bouquetin écorché avec une un Huron, et il continua gravement : .
dextérité qui accusait une longue pratique — J'ai découvert le campement de John
et une grande habitude. Huggs, le chef des pirates.
Bientôt les rôtis, pendus à des ficelles — Bon! fit Bouléreau avec une parfaite in-
fixées à trois pieux réunis par le sommet, souciance.
tournoyaient au-dessus d'un rouge lit de « On les évitera, ces pirates, s'ils sont trop,
braise. ou nous nettoierons la prairie de ces ver-
Une demi-heure se passa. mines, si la chose est possible.
Les squatters attendaient patiemment que « Combien sont-ils?
le souper fût cuit à point. — Vingt, répondit Grandmoreau.
Ils s'occupaient à casser du biscuit et à « Mais là n'est pas la question, et il ne
nettoyer des pierres plates qui devaient leur s'agit pas d'une rencontre ordinaire avec ces
servir d'assiettes. brigands de la savane.
Tout à coup, le qui vive ? d'une sentinelle « J'ai pu, en rampant comme une couleuve,
lit relever toutes les têtes. m'approcher du lieu où ils bivaquent.
Les carabines restèrent muettes. « Et j'ai surpris une conversation qui va
— C'est Grandmoreau, dit le colonel. simplifier nos recherches.
« Puisse-t-il enfin avoir découvert quelque — Que voulez-vous dire? questionna le
indice! » colonel avec vivacité.
C'était en effet le Trappeur qui rentrait au — Laissez-moi vous raconter les choses
bivac pour y passer la nuit. comme elles se sont passées.
Il échangea une poignée de main avec « Le moment d'agir est venu , et il ne
M. d'Eragny et avec Bouléreau, fit un bonsoir '. faut rien précipiter.
amical aux squatters, et, sombre, pensif, « Je vous dirai donc qu'après avoir fait
préoccupé, il alla s'asseoir en silence auprès , le reptile pendant plus de dix minutes, je
du feu. suis arrivé à surprendre le capitaine des pi-
Pendant un long quart d'heure, il ne des- rates en conversation intime avec vingt
serra les dents que pour faire honneur au hommes de sa bande.
souper. « Ces imbéciles causaient à haute voix;
On ne savait que penser de ce mutisme.
j'ai donc entendu tout ce qu'ils disaient.
Enfin, ayant avalé sa dernière bouchée, « Vous saurez d'abord que mademoiselle
ayant donné un dernier baiser à sa gourde, et la femme de Tomaho sont pri-
d'Eragny
Me-de-Bison ferma la large lame de son sonnières de ce brigand de John Huggs.
couteau, bourra sa pipe, l'alluma et se dé- — R faut les délivrer! s'écria le colonel
c'da à parler. avec une impétuosité bien naturelle.
H y a du nouveau ! dit-il sans plus de — Du calme ! fit Grandmoreau avec son
Pl'ccautions oratoires. inaltérable sang-froid.
454 L'HOMME DE BRONZE

« Nous allons étudier l'affaire. moreau jeta un regard interrogatif sur lo


« D'abord les prisonnières ne se trouvent colonel et Bouléreau.
pas en ce moment entre les mains de leurs I « Etes-vous de mon avis ? » semblait-il de-
ravisseurs, qui, sans aucun doute, les ont mander. .
laissées sous bonne garde dans quelque re- Le chef des squatters avait écouté en si-
paire connu d'eux seuls. lence les observations du trappeur.
— Est-il donc de découvrir la
impossible Tout à coup il releva la tête.
prison de ma fille? demanda le colonel. Un fin sourire éclairait sa bonne figure

Impossible, peut-être que non, répon- réjouie.
dit le .trappeur. Sans retirer de sa bouche son éternelle
« Mais facile, je ne crois pas.
— Si nous évitions pipe, il lança habilement uu jet de salive sur
les pirates? proposa un charbon qu'il visait et prit la parole.
M. d'Eragny. — Mon vieux
Trappeur, dit-il, votre idée
« En prenant leur contre-pied, nous arri- a du bon.
verions sûrement à leur point de départ. « Je crois comme vous qu'il faut pincer
— De pareilles réussissent une
entreprises ce loup de prairie
fois sur cent, que l'on appelle John
répondit Grandmoreau, et
Huggs.
nous ne devons rien laisser au hasard. « Avez-vous un moyen de lui mettre la
« Il nous faut agir avec la certitude ab- main dessus?
solue de toucher le but à atteindre. — Pas encore,
« Or, quel est notre but ? répondit Tête-de-Bison.
« Je cherche.
— Délivrer ma fille ! s'écria le colonel.
— Pas la
— D'accord ! fit Tête-de-Bison. peine! fit Bouléreau.
« Moi, j'ai trouvé sans chercher
« Mais par quel moyen?
« Ne disiez-vous pas que le pirate et sa
« Voilà la difficulté.
«. Eh bien! troupe cherchent à traverser la montagne,
moi, je vous proposerai de et que, sans s'en douter ils marchent à
tourner l'obstacle au lieu de l'attaquer on notre rencontre ?
face. — Ils
« John Huggs a plus de deux cents pirates campent, à trois heures de marche,
à sa disposition. répoudi L Gramlmorean.
— Bonne affaire! s'écria Bouléreau en
« Nous ne pouvons, à dix que nous
sommes, penser à engager le combat avec aspirant coup sur coup cinq ou six bouffées
de fumée.
une troupe aussi nombreuse.
— Mais vous « Si vous voulez me laisser faire , je vais
parliez de vingt hommes,
le colonel. leur jouer un tour, à ces pirates... oh! mais
interrompit
— Qui un tour...
accompagnent leur chef, je les ai
Grandmoreau. « Je ne vous dis que ça.
vus, répliqua
« Mais Conception — Mais encore, mon cher Bouléreau, lit
et mademoiselle Blan-
che sont évidemment restées sous la garde M. d'Eragny, faudrait-il savoir si l'on peut
du plus grand et nous sérieusement compter sur un résultat.
nombre, agirions
comme des fous en attaquant le gros de la — Sérieusement, dit le squatter en riant,
troupe des pirates, si toutefois nous par- comptez sur le résultat le plus complet et le
venions à rejoindre ces brigands. plus inattendu.
« Nous n'avons — N'oubliez
qu'une seule chance à pas que les circonstances
courir, qu'un succès à espérer. sont graves, que notre temps est précieux,
« H nous faudrait ruser avec John Huggs observa M. d'Eragny à qui l'air jovial de
et le prendre vivant. Bouléreau inspirait peu de confiance:
« Alors seulement nous pourrions le con- Celui-ci, sans s'inquiéter de l'observation,
traindre à nous restituer les prisonnières. » reprit sur le ton dégagé qui lui était habi-
En prononçant ces derniers mots, Grand- tuel :
LA REINE DES APACHES 455

— Vous habitez Une maison.où de nom- f


fut soigneusement effacée; Grandmoreau
foreuses souris ont élu domicile. ]
prit les devants, les autres suivirent.
« Vous avez horreur de ces locataires in- Bouléreau venait le dernier, effaçant les
commodes. ]
pistes au moyen de son râteau de chardons
« Que faites-vous? <
qu'il traînait derrière lui.
((Vous vous procurez un chat qui prend
plaisir à débarrasser la maison de ces affreux John Huggs en était à son quatrième jour
petits rongeurs (fui vous incommodent. de marche.
« Mais le chat, tout en travaillant pour Il n'avançait que difficilement dans les
vous, chasse pour son propre compte. . chemins, ou plutôt dans les sentiers étroits
« Il tue et croque tout ce qu'il peut. et dangereux qui serpentaient dans la mon-
« Ètes-vous complètement satisfait ? tagne.
« Non ; vous voudriez prendre des souris Il fallait, rechercher des voies praticables
vivantes afin de compléter votre vengeance pour les chevaux et faire souvent de longs
en les faisant, souffrir uu peu. détours.
<(Vous achetez alors une souricière, vous Les pirates marchaient depuis le lever du
tendez le piège, vous prenez des victimes, et soleil.
vous les empoisonnez lentement en ne leur Ils avaient traversé depuis longtemps le lit
donnant pour toute nourriture que de vieux du torrent desséché où les squatters s'étaient
journaux anglais. » arrêtés la veille au soir. .
Grandmoreau avait plus d'une fois haussé Ils se trouvaient maintenant engagés dans
les épaules on écoutant l'histoire parabolique une gorge qui allait en se rétrécissant, et qui
de Bouléreau. s'ouvrait entre deux hautes murailles de ro-
— Qu'est-ce que vous nous chantez, avec chers à pic et inaccessibles.
vos histoires de souris ? Bientôt le défilé se resserra extrêmement.
« Il s'agit de John Huggs et des vingt Il y avait à peine passage pour un cava-
hommes qui l'accompagnent. lier.
« Est-ce que vous pourriez vous procurer Les pirates prirent la file.
une souricière à pirates? Le capitaine marchait en tête.
— Juste ! fit Bouléreau. La carabine en travers sur ses cuisses,
« Vous souvenez-vous de cette gorge l'oeil et l'oreille au guet, il n'avançait qu'a-
étroite que nous avons traversée ce matin ? vec une prudente lenteur.
— Oui ; après? Tout à. coup il sentit son cheVal frissonner
— Voulez-vous me confier le soin de ten- entre ses jambes, et il le vit pointer les
dre mon piège? demanda le squatter. oreilles en avant.
— Certainement,
répondit le colonel. John Huggs arrêta sa monture.
— Vous avez confiance en moi? Un danger surgissait-il ?
interrogea
encore Bouléreau. Probablement, car des pirates ne pouvaient
— Confiance entière, dirent en même rencontrer que des ennemis.
temps ses deux interlocuteurs. En voyant l'attitude de leur chef, les ban-
— Laissez-moi faire. leurs armes.
dits préparèrent
« D'abord^ levons le camp et
partons tout Précaution inutile.
de suite. Soudain une détonation sourde ébranla
— Où allons-nous? demanda le trappeur. le sol.
— Nous retournons à ce défilé. Une immense roche se détacha de l'une

Allons, conclut Tête-de-Bison. des parois du canon, roula avec un bruit
Les trois hommes se levèrent. de tonnerre le long de la pente rapide et vint
Dix minutes après, la petite troupe était t se souder entre les deux murailles de pierre
prête à partir. comme un coin dans une bûche à demi feii>
Toute trace de passage et de campement t due.
456 L'HOMME DE BRONZE

Le passage était impossible. John Huggs ne répondit pas aux plaisan-


L'énorme rocher qui fermait le canon teries de ses vainqueurs.
avait plus de. vingt pieds de haut. H fit descendre de cheval tous, ses hom-
Le premier mouvement de John Huggs et mes et relégua les animaux à chaque bout
de ses hommes fut de chercher l'ennemi. de la gorge.
Mais rien ne parut. Les pirates se réunirent au centre et
Pas une Voix ne se. fit entendre. tinrent conseil.
C'était à n'y rien comprendre. . John Huggs prit la parole :
n n'y avait pourtant pas à s'y tromper. —- II n'y a pas à nous, faire
d'illusions,
L'explosion qui venait d'éclater était bien ! dit-il.
celle d?une mine. « Nous sommes pris et bien pris.
Mais à quel genre d'ennemis avait-il af- ' « J'ai parfaitement reconnu Tête-de-Bison
faire? ! tout à l'heure, et la voix que nous venons
John Huggs était plus intrigué qu'effrayé. d'entendre est, si je ne me trompe, celle d'un
Il perdit une minute à réfléchir. certain Bouléreau, le chef des squatters de la
Temps précieux qui ne devait pas se ra- caravane Lincourt.
cheter. « Je rie sais pas comment on a pu me sup-
Il cria enfin : poser l'auteur de l'enlèvement de la fille du
— Alerte! colonel d'Eragny ; mais que ce soit pour cette
« Demi-tour, et yivement ! cause ou pour une autre, on s'est mis à notre
«A tout prix, sortons de l'impasse. » recherché, et nous sommes prisonniers d'un
Une seconde explosion répondit au com- détachement de la caravane.
mandement du capitaine. « Il s'agit maintenant de nous tirer d'af-
Un second rocher roulait de la montagne faire.
et bouchait le canon à son autre extrémité. « Un de vous a-t-il une idée?
— Mille tonnerres de D...! jura John j « Moi, je m'avoue muselé.
Huggs. — Tentons l'escalade, proposa un pirate.
« Nous sommes en cage comme des serins. « La nuit, nous avons des chances de
« Quelles sont donc les canailles qui m'ont passer.
tendu ce piège à coyotes? « Et, crever pour crever, j'aime mieux me
« Montrez-vous donc, tas de lâches ! » battre.
A cet appel, une tête surgit au-dessus « Ils ne sont peut-être pas nombreux.
d'une roche. — Le combat est impossible, dit John
John Huggs reconnut le mâle et éner- Huggs.
gique visage de Tête-de-Bison. j « Nous ne pouvons escalader que difficile-
Et il épaula vivement sa carabine. 1 ment, d'abord, et ensuite sortir un à un du
Mais il ne trouva rien en face de son point ! défilé.
de mire. j « Dix gamins bien embusqués nous bar-
Grandmoreau avait disparu subitement. i reraient le passage.
Une voix s'éleva de derrière le rocher. « Vous n'avez pas d'autres moyens à pro-
— Ne faites donc
pas les malins! disait poser? »
cette voix, qui ressemblait beaucoup à celle Pas une voix ne répondit à l'interrogatoire
de Bouléreau. du capitaine.
» Vous êtes pinces et bien pinces. Les bandits étaient mornes et silencieux.
» On vous permet de passer au travers des Un sombre désespoir se lisait sur leurs vi-
barreaux de la souricière. sages hâlés par l'air vif de la savane.
» lis sont solides. Ils se sentaient perdus.
« Mais n'essayez pas d'escalader : une Ds étaient entre les mains de Tête-de-
entorse est si vite attrapée... et une balle j Bison.
aussi!., i* \ Ils devaient s'attendre à mourir.
<^-—< LÀ REINE DES APACHES j ('^VMÊ~~-'< J «7

Jamais un trappeur ne fait grâce de la vie De toutes les poitrines Un cri s'échappa,
à un pirate, ils le savaient. cri do surprise et de terreur.
Et Grandmoreau n'en était pas à sa pre- L'indomptable et redouté capitaine parlait
mière exécution. de se rendre sans combattre, sans essayer
Il était redouté comme on redoute un im- même d'une ruse pour tromper l'ennemi.
placable justicier, à la fois juge et bourreau. C'était inouï !
John Huggs seul conservait toute sa séré- —r-Autant nous proposer la fusillade tout
nité, tout son flegme, tout son calme. de suite ! dit un pirate.
— Il — C'est bien ça! ajouta un autre.
s'agit avant tout, dit-il, de sauver
notre peau. « Des balles dans la tête ou. la corde au
« Pris au trébuchet comme nous voilà, cou, voilà ce qui nous attend.
vous reconnaissez est im- — Vous êtes encore fameusement
que la résistance bêtes !
possible. dit John Huggs.
« La fuite, il « Je ne croyais pas avoir de pareils imbé-
n'y faut pas penser une mi-
nute. ciles sous mes ordres.
« Nous n'avons donc plus qu'une res- « Vous oubliez donc que nous avons deux
source, celle de nous rendre. » prisonnières qui répondent de notre peau?
Une pareille détermination de la part de « Si l'on s'avise de toucher à un seul de
John Huggs était bien faite pour
stupéfier [ nous, je menace de tuer les deux femmes.
ses bandits. «Me comprenez-vous maintenant?
|
b'HOMME nE BRONZE.— 73 LA REINE DES APACHES.— 58
453 L'HOMME DE BRONZE

« La combinaison est-elle si folle? » I — ns sont toujours à l'affût, dit John


A mesure que ie capitaine parlait, les figu- Huggs.
res des bandits se rassérénaient. Et replaçant le mouchoir, il se demanda
On entrevoyait le salut. avec un commencement d'inquiétude qu'il
La mort, Implacable tout à l'heure, s'éloi- se garda de laisser paraître :
gnait domptée. — refuseraient-ils de nous faire
Pourquoi
—?Du îupment que nous sommes cuiras- prisonniers ?
sés, s'écria un pirate, rendons-nous | « Pourquoi perdraient-ils leur temps à
« Là partie n'est pas perdue tant qu'il nous bloquer? »
nous reste un atout. Questions embarrassantes il
auxquelles
— Oui, oui, les était difficile d'adapter une réponse sérieuse.
capitulons! appuyèrent
autres bandits. — H faut
pourtant que je sache à quoi
« Vive le capitaine ! m'en tenir, se dit le pirate.
— C'est-bon, c'est bon! fit John Huggs. Et, se faisant un porte-voix de ses mains,
« Vous avez l'intelligeuce peu ouverte ; il appela :
mais quand quelque chose y entre, ça y est -= Ohé! ohé!
bien. *<Tête-de-Bison !»
« Voyons maintenant à entamer les négo- Il attendit.
ciations, » Pas de réponse.
U. tira un mouchoir blanc de sa poche, D renouvela son appel et ajouta :
ajoutant : —- Vos conditions ?
— Prenez autant de baguettes de fusil « Je me rends. »
qu'il en faut ppur atteindre le haut de la Silence complet !
roche qui nous barre le passage de ce côté. L écho lui-même resta muet.
« Vous attacherez ce chiffon au bout, et Il semblait que la voix du capitaine ne
vous le ferez flotter. sortît pas de l'étroit et profond défilé trans-
« C'est notre drapeau de parlementaire. »
formé en chausse-trappe.
L'ordre fut immédiatement exécuté et
Les pirates échangèrent des regards con-
bientôt le mouchoir blanc s'agitait au-dessus sternés.
du rocher.
Ils ne comprenaient pas ce silence obstiné
Les pirates avaient tous les yeux fixés du
côté où s'était montré Tête-de-Bison. opposé à une proposition de capitulation.
John Huggs lui-même ne pouvait se dé-
Ils s'attendaient à voir réapparaître le
fendre d'une certaine appréhension.
Trappeur ou quelque autre de leurs enne-
Il commençait à se départir de son calme.
mis.
La colère lui montait au cerveau.
Ils attendirent cinq longues minutes.
Des signes d'inquiétude et de préoccupa-
Attente vaine !
Patience inutile ! tion apparaissaient sur son mâle visage.
L'ennemi ne se montrait pas. Ses épais sourcils s'étaient rapprochés sons
De plus, il gardait un inexplicable silence. l'empire de la préoccupation et de la ré-
— Est-ce qu'ils seraient partis? dit le pi- flexion.
rate qui agitait le petit drapeau blanc. H ne prit pas garde k l'attitude mécontente
— Nous allons bien voir, fit John Huggs. de ses hommes.
Et s'étant saisi de la gaule de baguettes de Et sans répondre à deux ou trois questions
fusils, il enleva le mouchoir et le remplaça qui lui furent adressées, il s'assit, pensif, sur
par sa casquette de chasse qu'il éleva lente- un quartier de rocher.
ment jusqu'à ce qu'elle eût dépassé un peu
le sommet de la roche. Cependant le colonel d'Eragny et sa pe»te
Aussitôt un coup de feu retentit, et une troupe veillaient avec une attention soute-
balle traversa la casquette. nue sur les deux côtés du canon par où le?
LA REINE DES APACHES 459

tenter l'escalade et s'é- resservir, tandis que nos cartouches seront


pirates pouvaient
chappor. bien perdues.
Le trappeur et cinq hommes se tenaient à — Mais vous n'y
pensez pas ! insista le
une extrémité. colonel.
Le colonel, Bouléreau et quatre squatters « On n'assassine pas des prisonniers.
formaient un second poste. « Je ne permettrai jamais une pareille in-
Quand M. d'Eragny aperçut le drapeau famie.
— Pardon, monsieur ! dit Grandmoreau
blanc de John HUggs, il fit appeler Grand-
moreau et le chef des squatters. redevenu très-sérieux.
— "Mon cher Trappeur * dit-il joyeuse- « Vous ne connaissez, je le vois, aucune
ment, ils se rendent. de nos lois de la prairie, aucun des usages
« Nous allons enfin savoir ce qu'est de- du désert.
venue ma pauvre enfanL « Je vais vous éclairer en quelques mots.
« Hâtons-noUs ! « Les pirates Sont, comme vous le savez,
« Désarmons ces gredins ! des brigands de la pire espèce.
« Ils me rendront ma fille ou ils mour- « Leur audace les rend très-redoutables.
ront. » « Ils vivent de vols et de rapines.
Le trappeur sourit à la joie et à l'espoir « Leurs crimes épouvantent et terrifient.
du colonel. « Ces bandits ne tuent pas pour vaincre en
Mais il réprima son empressement avec sa attaquant ou en se défendant.
i franchise habituelle et un peu goguenarde. « Ils tuent pour tuer.
— Du calme i du calme! fit-il d'un air bon- « Ils versent le sang pour le voir couler.
homme. « Ils poignardent un homme pour le plaisir '
« N'oublions pas que nous avons affaire de le voir palpiter et se débattre dans les
aux hommes les plus dangereux de la convulsions de l'agonie.
« Ces misérables sont des monstres dont il
prairie.
« Ces brigands sont sans parole et capa- faut purger la prairie.
« Un jaguar repu et inoffensif passerait à
bles des ruses les plus infâmes.
« Donc, défiance et prudence ! portée de ma carabine, et je ne le tuerais pas,
sous prétexte qu'il ne m'attaque pas !
« Nous allons les laisser venir un à un,
« J'écarterais le talon de ma botte de la
sans armes, et nous les pendrons après...
tête d'un reptile endormi, parce qu'il ne me
— Les
pendre ! s'écria le brave colonel menace pas !
avecindignation. « Colonel, si nous évitons souvent le dan-
« Nous n'en avons pas le droit.
« Ils se rendent. » ger, c'est grâce à notre esprit d'observation
et à notwe prudence.
Tète-de-Bison fixa ses petits yeux gris « Eh bien ! il serait de la dernière sottise
ronds et brillants sur M. d'Eragny.
et de la dernière imprudence de donner la
Les poils grisonnants de sa moustache se vie à ces animaux dangereux et immondes
dressèrent en s'écartant comme les piquants
que l'on appelle des pirates. »
hérisson en colère. Tout en parlant, le brave Trappeur s'était
Le mouvement loyal et généreux du co- animé.
lonel faisait rire le vieux Sa voix vibrante avait la chaleur de la
Trappeur.
— Nous
pouvons vous faire une conces- conviction.
S1°n,dit ce dernier après avoir donné satis- Ses yeux grands ouverts et un peu sortis de
faction à son envie de rire. l'orbite brillaient d'un éclat extraordinaire;
i * Au lieu de vingt bouts de corde, nous Son attitude, d'une majesté sauvage, avail
•^penserons vingt balles et autant de char- on ne sait quoi d'imposant et de digne.
m de poudre. Il était admirable de colère et de mépris.
I « Frais inutiles, car les cordes pourraient M. d'Eragny ne trouvait rien à répondre;
Iu'un j
460 L'HOMME DE BRONZE

H se contenta de dire : mettre d'accord, ça vous surprendrait, j'en


— Vous avez une façon inqualifiable de suis certain. «,
comprendre les lois de la guerre". « Eh bien ! voici mon moyen, vous allez
Le trappeur fronça les sourcils et répliqua voir qu'il a du bon.
d'un ton bourru : « D'abord, j'ai certains droits sur nos pri-
— Nous n'avons qu'une façon de compren- sonniers, attendu que c'est moi qui les ai
dre et de punir le vol et l'assassinat. mis en cage.
« Nous tuons les voleurs, nous tuons les — On ne conteste rien, dit Grand-
assassins. moreau.
« C'est la loi de la prairie. « Voyons ce moyen de conserver la vie à
« Pas un trappeur, pas un honnête homme des pendus. »
n'a le droit de se refuser à l'appliquer rigou- Avant de répondre, le squatter se donna
reusement. le temps de la réflexion en passant le tuyau
« Si aujourd'hui vous faites grâce de la de sa pipe du côté droit au côté gauche de sa
vie à un pirate, demain il frappera votre bouche.
frère ou votre ami. Il établit l'équilibre de manière à ne pas
« Il faut tuer ces vermines, et celles qui trop se fatiguer la mâchoire, lança un jet de
sont enfermées là mourront. » salive sur un insecte qui dut croire à quel-
En prononçant ces derniers mots, Tête-de- que inondation, et il commença :
Bison avait étendu le bras dans la direction
du défilé.
U n'y avait pas à lutter contre la volonté CHAPITRE LXXIII
de cette nature de fer.
Le colonel le comprit.
FAITPREUVEDE MANSUÉTUDE
OUBOULÉREAU
Pourtant il risqua une dernière observa-
tion.
— Mais, dit-il, si pour sauver la vie de ma — Il me semble utile de résumer les dé-
fille et celle de Conception, il fallait faire bats avant de prononcer le jugement en
grâce à ces pirates ? appel porté devant mon suprême tribunal.
— Leur veut avoir la
supplice ne serait que retardé, « D'un côté Tête-de-Bison
répondit brutalement Grandmoreau. peau des vilains animaux que nous avons
Bouléreau avait écouté cette conversation pris au piège.
sans souffler mot. « Je comprends son désir et je le trouve
Tout à sa pipe, il aspirait méthodiquement juste. »
d'énormes bouffées de fumée, et ne parais- Bouléreau changea de nouveau sa pipe
sait pas s'intéresser au delà d'une certaine de côté et reprit :
mesure à la discussion. — D'autre part, le colonel, par un senti-
De temps en temps, il se contentait de ma- ment de loyauté et de générosité que j'ap-
nifester son approbation ou son improbation. précie, ne veut pas tuer des hommes sans
Quand il approuvait, c'était un hochement défense.
de tête de haut en bas, et vice versa. « Je partage cette manière de voir et je
Quand il désapprouvait, il 'disait non m'y associe presque complètement.
comme les muets le disent dans toutes les « Vous me direz que l'on ne peut avoir
langues. deux opinions en même temps et sur a' 1
:= Voyant à la fin que les deux interlocu- même objet.
teurs ne pouvaient s'entendre, faute de con- « Erreur complète !
cessions réciproques, il crut le moment venu « Erreur absolue, capitale, impardon-
de prendre la parole. nable !
— Si je vous disais, insinuà-t-il d'un air « J'ai horreur de répandre le sangf mèm
goguenard, que j'ai trouvé le moyen de vous celui d'un ennemi.
LA REINE DES APACHES 461

« Mais, de par la loi qui doit être fidèle- ài l'idée de commettre un pareil acte, d'infli-
ment observée par tous les honnêtes gens {ger, même à des bandits, un pareil supplice.
de la savane, je suis forcé de souhaiter et Toutefois il vit dans le projet de Boulé-
même de demander la mort du pécheur. i
reau un moyen de gagner du temps, d'en-
«Eh bien! vous me croyez embarrassé pour 1trer en pourparlers avec John Huggs, et pai
mettre en parfait accord mon coeur et ma i
suite d'obtenir des renseignements exacts el
conscience? j
précis sur la situation de sa fille.
« Vous vous trompez. Il interrogea de l'oeil la physionomie de
« J'invente un moyen terme. Tête-de-Bison.
« Je ne songe pas à prendre de brevet, et, Celui-ci comprit la question muette du co-
dans ma bonne foi, je vous fais part de ma lonel.

découverte. Adoptons l'idée de Bouléreau, dit-il.
« L'invention est des plus heureuses : « Nous ne risquons rien; au contraire.
« Elle a cet avantage, de faire taire tous « Quand ces canailles auront soif, nous
les scrupules et de rapprocher les manières ne craindrons plus le piège que peut en-
de voir qui ont deux bouts. core cacher cette capitulation qui, à mon
« Vous conviendrez que celui qui trou- sens, ne s'est pas fait attendre assez long-
vera le mouvement perpétuel n'aura pas temps.
— J'étais sûr
plus de mérite que moi. que mon projet vous sé-
« Mais assez causé. duirait ! s'écria Bouléreau.
« Ecoutez et jugez. « Moi, je suis pour les procédés doux et
« J'ai le regret do faire cette supposition, humains.
que les pirates ont des vivres en quantité « Si je savais même que ces pauvres gens
suffisante pour soutenir un assez long siège: vinssent à manquer de tabac, je leur en-
« Outre ce qu'ils devaient avoir en pro- verrais... »
visions, ils peuvent manger leurs chevaux. Le squatter s'interrompit tout à coup.
« La question des vivres ne saurait donc Il venait d'apercevoir la casquette que
me préoccuper. John Huggs élevait au haut du rocher à la
« Je ne m'y arrête pas. place de son drapeau blanc.
« Mais il y a une autre question tout Indiquant du geste la direction, Bouléreau
aussi importante pour des assiégés. dit à Tête-de-Bison :
« C'est celle de boire. — Voici un couvre-chef
qui a des allures
« Or la réserve des gentlemen pirates ne bizarres !
saurait être abondante, et je suis certain qu'il — Est-ce qu'ils tenteraient d'escalader

n'y a pas une goutte d'eau dans le défilé. cette roche ? demanda M. d'Eragny.
— Je commence à interrom- — Non, fit Grandmoreau
comprendre, après une mi-
pit Tête-de-Bison. nute d'examen.
— Bon! fit Bouléreau. « L'escalade est très-difficile, et les ca-
« Alors je ne dissimule pas plus long- nailles savent bien que, forcés de passer un
temps. à un dans le défilé, ils seraient massacrés.
« Soignons le blocus, et laissons l'ennemi « Ils sont étonnés que l'on n'ait pas répondu
crever de soif. à leurs appels, et ils espèrent peut-être que
« Nous n'aurons
pas à nous reprocher nous avons abandonné le terrain.
d'avoir égorgé des prisonniers. » « Je vais leur faire voir que, s'il y avait
Le chef des squatters accompagna ces der- une tête dans cette casquette, elle courrait
niers mots d'un éclat de rire sonore et , grand risque d'être trouée. »
triomphant. Tout en parlant, le Trappeur avait armé
M. d'Eragny avait patiemment écouté cette sa carabine. .
1
folle proposition. Il ajusta deux secondes et fit feu.
Ses sentiments d'humanité se révoltaient t j La casquette vacilla sur son support, dis-
462 L'HOMME DE BRONZE

parut* "mais nbn pas comme si elle eût été caissés dans une vallée excessivement étroite
posée sur la tête d'un homme; et tortueuse ;
— J'en étais sûr ! dit Grandmoreau en re- « Que nos feux seront allumés de façon à
chargeant son arme. projeter la lumière sur les points que nous
« Notre silence les inquiété; voulons éclairer ;
— .Ça « Que j'ai déjà choisi mes emplacements
manque de patience, des pirates,
observa Bouléreau. et les roches qui feront abat-jour;
« Je les comprendrais après trois ou « Qu'enfin je défie le plus malin de les
quatre jours de prison. découvrir à la distance de cent mètres.
« Mais comme ça, tout de suite... » « Etes-vous rassuré?
le squatter. — On ne doute
Grandmoreau interrompit pas d'un squatter do
— Puisque nous mahitehons le blocus, votre trempe, dit Grandmoreau.
dit-il, nous devons l'assurer. « Allumez donc vos feux, puisque vous
« En plein jour, rien à craindre ; mais la pouvez les cacher. »
surveillance de nuit m'inquiète. Et le Trappeur reprit le chemin de son
« Ce John Huggs est un rusé gredin et embuscade, où veillaient les quatre hommes
un dangereux adversaire. sous ses ordres.
« n est capable d'inventer quelque ruse, Le colonel d'Eragny le suivit.
et de déjouer nos projets en s'échappant. Il avait fait ses réflexions sur la nécessité
« Je ne me pardonnerais jamais d'être de tuer les pirates expliquée par Tèlc-dc-
joué après avoir si bien réussi. Bison.
— Ma vieille Tête-de-Bison, vous pouvez — Grandmoreau, dit-il, je comprends
être tranquille, répliqua Bouléreau. cette guerre d'extermination déclarée aux
« Dormez sur vos deux oreilles. terribles malfaiteurs de la prairie.
« Quand j'ai décidé de mettre une idée en « Je n'irai pas contre un acte do justice
pratique, il m'en vient au moins trente-six qui me répugne, mais que je ne puis blâ-
autres qui la complètent et la rendent réali- mer.
sable. « Je vous ferai pourtant une dernière
« Voici le moyen bien simple de rendre observation :
notre Surveillance de nuit aussi facile qu'en « Si nous laissons mourir John Huggs et
plein midi. sa bande, comment obtiendrons-nous des
« Nous allons récolter des herbes et du renseignements positifs sur l'enlèvement do
bois secs, et nous disposerons des feux de ma fille et de Conception?
manière à éclairer tout le défilé, et principa- « Que deviendront nos chances de les re-
lement les deux extrémités obstruées, par trouver et de leur rendre la liberté? »
lesquelles on pourrait tenter de s'évader. L'observation du colonel avait son impor-
— Beau moyen ! fit le Trappeur. tance, mais Grandmoreau l'avait prévue.
« Nous nous cachous avec toutes les pré- — Ne vous
inquiétez pas, répondit-il avec
cautions imaginables à cause de la faiblesse assurance.
de notre troupe. « Si j'ai laissé agir Bouléreau, c'est par
« Nous effaçons nos traces. prudence.
« Et nous allumerions des feux qui révé- « Ma détermination est prise depuis long-
leraient notre présence à un aveugle ! temps.
« Elle est jolie, l'idée ! « Patience donc, colonel! Laissez-moi
— Trappeur, répliqua Bouléreau, on sait jouir des souffrances de ces brigands.
— Vous êtes affreusement
que vous êtes la prudence en personne. cruels ! fit
« Vous vous égayez sur mon compte en M. d'Eragny qui ne pouvait s'habituer aux
supposant que je n'ai pas prévu votre juste moeurs sauvages de la prairie.
observation. — Nous sommes cruels, dit
justement
« Mais remarquez que nous sommes en- Grandmoreau.
LA REINE DES APACHES 403

« Et nous ne répandons jamais une goutte H souffrait horriblement, mais son in-
Je sang humain sans y être contraints par domptable énergie avait jusqu'alors eu raisoi
une absolue nécessité. » de la douleur,
Sur ces paroles, le Trappeur s'éloigna, i Les agissements de Grandmoreau l'avaient
laissant M. d'Eragny abîmé dans ses ré- d'abord surpris et inquiété,
flexions. Us l'effrayaient maintenant.
Comme l'avait affirmé Bouléreau; la sur- Il ne pouvait s'expliquer l'étrange procédé
veillance de nuit fut rendue facile par ses , du Trappeur.
feux qu'il disposa très-habilement. j Pourquoi ce temps perdu dans un blocus
Chaque foyer pouvait être comparé au inutile?
rayonnement d'une lanterne sourde. Pourquoi refuser une capitulation?
Il envoyait un jet de lumière parfaitement ', Le doute, la perplexité, l'inconnu agis-
circonscrit dans la direction choisie, éclai- ; saient peut-être plus fortement que la crainte
rant en plein les assiégés dans le défilé et j de mourir sur l'intelligence du chef des pi-
laissant dans l'ombre les assiégeants. rates.
Et le brillant éclat de quatre feux ne pou- D'autre part, il avait quitté le gros de sa
vait s'apercevoir que de très-près dans l'ob- bande depuis six jours, après avoir annoncé
scurité. une absence de cinq jours seulement.
Pendant trois jours et deux nuits, les pi- Qu'allaient devenir ses prisonnières aux
rates restèrent bloqués. mains de ceux dont il connaissait les in-
Ils se sentaient observés et voyaient clai- stincts et la brutalité?
l rement que toute tentative d'évasion était Quelle dépréciation allait subir le précieux
devenue impossible. capital sur lequel il'basait ses vastes espé-
Les prévisions de Bouléreau s'étaient rances, et de l'existence duquel dépendait
d'ailleurs réalisées ; les pirates subissaient le peut-être sa vie ?
terrible tourment de la soif. Les appréhensions du pirate prenaient une
Depuis trente-six heures, ils n'avaient pas terrible intensité.
absorbé une seule goutte d'eau. Il voyait tous ses calculs déjoués, ses pro-
Plusieurs fois ils avaient tenté d'entrer en jets anéantis, ses combinaisons annulées.
négociations avec leurs ennemis, qui gar- Enfin vingt de ses meilleurs compagnons
daient toujours un silence obstiné et incom- allaient mourir misérablement, tués par la
préhensible. soif.
Toute énergie avait abandonné les ban- Et lui-même se sentait succomber sous le
dits; lasoiflesétrcignaitetlcur enlevait jus- poids de la plus horrible torture.
qu'à,la faculté de penser. Par moments, le vide se faisait dans son
Etendus pêle-mêle au fond du défilé, les cerveau.
malheureux, la poitrine en feu, .la gorge Il no pensait plus; devant ses yeux pas-
sèche, n'avaient même plus la force de se saient les lueurs rougeâtres d'un brouillard
plaindre. sanglant.
La souffrance leur arrachait des gémisse- Le soleil rayonnait dans un ciel sans
ments qui n'avaient plus rien d'humain.
nuage, et pourtant il lui arrivait de sentir
C'étaient des sifflements étranges, des su- comme des gouttes de pluie lui inonder le
surrcmcnls bizarres comme ceux que l'on visage.
obtient en soufflant sûr la lame d'un cou- C'était un commencement, de vertige et
teau. d'hallucination.
sentiments d'humanité de Bouléreau Il était temps de prendre une suprême
VîHent,on le voit, des conséquences singu- résolution,
"ères et Il fallait encore une fois tenter d'entrer en
imprévues.
John Huggs, seul, conservait
quelque vo- négociations avec l'ennemi...
0ûté et un reste de force John Huggs fit appel à tout son courage
ILes physique.
464 L'HOMME DE BRONZE

Il parvint à se hisser, de fissure en fis- La lettre du pirate était terrible de conci-


sure, de pierre en pierre, à la hauteur du s
sion et de clarté.
rocher fermant l'un des côtés du défilé. Elle disait :
De ce point, il fut aperçu de Bouléreau et
de M. d'Eragny cette extrémité i « Pendant
qui gardaient que vous perdez votre temps à
du canon. i; nous
] faire endurer les tourments de la soif
'
H reconnut lui-même le colonel et le chef 'votre fille et Conception sont entre les
des squatters. mains de mes hommes.
Aussitôt il tira de la poche de sa blouse « Elles courent les plus grands dangers
de laine un carnet dont il déchira une page. car j'avais annoncé une absence de cinq
Il agita la feuille blanche comme pour fixer jours, et je suis parti depuis six.
l'attention de ses gardiens. « Hâtez-vous de.me délivrer, si vous vou-
. Puis', ayant tracé quelques mots au crayon lez revoir votre enfant pure et vivante. »
sur le papier, il enveloppa une pierre et mit le
tout dans un coin de. son.mouchoir qu'il Bouléreau bondit à la lecture de ces der-
lança dans la direction de M..d'Eragny. niers mots.
— Mille millions
Epuisé par ce suprême effort, John Huggs de pipes cassées ! grom-
ne put se maintenir plus longtemps sur la mela-t-il. .
pente où il se trouvait accroché. « Mon idée n'était bonne qu'à moitié !
H dut se laisser glisser le long du rocher . « Avec cette sale engeance de piraterie,
qu'il avait si péniblement escaladé. on n'est jamais sûr de réussir.
D roulajusqulà terre, où il demeura immo- « Mais patience!...
bile et comme mort. « Nous allons d'abord voir un peu si tout
Cependant le colonel et Bouléreau avaient t ça est bien vrai... »
suivi avec intérêt tous les gestes du pirate. En même temps le squatter s'était appro-
Us n'étaient ché de l'un de ses hommes.
pas à une assez grande dis-
— Va me chercher Grandmoreau à l'au-
tance pour ne point comprendre son inten-
tion. tre embuscade, ordonna-t-il.
Quand ils virent la pierre tomber, ils dé-,_ L'ordre fut lestement exécuté.
un homme qui alla la ramasser, r, Quelques minutes après, le Trappeur re-
pêchèrent
non sans prendre la précaution de se dissi-i- joignait le colonel et Bordereau.
muler le plus possible, et pendant que sesÎS II prit connaissance de la dépêche do
camarades surveillaient attentivement le dé-j- John Huggs. • •'
filé. M. d'Eragny, dont l'énergie avait eu raison
Précautions inutiles. ue l'émotion du premier moment, le ques-
Le squatter revint sans encombre. tionna,
— Décidément ces vermines sont crevéeses — Que décidons-nous? demanda-t-il.
de soif, murmura Bouléreau. « Il faut agir sans retard.
« La victoire est complète. » « Faisons ces pirates prisonniers,
M. ' la « Nous les garrotterons avec soin. »
Cependant d'Eragny développait
missive de John Huggs. Le Trappeur réfléchit une minute.
Il la lut. — Ne précipitons rien, dit-il.
Et soudain une violente émotion s'emparaira « Il faut avant tout mettre la main sur le
de lui. capitaine.
De ses lèvres, agitées d'un tremblement ;nt « Nous allons manoeuvrer dans ce but.
convulsif, s'échappèrent des sons inarticulés. es. — Soit, ditM. d'Eragny; mais, pour Dieu!
H tendit le papier à Bouléreau et se laissassa hâtons-nous! ©
tomber plutôt qu'il ne s'assit sur un quartieiier — Attendez-moi, fit Bouléreau, je va,s
de roche. aller observer de près MM. les pirates.
LA REINE DES APACHES

« Je parlerai à leur chef des conditions que Précédé de John Huggs désarmé, il se di-
nous faisons. rigea vers ses amis, après avoir tiré à l'exté-
— Que nous
imposons ! accentua Tête-de- rieur les fusils et autres armes enlevées aux
Bison. pirates.
« Ne prenez, ajouta-t-il sur un ton singu- Grandmoreau remarqua qu'il n'avait pas
lier, que les engagements possibles. pris la peine de reboucher; le passage, et
« Et surtout -désarmez. qu'il ne regardait même pas derrière lui.

Comptez sur moi, répondit Bouléreau —7 S'ils ne sont pas morts, ils n'en valent
l'un air d'intelligence. guère mieux, se dit le Trappeur en voyant
Et il se mit à descendre dans la direction John Huggs grimper péniblement la pente
du défilé. rapide et hérissée du rocher.
Bientôt il arriva à la roche qui le fermait. Quand le chef des pirates arriva sur une
Il se hissa sur le sommet et disparut dans sorte de plate-forme où l'attendaient M. d'E-
l'intérieur du canon. ragny et Tête-de-Bison, il était haletant et
— fit Grandmoreau en le brisé de fatigue,
Imprudent!
voyant s'aventurer seul parmi les pirates. — Encore un coup! dit Bouléreau en lui
Cinq minutes après, Bouléreau revenait, tendant sa gourde contenant un mélange
mais par une autre route ; il avait décou- d'eau et de rhum.
vert un étroit
passage que le rocher, en glis- Sans répondre, John Huggs tendit la main
sant dans le canon, avait laissé libre. et but avidement.
Le squatter dégagea et agrandit ce passage, Après quelques secondes, le squatter, tou-
lui d'ailleurs n'aurait pu servir aux pirates, jours jovial, reprit sa gourde en disant :
s Us l'eussent trouvé. — Assez, assez, mon ami!

L'H«MK5DE BHOWB.— "74 LA RBINBDKSAPAOIUSS — 59


468 L'HOMME DE BRONZE

« Vous allez; ^mettre votre petit estomac nous sommes à peu près sûrs qu'il va noua
dans l'embarras. \ conduire par le plus court chemin. »
« Pas de bêtisesl John Huggs jeta un regard haineux sur
« Nous tenons à conserver votre précieuse Bouléreau.
existence. » Celui-ci surprit le coup d'oeil.
M. d'Eragny, voyant enfin John Huggs en Il se composa la plus drôle de physionomie
état de lui répondre, mit fin aux plaisante- et s'écria :
— Ah! ah! je
ries de Bouléreau. t'y prends, capitaine !...
— Où est ma fille? demanda-t-il d'une voix « Tu n'entends pas la plaisanterie, et tu
ne me gardes pas la moindre reconnais-
que l'émotion faisait trembler.
— Elle est entre les mains de deux cents sance.
« Je viens pourtant de te sauver la vie.
de mes hommes, répondit John Huggs.
— Voulez-vous « Tiens, faisons la paix!
et pouvez-vous nous la
« J'ai encore dans ma gourde de quoi te
rendre, ainsi que Conception? questionna le
rendre gentil et caressant.
colonel.
« En veux-tu? »
— Je le veux et le peux, dit le pirate avec
Tout en parlant, Bouléreau offrit à boire
assurance.
au pirate.
— Vos conditions? demanda encore
Celui-ci accepta sans répondre.
M. d'Eragny.
Quand il eut satisfait sa soif, le squatter
John Huggs allait répondre.
reprit sa gourde aux trois quarts vide, la re-
Grandmoreau s'interposa. boucha soigneusement et ajoutant :
— Peux-tu affirmer, dit-il, que les femmes — Maintenant, vieux soiffard, je connais
n'ont eu à subir aucune violence, aucun at- ton faible.
tentat? « Si tu n'es pas sage, je te. prive do mon
— Elles n'avaient rien à craindre pendant
biberon pendant huit jours. »
les cinq jours que je devais être absent, ré- ; M. d'Eragny et Grandmoreau ne s'étaient
pondit le pirate. , pas arrêtés à écouter le bavardage du squat-
« A partir d'aujourd'hui, elles ont tout à ; ter.
redouter. Ils avaient rassemblé leurs hommes à la
— Marchons ! s'écria le colonel vivement
hâte et chacun se préparait au départ.
surexcité par. ces dernières paroles du capi-
Quand tout fut disposé, le Trappeur con-
taine. sulta John Huggs sur la marche à suivre, et
— Un instant! dit gravement le Trappeur.
I la petite troupe se mit en marche.
« Le colonel te demandait à l'instant tes I — Et mes hommes? avait demandé le
pi-
conditions. rate.
« Tu n'en as pas à nous faire. — Je vais m'en
occuper, répondit Tête-do-
« Et je vais te dicter les miennes. Bison.
« Ta vie est entre nos mains. « En tout cas, ceux qui nous suivent dé-
"« Tu nous rendras les prisonnières, et cideront de leur sort. »
nous te conserverons la vie et te mettrons Par ces paroles, le Trappeur laissait sup-
ien liberté quand nous le jugerons utile.
poser au chef de pirates que les dix hommes
1 « Si tes brigands se sont conduits en qui l'entoui'aient ne formaient qu'une sorte
brutes féroces avec les deux femmes, tu d'avant-garde précédant un nombreux dé-
îjseras pendu. tachement.
J •— Parfaitement conclut Boulé-
raisonné, Cependant Grandmoreau prit Bouléreau à
reau. , part.
« Voilà comme je comprends les traités. — Dans une heure lai
je vous rejoins,
« Et vu que le citoyen capitaine tient à dit-il.
l'enveloppe de coquin qui lui sert de peau, — Où allez-vous? demanda le squatter.
LA REINE DES APACHES 467

Accomplir un acte de justice, répondit souffrance, ils paraissaient insensibles à la


Tèle-de-Bison avec une sombre énergie. douleur même qui les tuait.
« J'emmène un de nos hommes. Grandmoreau jeta un rapide coup d'oeil
« Faites bonne garde. sur cette épouvantable scène.
« Je serai expéditif. Aucun muscle de son visage ne tres-
— Moi, dit Bouléreau en secouant les saillit.
cendres de sa pipe d'une main et en tirant Son attitude ne révéla aucune trace d'é-
sa blague de l'autre, je suis pour la clémence motion intérieure.
et la douceur. Nature de fer que celle de cet homme
« Vous autres trappeurs, vous ne pardon- bravant depuis vingt ans les dangers du dé-
ne/ jamais et vous aimez mieux tuer une ca- sert américain.
naille que d'être tué par elle ; c'est affaire de Tête-de-Bison tira froidement un paquet
sentiment. de corde de sa gibecière.
« En somme, comme j'ai pour principe Et le tendant à son compagnon le squatter :
de ne jamais contrarier un ami, allez et re- — Tiens! dit-il.
venez vite. « Coupe cette corde eu autant de longueurs
« J'aurais voulu laisser à mon moyen le que tu vois de pirates.
temps d'agir complètement, mais... » (c Et à chaque bout, un noeud coulant. »
Grandmoreau s'éloigna sans plus écouter Le squatter se mit aussitôt à la besogne.
le prolixe Bouléreau. • En quelques minutes, il eut terminé.
Un squatter suivait le Trappeur. Cependant Tête-de-Bison s'était approché
de l'un des pirates.
Il lui fit avaler un peu de rhum additionné
d'eau qu'il versa dans une sorte de petite ca-
CHAPITRE LXXIV
lotte de cuir.
Le bienfaisant cordial remit l'homme sur
LA LOI DELYNCH
pied.
I — Ah çà! dit le squatter, vous voulez
Les deux hommes arrivèrent bientôt au I donc l'épargner, celui-là, que vous le ravi-
défilé. gotez?
Ils y pénétrèrent — dit le Trappeur.
par le trou qu'avait L'épargner!...
élargi Bouléreau. « Jamais !
Un spectacle de désolation s'offrit à leurs « Je le ressuscite pour qu'il se sente
' »
yeux. ji mourir.
Les chevaux, à demi morts de soif, i| Et il donna encore à boire au bandit, au-
i
erraient çà et là, léchant les pierres que quel celte seconde dose rendit toute sa con-
n'échauffaient pas les rayons du soleil; naissance.
d'autres s'étaient couchés, complètement Quand Grandmoreau vit le pirate en état
épuisés. de l'entendre et de le comprendre, il lui
Les pirates vivaient tous ; mais pouvait-on adressa cette courte, mais terrifiante allo-
appeler vie le reste de souffle qui les animait cution : i
encore ? — Je suis Tête-de-Bison le Trappeur. \
Les uns, couchés, allongés, étendus dans i « Tu es mon piùsonnier.
différentes situations, battaient le sol de leurs > « Prépare-toi à mourir. »
mains, égratignaient la roche dans des cris- A cette menace, le pirate eut un geste
pations nerveuses et poussaient de rauques i d'épouvante et de protestation.
gémissements. D. recula de quelques pas, comme pour
Les autres, accroupis contre quelque 3 fuir ou chercher du secours.
grosse pierre, étaient dans un état de com- Il vit tous ses compagnons mourants et
plète prostration : anéantis, brisés par laa incapables de faire un geste.
468 L'HOMME DE BRONZE

H se sentit perdu. J
horizontales qui forment autant de potences
Un cri de désespoir s'échappa de sa poi- inaturelles.
trine. « Ces branches sont à une hauteur conve-
Puis, jetant un regard dans toutes les di- ]nable, et elles peuvent porter chacune quatre
rections, il chercha une issue. bandits.
La fuite était impossible. « Attache donc tes cordes solidement à ces
Le brigand tomba à genoux. rameaux, et dispose les noeuds coulants aussi
; Les mains jointes et tremblant de tous ses bien que possible.
membres, il supplia : « Dépêchons !
— Grâce ! « J'ai hâte d'en finir avec ces vermines. »
grâce !
« Ne me tuez pas ! Le squatter eut terminé ses lugubres pré-
« Je m'enrôle avec vous. paratifs en peu dé temps.
« Je me battrai pour vous. E travaillait avec l'habileté d'un bourreau
« Je serai brave... anglais.
« Ne me tuez pas ! » Quand il eut achevé, il revint aider Grand-
Et tout en priant, le malheureux grelot- moreau à transporter le pirate toujours
tait et claquait des dents, comme saisi déjà évanoui.
d'un froid mortel. Le bandit fut hissé à hauteur convenable,
Tête-de-Bison jeta un regard de mépris le noeud coulant lui enserra le col, et bientôt
sur le bandit. son corps se balança à deux pieds au-dessus
Et un indéfinissable sourire erra sur son du sol.
visage. Les membres du supplicié s'agitèrent trois
Il ne répondit pas aux supplications du ou quatre minutes dans les dernières convul-
pirate. sions, puis s'immobilisèrent.
Celui-ci eut un, moment d'espoirl — Et d'un ! fit le Trappeur.
Le silence du Trappeur lui paraissait de « Aux autres maintenant! »
bon augure. lit il s'approcha d'un second pirate, lui
Il croyait à un mouvement de clémence. rendit la raison avec la vie en le faisant
Tête-de-Bison haussa les épaules. boire, lui tint ensuite le bref discours quo
Il regarda le squatter. j nous savons et enfin finalement le pendit.
Un seul mot s'échappa de ses lèvres : i Un troisième, un quatrième, et jusqu'au
— Lâche! I dix-neuvième, les pirates furent successive-
Puis, ayant fait signe à son compagnon ment accrochés aux branches du mélèze.
de l'imiter, il saisit un bras du pirate pour | Il y eut encore des prières, des supplica-
le relever et le faire marcher. i tions de la part des lâches.
Au contact, celui-ci eut un dernier tres- | Quelques-uns, fous de désespoir ou réelle-
saillement. ment braves, tentèrent de résister.
Un cri suprême, rauque et strident, s'é- D'autres moururent sans demander grâce
chappa de sa gorge serrée par l'épouvante. et sans se plaindre.
Il s'évanouit. Ce fut le petit nombre.
— Lâche ! dit encore une fois Tête-de- Enfin Grandmoreau et son compagnon
Bison. étaient depuis une heure dans le canon, et
« Ces brutes n'ont pas le courage de re- dix-neuf cadavres se balançaient aux cinq;
garder la mort en face ! » branches du mélèze.
Et s'adressant au squatter : Le Trappeur avait promis d'être expéditif
— Tu vois, continua-t-il, ce mélèze, au L II tenait sa promesse.
milieu du défilé ? Cependant un vingtième pirate restai'
— Je le vois. vivant.
— Bemarque ces cinq grosses branches s Tête-de-Bison le rappela à la vie et pre*
LA REINE DES APACHES 4*59

nonça son vingtième speech, qu'il agrémenta « Il nous a donc abandonnés ? »


d'une variante. A cette question le visage barbu du Trap- '
à '
Variante capitale pour un condamné peur prit son aspect de hérisson en colère.
mort. Grandmoreau riait.
— Je suis Tête-de-Bison le Trappeur, — Imbécile!... dit-il avec une intonation
dit-il. de voix qui contenait autant de mépris que
« Tues mon prisonnier. de pitié, plus de dédain que de commiséra-
« Ta vie m'appartient. tion.
« Je te la laisse provisoirement, parce « Imbécile ! répéta-t-il.
qu'elle m'est utile. » « Tu as donc cru que ton fameux John
Et Grandmoreau, montrant les pendus, Huggs était homme à se sacrifier pour un
ajouta : tas de chenapans comme vous autres?
— Vois tes dix-neuf compagnons, voleurs « Il a pensé à racheter sa vie.
et assassins comme toi ! « Mais, en vrai chef de brigands, il a ou-
« ils ont expié leurs crimes. » blié ses compagnons. »
Le pirate fixait un regard hébété sur les Pendant que le Trappeur parlait, le pirate
corpt, auxquels le vent, agitant les branches ne le quittait pas du regard.
de 1 Î rbre, imprimait un léger balancement. Il cherchait à deviner si les paroles qu'il
Ri4n de saisissant comme ces corps ina- entendait étaient bien l'expression de la vé-
nimés que la brise berçait dans l'éternel rité, si elles ne dissimulaient pas quelque in-
sonnr.eil. terrogation adroite.
Poi ir qui passa par là,' Indien, bandit ou Mais Grandmoreau avait un air de fran-
trappoùr, ce spectacle dut laisser une terrible chise qui s'imposait, et d'ailleurs il ne posa
et salutaire impression. aucune question.
La/justice des hommes atteignait donc le , Le pirate jeta de nouveau ses regards du
crime au fond du désert! I côté de ses compagnons pendus.
Six ans plus tard, Pierre Ferragut revit ce On vit alors sa face blêmir affreusement,
défilé sinistre. ses nerfs se tendre, ses poings se crisper,
squelettes jonchaient le sol et des bouts ses dents se serrer, ses lèvres se pincer, ses
/jcscordes pendaient encore aux arbres. narines frémir, ses yeux s'injecter de sang.
/ On sentait planer au-dessus de cette som- — Misérable lâche ! murmura-t-il.
/bre scène la loi vengeresse du Lynch! « Nous abandonner!... »
! Tête-de-Bison observait le pirate.
Aussi la consternation et la terreur se Il l'entendit, le comprit et se frotta joyeu-
'
lisaient-elles sur les traits bouleversés du sèment les mains.
— Bonne
pirate. besogne 1 se dit-il.
Il trouva pourtant la force d'articuler une I « J'ai une fameuse chance, et je suis tombé
question : I sur une canaille de premier choix.
— Et... et le... le « John Huggs a un ennemi
capitaine ? dit-il pénible- ; de plus, un
ment. i ennemi intime, comme disait ce farceur de
— John s'est rendu, Sans-Nez. . .
Huggs répondit
Grandmoreau. « Ça va bien!
« Il est notre « Ce coquin nous débarrassera de son
prisonnier.
— Prisonnier !... chef, si je ne trouve pas le moyen de le pen-
« Vivant !.. murmura le pirate en faisant dre après avoir retrouvé celles que nous
nulle efforts pour rassembler ses idées. cherchons. »
Puis, comme inspiré par une subite ré- Ces agréables réflexions faites, Tête-de-
flexion, il demanda avec un accent de soup- Bison dit au squatter :
çonneuse, et intense curiosité : — Va détacher 4u mélèze la vingtième
— U s'est seul?
rendu?... corde qui reste inoccupée.
470 L'HOMME DE BROdNZE

«Elle va nous servir. » Les chevaux furent abreuvés et pour ainsi


Le squatter détacha la corde et l'apporta. dire ressuscites.
— Tes mains croisées derrière le dos ! com- Grandmoreau choisit les douze qui lui na,
manda Tête-de-Bison au pirate. rnrent les plus vigoureux et laissa les autres
Celui-ci obéit. en liberté.
Ses deux poignets furent solidement atta- Puis, en ayant attaché six en file, il fit
chés. monter le pirate prisonnier sur le premier et
— Maintenant, fit le trappeur, en route ! se mit en selle sur le second, remorquant
Les trois hommes se dirigèrent du côté les autres derrière lui.
du défilé où le passage était possible. Le squatter imita Tête-de-Bison, et les
Tout à coup, pris d'une réflexion subite, trois hommes avec leur remonte de douze
il commanda : mustangs superbes se mirent en marche pour
— Halte ! rejoindre leurs compagnons.
« Nous devons compléter notre besogne, »
dit-il au squatter. Tout en descendant les pentes rapides et
Celui-ci répondit par un geste interrogalif. en longeant les sentiers étroits le long des
— Je ne vois Grandmoreau se réjouissait à
pas, reprit. Grandmoreau, précipices,
pourquoi nous nous montrerions assez bêtes l'idée de faire une surprise agréable au colo-
et assez cruels pour laisser mourir de soif j nel d'Eragny et à Bouléreau.
ces pauvres chevaux. — On ne dira pas que j'ai perdu mon
j
« Ce serait bêtise, parce que, remis sur temps, murmura-l-jl avec satisfaction.
pieds, ils peuvent nous rendre des ser- « Nous avons mené notre expédition tam-
vices. bour battant.
« Ce serait cruauté, parce qu'ils ont un seul « En moins de trois heures, nous avons
tort que nous ne pouvons leur reprocher sé- jugé et pondu dix-neuf pirates ;
rieusement : celui d'avoir servi de montures « Fait sauter des rochers ;
à des brigands. » « Capturé vingt chevaux.
Le squatter approuva d'un geste et d'un « Voilà ce que j'appelle du temps bien
sourire. employé ! »
— Nous avons de l'eau à deux El le brave Trappeur se frottait vigoureu-
pa<?, con-
tinua le Trappeur, allons emplir nos peaux de sement les mains, signe évident d'une in-
bouc et ne laissons pas périr ces malheu- time et profonde satisfaction.
reuses bêtes. Après une marche forcée de près de cinq
— Mais comment faire sortir ces chevaux heures, nos deux hardis compagnons et le
du défilé ? demanda le squatter. prisonnier rejoignirent leurs amis.
Cette question n'embarrassa pas le Trap- A la vue des chevaux, M. d'Eragny ne
peur. ; put retenir un cri de joie.
— Nous ferons sauter l'une des roches qui Il s'élança à la rencontre du Trappeur e'
le bouchent, dit-il. lui prit la main en s'écriant :
« J'ai encore de cette fameuse poudre que — Enfin ! des chevaux!...
le comte m'a donnée et qui ferait éclater du « Mon cher Trappeur, vous pensez à tout.
fer. « Nous allons pouvoir gagner un temps
« Du reste, nous allons commencer par précieux peut-être. »
essayer de déblayer le passage, afin do ne Bouléreau, de son côté, vint féliciter
pas faire une besogne inutile. » Grandmoreau.
Cette résolution de Tête-de-Bison fut ra- Mais à ses compliments se mêlaient àe
pidement exécutée. nombreuses questions
La mine fut pratiquée ; la roche, brisée, — Comment diable, demanda-t-il, avez*
endettée, se dispersa de toutes parts. vous pu sortir ces chevaux?
Le passage était libre. — C'est bien Tête-de-
simple , répondit
LA REINE DES APACHES 471
. m - -
^__—.
« Nous avons fait sauter une des roches . acharné at à prouver qu'il avait raison quand
mii fermaient le défilé. ! il émettait un avis, peu soucieux de se met-
' tretr une mauvaise affaire sur le dos quand il
— Bon ! fit Bouléreau.
« J'y suis. pi
pouvait tourner la difficulté, et il n'approu-
' vait
« J'ai entendu le coup de mine, et je ne vi pas absolument le procédé de Tète-de-
vous cache pas que cette détonation m'in- B
Bison.
De son côté, celui-ci était susceptible et il
quiélait.
« Et quel est l'escogriffe que vous rame- n
n'aimait guère à ce qu'on trouvât mouvais ce
nez là? demanda-t-il encore en désignant le q
qu'il faisait.
Il s'aperçut de la contenance du squatter
pirate.
— C'est un des hommes de John Huggs à e lui dit brusquement
et :
— Vous avez l'air, vous, de me reprocher
qui j'ai fait grâce, répondit le Trappeur.
— Grâce ? fit Bouléreau avec un étonne 1 mort des pirates !
la
ment naïf. « Pour un homme de prairie, c'est bête et
« Pourquoi grâce ? j vous le dis net. »
je
« Est-ce que vous prétendez conserver ce Le squatter fut intérieurement ravi de la
oiseau comme échantillon? 1
brutalité du Trappeur.
« Beau type de bri gand , j'en conviens, Un homme qui se fâche se donne déjà
mais bagage embarrassant. < torts.
des
— Bagage utile, répliqua Grandmoreau. ij . — Vieux- chasseur, dit-il, vous n'avez pas
« D'abord j'en ai fait un ennemi de son ; raison de me prêter des intentions que je
chef. 1i n'ai
: pas précisément.
« Ensuite, si nous avons à envoyer un am- « J'approuve sans approuver.
bassadeur, nous emploierons ce pirate pour « Je blâme sans blâmer. ;|
ne pas nous dessaisir de John Huggs. « Pour mourir, ils devaient mourir, ces
— Pleins d'astuce, ces remar-
trappeurs! coquins-là.
qua Bouléreau avec son plus joyeux éclat de i — A la bonne heure! fit Tête-de-Bison
rire. rasséréné,
En ce moment, le colonel d'Eragny, qui i —Cependant...
s'était éloigné pour distribuer les chevaux hi Le Trappeur fronça le sourcil : ces hnes-
chaque homme, revint, et prit part à la con- ses et ces réticences normandes l'agaçaient,
versation en adressant une nouvelle question i .— Cependant... quoi?... dit-il avec mau-
à,Grandmoreau : vaise humeur.
— Et les dit-il, que sont-ils i — Assez causé ! dit le Normand.
prisonniers,
devenus ? « Vous vous emportez et je n'aime pas
Tète-de-Bison répondit avec cette précision i les querelles.
et cette netteté - '!
qui interdisent toute ré* « Si vous étiez un homme calme, raison-
plique, toute récrimination : ! nable, bon enfant, je vous exposerais quel-
— Justice est faite ! . ques réflexions et un petit calcul.
Une expression de pénible surprise se pei-- ', — Mais, mille milliards de millions de ton-
ïnit d'abord sur le visage du colonel. j nerres, je suis d'un calme comme on n'en a
Puis, après quelques instants : jamais vu! s'écria le Trappeur,
Il est de dures nécessités, dit-il ena « Voyons, causez. »
tendant la main au Trappeur. E était rouge de fureur,
« Ce — Du moment où vous m'affirmez
que vous avez fait est bien fait. » que
CependantBouléreau, fumant son éternelle e vous n'êtes pas en colère, dit Bouléreau, que
Dlpe, secouait la tète de l'air d'un homme é vous promettez de ne pas vous y mettre
1ui n'est pas entièrement satisfait. (il souligna le mot avec une intention jésui-
Le brave
squatter était de race normande, i, j tique), je vais vous expliquer pourquoi vous
ione un têtu en ses idées*I» i avez eu tort.
peu chicanier,
472 L'HOMME DE BRONZE

— Tort! s'écria Tête-de-Bison en bondis- ; — Squatter, dit-il, mourir de soif dans une
santde rage. i embuscade, c'est ce qui peut arriver à vous
« Tenez! squatter... » comme à moi.
Bouléreau se mit à rire. « Mais mourir pendus par d'honnêtes gens
— Voilà un drôle de calme ! fit-il. voilà ce qui ne nous arrivera point.
« Je vous croyais plus maître de vous que « Et les pirates de prairie, en voyant leurs
ça. camarades au bout des branches, auront plus
« Vous ne pouvez donc pas tenir votre
peur du vieux juge Lynch que s'ils trou-
promesse! vaient des corps au cou desquels on n'aurait
'"'-'— C'est bon ! dit Tête^le-Bison rageant, point passé la corde.
mais forcé de se contenir. ; , « Cet exemple vaut bien trente-huit mètres
« Causez ;: on se dominera. . de ficelle !»
— Alors, dit Bouléreau, écoutez bien mon \ Et Tête-de-Bison satisfait tourna les ta-
raisonnement. i lons.
« Vous vous souvenez que j?avais conseillé,
dé laisser crever ces'coquins dé soif.
CHAPITRE LXXV
— Et moi, je les ai pendus!
— Ce qui me'pâraît:une inutilité et une
COLOMBESET VAUTOURS
bêtise.
' dit!
—Bêtise, squatter, bêtise, avez-vous
s'écria 1Tête-de-Bison les yeux rouges "et la :: Après deux grands jours de. marche,
face pourpre. M. d'Eragny et sa petite troupe arrivaient où:
« Ne répétez pas le mot ! vue de la masse rocheuse sous.laquelle se
— Trappeur, je Vous rends ce que vous trouvait le palais des pirates.
m'avez donné tout à l'heure. John Huggs, qui avait fidèlement guidé
« Vous m'avez dit que j'étais bête sans le ses vainqueurs, venait de donner le signal de
'
prouver, je vous le redis en le prouvant. faire halte.
« Suivez bien mes calculs. Le pirate épargné par Grandmoreau fut
« Combien de mètres de corde avez-vous amené devant son chef, et celui-ci le
employés? chargea de transmettre à ses lieutenants
— Est-ce que je sais? fit Tête-de-Bison l'ordre formel de lui amener mademoi-
surpris par la singularité de cette question. selle d'Eragny et Conception.
— A peu près ? insista Bouléreau. Il allait partir, quand on entendit le bruit
— Deux mètres par homme ! dit le Trap- crépitant d'une fusillade.
peur. Ce bruit partait de l'endroit même que
— Dix-neuf et dix-neuf trente-huit, cal- John Huggs avait désigné comme étant l'en-
cula lé squatter. trée de sa grotte.
« Trente-huit mètres de bonne ficelle pour
des chenapans pareils, c'est de la prodigalité. Nous ramènerons le lecteur dans le bril-
« Mon moyen était aussi sûr, moins coû- lant repaire des pirates.
teux, et par conséquent vous avez fait une bê- Au dehors, l'obscurité d'une nuit sombre
tise en lui préférant le vôtre ! » couvre la savane et enveloppe la mon-
Et satisfait de sa plaisanterie, Bouléreau tagne.
bourra sa pipe encore brûlante, l'alluma tran- Le soleil a quitté l'horizon depuis trois
quillement, et se mit à fumer avec une béati- heures.
tude; d'illuminé en pleine syncope. Il y a cinq jours pleins que John Huggs
Maisle Trappeur, dans son irritation, trouva est parti.
enfin la justification d'un acte qu'il avait La parole donnée sur le dieu Dollar a été
accompli d'instinct, sans raisonner, inspiré j tenue religieusement; mais voilà les bandits
' ! dôlivréii de leur serment.
parle sentiment inné du devoir»
LA REINE DES APACHES 473

Et les deux cents sont réunis dans leur Qu'un seul les voulût et les autres se réu-
souterrain. nissaient contre lui !
Ils ont dîné ; ils boivent maintenant, ils Chacun sentait la difficulté de s'approprier
jouent, se disputent et se battent, comme les.deux femmes, chacun cherchait le moyen
toujours. de s'en emparer au détriment des autres.
Mais au-dessus do ce désordre ordinaire On discutait chaudement.
plane une agitation inaccoutumée. On proposait mille choses qui n'étaient
On se dispute plus fort et on se bat moins. bonnes que pour celui qui avait fait la pro-
On joue peu et on boit beaucoup. position et qui étaient proclamées absurdes
Il semble qu'une sorte de fièvre règne par les autres.
dans les groupes, les agite, les secoue, les On voyait au bout de toute proposition les
anime et les transporte. femmes tombant aux mains de . celui qui
On se croirait dans \m public house de venait de parler.
New-York, la veille d'une élection politique. Mais deux hommes travaillaient activement
Il se forme dix, vingt groupes où s'agite à imprimer une direction àcette agitation.;
la même, l'unique à l'ordre du Grand Seize : et Petit Dix-huit, lés direc-
question
jour. teurs du café du XIX" Siècle, abandonnaient
De même, en ce moment, les pirates pa- à tour de rôle leur établissement pour circu-
raissent n'avoir qu'un seul motif donnant ler dans toutes les parties du souterrain. ;
niatière à disputes et à querelles. Ils allaient de groupe en groupe,;parlant
bas aux; uns, discutant à haute voix avec
H s'agissait des d'autres, enfin se livrer à ; une
prisonnières. paraissant
Qu'allait-on faire? j active propagande; : ,
Qui les aurait? I De temps en temps, ces deux personnages
L'HOMMEOE RRONZE. — 75 LA REINE DES APACHES.— fiO
474 L'HOMME DE BRONZE

se rencontraient, échauge^ient=un signe dlin- „,ftjNous allons jouer les .prisonnières. »


telligence ou quelques mots dits à l'oreille, 4 Cet|g proposition déduisit les pirates.
et reprenaient leurs allures. Un ^ojnncrre d'applaudissements éclata.
Aux uns, ils disaient : ;:Les BraVos se succédèrent
sftns^interrup.
— C'est chez nous que l'affaire se déci- tibn pendant;trois minutes. ,;
dera. Venez donc de ce côté. L'orateur f'fit-signe qu'il- avait jfjtëftre à
« Il paraît qu'il y a un coup monté. , parler^
A d'autres, ils insinuaient : l Le silence se rétablit.
— Il continua :
Nfl.yftus laissez pas refaire.
' "«On — Comme il ne faut
conspire chez nous. pas de tricheries, ,ii
v
«Allez donc y voir. est indispensable de bien Antosndre ayant
«'Nous ne .voulons pas que vous soyez de commencer le jeu.
surpris et trompés. » « Voici ce que je propose :
Et ainsi partout. « Nous allons nofls' diviseiypar , nationa-
Un mouvement se fit dans la foule des pi- lités.
rates. « Anglais, Aniéric'àins, Français ,* Espa-
Toutes les brasseries, les tavernes, les gnols, en un mot. lès honnies, de chaque
comptoirs se vidèrent. ' nation représente^ içj* jouero^,#ntre, eux.
$>
Un unique courant s'établit. *,,, ,lv. •,; , « Les gagnants/ alfurs la belle,
fieront
. Sans se désagréger, les groupes se dirigè- et les femmes appartiendront auxideux der-
rent vers un même po^nt. K niers vainqueur^.
Tous semblaient youlpir se-, réunir et se |j «Ça vous,M#j|-?..
confondre devant le café du XIX*. Siècle. —
OmjjtQuiî Srecfià^on1î||it^i!S parts.
Après quelques mimées, en effet, los deux I! « I ,' ?Vjî
Ad^ië
cents pirates se trouvaient assemblés devant « Bravai. A:
cet établissement. — Aux cartes !
' Ii,eSrmèheés dé Grand Seize et de Petit Dix- — Aux dés !
huit commençaient donc à réussir. l!; — Aux dominos !
!lMai'sMil s'agissait de lancer certaine propo- ..—rv Au billard!.'
siti'oiï feuir laquelle ils comptaient pour qu'une Pendant cinq minutes, ce fut un tumulte
batâillériéùt lieu entre les bandits, lutte né- et une agitation indescriptibles.
cessaire à la réalisation de leur plan; i Soudain:le silence se fit de nouveau.
irTÔr, s'ils ppuvaient semer çà et là un mot L'orateur était remonté sur sa table et fai-
d'ordre^ exciter un soupçon,, faire naître un ; sait force signes pour être écouté.
désir,.ils auraient risqué beaucoup enlançant ! Il put parler,:.
eux-mêmes, dans un speech, l'idée qu'ils vou- :—Un dernier mot! dit-il.
laient faireadppter.j ;.-;, .;=—>;m..;.,%/(></ i.\: « Les premiers gagnants feront la belle; au
s 'r i Aussi avaient-ils mis dans leurs intérêts un 1 billard...
tiers capable de faire ledit speech.r . î . i : „«« A la. pbule., ».LjJj ,-.i
ta ,Qn vit en effet un pirate monter sur une j Une nouvelle approbation jacçueUlit cette
table'."".-;: .UÔU-.; .;:» -a-is -n> -M*; | dernière jconditjpn, et les jeux s'établirent.
-• *' C'ètaitiun : grandi gaillarde au.Visage Les pirates se 4isAéniinèr,ent dans leurs
rouge j
%t Ranimé ;par l'ivrésse,< à la carrure hercu- établissements de prédilection et se mirent à
4éenne>:à la Voix de stentor. J jouer.aveç fureur. i:
Il prifcla parole. > -i,^; J- -;: i son jeu de hasard
Chaque pays adopta
t r;&L&.- Assez; de disputes ccomme;; ça !idit-iL favori,
:.v«.Tbut le ï monde veut où ya vouloir les i Quelle diversité dans ces préférences et
{petites! ':..i'> i.u-.v.ii.svir-.-. ces goûts particuliers à chaque nation !
« J'ai un moyen de tout, arranger. Quelles étrangetés!
: un mot à dire.
ijsj.Etcpersonnefn'aura j Quelles capricieuses manières dç tenter
LA REINE, DES APACHES 475

1 'delfixervle
]a chance, sbrty de'fchèrchér.la j ils i paraissaient discute^ surun 8ujet,for(t ,in-tn
bonne veine ! 1
téressant. .-ri.M m ^h K-Wnj.,. -i-i^u1^ •vuu:
— Tu conviendras,
Que de 'combinaisons folles; de tenta- disait Gr^nd Seize,
tives ridicules, de précautions outrées.' ; <
que j?ai habilement emmanché l'a|faii!ft:j;l :
Et quels?typesfdejbueurs! — C'est vrai, répondit Petit
Diâ-hujity>ma}8,j
Et quels jeux:! i i
une fois le premier mot lancé,- je t'ai .secondé
Tout ce qu'a; pu inventer le démon du jeu . (on ne peut mieux. : . •'
dans tous les temps ;et tous les pays est mis j « Et nous avons niilleïîchâncésj.poÛE une
en oeuvre par des pirates. , ! de i réussir.
L'excentricité est poussée à son; comble, ; « Tous les lieutenants et chefs d'escouades
'
et là fantaisie va son train. i sont convaincus comme-nous quelle capi-
Un groupe de Français n'a rien trouvé de ; j taine est tué ou prisbnniërj'ils né.'craignent
mieux que d'organiser une partie de bou- ! donc rien en sacrifiant les petites que tout le.
chon. j monde veut avoir.
— Tout ça est on ne
Les Anglais jouent aux cartes. peut mieux, fit Grand
Lés Allemands ont donné la préférence iI Seize; mais il ne faut pas risquer de faire
aux dominos. I! rater toutes nos combinaisons au dernier
Lés Italiens comptent combien il y a de |, moment.
doigts avec une vitesse incroyable, et avec j « Inventer de jouer les prisonnières,
ira acharnement qui les fait ressembler à i c'était de l'enfantillage.
des fous furieux. Ii « Il ne s'agit plus maintenant de fournir!
Enfin chaque pays, chaque jeu; mais par- Ii des motifs de disputes, de querelles et de
tout même animation folle, même passion ;: coups de couteaux; tout marche déjà bien j.
effrénée. j « Il y â au moins dix hommes de tués ou
Dans tous les groupes s'élèvent à chaque d'écloppés depuis un quart d'heure.
instant de bruyantes disputes. I « Mais c'est au moment de jouer la belle
Les injures pleuvent. qu'il faudra ouvrir l'oeil et le bon.
Les menaces s'échangent avec accompa- — Entendu ! dit Petit Dix-huit.
gnement de furieux et ignobles blasphèmes. <( On abandonnera les gagnants, et l'on 1'
Souvent les coups interrompent la partie. poussera lés perdants à terminer la partie en
'
Les couteaux .sont tirés, les revolvers ar- se jetant sur leurs heureux adversaires.
mes. ! — Juste ! approuva Grand Seize..
Le sang, coule., s ;j « J'espère du reste que nous n'aurons, pas
1' de
Un homme tombe; on l'emporte.s'il n'est. peine à exciter les perdants.
que blessé ; mort, on le pousse sous une ban- j| « Nous allons verser dur, et à crédit.
quette... j « Après boire, ces canailles se battront
Et la partie continue •
.plus acharnée,, plus ! comme plâtre.
enragée.. | «'Allons, à l'puyTagej
Pendant que les pirate»] .jouent, beaucoup, j —Uu;moment! fit Petit Dix-huit.
et se tuent: Seize etPetit Dix- | « Et. la porte de ferde la ,grotte du capi-
un-péUi-Grand
huit causent à voix basse vdans le comptoir : ! taine? . .
j'^eleur café.. j
« Comment la.foreerj?
1 Us ne sont
pas pirates, =,ilsi ne peuvent i j . —.Farceur,,! r<|pliq^a.iGrfl.ndi.Sei^)Ç|!e^ frj-
donc prendre parts à fia lutte. ! sant un de ses accroche-ç^urs,.^
Us sont commerçants, et s'ils- n'ont jamais i « ..Paméla; etla^JApussç n^nSon^elles jpas
1 entrer dans le ; ;.rn. ;. ,.
partage du butinp ils; n'ont t chargées de. soigner.Je&,dpn^ejlçs?....,,,
l'as en revanche :;à — Oui ! .mais pas
risrquer- de .Seifaire tuer r Baqy.end 'en. approche^,
ians les combats^ « Ces.deux: guenons-là sont jalouses i et
Nos deux personnages causaient donc, eti menacent de nous ; déuonoero aux, pirates
416 L'HOMME DE BRONZE

chaque fois que nous faisons mine de vouloir Cette victoire fut le signal d'un nouvel et
nous glisser auprès des petites. immense tumulte.
— Je sais! je sais! Au lieu d'acclamer les vain-
loyalement
T « Mais j'ai un moyen d'obtenir de Paméla queurs, on les huait.
tout ce que je veux. Au lieu de les porter en triomphe, on
« Je l'ai priée gentiment de me donner la semblait disposé à les fouler aux pieds.
clef de la chambre du capitaine. C'était un indescriptible désordre.
— Elle te l'a donnée ? demanda Petit Dix- De furieuses vociférations, de violentes •
huit. clameurs, des cris perçants partaient de tous
{ —Non. les côtés à la fois.
.w Alors ton Le souterrain
moyen n'est pas fameux! était devenu un véritable
— T'es bête ! fit Grand Seize avec un rire enfer.
qui découvrit une double rangée de dents Les pirates ressemblaient à une légion de
gâtées. démons s'agitant dans une infernale orgie.
« Les prières, c'était pour la forme. Cependant Grand Seize et Petit Dix-huit
« Paméla n'a pas voulu entendre mes dou- se démenaient avec plus d'activité que ja-
ceurs, alors j'ai employé les grands pro^ mais.
cédés. » Ils versaient à boire à profusion, encou-
Et l'ignoble voyou, feignant de cracher rageaient les sentiments d'envie des mécon-
dans ses mains, se les frotta, fit le geste de tents, soufflaient la discorde par tous les
donner un double soufflet, et continua : moyens, poussaient à la lutte avec une fié-
— Je l'ai calottée, et lui ai subtilisé la clef vreuse activité, avec une habileté extraor-
du Paradis. dinaire.
« Elle sait de plus que, si elle dit un mot, je Les voeux de ces deux gredins allaient être
la roue de coups. comblés.
« Tiens, voici l'objet ! » Les pirates s'étaient divisés en deux
Il tira une clef de sa poche et la montra à camps.
son digne camarade qui répondit avec un Les uns soutenaient les droits des vain-
joyeux transport : queurs.
— Nous les tenons, les colombes! Les autres contestaient déloyalement ces
— Pas encore ! observa prudemment Grand droits.
Seize. Le tumidte s'apaisait lentement.
« Ça viendra. Le bruit allait s'amoindrissant.
« Mais il faut de l'oeil et du toupet. » Les propos injurieux et les clameurs ces-
Sur ces mots, les deux associés se sépa- saient peu à peu.
rèrent et se mirent à circuler de groupe en On parut se recueillir.
groupe. La lutte était proche.
Les parties entre gens de, même nation Tout à coup un coup de reVolver partit.
étaient terminées depuis longtemps. Ce fut comme un signal auquel les pirates
On en était à la grande poule décisive. obéirent sans hésiter.
Comme on peut se l'imaginer, les joueurs Les deux partis se précipitèrent avec fu-
étaient entourés. reur l'un contre l'autre.
Jamais amateurs de billard n'avaient eu La bataille était sérieusement engagée. ,
une galerie aussi nombrouse et surtout de En ce moment, Grand Seize et Petit Dix-
de deux points différents, se
pareille composition. huit, partis
A. chaque coup, c'étaient des cris, des vo- trouvaient réunis à la porte de la chambre
ciférations assourdissantes, dés blâmes ou de John Huggs.
— Crois-tu a
des bravos à faire sauver un sourd. que mon coup de pistolet
Enfin la victoire se décida en faveur des réussi !... dit Grand Seize en introduisant sa
deux champions américains. clef dans la serrure de la porte bardée de fe'-
LA REINE DES APACHES 477,

_- J'en ai idée, répondit Petit Dix-huit. j — Parlez, dit la fille du colonel.


« Ils se sont jetés les uns sur les autres ; — D'abord, commença Grand Seize, il faut
comme des bêtes féroces. i vous dire que le capitaine a disparu depuis
« Du reste, ajouta-t-il-philosophiquement, six jours.
c'est toujours comme ça. « Il est certainement mort, ou il a été pris;
« J'ai vu des émeutes à Paris. dans quelque combat, ce qui ne vaut guère
« Et bien! un imbécile laisse partir son fusil mieux pour lui.
la — H serait s'écria
,,ar maladresse , tout le monde prend possible! Conception
mouche et la fusillade commence. avec un mouvement de joie.
« Et voilà la guerre civile qui commence. » — Vous ne nous abusez pas? dit à son tour
Grand Seize n'écoutait guère les réflexions mademoiselle d'Eragny.
de son compagnon. — Pourquoi mentirions-nous ? fit Petit
intempestives
La porte venait de céder. Dix-huit.
Il se faufila dans l'entre-bâillement. « Du reste, nous ne serions pas ici si le ca-
Petit Dix-huit le suivit. pitaine existait, puisqu'il a donné l'ordre en
Puis la porte fut soignement refermée. partant de n'y laisser pénétrer personne que
Les deux gredins traversèrent une sorte les deux femmes qui vous servent. »
de couloir sombre formant antichambre, Cette raison parut sérieuse aux prison-
écartèrent une tapisserie et se trouvèrent nières.
dans la chambre. Elles firent signe qu'elles écoutaient.
— D'ailleurs, nous n'avons aucun intérêt à
vous tromper, continua Petit Dix-huit, bien
CHAPITRE LXXVI
au contraire ; vous allez voir.
OUGHAND SEIZEET PETITDIX-DU1T S&NGENT A CÉLÉBRER — Que voulez-vous dire? demanda Concep-
DE NOUVELLES; NOCES tion.
— Voici, ma belle enfant, reprit Grand
Blanche d'Eragny et Conception, assises Seize en se rapprochant de la femme du Ca-
sur un divan de velours rouge fixé contre cique et en donnant une courbe plus accen-
l'une des parois de la grotte, échangeaient tuée à ses accroche-coeur.
leurs tristes réflexions. « John Huggs mort, les pirates vont nom-
Conception avait revêtu des vêtements ap- mer un nouveau capitaine qui ne s'occupera
partenant à Paméla ; les siens étant trempés pas de vous, si vous consentez à entrer dans
et déchirés, on n'avait trouvé pour mademoi- mes vues et dans celles de mon camarade. »
selle d'Eragny qu'un costume d'Indienne. Les jeunes femmes écoutaient avec une
A l'aspect des deux hommes, elles se le- surprise mêlée de crainte et d'espoir.
vèrent vivement. Que voulaient ces deux hommes ?
— Que voulez-vous ? demanda mademoi- Quel genre de proposition allaient-ils
selle d'Eragny avec fierté. faire?
Grand Seize s'avança de deux pas et re- — Nous devons avons tout, dit à son tour
commanda lé silence par un geste de la main Petit Dix-huit, vous faire connaître notre si-
droite, tandis qu'il caressait un de ses accro- tuation exacte.
che-coeur de la main gauche. « Nous ne sommes pas des pirates, nous
j
— mademoiselle! dit-il d'un . ne sommes que de simples commerçants.
Calmez-vôus,
air galant. j « John Huggs nous a engagés pour exploit
« Nous allonsvous expliquer notre présence ter un café qu'il a monté et agencé, dans
ici. ..-..-.
! une immense caverne qui touche à celle-ci et
— Nous n'avons inten- j qui est habitée par la troupe , entière des pi-
que d'excellentes
tions, ajouta Petit Dix-huit en s'approchant \ rates. ,
à son tour. « Nous exerçons notre commercé réguliè-
« Ecoutez-nous, et vous en jugerez. S rement et honnêtement. ..v.-,..., *..-.,.
478; L'HOMME DE BRONZE

«On ne peut; donc 1 pas? dire: que'"' nous Mademoiselle CÉragny,-que Pétonnémcnl
sommes des bandits. » a stupéfiait; paraissait ne rien comprendre, à
Mademoiselle .'d'Eragny) et Conception' toutes ces explications;, i
, écoutaient ces détails avec un étonnementqui- Conception, elle, sans saisir le sensexact
tenaitde la stupeur.'r des paroles des deux hommes j devinait à
•—^Mais enfiu, que voulez*flrous;? questionna > peu près leur portée.
la fille du colonel avec impatience; Elle--se "tenait sur' une prudente réserve,
«'Nous Vous demahdohsdaliberté; craignant d?exciter la colère des misérables
. « Pouvez-vous noiisladonner%~r et de les pousser à quelque acte de violence.
""Oui et non, répondit Grand iSeizé avec — Enfin , mes • belles chéries, conclut
in sourire énigmatique. Grand Seize pressé d'en: finir, vous rempla-
« Nous avons, deux femmes qui nous se- cerez Paméla et la Rousse que nous allons
condent dans notre commerce. renvoyer.
« VoUsileS connaissez; ce sont cellesqui « Vous ne ëerez pas méchantes avec vos
vous servent depuis cinq jours que vous étés petits maris, et vous ferez risette à MM. les
ici. pirates quand là fantaisie vous en prendra. »
« Ces femmes sont nos maîtresses... » Pour le coup, mademoiselle d'Eragny
Cette confidence amena un geste de dédain comprit les projets des deux gredins.
et de fierté de la part de mademoiselle d'Era-j Elle bondit sous l'injure, et elle accompa-
guy- gna d'un geste impérieux et hautain ce Seul
— C'éSt-à-diré, reprit Grand Seize, que nous mot prononcé d'une voix ferme :
ne sommes pas mariés avec elles. — Sortez !
« Nous sommes liés par-un contrat,:et ce; Grand Seize et Petit Dix-huit se mirent à
cOnttfat .prëndi fin>demain. ricaner.'
« Nous ne voulons pas le renouveler.
Au lieu d'obéir, ils se rapprochèrent des
— Que nous importe tout celaî^fit /made-
deux femmes.
moiselle diwagny1;' — Vous vous croyez donc chez
— Cest très4ntéressant papa ou
pour vous* dit Petit chez ce bon Tomàhb ! dit Petit Dix-huit.
Dix-huit. « Comme elle a bien dit : Sortez! cette
Vous êtes jeunes, jolies, intelligentes,' et
charmante petite demoiselle !
flous:avons-eu>un b©n.mouvement* — Pas d'enfantillages! dit à son tour
«:Nous'avonsipenséàvousassoeier à notre;
5 et 1 à Vous faire' part de* Grand Seize.
petit commerce « Avec nous, vous serez choyées, dorlo-
bénéfices séduisants; vraiment séduisants; »
tées, heureuses.
Les deux! femmes protestèrent du geste et:
« Sans nous, vous êtes perdues et vous
firent entendre dés> exclamations de dédain.
— Un instant! continuaùPetitiDix-huitL serez poignardées.
« Aimez-vous mieux.devenir le jouet do
« Ne vous figurez pas que ce soit une maun
deux cents hommes qui se disputeront le
vaise affaire; étant'^donnée votre situation.
«Né'Teftisez dé li-- plaisir,de^vous.violenter, de vous battre et
ipas fie commencement
berté que nous pouvons vous offrir. peutrêtre de i vous .assassiner, à un.bon éta-
blissement?
«'On'*ne"meurt pas ;pour tenir; une comp-
, -r* ! Plqtôtr: mourir, que, d'écouter) vos
toir,^ etiles pirates né;sont pas de si mauvais
diables que l'on veut bien;le dire.' ignobles propos ! s'écria Blanche.
bien'! i , «fArBièrelf -, ?.-,, .';. • - ,-..:
«Bs.'payent
« Et'jécbnnais plusîd'unjoli garçon qui;1.. « Sortez ou je tire! »
« Mais; sotts ce '.rapport; liberté*entière;:. En proférant)cette menace;- la courageuse
« Nous ne sommes pas jaloux! jéuneofiïJensortait dé ,sous Ises vêtementsusà?
«^Que là caisse's'em'plisse/c'esttout ce que J main armée d'un revolver et en .menaçait
nous exigeons. » Grand sSeizei
LA REINE PESiARACHES 479

Conception, un second Teyplyer,au jpqing, souterraines, i sans ^pouypir, $pr^irnde ,çe ; v.astç,
/isait Polit Dix-huit. ;; tombeau où ils se trouvaient, -enfieçinés:,, (vi-
Les ..deux,,femmes avaient .trouvé: ces vants. .-.-.• ,. . .,,',,. ., ,,v ...._
armes au milieu de, beaucpup ^'autres, dans | Exténués, à demi morts^de soif et de, faim,
un meuble de la chambre de John Huggs, et nos, deux, brayes, aventuriers,, ont-,perdu 'tout
s'en étaient munies à tout hasard. espoir de revoir jamais lalumière du,soleil,
On n'avait pas pensé avoir à craindre d'elles i le grand jour et l'espaçe'de la savane.
(tu ellesjse.défendis,seut, et ce dédain de leur Nous les retrouvons, accroupis sur le sable
courage les sauvait, ;due moins.iinpmentané-: d'une.large, galerie,, le^dos appuyé contre
nient. une, grosse roche saillante et, de -forme, bi-i
Les deux gredins, visiblement effrayés, zarre.
firent un. mouvement de retraite précipitée. Ds échangent péniblement leurs pensées...
Tout à coup ifs s'arrêtèrent. les dernières peut-être...
On entendit distinctement jdesftris^furieux Leur, voix manque d'éclat,
dans la direction de la grande caverne. Leurs gestes sont lents et fatigués.

Les pirates ayaient sans doute -cessé de, se Toujours cette roche ! dit Tomaho.
battre. ,«, .Toujours cette, .même galerie. , ;
Des coups sourds retentissaient de se- « Les sorciers nous poursuivent de leurs
conde en seconde. enchantements.
— Bs vpnt forcer, la .porte ! .dit Grand « Ils veulent notre mort !
Seize. « Nous ne pouvons, plus nous défendre.
— C'était le moment de if aire notre — Tes sorciers sont de fameux lâches ! ob-
serva Sans-Nez luttant toujours contre les
speech ! dit Petit DixThuit.
« On les-..aurait, tous .mis. d'accord, eu leur idées superstitieuses du;Cacique.. ,, ,ij(
« S'ils veulent nous tuer, qu'ils se, mon:-,
annonçant que. .ces.,demoiselles remplaçaient
et que... trent, et nous verrons à..en; découdre. -'
nos demoiselles de comptoir,
« Mais puisque.les deux infantes refusent, «Mais sois; tranquille, nous n'en verrons,
qu'elles, s'arriànge.nt,.. ... pas.un, par la bonne,,raison,qu'il n'y,a,,pas
,|
— Avant cinq minutes, observa;, Grand ! ici ni ailleurs plu<< de sorciers que sur ma
Seize,.elles verront.qu'elles ont refusé le.ur ' main.
' — Mon frère se.
bonheur, trompe.,,comme toujours,
La porte menaçait, de céder. !j reprit Tpmaho, avec., cette, gravité solennelle
Les deux drôles se réfugièrent derrière iI qu'il affectait en parlant des chqses., aurnatu-
une tenture. . ...... ' relies.
...........
• • • • ; * * « • « •. • • •'•'•• • * • • • • • • « Les sorciers m'ont révélé leur présence
, par une médecine qui a fait, gpnfler mon
coeur et m'adonne la, fièvre..
• -— Folie douce, mais énervante ! grommela
CHAPITRE LXXVII
Sans-Nez en comprimantjUn, bâillement, pro-,
duitparl'épuisement. . , ,,;
SOT»DESAVENTURES DE.TOMAHO ET DE SANS-NEZ Tomaho ne prit pas garde à la réflexion
; ^A'CENTJ tlEDâ SÔDSTERRE ''
désobligeantei,d,e sou. compagnon.
il continua : ..,,..,
Tomaho e|,SansrNez.;errent depuis, cinq j .^^ Quand,,par,. ;leurv^lp^tér.Jes sorciers
grands jours dans les profpndeuçs,.du sou- 1 conduisirent nos pas dans ce couloii,, sans,
dain où. ils.-se. sont-éjgarës,_ ! issue,^ ils me firent .entendrg.oUnjB, ypix dp.nt
Le sixième écoulé, et ils mon coeur connaît la douceur et le charmant,
jour est presque
n ont trouvé murmure.
aucune issue. ..,,,.., r >,
Allant et venant dans une obscurité pro- I « C'était la voix, aimée,':de,.,Conception.
fonde, ils ont parcouru toutes, les, galeries | « Les oreilles dé l;Tpmahp;i entendent un.
480 L'HOMME DE BRONZE

chat^tigre marcher sur le sable; elles ne i « H brave les puissances de la magie.


peuvent se tromper. « Il refuse la vie.
—Veux-tu que je te dise?... fit Sans-Nez ! ' « B est cause que nous mourrons sang
avec-un reste'd'énergie. ! avoir
J retrouvé Conception et Rosée'-du-Ma-
« Tu menais mal avec ta majjjie de voir du tin. »
surnaturel dans tout. ' l- Cette persistance du géant commençait à
« Tu tournes à l'idiot. agacer fortement Sans-Nez.
' «
Tû! deviens complètement imbécile. La colère lui montait au cerveau quand il
1 «Commentl les privations d?uné voix saccadée :
que nous su- répondit
bissons depuis six jbùrst'ehlèvent 1 — Tu vas m'accuser
tes forcés! maintenant d'être la
«Nous sommes épuisés! cause de nos misères !... :
•«"Nous!crevbnè de soif,; et nous ne poU- , • « Est-ce que je te reproche, moi, d'avoir
vons même pas manger les dernières miettes voulu te mettre à la recherche des femmes
de notre biscuit par suite du manqué d'eàu ! sans prendre plus de précautions?
« Nos'jambes refusent le:sérvice ! « Vbudrais^tu, par hasard, que je me mette'
« Nb'us; né'tenons plus debout ! à genoux pour implorer tes saltimbanques à
« Et tu trouves extraordinaire de rêver pouvoirs surnaturels?
tbùt;;éveillé? :: : « Iln'ést pas encore cette heure-là, mon
.Tes oreilles ont tinté, mon pauvre'' brave Cacique. -.••>
... •:.;'...-;'.-; •
vieux. « Je voudrais les voir en face, tés char-
• «lTu as'entendu j
la 'voix' de ta femme dans latans, je leur cracherais au visage et jeleur
unàccës de délirel dirais' que j?ai connu un certain Robert Hou-
« La fièvre;..'voilà lé sorcier din qui leur damerait le pion à tous. •
qui t'a fait
entendre cette voix si; douce qui te gonfle le « Non, mille fois non ! je n'y crois pas, à
' ' '•''
coeur. » ; leurs sorcelleries, à leur magie, à leurs mé-
Le Cacique àVait écouté Sàns-Nez avec une' decines.
attention soutenue, comme s'il ne voulait « Et je les tiens pour des fourbes habiles
pas perdre le sens d'une seule parole de son qui montent le coup à un tas d'imbéciles.
ami. « Voilà ma manière de voir. Cacique, et
H ne désespérait peut-être pas défaire par- ; ni Dieu ni diable ne m'en fera démordre. »
tager ses croyances à l'intraitable sceptique. Épuisé par cette virulente sortie, Sans-
— Mon frère, dit-il, est la cause de tous Nez se laissa tomber sur le sable de la. ga-
nos malheurs. i lerie, et le coude en terre, la tête appuyée
« Son esprit subtil est entré dans le sen- j sur la paume de sa main, il s'abandonna à
tier de guerre contre les sorciers. ! ce demi-sommeil, premier symptôme du mal
« Que mon frère ne l'ignore pas, ce sentier causé par la faim et la soif.
conduit aux supplices et à la mort. Tomaho, de son côté, se résigna au si-
« La lutte contre la grande magie est au- lence.
dessus des forcés de l'homme. Il n'espérait plus vaincre l'entêtement et
« Si le combat est mortel, l'homme seul i l'obstination de l'incrédule Parisien.
succombe. I H n'avait donc plus à répondre à des pa-
« Les sorciers ne meurent pas, ils se trans- roles qu'il considérait comme des injures,
forment. comme des imprécations et des blasphèmes.
— Eh bien! un! gronda Morne et sombre
qu'il en vienne d'attitude, le géant
SansLNez. s'adossa contre le rocher.
« Je me charge de le transformer en chien Pendant plusieurs minutes il garda une
crevé. j immobilité de statue.
« Tu verras que ça ne sera pas long. Puis, machinalement, il ouvrit son sac de
<— Mon frère s'égare, reprit Tomaho avec chasse et en tira un biscuit de mer, en cassa
une ténacité toute indienne. \ un morceau et le porta à sa bouche.
LA REIIf^ /DÉ* jAPAiDHES

Au moyen du formidable appareil de mas- A ce bruit, Sans-Nez sortit de sa somno-


tication que la nature lui avait donné, il par- lente attitude.
vint à broyer la pâte dure comme de la Il se releva sur les genoux.
pierre. Anxieux, il demanda :
Il la réduisit en poussière sans pouvoir —
Qu'y a-t-il, Cacique?
l'avaler : « Est-ce ton dernier râle? »
Pas une goutte de salive pour l'hu- Tomaho ne répondit pas.
mecter. Immobile, la face collée contre la roche,
Les miettes pulvérisées du biscuit parurent il ne parut pas avoir entendu.
autant de grains de sable brûlant à son palais Sans-Nez renouvela sa question.
et à sa langue desséchés. Même silence inexplicable de la part du
Le géant ne put retenir un soupir ou plu- géant.
tôt un râle que lui arracha la douleur. Une inquiétude terrible traversa l'esprit
La faim et la soif avaient raison de cette du Parisien.
puissante et robuste nature. — Best évanoui!
Tomaho, succombant de besoin, se laissa « H va mourir! se dit-il..
glisser sur les genoux, et appuya son visage Et il étendit les bras, cherchant son ami
hrùlant de fièvre contre le rocher dont la dans l'obscurité.
fraîcheur le soulageait. Sans-Nez se trompait.
D promena sa langue sur la pierre ; il y Le silence de Tomaho n'était nullement
c°Ua ses lèvres arides comme pour en aspi- motivé par une syncope.
rer tout le froid. Un tout autre motif l'expliquait.
Soudain il poussa une sorte de grogne- Le géant, en promenant sa langue dessé-
nt sourd. chée sur les parties unies et froides du ro-
L'HOMKS DE BnoNZE. — 7t> LA REINE DES APACHKK— •?!
482 L'HOMME DE BRONZE

cher, avait tout à coup rencontré une place — Cré mâtin! disait-il,
quelle bonne eau!
;r - cnielle eau excellente '
:'?1it^idB5^;:,'';'-r,'"-'''':n:^^'7:v7-'''' ; ',.'
ifSiavâiLalit^ et M , f 11 y. â à pârli Es eàiix m ^VÎcliy, i
^M^^ ;! il;,,, Èé Sàtiu>iialMet> 1 Ml;,Ht u!ie
• ipiëiië d;àutrl p cBàMt Ètpixfow
5«^iiâlfô: iMail pi une M vaut celle p;|l vMs dà
;^ tMÉfô jMniià . I aspira &U lUcër] Jpomper.
BûânieP^Éte Lfflgpg qu'il iarUsâtt \ « C'ëll. uii vrai nectar; ÉBlffiè M ullalt dli
:là licftuii mm lipiiuitei \teittp de Jupiter:
. ! « 3^.1)11 des vlBs de
Mtiiiupilâ^É! loup ëlpës; nlchl
du vltl ubux de Sliresnes et uii WiàcWàk k
Ëastroqiiëti ?
;^TieMpici!: : « Eli men! mBn vieux cMqtië; M l\
c'éit É la piptte EBÏnBare à cette ëÉ
«tasliul ': excellente nbiii envoie iâRi aoutë 11
iSBrëlër^uël-Eaux:pë
ÂeëttlnoPeM; lePârisiêii retrouva in- >ï
ÉïMnemëÉ tMë soii «'itèrgie et inenle ; farceur âccBmPgna
' t MncBrriplë 0%
Une -fiàrlle Se la gàietli . IM uë M ëBtië plàîSahtërië faisant, alill-
nMuiiuucôtedëiaMip i'âtiplait. liBn alix ër'Bpncëg ali geaiii:
ei ieirBuvà in aëiix saUll imx ëoiës dli
Ma I cëlUUci ne lalssllM 1}B»
tteanV ! , êÉipif
É)h Bë ilillillèr iis ëMdullteli avëUgiëi.
.2= Mil ttlMs iànà Ëbi; affreux (Mpl
^—MBii frère; uii-Û ièïlëiïîëmbnl!; alorl ne
«funBiiMiiëulllvrtiinë: lb moquer.
alîàMi-ni^Ppullieln? . « Lé Sorciër-uei jRiîx iiBus ënvBië; nol
^àpBÉB dikTBnialiBi
» T^lSBùig IBnifl le mÉërl i abhhe peut-être âbblrë pBilt piBBp BBltii
« Tiens, là. supplice.
j « Nous venons de manger notre dernier
-""JlIPtfô ga?saeâlàiiaâ Sans4ëz qui clier- !
biscuit. »
chait avidement.
« Je ne trouvé rien. \ Cette importante constatation dé Tomaho
.
— Ici, plus près de hïbi; fit ié géaiit. mit bien une sourdine à la gaieté de Sàns-
j
« Sens-tu l'humidité? Nez; mais l'insouciance naturelle du Pari-
— Je tiens le nibërofi; s'ëèria Sans-Nez en sien surmonta vite un commencement d'in-

aspirant de toutes ses forces* lès gouttes quiétude pour l'avenir.


1 — Baste! fit-il d'un air dégagé.
a^ëalï (JÙi cbulaiënt lentement par une mince
fissure. . « Nous avons dîné comme dés brinces.
1 j « An diable là faim !
Pendant près u'iiné hëiirë nos deux com- |
« Nous pouvons encore souffrir pendant
pàgiiBhs" ttB qUiuèrelit pas là mënneurèuse
fissure. deux ou trois jours.
r
Â' tbilr' de" ibVè ilâ buvaient; échangeant
« D'ici là nous aurons peut-être trouvé un
\ mille propos joyeux et faisant autant de prB- excellent restaurant.
' ' « Je ne doute de rièh, nibi.
I JGtS* i' *.!,. l-„v -,;-- "
j Une goutte d'eail jpeiit donc faire oublier « J'en ai Vil de ëi drôles !
« Âs'-tii eiitèhdù parler dii grand Vêfbiir de
t tant- lie louÉr'aiicès e't ënfantëf- tant de bon-
heur ! Paris; toi; Cafeiqué?
I Tomaho tira de nouveau Bë Son lac de ! «Non?
élâsle W titéeuit ^ii'îï ii^vàli pis nlahgé et i « EHblëh! j'y àiiiâ aile une fëisj ttiBi qlii lo.
leqiartagea avec sori afin, i parlé. i
1
Tout ortiavBurM sBii rëp'às plus qiiB fru- i! « Je vais te dire ce que c'est.
im ibPâriiièiibâbiilâil: j « ËB sera iibtrë àëâsèHù:: »
LA REINE DES APACHES • 483

Depuis pn moment, Tomalm n' écoutait pas « Regarde! r>


les folies de Sans-Nez. i Tomaho, ivre de ioie, allait s'élancer vers
Sou attention ayait été attirée par un éclat i femme = quand un formidable
sa
W-A'M-'-.'ljti)\ JlIiKJiJ-.
>*;;>'»)
hurrah suivi
;j'U:rH|:.-iS.
\i>H:.--y
de voix qu'il crut reconnaître. de cris et de vociférations le cloua sur place.
I — Conception! dit-il. j La porte de la chambré du capitaine Huggs
1 « Elle vient de parler. venait de tomber brisée sous les coups des
i TJM. M.':Vis . r, 'Si i i zAïc:m '^fi> j^vi .J-nmn^u
« Je 1 ai entendue. p >>: -' ;,r .-;f»-{bandits
pirates, et les se
•.!... "1 \ : précipitaient
flf. !flMH*.M'. ,i
en
— Pas possible j fit Sans-Nez. masse pour se saisir des deux prisonnières.
— Tais-toi ! commanda le géant. Sans-Nez comprit qu'ils étaient tombés en
Et se couchant sur le sable, il appuya son plein repaire des pirates.
oreille contre terre. — Alerté ! dit-il à Tomaho.
'"" "" '" ' """"^
Il écouta pendant une minute. «Tue!
Puis il se rapprocha de ia base de ce ro- ( « Assomme!
cher en saillie contre lequel il s'éjait couché | « Je veille au grain. »
si longtemps. Le géant n'avait pas besoin d'être sti-
[ 'î----
Tout à coup il se releva d'un bond. mulé,
— C'est Conception et Rosée-du-Matin ! > E venait de retrouver sa femme.
dit-il- Et il s'agissait de la défendre.
j
« On se bat. j S'armant de son énorme gaffe, et s<en
« Elles sont eu danger, derrière cette faisant une formidable massue, il coucha
roche. » d'un seul coup les trois ou quatre bandits
L'agitation du géant était extrême, sa voix , qui avaient déjà pénétré dans la grotte; il
les faucha, pour ainsi dire.
i .,, ,-... et
tremblait -. rendait -., ,-;-. :..Y'-! sons.
, vi: ii d'étranges > .-.-«
Sans-Nez crut encore à un accès de folie. ' Lîaction de Sans-Nez, pour être moins ef-
Mais, cette fois, c'étaij, delafoliefurieqse. j fective, n'était pas sans utilité-
Soudain Tomaho se baissa jusqu'à terre, Le rusé Parisien se jnit & SEJÇï 4e, tqutes
ramassa la gaffe trouvée dan? la tour, et ses forces :
— A nous, les
qu'il n'ayait pas voulu abandonner. trappeurs !
Il en introduisit le bout le plus solide « Par ici !
dans une sorte de fpnj,e qu'il avait renepn- ' « Tête-de-Bison, Bois-Rude, Majn-^e-For,
trée sous ses doigts, et fit une pesée. arrivez!
Le rocher parut céder. «Nous les tenons.
Nouvelle expérience : « En ayant, lp? sqjiat|ç>ira |
Nouvel ébranlement. « Pas de quartjer {
Le géant multiplia ses efforts. « Si^s fin? brigand de la prairie ! »
Le bloc se déplaça enfin. Les assommad.es dri gpan£, et ces appels de
Il tourna sur lui-même, découvrant une Sans-Nez, |irent une terrib}e impression sur
large ouverture. les ph;ates. ,
Quatre cris épouvantables repentirent Ils se retirèrent avec précipitation dans la
quand le rocher tomba dans la grotte jlpnt grande grotte.
il i Ils y furent témérairement
masquait l'ouverture. .eu,* !':., :'H ' ;<» ^!;---';: .ut poursuivis
fnm> -_iiri'j
par
f
— Je les ai tuées, s'écria Tomaho en se nos deux braves compagnons.
Précipitant. Le géant jouait de son assommoir avec
Sans-Nez le suivit. une force prodigieuse et une incroyable habi-
H jeta un regard autour de lui. -"•-t,.R,H .»,»-,-.
j m:*- ^«.'.^w
11aperçut
Conception et Blanche d'Eragny, Et Sans-Nez, çhague fois qu'il voyait un
pales de terreur, serrées l'une contre l'ahtre fusil s'abaisser bu luTrevôlver se lever dans
"ans'un coin de la grotte. la direction de son ami ou contré lui-même,
Il les montra au ; réprimait d'Une balle ces mouvements bèHi-
géant.
' ! queux
'Elles vivent T dit-il.
484 L'HOMME DE BRONZE

Plus de cinquante — Montre un


coups de feu furent ti- peu? railla le Parisien en j«.
rés par les pirates : pas un ne porta. tant un regard autour de lui.
La peur troublait tous les regards et faisait — Avec ces rochers, dit Tomaho en dési.
trembler tous les bras. gnant plusieurs pierres énormes éparses à
Pendant plus de dix minutes, le Cacique l'entrée du souterrain.
assomma sans désemparer. Sans-Nez regarda le géant avec admira-
n cassait des têtes, il brisait bras et tion.
— C'est vrai ! s'écria-t-il.
épaules avec une sûreté de main incroyable.
Les pirates terrifiés résistaient à peine. « Je ne pense jamais que tu es fort
Ils reculaient aussi vite que possible, et comme une quarantaine de Turcs et autant de
cherchaient à gagner la sortie de la grotte pirates. .
donnant dans la savane. « Alors, à l'ouvrage! et enfermons-nous. »
Bientôt ils se mirent à fuir en désordre et Tomaho, malgré la fatigue qui résultait
de la bataille gigantesque qu'il venait de li-
disparurent.
A peine Tomaho put-il en atteindre trois vrer, se mit immédiatement à la besogne.
ou quatre avant d'arriver à l'étroite crevasse Et, à l'aide de la gaffe qui lui servait de
pince, il soulevait des roches d'un poids
par laquelle ils ne pouvaient s'échapper
énorme, les roulait contre la crevasse et les
qu'un à un.
— Pour de la bonne besogne, voilà de la y amoncelait.
En moins d'un quart d'heure, l'entrée étail
bonne besogne, s'écria Sans-Nez quand il obstruée
eut vu disparaître le dernier pirate. parfaitement par plus de vingt ro-
chers formant un triple mur de maçonnerie
« C'est dommage que nous ne soyons que sèche dont chaque pierre pesait mille kilo-
deux et qu'il fasse nuit, je continuerais la
grammes.
chasse avec un bonheur... » Véritable travail de Titan cent
que
Et se reprenant tout à coup : hommes ne pouvaient démolir sans de puis-
— Mais j'y pense, dit-il. sants appareils.
« S'ils allaient reprendre courage et reve- — Enfin ! s'écria Sans-Nez
quand il vit
nir!... la dernière roche en place.
— Je les tuerais 1 répondit gravement le « Nous voilà chez nous 1
géant en brandissant sa gaffe. « Maintenant, nous pouvons prendre un
— Je n'en doute pas, fit Sans-Nez. peu de repos.
« Mais une balle est bientôt attrapée. « Nous l'avons bien gagné. »
« Nous n'aurons pas toujours la chance de Et frappé d'une idée subite, il ajouta :
mettre deux cents hommes en fuite au prix — D'abord, allons rassurer les femmes.
de quelques égratignures. » « Viens-tu voir Conception, Tomaho?
Sans-Nez s'approcha de la crevasse. — Allons! répondit le géant avec empres-
— H n'y a pas à chercher midi à qua- sement.
torze heures, en se grattant une — Nous voici, dirent deux voix bien
ajouta-t-il
oreille absente. connues.
« Nous sommes forcés de faire sentinelle
au moins jusqu'au jour.
« S'il y avait au moins une porte, on CHAPITRE LXXVIII

pourrait la barricader; mais rien... Entrée


PARISEN AMÉRIQUE
libre, comme dans un bazar.
— On peut fermer, dit Tomaho. Les deux hommes se retournèrent.
' —Ah bah! et Rosée-du-Matin étaient là,
Conception
« Comment ça ? demanda Sans-Nez. l'une attendant une caresse de son mari»
« Tu as trouvé une porte? l'autre les deux mains étendues demandant
— Oui, fit le géant. à presser celles de ses sauveurs.
LA REINE DES APACHES 485

Tomaho, sans mot dire, prit sa femme « Je m'explique maintenant les quatre
jans ses deux mains, l'éleva à la hauteur de cris que j'ai entendus en pénétrant dans la
son visage, et déposa deux puissants bai- grotte.
ser sur chacune de ses joues. « Les gredins n'ont que ce qu'ils mé- '
Puis, répondant avec précaution à l'étreinte ritent.
i
de mademoiselle d'Eragny, il dit simple- « Que le diable ait leur âme ! »
ment : Et s'adressant à Tomaho, le Parisien con-
— Que le grand Vacondah soit loué, puis- tinua en jetant des regards émerveillés sur
qu'il a permis que je sauve Rosée-du-Matin. l'aménagement splendide du palais des pi-
Sans-Nez était naturellement plus démons- rates :
tratif. — Dis donc,
Cacique !
— Nous commencions à désespérer, dit- « Qu'est-ce que tu dis de ce logement?
d. « Est-ce assez galbeux?
« C'est ce diable de Tomaho qui a enten- « On se dirait sur le boulevard Montpar-
du la voix de sa femme et qui a bouscidé nasse.
le rocher... « Des lustres !
« Ah ! vous lui devez une belle chandelle, « Du marbre !
comme on dit ! « Des peintures!
(( Mais au moins, ajouta le Parisien avec « J'en suis bleu. »
une réelle inquiétude, et en s'adressant Tout à coup Sans-Nez jeta un cri de sur-
particulièrement à mademoiselle d'Eragny, prise.
vous n'avez pas été maltraitées ? — Tiens! fit-il.
— Non, Blanche. « Le XIXe Siècle!
répondit
« Mais si vous aviez tardé de quelques mi- « Mon café de prédilection ! i
nutes, vous nous auriez trouvées mortes. « Dis donc, Cacique, entrons donc; je
— Je fit Sans-Nez; ces bri-
comprends, paye un bock.
gands vous auraient massacrées? « Moi j'entre; suivez-moi. »
— Sans doute! Blanche. Sàns-Nez pénétra dans l'établissement dé-
répondit
« Mais avant leur entrée dans la caverne sert de feux Grand Seize et Petit Dix-huit,
séparée que nous occupions, nous étions suivi du géant et des deux jeunes femmes.
déjà menacées par deux hommes qui ont pu On prit place autour d'une table de
pénétrer jusqu'à nous en se procurant la marbre blanc, et Sans-Nez, pour pousser la
clef de la porte séparant les deux souter- plaisanterie bout, cria :
jusqu'au
rains. — Ohé ! garçon !
— Deux hommes ! « Deux perroquets et quelque
panachés
« Des pirates? demanda Sans-Nez. chose de doux pour ces dames ! »
— Je ne la jeune fille. A la stupéfaction
sais, répondit générale, une voix ré-
« Us nous ont affirmé au contraire
qu'ils pondit :
n'étaient pas pirates, mais c'est bien invrai- — Voilà !
semblable. « On vous sert. »
« Ils prétendaient j
faire ici un commerce La voix partait du fond de la salle où '
avec les bandits. se dressait sur une petite estrade un ma-
— Mais
que sont devenus ces hommes? gnifique comptoir en bois noir comme l'é-
interrogea Sans-Nez. bène.
— Ils son* morts.
Les regards de nos quatre consommateurs
— Ils se trouvaient donc dans la mêlée? se fixèrent avec curiosité dans cette direc-
— Non.
tion.
« La
pierre renversée par Tomaho les a On s'attendait à une singulière apparition.
écrasés. L'attente ne fut pas de longue durée.
— Bon ! s'écria
Sans-Nez. Une femme, sortant de dessous le comp-
486 L'HOMME DE RRQNZE

toir pu elle se tenait cachée* se dressa tout à i — Qui donc vous a ainsi? de
défiguré
de lïestrade '
roup, descendit et s'approcha manda Paméla avec! intérêt.
des clients la serviette sous le bras. ^-Oh! c'est toute une histoire, répondit
— C'est une,des John Huggs Sans-Nez.
femmes:que négligemment
nous donna pour servantes, dit mademoi- « Ce serait trop long à raconter.
selle d'Eragny. , « Mais comme tu vois, ajouta-t-il en se
En ce moment, la femme du comptoir levant et en faisant claquer ses doigts, si l'on
arrivait près delà table. '. nia plus de figure, on possède encore un
Sans-Nez la toisa d'un coup d'oeil. certain galbe et un de ces chics comme on
Soudain il fit un geste do surprise, et une en voit peu. »
profonde stupéfaction se put lire sur sa face Et le Parisien, après s'être complaisam-
couturée. ment examiné, changea de ton tout à coup.
Un cri d'étonnement lui échappa, et il se — Ah çà! ma belle, demanda-t-il, cette
mit à rire comme il riait, c'est-à-dire laissant grotte doit contenir des vivres en quantité?
échapper de sa gorge une succession de « Un gaillard aussi avisé que John Huggs
notes saccadées et sifflantes. n'a pas manqué de faire d'excellentes et
— En voilà une bien bonne! s'écria-t-il considérables provisions?
quand il put parler. « Que peux-tu nous donner pour souper?
« Ces choses-là n'arrivent pas, ou n'ar- « Mon ami Tomaho el moi, nous étran-
rivent -qu'à moi. glons de faim et de soif.
« Voyons, je ne me trompe pas? — Tout ce que vous voudrez,
répondit
« C'est bien toi, Paméla? Paméla avec empressement.
— Je suis Paméla, en effet, — Tant que ça! fit Sans-Nez.
répondit la
femme qui examinait curieusement la face « Eh bien ! je demande de tout.
défigurée de. Sans-Nez. « Ce n'est pas de trop après un jeûne de
"— N'as-tu pas été demoiselle de "
comptoir cinq jours.
au café du XIX° Siècle, boulevard Montpar- « Et surtout du vin de derrière les fa-
nasse, à Paris? gots !»
— Oui. Paméla s'éloigna aussitôt et se mit avec
« Vous me connaissez donc? activité à préparer le repas commandé.
— Si je te connais ! s'écria le Parisien Un quart d'heure après, Tomaho et Sans-
avec un élan de joie que la situation rendait, Nez, ainsi que Blanche et Conception, fai-
comique. , ' saient honneur aux vins généreux et aux
« Mais, ma chère, je ne connais que toi. excellentes provisions des pirates.
« Gonimentl tu ne te souviens pas? Sans-Nez poussait des exclamations à l'ar-
« Tu ne te rappelles pas ce joli garçon qui rivée de chaque mets nouveau, de chaque
avait tant de chic, ddgalbe et de chien 1 bouteille poussiéreuse.
« Un habitué qui te payait un bouquet Tqmaho s?extasiait devant les monceaux
tous les dimanches? » de viande froide posés devant lui.
Et Sans-Nez imita, comme toujours, le Il mangeait avec un appétit.de géant, bu-
'
bruit des castagnettes. vait une bouteille d'un seul coup; tout cela
— Quoi ! çîest vous ! fit Paméla au comble en s'occupant de sa femme, en lui servant
dp la surprise; . les morceaux délicats, en la comblant de
« Mais comment me souvenir? j petits soins et d'attentions-qui eussent fait
« ,Vtous. êtes méconnaissable I | honneur à l'éducation d'un homme du meil-
— On me l'a déjà dit plus dlune fois! ré- leur monde.
pondit le Parisien tristement. De son côté, Sans-Nez se montrait préve-
« Maintenant, ma chère, je suis trappeur, nant et empressé auprès dé mademoiselle
et on mlappelle: Sans-Nez à cause de l'àcci- d'Eragny; plusieurs fois, par ses plaisan-
dept ,40Rt teVfii^ lP8 traces. teries et sa gaieté naturelle; il amena le rii'°
LA RËINË DÉS ÂPÀCliES 4'87

il Et lé vîniërèhajByëbi j ;
«ur les lèvres Me 1$ jeune filië toujours In- d'ôrdlfialré:
— On ne le dirait fit Sahs-Nëz\ "
quiète et attristée. guère!
Enfin îë souper s'achevait. « Tu ressembles la tin èhlertëment de ,.
.... : 'I
lie dessert était servi depuis' longtemps!; septième classé; \'
,. Ce fut le moment que choisit Sans-Nez « Tu retrouves ta femme àp'res avoir bfàvé
savoir ce mille dangers, et te voilà d'une gaieté â !
pour appeler Pàmélà; l'irilcrroger;
qui s'était passé dans le souterrain, et si èllè- donner le mal de mer:
— Mon frère
ihèmé avait favorisé ièî criminelles' inten- plaisante; dit graveineht To-
tions des pirates, maho.
| Cette femme fut appelée. <j Qii'il sache qu'imë grande tristesse est
; — Raconte-nous, lui dit Sahs-Néz, dans en moi, parce qu'un grand soupçon agite
quelles circonstances lés Bandits btil résolu mbii coeiïK
de pénétrer dans là chambré du capitaine, — Un Sans-Nez:
soupçon?... interrogea
5 « Qiiël soupçon?
où se trouvaient enfermées ses brisoiinièrès.
« Comment deux hommes bnt:ils pu s'in- — Ecouté, fit lé géant en se et
penchant
troduire dans cette chambre de Jolin HbggS parlant à voix baësè.
sans en forcer l'entrée ? « Conception est restée six jours ait pou-
« Ils avaient Une ciéf... voir dé Jolin Hiigîjs, ëtl..
« Comment se l'étaicnt-ils — Et, fit Sans-Nez til
procurée? l'interrompant,
« Parle! crains que ta feininè..: Eli! èli! c'est sca-
« Et surtout pas de mensonge : je tri'eh breux!...
— J'éprbûve là
apercevrais. » pëiir que donnent le doute
Paméla, sans embarras ni relicences d'au- et le soupçon! continua Tdniahb; -,
cune sôrtëj raconta fidôlèhiëiit tbuf ce qui Sàns-Nëz; voyant l'attitude cbritristèë 'du
s'était passé. Càciqué et eh connaissant la càùëë; avait'
Elle lit co'nnâî&ë Tlntëntioii des pirates de eu peine à co h tenir une furieuse envie de
s'emparer des prisbrinières. rirëi
Elle dèërivit les Scènes' de jëii, lei duels, Mais la présence dés deuil femmes' le
et enfin le dernier combat où les partisahs gênaiL
des Américains gagnants avalëHt vaiiicu: " Il écoutait.
Elle avBiia 'que seule elle pbâsedàit là clef Toutefois, obéissant à cet esprit de tdtjili-'
de la |Jorte Bë fer, niais ifiio Grand Seize, nèHe qui l'animait en toute bccàsibti; il ré-
après l'avoir battue; la lui avait vblëe. solut de développer encore le sentiment de
Quand son rëc'i't fiit termine, Paméla le jalbuëie qui agitait lé gëaiit!
compléta par cette demande : Il jeta dstènsibiënlëht tin long regard sùir;
— Et maintenant et parut l'examiner
que vàis-je dévbiiir? Conception avec atten-
-1- Nous tion.
reparlerons' dé ca; rëpoiidit Saris-
Nez. Puis;; se tournant verà le Gacltjuë, il iui
« Pour le dit à voix basse : , , :;! ;
b^art d'heure, reste avec noué:»
Cependant Tomaho s'était levé de tablé; — Je la trouve ilri
peil fâtigûééJ
laissant sa femme et Blanche ëëbulèr la fin « Tu as peut-être raison.
du récit de Paméla. «Elle est» cbnimëi dii dit à Pa^isy'lëgère-
Le géant paraissait soucie ix et préoccupé. nlèttt chiffonnée^ »
Saiis-Nèz s'en aperëiit: Tomaho ne répondit que par un fenbrmg'
' ' ' '"": f--i'-!'-";-;- '
Il s'approcha et frappa sur lé bras dû géaiiti 'j_ .> .
soupir.
— La remarque du Parisien venait de donner 5
Ça iië va donc pas? fitlL
« Tuks le vintHste! naissance à'tin' ddutë qui devait singulière-
« Est-ce
que la digestion est ihâiivàisë? ment troubler l'existence du géant aniou-
^
Tëiiiàub' n'ésFpa's fiiàladë, répondit le reux. '""• <' :
^cique. i Sans-Në2 Vit le malheureux Cacique jeter
488 L'HOMME DE BRONZE

sur son épouse un regard que la jalousie fai- Sans-Nez considérait le géant avec plaisir.
sait terrible. ;; : . .',', ';,.....,;. O H savourait les effets'de sa plaisanterie.
, R craignit, pour, la jeune femme et tenta Mais il riait en silence,.pour ne pas ajou-
d'atténuer les effets de sa plaisanterie., ter, encore à la,colère du Cacique et s'attirer
. —-Après tout.,, je n'affirme , rien, insi- une correction. .
nua-t-il. -
L (" , ;; _.. ,, .....-,. . L'admiration, de Sans-Nez . s'expliquait
i « Je puis me tromper. , d'ailleurs. .
. .« Tput, est j possible, car ce John Huggs Tomaho était superbe de fureur et d'exal-
est un affreux chenapan. tation.
« Mais rien ne prouve qu'il se soit permis Mais soudain le colosse, se dominant, re-
ce; que tu redoutes. » , ,, ; . vint; à son calme habituel.
Au nom de John Huggs, le géant avait Blanche.et Conception venaient de se le-
tressailli... ., - ., , ver de table et s'approchaient. .
Les veines de son cou s'étaient gonflées. — Amis, dit,la fille du colonel avec,une

Rayait grincé, des. dents, et il tenaitses inquiétude qu'elle ne cherchait pas à dissi-
énormes poings serrés avec une. violence muler, maintenant que vous.nous, avez déli-,
extrême. ;; ,.,•;.. ;. vrés des pirates, qu'allons^npus deyenir?
Sans-Nez s'aperçut: qu'il avait fait fausse « Nous ne pouvons rester dans cette
routes .,.. . -,;•; • ;; grotte. ,
. Le ressentiment de Tomaho.ne,menaçait, « Les bandits peuvent se réunir en grand
pas Conception. nombre, nous assiéger et .nous reprendre.
., 11, s'adressait, certainement, et,exclusive- « Que pensez-vous faire?
ment au capitaine, des pirates. ; , — Mademoiselle, dit Sans-Nez, je com-
, Ainsi rassuré, fe, Parisien s'offrit le plaisir prends, votre désir de quitter au plus tôt ce
de revenir à la charge et de donner plus de maudit repaire de brigands.
corps à la jalousie du Cacique. « Je conçois vos inquiétudes, et votre
— Ce John Huggs, dit-il, n'est que trop empressement à retrouver le colonel.
amateur du beau sexe. « Mais je dois vous avouer que nous n'a-
« Il a une réputation faite à cet égard. vons aucun projet d'arrêté.
« C'est pourquoi je n'ose me fier à sa re- « Nous sommes en sûreté ici, et je suis
tenue. d'avis d'y demeurer jusqu'à ce que, après
« Mais, après tout, il n'y aurait pas grand sérieuses réflexions, nous ayons trouvé le
mal... » moyen de sortir sans danger.
Un sourd grondement du géant interrom- « Si les pirates nous attaquent de vive
pit Sans-Nez dans ses appréciations. force, nous sommes en mesure de les tenir
Tomaho roulait des yeux effrayants. longtemps en échec :
Sa face bronzée était convulsée. « Les armes ne manquent pas ici, et les
Des coins de ses lèvres sortaient deux munitions sont abondantes.
petits flocons d'écume. « Prenez donc patience, et n'ayez aucune
R était au comble de la fureur et de l'exas- crainte. »
Et s'adressant à Tomaho, Sans-Nez lui
pération.
— John Huggs! dit-il avec des grince- demanda :
ments dans la voix, John Huggs le pirate — Es-tu de mon avis, Cacique?
mourrai — Mon frère est prudent, et je l'approuve,
« Seul, je l'attacherai au poteau de la tor- répondit le géant.
ture. V — Alors, reprit Sans-Nez, que mademoi-
« Seul, je le brûlerai lentement. selle et madame aillent prendre un repos
« Il souffrira longtemps. qui leur est nécessaire.
« Il mourra cent fois. , « Nous, nous allons veiller et nous tenir
« Je le jure par le grand Vacondah I » [ prêts à combattre.
! j LA RElpE DES APACHES

« Si MM. les pirates se ravisent et nous que nous venons de faire, et j'ai complète-
attaquent, ils trouveront à qui parler. ment oublié la fatigue.
— Je m'en remets à votre sagesse et à — Mon frère veut rester seul? fit To-
votre courage éprouvé, dit la jeune fille en maho.
s'éloignant dans la direction de la caverne « Il ne craint pas d'être surpris par le
réservée de John Huggs. sommeil?
Conception la suivit après avoir adressé le — Pas de danger, dit Sans-Nez d'un air
plus tendre regard à Tomaho, regard dégagé.
dont l'éloquence fit tressaillir l'impression- « Je prierai Paméla de me tenir compa-
nable géant. gnie.
Quand les deux femmes eurent disparu, « J'ai encore bien des choses à lui deman-
Sans-Nez dit à Tomaho : der... une foule de renseignements...
— Si tu veux m'en — Je comprends,
croire, tu vas dormir fit Tomaho.
et te « Mon frère a retrouvé
reposer pendant quelques heures. sa femme
« Moi,
je vais monter la garde à l'entrée « Que la joie ne trouble pas son esprit.
^ souterrain. « Que ses yeux regardent et que ses"
* Je me sens dîner oreilles écoutent.
dispos, après l'excellent
L'Hosmii me BnonzE. — 77 LA REINE DES 4PACHBS.— f>2
10 L'HOMME DE BRONZE

« Les pas loin.


pirates ne sont peut-être pour rechercher leurs compagnons égarés ou
— Sois tranquille, dit Sans-Nez. trop éloignés pour entendre les cris de
« Paméla ne me laissera pas dormir. ralliement.
— Och ! fit le géant. Après trois heures de courses, d'agitation
« Moi, je vais rejoindre Conception. » et de va-et-vient, tous les pirates survivants
Et il allait s'éloigner. se trouvaient réunis sur une colline, à
Sans-Nez se précipita pour l'arrêter. quelques centaines de mètres de l'entrée de
-V Y penses-tu ! s'éçria-t-il. la grotte.
' « Le jour commençait
Ta femme est eu compagnie dp made- à ppiudre.
moiselle d'Eragny. Une ligne blancjm éclairait l'horizon à
« Il ne t'est pas permis d/entrer dans la l'est, du côté de la prairie.
chambre de la jeune fille, a Le soleil allait apparaître.
La réflexion et l'observation de Sans-Nez Dès que la lumière le. leur permit, les
clouèrent le géant sur place. chefs d'escouade appelèrent leurs hommes et
Son air déconfit et désapppjpté excita la les reconnurent.
A*îrve gouailleuse du Parisien, qui ne man- De deux cents pirates qui se trouvaient
qua pas cette occasion dé s'égayer aux dé- dans le souterrain, cent cjnq\jante en étaient
pens du Cacique. sortis.
Celui-ci, morne, attristé, yjsjblement con- Les duels, le grand combat qu'ils s'étaient
trarié, prêta peu d'attention aux plaisanteries livrés entre eux, les explpits de Tomaho et
dont il était l'objet. de Sans-Nez avaiept dpne ou pour consé-
Il se retira, silencieux et ennuyé, dans un quence la mort dé cinquante hommes.
coin sombre où il ne tarda pas à s'endormir, Il y eut up frémissement de terreur dans
Sans-Nez, aidé de Paméla, éteignit les lus- Jcs rangs dos bandits quand ils constatèrent
tres et ne laissa brûler que quelques lampes la disparition d'un si grand nombre des
de distance en distance. leurs.
Une demi-obscurité succéda à la brillante Cependant les lieutenants s'étaient réunis.
clarté qui d'ordinaire éclairait la grotte. Ils agitaient la question d'élire uni nou-
Un profond silence régna dans le vaste veau capitaine en remplacement de John
palais des pirates. Huggs.
Après bien des hésitations et des pour-
parlers, un nom fut' pronononcé :
CHAPITRE LXXIX — Galloni ! Galloni ! crièrent plusieurs
chefs d'escouade qui ne briguaient pas
on L'ONVOITUNBANDIT DELACALABBE DEVENIR CHEF l'honneur de commander les pirates et qui
DEBMGANDS DANSLESSAVANES DU UEX1QUE voulaient en finir.
Quelques voix protestèrent en lançant
Quand, au sortir de leur souterrain, les d'autres noms ; mais la presque unanimité
pirates s'aperçurent qu'ils n'étaient pas proclama Galloni, l'un des lieutenants de
poursuivis, ils pensèrent à se rallier. John Huggs.-
La chose n'était pas facile, car ils avaient | Un drôle de personnage !
que ce Galloni
fui en désordre, et se trouvaient éparpillés Comme son nom l'indique, il était Italien.
dans les rochers avoisinant l'entrée de la Bandit dans son pays, la Calabre, il com-
grotte. mandait une troupe qui, un beau jour, ii»
Pourtant quelques-uns, plus énergiques décimée ou capturée en grande partie.
et moins épouvantés que le gros de la Galloni parvint à s'échapper avec quel"
bande, formèrent un noyau que vinrent : ques hommes ; mais sa tête fut mise à pi'lXj
i
bientôt grossir une centaine d'hommes. j son métier offrit dès lors trop de dangers ;
Des appels furent lancés dans toutes les i. ne se sentit pas le courage de continuer
directions ; quelques bandits se détachèrent . l'exercer sous le beau ciel de l'Italie.
LA REINE DÉS APACHES 491

fi émigrà et. vint se fixer en Amérique. . Grand, beau garçon et encore jeune,
Il espérait trouver dans le Nouveau-Monde, I IGalloni a pour sa personne des soins de jolie
non-seulement la sécurité, mais encore les ifemme.
nloyens de vivre de son état de bandit. Il aies mains blanches, les cheveux longs,
Il rencontra John Huggs. 1bien peignés, et la barbe parfumée.
Les deux hommes, avec un flair remar- Plein de vanité et se croyant superbe et
quable, se reconnurent sans s'être jamais ;
irrésistible dans ses vêtements de brigand
vus. calabrais, il les à conservés et ornés.
Ils burent ensemble et firent marché ; Tel est le nouveau chef, l'indigne succes-
huit jours plus tard, Galloni se trouvait en seur de John Huggs.
pleine savane. Singulier choix de la part des pirates !
Il était resté bandit calabrais tout en pre- Mais ces bandits indisciplinés de la savane
nant le nom de pirate. obéissaient sans s'eu douter à cotte loi im-
muable qui régit toute société, toute associa-
Cet homme n'a pas de l'Italien que le nom ; tion, toute réunion d'hommes.
il en possède tous les défauts. Ces natures tombées, lie pouvant subir la
Se croyant beau parleur, il est bavard et discipline légale dé toute société oi'ganisée,
affreusement prétentieux; il fait l'orateur en rebelles à toute autorité, se cabrant sous
toutes circonstances. le joug de la raison et se riant du simple bon
Auprès d'une femme, en plein combat, sens, ces gens avaient besoin d'un chef.
dans les actes les plus ordinaires de là vie Incapables de se conduire et se faisant
comme dans les circonstances les plus gra- troupeau, il leur fallait un. berger, un
ves, il parle, il parle haut, et surtout il parle maître. >
beaucoup. De même les nations qui s'étiolent-dans
Il vise à l'élégance et ne réussit qu'à être, les jouissances que donne une prospérité fic-
grotesque. tive, qui s'épuisent dans des discussions
Hâbleur, il ne manque jamais de raconter oiseuses, qui sacrifient l'intérêt .général aux
des histoires extraordinaires dans lesquelles appétits personnels, qui l'ont, litière des mots
il a joué le premier rôle. sublimes : Patrie, .Honneur, Liberté, ces na-
Menteur, il invente des invraisemblances tions tombent infailliblement aux mains d'un
à faire frémir un Gascon ; et si les auditeurs dictateur.
lui manquent, il se ment à lui-même, comme Egoïsme, scepticisme, licence...
tout menteur convaincu. De ces trois mots découle toujours et in-
Hypocrite et faux, on ne peut deviner ses failliblement un quatrième : Dictature !
pensées intimes, perdues au milieu d'un amas
de paroles vides, creuses, et passant toujours Les pirates, indisciplinés et corrompus,
à côté des questions à discuter. subissaient la loi naturelle et inévitable;
En définitive, Galloni est un gredin de la Ils choisissaient pour chef, pour dictateur,
l'ire espèce, car il possède ce que l'on pour- le plus ridicule et le plus infatué d'entre
rait appeler l'intelligence du mal. eux, et aussi le plus capable de les conduire
Toutefois les aptitudes commerciales de à une catastrophe.
John Huggs lui font complètement défaut. Dès qu'il fut assuré. de la validité de son
11 a conservé les étroitesses de vues du élection, Galloni rassembla les chefs d'es-
wigand italien, et n'est pas capable de' couade, c'est-à-dire ses lieutenants, et tint
trouver les habiles combinaisons auxquelles^ "• une sorte de conseil de guerre.
s°n prédécesseur devait son prestige et sa C'était une belle occasion dé pérorer.
force. Il s'empressa d'en profiter, et sans songer
Galloni n'est même pas brave; c'est pour- un instant à questionner et à recueillir l'avis
voi il est difficile de concevoir pourquoi les de chacun, il donna le sien avec assurance.
Plates le choisirent comme capitaine. — Nous avons succombé sous le nombre;
492 L'HOMME DE BRONZE

dit-il sans plus de précautions oratoires. I prononça son dernier mot : Allez! en prenant
« Nous avons été assaillis par les plus re- une pose théâtrale qui aurait été du plus joli
doutables trappeurs de la prairie, et la sur- effet sur une scène d'opéra-comique.
prise est sans doute cause de notre retraite. Les deux éclaireurs partis, la discussion
« Mais nous ne devons pas rester sous le cessa.
coup d'une défaite. Seul le capitaine parla.
« Je suis d'avis de forcer l'entrée de la Il régala son auditoire d'un long mono-
grotte, et de reconquérir notre palais sou- logue dans lequel il se plut à énumérer ses
terrain. projets.
« Que pensez-vous de ce projet, gentle- Les pirates l'écoutaient avec une indiffé-
men? rence narquoise.
— Bravo! approuvé! répondirent en Galloni avait la prétention de connaître et
choeur les pirates. de parler toutes les langues, lui qui ne savait
Un des lieutenants fit pourtant une objec- même pas l'italien, car il s'exprimait dans
' tion. cette espèce de patois napolitain qui n'a rien
— Lldée me va, dit-il. de commun avec le pur et harmonieux dia-
« Mais il y a des précautions à prendre lecte toscan.
avant de la mettre en pratique. Il possédait à la vérité un certain nomhrc
— demanda Galloni. de mots français, anglais, espagnols et même
Lesquelles?
— Il faudrait d'abord aller reconnaître indiens ; mais il faisait du tout un mélange
l'entrée, reprit le lieutenant. à dérouter le plus habile linguiste.
« Les trappeurs ont dû se barricader puis- C'était à se demander si lui-même se com-
qu'ils ne nous ont pas poursuivis. prenait bien.
« Peut-on forcer ces barricades? Un Auvergnat seul pouvait s'accommoder
« Doit-on se jeter en masse serrée à l'as- d'un pareil charabia.
saut? Cependant le nouveau capitaine parla
« Faut-il Rapprocher qu'avec précaution? longtemps et s'écouta avec complaisance.
« Nous ne pouvons agir sans être exacte- Tout à coup il fut interrompu par des cris
ment renseignés. et des exclamations.
— C'est parfaitement raisonné, dit Gal- L'un des deux hommes envoyés en recon-
loni. naissance revenait.
« Holà ! cria-t-il. Et il revenait seul.
« Deux hommes de bonne volonté ! » Qu'était devenu son compagnon?
Plusieurs pirates se présentèrent. Il avait été victime d'une singulière aven-
Le capitaine choisit les deux qui lui inspi- ture.
raient le plus de confiance.
— Vous allez, leur dit-il, reconnaître dans On sait que Tomaho et Sans-Nez, barri-
quel état se trouve l'entrée du souterrain. cadés dans la caverne, s'étaient promis de
« Approchez-vous le plus possible. passer une nuit tranquille.
« Examinez tout minutieusement et reve- Ils avaient supposé impossible un retour
nez nous rendre compte de votre expédition. offensif immédiat de la part des pirates, e'
« Montrez-vous imprudents et audacieux. leurs prévisions ne furent pas trompées.
« Il me faut des renseignement exacts et Sans-Nez ne s'était pas ennuyé une se-
sans retard. conde pendant la longue faction qu'il monta
,« Si vous avez peur ou si vous vous trom- à l'entrée de la grotte.
pez, je vous montrerai comment je punis la" Paméla lui avait tenu fidèle compagne
lâcheté ou la bêtise. Cette fille voulait bien oublier la hideuso
« Allez ! » laideur de son ancien client du boulevard
Galloni donna ces instructions sur un Montparnasse, et se montrer avenante.
ton emphatique parfaitement ridicule, et il Elle consentait à ne voir dans le trappe°r
LA REINE DES APACHES 493

défiguré que le jeune et beau Léon d'autre- « Ce sont des pirates.


fois. — Tout ça me paraît exact, fit Sans-Nez.
D'ailleurs presque toutes les lumières, « Mais que peuvent bien vouloir ces ban-
étaient éteintes, et on y voyait si peu... dits?
Tomaho, lui, s'était roulé dans une cou- « Ce sont en tous cas des imprudents ou
verture et couché dans un coin. des imbéciles, et ils vont payer cher leur sot-
Triste, sombre, préoccupé, il dormit mal. tise. »
Les soupçons lui agitaient le cerveau. En prononçant cette menace, le Parisien
La jalousie lui étreignait le coeur. arma sa carabine et en passa le canon entre
Il était plongé dans, un sommeil fiévreux deux pierres.
— Mon frère se hâte
et agité quand il se sentit brusquement se- trop, dit Tomaho.
coué et tiraillé. « Qu'il laisse avancer les deux hommes.
C'était Sans-Nez qui l'éveillait. « Nous surprendrons leur projet en les
— Debout, Cacique ! disait le Parisien. voyant agir.
« Il fait grand jour au dehors. — Tu as raison, répondit Sans-Nez.
« Et j'ai aperçu, à travers notre barricade, « Voyons-les venir. »
quelque chose que je veux te faire voir. » Et il attendit, sans toutefois ôter le canon
Le géant se leva. de son embrasure.
La mauvaise humeur et l'ennui se lisaient Cependant les pirates avançaient avec
sur sa figure cuivrée. toutes les précautions imaginables.
— Mon frère a bien fait de m'éveiller, dit- Ils étaient loin de se douter que pas un de
il. leurs gestes n'échappait aux trappeurs.
« Je voyais dans un rêve John Huggs et Ils examinaient attentivement les envi-
Conception. rons, et toujours leurs regards se reportaient
« Je voulais tuer le pirate; mais ma cara- sur la crevasse dont ils ne pouvaient encore
bine ne partait pas. apercevoir la barricade intérieure.
« Je voulais courir, le saisir et l'étrangler; — Ce sont des éclaireurs envoyés en re-
mais je ne pouvais marcher, et je le voyais connaissance, dit Sans-Nez.
s'éloigner entraînant Conception. « Voilà me paraît clair.
— C'était enrageant, j'en conviens! dit « C'est dommage que nous ayons une
Sans-Nez en riant de la figure piteuse du porte si difficile à ouvrir, je les laisserais en-
géant. trer.
« Heureusement tu rêvais. — Que mon frère se tienne caché, tran-
« Maïs il ne s'agit plus de penser à la ja- quille et silencieux, dit Tomaho.
lousie. « Je vais le rendre joyeux. »
« Il faudrait un peu voir à ne pas nous En faisant cette promesse, le visage du
laisser surprendre comme des renards dans géant prit une expression d'orgueil et de sa-
leur terrier. » tisfaction.
Tout en parlant, les deux hommes se diri- Évidemment, il venait de lui pousser une
geaient du côté de l'entrée du souterrain. idée qui l'enchantait.
Ils arrivèrent à la barricade de rochers im- Sans-Nez ne pensa pas cette fois à contra-
provisée par le géant. rier son compagnon.
— D. se dissimula derrière une énorme pierre
Qu'y a-t-il, frère? demanda Tomaho.
— dit Sans- suivant tous les gestes du Ca-
Regarde par cette fissure, et attendit,
Nez. cique.
« Que vois-tu? Il le vit s'éloigner un instant, puis repa-
— Je vois deux hommes, répondit le Ca- raître muni de la fameuse gaffe trouvée dans
cique. la Tour du Sorcier-des-Eaux, et qui avait
<• Ils et «e cachent derrière les si bien fait l'office de massue.
rampent
'oches. Le géant introduisit le bout ferré de Pin-
494 L'HOMME DE BRONZE

strument entre deux roches assez écartées animal Pu de lui brùlèr la cervelle s'il s'avise
pour pérmetttre une manoeuvre suffisante. de mentir ou de ne pas répondre. »
Puis if regarda dehors et suivit attenti- En prononçant Ces derniers mots, le Pari-
vement tous les mouvements des pirates qui sien s'était tourné du côté du pirate ; il avait
n'approchaient qUe très-lentement. tiré un revolver de sa ceinture et l'armait.
Bientôt ils né furent plus qu'à quelques Le prisonnier eut un frisson de terreur.
pas. Il connaissait les trappeurs et n'ignorait
Rassurés par le silence, ils Se levèrent, el pas que la menace dans leur bouche a tou-
aVànçaht encore, ils se mirent à examiner la jours la valeur du fait accompli.
barricade. — Que venais-tu faire à l'entrée de la
Enfin l'un dès bandits s^àvisa de se pen- grotte? lui demanda Sans-Nez.
— Je venais avec mon camarade voir si
cher pour jeter un regard dans la grotte, par
des jours laissés entré les pierres. elle était barricadée et défendue, répondit le
Tomaho joua, aussitôt de la gaffe. pirate sans hésiter.
— Parfait! fit Sans-Nez.
Et il eh joua si habilement qu'il crochale
« Alors tes chenapans de compagnons
pirate au cou, et le maintint vigoureusement
se débattit comme un furieux. pensent à prendre une revanche ?
quoiqu'il — Ils veulent vous attaquer, affirma le
Sans-Nez comprit alors l'idée de Tomaho.
bandit.
Il s'empressa de venir tirer sur la gaffe
— Très-bien! reprit Sans-Nez.
pendant que le géant déplaçait vivement
«Dis-nous maintenant comment ils comp-
une roche, et frayait un passage au bandit
tent nous attaquer.
harponné. — Il n'y avait rien de décidé quand nous
Le trou fait, Tomaho allongea le bras,
sommes partis en reconnaissance,
son prisonnier, l'attira à lui répondit
empoigna le pirate en toute'sincérité'.'! :
comme on eût fait d'un paquet, et le jeta
« On devait attendre les résultats de notre
dans l'intérieur de la grotte.
exploration avant d'arrêter un planv
Puis, ayant rebouché la brèche, il dit à — Ton explication me semble vraisem-
Sans-Nez .
— Que mon frère le garrotte. blable, fit Sans-Nez.
Et caressant la crosse de son revolver, il
En un tour de main, le Parisien eut ficelé I
ajouta:
les poignets du pirate avec une bretelle de — Ça m'embête de faire le juge d'instruc-
fusil. , -.,. r : tion.
— C'est fait, dit-il. « Si tu as quelque chose à dire qui'puisse
«Et l'autre? faciliter notre défense, dis-le.
. r-r L'aiitre est en fuite, « Pas de cachotteries^ jeté préviens.
-r- Il faut lui envoyer une balle, dit vive- « Si tu veux pousser la discrétion jusqu'à
ment Sans-Nez. te sacrifier pour la bande de gredins dont
— Impossible! répondit le Cacique. tii fais partie, je te laisse libre.
« Il s'est engagé dans les rochers. « Mais rappelle-toi que Si tu ne me dis pas
. «; Nous ne pouvons l'apercevoir. tout ce que tu sais, la première balle de ce
— C'est dommage! murmura Sans-Nez.
pistolet te crèvera le crâne.
« Un prisonnier et unmort, c'était presque « Maintenant, tu veux; »
parlesi
une victoire 4ans notre situation. ; ; - Cette nouvelle menace ne; parut pas faire
« En tous cas, tu as eu une idée superbe grande impression sur le bandit.
qui ne me serait pas -venue. — Je ne vous cache rien, car je,ne sais
: «: Cacique, je te proclame Un homme épa- qUe ce que je.' viens rde, vous dire, affirma-
tant; ;;;; ! , t-il.
« Tu es au-dessus de ta réputation. / « Vous serez attaqués aujourd'hui, mais je
*; Maintenant il s'agit'd'interroger cet ne sais comment. »
LA REINE DES APACHES 495

Ces quelques mots furent prononcés avec . mit à pousser des exclamations et des cris
un accent de sincérité qui convainquit Sans- insensés. , . -,,.,.
$ez et le fit renoncer à prolonger un inutile Une joie folle succédait soudainement aux:
interrogatoire. plus sombres préoccupations, à un véritable
En ce moment Tomaho s'approcha et dit désespoir.
au Parisien : Avec tout l'élan d'une nature , franchp et
— Mon frère n'a plus rien à demander à primitive, le brave géant s'abandonna à ses
ce vautour de la savane? nouvelles impressions.
— Non. H éprouvai t un besoin subit d'épançhement:
« Pourquoi? il cria comme un fou, pu comme un enfant.
— Parce que, moi aussi, je veux le ques- Et la parole ne lui suffisant pas pour expri-
tionner. mer etmanifester.ee qu'il sentaiL, il y joi-
— Vas-y! fit Sans-Nez. gnit le geste.
« Mais je doute qu'il t'en dise plus qu'à 11 se mit à dauser, à sauter comme un
moi. possédé, comme un homme piqué de la ta-
— Un poids plus lourd que ces rochers rentule.
m'écrase le coeur, dit gravement le géant, et C'étaient des bonds désprdonnés et capri-
ne à la cieux.
je pense pas guerre.
« Un doute m'oppresse et je veux le dissi- C'étaient des déhanchements étranges et
imprévus, des poses bizarres, des gestes im-
per.
« Regarde-moi, vautour pâle! dit-il au pi- possibles.
C'était enfin un cancan d'une saisissante
rate.
originalité et que le plus hardi Clodoche ne
« Écoute mes paroles.
saurait même rêver. ,|
« Que la vérité passe par tes lèvres.
Sans-Nez riait à se tordre en voyant le
« Ne crains rien que le mensonge. »
bon Cacique faire toutes ses contorsions.
Après cet exorde, le brave géant fit une
— As-tu bientôt fini? s'écriait-il entre deux
légère pause. accès de fou rire.
Il y avait de l'émotion dans sa voix quand
« Te vas te démancher quelque chose.
il reprit :
« J'ai mal à la rate.
— Quelle a été la conduite du capitaine
« J'étouffe.
Huggs avec ses prisonnières ?
« Laisse-moi un peu respirer.
« Les squaws ont-elles été respectées jus- « Tu recommenceras quand jete le dirai. »
qu'au moment où nous les avons délivrées? Le pirate prisonnier lui-même rie pouvait
— Les femmes n'ont rien à reprocher à
résister à l'envie de rire en voyant le géant
notre chef, répondit le pirate avec assu- cancaner avec un tel entrain.
rance. Enfin Tomaho s'arrêta dé danser et de
« Et s'il ne s'était pas absenté, aucun de
pousser ses cris joyeux.
nous n'aurait songé à faire violence aux — Ce n'est pas malheureux! s'écria Sans-
prisonnières, que vous avez sauvées à1 Nez.
temps. » « Tu peux te vanter, Cacique, d'avoir un
Le bandit raconta alors en quelques mots ' fameux jarret.
le serment dp Dollar, et les événements qui 1 « Si jamais nous allons à Paris ensemble,
furent la conséquence de l'absence prolon- des entrées à Ma-
je te promets de faveur
gée du capitaine. bille... et surtout un succès renversant. »
A mesure que le pirate parlait, la bonne s Tomaho né répondit pas aux plaisanteries
ngure de Tomaho s'éclairait de joie et des du Parisien,
Wheur. Il était redevenu calmé; mais sa figure
Quand il eut terminé, le géant transporté é reflétait toujours l'immense joie qui lui gon-
a aise et délivré de ses see l fiait le coeur.
soupçons jaloux
496 L'HOMME DE BRONZE

— Maintenant que te voilà disposé à m'é- « Les difficultés me plaisent.


couter, reprit Sans-Nez, il s'agit de nous dé- « Et crois-tu que les trappeurs sont nom-
barrasser de notre prisonnier. bréux?;
« Il ne peut nous être d'aucune utilité, au — Je le
suppose, répondit le pirate, car il;
contraire. a fallu beaucoup de bras, et de solides, pour
« C'est unipirate. " ' rouler les rochers et les entasser dans la
« Tu sais la règle :; crevasse.
« Pris, fusillé. » — Tant mieux! dit Galloni d'un air fanfa-
Et il se tourna vers le bandit pâle de ter- ron.
reur en entendant cette subite résolution. « La victoire n'en sera que plus belle. »
Allons! dit-il. - Puis, s'adressant aux chefs d'escouade, il

" «
A genoux! . - commanda :
« Et meurs en homme !» — Faites ranger vos hommes ! '
: Le malheureux « Je vais vous montrer comment on orga-
répondit par un gémisse-
ment, et il adressa un regard suppliant à nise une attaque et comment on s'assure de
Tomaho. la victoire. ».
— Que mon frère se calme, dit le géant à L'ordre s'exécuta non sans peine.
Sans-Nez. Les bandits n'avaient pas l'habitude de
«Nouspouvons encore avoir besoin du jouer au soldat, et ils ne comprenaient pas
vautour les commandements que leur adressaient le
pâle.
« Il a.été pour Tomaho un messager de nouveau capitaine et ses lieutenants. ,; „
bonheur ; que son supplice soit retardée . A la fin, les pirates, divisés en cinq pelo-
— Tu le veux? fit Sans-Nez avec insou- tons, se trouvèrent alignés sur une double
ciance. file.
«Soit! niais méfions-nous.. Galloni, le poing sur la hanche et l'air su-
«Ce gredin, serait capable, dé. chercher à perbe, passa et repassa devant sa troupe,
nous livrer pour nous remercier de lui laisser adressant des compliments aux uns, gour-
la vie. mandant les autres de l'air convaincu d'un
« Visite ses liens. général inspecteur.
— Mon frère a raison de ne pas se hâter Ayant ensuite fait former le cercle, il prit
de verser le sang, répondit Tomaho. . le ton solennel d'un chef d'armée comman-
Et s'approchant du prisonnier, il visita la dant à cent mille hommes.
courroie qui le garrottait et en consolida les — Nous allons, dit-il, nous dans
engager
noeuds. une lutte sérieuse.
« Le péril sera grand peut-être; mais
En voyant son compagnon disparaître dans votre courage ne faiblira pas.
l'intérieur du souterrain, le second pirate « Pourtant la valeur doit se compléter par
avait pris la fuite en toute hâte. la prudence et une savante tactique mili-
Il rejoignit bientôt le gros de la troupe et taire.
raconta au nouveau capitaine ce qui venait « Je suis sûr de vaincre, mais à la condi-
de se passer. tion de paralyser la défense de l'ennemi en
Celui-ci, animé d'une beUe ardeur, s'écria déjouant ses combinaisons.
dans son jargon impossible : « Il me faut trente hommes de bonne vo-
— Nous délivrerons notre camarade. lonté pour assurer l'exécution de mes plans.
« Nous prendrons la grotte d'assaut. » « Que ces volontaires sortent des rangs. »
Puis, s'adressant à l'éclaireur, il demanda : Aussitôt un grand nombre de pirates ré-
—: Tu dis que la barricade est composée pondirent à l'appel de leur chef.
de rochers, qu'elle est solide ? Celui-ci choisit ceux qui lui convenaient et
— Très-forte, capitaine. s'écria avec emphase :
— Peu importe I — Vous serez mes sapeurs i
LA REINE DES APACHES 497

C'est à vous que reviendra la plus grande Enfin, après maintes démonstrations et
• de paroles inutiles, on se mit en
part de notre triomphe. » beaucoup
Les pirates écoutaient leur nouveau chef marche.
sans trop comprendre. Les sapeurs étaient précédés par une ligne
Ils lui obéirent toutefois. de tirailleurs qui devaient les protéger en
On rechercha et on coupa les plus fortes attirant l'attention de l'ennemi et en l'in-
tiges d'arbustes qUe l'on put trouver, et l'on quiétant par un feu nourri.
ea fit des leviers. Ce fut dans un bel ordre que là horde de
Puis les sapeurs improvisés reçurent les bandits prit le chemin de la grotte.
plus fortes haches que l'on putréUnir. Ce fut avec un véritable entrain que l'at-
Quand cet armement se trouva complet, ''-"•
taque commença.
«alloni donna ses dernières instructions. Aux premiers coups de feu tirés par les
H comment il fallait agir pour pirates, mademoiselle d'Eragny, Conception
expliqua
8 approcher de la barricade à démolir et à et Paméla étaient accourues à. l'entrée du
enlever, et dans quel ordre on devait avan- souterrain.
cer. Rlanche interrogea Sans-Nez.
I« L'HOMMSDE BRONZE. -78 LA REINE DESAPACHES— 68
498 L'HOMME DE BRONZE

— Que se passe-t-il donc? demanda-t-elle procha de Tomaho et se mit en mesure do


toute tremblante d'anxiété. faire le coup de feu.
1
fe^rfij n'y^a Hètt d'ëxtraordinair©- mademoi- Quant t ï%mM&< IpB^tait depuis îbtie.
selle', rëbbttdit l'è Parisien de l'air le plus temps auprès de Sàhs-Nèz, lé fusil à là inâlh
Ytencjuilië. lui demandant des conseils et parfaitement
ù II y â seulement que les piratés se ra- déterminée à faire tout sbu pblisiblé pour
visent et ^retendent rentrer dé vive forcé tuer ses anciens clients.
dans leur u'bmicile. . Rientôt le; moment dé ripiàstér au feu des
—-Ils n'y rentreront pas! s'écria la jeune piratés arriva.
fille avec une subite impétuosité. Lés éclâirettrs dé Galloni n'était pas à phjs
« D faut combattre ! dé cent mètres^ et de temps en temps oh
« Je me défendrai jusqu'à la mort plutôt pouvait âpéreëvbir quelques imprudents qui
que de retomber entre les mains de pareils négligeaient d'Ô se cacher:
misérables. » Ce fut Tomâhe qui fit feu le preniiér sur
L'énergie et l'élan de iàjéuhê fille firent deux pirates qui eurent l'imprudence de se
plaisir à SanS-Néz-: montrer entre deux roches:
Il ne s'attendait pas â autant dé résolution La détonation ébranla tbuté là caverne.
de la part d'Une énïaht si peu habituée aux" Les deux hommes tombèrent;
dangers du uèsért américain. L'è géant avait niïsune douzaine dé balles
—, Je voUs juré que nous nous dèfeh- de calibre ordinaire 'dans son énorme canar-
urbtts! dit-il. dière.
« Et si, comme je l'espéré maintenant, R tirâifc&, mitraillé;
Vou* êtes femme à nous aider 1, nous leur Les pirates durent penser qùélès assiégés
donnerons du fil àretordrei à messieurs les avaient mi canon.
piratés. Sàtis-Néz, muni dé la %àrabiné à répéti-
— Comptez sur mu Volbnté, fit résolument tion, avec dix-huit balles dans la 'crosse, ne
mudéhi'bisélle d'E^ragny %n tendant les tarda pas à imiter Tomaho.
ïiniftsâ Sans-Néfc fcla Tomaho. Il tira trois fois et trois bandits tombèrent
comme les 'coups dé fusil redou- se relever; . ,r
Puis, '''pour ne plus
blaient àii ll'élibrs et qùé les Mlles venaient Mauuïnoiselleu$;fàg%,;^
s'aplatir bû-^'cocher sur les rocbtès de la lrans.ppï*tée d'une fiévreuse ardeur; faisait le
jteB^cadé^y^ ^buAa : %btip dé 'fusil avec une meï'VTèîlléitiïfé assû^
'-:"-2 T^plKmfrîibus. ratteé. .....-.<-•.>-'•-.--
« Ils approchent. » Plusieurs de ses balles portèrent.
Enchantés de voir la fille du colonel d'E- Sans-Nez était enchanté.
ragny dans des dispositions aussi belli- Il lui prodiguait les compliments et les.
queuses, Tomaho et Sans-Nez se préparèrent encouragements. ,
activement à la défense. — Vous êtes un vrai trappeur !; disait-il
Ils rassemblèrent les fusils et les muni- dans son enthousiasme.
tions abandonnés par les pirates au moment « Le coup d'oeil est sûr.
de leur déroute. « Quand.le sangrfroid sera venui,vous fe-
Toutes les armes furent chargées et dispo- rez mouche à cent pas. » .••:.'...-.;,
sées à portée ûe la main de chaque tireur. De son ,côté, Paméla usait beaucoup àe
Le géant, muni de son canon portatif, se cartouches, mais elle ne réussissait qu'à faire
plaça à une meurtrière. du; bruit et, de la fumée. :
Sans-Nez se posta à une autre. SansrNez, qui la surveiUait, sacrait et
, , Et mademoiselle d'Eragny, les imitant, se jurait à chaque balle perdue.
saisit dune carabine et choisit sa place de j— Tonnerre du-Vacondah! disait-il moitié
combat. riant mpitié,colère. ,
Conception, quelque peu effrayée, se rap- « On ne tire pas comme ça
LA REINE DES APACHES 499

« Appuie le bout de ton , fusil sut la


roche. CHAPITRE L'X'X'X
« Vise longtemps.
« Ne te presse pas. DÉPLOIE,COMME
OD GALLONI LES PLIiS
GÉNÉRAL,
« Là !... bien I... tu le. tiens. BRILLANTES
QUALITÉS
« Feu !»,..'
La pauvre fille tirait, mais le pirate ne Au dehors, les pirates commençaient à re-
tombait pas. culer,
Alors Sans-Nez, complétant la,démpnstra- ils avaient vu tomber plusieurs tirailleurs,
tion par l'exemple, ajustait et tirait à son et ils voyaient clairement qu'ils ne force-
tour. raient pas facilement l'entrée de la grotte.
— Tu l'as vu faire la cabriole? ajoutait-il Galloni, voyant ses éclaireurs se replier à
tranquillement. la hâte, poussait d'inutiles : En avant!
« On dirait que c'est difficile, ma parole ! » C'était à reculons que l'on marchait.
Quant à madame Tomaho, elle avait déjà Monté sur, une éminence, hors de la portée
brûlé cinq cartouches sans succès. des balles, le bouillant capitaine ne trouvait
Le géant lui prodiguait les conseils et les pas assez d'invectives pour qualifier la lâ-
démonstrations, mais inutilement. cheté de ses guerriers.
Enfin la sixième balle atteignit un pirate 11 tenta, aussi inutilement, de les encou-
qui tomba foudroyé. rager par des flatteries.
Tomaho poussa une exclamation qe Rien ne put décider les pirates à faire un
triomphe. pas de plus.
Ce premier succès l'enthousiasma. Galloni voyait son plan d'attaque échouer
Il prit sa femme dans ses bras et l'em- misérablement. . ,T
brassa avec des élans de joie folle. Lui qui se croyait des talents militaires,
Puis il la reposa à terre en disant : lui qui parlait tactique et stratégie avec l'au-

Squaw pâle, tu es digne de l'amour torité d'un vieux général, il ne pouvait, avec,
d'un grand chef comme Tomaho. ses trente sapeurs, démolir une barrière de
La pauvre Conception no pouvait ré- rochers.
quelques
pondre. Quelle honte !
Elle était à demi pâmée. Quelle blessure à son amour-propre!
Sans s'en douter, dans sa joie, le géant Il voyait avec rage ses pirates lâcher pied
avait failli étouffer son épouse. dans un désordre complet.
Mais le commencement de pâmoison dura Les tirailleurs pour éviter les
rampaient
peu, et l'inquiétude qui agita un instant balles de l'ennemi et ne songeaient guère à
Tomaho disparut quand il vit Conception riposter.
reprendre son fusil et se remettre à son Certains d'outre eux, à l'abri derrière un
poste. arbre, n'osaient plus bouger.
Nos assiégés continuèrent à riposter vi- Les sapeurs avaient abandonné leviers et
goureusement au feu des pirates. haches pour se sauver plus facilement et,
Ils y mettaient un tel entrain, qu'on pou- gagner un abri sur aussi vite que possible.
vait les supposer beaucoup plus nombreux. Quant au gros de la bande, qui devait
Us ne: couraient
' pas d'ailleurs de danger former la vraie colonne d'assaut, les pirates
1 :i! "!"" ' "' ':
sérieux; i,'.':" qui la composaient se tenaient prudemment
Une balle pouvait lès atteindre par ri- dans un pli de terrain, refusant énergique-
cochet; mais, abrités comme ils se trouvaient ment de faire un pas en en avant.
dcnière un triple mur de roches, ils avaient (Galloni, dans sa fureur, insulta ses ban-
Dlen des chances d'éviter un hasard' malheu- dits.
'""' ""'' " <' "" =.-!••
reux. — Vous avez des peurs de femmes ma-
lades,dit-il.
500 L'HOMME DE BRONZE

« Vous êtes un tas de lâches ! Cette nouveUe idée eut un plein succès.
— Lâche toi-même !
répondit une voix. Elle fut immédiatement adoptée.
« Quand on n'a pas peur, on marche le Et cela se comprend.
premier. R valait mieux faire un peu de terrasse-
— Permettez ! dit GaUoni. ment que d'affronter le feu de ceux que l'on
« Vous ne m'avez pas compris. venait d'attaquer si inutilement.
— Allons donc ! fit une autre voix. Les balles des trappeurs ne pouvaient at-
« Tu as peur des balles, capitaine. teindre les travailleurs, et les trous de mines
« Ça se voit. seraient creusés facilement et en toute sécu-
« Tu te tiens à distance. rité.
— Oui, Sans plus tarder, les pirates se mirent à la
je me tiens à l'abri des balles,
s'écria Galloni avec une indignation très- besogne.
bien simulée. Tous piochèrent avec ardeur.
« J'ai mes raisons pour ça. Ils tenaient un sûr moyen de vengeance.
« Est-ce qu'un chef doit s'exposer comme Ils voulaient en user au plus vite, crai-
un simple guerrier ? gnant sans doute qu'il ne leur échappât.
« Si je meurs dans le combat, qui dirigera
la lutte ? qui assurera le succès définitif? Galloni est alors au milieu de ses hom-
« Où en seriez-vous si je m'étais fait tuer mes.
comme le premier venu? » Rn'y a plus déballes à redouter; pourquoi
Des rires dédaigneux et des exclamations ne serait-il pas à son poste? I
narquoises répondirent à cette question. Il a d'ailleurs repris tout son empire sur
— Vous vous moquez, reprit Galloni. les pirates.
« Moi, je ris de votre bêtise. Ses commandements sont lancés avec une
« Si je n'étais plus là, vous renonceriez à parfaite assurance, et on lui obéit, pour le
l'attaque de la grotte. moment, avec une entière soumission.
<(Vous manqueriez l'occasion de rempor- Tous les bandits creusent et minent avec
ter une victoire complète, je vous le dis. un admirable entrain.
« Écoutez, et vous conviendrez que je Galloni va et vient avec une activité sans
suis de ceux dont on doit conserver la pré- pareille.
cieuse existence. Il est partout, surveille tout, pense à
« Vous ne vous sentez ni le courage ni la tout.
force d'enlever la barricade d'assaut? Il n'a commis qu'une négligence, un sim-
« Eh bien! moi, j'ai trouvé le moyen de ple oubli.
nous venger des trappeurs . sans risquer la Il n'a pas pensé à faire surveiller et gar-
vie d'un seul homme. » der l'entrée de la grotte.
Cette déclaration émise avec assurance fit Pour un si habile capitaine, c'est une
dresser l'oreille aux pirates. faute impardonnable.
Ils n'osaient pas y croire ; mais la curio- Quand on a des trappeurs à combattre, il
sité était vivement excitée. ne faut rien oublier.
:— S'il pouvait dire vrai ! pensaient-ils Tomaho et Sans-Nez ne tardèrent pas à
tous. s'apercevoir qu'ils n'étaient pas surveillés,
— Voici mon projet, reprit Galloni. et ils ne surent à quoi attribuer la brusque
« Nous allons creuser cinq mines sur la et complète disparition des pirates.
croûte de roche et de terre qui forme dôme Etait-ce peur ou ruse ?
au-dessus de la grotte. Sans-Nez voulait s'en assurer en risquant
«Nous ferons facilement sauter cette une reconnaissance.
voûte qui paraît si solide. Tomaho préférait attendre les événe-
« Elle s'effondrera et les trappeurs seront ments.
infailliblement engloutis sous ses débris. » R y eut commencement de discussion.
LA REINE DES APACHES 501

du 1vorable et envoyons quelques.balles à ces


Mais au moment où le raisonnement
allait triompher, le géant com- 1brigands eh manière d'adieu.
Parisien
« Quand je serai prêt, je parlerai. »
manda le silence d'un geste.
R prêta l'oreille. Eh ce moment une voix lança divers com-
On entendit alors très-distinctement des i
mandements .sur un ton singulièrement
'
élevé.
coups sourds paraissant venir d'en haut.
Tomaho écouta avec plus d'attention. Un homme circulait parmi les pirates^
— Les vautours dans la et gesticulant avec une animation
pâles creusent s'agitant
voûte, dit-il. que rien ne paraissait motiver.
.— Bon ! s'écria Sans-Nez. C'était Galloni qui faisait le bravache et le
« Ils ont le temps de piocher pour percer fanfaron.
— Vous voyezi criait-il, que je ne mérite
un toit aussi solide.
« J'ai bien envie de les voir travailler. pas vos reproches.
« Je comprends maintenant. « Ne suis-je pas au milieu de vous, sur le
« Ils ont abandonné l'attaque de notre bar- terrain de la lutte ?
ricade qui leur a paru trop bien défendue ; il « Quand il s'agit de diriger des travaux de
leur est venu une autre idée et ils s'empres- miné, ma place est à côté de mes sapeurs ;
sent de la mettre en pratique sans songer à quand il faut commander dans une bataille,
nous garder. le chef doit choisir une position qui lui per-
« Quels imbéciles que ces pirates ! mette de suivre la lutte dans ses détails et
« Allons les voir un peu. de la diriger dans son ensemble.
« Viens-tu, Cacique ? « Voyez ce que vaut la science militaire
— Je ne veux contrarier mon de votre capitaine.
pas frère,
« Avant une heure, les trappeurs seront
dit Tomaho.
Et il déplaça une roche énorme aussi faci- écrases ou prisonniers. » j
lement qu'un maçon eût manié un moellon. Soudain Galloni fut interrompu.
Une voix cria :
Sans-Nez se faufila le premier par l'ouver-
— Tais-toi donc, imbécile !
ture.
« Ils sont plus près de toi que tu ne
Tomaho le suivit après avoir recommandé
aux femmes de ne pas se laisser surprendre. penses.
« Gare la bombe! »
Avec toutes les précautions possibles, C'était la voix de Sans-Nez qui n'avait pu
rampant et se dissimulant derrière les ro-
de répondre aux fanfaronnades
chers et les touffes d'arbustes, nos deux bra- s'empêcher
de l'Italien hâbleur.
ves compagnons arrivèrent à cinquante pas Et l'action succédant immédiatement à
d'un point où une trentaine de pirates tra-
l'avertissement, le Parisien envoya dans le
vaillaient activement à creuser une mine.
groupe des pirates les dix-huit balles de son
Ils suivirent l'opération pendant quelques fusil à répétition.
minutes, cherchant à en deviner le but.
Tomaho, qui avait chargé son canon à
Ils s'aperçurent que le même travail s'exé- suivit fidèlement l'exemple.
mitraille,
cutait sur cinq points différents. L'effet de ces détonations fit un effet ter-
Sans-Nez s'approcha de. Tomaho qui se rible sur les pirates.
baissa et tendit l'oreule. Plusieurs tombèrent.
— Je crois les dit tout bas le
comprendre, Les autres se dispersèrent en désordre.
Parisien. Quant à GaUoni, il s'était jeté à plat ven-
« Us veulent faire effondrer la voûte du , tre à la première détonation.
souterrain et nous écraser sous les décom- I La face à moitié enfoncée dans la terre
bres. fraîchement remuée, il ne faisait pas un
« Mais nous verrons bien. mouvement.
« En choisissons le moment fa- Pourtant il n'était pas tué, ni même blessé.
attendant,
502 L'HOMME DE BRONZE

Il craignait,- en se relevant, de servir de j — Venez avec nous, dit un des pirates.


cible à une nouvelle décharge. Le capitaine ne pàrutpas goûter celte in.
j
Cependant les pirates couraient çà et, là, J vitation.
poussant des cris de terreur. H craignait sans doute une nouvelle fu-
Ils ne savaient trop par où fuir, n'ayant sillade, assurément impossible.
.point vu de quel côté venait le danger. — Ma présence inutile
' ' ': "'"! est maintenant
Les plus avisés s'abritèrent derrière les dit-il. /
rochers, tandis que les autres tournaient sur « Vous savez ce qu'il reste à faire.
eux-mêmes sans prendre de détermination. « Allez!
Quelques-uns, se précipitant sur leurs fu- —- Venez avec nous,
répétèrent plusieurs
sils, firent feu au hasard. Alors le reste de la voix, ou nous ne travaillons pas.
bande s'imagina que les trappeurs conti- Les pirates paraissaient résolus.
nuaient l'attaque. Il fallait se rendre à leur désir.
Ils étaient dans une complète erreur. Galloni le comprit et ii ne résista pas.
Tomaho et Sans-Nez ne pensaient même Il s'avança lentement, et bien à regret
pas à une seconde décharge. . . sans doute.
Ils ne songeaient qu'à regagner la grotte, Sa pâleur témoignait de ses terreurs.
et ils détalèrent au plus vite, n'étant pas Toutefois il se détermina à reprendre la
assez fous pour engager un combat dispro- direction des travaux, et les pirates se re-
portionné. mirent à la besogne avec entrain.
L'un des pirates les aperçut fuyant.
" Au bout d'une heure, tout se trouva prêt.
Il cria :" Les mines étaient fortement chargées.
— Ils ne sont,
que deux. Une mèche très-courte communiquait avec
« C'est le géant et un autre trappeur. l'un des fourneaux, qui, lui-même, se reliait
« Ils se sauvent du côté du souterrain. » aux autres par des traînées de poudre.
Ces paroles eurent le don de rendre la vie Cette disposition devait déterminer l'ex-
|
à Galloni.
I plosion de toutes les mines en même temps.
Il se le va vivement et prit un air courroucé,
! Galloni, au dernier moment, trouva la
indigné. mèche trop longue.
— Encore des lâchetés ! dit-il avec un mer-
Il la fit couper.
veilleux, aplomb.
Et comme les pirates parlaient d'impru-
« Manquer de sang-froid et d'énergie dans
dence, il leur dit :
de telles circonstances est impardonnable. — Les explosions doivent avoir lieu sans
« Vous n'aurez jamais de solidité au feu.
aucun retard.
:<Allons!
« Le géant Tomaho est renommé pour sa
« Cinquante hommes avec leurs carabines.
bravoure, et je le crois capable de venir
« Que Ton poursuive les trappeurs et que
l'on garde l'entrée de la grotte. » couper la mèche si elle était trop longue.
Les cinquante « Cet homme est d'une force extraordinaire,
hommes furent réunis . et
vers le souterrain. et son audace dépasse toute croyance. »
~dirigés
* Galloni leur Évidemment Ja peur troublait les idées du
adressa une dernière recom-
mandation : capitaine.
—Exécutez un feu nourri sur la barricade, Il signalait un danger impossible, et rien
'"' ne pouvait justifier ses'craintes ridicules.
cLit-iïi V;r-" /;'-.';',,''!r";:K:ii """!liV'/"':'
« Vous Occuperez l'ennemi et détournerez Il devait bientôt avoir à se repentir de ses
son attention pendant que nous achèverons folles terreurs.
lés fourneaux de mines. » Ayant désigné un homme pour mettre le
1
Cet ordre donné, Galloni rassembla ses feu à la mèche :
— Je la trouvé
travailleurs et, voulut les envoyer continuer trop courte, dit le pirate.
leurs terrassements. «Allumez vous-même. »
LA REINE DES APAGHES

Galloni s'adressa à un second; à un troi- mit le feu à' la? mèche et se sauva à toutes
sième et la même réponse lui fuit faite. jambes. : t .....
Pas un homme né voulut se charger d'une Il ne s'était pas éloigné de quarante pas
mission qu'il considérait comme extrême- quand plusieurs dénolations^ sourdes firent
ment dangereuse. . trembler le sol sous ses pieds.
La situation devenait impossible. La secousse le renversa.
Une voix cria : 4iDes débris de. rochers, et une quantité, de
— Que le capitaine mette le feu lui-même ! terre s'élevèrent à demandes hauteurs, pour,
« C'est lui qui à voulu une: mèche trop '-•.retomber'avec des bruits terrifiants.
iourte. » Les mines avaient complètement,réussi.:
A cette proposition j Galloni pâlit et re- La voûte du souterrain était effondrée de
cula. ; toutes parts.
Mais lés bandits, pris d'une résolution . Le, sol de la colline avait baissé et; formait
subite, se jetèrent sur leur chef, lui arra- un vaste entonnoir assez semblable à un cra-
chèrent ses armes; et vingt carabines le, me- tère de ^volcan éteint.
nacèrent. D'énormes masses de rochers brusquement
—Si tu bouges, nous tirons! crièrent les •roulaient avec fracas le long des
déplacées
pirates. pentes nouvellement formées, s'amonce-
Et l'un d'eux, plus déterminé que les laient sur certains points, ou étaient préci-
autres, ajouta : .. pitées jusqu'au centre de l'effondrement.
— Nous allons nous reculer à bonne dis- Le palais des pirates était anéanti.
tance. Dès qu'il n'entendit plus tomber aucun,
«Quand nous serons en sûreté, nous te débris, Galloni se releva étonné de se trou-
crierons : ver encore vivant. ,: | ,
« Feu! :-, La chance l'avait favorisé.
« Si tu fais un pas pour t'enfuir, Si tu Pas une blessure. ;,
Pas une contusion. • .
n'bbéijs pas, nous te fusillons 1 »
Atterré et tremblant, le vaillant capitaine Après s'être tàté avec inquiétude, il cou-
fût bien forcé dé se conformer à une volonté rut vers ses bandits en criant :
aussi énergiquement exprimée» .,. ,, r— Victoire !.,,' .>:.,.•>
Les pirates s'éloignèrent lentement. , « Ils s.ont;tous écrasés,! » ; ;
Quand ils se crurent à une assez grande JJkïais ces cris de joie furent brusquement
distance, ils commandèrent :i,-,. . • ; interrompus.
— Feu! , j..;,. ::•, ..-...' ..< Le brave capitaine était à dix pas de ses
Galloni hésitait encore.; . . .: hommes, quand il s'arrêta tout à coup et se
Lloreillé basse et les mains pendantes,: il je.la ;à;plat ventre.
restait là. immobile et consternés : , , Il était grand temps. ,.,,..;-, ,,|
— Feu! \,r\-:\ Vingt détonations . retentirent et une vqlee
« Feu donc! répétèrent ;les.pirates tout déballes siffla au-dessus de lui, , ,,, . j.„,,,
•l'une vôixi », . ,., •; . :/ Quelques pirates tombèrent.
Etcomm'eils n'obtenaient aucun résultat,
'ls s'imaginèrent d'ajouter,:; U , ., ,
— Allume! CHAPITRE LXXXI r,-..,^)
« Vite! .:.-.!..', '--
'*VqiciTomahoL.. ;:-, : .,:;- >.
« Les trappeurs l.i.
« Alerte!?»;(i: ^ Cette déçnargq, était, faite; pOT(huPojpnel
Cet avertissement produisit sur Galloni d'Eragny et: s* troupe,, paryenus à portée dp.
"eiiet d'une décharge électrique, , , fusil des pirates ..q^elque,s:.secondes aprè^
Il tressauta, regarda vivement derrièrelui, i l'explosion des mines. ;;:;,;,„,„,; ._._.
504 L'HOMME DE BRONZE

Arrvés 1 dans le voisinage de la grotte des j «A mort! .


bandits, les squatters s'étaient postés en ob- I « A mort les bandits! ».
' ' Lés
Jeryatioïi sur une éminence voisine. squatters obéirent à l'impulsion.
La vue des pirates; s'agitant: hors dé >leur Bs sautèrent sur leurs chevaux : tout sel-
repaire inquiétait Tête-de-Bison et Boulé- 1lés et suivirent le colonel.
•eau. Tête-de-Bison et Bouléreau échangèrent
Il fallait, avant de s'aventurer, prendre 1 regard significatif.
un
toutes les précautions et ne rien laisser au • —C'est de la folie ! dit Grandmoreau.
tiasard. «Nous allons nous faire tuer inutile-
On devait attendre. i
ment. »
; C'est ce M. d'Éragny. Un sourire de parfaite résignation
qui désespérait éclaira
— Des retards ! la bonne figure de Bouléreau.
« Toujours des retards! s'écriait-il avec : Et, circonstance grave, ; l'éternel fumeur
désespoir. ôta de sa bouche sa pipe toute allumée.
« C'est la perte de mon enfant que ces Il allait donc prononcer quelque solen-
éternelles hésitations: » nelle parole.
Tout en observant les agissements des pi- — Ma vieille Têtè-de-Bison, lui dit-il, vous
rates, le Trappeur et Bouléreau tâchaient de êtes dans le vrai.
faire entendre raison au colonel. « Nous sommes parfaitement sûrs de notre
Mais les explications les plus plausibles affaire.
ne pouvaient qu'arracher ce seul cri au mal- « Et je ne donnerais pas une pipe vide de
heureux père : ma propre peau.
-^- Sauvons ma fille ! ' « Mais nous ne
pouvons abandonner nos
Les coups de feu échangés entre lès pi- amis.
rates et un ennemi invisible avaient bien été « Marchons!
entendus par les squatters ; mais comment « On ne meurt qu'une fois. y>
supposer que nombre de ces coups de feu Ces réflexions^ faites avec sa bonhomie
étaient tirés par Saris-Nez et Tomaho, par habituelle, Bouléreau se remit à sucer pré-
mademoiselle d'Eragny et Conception ? cipitamment le tuyau dosa pipe, comme s'il
Grandmoreau avait d'ailleurs exigé que voulait regagner le temps perdu.
l'on se tint à bonne: distance, et il n'était pas I Grandmoreau répondit au squatter par un
facile de juger de ce qui se passait chez les seul mot : -<;
1 — Marchons l H
pirates.
Se battàienb-ils entre eux? Mais il prononça ce mot avec un accent de
Luttaient-ils contre dès Indiens ? rage furieuse et concentrée.
On ne pouvait que faire dés suppositions Il ne pouvait admettre, lui, vieux trap-
très-hasardées. peur, que l'on commît une imprudence aussi
Ce ne fut qu'ail dernier 1moment, et trop ridicule.
tard, que Bouléreau s'avisa d'envoyer deux D se moquait de la mort.
squatters en reconnaissance, 'i Mais il ne voulait pas se faire fusiller bê-
Au moment où ces hommes revenaient, tement par une bande de brigands.
les mines éclataient. Bouléreau devina les pensées qui agitaient
Chacun comprit l'effrayante et irréparable le Trappeur.
catastrophe. — Pas de colère, lui dit-il.
La terrible réalité' apparut dans toute son « Conservons tout notre sang-froid.
horreur. « Nous trouverons peut-être le moyen de
Le colonel d'Éragny, fou de douleur et de i leur jouer un de ces tours qui me plaisent
sauta à cheval et s'élança dans la i tant. » ! ,;''
désespoir,
direction des piratés en criant : espoir du squatter fit sourire Grand-
— En avant I ICetmoreau. ...... .i
A\LA REINE DES APACHES 505

— Fou! dit-il. Les chevaux avaient, sous l'éperon,, fourni


Les deux hommes échangèrent silencieu- une course extraordinairement. rapide.
sement une poignée de main. Surpris au milieu du trouble causé par
Puis ils s'élancèrent en selle et rejoi- l'effondrement de la grotte, les >pirates ne
gnirent leurs amis. songèrent pas à riposter à la fusillade des
On ne trouve qu'au désert, dans la vie squatters.
sauvage, cette froide bravoure, ce calmé Ils se replièrent dans la direction de cet
'nallérable en face du danger, cette belle et entonnoir formé par le souterrain : anéanti i
touchante résignation devant la mort. Une fois dans les roches, ils parvinrent; à
se rallier et commencèrent une fusillade
CHAPITRE LXXXII nourrie. ; ..,, -.
Mais ils manquaient de sang-froid* et leurs
OUGALLONI
EST FR&PPÉ...D'ÛTONNEMENI balles ne portaient pas.
Comme on l'a vu, M. d'Éragny et sa petite Le feu des squatters était au contraire parr
|r°upe arrivèrent en face des pirates quelques faitement dirigé. - •'.''
estants après les explosions. Les pirates, voyant tomber plusieurs des
L'HOMME DE RRONZE.— 79 LA RBNE DBS A<1>X«HKS/ — M
506 L'HOMME DE BRONZE

leurs, continuèrent à battre en retraite dans votre bravoure irréfléchie va sans doute nous
toutes Jpg directions. coûter la yië j qûB; iious sommes bloqués pst
ïJ§ Riaient de rbcîî| en rgpnBj se montrai jïë; flpn^pëtiît plates | jjuë la résistance nie
lé moins ppssjble èf, envoyant lgûrs coups de p^lt iiftppgspiië, et que nous aurons sa-
fusil à toute volée. crip de ftiltés gens sans aucune néces-
Soit hasard, soit calcul, ils manteuyrè- site;
rent de telle sorte que la petite troupe de ^ §u'au$e?tvous donc fa|i à ma
place?
M. d'Éragny se trouva engagée au milieu demaha§. ^ d'Éragny ftvëj une certaine
des décombres, et qu'elle dut pë retrancher hauteur.
dans l'amas de rochers qui se tvRUyuit au Têtè-de-flispîi, parfaitement çaittj.ë,, ré-
çpntre même de la grotte écroulée. pondit:
Les squatters s'installèrent du mieux qu'ils -rr J'aurais d'ftfjprd penàë (jt^ $$ urines
fj^èiit' dans co fond, et se dissimulèrent le ayfiRt produit ]&$ 0çt, qotisi ftë pouvions
fi]jjg possible derrière, lest énormes blocs de rjen ëmpppljep,
PÎe,FFP amoncelés, en désprdre. « J'aurai ëRRttHe hés^é & l*i$per dk
|$ positon é^ttii. flpg pltui mauvaises, mais hoihmes çpuirè cçni èlnqiiàiiie.
ft fiftwi s'y ^ajç|e|iij? | tput prix. « Enfin, colonel, je voué Je 4i&&$ en
Lès disséminés tout a\ir :
pirateg s'étaient toute,slnçë^ié
tQW de cet effondrement qui avait été lotir « ÀYflnt ^«ntplpsjon, yfattte attaque èU\
palais, et ils formaient une ligne de blocus que lift #të 4e îëlie utile ; aprës, c'était flu acte
clix gommes ne pouvaient, songer à forcer de ffifioj mais i,nii^ile. >i
sous, le feu concentrique de cent cinquante Mt â'^rftgiiyttYftH écouté sans impatient
ç|i^iuèSr les içtàiijîës critiques 4ë fe«iid-
ppp^rëiite
$: .fl'^iagny, le fusil à, le tiiftiUi errait dan| moreau.
Ce fut avec dignité et assurance
qu'il $.
l\ fouii)4ii Pha(jue trcm, pénétrait dans )es pondit j
£<$i jfô rochers. — vous oubliez. (ju'un pfera ne
c^yR§|eâi Trappeur,
jjÇ ^W^j^éûi: përe cherchait sa fille», raisonne ptis quand i\ s'agit 4è. secourir sou
Il n'fivàH tjjus l'espoir $ç h> rètrçmyér vi- enfant. .
« Vous, ne comprenez
-v:f$p|?Bfitë Ùyouîaiiëîijliçau^r U jîëuye 40nc Pa8 .{jttP ?'
tpvjiëîirëjQutftni opè; ëërtitude & cet yo,Û8.ne m'aviez pas suivi; je serais ^ilé seul
||àr<I,
Enfin, hrisë pif là fatigue et rémotion, il venger nia fille ?
rejoignit Grandmoreau et Bouléreau. « Vous ne voyez pas que le désespoir mo
Ses recherches avaient été inutiles. rendait fou, et qu'il me tue ?
— Bien 1... dit-il avec accablement. — Vous pouviez aller à la mort seul, dît
« Je n'aurai même pas la triste satisfaction gravement Grandmoreau ; mais il n'était pas
de retrouver le corps de mon enfant. juste de sacrifier les hommes placés sous vos
i— Je comprends vos douleurs, fit Grand- ordres.
moreau. Têterde-Bison raisonnait avec une ef-
« Et vous savez que je me serais volon- frayante logique.
tiers sacrifié pour sauver mademoiselle Le colonel fut obligé de le reconnaître
Blanche. Il tendit la main au Trappeur, ainsi T111
« Mais puisque la fatalité est contre nous, Bouléreau qui fumait silencieusement.
nous devons nous résigner ; il nous faut sur- — Pardon! dit-il.
tout songer à tirer nos compagnons et nous- « J'ai commis une faute grave, je le vois
mêmes du péril dans lequel nous a mis votre « Mais n'ajoutez o"
pas à mon désespoir
imprudence. me disant que nos braves squatters m°ur'
— Que voulez-vous dire? fit le colonel en ront à cause de moi.
relevant la tête et en fronçant le sourcil. « La défense est-elle donc impossible?
— Je veux dire, reprit Grandmoreau, que j — A peu près, dit Bouléreau.
LA REINE DES APAGHES 507

Nous serions donc obligés de nous tions ne sont pas prodiguées sans utilité.
rendre?..- Seul, Bouléreau n'est pas avec la troupe.
— A des pirates?... Tête-de-Bison s'était déjà aperçu de l'ab-
« Jamais ! s'écria Tête-de-Bispn. sence du chef des squatters, et il ne savait
— Mais alors...? fit le colonel dans un à quelle cause l'attribuer.
cruel embarras. Tout à coup, dans un moment de calme,
— Alors, c'est bien simple, dit Boulé- on entendit un bruit sourd comme un Coup
reau. de fusil tiré sous terre.
« Nous allons nous battre. Puis ce fut un éclat de rire suivi de ce mot :
« Nous nous ferons probablement tuer jus- — Touché!
qu'au dernier, mais nous ne nous rendrons Chacun leva la tête dans la direction d'un
pas. amas de terre et de rochers haut d'une ving-
— Bouléreau a raison, approuva Tête-de- taine de pieds et dominant le fond dans le-
Bison. quel se trouvaient enfermés les squatters.
« Battons-nous. On avait reconnu le rire et la voix de
« Tuons le plus possible de ces vermines. Bouléreau.
« Et que pas un pirate ne puisse se van- Ce malin renard avait trouvé un terrier,
ter de nous avoir forcés à nous rendre. » il s'y était fourré, et, de son trou, il tirait
En disant ces mots, Grandmoreau fit un sur les pirates sans être vu.
geste d'adieu à M. d'Eragny et se faufila Il n'y avait que Bouléreau pour faire une
dans les rochers pour faire le coup de feu pareille trouvaille et l'utiliser.
contre les bandits. Assis confortablement sur une pierre, il
Bouléreau s'éloigna d'un autre côté dans pouvait de son terrier voir et tirer dans
la même intention. toutes les directions.
Resté seul, M. d'Éragny envisagea par la Une roche plate qui en couvrait l'orifice
pensée la terrible situation dans laquelle il laissait de petits jours qui devenaient autant
avait si inutilement mis sa troupe. de meurtrières.
Il eut un geste de colère et de désespoir. Bouléreau se trouvait dans le lit d'un ruis-
Puis songeant à l'énergique résolution de seau dont les mines avaient dérangé lo
Bouléreau et du Trappeur : cours. Par endroits, la terre avait comblé co
— Quels hommes! dit-il. ruisseau encaissé; en d'au-
profondément
« Moi aussi, je veux mourir! » tres places, des roches s'étaient amoncelées
Et, saisissant sa carabine, il disparut à son et formaient les voûtes d'une quantité de pe-
tour dans les rochers et rejoignit sa petite tites grottes se communiquant.
troupe. En homme avisé, le chef des squatters
Les squatters, s'abritant le mieux possible s'était dit que de ce point il pouvait faire le
derrière les amas de terre et de pierres, ré- plus grand mal sans trop risquer d'être
pondent en habiles tireurs au feu des pi- aperçu.
rates. Et l'expérience lui prouvait la justesse de
Mais leur position est dangereuse, et ils son raisonnement.
sont parfois obligés de se découvrir. Pas une balle ne fut tirée dans sa direc-
Deux sont déjà blessés. tion.
Cependant, avec un courage et une téna- De son observatoire, il put même voir
cité intrépides, ils continuent à tirer. avec satisfaction que l'attaque dés pirates
Grandmoreau, calme et plein de sang- était très-mal dirigée ou même ne l'était pas
.'froid, surveille le tir des hommes les moins du tout.
I expérimentés. Il lui sembla que l'action dés bandits
H donne un conseil à l'un, indique une d'ensemble.
manquait
tonne place à l'autre. H supposa enfin que l'autorité d'un chef
U a l'oeil à. tout, et
grâce à lui les muni- l unique manquait.
608 L'HOMME DE BRONZE

Or, voici ce qui s'était passé chez les ban- « Et quand on naît pour l'épicerie, on ne
dits. Le terrible Galloni,. que nous avons se fait pas chef de pirates.
laissé à plat ventre lors de la première dé- « Nous sommes les soldats irréguliers de
charge de la troupe de M. d'Éragny, s'était la savane, et votre John Huggs pourrait-i]
relevé à la fin. conduire une action militaire ?... »
Très-effaré, il avait rejoint le gros de ses Galloni s'interrompit soudain et poussa
hommes. un cri de douleur.
Il fut accueilli par des huées et des rires E. venait de recevoir un formidable coup
moqueurs. de pied au cul.
Il voulut donner des ordres, on le traita Il trébucha et faillit tomber.
de lâche. Quand il eut repris son équilibre, il so
Il essaya de parler, mille cris de protesta- retourna.
lion et des sifflets couvrirent sa voix. Sa figure blêmit affreusement, ses traits
— Tu as peur! lui criait-on. se contractèrent, il trembla de tous ses
« Tu n'es qu'un bavard! membres.
« A bas le lâche ! C'était John Huggs en personne qui venait
« A bas le capitaine ! de le frapper.
« Nommons-en un autre. » Les pirates accueillirent par des hurralis
Et une voix plus forte domina les autres. et des cris de joie l'apparition si inattendue
— Tu ne vaux pas un poil de John Iluggs, do leur ancien capitaine.
et tu veux le remplacer ! Galloni, consterné, essaya de s'excuser.
« Il ne voudrait pas de toi pour graisser — murmura-t-il, je ne pensais
Capitaine,
ses bottes. » pas un mot de ce que je disais.
Pâle de rage, Galloni essayait do répon- « Je vous croyais loin, et il fallait vous
dre. faire oublier pour assurer mon autorité et
Mais ses paroles se perdaient dans le bruit ne pas compromettre le succès du combat.
et le tumulte. — Assez, imbécile ! lit John Huggs.
LTn moment de calme se produisit enfin. « Va raconter tes sottises à d'autres. »
Il en profita pour crier à ceux qui l'avaient Et s'adressant aux pirates, il leur dit ra-
acclamé et qui l'insultaient maintenant : pidement :
— Vous m'appelez lâche, moi qui ai mis — J'étais prisonnier du colonel d'Éragny,
le feu aux mines ! qui, pressé de vous attaquer, a négligé de
« En est-il un d'entre vous qui l'aurait l'ait? » me faire garder.
Un tonnerre d'applaudissements accueillit « J'ai pu rompre mes liens et m'échapper.
ces paroles. « Me voici.
On ne pouvait montrer plus d'aplomb. « Je veux me venger.
— Qu'auriez-vous fait sans moi? reprit « Je veux qu'à son tour, et avant deux
Galloni. heures, le colonel soit mon prisonnier.
« Vous n'avez ni imagination ni science. — Bravo !
. « Vous ne savez rien des grandes choses « Vive John Huggs ! » s'écrièrent les ban-
de la guerre. dits.
<<Est-ce, que je ne viens pas de vous Alors la véritable attaque commença.
donner un beau succès? Bien dirigés, les pirates se disséminèrent
« Je puis vous en promettre d'autres. . de tous côtés et entourèrent l'ennemi.
« Vous parlez de John Huggs! Us avancèrent avec prudence, tirant à pro-
« C'est un rien du tout incapable de faire pos et se montrant le moins possible.
la guerre avec méthode. C'était une lutte presque souterraine, uno
« Il se dit commerçant habile. guerre de taupes.
« Il n'est même pas assez fort pour vendre La tactique des combattants se nornait en
proprement do la mélasse. effet à la simple prudence : ils devaient
LA REINE DES APACHES 509

tâcher de découvrir leurs adversaires tout Mais soudain les acclamations cessent.
en se tenant cachés. Une sourde détonation vient de se faire
entendre, et un homme tombe mort.
La lutte dure depuis trois heures. De nouveaux coups de feu partent, et de
Les pirates ont tantôt avancé, tantôt re- nouvelles victimes sont frappées. ,
culé. Les pirates se regardent avec stupeur
Us finissent pourtant par gagner du terrain. Où est le danger ?
Le feu des assiégés s'est considérablement D'où partent les coups?
ralenti. A quel ennemi faut-il faire face
Les squatters de M. d'Éragny commencent Où se cache-t-il ?
en effet à manquer de cartouches. Telles sont les questions que chacun s'a-
Leur position est désespérée. dresse avec terreur.
Us ne sont plus d'ailleurs, par le nombre, Déjà plusieurs pirates se sont prudem-
en état de résister. ment esquivés.
Trois sont morts, et deux ont reçu de Une panique est à redouter.
graves blessures. John Huggs le prévoit.
Grandmoreau est étendu, immobile, entre Il s'écrie :
deux rochers. — Pas de lâchetés !
Une balle contuse est venue le frapper à « Nous n'avons qu'un seul homme à com-
la poitrine. battre.
Il ne peut plus respirer « J'en suis sûr !
M. d'Eragny, blessé à l'épaule, perd beau- « Il se tient caché dans quelque crevasse
coup de sang. profonde.
Il tire toujours. « Cherchons-le. » '
La douleur et le désespoir ne peuvent Les bandits, faon sans crainte, se mettent
abattre son courage. I en devoir d'exécuter l'ordre de leur chef.
A la fin pourtant la faiblesse a raison de Us s'éparpillent dans toutes les directions,
son énergie. sondant de l'oeil et de l'oreille tous les trous,
Il tombe évanoui après avoir tiré une der- toutes les fissures.
nière balle. Tout à coup une voix cria :
Trois squatters restent seuls. — Par ici !
Ils continuent bravement la résistance. «Un trou!...
Ils ont enfin brûlé toutes leurs cartouches. « C'est là!... »
—Aux couteaux! s'écrièrent-ils ensemble. John Huggs s'élança.
Et dégainant les larges lames de leurs La plupart des pirates le suivirent.
couteaux à dépecer le gibier, ils attendirent — Où est-il? demanda le capitaine au
l'attaque des pirates. bandit qui venait de crier.
Ceux-ci, guidés par John Huggs, avaient — Ici.
prudemment attendu que le feu des squat- « Dans cette crevasse noire.
ters eût complètement cessé. « J'ai vu la fumée. »
Le silence s'étant fait, ils s'élancèrent. Le terrier de Bouléreau était découvert.
La lutte fut courte. Le renard dans son refuge courait de
Les trois squatters succombèrent après grands dangers.
s être bravement défendus. John Huggs se retourna avec l'intention
Deux furent tués à coup de revolver. de désigner un ou plusieurs de ses hommes
Le troisième tomba percé sous le poignard pour forcer l'entrée de la crevasse.
d'un bandit. — Je sais à qui nous avons à faire, dit-il.
Les pirates étaient vainqueurs. « J'ai compté et reconnu les squatters
Us proclamèrent leur victoire par un lone tués ou hors de combat.
ci"ide « Leur chef Bouléreau n'est pas parmi eux.
triomphe.
510 L'HOMME DE BRONZE

« C'est lui qui est ici. —- Il


n'y a personne! çria-t-il.
i<Il faut le déloger. ». ; « Je sens la poudre, mais je. ne vois pas le
Et avisant Galloni qui se tenait à distance, squatter. »
le capitaine ajouta : Et, prenant une pose théâtrale, il ajouta :
— C'est à mon successeur — Vous
que revient pouvez venir.
l'honneur de capturer le chef des squatters. « Il n'y a rien à craindre. »
« Allons, avance, Galloni ! John Huggs, sans ajouter grande foi aux
« C'est le moment de montrer ta bra- assurances du fanfaron, s'avança, suivi d'une
voure. » douzaine de pirates la carabine armée.
Le malheureux Italien ne se hâtait pas de Il pénétra dans le terrier de Bouléreau,
répondre à; l'appel. fit une vingtaine de pas et s'arrêta tout à
Il n'osa pas toutefois obéir au désir violent ; coup en criant :
qu'il avait de prendre la fuite. — En retraite !
Il s'avança tremblant. « Un éboulement! »
— Capitaine, dit-il d'un ton suppliant, Une grosse pierre venait en effet de se dé-
c'est moi qui ai mis le feu aux mines. | tacher de la voûte inégale de l'étroit couloir,
« J'ai servi plusieurs fois de cible à l'en- entraînant d'autres rochers et d'énormes
nemi, i quantités de terre.
« Vous voulez encore que je risque ma La galerie qui, vraisemblablement, devait
j
vie pour déloger ce chef des squatters que |' être une impasse, se trouvait complètement
l'on dit si redoutable? obstruée.
« C'est de l'injustice ! — Au diable le Bouléreau! dit John Huggs
j
« Ma Vie est plus précieuse... en se retirant précipitamment.
— Marche! interrompit John Huggs en « S'il n'est pas écrasé, il n'en vaut guère
saisissant un revolver que lui tendait un pi- mieux.
rate. « En tous cas, il ne sortira pas vivant do
« Marche donc! trente pieds de terre. »
« Quand on veut jouer au capitaine, il faut
montrer que l'on a du coeur. »
Galloni dut obéir. CHAPITRE LXXXIII
Terriblement agité par la frayeur, il s'a-
vança chancelant dans la direction du ter- COMMENT JOHNUUGGSSE VENGEQUAND LE COMMERCE
rier de Bouléreau. NBVAPAS
Les pirates suivaient ses mouvements avec
curiosité., ., A peu près certain que Bouléreau venait
,t Mais ils avaient l'oeil ironique, et plus d'être enterré tout yif, John Huggs, suivi de
d'une grossière plaisanterie s'échappa de ses bandits, retourna à l'endroit où il avait
leurs lèvres. laissé ses ennemis morts où blessés.
Galloni entendit les sarcasmes. Il avait donné mission à quelques hommes
B reprit un peu do courage. de panser les blessures des survivants
H se trouvait a vingt pas de la crevasse; L'ordre se trouva avoir été fidèlement
pas un coup de fusil ne fut tiré à son inten- exécuté.
tion. Tous les squatters avaient succombé à
Cette inaction du chef des squatters aurait leurs blessures.
dû l'inquiéter Un seul vivait.
H se rassura au contraire, de plus en plus. Atteint de deux balles à l'épaulé et àii bras
D. arriva à quelques mètres du trou sans gauche, il ne courait pas de danger sérieux.
être aucunement menacé. Grandmoreau à respirer li-
commençait
Enfin on le vit disparaître un instant sous brement, grâce aux soins qui lui furent
terre, puis ressortir et appeler. donnés.
LA REINE DES APACHES 511

La balle morte qui. avait produit un étouf- « Mais je n'insiste pas;


fcment momentané s'était arrêtée sur la bre- « Vous m'avez rendu à la liberté, je: ne
telle du sac à munitions du trappeur. vous en veux pas. ; ; .,
Quant au colonel, il avait repris connais- « Mais où vous avez montré que vous
sance le premier et dès que l'on fut parvenu n'entendez rien aux affaires,; c'est en vous
i arrêter le sang qui coulait abondamment entêtant à ne pas me laisser agir à ma guise
de deux blessures peu profondes quand je vous promettais de vous rendre
Lorsque John Huggs parut, calme et votre.fille.
le revolver à la ceinture et « Voyez où conduit de con-
presque souriant, un'manque
la carabine sous le bras, M. d'Éragny fit un fiance. » .... . ;-- , ..••:
effort pour se lever, passa la main sur ses Le colonel avait d'abord écouté John
yeux, essayant d'échapper: à une terrifiante Huggs avec étonnement et même avec un
vision, et il murmura faiblement : vague espoir.
.,,;— Il est libre. Il s'indigna bientôt
« Mes braves compagnons sont tués. — Votre et vos ironies ne
persiflage
« Que je sois puni de mon imprudence! m'atteignent pas, dit-il d'une voie affaiblie
« Je vais donc mourir!... » mais encore pleine de fermeté.
Grandmoreau, lui, en voyant approcher le « Je vous entendrai, puisque vous m'y
capitaine des pirates, ne put réprimer un forcez.
mouvement de fureur. « Mais je ne-vous écouterai pas ; mon hon-
Il chercha un revolver à sa ceinture et, neur et ma dignité me le défendent. »
n'en trouvant pas, il se précipita sur un pi- John Huggs ne sourcilla pas.
rate pour lui arracher son fusil. Il se souciait peu des nobles élans de son
Mais l'effort fut comprimé. prisonnier. . -- j
Vingt bras s'étendirpnt et vingt mains se Une idée avait germé dans son cerveau,
fermèrent, l'étreignirent et lui imposèrent elle devait en sortir.
brutalement la tranquillité. — Vous allez d'avis, ditrili
changer
Quant au squatter blessé, il ne parut pas « En affaires, les questions d'honneur et
prendre garde à ce qui se passait. de dignité n'existent pas ; vous allez on con-
La souffrance le rendait-elle insensible? .venir. ...... >:
Avait-il la volonté et le courage d'affecter « Voici ce que je vous propose.
l'indifférence? « Votre existence; est bien., entre: mes
Ces deux suppositions sont les seules que inains, et j'en puis disposer à mon gré,
l'on puisse faire; mais la seconde est la plus « Vous n'en doutez pas?
vraisemblable, eu égard au caractère éner- « Eh bien! ceci posé, je vous offre la vie
gique des hommes de cette trempe. et la liberté.; »
Après avoir considéré ses prisonniers avec Le colonel ne put se défendre d'un mou-
une visible satisfaction, John Huggs s'a- vement qui décelait autant de curiosité que
dressa au colonel d'Éragny -. de défiance. '
. , .
— Monsieur, dit-il avec un étrange sou- . .,— H est bien entendu que je, ne, donne
rire, vous êtes le plus brave, le plus vaillant rien pour rien, reprit le.pirate.
soldat que j'aie jamais vu. « Voici ce que j'exige :,
« Je le avec d'autant « Vous me signerez
proclame plus de un traité en règle,
plaisir que vous voilà mon prisonnier. que je me charge de rendre légal.
« Mais « Par ce traité,
j'ajoute que vous avez commis la vous m'abandonnerez et
plus grande sottise en m'abandonnant pieds me transporterez tous vos droits comme as-
et socié du cointe de Linçourt.
poings liéis. pour attaquer ma bande. »
« Vous auriez dû vous douter
qu'un homme John Huggs s'attendait à voir sa proposi-
comme moi n'est jamais embarrassé pour se tion parfaitement accueillie.
dé8ager d'une corde. Son espérance fut déçue.
512 L'HOMME DE BRONZE

M. d'Éragny, se soulevant avec peine, par- Singularités de la race humaine !


vint, à se tenir debout. On prêche le bien, mais on fait le mal.
Il s'adossa contre un rocher, et, relevant On admire le beau tout en pratiquant le
fièrement la tête; il promena un regardas- laid;
1
sure sur les pirates qui l'entouraient. On aime l'harmonie et l'on se plaît dans la
Son visage: aux traits réguliers, pâli sous idésordre.
la double action de la' douleur physique et Étranges effets de l'éternelle lutte entre là
des souffrances morales, reflétait ce calme dé sentimentalité et la raison,' entre le coeur et
conscience de l'honnête homme, qui se laisse l'esprit j entre la passion et la logique
insulter sans colère et ne répond à l'injure
que- mépris; John Huggs vit que la résolution de
Les bandits: ne purent »se; défendre d'un M; d'Éragny était inébranlable
vague sentiment d'admiration. Il n'insista plus.
Le colonel abaissa son regard sur le capi- Mais, la face contractée par un sinistre rire, •
tainedes'pirates. il renouvela sa menace :
---John Huggs, lui dit-il, je m'attendais à — Colonel, vous êtes un homme mort.'
la proposition que vous me faites. M. d'Eragny ne répondit pas.
« L'idée devait vous en Venir. Malgré là souffrance que lui causait sa
« Et je la trouve naturelle. blessure, il: eut le courage do se maintenir
' '
*—Vous acceptez ma proposition, colonel! debout.
s'écria JohnHuggs sans prendre là peine de Il se serait laissé abattre par la douleur, s'il
dissimuler sa joie; n'eût ' craint do donner à de méprisable»
— Je refusé, répondit le colonel. bandits la satisfaction de lé'Voir' faible en
— Pourquoi? face du supplice. ' -•' ' 1 '"'
"]. \~.:~.
• «Vous Voulez donc mourir ?fit: le capitaine "" John
• Huggs ne pouvait dissimuler -ia'c'olère
d'une voix légèrement altérée.'' 1 Il; ' ' et le désappointement que lui causait là dé-
— J'aurais souscrit à'une 1pâréillo'demande termination du coloneK .i

poûr'sauver la vie de mon enfant, reprit Seulement il n'était pas homme à aban-
• ' '
M'. 1d'Éragny.' ' :•• . ':':' '''" '-• donner une 1 idée qui lui paraissait bonne. <
« J'aurais sacrifié fortune et honneur pour Il se tourna' vers Grandmoreau et lui de-
ma fille. • ;;•!'. manda brutalement '
:
« Pour moiy je ne donnerai rien. — Combien as-tu do parts dans les béné-
« Mon'enfant n'est plus, je puis mourir. fices de l'expédition Lincourt?
— Réfléchissez, colonel, insista John Le Trappeur souffrait encore de la longuo
Huggs. suffocation qui avait failli le tuer.
« Un supplice terrible vous attend. » Étendu sur le sable, un coude en terre et
M; d'Éragny eut un triste sourire. la tête appuyée contre une roche, il ne parut
— Les 1supplices ne m'effraient pas, dit-il. pas avoir entendu la question qui lui était
— Vous me menacez inutilement. adressée.
«Moi mort;; ma part du Secret reviendra — Veux-tu Tête-de-Bison? fi'
répondre,
au comte de Lincourt, mon associé. John Huggs.
« Je ne vous céderai rien. Le Trappeur, parfaitement calme, tourna
« Ma fille est morte, vous pouvez me tuer. » un peu la tête et fixa un instant ses petits
Ces nobles paroles du colonel, sa fière at- yeux gris et brillants sur le capitaine.
titude, son admirable résignation firent une Puis, reprenant sa position première, il M
grande impression sur les pirates. avec un intraduisible accent de mépris :
Ceshommes avilis par ladébauche, endurcis — Tu nie
parles, pirate?
crime,; encore les — Je te parle, fit John Huggs en s'appr 0'
parle pouvaient comprendre
élans sublimes d'un beau caractère, d'un coeur 1 chant et en caressant la crosse d'un revolvel
haut «lacé! I fixé à sa ceinture.
:' X LA REINE DES APACHES 513

« Je te demande combien tu as de parts A cette proposition, le Trappeur se souleva


dans l'affaire Lincourt. » à demi et se tourna vers le capitaine des pi-,
Sans prendre garde à l'attitude menaçante rates.
du capitaine, — Un marché avec un bandit de ton es-
qu'il ne daignait même plus re-
garder, Grandmoreau répondit : pèce!... dit-il. N'y compte pas.
— Il d'inté- Et se laissant retomber, il parut se refu-
parait que tu prends beaucoup
rêt à mes affaires? ser à entrer dans de plus longs pourparlers.
« Je n'en suis Cette attitude et ces paroles de Tète-de-
pas flatté.
« Mais comme
je puis te donner sans in- Bison irritaient John Huggs.
— Prends
convénient les renseignements que tu de- garde! dit-il avec une colère
mandes, je»vais te satisfaire. contenue. Pas d'insultes!
MJ'ai six « N'oublie pas que je puis te forcer à te
parts. Es-tu content?
— C'est taire en te faisant sauter le crâne.
peu, dit John Huggs.
« Un homme de ton — Il y a longtemps
poil vaut mieux que ça. que cela serait fait si
« Mais tu étais à ma place,
je suis accommodant. riposta Grandmoreau
« Veux-lu faire un marché avec moi? » avec une parfaite tranquillité.
L'HOMMEDE BRONZE.— 80 LA HEINE DESAPACUB — 06
514 L'HOMME DE BRONZÉ

John Huggs ne répondit pas à cette pro- qui va mourir, dit-il avec son plus mauvais
" vocation; . sourire. . ,;
à Mè al vbloiul;ll fflaiirlsà si fl&èÛr. « Tu as pëuïj et tii criëâ |>bJur hâ p'ai ttërn-
: hier; < "-:-". -"
Il WM avec Une lèpre aiiëratioii olral la
voix ^ « Çrbis-moi.
— Tu al ënieHaù la proposition que j'ai « Profité de thia. patience: .
'',
. Mie ail HbiBMëîf « Je suis prêt ëhcc-rë a 18 aoiinër' la vie

i<iiliiRlMipg|ëtèfay; pour tes parts. »


« h'Ôtt la vlë gfc là liberté G-râhdmorëàif ëiït iih moiivi'Uïènt fie dé-
que je të aBMe
M ÊÉUIP' É tës six *Ptà dans l'expëaliieH ! daigneuse pitié.
t. . (} Il se rëcoucnà §ùr le sable;. s^ajiBiigea aa4j|
-luibfi^- ; |\
aussi une position, cbirimtide et finit par répondre •
Pjràtël rëp'bnait Grâhdmorea*) j'ai
à chose i — Je ne le crains pas, pïrale !
*Pi c8n4p|iilutre
- « E8 comiiëi a rëm-sé le mafcnë, ii'est-ce « Je le méprise! ^
« Je ne ferai aucun ïMrcnë avec toi.
« Tu peux nie tuer. » .-,..,.
— Tii n'y penses ps; insista le Ce calme imperturbable; bel inallérÉJ!
capitaine;
« cet entêiëmMii;idîcuië? làng-froia au Trap'peUr exagérait Mi
jBur^ùdi , ,
Tii R'iïs' pas, toi, dp lille a jiiëureï: *Htii|gs. j
dé-
<<Tun'a p'ais de chagrin qui te fliise désirer Plusieurs' fois^il saisit soh revolver'
la mort: termine à eh" fibir.
Béfléchis. Mail il parvînt a ië côtitëiîir; '
— Pour un cbmme^cani liÙàni &andniorëau But ëes1$ de § Rfterj
Hë grands chemins j
tu de Mr. il se èôiitëtilR Û$ jirHfêrër cette mëniicë i
leijoiiail GraHaniërëàu; maHqiiës — Oui,
Il Tii devrais mieux M coiiHaitrë. je le nierai 1 .
« Mais je të tëiiip de pré-
î<Tuhkàgriësbê%niëht qUe j'aurais tenté vëux^rëMfe
parer iihë nib'rl digne de loi;
uni WÊ lllëxplâitioù polir iHë laisser' M-
m f Tu paierai cher tes inÉiiUël _Mj
iB)ip-|fô'W mM de MMëës m p'ojj-
I' daisbns que toi et les tiens appeliez aes
]aMitdëvpiHë!;;: .
I' actes de justice.» .. .
8 T'U clBli pâp'Éi avoir risqué ma peau
Grandmorëàii ne rejiBnuit pal a ëb'US
më Ma M mm M tes mmM\ ae tes sup-
niëfiRcatiië gBr'tie^
pyMna»âiêii::: Il paraissait même ne pas entendre.
« Bappelle-toi que sauver ma vie par le irritait et
Cette indifférence surprenait*
moyen que tu me proposes, c'est un déslion-
charmait à la fois les pirates
•rieur; et que Grandmoreau restera toujours Ils avaient écouté en silence la conversa-
digne du nom de trappeur. »
tion de leur chef avec le Trappeur.
Tête-dé^Bisonj eh prononçant ces derniers * ils échangaient
j Maintenant bruyamment
mots, fixait un fier regard sur John Huggs. . x .
i leurs impressions.
Son attitude était superbe d'orgueilleuse ' I Ils ne pouvaient s'empêcher d'admirer la
audace. | froide énergie de celui qui passait, à bon
Elle défiait. droit, pour leur plus dangereux ennemi.
Elle provoquait.
Eliè insultait i Cependant John Huggs s'était approche
j
John Huggs ne comprit pas, ou mieux nee : du squatter blessé,
voulût pas comprendre les sublimes élans s — Et toi, lui dit-il, veux-tu me donner ta
du bravé Trappeur. 1 du Secret, en écliaiige
d'indignation part dans l'expédition
Il tenta de les attribuer à un commence- - de la vie ?
ment de frayeur. ! —Moi? répondit le squatter
— Tu parles trop haut pour un homme e ' « Je vais vous dire.
LA REINE DES APAGHES 515

« Si j'étais tombé seul entre vos mains, je « je vois uue tu nu sais rien en luit de
tâcherais de me tirer d'affaire en vous ven- commerce.
« Un marché passé dans les conditions
dant tout ce que je possède. que
« Mais je ne suis pas seul. tu indiques ne serait pas sérieux.
«J'adore le colonel, qui est un rude « Des signatures obtenues par la torture
soldat n'auraient aucune valeur.
«J'admire Tète-de-Bison, qui est le plus « Rappelle-loi qu'un marché n'est réputé
çrand trappeur de la savane. authentique et définitif qu'autant que les par-
« Je reste avec eux. ties contractantes agissent de leur plein gré
— Tu refuses ? fit John Huggs surpris. et sans aucune pression exercée par vio-
— Je refuse, répondit simplement je, squat- lence. »
ter. Cette explication donnée, John Huggs s'a-
« J'aime mieux mourir en bonne compa- dressa de nouveau à ses prisonniers :
un lâche! » — Gentlemen, dit-il, si j'étais moins maître
gnie que dépasser pour
En entendant exprimer cette résolution , de moi, si j'obéissais à mon désir de ven-
qui leur paraissait si peu motivée, les pi- geance, je vous ferais mourir sur l'heure.
rates ne purent retenir des cris de surprise « Mais les intérêts de ma troupe et les
et d'admiration. miens m'imposent de patienter.
John Huggs fut obligé de leur imposer , « J'espère encore que vous accepterez les
silence. propositions très-raisonnables que je vous ai
Et il le fit avec mauvaise humeur et co- faites.
lère. « Je vous donne cinq jours pour réfléchir
Les refus successifs qui venaient de con- ; et prendre une déterminatiop.
traricr ses vues le faisaient sortir du calme « Si, passé ce délai, vous persistez dans
qu'il affectait en toute circonstance. j vos résolutions, je vous ferai payer alors
Ce fut le moment que choisit Galloni : votre obstination. »
pour élever la voix : I Ce menaçant ultimatum ne provoqua pas
— Capitaine, dit-il en s'approchant, j'ai ; un mot de réponse de lu part de ceux à qui
un moyen de faire consentir les prisonniers à il était adressé.
traiter avec vous. Le fier silence des prisonniers annonçait
John Huggs toisa l'Italien d'un regard dé- un parti pris immuable.
daigneux et peu encourageant. Galloni en fit la remarque.

Voyons ce moyen? fit-il. — Ils ne céderont pas, dit-il.
— Il est bien
simple, dit Galloni avec as- « Il n'y a que mon moyen qui puisse les
surance. rendre raisonnables.
« Je l'ai toujours avec succès — Tu te trompes, affirma John Huggs.
employé
dans les montagnes de la Calabre pour faire ce Certaines natures, certains tempéra-
parler mes prisonniers. ments peuvent lutter victorieusement contre
« Il s'agirait d'allumer un feu doux et d'y les tortures les plus terribles.
faire rôtir lentement les pieds de ces trois « On s'entête avec une rage incroyable.
messieurs qui ne veulent pas traiter avec « On défie les douleurs les plus atroces.
vous. « On ne pense même plus à ba mort qui
« Je vous assure d'avis dans l'évanouissement.
qu'ils changeront vientvous surprendre
"tes que leur
peau commencera à prendre la « Je crois, au contraire, que cinq jours de
belle couleur
jaune du veau rôti. i réflexion et d'agonie peuvent avoir raison de
— La torture? fit John Huggs en haussant
•>""• < toutes les énergies, de tous les courages.
les épaules. « Mon système vaut mieux que le tien,
R Est-ce homme comme
qu'un moi, un sois-en convaincu.
0Iïimerçant, emploie de pareils moyens pour <(Je l'ai déjà appliqué plus d'une fois, et il
amenerdes clients à conclure une affaire? m'a toujours réussi. »
516 L'HOMME DE BRONZE

Ce raisonnement parut convaincre Galloni, I « Je vous promets en retour plus d'or


que
qui saisit l'occasion pour rentrer dans les i
n'en contiennent les caves de la banane des
bonnes grâces du chef en le flattant. 1
États-Unis. »
— dit-il, je vous admire. Des bravos enthousiastes
Capitaine, répondirent a
« Vous connaissez le coeur humain mieux i
cette courte allocution.
et votre sûreté de jugement — Vive John
que personne, Huggs
est extraordinaire. « Vive le capitaine I
« Vous êtes né pour le commandement et « En avant ! »
pour les grandes entreprises. » Ce fut au milieu de ces vivats et de mille
John Huggs jeta un coup d'oeil signifi- autres cris de joie que les pirates se mirent
catif sur l'Italien flagorneur et haussa légère- en marche.
ment les épaules.
Puis, sans daigner répondre, il fit appro- Depuis cinq jours,rJohn Huggs et ses ban-
cher ses lieutenants pour leur donner des dits suivent les traces de la caravane du
instructions. \ comte de Lincourt.
— Nous allons nous mettre en marche dans Ils ont fait diligence, car ils ne se trouvent
deux heures, dit-il. plus qu'à douze heures de marche du convoi.
« Que tout soit disposé sans retard. Le soleil baisse rapidement.
« Vous prendrez vingt chevaux pour trans- Son disque rougit, s'élargit et semble s'é-
porter lesblessés jusqu'à la taverne du Tor- teindre.
rent; ils resteront là, sous la garde de dix H va disparaître derrière le rideau vert
hommes, et y seront soignés. ! sombre d'une forêt bordant au loin l'immen-
« Il faudra aussi trois chevaux pour nos sité de la savane.
prisonniers. » | John Huggs a donné le signal de la halte
Ces ordres reçus, les lieutenants s'empres- : de nuit.
sèrent de les faire exécuter. Les préparatifs de campement sont rapi-
Ce ne fut bientôt qu'agitation, bruits, al- dement exécutés.
lées et venues dans tous les sens. Les pirates allument des feux, et les
Quelques cavaliers se détachèrent pour tranches de venaison ne tardent pas à griller
aller chercher des chevaux parqués aux en- en crépitant sur les charbons ardents.
virons de la grotte effondrée.
D'autres pirates improvisèrent des caco- . La nuit s'est faite, sombre et sans transpa-
lets pour les blessés. rences lumineuses.
Les munitions de bouche et de guerre fu- Il n'y a pas de lune.
rent partagées entre tous les hommes valides. Aucune étoile ne scintille dans l'espace.
Enfin les bandits préparaient activement Une épaisse couche de nuages sombres
une nouvelle entrée en campagne. arrive de l'ouest, et s'étend sur la prairie
Ils sentaient que John Huggs voulait en- comme un immense voile noir.
tamer une partie sérieuse avec ceux qui pré- L'obscurité s'épaissit sous l'ombre.
tendaient exploiter seuls le Secret du Trappeur. j La nuit se fait plus noire sous la masse
floconneuse et terne des vapeurs qui planent
Quand tous les préparatifs furent terminés, lourdement dans une chaude et calme atmo-
John Huggs donna ses dernières instructions sphère.
à tous les pirates groupés autour de lui. »
— Nous allons marcher, dit-il, sur les tra- Les pirates ont soupe.
ces de la caravane du-comte de Lincourt. Ils.digèrent, fumant, causant, riant comme
< Soyez prudents ! d'honnêtes bandits qu'ils sont.
< De l'obéissance et de la discipline, c'est Tout à coup les conversations cessent, lcS
tout ce que je vous demande pour le rires s'éteignent et le silence s'établit.
moment. 1 La voix du capitaine a dominé le tumulte
LA REINE DES APACHES 517

Le capitaine a donné un ordre. I que, moi vivant, un bon noeud coulant te fera
.— Que tout le monde fasse cercle, a-t-il dit. tirer la langue un jour ou l'autre.
« Amenez les prisonniers. » — Nous verrons tout à l'heure si tu parle-
Les pirates se rassemblèrent autour de ras si haut, grommela John Huggs.
,eur chef. Et, s'adressant à ses hommes, il cria :
Et aussitôt M. d'Éragny, Grandmoreau et — Que l'on
prépare les bûchers.
le squatter furent amenés devant le capi- Aussitôt un grand nombre de pirates s'é-
taine. parpillèrent de tous côtés pour récolter du
L'attitude de ces trois hommes était digne bois.
et ferme. Un bouquet de pins et de bouleaux rabou-
Le colonel, quoique un peu pâle, ne pa- gris croissait sur un monticule à peu de
raissait pas avoir beaucoup souffert. distance : ils y coururent.
Le Trappeur, lui, avait repris toute sa vi- En moins d'une demi-heure, ils eurent
gueur; la contusion, et l'étouffement qui en coupé et transporté une quantité considéra-
avait été la conséquence, ne pouvaient occa- ble de fagots et de jeunes troncs d'arbres.
sionner le moindre danger sérieux. Trois énormes bûchers figurant les trois
Quant au squatter, il avait un bras en angles d'un rectangle ne tardèrent pas à s'é-
Acharpo; mais son air crâne et déterminé lever.
prouvait clairement que ses blessures étaient Pendant que les pirates exécutaient joyeu-
sans gravité. ment leur sinistre besogne, John Huggs
John Huggs jeta un rapide coup d'oeil sur tenta encore une fois de fléchir la détermi-
chaque prisonnier. nation de ses prisonniers.
Il y avait dans son regard une sorte de cu- Mais il obtint un refus plus net et plus ca-
riosité inquiète en même temps qu'une ter- i '
tégorique que jamais,
rible expression de haine. Il prit alors cet air ennnyé et déconfit d'un
— Pour la dernière fois, leur dit-il, je spéculateur qui manque une belle affaire.
vous demande si vous voulez la vie sauve en — J'en suis
pour mes frais! murmura-t-il
échange de vos parts et de tous vos droits avec aigreur.
dans l'expédition Lincourt? « Mais je m'en console.
Les prisonniers ne daignèrent pas ré- « Je ne suis heureusement pas à bout de
pondre. ressources.
— Vous « Et je tiens une vengeance
persistez dans votre résolution de qui fera du
ne pas vouloir traiter avec moi? insista John bruit. »
Huggs. Puis, se frottant joyeusement les mains, il
« Songez-y! ajouta mentalement :
« 11 est temps encore de renoncer à cette — Qui sait?...
sotte idée. « Ce Lincourt, se voyant seul...
Dans une heure, il sera trop tard. « Décidément, cette exécution est néces-
« Vous allez mourir. » saire. »
M. d'Éragny et le squatter gardèrent le Et le forban, ayant jeté un regard haineux
silence, mais Grandmoreau ne put contenir et féroce sur ses prisonniers, se dirigea dû
son envie de lancer une suprême invective au côté des bûchers.
chef des pirates. Tous ces airs de commerçant qu'il se plai-
— Tu n'es
qu'un bandit d'occasion, sans sait à afficher avaient disparu pour faire place
flair ni intelligence, dit-il avec mépris. aux instincts sanguinaires et cruels du ban-
« Tu n'as en face pour
qu'à nous regarder dit et de l'assassin.
' assurer
que nous préférons la mort au dés- Les allures calmes et tranquilles de l'homme
honorant marché que tu nous proposes. de commerce firent subitement place aux
(( Et si
j'ai un conseil à te donner, hâte- m anières sauvages et brutales de l'homme
toi de nous faire car je te promets de sang.
égorger,
518 L'HOMME DE BRONZE

. Guidé; par la haine et un ardent désir de John Huggs venait de donner l'ordre d'al-
vengeance, John Huggs inspecta soigneuse^- li
lumer.
meut les bûchers. Les pirates se rangèrent en cercle et du
H les fit démolir en partie et gourmanda nmieux qu'ils purent, afin de ne pas perdre une
ses pirates. t s
seul péripétie du supplice.
— Vous n'avez donc jamais brûlé un Tous les regards allaient d'une victime à
homme? dit-il ayeç un affreux ricanement. 1'
l'autre, cherchant à surprendre le premier
« On ne construit pas un bûcher avec au- ssigne de frayeur et de faiblesse.
tant de maladresse et de bêtise. Mais l'attitude des suppliciés ne pouvait
. « R faut que nos prisonniers se sentent q
qu'inspirer l'admiration à leurs meurtriers.
mpurir. Calmes, impassibles i la tète haute et le
« Il faut qu'ils meurent longtemps. rregard assuré , on sent qu'ils braveront la
« Je veux les, voir cuire dans leur jus. i
mort prête à les saisir.
« C'est une vengeance mijotée que je me Le colonel d'Éragny, doni le visage pâli
.uis promise. T
par la douleur se détache dans la nuit sombre,
« Allons ! du menu bois dessous. j
paraît être un martyr mourant pour son
-.:Des rpndins dessus, bien serrés, pour que (
dieu. H semble qu'une auréole entoure son
la flamme ne monte pas trop vite. ! front.\ Une sublime espérance anjme ses
« Un largo trou au milieu. i
traits : il est chrétien ; il pense au ciel ; il es-
« H faut de l'air au supplicié pour qu'il •; ipère y retrouver son enfant!...
vive plus longtemps. I Grandmoreau et le squatter no sont pas
« Quatre J
bûches en arç-boutant pour moins
] admirables de calme et d'énergique
maintenir \e ppteau. :
résolution.
« Plus de hauteur par jçi... » Les-deux coureurs de prairie
intrépides
John Huggs multipliait les ordres et les ce froid courage du Peau-.Rouge,
possèdent
conseils.
qui supporte sans faire un geste, sans pousser
Il semblait savourer déjà sa vengeance. une plainte les plus cruels supplices.
Il veillait à tout avec une activité furieuse. Comme les Indiens, ils ont ce point d'hon-
Pas un détail ne lui échappait. neur qui consiste à mourir sans donner aux
C'était avec un, incroyable raffinement de les
bourreaux le cruel plaisir de savourer
cruauté qu'il prescrivait telle ou telle mesure I souffrances de leurs victimes.
devant prolonger de quelques secondes l'a- I! ...
j Cependant les minutes s'écoulaient et les
gonie des suppliciés ou augmenter leurs j
bûchers commençaient à flamber par la base.
souffrances. ]
j
i Par moments, ' la fumée s'élevait en spirale
Tout enfin se trouva prêt et disposé au [ ....
et enveloppait complètement les suppliciés
gré du terrible capitaine. d'une subite suffocation, toussaient
Les prisonniers.furent amenés. qui, pris
et éternuaient.
On,les hissa sur les bûchers. j le
C'était alors de la part des bandits
Puis, à l'aide de chaînes de fer, on les at-
tacha solidement par le buste à un fort po- signal de joyeux accès de gaieté.
— Pourvu qu'ils ne soient pas étouffés
teau fixé au centre de chaque amas de bois.
avant de se sentir griller! disait l'un.
John Huggs voulut que les bras et les5
libres. — Pas de danger ! répondait un autre.
jambes restassent
— Vous les verrez danser sur place au! « Le capitaine a dit qu'il fallait toujours fu-
moment, disait-il. mer un rôti pour lui donner meilleur goût. »
bon
« Et vous reconnaîtrez que Jes pantins less Cet ignoble propos était vrai.
mieux articulés ne fonctionnent pas mieux. »» John Huggs n'avait rien publié pour rea-
Cette sinistre plaisanterie fut accueillie parr dre plus terrible sa vengeance.
des rires et des; bravos. I| Il voulait non-seulement voir mourir ses
Mais bientôt le silence se fit. victimes dans les plus atroces souffrances»
LA REINE DES APACHES 519

{nais désirait surtout faire durer le supplice « Et avaht que lëLsoleil s'oit parvenu au
aussi longtemps que possible. midi, nous serons étouffés vivant dans; un
mm II ne suffit pas, disâit-il, de voir mou- profond tombeau. »
lir un ennemi, il faut qu'il se sente mourir, En prononçant ces mots, le géant jeta sut
il fft.at qu'il se voie souffrir, et que ses dou- sa femme un long et douloureux regard.
leurs deviennent intolérables parce qu'il s'a- Puis, s'étant assis sur un quartier de roc;
perçoit que ses grimaces d'agonisant fbht là
il l'attira sûr ses genoux.
'oie de ceux qui le regardent. — demande à ton
Conception, ajouta-t-il,
Ces sauvages paroles se trouvaient démon- Dieu qu'il nous réunisse dans le pays des
irées par les faits. joies éternelles.
Les bûchers étaient allumés depuis vingt « Je vais prier le Grand Vâcondàh d'arrê-
minutes, et la flamme n'avait pas encore ter aux portes de son royaume là puissance
touché les pieds des suppliciés. de là magie.
Le bois brûlait lentement, produisant une « Femme, préparons-nous à mourir ! '•
fumée chargée de senteurs acres et irritan- Mademoiselle d'Éragny et Sans-$èz enten-
tes. daient non sans une extrême surprise les
La chaleur n'augmentait d'intensité queparoles de découragement et dé résignation
peu à peu. du Cacique.
John Huggs avait promis que le supplice Ils échangèrent un regard.
durerait plus d'une heure. Sans-Nez haussa légèrement les épaules et
Grâce à ses savantes et épouvantables com- dit tout bas :
binaisons, cette promesse devait, selon toute '—
N'y prenez pas garde.
apparence» se réaliser. « Il a la folle manie d'attribuer aux puis-
Selon le mot infâme du sinistre bandit, il sances surnaturelles des sorciers tôiis les
avait préparé avec une infernale habileté une malheurs qui le frappent. »
vengeance mijotée. Là jeune fille eût tin geste indéfinissable
Expression du dernier trivial sans doute, de douce pitié et d'amicale commisération;
mais effroyable de réalisme ! '
Puis s'àdressâht àû géant :" .
— Vous
n'y pensez pas, Tomaho ! dit-elle.
« Nous, demander de demeurer dans cette
CHAPITRE LXXX1V grotte qui va s'effondrer, c'est nous propbr
ser le suicide.
SOUSTKMIEET DANSL'EAU <<Fuyons !
« Le chemin par lequel-nous sommés en- 1
Que s'ëtait-il passé dans lé palais des pira- très ici reste libre.
tes où nous avons laissé Tomàlio et Sans- — C'est mon avis, Sahs-Néz.
approuva
Nez, Conception et mademoiselle d'Eragny, « Retournons à là Tour du Sdrcièr^-des-
' '»•:'
Paméla" et le prisonnier si adroitement ac- Eâiïx.
croché par le géant ? — Mon frère oublie qùë l'on entre dans
Nous savons à quel moment Tomaho avait lés càvërriës des sorciërë; mais que i'oh n'en
entendu le travail extérieur dès pirates. | SOrt pas. .:•;..'.•.. -; :%,'-...:
Nous avoué vu lé brave géant et Sans-Nez ! ' « Que mon frère; (pie Rbéeè^dù-Mâtiri mè
s aventurer 1
crânement hors du souterrain disent qu'ils Connaissent le chemin qui ëùh-
Pour se renseigner sur le danger qui pou- ! duit à l'abîme, et je les suivrai;
vait les niënacëf. : '1— Tu nous assomihës âvev; i tes contes,
Quand lès deux Hardis compagnons furent s'écria Sâns-Nez impatienté.
rentrés dans la, grotte, ils racontèrent aux « Je ne te fournirai certainement pas l'iti-
lêirhnës ce qu'ils: venaient de voir. néraire exact de là route à suivre; maisièë
"-^ Le fëù
puissent dô là poudre brisera là n'est pas une raison pournous" laisser apla-
v«ùte de rochers, dit tristement Tomàhô. tir ici.
520 L'HOMME DE BRONZE

;. —-.J'ai; connu les souffrances que donnent « Si elle vous convient, si vous l'acceptez
la faim et la soif, répondit le géant. , ,- j promettez-moi la vie sauve.
« J'aime mieux mourir étouffé ; sous ces . —Parle! fit Sans-Nez!
décombres .que de retourner à une mort cer- — Je connais les souterrains du Colorado
taine que précéderaient les plus affreux reprit le pirate..
supplices. « Je les ai traversés et parcourus cent fois
— Je vous en prie, Tomaho, insista made- avec notre capitaine.
moiselle d'Éragny.; « Je puis vous servir de guide.
« Ici, c'est la mort certaine et inévitable . : — • Comment nous *prouver que tu n'as
qui nous attend. pas de mauvaises intentions? observa Sans-
. « La fuite, par les souterrains, c'est peut- Nez avec méfiance.
être le salut. »;,..,,.... « Tu pourrais penser à te venger.
Le géant jeta sur la jeune fille un doux et « Tu serais capable de nous conduire dans
triste regard. quelque fondrière.
. — Roséerdu-Matin, dit-il avec; une grave « Qui nous répond de ta bonne foi?
assurance. ....,., — J'engage ma vie, dit le pirate.
Je connnais ,1a puissance magique des « Déliez-moi.
grandes médecines. , « Je me charge de vous conduire sans
« Les esprits; ,noirs qui; habitent les ca- accident possible jusqu'à la. Tour du Sorcier-
vernes nous feront mourir dans les tortures des-Eaux.
d'une cruelle agonie. » , « Je n'ai pas 1d'arme et je marcherai en
Cette assurance ; pleine, de. bonne foi. du avant. > . . ,
géant confondait la, jeune fille et l'agaçait. « Si je ne tiens pas fidèlement mon enga-
: Elle,ne. dissimula pas un geste de mau-, ; > . :. ;
gement, tuez-moi.
vaise humeur. : « Si
je le tiens* donnez-moi là liberté.
.. Et, s|adressant à Conception, elle,lui de- — Pour mon
manda : ; compte, fit Saiis-Nez, c'est
.-,, marché conclu.
— Vous les idées superstitieuses
partagez « Je devrai la vie à une canaille qui me
de votre mari?
— Non !. s'écria la jeune femme avec em- devra la sienne, et la proportion n'est pas
juste; mais je rattraperai mon dû un jour ou
pressement. ;
« Je veux fuir avec vous. » l'autre. »
Et s'emparant d'une main du géant, elle Puis, s'adressant à Tomaho, il lui de-
manda :
essaya de l'entraîner en disant :
— Viens ! — Et toi, Cacique l'entêté, que penses-tu
« Partons! de la proposition?
. « Nous retrouverons le chemin de l'abîme. » Le géant se leva et s'approcha du prison-
Tomaho se laissait tirer sans répondre. nier en disant :
Sa résolution inébranlable. — Je consens à prendre le pirate
paraissait j pour
Tout à coup le pirate prisonnier sortit du ! guide.
' « Et je fais remarquer à mon frère que je
silence qu'il avait obstinément gardé jus-
craignant, non sans raison peut- l'ai empêché de tirer celui qui peut conjurer
qu'alors,
être, de hâter la vengeance dont Sans-Nez les médecines de la magie, car il est l'homme
l'avait formellement menacé. de John Huggs, le sorcier-pirate. »
Ses vainqueurs se trouvaient dans le péril. Cette observation faite, le géant se mit
Le moment était bien choisi pour tenter gravement à débarrasser le prisonnier de ses
tin rapprochement, pour mettre en oeuvre un liens.
suprême moyen de conciliation. Aussitôt libre, le bandit, marchant le pre-
— J'ai une proposition à, vous faire, dit le mier, se "dirigea du côté de la chambre da
bandit. John Huggs.
, %k REINE DES APAGHES n/ii:^ v 521

Sans-Nez, le revolver au poing, venait im- suintait goutte à goutte cette eau découvert
médiatement derrière le guide. si à propos par le Cacique.
Puis les trois femmes. — J'en veux boire encore une
fois, dit-il
Et enfin le géant, traînant la fameuse gaffe, en s'approchant de la fissure.
ce talisman dont il ne voulait plus se sépa- Et il promena sa langue sur la pierre hu-
rer. mide.
En passant dans le domicile de son capi- Il ricanait.
taine, le pirate se munit d'une provision de Mais son coeur battait certainement plus
bougies dont il trouva une pleine caisse, et vite que d'ordinaire, au souvenir récent du
en distribua à tout le monde. danger de mort miraculeusement écarté par
Enfin la petite troupe s'engagea dans les la découverte de la précieuse infiltration.
galeries souterraines après avoir franchi La petite troupe marchait depuis environ
1ouverture
que Tomaho avait pratiquée en dix minutes, quand tout à coup une détona-
déplaçant un énorme rocher. tion sourde ébranla la montagne.
Sans-Nez et le Cacique ne traversèrent pas C'étaient les;mines qui éclataient.
s*ûs une certaine émotion ces
grottes nom- Un grondement effroyable succéda à la;
breuses, ces longs couloirs où ils avaient détonation produite par là poudre : •
failli périr. C'était le palais des pirates qui s'abîmait
Le Parisien
essaya de plaisanter en pas- d ans un immense écroulement. :
sant devant le bienheureux rocher d'où Le mouvement de trépidation fut telle-
b'Hmmç nu T&HONZE. — 81 LA REINE DES APACHES.—
532* L'HOMME DE BRONZE

« Le danger est passé.


ment fort, le déplacement d'air si violent, « Mesdames, regardez à vos pieds ou
que nos fuyards furent renversés, que toutes voyez comment je saute.
les lumières furent, soufflées, « Je yous dis ça parce que nous pourrions
Tomaho l^même tomba. très-bien rencontrer des pierres provenant
D se reieyafurieux. d'éboulements partiels, »
5; n'àymëttîlit pas que la seule force de Sans^Nez donnait ces conseils en marchant
l'aireûteu sifacilement raison de, sa so- d'un pas allègre.
lidité, Los femmes suivaient, silencieuses et en-
Sans^Nez, lui, reprit pied sps mauvaise core sous Je coup de^l'épouvante que leur
humeur. avait causée la terrible explosion.
^r- Quel coup de vent! s/éofia^t-ttr
« Et quelle secousse 1 Après plus de trois heures de marche, le
«Nous saurons ce que c'est quiui U'fHp- (Pirate s'arrêta.
blement de terre. » Qn était au pied de l'immense puits en
Et comme toutes les lumières aYajeut été spirale qui conduisait daps la Tour du Sor-
soufflées, il appela, non ganfiune certaine cier^des-EftUï.
inquiétude : Qn fit upe longue halte qui permit aux
— Ohé !
pjrâte ! femmes de prendre un peu de repos, puis
« Où esrtu? l'ascension eommenga.
-—-Ici, répondit une voix, Elle fut longue et pénible,
Contrairement aiix craintes du Parisien? La petite troupe arriva enfin dans la t°ur-
le bandit n'avait pas cherché à fuir, — dl 1 Sans-N^z en s'adres-
Maintenant,
Il venait de battre, tranquillement le nii? sant aux femmes, nous, avons, vous le pensez
quet, et rallumait sa bougie, bien, nn moyen de gagner la rive droite du
— Il
n'y a personne de blessé? d°rnanda- Colorado, au delà du PnHs-sans-fin, mais ce
t-il en s'approçhant et en élevant la lumjère moyen? sans être dangereux, présente des
au-dessus de sa tête. inconvénients.
— Non, répondirent plusieurs voix. « Il s'agit tout simplement de nous jeter
L'on> aperçut mademoiselle d'Eragny, à l'eau et de nous laisser porter par le
Conception et Paméla* immobilisées par la remous jusqu'à terre.
terreur, accroupies sur le sable de la gale- « Ce n'est pas difficile, mais il faut dp la
rie, mais sauvées. volonté et dû courage,
Pas une pierre ne s'était détachée de la ^r- Je voudrais voir l'abîme ayant de m'y
voûte sur ce point. jeter, demanda mademoiselle d'Éragny.
— Vive la joie! cria Sans-Nez en voyant Pour satisfaire au désir de la jeune fille,
tout le monde vivant. s Tomaho la prit dans ses bras et la hissa jus-
;i« Les canailles en sont pour leurs frais qu'à l'une des ouvertures ; puis il la reposa
encore une fois. à terre.
« Détruire une grotte si richeinent agencée, rr- C'est effrayant! murmura-t-eUe! en fns"
pour nous écraser, et nous rater, c'est jouer spnnant.
de malheur! ; -i-r Rien à çraiudrè!_affirma Saps^Nez.
« Je les plains, : aes pauvres pirates, et je Et il expliqua en quelques mots les rnoii-
leur promets dei mieux .réussir avec eux s'ils vements réguliers, et imniuables des cou-
1
tQmbent.jamais sous ma coupe, » rants, des tourbillons, des remous* .
Tout en parlant, le Parisien avait rallumé — Je vous crois, dit la pauvre jeune fijre
les .bougies, ; après avoir écouté avec attention.
Il ajouta : « Mais j'ai peur, » ajouta-t-e,lie franche-
M-;Mainten a nt, en avant ! ment.
« Mais pas de précipitation inutile. De son côté, Conception, en voyant l'h***
LA REINE DBS APACHES 523

sitatioh dé mademoiselle d'Éragny ^ tremblait Après quelques minutes j il; poussa une
de frayeur i joyeuse exclatnation :
Tomaho jugea que le moment d'interve- — Ils ont abordé, dit-il.
nir était venu. . « A notre tour! »
— Que Rosée-du-Matin et Conception se Il saisit lés femmes et les précipita^
rassurent, dhvil- simplement. Et se munissant vivement de la fameuse
« Je les porterai jusqu'à la rivé. gaffe qu'il n'avait pas abandonnée, il sauta
« Je les aime, elles peuvent avoir con- lui-même.
fiance en ma parole. » Une fois àl'eau^ il se liâta de rejoindre les
Il n'y avait plus d'objection à faire, et ! deux nageuses peu expérimentées et. dont.la-
d'ailleurs* comme l'avait dit Sans-Nez, il n'y terreur paralysait les moyens;
avait que ce moyen de sortir de la tour; Il lés fit s'accrocher l'une et l'autre à cha-
Mademoiselle d'Éragny tendit la main en que bout de là gaffe, et il se mit à nager yi^
signe de remerciement^ et Conception se goûreusement Vers la rive en poussant de-
serra contre son mari avec Un resté d'effroi. vant lui son double fardeau.
— Voilà qui est entendu, fit joyeusement La tâclio était rude et difficile.
le Parisien. Le géant ne faiblit pas toutefois;
« Tomaho nage comme une bande de ca- Après des efforts inouïs, il aborda sans ac-i
nards. cident.
« Vous pouvez être tranquilles. Sans-Nez, qui l'attendait avec une inquié-
« Moi, je saule le premier. » tude bien naturelle f ne put s'empêcher de
Et se tournant vers Paméla qui, fort peu rire en revoyant la fameuse gaffe.
— Voilà un talisman qui nous aura rendu
rassurée, tremblait à l'écart :
« Viens, lui dit-il. de fameux services! s'écria-t-il. .. ,i
« N'aie, pas peur. « Mon vieux Cacique* tes sorciers ont de
« Je te soutiendrai. » précieux outils, et tu t'en sers admirable-;
La malheureuse fille s'approcha ; Tomaho ment.
l'enleva et la posa dans une des larges « Il faut conserver celui-là.
meurtrières. ^- Je le garderai jusqu'à ce que nous ayons
Sans-Nez la rejoignit lestement, après perdu de Vue la Tour du Sorcier-des-rEaux-,,
avoir assuré son fusii sur ses épaules et mis répondit sérieusement le géant. , ,
ses munitions dans le double sac de caout- — Comme tu voudras, fit Sans-Nez. ...,.,,,
chouc qui lui servait de gibecière. « Pour le moment, nous avons autre chose
Une fois dans l'embrasure, le Parisien se à faire que de parler sorcellerie;
retourna, et s'adressant au pirate : « Gagnons vivement les arbres que j'aper-
— Viens-tu avec nous? lui dëmàhda-t-il. çois là-bas;
« Tu n'es pas un traître. « Une fois en sûreté, nous allumerons du
« Je .te crois brave. feu sans crainte d'être découverts ; nous pour-
« Un pourra faire quelque chose dé toi. rons alors nous sécher et nous reposer lranT
« Suis-moi si tu veux. » quillement. » , . ... <(
Lo brave trappeur, saisissant alors' Pâ- Cette proposition reçut immédiatement son
niélà, là lança dans l'abîme ëli lui criant : exécution. i
— Pas de
danger !
« Un simple bain !
« fib'ùp!' » CHAPITRE LXXXV
Et il disparut à son tour.
Le pirate se hissa alors jusqu'à l'oûVer- OUBOUIjÉnEAU ET.SAPIPEREVAIENT LALUMIÈRE, DU.ilOCR
bire, et se jeta à l'ëâù sânà la moindre hési-
tation. Une demi-heure après, la petite -,troupe
Tohiàho suivit du regard lès nageurs. avait gagné un endroit convenable-,;,
524 L'HOMME DE BRONZE

Un feu de bois sec, brûlant sans fumée, fut c


comme vous, on ne les use pas à pleurer.
allumé, et chacun s'empressa de se sécher au « Quand on a des diamants pareils, il faut
plus vite. 1 conserver
les avec soin.
Trois coups de fusil heureux de Tomaho « Je ne crois pas, moi, que votre père
devaient fournir le dîner qui rôtissait grand i
mourra.
train, quand une voix cria : « John Huggs, voyez-vous, est un Yankee.
— Place au feu et à la chandelle ! « Un Yankee sait ce que c'est qu'un capital.
« J'ai droit au lit et au sel ; mais on peut « Votre père représente une somme ronde
y ajouter une aile de n'importe quoi accom- ]
pas vrai?
pagnée d'une cuisse de quelque chose. « John Huggs trafiquera là-dessus comme
« Je vous salue, mes bourgeois. f
sur des balles de coton, sauf votre respect,
« Voilà mon billet de logement; je suis <
sur un lot de nègres ou sur n'importe quoi
squatter au service du comte de Lincourt. » i
valant ou ayant l'air de valoir quelque chose.
Et, au milieu d'un nuage de fumée produit « Nous allons boire, parce que, humectés
par son éternelle pipe, on aperçut Bouléreau. à l'extérieur, il ne faut pas que l'intérieur
— Trempé comme une soupe ! dit-il. soit jaloux.
« Mais j'ai conservé mon brûle-gueule ; ma « Nous allons manger, parce que le rôti
blague est intacte, et vive la joie! » est l'ami de l'homme, et qui s'aime s'assemble.
Tout le monde regardait Rouléreau avec « Nous allons dormir, parce que... nous
étonnement.
avons sommeil.
— Ah! ah! dit le
squatter. « Et puis, bien vite, bien vite, prenez votre
« Vos six paires d'yeux braqués sur moi
mouchoir, essuyez les perles qui sont sur vos
comme des pistolets semblent me demander
joues, et vive l'espoir!
des explications ou la mort.
« A table !»
« En attendant que le rôti soit prêt, je vais
vous conter ça. »
Mademoiselle d'Eragny reprit bon courage.
Hélas! elle ignorait que le colonel devait
Et Bouléreau fit le récit des événements.
refuser une transaction qu'il jugeait dés-
Il termina en disant :
— Je me trouvais bloqué dans mon espèce ' honorante.
de trou à renard qui était le canal souterrain
Deux heures plus tard, le petit bivouac
d'un filet d'eau descendant des flancs de la
était endormi.
montagne dans l'intérieur,
Tous les trappeurs avaient avoué qu'ils
« Les coups de mine avaient dérangé le
tombaient de sommeil..
cours du ruisseau.
Ils dormirent comme des sourds.
« J'étais à sec... sans l'être.
« De l'humidité, ! mais De faction à tour de rôle, celui qui termi-
quoi pas gênante.
« Quand tout fut fini, n'est-ce nait sa veille avait toutes les peines du monde
pas? plus;
à réveiller son camarade.
de balles, plus rien, j'ai cherché à me terrer,
et je me suis enfoncé le plus possible dans Point d'accident, si ce n'est que Tomaho
un sacré trou qui n'en finissait ronflait avec la puissance d'un orgue, ce qui
mon trou...
et m'a conduit dans un tas de sou- scandalisa Sans-Nez.
pas, qui
terrains au bout desquels j'ai trouvé la Tour — On l'entend à une demi-lieue, cet animal-
du Sorcier... et me voilà! y là! murmurait-il pendant qu'il était en sen-
Mademoiselle avait ressenti le tinelle.
d'Éragny à
violent en son Et il essaya dix fois de trouver remède
plus désespoir apprenant que
père se trouvait aux mains des pirates. ce danger.
Elle jugea que tout était perdu; car com- Danger réel.
ment tenter maintenant de sauver le colonel? L'écho lointain répétait les formidables
Mais Bouléreau dit joyeusement : sons qui, passant par le nez du géant,
— Mademoiselle, quand on a des yeux allaient se répercuter contre les cimes des
LA REINE DES APACHES 525

jnonts et dans les profondeurs des ravins j Sans-Nez connaissait trop son ami et ses
' i
formidables entêtements de
avec des bruits de tonnerre. pour essayer
Sans-Nez pinça le géant au petit doigt, i
discuter.
remède de vieille portière parisienne ; il lui Il reprit sa faction en maugréant.
il Tomaho se remit à jouer de la cornemuse
joua en sifflant des airs aigus aux oreilles,
s'assit sur son ventre, il s'ingénia de toutes j
par le nez.
les façons; mais rien n'y fit. Quelle cornemuse, justes dieux !
Tomaho ronflait toujours. n y avait de quoi faire danser toute la Bre-
En désespoir de cause, quoique le sommeil tagne réunie au grand pardon de Notre-
d'un ami dût être sacré pour un trappeur, Dame d'Auray.
Sans-Nez éveilla le Cacique en lui bouchant
le nez et la bouche : Bouléreau, quand vint son tour de veiller,
— Pardieu ! se dit le Parisien, si cet anim'al craignit comme Sans-Nez les conséquences
ne s'aperçoit pas que j'ai triché pour ma fac- de ce ronflement, auprès duquel le rugisse-
tion et que l'heure n'est pas venue de me re- ment du tigre n'était que bruit de mirliton.
lever; ce sera tant mieux. 11 éveilla, lui aussi, le géant, qui, toujours
« Il veillera et il ne ronflera plus ! » calme, mais têtu, s'enferma dans le raison-
Mais le géant savait Sans-Nez capable de nement qu'il avait déjà tenu et n'en voulut
lui jouer des tours de cette sorte, et il avait point sortir.
eu maintes fois à se plaindre de semblables Bouléreiiu n'était pas sans avoir remarqué
plaisanteries. que le Cacique était incapable do démordre
Il était en défiance. d'une idée.
Ouvrant un oeil, puis deux, il examina les Il ne poussa pas loin la discussion ; mais il
étoiles et dit <Vun air placide mais nar- avisa.
quois : C'était un homme de ressource, il cueillit
— Sans-Nez a une montre, et elle marque une mince baguette et quand Tomaho fut
sans doute qu'il est temps de m'éveiller. profondément endormi, le Canadien intro-
« Il va me montrer le doigt d'acier sur le duisit la baguette dans une narine du Cacique
visage de la montre, et il me dira qu'il est mi- et lui chatouilla les bronches.
nuit et que mon tour est arrivé. Aussitôt le géant poussa un épouvantable
« Mais Sans-Nez est subtil et pousse le éternuement.
doigt d'acier avec son pouce. Bouléreau avait prestement retiré la ba-
« J'avertis Sans-Nez que, s'il me dérange guette et il s'était remis en faction, le dos
encore, je lui infligerai une correction désa- tourné à Tomaho.
gréable. Celui-ci, éveillé, se frotta les yeux, se leva
— Grand imbécile, dit Sans-Nez furieux, et vint à Bouléreau :
je ne veux pas tricher le moins du monde. — Mon frère, dit-il, je viens vous faire des
(Il mentait sans pudeur.) excuses. :
« Je t'éveille parce que tu ronfles à couvrir « Je vous ai donné un démenti tout à
îo bruit de la cataracte ; c'est l'heure et je le regrette, car j'avais tort.
insuppportable
et dangereux. « Je ronflais réellement, puisque je viens de
— Mon frère veut rire de moi ! fit le Caci- m'éveiller.
que. — Une autre fois, vous me croirez, Ca-
« Si je faisais tant de vacarme,
je m'éveil- cique?
'orais moi-même, comme cela m'est arrivé — Oui, Canadien!
auvent. « Mais je vous ai soupçonné de vouloir,
l(Dès
que je ronfle, le sommeil fuit comme comme Sans-Nez, me faire ce qu'il appelle
uu élan devant un
coup de fusil. » une blagué, parce que vous avez l'habitude
kt le géant, fort de ce raisonnement, ré- de toujours rire.
arma béatement les yeux. « Mauvaise habitude, très-mauvaise; puis-
L'HOMME DE BRONZE

que* vous le voyez; çâ fait tort daiîS l'esprit « Quelle bêtise?


des camarades. « C'était honnête cependant, et digne d'un
« Allez-vous coucher, Bouléreau. guerrier loyal* de reconnaître son erreur. ,,
« Je prends la faction; Tout à coup le géant se frappa le front
« Quand je suis en train de ronfler, j'en d'une claque qui eût abasourdi un boeuf, et il
ai pour toute la nuit; je m'éveillerais à cha- s'écria joyeux :
que instant, dônG je ne dormirais — J'ai trouvé!;.;
point.
<i Autant veiller! » « Compris!... »
Bouléreau se garda bien de trouver un n courut à Sans-Nez et l'éveilla de nou-
mot à redire dans ce raisonnement qu'il veau précipitamment;
goûtait fort. . — Encore?... fit celui-ci.
, — Bonsoir, Cacique ! dit-il. — Mon frère
qui me croit stupide, dit
Et il se plongea délicieusement dans son gaiement lé géant; mon frère qui crie à tout
lit d'herbes. le inonde que je n'ai pas de cervelle, mon
ami Sans-Nez, au flair subtil, Va être bien
Cependant Tomaho réfléchit;.. très-lente-
étonné.
ment, bien entendu; — Je ne demande
pas à être étonné, dit
i Après une dcmi+hcure de rêveries* il ar-Sans-Nez, mais à dormir.
riva à une conclusion. « Enfin, qu'est-ce qu'il y a?
- — Oui, murmura-t-il, j'ai mal agi et il « Quand tu l'auras dit, j'espère que ce
faut que je le lui avoué; un Araucâiiien est
sera fini.
toujours franc, loyal. « Parle donc, animal !
! « Agir autrement, ce serait mal; » — J'ai trouvé!..; dit le géant avec em-
Il se dirigea vers Sans-Nez et lui mit sa
phase.
large main sur la poitrine. — Quoi? fit Sans-Nez.
Le Parisien crut sentir tomber sur ses — Je sais pourquoi, malgré ma bonne in-
poumons un pan delà chaîne des Andes. tention, j'ai fait une bêtise ett éveillant mon
Il jura et se débattit pour échapper ah
frère-.
cauchemar. « C'est parce que j'aurais pu attendre à
Tomaho lui dit on le maintenant i demain pour avouer mes torts ! »
« Que mon frère ne s'agite pas et no âè Sans-Nez* indigné d'une pareille stupidité,
lève point; i . fi, bondit, leva les bras vers la lune pour la
« C'est inutile! prendre à témoin que ce Calino indien dé-
« Je l'ai éveillé pour lui avouer que tout passait tous les Caliiios de l'Europe; puis,
à Theure je ronflais et, que je venais de m'en sans mot dire, il prit ses armes, sa légère
apercevoir, puisque le bruit m'a fait sortir tenté j sa mince couverture de'laine*, et s'é-
du sommeiL. , loigna du bivàc; :
« Mon frère n'aura plus son repos trou- — Je serai peut-être déchiré par un ja-
blé pari l'injustice qtte; j'ai commise envers
guar* dit-il, ou scalpé par un Peau-Rouge;
lui. .-.,; ..i.-.v'i ; mais je préfère ça.
-*» Gomment! triple : brute, s'écria Sans- Et il disparut, à la grande stupéfaction de
Nez, tu m'éveilles pour me conter de pa-
Tomaho et à, sa profonde douleur* car
reilles bêtises! !• pensa bien qu'il venait de commettre une
« Va-t'en au diable ! » forte bévue.
Et le Parisien furieux se rendormit à
poings-fermés. :,;• Le lendemain, Sans-Nez reparut à l'auM
: ; i ' Tomaho confus reprit sa faction en mur- sain et sauf;
' murant •-,, .•,
:: .-.. Tomaho le salua d'un cri joyeux et couru
- J'ai fait une bêtise. à lui;
Pourquoi? ; I —J'ai encore compris! ditriU
LA REINE DES APACHES 527

« La seconde fois que j'ai réveillé mon Bouléreau, Je géant, le pirate: lui*-rnême
encore plus bête que. Ja We~ se mirent à leur tour à interroger la terré,
frère, j'étais
uiière. Ils, ne purent se rendre compte de ce qui
„ j'aurais pu attendre. se passait à distance, eux> si accoutumés à
« Que Sans-rNez cependant ne croie pas définir tous les bruits de la prairie.
— Eh bien? fit Sans-Nez.
que j'ai agi par étourderie.
« J'avais beaucoup réfléchi. « Vos avis?
« Je ne fais rien sans y penser d'avance. — C'est une musique ! dit Tomaho ; une
— Sais-tu ce que ça prouve, triple essence très-grande musique...
— ... Enragée! ajouta Rouléreau- On di-
de crétin?
— Non! dit Tomaho. rait que tous les instruments connus et in-
— Eh bien! ça prouve que quand tu assas- connus résonnent à deux milles des environs,
— C'est une armée!
sines les gens à force de stupidité, il y a
— Quelle armée?
Hiet-apens, puisqu'il y à préméditation!
— Mon frère me lient rancune ! fit pitew- — La
troupe d'Aûstin, peut-être.

sèment le géant, Impossible!
— Pas plus qu'à une outarde d'être une « Il y a peut-être un millier de musi-
volaille stupide ! fit Sans-Nez, ciens.
— Et
« Prenons le café... » puis la milice d'Aûstin ne se risque-
rait pas en plaine.
— C'est vrai.
CHAPITRE Sans-Nez jeta un regard sur le pirate pri-
LX.XXVI
sonnier.
ALERTE
-NOUVELLE — Toi ! lui dit-il brutalement, tu me gênes
beaucoup.
Bouléreau, pipe aux dents, avait tout prér. « Si l'on te donne la clef des champs, tu
paré pour le repas du matin. vas avertir l'ennemi,
Le café fumait, répandant ses parfums dé- — Qui sait, dit le si cet ennemi
pirate,
licats. n'est pas le mieii?
Le soleil levant séchait, la rosée ; la prairie — Te est sûr! dit Sans-Nez; |e
pendre
s'éveillait joyeusement. laisser vivre cst.incerj.ajn...
Aii loin, les fauves rentraient dans leurs i' — Mon ami, dit. mademoiselle
d'Eragny,
repaires, jet.ajit leurs dernières menaces à la cet,homme n'a pas:,l'air méchant; le tuer
brise qui apportait de l'est des chants d'oi- nous, porterait malheur,
seaux et des'bruits vagues encore mais sinr —: Raste ! fit Sans-Nez,
guliers, auxquels Sans-rNez prêta, tout en <(Un pendu est au bout d'une corde qui
buvant goutte à goutte, une oreille atten- porte bonheur.
tive. « Npus découperons la erayate de, chanvre
j
Conception et Rosée-du-Malin, charmantes | et nous en prendrons chacun un mprce.au
toutes deux, servaient les trappeurs, en leur [ ppur avoir bpnne ç^anee,
prodiguant des remerciements pom? leur — Mademoiselle, dit le pirate, intercédez
'>onne garde. pour moi.
fout à coup Sansi-Nez se coucha à terre « Vous ne vous en repentirez v
j pas ; je vaux
e" disant :-...: i mieux que mon état.
- Vite! I « Un malheur m'a jeté dàhs'là prairie.
(( Finisse? le « Une mauvaise rencontre m'a entraîné à
déjeuner.
K Silence! » être brigand; . ^ ^
U écouta l'oreille au soi, puis il se re- « Mais j'en ai assez.
leva. « Si je pouvais devfini? un honnête
~~ trap-
Etrange ! dibril. peur, je serais au comble de mes Y0?u$< et je
528 L'HOMME DE BRONZE

souhaite mourir dans la peau d'un honnête j trois mille pas, ils aperçurent une armée eu
homme. ». marche.
La figure du pirate prévenait en sa faveur. Cette armée était forte de six ou huit
cents
Son accent était plein de vérité. hommes, divisés en trois bataillons, et cha-
— Cet homme ne me
déplaît pas trop, fit que bataillon de huit compagnies.
Bouléreau. Et, tout en marchant, elle exécutait des
— Je me de veiller sur lui, évolutions.
chargerai
aj oùta Tomaho que Conception avait engagé Tantôt elle avançait en colonne, tantôt en
à faire grâce. ligne.
— messieurs, dit le-pirate, Elle avait des tirailleurs en flancs, une
Croyez-vous,
que je n'aimerais pas mieux vivre avec vous avant-garde et une arrière-gardè de cavalerie.
ou mourir en votre compagnie que crever Les mouvements n'étaient point parfaits.
comme un chien galeux? Toutefois Sans-Nez n'avait jamais vu les
— Soit ! dit Sans-Nez. milices mexicaines capables de pareilles ma-
« Tomaho répond de toi. noeuvres.
« Tu vas demeurer avec lui: Premier et grand étonnemènt.
« Toûs'deux, vous ferez disparaître les tra- Mais ce qui était bizarre, inouï, invraisem-
ces du bivac. blable, c'est que ces soldats devaient être
« Puis vous nous suivrez de loin, dans la des musiciens.
direction du bruit. Comment s'expliquer autrement l'effrayant
« Moi et Bouléreau, nous allons voir de tintamarre de tant d'instruments qui reten-
quoi il retourne. tissaient? ; , ; ; .' ; ; :
— Mesdames, dit le pirate, je me nomme De leurs yeux perçants, les trappeurs dis-
Pierson. tinguaient nettement un chef à cheval qui
« Je suis un bon garçon et pas lâche ! commandait avec un porte-voix et qui faisait
UJ« Ma vie esta vous. force gestes, se donnant beaucoup de mouve-
— En route! dit Sans-Nez. ment.
« Veille au' gràih, Toinahd ! » Marchait-on, les instruments jouaient.
Le Parisien et Bouléreau se mirent en S'arrêtait-on, le calme était profond..
marche. On ne pouvait encore deviner à qui l'on
Ils avancèrent rapidement, non sans pré- avait affaire.
caution. Sans-Nez était dans une stupéfaction pro-
Ils atteignirent au bout d'une demi-heure fonde et littéralement abasourdi.
le sommet d'une colline qui leur barrait la Rouléreau inquiet ne s'apercevait mémo
vue, ils se cachèrent et gagnèrent en ram- pas que sa pipe venait de s'éteindre.
Il fumait... du vent.
pant une sorte de belvédère naturel.
Le bruit qu'ils avaient entendu s'était peu Enfin nos deux compagnons, après ré-
à peu transformé en un vacarme assourdis- flexion, se regardèrent en hochant la tête.
dissant. Sans-Nez manifesta le premier son éton-
Ils étaient extrêmement curieux d'en con- nemènt :
— En voilà une forte, une
naître la cause. salée, une des
plus épatantes. qu'il soit possible de rêver!
« Pour être ahuri, je le suis.
« A-t-on jamais entendu pareil bruit dans
CHAPITRE LXXXVII la savane?
I « C'est à s'en arracher les cheveux-
UNESINGULIÈRE ARMÉE '
quand on n'a pas été scalpé...
— Qu'est-ce que ça peut être? fit à son
j
Tout à coup l'autre versant de la colline tour Rouléreau.
leur apparut ; dans la prairie, à deux ou « Je n'en ai aucune idée
/-VLA REmK DES APACHES :; f?/-- ; 529

« C'est à croire que nous sommes devenus l'aise le corps d'armée prenare ses disposi-
fous, que nous, avons la fièvre chaude. tions pour franchir le couteau de prairie.
— En tout cas, dit Sans-Nez, montons sur Particularité étrange, il y a dansi ces dis-
ce chêne là-bas, sur le dos même du couteau positions une certaine connaissance des
de prairie (sorte de colline basse aux pentes choses militaires au point de vue de la
rapides et formant lame de couteau). marche stratégique des troupes en cam-
« Nous pourrons voir le défilé sans grand pagne.
danger d'être découverts. Un assez grand nombre de cavaliers
« Tomaho avisera de son côté, pour marchent en avant.
Mettre les femmes en sûreté. Ils opèrent une reconnaissance.
« On peut s'en rapporter à lui quant aux Ils fouillent le terrain avec soin. >
Mesures de prudence à prendre. Ils piquent des pointes en tous sens avec
— dit Rouléreau. autant de prudence que d'audace.
Grimpons,
Ils s'installèrent aussitôt, le plus commodé- Ils passent rapidement, gagnent la crête
ment possible, sur l'arbre dont l'épais feuil- ae la colline, puis font volte-face pour se re^
lage les cachait complètement. mettre en ligne.
Il aurait fallu avoir le flair subtil pour les Sans-Nez et Rouléreau observaient cu-
découvrir. rieusement tout ce manège du haut de leur
ûe leur observatoire, ils purent voir à perchoir.
I-'HOM.VU DE BIIONZE.— 82 LA REINE DESAPAOBS — 67
530 L'HOMME DE BRONZE

— C'est inouï !. disait Sàns-Nez. « Mille millions de blagues! je vois pour-


« Si je n'étais pas absolument sûr d'être tant clair !
éveillé, je croirais à un rêve fantastique. ,.. — Et moi, donc? fit Sans-Nez.
« Ces cavaliers sont âdmifàbleS d'adresëê « Je n'ai pas la berlue, et eii tout cas
et d'habileté. iîoUs ne verrions tous les deux
pas trouble
« Ils manient un cheval comme ûëâ éh même temps.
écuyers consommés! « Tiens, vois-tu cet animal qui parait
« Mais quels drôlêi âe costumée ! être le chef de ces cavaliers?
-^Mirobolants* îëë unifbïmeê \ ,nÉ-'8ôtiié- — Je l'aperçois, dit Bouléreau.
reàù] : « Il porte un costume que j'ai v.u au
« ^oil uônê ëeux=ëi I
grand théâtre de Rio-Janeiro.
a Del tuniques à là gfëeqùêi ië pepliïnt et. — Tu
y es, fit le Parisien.
lëèàiquë rbihaià mm \ « C'est le costume du Postilion de Long-
«t Bës ëùira§sës et dë§ cottes de mâiiîës dit
julhëâûi
tèfflpë de ëàiiit Louis; « Tout y est, sauf les bottes.
« dii dtëait qiiê lotit m est en fët-Manc* « Mais il a le bouquet enrnbané, cet
;« Tiëlisl M Voilà Uti qui s'est fabriqué liii animàl-là.
nbucliër" arëë tin fond de bàs§iiiôirê; -± Èi celui
qui le suit pas à pas* remarqua
a Aiij iêgaraë do'ttël. ëhcor'6 le squatter, qûëiic tête !
« Bti Veiei deiix qtii 6nt des tabliers de « On le dirait coiffé d'un chapeàtt clii-
sapeûrsa» lùï le dôS: iiôiii
« Qu'ési-cë qitè ë'ëët que ça? « Et je ne mê trompe pas, lès clochettes
-*--©n' ! là ! là i S'ëeria inhs-NëJ! en s'agi- et les grelots y sont.
tant sur sa branche ttii riiqtië dô §0 laisser — C'est exact, dit Sanê-NëiL
découvrir. « Mai§ je fflë demande ce que petit bien
« C'est^trop fbrl! être cette espèëë de rouleau qû'ii porte sûr
« Bouléreau, j'ehci'ëvèrai do riro ! son épaule. »
« Tourne-toi donc. Le hasard voulut que la curiosité du Pa-
« Vois-tu? risien fût immédiatement satisfaite.
« Des avocats en robe ! Le cavalier au chapeau chinois saisit son
.«-Des juges avec leur bonnet carré... et rouleau à deux mains et en porta un bout à
des plûmes en panache ! sa bouche* .,...
« Un tribunal à cheval ! Troie ou quatrënotes stridentes retentirent.
•i« Ça ne s'est jamais vu ! Aussitôt les cavaliers épars se réunirent
.'. « Et de fameux cavaliers, s'il vous plaît! en pelotons* qui rejoignirent au petit trot
« Des écuyers de Franconi, quoi! l'avant-^garde de fantassins qui précédait le
« Je n'y comprends rien du tout. gros de l'armée.
«iDis^moi, squatter^ me crois-tu fou? Ils allaient évidemment rendre, compte de
— J'allais te faire la même demande* dit leur mission d'éclaireurs et -faire.:-connaître
Bouléreau.qui ouvrit la bouche toute grande qu'aucun danger ne menaçait la colonne.
et laissa tomber sa pipe. Telle fut la supposition de Bouléreau et
Jamais pareille chose n'était arrivée à ce de Sans-Nez.
fumeur émérité. — C'est incroyable! fit ce.dernier.
; Il se! pencha sur sa branchej jeta un re- « Ces gens me paraissent se, conduire très-
gard anxieux sur la touffe d'herbe où avait sérieùsément. ,
disparu le précieux brùle-gueulé et reprit : « Ces cavaliers se sont ralliés avec un en-1-
;:-r-Je puis la retrouver. semble admirable !
îij« Mais dû diable si je comprends quel- « Mais ces costumes !...
que chose à ce carnaval ! I « Décidément, plus je cherche, moins j"
5< C'est à douter de la réalité. '
j comprends!
LA REINE DES APAGHES 58i

— C'est surtout ce. bruit étrange, ce va- — On le croire tout de même,


pourrait
carme épouvantable que je ne m'explique ]reprit Bouléreau.
« Tous ces gens sont tatoués et peints
pas, observa Bouléreau.
« Si on pouvait saisir le moindre fragment '
comme des Peaux-Rouges.
d'un air quelconque, on supposerait à fa « Mais pourquoi cet appareil gueprjor ?
rigueur que nous avons devant nous une ar- « Ils sont tous armes jusqu'aux dents.
mée de musiciens ; mais que penser de cet « Oh ! les bons costumes !
ouragan de sons étranges et discordants ? « En voilà un qui a une tunique de fan^
— Nous allons bipn voir, dit Sans-Nez. taisie avec une culotte de zouave-
«Laissons-les avancer. , (< Et cet autre avec sa'culotte, blanche et
ce que nous avons vu, je crois sa veste rouge de soldat anglais!
«D'après
« Ah! voilà qui est mieux, un lancier en
que toutes les suppositions possibles ne peu-
vent servir qu'à nous dérouter de plus en has de soie !
, y C'est à en mourir !
plus.
« Tiens, l'armée se forme en colonne et se « Un pompier !... avec son casque en sau-?,
met en marche. toir !»
« Tous les mouvements sont exécutés avec Bouléreau s'arrêta dans son énumération.
un ensemble qui ferait honneur à plus d'une Une furieuse envie de rire le possédait, et
il avait toutes les peines du monde pour s'ern^
milice mexicaine.
« C'est renversant ! pécher d'éclater.
— Mais tu ne vois
— C'est stupéfiant! Bouléreau. pas le plus drôle, reprit
ajouta à son tour Sans-Nez.
« Vois donc cet ordre de marche :
« Lorgne-moi un peu ces coiffures.
« Cavaliers en tirailleurs pour protéger les
« C'est 'dp la peau de lapin, si je ne nie
flancs de la colonne ;
« Avant-garde et arrière-garde. trompe.
« Mais quelles formes !
« Tout y est.
« Et quels plumets!
— C'est-à-dire, lit Sans-Nez en riant, que
« Un chapelier de Ménilmontant n'en vou-
l'on se croirait à une fenêtre de l'Ecole mili-
drait pas ppur enseigne.
taire, à Paris, on face lé Chainp-dc-Mars. « Ça ne ressemble ni à un chapeau ni
« Mais des costumes pareils!... à une casquette, ni à une calotte, ni à un
« Ce tapage infernal!...
cascamèche, ni même à aucun couvre-relief
«Voilà ce qui me déroute complètement. »
connu !
« Eh! quand je le disais, que c'étaient des
Cependant la petite armée avançait assez
masques !
rapidement. « Un pierrot et un arlequin!,..
Bientôt l'avant-garde ne fut plus qu'à une « Il ne manque plus que Polichinelle.
centaine de pas du chêne où se tenaient « Ah ! mais voici le plus drôle !
cachés nos deux observateurs, dont la stu- « Un coi* ae chasse en drap rouge sur cha-
péfaction allait croissant.
— Pour le que coiffure.
coup, dit Sans-Nez, je rêve « Nous avons décidément devant nous de
tout éveille ! la troupe régulière. ...,.:
« Je jurerais que nous sommes en car- « Cette ayant-garde nous représente.as.su-
naval, et qu'un génie puissant m'a trans- i rément des chasseurs ou des voltigeurs, à
porté aii beau milieu du faubourg du 1 : notre choix. »
Temple. Tout à coup Rouléreau laissa échapper un
8 Nous assistons vraiment à la plus mi- éclat de rire contenu, et s'agita sur sa
•'oholante descente de Çouilille que l'on i branche.
Puisse imaginer. — Un trombone ! dit-il.
w ce sont des masques. «. Un, deux, trois tambours !
Positivement,
532 L'HOMME DE BRONZE

« Un violon!... » Tout l'attirail se trouvait au grand com-


— C'est pourtant vrai l interrompit Sans- plet.
Nez. Ce guerrier était formidablement armé.
« Rs ont tous un instrument quelconque. Quatre pistolets et deux larges coutelas
« Voilà qui devient de plus en plus fort. » pendaient autour de lui.
Le Parisien ne se trompait pas. Une carabine à canon double était accro-
Chacun de ces singuliers soldats était chée à l'arçon de sa selle, et une longue lance
muni d'un instrument de musique à corde, se balançait à son bras gauche.
à vent ou autre, connu et inconnu. Sur sa poitrine, très-bas, presque sur son
Mais pas un homme ne jouait dans le mo- ventre, brillait un objet auquel Sans-Nez et
ment. Bouléreau ne purent attribuer un nom.
Enfin cette étrange avant-garde passa et Enfin cet étrange Peau-Rouge serrait sous
''" le bras droit un immense
disparut derrière l'arête de la colline. porte-voix.
Le gros de la troupe s'avançait en bon Et à côté de lui se tenait constamment un
ordre. cavalier portant un espèce de tube en fer
— Voilà le grand défilé ! s'écria Sans-Nez. blanc assez semblable à un gros tuyau de
« Attention ! gouttière.
« Nous allons peut-être faire de nouvelles La tournure et l'accoutrement du second
et intéressantes découvertes. personnage n'étaient ni moins extraordi-
« Si je n'avais pas peur d'être devenu com- naires ni moins bizarres.
plètement fou, je m'amuserais comme un in- Il portait un costume Louis XIV complet:
sensé. L'habit était en drap bleu de ciel ;
«<Ah ! malheur ! Le gilet de couleur chair, ainsi que la cu-
« Vois-moi donc ça, Bouléreau ! lotte ;
« Deux bonnes têtes ! Un chapeau à larges bords légèrement
« Ce sont probablement les chefs, les gé- relevés était placé en arrière sur sa tête ;
néraux. Deux grandes plumes d'un rouge éclatant
« Quelles tournures ! » complétaient la coiffure.
— Mais il me semble que l'un des deux est Le tout était doré, galonné, brodé à pro-
Indien, observa Bouléreau. fusion.
— C'est vrai ! fit Sans-Nez. Cela étincelait, miroitait, tirait l'oeil affreu-
« Mais il n'a pas les allures d'un Peau- sement.
Les armes n'étaient aucunement en rap-
Rouge.
« Tout ça est bien singulier ! port avec le costume.
« Et quand je pense que plus je. lorgne En guise d'épée, l'étrange personnage por-
ces deux binettes-là, plus je m'imagine que tait un tomahawk indien et une paire de ma-
les ai rencontrées quelque part ! gnifiques revolvers d'arçon.
« Qu'est-ce que cela veut dire ? » Une carabine anglaise était placée en tra-
Les deux personnages signalés étaient bien vers sur sa selle.
faits pour exciter la curiosité. Un petit arc en bois noir lui pendait der-
Ils se tenaient à quelque distance en avant rière le dos, ainsi qu'un carquois de peau de
de la colonne et paraissaient causer. buffle rempli de flèches.
Quatre cavaliers les escortaient. De plus (singularité bizarre), il tenait à la
L'un portait le grand costume de guerre main une guitare !
des Indiens : Et, de temps en temps, il chantait et s'ac-
Plumes d'aigle sur la tête ; compagnait en faisant des grâces et des con-
Tatouages et peintures multicolores sur , torsions de clown.
le visage, sur les bras et la poitrine ; Sans-Nez et Bouléreau remarquèrent avec
Manteau en peau d'élan sur les épaules ; surprise que cet individu était admirable-
Queues de renards aux mocassins. ment tatoué à l'indienne.
LA REINE DES APACHES 533

Bientôt le gros de l'armée défila à peu de j ses tambours, qui se distinguent particulière-
distance de l'observatoire des deux - ment des autres soldats par leurs coiffures.
compa
de plus en plus intrigués. Ils portent une espèce de calotte très-lon-
guons
gue qui leur tombe dans le dos.
Cela ressemble assez aux bonnets, très-al-
CHAPITRE LXXXVIII
longés, des gondoliers de Venise.
VOITDESCHOSES Le reste de cette armée impossible est
OUBOULÉREAU SI ÉTRANGES QU'lL
EN LAISSETOMBER SAPIPE tout aussi étrangement affublé que les pre-
miers pelotons.
Cette armée est au moins aussi étrange- . C'est un amalgame indescriptible, qui fait
ment affublée que les chefs qui la comman- mal aux yeux, qui énerve, qui déconcerte tout
dent. effort tendant à rechercher une apparence d*.
Les premiers pelotons sont composés goût et d'harmonie.
d'hommes de haute taille. Chose bizarre ! chaque homme porte un sac
Ils ont tous des bonnets en poil d'ours. de cuir, un vrai sac dé soldat, avec couver-
Mais quels bonnets ! j tures, toiles et bâtons à tente.
Dos ruches à abeilles ! j Cette seule partie de l'équipement est uni-
Il a certainement fallu la peau entière d'un formément portée par tous, quel que soit le
ours pour chaque coiffure. costume.
Quant aux habits, c'est une fantaisie, un ' Enfin une vingtaine de chariots traînés
bariolage, une arlequinade impossibles. j' par des mulets et escortés par des cavaliers
Toutes les couleurs, toutes les coupes suivent la colonne.
son' réunies et forment l'ensemble le plus '
criard et le plus discordant que Ton puisse j Sans-Nez et Bouléreau allaient de suiprise
imaginer. en surprise, d'étonnement en étonnement.
Jamais pareille excentricité carnavalesque Leur stupéfaction prenait les proportions
n'a été rêvée. d'un véritable malaise.
En avant de ce premier peloton se dislin- Il y avait de la consternation, de la fièvre
gue un grand gaillard que suivent une dans le ton et la manière dont ils échangaient
quinzaine d'hommes tapant à tour de bras leurs réflexions et impressions.
sur des tambours. Ils pouvaient d'ailleurs parler haut sans
Cette espèce de tambour-major est peut- danger, car l'épouvantable tintamarre qui les
être le seul qui soit correctement vêtu. avait tant étonnés continuait plus acharné
Mais l'uniforme qu'il porte ne peut qu'exci- que jamais.
ter, comme tout le reste, l'étonnement et la C'était un bruit capable de couvrir les
stupéfaction. grondements du tonnerre.
Il a endossé le costume complet d'un — Ils sont tous armés, disait Sans-Nez.
suisse de cathédrale : i « Il n'ont pourtant rien à craindre ; on ne
L'habit rouge soutaché et galonné sur les attaquera pas, ni hommes ni bêtes,
les coutures ; i « Us feraient fuir toutes les oreilles de la
Les bas blancs et la culotte écarlate ; '
création, ces enragés.
Le baudrier etl'épée pendante sur lès jar- I « Il n'y a pas à direi je n'en aperçois pas
rets; un qui n'ait son instrument.
Le chapeau à plumes posé en bataill e ; — Si on peut appeler ça des instruments,
Les épaulettes à grosses torsades dorées ; remarqua Bouléreau.
L'énorme canne à pomme argentée, ainsi « Regarde-moi un peu èe mélange.
lie la hallebarde. « Des clairons, des cors de chasse, des
«ien ne manque. cuivres de toutes sortes.
Et l'étrange suisse, la démarche assurée, — Il ne manque pas d'instruments à cor-
(
lair imposant, marche fièrement à la tète de
des, observa Sans-Nez.
534 L'HOMME DE BRONZE

« Je vois pas mal de yiolons. « Mais je U'ouye cette musique infernale.


«Mieux que ça, voici une contre-basse « Je ne t'entends plus.
qu'un homme porte à dos ; un autre frotte « Je deviens sourd.
dpssus comme s'il sciait une bûche. — Et moi
je me crois fou! cria Sans
« Drôles de troupiers ! ]
Nez.
« Mais ce qui domine, c'est le tambour, un « Heureusement que voici les derniers
instrument qui n'exige pas de hautes con- :rangs.
naissances musicales. « Attendons que l'arrière-garde soit passée,
— Tu appelles ça des tambours ? fit Bou- i nous descendrons.
et
léreau. « Il est temps, car je me sens défaillir
« J'en vois à peine vingt qui méritent ce « Ce bruit, ce vacarme, ces costumes..
nom. « Je suis détraqué à m'en laisser tomber. »
<i Le reste n'a ni forme ni figure.
—- Tu es bien difficile. Bientôt les derniers soldats de l'étrange
« Moi, j'aime assez ces tambours primitifs. armée curent dépassé le sommet de la col-
<<Une peau sur une écorce d'arbre. line.
« C'est économique et ça fait autant de S.ans-Nez et Bouléreau s'empressèrent de
tapage. dégringoler de leur arbre.
« Et puis chacun peut en çonfectionnner Ce dernier chercha sa pipe et parvint, non
un à sa fantaisie. sans peiiie, à la découvrir dans les herbes
« C'est plus drôle... hautes et épaisses.
« Oh ! bada ! boum ! zimm ! Quand il releva la tête et regarda où se
« La grosse caisse et les cymbales. trouvait le Parisien, il lo vit marchant sur
: « Ça se complète. les genoux et les mains, dans l'endroit qu'a-
« Bon! de mipux en mieux ! vait foulé la troupe.
« Des trompettes en cornes de taureaux, de Il flairait le terrain à la manière d'un
buffles. chien qui rencontre une voie chaude.
— Qu'est-ce
, '> Des fifres en roseaux ! » que tu fais donc? lui de-
Tout à coup Bouléreau et le Parisien jetè- manda- t-il.
rent en înêmp temps un cri de surprise. Sans-Nez se releva tout à coup et accourut
,-r- C'est le bo.uquet ! fit Sans-Nez en éela? vivement.
tant de rire. — Je viens de faire une découverte, dit-il.
— Je ne m'attendais pas à cellerlà, dit à « Mais je n'en suis pas beaucoup plus
son tour le squatter. ayancé, à vrai dire.
« Je n'avaisjamaisyujouer delà seringue. — Laquelle?
« Il faut venir dans la sayane pour avoir —: Eh bien ! mon vieux, les masques que
de ces surprises-là. nous venons de voir défiler en musique sont
— Mais c'pst qu'ils en jouent sérieusement, tout simplement des Peaux-Rouges.
remarqua le Parisien qui se tordait sur son « Leurs tatouages, que nous croyions faux,
perchoir et se cramponnait pour ne pas sont absolument authentiques. »
tomber. . • ,, Bouléicau fut un instant sans répondre.
« Dsse servent très-bien du pistoii; comme Il aiiuinait sa pipe.
des coulisses d'un trombone. ; Quand il eut aspiré avec délices une denu-
« Décidément, nous sommes en plein car- douzaine de bouffées, il répondit, après av 01
naval et nqug assistons, à uim cavalcade de reniflé plusieurs fois :
: — Tu as raison. ,
masques.
« Pour moi, j'en suis de plus, en plus çon- « Ça sent l'Indien à plein nez.
vajnçui. : ,, .,,..-,,.,,.. « Mais alors, qu'est-ce que ça veuf dire.
— Ma foi! ajouta Bouléreau, la mascarade cette hjstpire-là?
est complète. I — La belle question! s'écria le Parisien
LA REINE DES APAGHES 535

« J'en demanderais bien autant. I <


qu'ils venaient de voir,.et annoncèrent leur
« Il y à là dedans un hic que je ne m'ex- i
intention de mettre, fin à leur perplexité en
irejoignant la bizarre armée commandée par
plique pas.
« J'ai beau chercher, je m'y perds. !
Sable-Avide et don Matapan.
« Mais nous verrons bien..; Mademoiselle d'Eragny n'encouragea pas
« Je ferai plutôt... » i
d'abord cette tentative.
Tout à coup Sans-Nez se frappa le front, Une semblable détermination lui paraissait
et sa face couturée se rida affreusement j ex- comporter des dangers, et elle manifesta ses
primant la pliis grande satisfaction. craintes :
Il exécuta un joyeux roulement de casta- — Pensez-vous, dit-elle j que des femmes,
gnettes avec ses doigts et fit une triom- au milieu de ces Peaux-Rouges, soient en
' sûreté?
phante pirouette.
— J'ai trouvé ! s'écria-t-iL « Ces Indiens à demi sauvages peuvent,
« J'y suis en plein ! garder rancune au comte et aux siens.
« Le gros, habillé en Peaû-Rougê, c'est « S'ils allaient penser à se venger, com-
dou Matapan, l'ex-gouverheur d'Aûstin. ment nous défendre? comment fuir?
Louis XIV* c'est | — Il
« L'autre, en costume n'y a.rien à craindre, affirma Sans-
son ami Sable-Avide 4 le sachem le plus Nez.
ivrogne de la savane. « D'ailleurs, je m'en rapporte au Caci-
« Je me disais aussi que j'avais vu Ces que. »
bineltes-là quelque part. . Tomaho avait écouté attentivement le récit
— Mais, questionna Rouléreàûj comment des éclaireurs, et la description de l'armée
expliques-tu cette mascarade? indienne l'avait fortement impressionné..
— Je ne l'explique Entendant la question indirecte
pas pour l'instant; djt qui lui
Sans-Nez. était posée, il prit un air grave et solonhoLi
« Mais je suis sûr de ce que j'avance. — Je partage les craintes de RoséeTdu-
« Nous en saurons plus long avant peu, Matin, dit-il.
si tu veux m'en croire. « Des: dangers et des embûches sont en-
— En tout cas, penses-tu
que nous ayons core devant .nos pas. ,
quoique chose à redouter de cette légion de « Nous en sommes avertis par la volonté
fous? du grand Vacondah.
— Je ne le crois — Qu'est-ce
pas. que tu nous chantes, CaciqUe?
« Nous, sommes en paix avec les Indien;' _fit Sans-Nez qui flairait encore;des histoires
depuis la dernière affaire. do sorcellerie.
«Mais comme; après tout, je puis me « Si ta folie te reprend, tu peux te
tromper, nous devons tenter d'éeluircir la taire. »
chose. • Le géant ne parut pas avoir entendu. •
— Soit; dit Rouléreau; mais agissons Il reprit avec le plus grand sérieux :
avec prudence. — Sable-Avide et don Matapan ont mé-
« D'abord, il nous faut attendre l'arrivée contenté un génie du désert, et leurs guer-
do Tomaho
qui, je le vois, a su,se dissimuler riers ne sont plus des hommes !
habilement. « Frères, né continuons pas à braver les
— dit Sans-Nez. de la grande magie!
Approuvé! puissances
« Allons de lui. « Les sorciers de la savane al-
au-deyant feraient
« H ne doit
pas être loin. » liance avec l'Esprit ; de la, Tour^ et notre
perte deviendrait inévitable 1
Le Cacique, en effet, ..ne tarda
pas à pa- . « J'ai dit» ..|
du pirate et des trois — Tu as fini de nous débiter tes sottises?
raître, accompagné
%imes.. s'écria Sans-Nez, ;, .:.,,;,,..;,.,
«ans-Nez et Bouléreau racontèrent ce « Tu ne veux pas nous suivre? , ... ;...;,,,
536 L'HOMME DE BRONZE

« Eh bien! reste. Les deux Compagnons se hâtèrent.


« Nous agirons sans toi. Ils ne prenaient aucune précaution pour
— Je suivrai mon frère comme il m'a suivi, se cacher, au contraire.
reprit Tomaho. Ils arrivèrent enfin à une centaine de pas
« Je ne crains pas la mort. de l'arrière-garde.
— On sait ça. Us furent aperçus.
~ Mais tu deviens à la fin, avec se détachèrent
bassinant, Quelques guerriers et
;tes sorciers. vinrent à leur rencontre.
« Tu en vois partout. Dès que l'on fut à portée de la voix, Roulé-
« Un jour, tu en trouveras dans reau et Sàns-Nez n'entendirent
ta pas sans stu-
soupe. ». péfaction un Peau-Rouge crier en français :
Cette sortie amena un sourire sur les — Qui vive?
lèvres de mademoiselle d'Éragny. — Ami ! répondit le squatter qui, ainsi
que
— Je ne prends pas au sérieux les
Sans-Nez, avait le fusil sur le dos.
croyances de ce bon Tomaho, dit-ellë;: Et ils continuèrent d'avancer tranquille-
« Mais je n'en suis pas moins inquiète. ment, sans manifester ni crainte ni inten-
--- dit à Son tour Rouléreau, tion hostile.
Groyez-moi,
il n'y a rien à redouter des Peaux-Rouges. - Ils furent placés au milieu du petit déta-
« Ces gens-là sont de parole. chement et conduits devant le ' senor doii
« Ils ont juré la paix, ils ne nous inquié- Matapan, car. Sans-Nez ne s'était :pas trom-
teront nullement. pé : c'était bien lui qui commandait eu chef
« Du reste, pour vous rassurer l'armée
complète- indienne.
ment, nous userons de précautions. Le Parisien avait une figure que l'on n'ou-
« Sans-Nez et moi, nous allons rejoindre blie jamais quand on l'a vue une fois.
les Indiens, et nous arrangerons les choses L'ex-gouverneur le reconnut à trente pas.
pour le mieux avant de révéler votre pré- — Eh! morbleu! s'écria-t-il, c'est le trap-
'
-;: '
sence.^ peur Sans-Nez !
« Tomaho et Pierson le pirate demeure- « La rencontre, pour être imprévue, n'en
ront avec vous pendant que durera notrb est que plus agréable. »
ambassade'. . •«• Et tendant la main, il ajouta en désignant
— Vous
croyez agir pour le mieux? dit
Bouléreau :
la jeune filléi — Un ami?
« Allez donc ; je ne puis que vous approu- — Bouléreau, de la caravane Lincourt.
ver. » — Très-bien!
Satisfaits de cette adhésion, les deux amis
\ « Je le reconnais maintenant. »
pai tirent aussitôt. | Et le gros homme tendit son autre main
au squatter.
La double étreinte échangée, l'ex-gouver-
neur fit un signe au soldat qui se tenait à
CHAPITRE LXXXIX ses côtés portant cette espèce de tuyau de
dont Sans-Nez et Bouléreau ne
LES FINESSESDEDONMATAPAN gouttière
s'étaient pas expliqué l'usage.
Aussitôt le soldat porta un bout du tuyau
Ils ne tardèrent pas à découvrir les Peaux- , à ses lèvres, et une note vibra, stridente)
Rouges j qui avaient descendu la colline et grave et prolongée.
se trouvaient maintenant en pleine prairie. En appuyant du même coup sur les cla-
— Forçons la marche, dit Rouléreau en viers d?uh grand orgue, on eût obtenu à peu
allongeant le pas. près le même sën.
« Dans vingt minutes, nous les aurons re- A ce signal, toute l'armée cessa son h»er"
joints. » i nal concert.
"" "" ""
REINE DES APACHES \ y 537
X^I/>>LA |p

On pouvait alors parler avec chance de sa situation et celle de ses amis avant d'être
s'entendre. parfaitement rassuré sur les dispositions.de
Don MatapaD renoua la conversation. don Matapan et des Indiens.
Naturellement, il fit cette question que Il se contenta de répondre :
tout bon ivrogne ne manque jamais d'adres- — Pas positivement.
ser à des hôtes : « Nous sommes en exploration.
— Avez-vous soif? « Mais les circonstances nous
pourraient
— Voilà une »
prévenance qui me va joli- déterminer à pousser jusque-là.
ment, répondit Sans-Nez. Puis questionnant à son, tour :
« Un verre de rhum sera le bienvenu. » — Et vous, senor? dit-il.
Sur l'ordre de don Matapan, un Indien « Vous y allez, à Austin?
aPporta une bouteille pleine et des gobelets — Mais oui, mon ami! mais oui! fit le
de cuir.
gros homme en hochant la tête d'un air de
On but, et la conversation reprit. suffisance.
— Iriez-vous « Je vais faire une visite à mes anciens
par hasard à Austin? de-
manda l'ex-gouverneur. administrés.
Sans-Nez n'entendait pas faire connaître « Et vous le voyez, j'emmène avec moi
h'U05IMEDE ItlUMZE. — #3 LA UHINIÎ UES A-i'AGUËs.— <i8
533 L'HOMME DE BRONZE

une armée qui, je peux m'en vanter, a un ]


prit l'ex-gouverneur ! en relevant la tête d'un
cachet. » !' i
àîr crâne. !:i- ; i!; :'!; =;-'---^,<
singulier
' Le bonhomme ces mots d'un r « Je me !
r ; accompagna 1" vengerai
fin'soûriré. "y-ti.; -Mil v-m uiv.\n M:;;:i « Je meUrài la Villie à feu et à sang!
Sàhs-Nëz et Bouléreau comprirent que « Ile verront si l'on se ïrioqùë impunément
don Matapan trouvait lui-m^meJqûë^s'ës sol- i
d'un fto&më'cômme moi.
dats ëtàiëhVVfdicidëinént ; *
à|lçîo^tii|sv j '^ïjpiie'' résëltitibhT fit Bouléreau avec
^èèpèndàjn/ '^ë^gHu^ëfcne^^'iluI en eau- i une légère teintè: d'ironie qui' passa ina-
*"i:* '
rsam'jTàvaiVfait^^ for- : perçue. '"''
son -escorte de né' prosj f e' ^suivre ; il j '•liïMais se de toute la population
venger
ià^hiiïttotit d^çëlnèn^âeMI^Unce'sur ses j d/ùne ville n'est chose facile. i; ! !ii ;'!
Im'âmni pas
avë'c' \ a UiL Certes' fit don Màfâpân^ je ne pouvais
'|Mi|i,.^trbfôM^i^fft^4S!J^i(lîéV
àë^^Mn^rlokiteurs, éntr'ë VkHrMt-gaèfdë èf le à châtier de mes mains ' six à'nûit'hiïljè
::lf-.i:".«t JH penser yui[ ;": ' 'i'i!",Et "'""
^;|ë|p^||^aiUë^ c^aiiyp^
"' Hii
|:fipë\^pj6|ttt^ a'ticune oreille indiscrète ne Heureusement, j'ai trouvé le moyen d'ar-
110" ""..' .^ ^!^Hi "s; "h
; poifVau^Felii^^ river a mës'uûy'j'-jefvàis ' vous raconter toute
P ll*çrutpôûrlant' devoir, par excès de pru- i^ffaire.:H^':;'M )-;
1dé - ;'U Pour
dence] jeter un dernier* regard'autour i^ii prendre la ville, il me fallait des
Jloûé'bjen s'Ksknrer qu'il se' :"
trouvait àKtuië soldats, unë-armëë, n'est-ce pas?
. ^ni * Oi!i'-
|igez.g^n#|p^cé';:'-i ^^Saûs douterait SaWs^ez.
ri laissa* échapper un éclat de rire — Eh bien!
Mp^!ïli i'èpHf l'ë^-gOuverneur,je suis
qu^dëfàii le gêner'depuis longtemps, car il Hé d'amitié aVeë le sachëni Sable-A Vidé.
*"'" ' - j
i$-proifb|ri^eè" outre mesure. '^^P^jè^me 1 Mi^'dji': Consultons mon
li;i il avait des ami étrëçlJHnohs dé lui aidé et assistance;i:
Siaf^rèWsé!ibtèdaj;hë tressautait,
larmes plein lësyëûx et sa large face prenait- ! !ii Mek' n'ont bas été trompées.
: :ës|ië'ràiiifeè,s'
pfe$nteslie devin;[ '<&>><'"^ W'ù'M k sMë^vidjé- :a; iûis^^^^s^e^i^nt'ses
: guërnëï^ ilïi
i^fi^i^spy^; ma'^
Ët^l'ëx4^b.iiVéiiheur parvint à prononcer recruté u>iH6ibnta^ |
]:;:•• '-':r> i'-.:!"*.;.-': ' AiiH'i t-iiil'' if::ï !.
!•<:';
!
Voisines. ' '"•'"«' =
!.'-. \j^^MiW^Êà^Wâ)i'&^i^a}ii trente *"« lie me
trouvais, au bout de trois semaines,
h ^«ft?--/* w* •»y»M* /i t-i-HMii*- à là tête
^ttpiM d^ujàë^m^e^ë-six'*c^^
;;v;-fvl|lf^ôles,".ines soldats... n'est-ce pas?
« Impayables... hein? en vainqueur dans ma ville d'Aûstin.
— Epatants! fit Sans-Nez avec conviction. — Nous sommes de cet avis-là, approuva
-^ Extrêmement extraordinaires; ajouta Bouléreau, caries Austinoisn'ont pas inventé
Bouléreau non moins convaincu. ; la bravoure.
— Je vais vous raconter tout, reprit don ii!— Mais, continua don Matapan, je comp-
Matapan. ' " *""'' tais sans un obstacle presque insurmontable
« Vous allez juger de mes embarras et des qui surgit tout à coup et menaça de ramer
''::,; '-'•'''
difficultés que j'ai eu à surmonter. toutes mes espérances.
« Vous n'ignorez pas qUé' lés Austinois, ' « Les le but de
Peaux-Rouges, apprenant
mes anciens administrés, 'in'bnt joué là'plus mon expédition, de
refusèrent'positivement
terrible farce que Pbh puisse imaginer. marcher;' ' ? "' ':'i! ' '" ''"•' '"
— Nous connaissons l'affaire, ditT'Sans- -'"—^ Voilà qui est surprenant, dit Sans-iNez
Nez' ; ""'• -"- :,n;! ! ' ;-': -i!''"' '<-' - « Ils ne sont poùrtaût'pas 1hommes à re-
*''«Ces Canailles vous ont couvert de gou- culer devant le danger. v
dron et de plumes, puis vous ont abandonné — Eh bien!'vous' vous trompez, repritl ex-
nmule désert.;«'; v •"" ! ' - ' • "K h' ; ! :'rn--^r-i
gouVérneur. a
« C'est une atroce infamie ! « Depuis la dernière défaite que leur
j^-'Une infamie' qui leur' coûtera cher ! re- i infligée'le comte de Lincourt-, ils s'àmagin 1311
LA REINE DliS APACHES 539

nue le costume européen a des vertus sur- I


blait de près où de loin à uii costume mili-
naturelles, qu'il protégé contre les balles et Itaire..
il rend fort et invin- | « Dans l'origine, je cherchais à mettre un
projectiles, qu'enfin
cible. peu d'harmonie dans mes achats ; mais il me
..-.:•, Jfut
'
« J'ai essayé de combattre .ces idées, ridi- impossible de persister.
cules par lesi-aisonnements les plus habiles. « Sable-Avide trouvait tout bon, beau,
« J'ai misérablement échoué devant un !superbe.
entêtement, que rien ne. peut; fléchir. , « Plus là diversité était grande, plus le
« J'arrivai bien à persuader mon, ami bariolage était ridicule, plus lé sâchèm trou-
Sable-Avide, mais lui-même ne parvint pas. à vait les choses admirables.
changer les croyances superstitieuses de ses « Pour vous donner, une idée de ses
pré-
guerriers. , . , férences, il tomba en extase devant ce cos-
— Pas de chance ! fit. Sans-Nez. tume Louis XÎV dont vous le voyez affublé,
« C'était jouer de malheur, et je dus l'acheter.
— J'étais désespéré, reprit don Matapan. « Enfin, ne trouvant plus rien, j'appris
« Mais le désir de me venger me tenait au qu'un directeur de théâtre était dans de très-
coeur, et je n'abandonnai pas mes projets. mauvaises affaires.
« Bien m'en prit. « J'allai le trouver, et je lui achetai tous
« Une idée, que, je peux, sans me vanter, ses costumes, y compris les instruments de
qualifier de sublime, me vint. '.,... son orchestre.
« Je me dis : Si j'habille mes Indiens à l'eu- — Boii ! s'écria Sàns-Nez.
ropéenne, ils se croiront tout aussi invulné- « Je m'explique alors cette fureur de mu-
rables , que les adversaires qu'ils auront à sique dont vos guerriers sont possédés.-
— Ne m'en
combattre. .. .... parlez pas, fit don Matapan
« Ils trouveront les chances égales et se avec un nouvel éclat de rire.
battront sans qu'aucune crainte superstitieuse « La question de musique a failli compro-
vienne affaiblir leur, courage. mettre la réussite de tous mes projets.
— Bien raisonné ! s'écria Bouléreau. « J'eus d'abord l'intention d'organiser une
« Je commence à .comprendre. , sorte d'orchestré qui deyaitsimplëment mar-
— Attendez ! continua le quer la cadence en accompagnant les tam-
gouverneur.
« Je n'en avais pas fini avec les obstacles. bours.
« Je fis part de mon idée à Sable-Avide, « Je commettais une faute énorme.
après un certain souper au rhum qui l'avait « Quand mes guerriers virent quelques-
mis en belle humeur. uns d'entre eux en possession de tambours
« Il m'approuva sans réserve. , et d'instruments de toute espèce, ils voulu-
,,.,.
«Il ne s'agissait donc plus que de trouver rent tous être dans là musique.
des uniformes pour .nos troupes. —.Ah! la bonne blague! s'écria Bouléreau
« C'était le difficile. , ;; • en éclatant de rire- ._,_ .,-.,-,.
« Mais il-n'y avait pas à reculer- . « Il n'y a que ces satanés Peaux-Roùges
« Le lendemain., Sable-Avide et. moi, nous pour avoir de ces idèes-ià. ..-,,...',
nous embarquions sur le Colorado, et quinze J'aurais dû iné inèfier, réprit don Ma-
jours plus .tard ; nous.,avions, yisité tous les tapan..,. ... ,,... • . , ... .,.;.. | . ... ,
magasins d'habillements (des. deux villes du « Mais la bêtise était faite : il fallait en su-
littoral les plus rapprochées, et que vous bir les conséquences..,,.,, n
connaissez. t , ..,. ,,.. , .-, , « Je distribuai donc tous les instruments
« H nous fallait à tout
prix huit cents que, j'avais rapportés ', et comme il, iî'y en
uniformes : nous les, avions, trouvés en partie avait pas pour tout,le monde, je 3ùs iri'iii-
après des recherches et des peines infinies, génier à en.fajre fabriquer.
toaisilnous en manquait encore. iit « Je fis faire des tambours avec i'écorce
« Nous avions acheté tout ce
qui ressem- de certains arbres et des peaux tahiiéës, dos
540 L'HOMME DE BRONZE

violons avec des vessies, des archets avec « Ils avaient beau faire fonctionner 10
des cordes, des cymbales avec des plaques \
piston, ils n'obtenaient par hasard que des
de tôle qui garnissaient plusieurs caisses, i
notes ternes et sans sonorité. »
« Je me mis enfin l'esprit à la torture Sans-Nez et Bouléreau n'écoutaient plus lo
pour satisfaire mes enragés musiciens. j
gouverneur.
— La réussite est complète, observa Sans- Hs s'abandonnaient à un fou rire.
Nez. Hs se calmèrent enfin, et don Matapan
« Vous avez un orchestre unique. <
continua :
« Pour mon compte, je n'en ai jamais en- — Mes soldats,
voyant qu'ils ne réussis-
tendu un faisant autant de tapage. saient pas en suivant mes conseils, commen-
— Je crois bien ! dit le gouverneur. cèrent à murmurer.
« J'en deviens sourd. « Je pus enfin les apaiser en leur montrant
« Il n'y a pas jusqu'à mon ami Sable- à arranger l'embouchure de leurs seringues
Avide qui n'ait voulu avoir son instrument. de manière à en tirer des sons en soufflant
« Vous le voyez, sa guitare ne le quitte dedans; à modifier ces sons en perçant
plus. des trous dans le tube et en déplaçant le pis-
« Il en pince comme un buffle, ce qui ne ton.
l'empêche pas de chanter et de racler toute « Ils furent ravis du résultat, et je gagnai
la journée. considérablement dans leur estime.
— Mais, senor, fit Rouléreau, vous avez — Senor, dit Sans-Nez, j'admire votre
oublié un instrument dont nous n'avions ja- persévérance et les ingénieuses ressources
mais vu jouer jusqu'à présent. de votre esprit.
« Du moins on n'en joue pas d'ordinaire « On m'aurait raconté cette histoire-là
à la façon de vos guerriers. que j'aurais énergiquement refusé d'y
— J'y suis! s'écria don Matapan toujours croire.
riant. — Ma foi ! ajouta Rouléreau, c'est vrai-
« Vous voulez parler des seringues? ment incroyable.
— Précisément. « Mais si j'ai jamais à organiser une troupe
— C'est toute une histoire. composée d'Indiens, je saurai à quoi m'en
« Je vais vous la dire. . tenir sur leurs folies et leurs caprices.
« J'avais acheté un lot de havresacs, de — Tout ceci n'est rien, reprit l'ex-gouvcr-
toiles à tentes, couvertures, etc. ; le tout neur.
était enfermé dans des caisses qui no furent « Il fallait voir mes soldats à la distribu-
ouvertes qu'arrivées à destination. tion des uniformes.
« Imaginez-vous que deux do ces caisses « Je donnais un pantalon, ils voulaient
contenaient cent cinquante seringues de s'en faire une veste en «smmanchant les
tous calibres. jambes ; et j'avais toutes les peines du monde
« Mes damnés musiciens virent dans ces à ne pas leur laisser passer les jambes dans
instruments une précieuse ressource. les manches des habits.
« Ils s'en emparèrent. « J'avais formé une compagnie de grena-
« Je voulus les détromper. diers : je leur fis confectionner à la hâte des
«<Je leur expliquai clairement l'usage au- bonnets à poil. Hs ne les trouvèrent pas
quel était destiné ce qu'ils prenaient pour assez hauts : de deux ils en firent un»
des instruments de musique. « Il en fut de même pour toutes les p»1*
« Ils ne me comprirent qu'à moitié. ties de l'habillement.
« Et ce fut avec une stupéfaction inouïe « Mes fantaisistes soldats modifièrent a

que je les vis chercher une certaine embou- l'envi leur costume.
chure à leurs instruments. « Enfin, que dire et que faire?
« Comme vous le pensez, leurs tentatives « Je laissai aller les choses, bien heureux
furent vaines. d'avoir fait renaître un esprit belliqueuX
LA REINE DES APAGHES 541

mes projets de vengeance se — J'ai même complété mon oeuvre par


sans lequel
trouvaient annulés. iune institution qui va vous étonner.
— J'admire votre patience et votre volon- « Vous avez comme moi entendu parler
té, dit Bouléreau. des armées du fameux Soulouquô?
« Mais je ne m'explique pas pourquoi, « Eh bien! je me suis souvenu de cer-
avant fait tous vos efforts pour habiller votre taines innovations qui le firent adorer de ses
troupe à l'européenne, vous avez pris, vous, troupes.
le costume des Peaux-Rouges. «Enfaisant mes acquisitions de costumes,
— C'est encore un concession que j'ai j'avais trouvé chez un marchand fripier un
faite aux idées superstitieuses de mes guer- lot de plaques de la compagnie d'assurances
riers, répondit don Matapan. américaine le Soleil, qui fit faillite il y
« Ils ont prétendu que je devais leur mon- quelque temps.
trer que je ne craignais pas les balles étant « J'achetai les plaques, devenues inutiles
revêtu de leur costume, puisque j'avais puisque la compagnie n'avait plus rien à
affirmé, dans l'origine, que les habits des assurer, et j'en fis une décoration que je
européens ne les protégeaient' aucunement. distribuerai à ceux de mes guerriers qui se
« Je me suis rendu à ce caprice comme distingueront par des actes de courage et de
aux autres, craignant de me créer de nou- bravoure.
veaux embarras et de rencontrer de nou- — Et comment s'appellera votre décora-
velles résistances. tion? demanda Sans-Nez.
— Décidément, vous me renversez, senor — Je ne lui ai pas encore trouvé de nom,
gouverneur ! s'écria Sans-Nez que gagnait répondit en riant l'ex-gouverneur.
un sentiment d'admiration. « Mais ça ne fait absolument rien.
« On n'a pas plus de patience. « Il suffit quo je porte une de ces plaques
« Mais ce qui m'étonne le plus, c'est la pour que tous mes Peaux-Rouges désirent
manière vraiment passable dont je vois mar- en avoir une pareille. »
cher et manoeuvrer vos troupes. » Et le gros homme tapa sur son ventre orné
Celte remarque amena un fier sourire sur d'un magnifique soleil en euivro, et, laissant
les lèvres de don Matapan. échapper un large éclat de rire :
— Je les ai instruites et dressées, dit-il. — Vous le voyez, dit-il.
— Vous avez donc des connaissances mi- « J'ai ma plaque.
litaires? « Je me suis décoré le premier. »
— Peu, mais je suis néanmoins arrivé à Sans-Nez et Bouléreau riaient avec don
mon but. Matapan, tout en admirant sa finesse dou-
« Quand mes miliciens d'Aûstin manoeu- blée de tant de bonhomie.
vraient, j'étais presque toujours là.
J'observais, j'écoutais, et je finissais par Le Parisien vit que l'ex-gouverneur avait
comprendre les manoeuvres. à peu près épuisé le chapitre des confi-
« Vous avez dû remarquer que l'on vous dences ; il jugea que le moment était venu
•i crié qui vive en français? de parler à son tour.
— En effet. Il jeta un coup d'oeil interrogatif au squat-
— C'est moi ter qui comprit sa pensée et approuva d'un
qui l'ai voulu ainsi.
«Je me suis conformé à un usage que je signe.
sais généralement — Senor, commença le Parisien, je ne
répandu.
« Je fais tous mes commandements en vous ai pas tout dit sur notre propre situa-
français. tion.
« Je suis, comme vous le voyez, à hauteui — Permettez, observa don Matapan, vous
avec les meilleurs instructeurs. ne m'avez rien dit, absolument rien ; mais

Compliments, senor ! décrièrent Bou- j'avoue que je né Vous ai rien demandé.
rreau et Sans-Nez. — C'est précisément votre discrétion qui
542 L'HOMME DE BRONZE

me détermine à parler avec confiance, reprit — Je consens, dit-il^ a yôiis prêter assis-
]
Sans-Nez. tance pour sauver vos amis ; mais à une con-
« Sachez donc, senor, que nous ne sommes dition et sous une réserve que je vais vous
pas seuls dans ces parages. faire connaître.
« Tomaho le Cacique est avec nous, ainsi <<D'abord,, si je tire le Trappeur et le co-
que mademoiselle d'Eragny, un pirate que lonel des mains de John Huggs, ils se join-
nous, ayons : fait, prisonnier,.et converti, plus dront â moi, ainsi que vous, pour m'àider à
la femme dugéant et une autre fille que j'ai m'emparer d'Aûstin.
recueillie , dans des circonstances extrême- « Vous pouvez, je pense, prendre cet enga-
ment singulières. . ,, ,t , ,., , •.. gement eh ieuf nom? ,
— Où sont-ils? demanda don Matapan — Nous vous donnons notre parole, ré-
avec intérêt. pondirent les deux compagnons avec em-
« Je ne ^voudrais à aucun prix iaisser la pressement.
fille, du colonel dans le.péril, et j'estime trop — Voici donc un
point réglé, approuva
votre,àmi Tomaho pour ne pas le voir avec P ex-gouverneur.
grand plaisir.. ....... ..... ,« Mais il en reste un second beaucoup
« Mais, dites-moi, comment se fait-il que plus important.
vous ayez quitté le convoi du comte de Lin- « Je ne puis disposer de nion armée sans
court? ,....., -,,-,. le consentement de mon ami Sable-Avide.
,JT-^ Je vais tout vous expliquer, répondit <( Or, s'il ne consentait pas à entrer dans
Sans-Nez. mes vues, je me trouverais dans l'obligation
Et il fit le. récit sommaire des événements d'agir contre mes propres inspirations en
dont le lecteur connaît les émouvants dé- négligeant de, secourir vos amis qui sont
d'ailleurs les miens.
L'ex-gouverneur l'écouta. avec attention, — Senor, ditSàiis-Nez, nous comprenons
et,quand il eut terminé, il demanda à Bou- vos scrupules, mais laissez-nous espérer que
léreau : vous trouverez lé moyen de faire consentir
— Vous
croyez alors que.M. d'Eragny et Sable-Avide. (
le trappeur Grandmoreau,sont aux mains -T- Je tenterai l'impossible pour y arriver,
de ce brigand de John Huggs? . croyez-le bien.
— Ils sont prisonniers ou tués, affirma — En attendant, je vais vous faire donner
nettement le squatter. des chevaux, et vous irez cherchez ceux que
^.,—Majs s'ils.sont prisonniers, ne pourrait- vous avez laissés eh arrière.
on pas tenter de les sauver? , ,, « .Je profiterai, do votre absence pour
— C'est ce que j'allais vous proposer, parier au sachomdenos projets. >>
s'empressa de dire,Sans-Nez. ,.„, ., Sur cette assurance, don Matapan donna
., «, Avec une., troupe nombreuse, cpnime l'ordre d'amener six chevaux tout harna-
celle dont vous. disposez^ la délivrance de chés. ,. .r _,, , . . , v,'
nos amis est la chose la plus facile du — Cinq nous., suffisent, senor, iui fit
observer Bouléreau. . ,
— Je, n'en,, doute « Tomaho. ne monte pas à cheval, d'abord
pas^ fit don. Matapan.
« Mais êtes-vous bien sûrs de pouvoir re- parce au'il écraserait sa monturëj et énsuilc
joindre à, temps le* pirates.?, , parce que, au pas ordinaire, il fait autant do
_.urrj Ils^ont à trente-six heures de marche, chemin crue le meilleur mustang au trot.
dit Bouléreau. — C'est vrai, dit 1 ex-gouverneur, j ou-
?,,,<f Nous, pouvons en nous., hâtant les re- bliais,; allez donc et revenez vite !
joindre^aps^quatre, pu cinq jours au plus. » « Vous nous retrouverez campés à un
Don Matapan ne répondit pas. mille d'ici, sur le bord d'un ruisseau que
II.réfléchissait,., . , vous connaissez certainement. » .. ,
Enfin il sortit de son silence. Bouléreau et Sans-Nez échangèrent une
LA REINE DES APACHES 543

chaude poignée de main avec rex-gouyer- « Si on donnait des parapluies à ces ani-
riëur, sautèrent ëii selle 1et s'éloignèrent ra- màux-là;'ils' né s'en serviraient' que par le
lès chevaux': qui leur f=
pidement, emmenant beau temps. »
étaient si gracieusement offerts. ! î!: Sans-Nez s'arrêta dans ses réflexions.
Dbir Matapan arrivait au-devant de ses
jff'h f!?:' ''"'' """ ' i:r' ';' '; ''"'
hôtes.'
R salua les femmes, échangea à la manière
CHAPITRE XC indienne les signes de bienvenue avecTo-
màlio Hi dît à mademoiselle d'Eragny avec
LE REPASDUGKANT un geste plein flë'uër'tê et d'assurance :
' —
Vous voyez mbri armée?
« Je vous promets son puissant concours.
« Nous délivrerons ''""
Du plus loin qu'il aperçut Tomaho, Sans- j lé colonel!
"" «Je vous rendrai
Nez lui cria : votre père avant de
— J'ai fait connaissance avec tes Peaux- songer à ma vengeance. » ''"'''
: La jeune fille voulût remerèier.
Rougés ensorceïësl ,
« Je les' proclame les plus drôles et les Don Matapan l'interrompit.
—'-Vous ne ïne devez
plus amusants du mondé. rièïv, dit-il.
« Caciqùé, je t'engage fortement à faire « J'obéis à mes instincts' guerriers en
connaissance avec dix'si tu as des disposi- livrant combat aux pirates; "":
tions pour la musique; » ,{ «Voûs''më verrez à la tête de mes sol-
'""' "'
Ce tribu payé à là'plaisanterie, le Parisien dats. »;ii<' ;:" -•'! "-i-
raconta â'mademoiselle d'Éragny son entre- L'emphase avec laquelle l'ex-gouverneur
vue avec don Màtàpàn. s'exprimait avait un côté comique qui excita
Et Bouléreau conipléta le récit en disant : là vè'rvé railleuse de Sàns-Nëz. :
— Bon espoir, mademoiselle!' " — Voilà qui est parler,' sého'r! dit-il.
« Nous sauverons le colonel, vous << Un vrâï* 1ne tlïrait' iri
' je '
général plus ni
l'avais bien dit. » mieux. "; ' ' ''"" :" ''-
Là jeûne fille remercia le squatter d'un — Comment, un vrai général ! fit le bon-
' ' ^ ' ' ' '
geste et monta à cheval. homme en se redressant.
'' «
'Vous nie prènëz: donc pour un soldat
Deux heures plus tard, Tomaho qui mar- d'occasion? ' . > < aw
chait en avant de la petite —':iiJe Vous trouve
troupe signala le extraordinaire, dit
bivouac' dé l'armée de don Màtàpah.' Sans-Nez.
Les Peaux-Rouges '
avaient choisi pour « Et ça se comprend, car vous n'avez ja- •
camper ûû em][ijliceîhènt' superbe. mais affiché une humeur sî belliqueuse^
C'était un plateau peu élevé,' où poussait « V6ûs;^tés'-d'ûhi'crârieï!..:'--'-tl'i,';'-
une hérbë'courte, abondante et formant un « Je ne vous savais'pas si brave.
1
épais et magnifique tapis vert.
'"'•"""';-' —' Rrâve F s'écria- don '
Mâtàp'àti.
Un ruisseau*contournait éapricieusement « Vous allez voir. »
ceplateàù'j' qui se trouvait abrité des' vents Et il prit deux revolvers à sa ceinture, un
dun'ordrct dé l'ouest par un bois de mélèzes. de;chaque main; puis,"les èlëvàivt'à lârhàii-
— Voilà des
gaillards qui' 'connaissent les tëûr de' ses oreilles, il tira plusieurs coups.
lions endroits !' s'éc^ïà Bouléreau en aperce- — 1
Hein? dit-il d'un àir triomphant. "::; v
vant • ' « M*àvëz-vbùsvu
le'campement: ""/"' broncher?
~~ fit Sans-Nez en éclatant de « Ai-jé seulement. cïig'Hë de l'oeil?
D'accord,
llre, mais" lés soldats ; du 'sênor' Matapan j « Tenez, mon poiu&'esV'calmë^pas une
n ont aucune idée du confortable. ""•'•'" '
'- 1 "''''ni> : f; i!'i!-
; pulsation de plû^.
(t Vois ftone : tdûs oïït dressé leur « Je m'y suis habitué,
tente, j aux coups de feu.
n*ais tous sont couchés à côté. « Je connais çâ. <>> ;
1
544 L'HOMME DE BRONZE

«Je tue mon jaguar comme vous, mainte- Tout le monde avait l'appétit excité par
nant. l'air vif delà prairie.; :chacun se. mit à dévorer
« Demandez à, SablerAvide. » en silence, n'écoutant que .les pressantes
Et gesticulant avec des aif's de provoca- sollicitations de son estomac.
tion, l'ex-gouverneur semblait défier toute Tomaho surtout se distinguait par une in-
les puissances de la création. croyable facilité d'absorption.
Sans-Nez , et Rouléreau .ne purent que Des morceaux énormes disparaissaient à
complimenter, ce brave qu'ils avaient connu chaque instant dans les profondeurs de son
si poltron.; mais ils se demandaient avec une vaste gosier, et sa faim ne paraissait pas
certaine inquiétude comment ils parvien- s'apaiser.
draient bien à faire la part dû grotesque et On servit deux douzaines de bécasses.
du sérieux dans l'attitude si nouvelle de don Don Matapan. en offrit une. au géant.
,Matapan. ,... Celui-ci jeta un regard défiant sur l'es»
C'était une tâche difficile à laquelle ils du- gouverneur.
rent provisoirement renoncer. Il pensait évidemment que l'on se moquait
Cependant, tout en courant, l'ex-gouver- en lui servant un si petit morceau à,la fois.
neur avait conduit la petite troupe au centre Mais voyant qu'il se trompait, il,se saisit
du bivouac où étaient dressées trois tentes ,de la bécasse rôtie à point et l'avala comme
plus spacieuses que les autres. un homme ordinaire ferait d'un becfigiie.
> Il salua de nouveau,les femmes, lit un Les Peaux-Rouges qui environnaient le
signe amical aux hommes et s'éloigna eu di- groupe des chefs, et qui virent le géant es-
sant *• camoter une pareille bouchée, poussèrent, de»
, ,-r^J;e vais surveiller la pose des sentinelles. exclamations de surprise et d'admiration.
« C'est un point important que ne doit ja- . Tomaho entendait les cris sans les écouter,
mais négliger un vrai soldat. » / . Il mangeait consciencieusement, sans s'oc-
; , L'exrgouverneur parti j Sans-Nez, Boulé- cuper, de ce qui se, passait, autour de lui.
reau, Tomaho et mademoiselle d'Eragny Don Matapan et tous les convives avaient
échangèrent leurs impressions. fort bien remarquéTétonnement des Indiens.
Il résulta de leur entretien que.l!on devait L'ex-gouverneur tenta, d'augmenter cet
•s'arrêter, au parti de, rester avec l'armée, et étonnement.
de tout mettre en oeuvre pour faire aboutir . Il offrit au géant une broche de six bé-
la promesse généreuse de don Matapan. casses.
Celui-ci accepta sans sourciller, et tirant
Cependant la nuit était venue. de la baguette, de bois qui les réunissait les
Les feux s'allumaient. oiseaux les uns après les autres, il en fit au-
Les Indiens préparaient le repas du soir, tant de bouchées.
composé du gibier que venait de rapporter Les Peaux Rouges étaient stupéfaits.
une escouade de chasseurs envoyés à la dé- Sans-Nez, qui avait tout observé, fit un si-
couverte. gne d'intelligence à don Matapan.
Bientôt don Matapan reparut devant ses Une nouvelle brochette fut passée au géan'
hôtes, accompagné,de son ami Sable-Avide. avec assez de naturel pour ne pas éveiller
Il leur fit servir des viandes de choix et des sa susceptibilité.
vins sortant de sa propre réserve. Les six bécasses furent encore dévorées.
Puis il demanda galamment aux dames la Une autre demi-douzaine, et puis un»
permission,de, prendre part au festin. autre encore y passèrent...
Sur l'invitation qui lui en fut faite, il se Les vingt-quatre volatiles étaient sb-
laissa tomber sur l'herbe entre mademoiselle sorbes...
d'Éragny et madame Tomaho. Le Cacique se mit alors à attaquer u"
Le repas commença comme commencent quartier de daim placé à sa portée.
tous les repas. Pour le coup, les témoins de ce repas
N-LÀl'R^INE DES APACHES j \-T}y '"^Tt j j 545

Pantagruel poussèrent des cris d'admiration Et sans plus se préoccuper de Pétonnëmèni


qui éveillèrent enfin l'attention du géant. qu'il causait, le brave Cacique continua à
La bouche pleine, il promena un regard manger comme plusieurs qui mangeraient
étonné autour de lui et .demanda : comme quatre. !
— mes frères poussent-ils ces
Pourquoi
cris? Don Matapan et Sable-Avide, tout en, ad-
— Ils t'admirent, mon vieux Cacique, ré- mirant l'incroyable appétit du géant, h'ou7
pondit Sans-Nez. bliaient pas -de se tenir en rapports fréquents
« Tu manges comme dix hommes, et ils se avec les outres pleines de.;'vin'que'servait
demandent où tu peux bien fourrer tant de à profusion une escouade de Peaux-Roùgés.
uourriture. Les deux ivrognes s'abandonnaient sans
— Quand Tomaho a faim, sa
poitrine est réserve à leur penchant, et déjà ce feu'danW
vaste comme le désert, répondit sérieusement I le regard, cette volubilité'dans le parler, cet
le géant. i abandon dans le geste dénotaient chez eux
« Quand il a soif, son ventre est profond . un fort commencement d'ivresse.
comme l'abîme. » | L'ex-gouverneur ne voyait pas Tomaho
L'HOMMEDE BRONZE.— 84 LA REINE DES APACHKS— 69
546 L'HOIRIE DE BRONZE I

manger sans une certaine jalousie ; il eût dé- I Tomaho renouvela l'expérience avec un I
siré pouvoir j^iirâ^.a^Jpn^j^^l. prétendaU t
j plaisir^-visibb^npm. .^j, V(,n(J]J ,,,, ,,,,,.,_ , _
| ,? lié^epas monstre qu'il venait de faire l'a- I
g^^midgrl^iy^ëliëej ejt^ei^on^^ij^ ' S
n'était pas dé moindre capacité que celui dû vàit.fort yîtéjgei ,tlii, Aij.i.,,.^,, ;:j.jr,:,r]ii I
i,.. Sable-Ayi^ë(.^t. ;don, .J^atàpàn, .yidëhîiu. à I
,Doit- Matàpah avait en outre cette toquàdë 1ieur tour unej .seconde Outré j mais ce ne fui I
cdlhtanjiëj jl'jWJf l|B^Pu1Veurs 5P11 cP^?)He $ i
pàssaiiSje;ferî|; .,;i,h:iM^.. hmm,;h,
. I
POriër,des défis, à ièèux, qu'ils croient pouvoir i , Toutefois ils,.continuèrent b.ràyëmènt la
vaincre là bouteille a la main. ]lutte, malgré U$L désavantage n^arquë, ,
h^ttiSM boire ( assistaient en grand I
«WjPe^qma^.pouyart jijLesi^Pèauç-Rbuges
ifë&uç,Qiip\jM^ , jipmbre
j i ; cO^urhoi ..d'un nouveau genre, I
mb^pj.d^alnërjiei^M;?^?;^Je froisser..,_ i et; j ils manifestaient leur admiration par des I
, — Càciaùël, dit-ilj vous ;mangez avec un ; cris < et des gë|jtës joyeux. , ,...
enbamqdj^tnlaisir a.voir.^^ ; ,, /:ÙJ. i ,.. Soudain Sans-Nez s'approcha de l'ëx-gou- I
, «^ihgt nommes rië pourraient lutter avec ,
Il venait de lui passer une idée folle par la I
vb£%4? te mhk ^M iî!j L MM i'f
: tptn I
.,.&.,Mais,{iê àënse. que vous ne boiriez pas
-t- Sënor.; dit-il, la façon àin^ablë .dont vous I
nous., recevez.ësj. vraiment, .touchante. I
i|JBrjëoiitrë moi et mon ami Sable-Avide j « Cëk,dàmës,me.ciiargeht de voiis.adresser I
*M$iu1i|''avait, iv -x m\Wh'W\<: . !: -, , leursr remerciements, de vous témoigner leur I
! reconnaissance..,. . s I
ouWftMM^ouJélexngOÙy^n
paraitrè comprend ro le défi qui lui était i . « Maisi elles vous demanderaient de com-
»ive;!- 'im^iÀ plëtèrilàfete;- u ;,. , .,...., ,.-. .
Por^rAs-Nï*-)Vv»M'hàiïi!PWj^ï.'i ;-.% \
avéc *•*"* , 5 -rr-,Je sûis.a.leur disbositipn, répbhdit.don
JlSiiwïll ; son plus aimable sou-
; Matapan en ëpyoyaht
| nrë dii côtej <|ësJEernmès;
Mil™ »k de ,;, r-. „l¥.N(
fefeorceau Rrt âD^qiiois^ii^Ùî,
<( ¥ous avez.de nombreux,musiciens.
s„ <t pbhhèzTnoûs .un,, concerti ,àvcc; danses
àla régalade et jndteiin.ëSj chants de giierre et tout le trem-
f$KU-J$4$^ftdft.itâfî*^
sans reprendre haleine. blement.
Don Matapan et Sable-Avide le regardaient — Fameuse idée ! s'écria le bonhomme.
Et il fit un signé à l'Indien qui se tenait
—,Qch ! fit ce dernier. , derrière lûi| et qui portait cette espèce de
« Mon frère est un grand buveur. » gros tuyau de gouttière que l'on connaît.
Et s'emparant d'une peau de bouc plëiiiè, Le Peau-Rou&é tira de son instrument
il essaya d'imiter le géant. trois notes étrangement sonores.
Mais ses moyens* trahirent sa bonne vo- Aussitôt une agitation extraordinaire régna
:BȕS .
lonjé. . ... ,t). _ t>; .tw . ,. dans le camp!
Il s*arreîa à moitié de la tache; non sans Ce fut pendant quelques minutés un brou-
avoir repris sa respiration plusieurs lois, et bàhaj un tumulte indescriptibles.
a don Mata- ' à former un
passa ce qui restait de liquidé Enfin lès guerriers arrivèrent
paii. ... ._ ,,.,;.,,., , ..,.', large cercle dont te centre se trouvait à une
....,lr.:. .„..,.
tieiui-cï parvint a tarir l'outré { il s'écria certaine distance des chèfsl
fc~'t,v,-js.'ijns f.-Ç
triomphant : j Tôiis étaient munis de leurs instruments.
--tel. ! A un signal sorti du fameux tuyau de fer"
1
« Et.j'ai encore soif ! biàh'éj lé concert commença.
« Allons", Cacique, recommençons. » Quelle épouvantable cacophonie S
LA REINE DES APACHES 547

Quel tapage infernal ! La danse des indiens lui donna des fré
'"' "' ' '
Quel mélange' discordant déroulements, missèmënts dans les jahibes.
de battements, de sifflets, dé grincements', de Et le chant de guerre l'anima d'un soudain
' ÎJ ' ' :;>><- ?:v
déchirements! enthousiasme.
Chacun joue son air. Il se leva et se dirigea du côté du groupe
Chacun torturé'son instrument avec une des danseurs en ébauchant unpàs de cancan
sorte de fureur démoniaque. qui lût'avait'été enseigne par Sans-Nez.
On soufflé a perdre haleine. Tous les regards se-fixèrent sur le' géant,
On frotté à 'tour dé bras. et lé bruit ^u'bohcèrt diminua d'intensité,
On tapé avec fàge. puis cessa tout à coup.;
Mademoiselle d'Eragny était tentée de se 'Surpris'par lé silence, Tomaho cessa de
' ''" ' " ' ••..-;,- <..> >
boucher les Orëllléspoûréchapper àù vacarme,' danser!'
mais elle ne ïè pouvait, craighahi dé faire 11 se mêla au groupe des Peaux-Rouges et
'
uiié insulte aux Indiens et dé lés' indisposer. il vit l*un! d'eux frotter sûf les cordés' -d'une
Elle se résigna donc à souffrir. contre-basse qui se trouvait fixée par des
Bientôt là danse vint s'ajouter à la mu- courroies sur le dos d'un autre Indien.
sique. Le géant écarta le Peaû-Rougë et lui prit
' '"' ' :
Une vingtaine de Peaux-Rouges se grou- son archet.
pèrent au milieu du cercle et se mirent à Puis, s'emparant de la contre-basse, il se
exécuter leur danse de guerre.' mit à en jouer comme il avait vu jouer du
Tous étaient munis d'instruments à cordes violon.
ou dé tambours, et ils râelàiènt et tapaient à Il ne s'aperçut pas que le malheureux In-
qui mieux mieux. dien qui portait l'instrument était reste atta-
Sans cesser de danser et de faire les plus ché dessous par ses courroies.
bizarres contorsions, ils entonnèrent le chant
Le Cacique se remit à danser en raclant
de guerre, et toutes les voix de ceux qui'for-
' ' vigoureusement les cordes de ce violon à sa
maient le cercle les accompagnèrent.
taule.
Les sons qu'il obtenait étaientd'une étrange
sonorité.
CHAPITRE XCI On l'écoutait et on \e regardait avec un
mélange de stupeur et d'admiration.
ODTOMAHO ESTBIENPRÈS...D'AVOIR TORT Cependant Sable-Avide aperçut son guer-
rier s'agitant désespérément sous la contre-
basse.
Cependant Tomaho avait facilement vaincu
" '' R s'approcha de Tomaho.
don Matapan et Sable-Avide^
— Que mon frère reste joyeux, lui dit-il.
Quantité dé peaux de boucs et debonteilles
vides gisaient autour de lui. « Qu'il danse avec nous, mais qu'il rende
Ses adversaires refusaient de boire. la liberté au guerrier qu'il fient attaché sous
La victoire était éclatante, complète. sa musique. »
Mais le brave géant nè! pouvait nécessai- Le géant ne comprit pas d'abord la récla-
rement avoir absorbé une aussi énorme quan- mation qui lui était adressée.
tité dé vin sans éprouver dans une certaine Mais, sur l'insistance du sachem, il re-
Mesure lés effets de l'ivresse!' 1' '"'! ' tourna son violon.
Il n'était pas soûl, seulement comme aurait — Je n'avais pas vu mon frère, dit-il au
dit Sans-Nez, il avait un léger 1plumet. f malheureux qui cherchait vainement à se dé-
Or Tomaho, dàùs éët état, se; montrait gai pêtrer.
eî plein de sensibilité'. "! h ' ""
« Mais il ne me gène pas,
Lès bruits dû ëoncert l'agitèrent singuliè- « S'il veut rester;.. »
' ' ' ' ' ' '••'• •>•;'••<•
veraeht. L'Indien protesta énergiquement.
548 L'HOMME DE BRONZE

Alors le brave Cacique le posa à terre et un polisson en vous plantant là pour aller
l'aida à se délier. s'amuser tout seul.
Puis, se remettant à jouer de l'archet, il « Je vous le dis sincèrement, il a le pbjS
'
reprit son cancan interrompu. grand tort.
Ce fut le signal d'un nouveau charivari. — Il est fort, observa de nouveau Con-
Les Peaux-Rouges recommencèrent leur ception en baissant les yeux.
tintamarre et leurs danses. — Je comprends, fit Sans-Nez.
Sable-Avide, avec son costume Louis XIV, « On ne se décide pas facilement à dé-
raclant de la guitare, se mit de la partie. tester un mari de la force de Tomaho ; mais
Il était avec Tomaho le plus bel ornement pourtant une femme négligée a le droit de
de ce bal sauvage qui ne devait prendre se venger en cherchant des attentions, des
fin, comme de coutume, qu'après le complet prévenances, des soins qu'on lui refuse.
des danseurs et des musiciens. — Vous avez raison, sans doute, dit Con-
épuisement
ception entre deux soupirs.
Cependant Rouléreau et Sans-Nez te- « Mais peut-on manquer à ses devoirs
naient fidèle compagnie aux femmes. sans que la conscience se révolte?
Le squatter donnait des explications et — La conscience ! répliqua le Parisien ; il
des renseignements à mademoiselle d'E- s'agit bien de la conscience !
ragny sur les moeurs des Indiens. « Un mari doit rendre sa femme heureuse :
Sans-Nez s'était rapproché de Conception je ne connais que ça, moi.
qui regardait tristement son mari jouer du « S'il la néglige, il a tous les torts, quoi-
violon avec sa contre-basse et danser le qu'il arrive.
cancan le plus risqué. « Eh! tenez, je ne sais ce qui me retient
La jeune femme était rouge de dépit et do de vous proposer de punir tout de suite cet
honte. infâme Tomaho. »
— Eh bien! madame Tomaho, lui disait Conception ne répondit pas.
Sans-Nez avec perfidie, comment trouvez- Mais elle ne repoussa pas la main du Pa-
vous votre époux? risien qui s'appuya doucement sur son bras.
« N'est-ce pas qu'il danse à ravir? — Tenez, dit Sans-Nez, mademoiselle d'É-
« Sans compter qu'il a de fameuses dispo- ragny se dirige vers sa lente, Rouléreau lui
sitions pour la musique ! » dit adieu.
La jeune femme ne répondit pas d'abord « Permettez-moi de vous accompagner
à ces questions railleuses. jusqu'à la vôtre. »
Sans-Nez continua : Et il offrit son bras.
— Et dire homme comme ça est Madame Tomaho l'accepta.
qu'un
adoré par une charmante petite femme ! Tous deux arrivèrent bientôt devant
« Ça me met en rage. l'entrée de la tente destinée au Cacique et à
« Il ne mérite pas son bonheur, cet animal- sa femme.
là. Ils allaient pénétrer...
— Il est bon, observa doucement Con- Une femme sortit.
ception. C'était Paméla.
— Ron tant que vous voudrez ! s'écria le — J'ai préparé nos chambres tandis que
Parisien. vous couriez, dit-elle en lançant un regard
Mais on ne quitte pas sa femme comme significatif à Sans-Nez.
ça pour aller se trémousser comme un fou « Madame Tomaho, vous serez admira-
avec des sauvages. blement couchée sur les deux peaux d'ours
— Il est grand, dit encore la jeune femme. que l'on m'a données pour vous.
•--Ah! pour être grand, il est grand, ré- « Si vous voulez que je vous tienne com-
pliqua Sans-Nez. pagnie en attendant le retour de votre
« Mais il ne se conduit pas moins comme mari?...
LA REINE DES APACHES 540

- C'est inutile, interrompit Conception


en disparaissant brusquement dans l'inté-
rieur de la tente. CHAPITRE XCII
Paméla laissa échapper un léger éclat de
rire, et se tournant vers Sans-Nez : DE L'INFLUENCE DE LA MUSIQUE SURDESPIRATES'
— Toujours le même, lui dit-elle. DE PRAIRIE
« Toujours coureur.
« Pas moyen de rester fidèle vingt-quatre John Huggs et sa bande s'apprêtent à joui r
heures en plein désert. du supplice de leurs prisonniers.
« Oh ! les hommes ! Les bûchers brûlent par la baso depuis
— Ma chère, voulut répondre le Parisien, et les victimes ne sont pas
vingt minutes,
tu te trompes. encore atteintes par les flammes.
« Je venais conduire ma- Mais peu à peu les rondins
simplement qui surmon-
dame Tomaho jusqu'à son domicile con- tent le menu bois s'affaissent ; ils reposent
jugal- déjà sur un lit de braise ardente, et tout à
— Tais-toi donc, menteur ! répliqua ai- l'heure ils prendront feu.
grement Paméla en s'emparant du bras de Tout à l'heure des jets de flamme bleuâtre
Sans-Nez. ! s'échapperont des crevasses de l'écorce fen-
<( Tu ne vas pas me conter dos histoires, à dillée du bois vert, et des chairs humaines
moi. brûleront en grésillant à leur terrible con-
« Je connais tout ça. tact.
« On ne prend pas la taille d'une femme Le capitaine des pirates se tient avec ses
quand on ne pense pas à.. . I lieutenants au milieu dû triangle dont chaque
— Je n'ai rien pris! s'écria Sans-Nez. i bûcher forme un sommet.
« Tu mens 1 Son visage aux traits rudes et brutalement
— Je le dis que tu lui as pris la taille.
découpés exprime des sensations de joie fé-
. « Je t'ai vu. roce et cruelle.
— Non!
Ses lèvres, amincies et pâlies par cette fièvre
— Si!
qui précède le plaisir longuement attendu,
Tout en se disputant, les deux amants sont légèrement elles lais-
entr'ouvertes;
arrivèrent à leur tonte dans laquelle ils dis- sent apercevoir les dents blanches et serrées
parurent. par une violente contraction nerveuse.
Les mains derrière le dos, la tête haute,
Les Peaux-Rouges continuèrent leurs John Huggs promenait un regard chargé de
danses pendant une grande partie de la 1 haine d'un bûcher à l'autre.
nuit. ! Soudain il éleva la voix :
Us ne s'arrêtèrent que quand les forces — Une dernière fois, dit-il, je vous pro-
leur manquèrent complètement. i pose de me vendre vos parts dans l'expédi-
Alors le silence se fit peu à peu. tion Lincourt contre la vie et la liberté.
Le grand calme du désert succéda au bruit « Il est grand temps de vous décider.
et à l'agitation. « Prononcez une seule parole et vous êtes
La nuit étendit ses ombres sur les feux sauvés. »
éteints. I M. d'Éragny et le squatter, immobiles
Le camp tout entier s'assoupit dans un contre leur poteau de torture, un
jetèrent
lourd et profond sommeil. au chef des pirates.
regard dédaigneux
Ces hommes de coeur et de courage avaient
conservé toute leur volonté, toute leur
énergie, malgré un grand affaiblissement
i causé par leurs blessures à peine cicatrisées.
i Grandmoreau seul répondit à John Huggs.
550 L'HOMME DE BRONZE

— Pirate, cria-t-il, je t'ai déjà dit que tu distance, qui-lui parurent être causés parle
ne me faisais pas peur! galop'de plusieurs chevaux.
« Si j'avais voulu faire marché avec toi, je De plus, il se trouvait élevé d'environ trois
n'aurais pas attendu jusqu'à présent. mètres au-dessus dû sol, et son oeil perçant
« Tû peux souffler lé feuj il hé brûlera pas avait distingué dàris lé lointain, et malgréles
assez vite pour que tu aies le plaisir de me ombres de là nuit, uûè làfgë taché nèire sur
voir rôtir. » le fond vert sombre de là savane. "'' '
Le Trappeur avait lancé ces derniers mots :— Des cavaliers, des hommes en marche!
d'uue voix vibrante et avec 'un singulier' s'était dit le Trappeur! Lé comte vient à
accent de conviction. notre secours.
John Huggs fut étonné dé tant d'assurance C'était dans ce suprême espoir qu'il avait
'
dans un moment aussi critique 'J puisé la volonté et l'audace dé lancer l'in-
"' 1
II ne vôuiûtpàs tbufëfoiy laisser paraître sulte et l'invective à la face de son bourreau.
' "" ''' '' "'• Rientôtiï lui sembla que le bruit devenait
sa surprise.
—Pas tant defanfaronpade, Tête-de-Rison ! plus distinct et que la tache noire se rappro-
s'écria-t-il. chait rapidement.
« Tu fais le crâne ; c'est que tu commences Il tourna la tête du côté de John Huggs
à avoir trop chaud, et la peur té donne là et lui adi*essa une dernière menace :
' ' "" ' — Pirate,
fièvre.' dit-il, tu es à notre discrétion.
« Tu divagues. » '< Je vois d'ici le noeud coulant que je vais
:
Grandmoreau éleva de nouveau la voix. tout à l'heure te passer au cou.
— Prends garde!.dit-il. " Je ne te
proposerai " pas de marché, moi.
« Là corde qui te pendra est plus près de « Pris, pendu'!... »
ton cou que ne lé sont de mes pieds les Tout à coup un infernal tintamarre couvrit
' la voix du Trappeur.
flammes qui doivent me consumer.
« Sduviëns-tôi, pirate, qu'un trappeur ne En même temps une trentaine de cavaliers,
ment jamais. la lance en avant, firent irruption sur le pla-
« Attise ton feu et hâte-foi, si fu ne veux teau où se trouvaient les bûchers.
pas me laisser le plaisir dé te pendre tout à Les pirates épouvantés par cette attaque
l'heure. » imprévue ne firent aucune résistance.
Grandmoreau articulait ses menaces avec Ils s'enfuirent en désordre, poussant des
un assurance extraordinaire. cris de terreur.
John Huggs se sentait pris d'une vague in- John Huggs, moins effrayé que ses bandits,
quiétude en présence de cette attitude du mais tout aussi surpris, disparut avec eux.
Trappeur. Huit pirates qui ne s'étaient pas sauvés
, Le malheureux perdaitril la.tête? assez vite furent tués à coup de lances.
La crainte de la mort le rendait-elle fou? Cependant un homme d'une taille gigan-
Son agonie commençait-elle déjà? tesque s'était approché des bûchers.
Le chef des pirates ne savait trop à quelle Il avait posé le pied sur chaque amas de
supposition s'arrêter. bois dont le dessus n'était pas encore en-
11 se demandait même si sa victime ne dis- flammé j et il avait arraché l'un après l'autre
posait pas de quelque moyen de s'échapper. les trois poteaux où se trouvaient attachés
Éventualité absurde à laquelle on ne pou- les suppliciés.
vait s'arrêter. Puis, ayant brisé les chaînes de fer qui
liaient les victimes, il s'écria :
Pourtant l'attitude du Trappeur était mor — Mes frères sont vivants.
Uvée. « Je rends grâce au grand Vacondah qui
L'oreille exercée du vieux coureur de m'a permis de les délivrer. »
prairie avait perçu des sons affaiblis par la I On a reconnu Tomaho.
LA REINE DES APACHES 551

M. d'Éragny, vivement^ ému,, serra silen- R faillit tomber.!


cieusement la main du brave géant. — Ma pauvre Blanche ! mùrmura-t-il d'une
Le squatter en fit autant et Grandmoreau voix, affaiblie. .._, ,
lui dit : ;..:,.,.., r; « Et j'allais mourir!!.. »
— H était temps, Cacique.
« Une demi-heure plus tard, tu nous trou- Pendant que se passait cette scène tou-
vais rôtis à. point., chante, don Matapan continuait à décorer
« Mais dis-nous .un peu d'où sortent ces ses grenadiers. .
cavaliers si drôlement costumés?... Quand il eut terminé, il s'aperçut qu'il
« Et ce bruit.,.. » ..,,.,.... lui restait des plaques.
Le Trappeur,n'acheva;pas sa question- H s'adressa à ses cavaliers :
— Vous êtes des braves aussi, tous.
L'infanterie de: don Matapan,, massée en
colonne, arrivait sur le plateau exécutant son « Je vous décore également. »
plus diabolique concert. Et une nouvelle distribution recommença.
Dès que l'ex-gouverneur aperçut M. d'E- Le colonel d'Éragny regardait toute cette
ragny, il s'élança vers lui les bras ouverts et comédie avec l'air effaré d'un homme en
l'embrassa avec effusion. proie à un mauvais rêve.
— Sauvés! s'écria-t-il. Quant à Grandmoreau et au squatter, ils
« Nous sommes arrivés à temps, Dieu se tàtaient pour s'assurer qu'ils étaient bien,
merci ! éveillés, et Tête-de-Risori alla même jusqu'à
« Je suis don Matapan. » demander une explication à Sàhs-Nez.
Puis, sans laisser au colonel le temps de Mais celui-ci répondit à peine j voulant
répondre, et se retournant vers ses soldats : jouir de la stupéfaction du Trappeur, dont il
— Grenadiers ! s'écria-t-il, je suis content excita la curiosité par ces mots : i
de vous! . — Nous en verrons bien d'autres.'
i . . . ;
« Vous avez des jarrets d'acier... et l'en- Le colonel, de son côté, questionna Bou-
nemi est en fuite. léreau.
« Je vous décore tous! Le squatter répondait, niais obéissant au
« Qu'en m'apporte des plaques! » même sentiment qui animait Sàns-Nëz,, il
Deux hommes parurent bientôt avec une prenait plaisir à mettre dans ses réponses
caisse soigneusement fermée à clef. des. ambiguïtés set des réticences propres à
L'ex-gouverneur l'ouvrit avec des précau- irriter i'imaginàiion de son interlocuteur.
tions outrées et commença la distribution Don Matapan avait cependant terminé sa
de ses plaques d'assurance. distribution de plaques.
Il rejoignit M., d'Eragny àù moment où
Cependant Sans-Nez et Boûiëréàû appa- celui-ci disait à Bouléreau : . , ,.
rurent. — Je ne puis croire que de pareilles
M. d'Éragny échangea avec eux une cha- troupes manoeuvrent. j; . ., ,. ..ri,.,
leureuse étreinte, ainsi que Grandmoreau ett — Si elles manoeuvrent I s'écria rëx-goù-
le squatter. verneur dun air indigne.
Puis le colonel! s'àdrèssàht â Sàns-Nëz, ,' « Vous allez en juger.
% c.-u-.ii:;i M-, K'Piiw iï Ai}'-':h- ii-Uit-:-'
lui demanda avec anxiété : « Et vous avouerez que ie suis un înstruc-
— tëûr hors ligné. »
Maille? , ( _ ;,,,..,=,..,,
— Elle vit!
répondit le Parisien sans plus s Ayant donné cette assurance avec une
de précaution. évidente conviction, don Matapan emboucha
« Dans peu, vous la verrez. » son porte-voix et lança de toute la force de
A cette nouvelle, le colonel ne pût maî- ses poumons un solennel garde à vous!
i .«if.-.s-, .(-,; ;==I.r-*î.<t
n1;, .-, j-:;.;,.'.-y,:.': i;. .y."{<;Î.Is
triser son émotion! | A son commandement, la petite armée se
, Il trembla de tous *ses membres et chan- .- , forma eh bataille, puis, exécuta différents
cela comme un nomme ivre! mouvements avec un certain ensemble.
552 L'HOMME DE BRONZE

Certes, ces manoeuvres laissaient à désirer, i Comme eux, il se demandait par moment
mais le résultat pouvait passer pour surpre- s'il n'était pas devenu fou.
nant.
:
L'ex-gouverneur se,retourna.triomphant. Peu à peu les danses s'animèrent.
— Ehbien! dit-il! Les Indiens se trémoussaient avec dos
« Qu'en dites-vous, de mes soldats? contorsions à faire' envie aux meilleurs
clowns: - •-•
« J'espère que j e n'ai avancé rien de trop ?
— En effet, fit le colonel. C'était un délire, une furie indicible.
« Je, vous fais mes compliments. Les chants et les cris se mêlaient aux sons
« Je sois vraiment étonné que des Indiens discordants d'une cacophonie épouvantable.
se soient mis si facilement et si vite aux L'effet était saisissant, terrifiant.
exercices militaires. La fatigue eut enfin raison des plus enra-
— Vous les verrez au feu, fit don Matapan gés danseurs, des musiciens lés plus achar-
avec assurance! nés.
« Je réponds de leur solidité. » Le bruit s'apaisa graduellement.
Puis, embouchant de nouveau son porte- Le calme se fit. '.",.''>
voix, il cria : Le camp s'endormit.
—; Grande fête!
« Danse et chant de victoire !
« Rompez les,rangs ! »
CHAPITRE XCIII
Les Peaux-Rouges obéirent avec un en-
semble parfait à ce dernier commande-
EN ROUTEPOURAUSTIN
ment. '.''..
Ils s'éparpillèrent de tous côtés, cherchant
du bois pour faire cuire le repas du soir. Malgré les fatigues d'une nuit d'orgie et
Les lins préparèrent les viandes. de folie, les Peaux-Rouges, le lendemain ma-
D'autres dressèrent les tentés. tin, étaient debout quand le soleil perça do
Pendant quelques minutes, cène fut que ses premiers rayons les vapeurs qui s'éten-
désordre et que bruit. daient comme des bandes de tulle au-dessus
Tout s'organisa enfin. de la prairie.
L'activité régnait dans tout le camp.
Une heure après, tout le monde faisait Les tentes étaient enlevées et pliées.
honneur au plantureux festin improvisé par Les feux presque éteints étaient ravivés.
les Peaux-Rouges. On se disposait à faire un repas matinal
M. d'Eragny, avec sa fille et ses amis, avant de se mettre en marche.
soupait en compagnie de don Matapan 3t de On donnait à manger aux chevaux.
Sable-Avide. On se préparait enfin à un départ pro-
Lés vins que l'ex-gouverneur faisait cir- chain.
culer en abondance échauffèrent bientôt les
têtes; les danses et les chants ne tardèrent M. d'Éragny était encore sous sa tente
pas à commencer. quand on vint lui annoncer que don Mata-
Sable-Avide, muni de sa guitare, et To- pan et Sable-Avide désiraient le voir.
maho avec son violon, firent leur partie dans Le colonel s'empressa de sortir.
l'horripilant concert qui éclata comme un Les deux chefs l'attendaient dans leur
coup de tonnerre au commandement de don tente.
Matapan. Don Matapan, affectant une rondeur mili-
M. d'Éragny, qui n'avait jamais assisté à taire que son physique rendait quelque peu
pareille fête, était littéralement abasourdi. grotesque, entama brusquement la conver-
Il subissait coup sur coup les mêmes effa- sation.
rements que Sans-Nez et Rouléreau. — Vous savez, mon cher colonel, dit-d-
LA REINE DES APACHE S \ ^1 ^(jt*jL=r--J ] 553

que j'ai l'intention de tirer une vengeance — Bravo, colonel! s'écria


l'ex-gouverneur
éclatante des Austinois. . en tendant la main à M. d'Eragny.
« Ces gredins m'ont joué une farce qui « Avec dos hommes comme vous.à leur
aurait pu me coûter la vie, et je veux les pu- tète, mes Peaux-Rouges feront des pro-
nir d'une façon exemplaire. ! diges.
— Je sais cela,
répondit M. d'Eragny. i « Ayez donc l'obligeance de faire; appeler
« Bouléreau et Sans-Nez m'ont mis au vos amis; nous allons tout de suite nous en-
courant de vos projets. | tendre sur certaines propositions que j'ai à
— Alors ils ont dû vous dire aussi
que | leur faire. »
mon ami Sable-Avide et moi nous n'avons Et sans attendre l'adhésion du colonel,
consenti à vous tirer des mains des pirates l'ex-gouverneur ordonna à un de ses guer-
qu'à la condition que vous nous aideriez, '. ri ers d'aller chercher les trappeurs.
vous et. vos amis,à nous emparer d'Aûstin. Cinq minutes après, cenxTci se rendaient à
— Ils m'ont dit, en effet,
qu'ils avaient l'invitation.
engagé ma parole et celle de Grandmoreau. — Gentlemen, dit alors don-Matapan .en
— Bon ! fit don s'adressant à Sans-
Matapan. plus particulièrement
« Alors vous venez avec nous? ! Nez et à Rouléreau, le colonel, comme il
**—Je ne puis rien refuser à ceux qui ont ! avait été convenu consent à me prêter son
recueilli ma fille et qui se sont généreuse- i concours pour faire le siège d'Aûstin.
ment dévoués pour me sauver la vie. « Vous reconnaissez,
j j'en suis sûr, ?£
L'HOMMEOR RIIONZE.— 85 LA REINE DES ArACHEs. — 10
554 L'HOMME DE BRONZE

loyauté du procédé, et je pense que vous \ « Je n'avais pas d'ambition, mais puisque
agirez de même. les honneurs viennent inë trouver, je ne
— Nous ne vous marchanderons pas plus recule pas.
nos services que vous ne hbùs avez mar- « Senor^ fâiiës-nôus apporter des unifor-
chandé votre secours, dit Grandmoreau. niés ! nous allons choisir.
« Vous pourriez compter sur nous quand « Dû rester votre idée de nous déguiser eu
même nos amis tt'âûràiént pas engagé notre n'importé qtibi vient à propos, car nous no
pàrbië en même temps que la leur. sommés pas des mieux nippés pour le mo-
— Voila qui est parler, reprit don Màta- ment.
paii avec ûtt large sourire de satisfaction; « Pour mon compte^ je hé serais pà's fâché
« Je n'ai plus qu'une chose à Vous de- ' de changer mes guenilles contre dès vêle-
mander. ments qui n'auront pas de ces airs de vieilles
« Vbûlez-vbtis prendre le c'onimandement dentelles pleines d'àccrbfes; »
de Jibs troupes ? j: Le chef des squatters n'exagérait pas en
« Vous serez sous les ordres de M. d'É- comparant ses habits à de ïà dentelle. Ils
ràgiiy, qui s'entendra très-bien avec moi. » étaient véritablement en lambeaux.
Cette proposition lie parût pas sourire âûx \ Ceux de ses compagnons ne se trouvaient
trappeurs j qui gardèrent le sileh'cë. i pas d'ailleurs en meilleur état.
M d'Eïâghy comprit ce que cette réserve }. Les êtoffeslcs plus solides ne supportent
avait de significatif. • les mille accidents de la vie au
pas longtemps
-^ Mon tenter gouverneur, dit-il, nous ne ! désert; le cuir mêmëi outre qu'il manque
saurions accepter Votre proposition, si iÀat- j dé souplesse, n'Offre pas toujours une res-
teûsé qu'elle soit. source indispensable.
« Mes compagnons vous rendront tous Sur l'ordre de don Matapan, un wagon
les services qu'ils pourront, je vous le cer- fut amené, et l'on en tira une quantité de
tifie, mais ils ne veulent pas avoir à répon- costumes très-Variés.
dre de la valeur militaire de gens qu'ils ne i C'était une véritable boutique de fripier
connaissent que pour les avoir combattus. » que ce wagon.
Des signes approbalifs accueillirent ces Sans-Nez fut le premier qui se prononça
paroles du colonel. dans le choix d'un habillement.
Don Matapan parut contrarié ; mais il se Il s'empara d'une défroque complète et à
décida vite. peu près propre de capitaine de hussards,
— Je comprends vos objections et vos Veste bleu de ciel outrageusement cou-
scrupules, dit-il. verte de passementeries et de galons.
« Et le sentiment qui vous guide est par- Pelisse fourrée à nombreux brandebourgs
faitement honorable. et aux mille boutons.
« Mais vous ne pouvez me refuser vos Pantalon à doublo bande et garni de ba-
conseils, puisque vous me donnez l'assurance sane jusqu'aux genoux.
que vous combattrez pour ma cause. Colback d'agneau avec plumet et autres
« Vous formerez donc, si vous voulez, mon accessoires...
état-major. Tout y était, même la sabretache, que le
« J'ai encore des uniformes militaires très- trappeur dédaigna, prétendant que cet ohjot
brillants et très-riches, et vous choisirez. de luxe ne lui serait pas absolument indis-
— Voilà une proposition que je com- pensable.
prends, fit Grandmoreau. Ce choix d'un uniforme de hussard excita
« Comptez sur nous : mais laissez-nous l'humeur goguenarde de Bouléreau.
notre liberté d'action. — Mon cher, dit-il au Parisien, ça te va
— Adopté ! s'écria Sans-Nez. on ne peut mieux, j'en conviens.
« Je me fais officier d'étàt-major. « Tu aurais un succès fou un jour de car*
— Moi aussi, dit à son tour Bouléreau. naval, dans un bal masqué.
LA REINE DES APACHES

i Mais je me demande pourquoi lu choisis — Nom d'une


pipe! voilà mon affaire!
un costume si peu en rapport avec notre ; s'écria-t-il.
Et s'emparant d'un uniforme de gen-
métier de coureurs de prairie.
_ 11 ne s'agit pas de métier, répliqua darme, il l'emporta et disparut derrière un
Sans-Nez en jetant des regards complaisants wagon.
sur sa personne. Tomaho seul se trouvait sans déguisement.
« On a du torse, du galbe, du chic, ou on Sa taille ne lui permettait pas d'endosser
n'en a pas- un vêtement européen, eût-il été confec-
« Eh bien! comme j'ai de tout ça à en re- tionné pour le plus grand des tambours-ma-
vendre, et que l'uniforme de hussard fait ; jors; elle brave géant devait se résigner à
admirablement ressortir tous mes avantages, garder son costume indien.
fais choix de cet uniforme. Don Matapan l'avait bien invité à faire
je
« Qu'est-ce que tu prétends trouver de si des recherches minutieuses et à visiter avec
» soin tout son magasin de défroques ; mais le
liêle dans mes préférences?
à sa ques- géant s'était obstiné dans un refus formel.
El sans attendre une réponse — Que le chef
sur la gouverneur soit sans in-
tion, le Parisien fit deux pirouettes
un quiétude, avait-il dit.
du pied, exécuta avec ses doigts
pointe « Quand nous entrerons à Austin,
brillant roulement de castagnettes et prit ':
en Tomaho sera lumineux comme le soleil. »
une pose de danseur s'immobilisant
Don Matapan voulut avoir l'explication do
même temps que se fait entendre, la der-
ces paroles énigmatiques, mais ses questions
nière note d'une ritournelle. j
restèrent sans réponse.
— Bravo ! s'écria Bouléreau.
j Il n'y avait pas plus muet et plus entêté
« Ton entrée à Austin sera un triomphe.
que Tomaho quand il s'était imposé de so
« Tu manques un peu de nez, d'oreilles et
taire.
autres accessoires; mais je te prédis quand
! Un incident vint d'ailleurs fixer l'atten-
même des succès renversants auprès des se-
tion do tous.
noras. »
Sans-Nez, pimpant et élégant qu'il se
Paméla entendit cette prédiction du chef
trouvait dans son uniforme de hussard, no
des squatters.
de
I supportait pas saiis ennui les recommanda-
Elle appela Sans-Nez qui s'empressa ij tions et les remontrances do
prématurées
la rejoindre... i son du boulevard
; ancienne connaissance
, Montparnasse.
Cependant M. d'Éragny et Grandmoreau Paméla n'avait pas entendu sans inquié-
j
visitaient, eux aussi, le magasin d'habille- tude la prédiction de Bouléreau ; elle redou-
ments. tait de se •voir supplantée dans le coeur de
Us trouvèrent enfin ce qui leur conve- son trappeur par quelque belle fille d'Aus-
nait :
I tin, et d'avance elle faisait une scène de jalou-
Des blouses de chasse en drap, des pan- , sie à Sang-Nez
qui se défendait avec une
talons recouverts do basane imperméable, mollesse et une suffisance bien faites pour
des chapeaux de feutre, tel fut le costume les appréhensions
augmenter de sa maî-
simple qu'ils échangèrent contre leurs tresse.
habits usés et déchirés. Paméla, exaspérée par les airs vainqueurs
Pierson le pirate et le squatter blessé firent de son amant, en était déjà à l'invective
° même choix. de son côté, prenait une atti-
Sans-Nez,
Bouléreau seul tardait à se décider. tude menaçante, et la dispute allait s'enve-
H déficelait les ballots, visitait tout, mais nimer sérieusement, quand une voix se fit
ricn ne paraissait lui plaire. 1 entendre, grave, impérative, solennelle :
Tout à coup il laissa une J — Au nom de la loi, je vous somme do.
échapper
Joyeuse exclamation. 1 vous taire !
556 L'HOMME DE BRONZE

« Pas de chicanes, pas de cris, pas de bat- | « Je ne veux pas te crever comme une
teries, ou je vous arrête comme perturba- i emmanchure trop étroite ; mais je te dé-
teurs. » i clare que je signalerai aux senoras d'Aûstin
Sans-Nez, entendant cette menace, ne put les charmes odoriférants de la gendarmerie.
se défendre d'un mouvement de crainte. « Ce sera ma vengeance.
Il croyait, le Parisien, sentir se poser sur « Et comme la calomnie, avec bottes à
son épaule la main d'un municipal préposé à l'appui, a mille chances de trouver crédit
la surveillance d'un bal de barrière. auprès des femmes, j'aurai le plaisir de le
Et de son côté Paméla, éprouvant la même voir dédaigné par les belles préférant le
impression, avait exécuté un rapide mouve- galbe, le chic et l'élégance du hussard à.
ment de retraite. l'épaisseur, à la pesanteur, aux parfums du
De fait, le couple venait d'être interrompu gendarme. »
dans son altercation intime par un gendarme! Celte verte réplique du Parisien ne dé-
Un vrai gendarme avec chapeau en ba- monta aucunement Bouléreau, qui se con-
taille et harnachement complet. tenta de répondre :
Mais l'émotion des deux amants fut de — On vous verra à l'oeuvre, beau séduc-
courte durée. teur.
Ils reconnurent Bouléreau qui, ne voulant « Il faut de la légèreté avec le beau sexe,
plus abandonner son rôle, reprit : j'en conviens.
— Je vais dresser procès-verbal. « Mais la solidité d'un représentant do
« Il y a eu des torts du côté de la femme, l'autorité ne peut faire tort. »
qui a invectivé son homme sans raisons ilé-
rativement suffisantes. Un formidable coup de celte trompcllo
« Il est prouvé d'autre part et en sus que de don Matapan, laquelle ressemblait à s'y
l'époux n'est qu'un dangereux entrepreneur méprendre à un immense tuyau do gout-
de beau sexe et capable de causer les plus tière, résonna soudain :
grandes vexations à son épouse à l'endroit C'était la cloche du déjeuner.
des déportements que nous pourrons avoir à L'altercation de Bouléreau et du Parisien
lui reprocher. cessa avec la perspective d'un repas dont
« De tout quoi, il est conséquemment en- l'odeur se répandait dans l'air, agaçant
tendu que, si les conjoints continuent à don- agréablement l'odorat et faisant mille pro-
ner aux populations sages et honnêtes le messes au goût.
spectacle gratis et scandaleux de leurs divi- Le repas ne. dura pas longtemps.
sions intestinales, l'autorité paternelle des Don Matapan avait hâte de reprendre le
lois et règlements dans les questions de con- chemin d'Aûstin.
jungo se verra dans la nécessité de prononcer Il donna le signal du départ.
la séparation capitale de ces deux ennemis Et la petite armée se mit en marche au
du foyer et de la famille. » bruit de son infernale musique.
Cette courte allocution du gendarme im- L'ex-gouverneur, fier et convaincu de son
provisé provoqua de la part de ceux des importance, se carrait au milieu de ses nou-
assistants qui pouvaient la comprendre un veaux alliés qui lui formaient un état-major
accès de gaieté que Sans-Nez ne goûta pas valant la moitié de l'armée.
absolument. Sans-Nez seul ne suivait pas la colonne.
— Gendarme, s'écria-t-il, tu m'embêtes ! Il avait disparu sans même prendre la
« Je devine et j'évente les intentions per- peine de prévenir Paméla.
fides et accapareuses qui t'ont déterminé à Ce ne fut qu'à la deuxième halte, vers l«
revêtir ce costume de soldai de la maré- milieu du jour, que le Parisien reparut.
chaussée. Tomaho le questionna.
« Tu me fais l'effet d'un habit neuf : tu — Mon frère est lui dit-il.
imprudent,
me gênes dans les entournures. « S'il veut chasser, je l'accompagnerai-
LA REINE DES APACHES 557

.— Je ne chasse pas, répondit Sans-Nez. Toutefois il remarqua l'absence de Boulé-


Et montrant un bâton qu'il tenait sous i
reau.
sou bras, il ajouta en riant : Seul, le chef des squatters ne vint pas
.— Je suis allé me couper une canne. ;
joindre ses compliments à ceux de tout le
Puis il se mit comme les autres à manger monde.
et à boire. Cette négligence froissait l'amour-propre
Quand il eut, terminé sa collation, il se d'artiste de Sans-Nez, qui tenait à connaître
saisit de son bâton et réclama le silence. l'opinion de Rouléreau.
Elonnement général !... Mais celui-ci n'était pas loin sans doute,
Le bâton était une sorte de hautbois. car il rejoignit ses amis quelques minutes à
Et Sans-Nez en jouait admirablement. peine après que le Parisien eut cessé de se
Pendant longtemps, on écouta les- airs faire entendre.
dont le Parisien pouvait se souvenir. Particularité remarquable, le squatter ne
Il exécuta fort bien valses, polkas, danses \ fumait pas.
de toutes sortes, et quand la mémoire lui : Grave et solennel dans son uniforme de
faisait défaut, il improvisait avec une in- , gendarme, il écarta les Indiens qui formaient
croyable facilité. | encore cercle autour de Sans-Nez, et, se pla-
Peu à peu les Peaux-Rouges firent cercle çant devant celui-ci, il tira de sa poche une
autour du musicien Pipe-
Ils l'écoulaient avec un plaisir, une atten- Mais quelle drôle de pipe !
tion, un respect que prouvait un profond Une douzaine de roseaux de différentes
silence. longueurs s'ajustaient sur un long tuyau bi-
Tous ces visages tatoués aux traits rudes | zarrement contourné. Et au bout de ce tube
et énergiques avaient pris une expression de i était fixé le fourneau en terre rouge conte-
nant le tabac.
joie béate. |
Toutes les oreilles tendues aspiraient en i Rouléreau fit un geste qui commandait le
silence.
quelque sorte les mélodies que Sans-Nez
tirait de son instrument primitif avec un Puis, battant gravement le briquet, il
véritable talent. alluma sa pipe.
Tomaho surtout ne perdait pas une note. Aussitôt une mélodie singulièrement
douce et voilée se fit entendre.
Accroupi auprès du musicien, il écoutait
avec une attention soutenue. Le silence devint profond.
Le Parisien se fatigua enfin. C'étaient les sons atténués du flageolet en
Il cessa de jouer. i même temps que les vibrations sonores de la
Aussitôt le Cacique, se saisissant de sa flûte.
contre-basse, se mit à frotter vigoureusement Mais rien des notes stridentes et aiguës
sur les cordes. de la flûte, rien des tons traînards du fla-
Il donnait l'exemple aux Indiens qui geolet.
s'empressèrent de jouer de tous leurs ins- La pipe du squatter, transformée en in-
truments. strument de musique, avait des sonorités
Nouvelle manière d'applaudir d'une pénétrante douceur.
qui dans un
théâtre aurait eu pour infaillible conséquence Tous les auditeurs étaient émerveillés
de faire crouler la salle. Le succès de Sans-Nez disparaissait éclipsé
Reureusement on était en plein air, et le devant celui de Rouléreau.
Parisien put savourer son triomphe tout à Don Matapan fut lui-même charmé
son aise et sans danger. Il s'arrêta au beau milieu d'une libation
Les félicitations pleuvaient, et il les réce- pour écouter.
nt en artiste parfaitement convaincu de I II fallait donc que l'effet produit fût bien
8<>nmérite.
grand!
558 L'HOMME DE BRONZE

M. d'Éragny et sa fille voulurent exami- sances de la grande magie, et il me menace


ner de près la pipe du squatter. « L'esprit du mal le possède
Le cercle des assistants se rétrécit pour ne « Je lui pardonne.
rien perdre des airs joués avec un art infini « Mais qu'il prenne garde ! •
par l'ingénieux musicien. « Quand ses yeux s'ouvriront, il sera peut,
Tomaho, qui avait manifesté tant d'admi- , être trop lard. »
ration en écoutant Sans-Nez, demeurait stu- Comme le brave géant prononçait ces
péfait. mots, Rouléreau achevait un dernier air.
Il comprenait l'instrument inyenté par le — Ma pipe est éteinte, dit-il.
Parisien, mais la pipe à musique du squat- Aussitôt les Peaux-Rouges enthousiasmés
ter frappa vivement son imagination. embouchèrent leurs instruments, raclèrent
Il ne comprenait pas que l'on pût tirer des lcm*s violons à. vessies et autres, tapèrent sur
sons d'un pareil instrument ; toujours dis- leurs' tambours et leurs cymbales, firent le
posé à trouver du surnaturel dans les choses plus de tapage possible pour manisfesler
les plus simples, il s'approcha de Sans-Nez leur satisfaction.
et lui fit part de ses impressions. Tomaho seul ne parut pas partager la joie
— Notre frère le squatter est un grand bruyante de tous : son archet passé dans sa
sorcier, dit-il à voix basse. ceinture et son énorme violon sur le dos,
« Il connaît les grandes médecines de la il garda une altitude neutre.
musique, et sa science n'est pas celle d'un Ayant savouré les applaudissements, Bou-
homme ordinaire. » léreau s'approcha de Sans-Nez.
Sans-Nez, que le succès de Rouléreau in- — Camarade, dit-il, si nous jouions un
disposait visiblement, jeta un regard dédai- duo?
gneux sur le géant, et pour toute réponse il « Je crois que nous obtiendrions un joli
se contenta de hausser les épaules avec un succès.
grognement de mauvaise humeur. « Ça te va-t-il? »
Tomaho continua sans se déconcerter : Sans-Nez avait éprouvé un sentiment de
— Un homme qui a la puissance d'enfer- jalousie en voyant ses talents éclipsés par
mer des génies musiciens dans son calumet ceux du chef des squatters; mais il était
est un grand sorcier. sans rancune, et il accepta la proposition
« Mon frère peut me croire : sans aucune hésitation.
« Le Vacondah m'a donné la vue do l'es- — Ça me va, dit-àl en saisissant sa flûte
prit qui me permet de reconnaître les en- d'écorce.
fants de la grande magie. » — Attends que je bourre nia
pipe, fit Bou-
Les crédulités du bon Tomaho, outre léreau.
qu'elles s'adressaient à un sceptique, ne pou- « Tu comprends que c'est indispensable
vaient, qu'augmenter la mauvaise humeur pour un fumeur comme moi.
du musicien vexé de rencontrer une incon- « Avec mon système, d'une pierre je fais
testable supériorité. deux coups, comme on dit.
Aussi bien ce fut avec une fureur à grand' « En même temps que j'aspire de la
peine contenue que Sans-Nez répondit au fumée, mon instrument marche, et je n'ai
Cacique : plus qu'à faire aller les doigts pour obtenir
—r-Tu n'es qu'un imbécile avec tes sorciers. les plus mirobolantes variations.
« Et si tu ne nie fiches pas la paix, je te «Allons-y, j'y suis! » terminale squatter
crève ta contre-basse. » en allumant sa pipe.
Tomaho, s'il eût été méchant, aurait puni Et le duo commença au milieu d'un si-
sévèrement cette injuste menace. lence profond.
Mais il se contenta de' dissimuler son vio- Les deux virtuoses jouèrent avec un en-
lon derrière son dos en disant : train et un ensemble surprenants un joyeux
— Mon frère continue à braver les puis- quadrille.
LA REINE DES ÀPAGHES 559

Leur succès fut immense. Grandmoreau prit la parole à son tour.


jjcs acclamations et les applaudissements — Je me range de l'avis du colonel, dit-il.
des Indiens ne prirent fin que quand don « S'il arrivait malheur à don Matapan et
Jlalapan donna l'ordre de se remettre en à son armée, je ne lui marchanderais pas mes
marche. services, et je veux même l'aider à se rendre
maître d'Aûstin ; mais toutes ses histoires
avec les Peaux-Rouges ne nous regardent
CHAPITRE XCIV pas.
« Qu'il s'entende avec eux. »
DE GUERRE
CONSEIL AVANT
LADATAILLE Cette détermination du colonel et de Grand-
moreau n'eut pas le don de convaincre Sans-
Dix jours plus tard, don Matapan et sa Nez.
petite armée campaient dans une forêt très- Le Parisien flairait une bonne occasion de
accidentéc, à deux heures de marche de la s'amuser et de blaguer : il n'eut garde de la
ville d'Aûstin. laisser échapper.
Fidèles à leur engagement, M. d'Éragny — Moi, dit-il, je me rends à l'invitation de
cl les trappeurs n'avaient pas abandonné don Matapan.
l'cx-gouverncur. « Je n'ai pas l'intention de faire un cours
Ils avaient promis leur concours : des de stratégie à MM. les Indiens, attendu que
hommes de leur valeur ne pouvaient avoir je ne suis pas de première force sur ce cha-
qu'une parole. pitre-là; mais je veux assistera ce fameux
Dès que le camp fut installé et que la sé- conseil.
curité de tous fut assurée par la pose de ce J'ai dans l'idée quo ce sera drôle.
nombreuses sentinelles, doii Matapan réunit — Tû as raison ! s'écria Rouléreau; qui
les principaux chefs indiens, cl il fil deman- achevait de bourrer sa pipe.
der à ses alliés les trappeurs de bien vouloir « Don Matapan présidant un conseil do
l'assister dans le grand conseil do guerre qui guerre, ça ne se voit pas tous les jours, et
allait être tenu. bien des gens paieraient cher pour y avoir
Quand le messager qui vint lui apporter leur place.
celle convocation fut parti, le colonel d'Éra- « Sans-Nez, je t'accompagne.
gny s'empressa de prendre l'avis de ses amis « Quand il y a de quoi rire pour un, il
avant de s'arrêter à aucune résolution. y a de quoi pouffer à deux. »
Pour son propre compte, il était peu dis- Et nos joyeux compagnons se disposaient
posé à se rendre à l'invitation. à s'éloigner, quand Tomaho les interpella.
— Je ne vois — Mes frères, dit le géant, ont le rire sur
pas, dit-il, que tout cela soit
Mousérieux. les lèvres et les cris du moqueur dans la
« J'ai promis à don Matapan de le suivre gorge.
dans son expédition, et je ferai tous mes « Ils ont tort.
efforts pour le tirer d'un mauvais pas à l'oc- « Quand les hommes parlent de la guerre,
casion. ils doivent être écoutés avec respect. »
« Mais je n'entends aucunement me donner A cette recommandation faite par le Caci-
e ridicule de discuter
guerre et tactique mi- que avec sa gravité ordinaire, Sans-Nez
litaire avec cet excellent gouverneur et son adapta aussitôt une réponse.
ar'méode musiciens. — Ne t'inquiète pas, Tomaho, dit-il.
« Outre
que je suis peu disposé à faire le « Nous serons sages comme des rasoirs,
M'cour,je ne veux pas qu'il soit dit que j'ai et nous rirons à la muette comme des pois-
dlligc cette attaque d'Aûstin. sons.»
H Maintenant
que vous connaissez ma mà- . Celte assurance parut satisfaire le géant
'ei'o de voir, vous demeurez pourtant libres '
qui répondit :
ûagir à votre guise. 1 — Och
560 L'HOMME DE BRONZE

« Que mes frères m'accompagnent. » hasard se plaît à tromper, que les circoj,M
Et il s'éloigna gravement, suivi de près stances abusent étrangement. H
par Sans-Nez et Rouléreau qui, goguenar- « Eh bien ! .tel que vous me voyez,
je suigl
dants et bavards, se donnaient le bras. un de ceux-là. .\ I
« Jeté par la fatalité dans les affaires
i|j.l
C'était.sous la tente de don Matapan que plomatiques et administratives, j'ai /^H
le conseil devait se tenir. appelé au gouvernement de plusieurs villes I
Et pour cette solennité l'ex-gouverneur mes aptitudes, je le reconnais aujourd'hui I
avait, autant que possible, donné à son do- ne sont pas celles que peut envier un vul-l
micile de, toile l'aspect d'un wigwam indien. gaire fonctionnaire. .
Des peaux de buffle étaient tendues de « On s'est trompé sur mon I
compte.
haut en bas. « Moi-même j'ai méconnu ma valeur, j'ajl
Des fourrures d'ours et de jaguars étaient ignoré ma véritable vocation. I
rangées en cercle, à ferre, autour d'un feu de « Guerriers ! j'étais né pour la carrière dcsl
bois sec occupant le milieu de la tente. armes. I
Des trophées composés d'arcs, de flèches, « J'ai été gravement insulté. I
de tomahawks, de fusils, etc., pendaient ac- « Toute une population s'est lâchemenlB
crochés çà et là. coalisée contre moi. I
Quand nos trois personnages pénétrèrent « Elle a méconnu mon autorité. I
sous la tente, le conseil se trouvait déjà au . « Elle m'a fait subir des outrages qn'iinH
complet. homme de coeur n'oublie pas. I
Il se composait de douze chefs Peaux- « Seul, abandonné de tous, j'ai dû fuirdo-l
Rouges, plus Sable-Avide. vant la masse de mes persécuteurs. I
Les Indiens se tenaient gravement ac- « Ma bonne étoile m'a conduit au milicuB
croupis sur les tapis de peaux. do vous. I
Sable-Avide, en sa qualité de sachem, était « A votre contact, ma haine a grandi,!
assis sur un billot de chêne recouvert d'une mon désir de vengeance s'est développé, ctfl
triple couche de fourrures. d'homme de paix et de conciliation quel
Don Matapan, placé sur un siège spécial, j'étais, je suis devenu homme de guerre. I
présidait avec une imperturbable gravité. « Oui, je me sens possédé de l'instinct (Ici
Tomaho entra le premier sous la tente du la bataille et du commandement ! I
conseil, et il prit place, modestement, sur « Je brûle de cette ardeur qui anime lesl
le tapis de peaux, au rang des chefs ordi- braves dans les combats. I
naires. « Et cependant mon cerveau pense froide-1
Rouléreau et Sans-Nez imitèrent le géant. ment, librement, comme celui des grands!
Comme lui, ils fumèrent le traditionnel capitaines au plus fort de la bataille. » I
calumet. Don Matapan fit ici une légère pause. I
Comme lui, ils se conformèrent aux pra- Il promena un regard interrogateur su*
tiques et cérémonies qui précèdent toujours ' son auditoire, cherchant à pénétrer l'im-
•les conseils de guerre des Peaux-Rouges. pression, produite par ses paroles.
Quand enfin toute satistaction eut été don- Les Peaux-Rouges se tenaient immobile
née aux coutumes et usages indiens, quand et silencieux.
Sans-Nez eut expliqué adroitement pourquoi I Cette attitude était significative :
M. d'Éragny et Grandmoreau refusaient de Elle dénotait l'attention en même tewps
prendre part aux délibérations du conseil, qu'un approbatif encouragement.
l'ex-gouverneur don Lopez y Matapan, se L'ex-gouverneur reprit :
donnant la parole, commença ainsi : —Mais si le goût de la guerre s'est brusq 11
'
— Guerriers, mes frères, dit-il avec un sé- ment déclaré chez moi, la science et la vale
rieux qui contrastait comiquement avec sa . I qui distinguent les grands capitaines m6
'
grosse face réjouie, il est des hommes que le i saient pourtant défaut.
~
/^- KAVJREINE DES APACHES ^^ J 56i

« Ma volonté a ou raison de mon inexpé- oreux livres sur toutes choses et principale-
rience. ment sur celles de la guerre.
« Pour vous instruire et vous guider dans « Ils poussent même la noble passion du
l'art de la guerre ; pour vous mettre à même métier dés armes jusqu'à -faire de leurs
de combattre avec succès des troupes euro- théâtres de véritables écoles militaires. •
péennes, j'ai étudié les moyens scientifiques « A Paris et dans d'autres grandes villes,
pratiqués par les généraux les plus- célèbres. les populations accueillent toujours avec un
« Or, vous le savez, guerriers mes frères, légitime enthousiasme l'apparition d'une-dé-
les plus grands généraux sont en France. cès grandes pièces; militaires où le comique
« C'est cette nation qui, de tout temps, a se trouve habilement mêlé aux plus arides
Marché à la tête du progrès dans les sciences démonstrations scientifiques.
militaires. « Les plus grands généraux; dans ce pays
« C'était donc là, à cette source de lumière, du progrès, ne dédaignent pas de monter
li'il me fallait puiser les grands principes sûr les planches du théâtre ; et ils savent y
de la tactique et de la stratégie. briller parle développement do leurs vastes
« La tâche était aride ; mais elle me fut connaissances.
rendue facile par deux causes différentes : « Les plus grands capitaines français de
;( D'abord la nature m'a doué d'une excel- l'école actuelle se sont tous formés au théâ-
lente mémoire ; tre.
« Ensuite les Français impriment de corn- * Tous ont étudié leur art dans ces
|
L'HOMMEDE BRONZE.— 86 LA HEINE DESAPACUKS— 71
562 L'HOMME DE BRONZE

grandes pièces militaires, au milieu des ap- « Guerriers ! je vous l'annonce avec salig.
plaudissements d'une multitude de specta- faction, j'ai fait choix, comme modèle, du
teurs émerveillés; pliiss célèbre gëhëràl cbnnu.
« Combien de fols mëttië h'à-t-bh pas vit « Je hë vBiis cacherai pas que mes hési-
des généràUx ëiMngërs; dëâ prihcës; dëâ i'bté tâtibhs durèrent longtemps.
et dès eiripërëiiïë jblndre leurs bravos à ceux « Mais en" présence d'une incontestable
de la grande population parisienne !» supériorité; j'ai dû arrêter mon choix, fixcr
A cet endroit de son discours, don Mata- nies' ïtfëféiMtës.
pan s'interrompit encore une fois pendant & Guerriers ! le général Roûm est le chef
quelques instants. d'une nouvelle école, et je suis l'émule pas-
Les PëàÛx-Rbûgës; toujours silëhclëlix et siënllé dé ce grand hohHnië;
attentionnés, éboulaient gravement tbuiës « Les journaux français; que je lisais ré-
ces paroles dbiit ils hë saisissàiëht jjëiit-elrè gulièrement, ont brbciànië sd valeur incon-
pas exactement le È\àM: testable; sbn immense talent; ses incroyables
Rbuiércatl ëiSdniJ-Wëz notaient pàënibihs succès.
attentifs. « Ce général fameux à dëjflbyé sa science,
Le Parisien surtout hë perdait pas ûh rtibï ëës connaissances militaires siir les plus
du spëëcn de lWgûUvëfMttrj et siir sa fliëë gràndà théâtres de ï'Ëilf;bjr>ë; et, pârtbul il
couturée se pouvait lire id claire expression a ëtë accueilli avec là distinction et lés lioii-
d'il» profond étohhëtiiëni; iiëtirs qui lui étaient dûs.
Il ne put s'empêchëï de uirë ibiii bas â <l C'est iinë cbhiédië intitulée là Grande
Bouléreau qui fumait tranquillement : Dilcness'é qui servait de cadre à ses démons-
— Squatter; je ëbhimence à être épaté. trations* à ses grands problèmes de stra-
« Les idées de dbh Matap'aii irai- i'àrhiéë tégie.
française Sont plus qii*éltihhàuiës: « Je n'ai jamais vu joiiër cette comédie,
« Elles nie i-ëhvërlënt et nie clmfottlli'iU, il est vrai ; mais je connais pourtant la base
ni plus ni riidius: Solide siir laquelle s'appuie là tactique du
« Des généraux àti théâtre 1... » général Roum.
Sans-Nez ne continua pas. « ;t*âi puisé do précieux renseignements
L'ex-gouverneur reprenait son discours. dans les nombreux journaux français et au-
Le Parisien redevint tout oreilles. tres qui ont tous parlé de cet homme éton-
— J'ai beaucoup voyagé, dit le gros bon- nant »
homme toujours sérieux et plein de dignité. Le brave Matapan fut brusquement intei-
« J'ai donc beaucoup vu et beaucoup re- rompu en cet endroit de son discours,
tenu. Sans-Nez se leva, s'agita, se courba, se
« Une parole, qui est tout un enseigne- tordit dans les convulsions d'un fou rire et
ment, m'a surtout frappé. finit par s'écrier :
« CeV.<cparole est du grand Napoléon, et — Je demande la parole !
elle m'a été répétée par un général fameux : « Rons renseignements...
« La tactique doit changer tous les dix « Mais pas complets....
uns. » « Attendez!... Ah!... ah!...
« Ce sont donc les généraux contempo- « Je vais vous dire... des affaires bicu
rains que nous devons prendre pour mo- plus drôles....
dèles; « Ah ! ah ! ah ! »
« Nous ne pouvons, sans danger, nous LeeParisien, succombant à une terrible
écarter de leurs principes. envie de rire, ne pouvait continuer.
« Il ne nous est pas permis de rester dans I Ce subit accès de gaieté indisposa To-*
l'ornière de la routine, quand la science maho.
nous tend la main pour nous guider dans le Le brave géant posa sa main sur l'épaule
chemin lumineux du progrès. du rieur qui retomba assis sous le poids.
LA REINE DES APACHES 563

—-Monfrère oublie, dit gravement le Ca- « Enfin cet homme m'a paru bon pom
cique, qu'il assiste à un grand conseil de l'émeute... tout au plus.
« Mais où je me suis trouvé le plus em-
guerre.
« R manque aux lois de l'hospitalité en barrassé, c'est quand il m'a fallu étudier 1E
interrompant un guerrier qui parle. tactique et les procédés militaires d'un marin
« Il méconnaît les usages sacrés, lui qui a célèbre que tous les écrivains spécialistes dé-
fumé avec- ses frères le calumet de l'amitié. signent sous ce nom : l'Amiral suisse.
« Je recommande à mon frère de fermer « J'ai bien surpris quelques données
la bouche quand un guerrier parle. vagues, çà et là, sur les grands succès de ce
« Si le rire moqueur vient encore inter- marin ; mais impossible de me procurer une
rompre le discours du chef, mon avertisse- biographie.
nienl sera celui d'un homme irrité. » « Les documents me font complétemenl
Sans-Nez n'eut garde de mépriser la re- défaut... »
commandation pressante du géant. Ici don Matapan fut encore une fois inter-
Il se tut, sachant par expérience que To- rompu par Sans-Nez qui s'écria :
— Je
maho n'était pas toujours disposé à plaisan- puis vous donner des renseignements
ter, surtout quand on le taquinait au sujet exacts, moi.
do certaines pratiques, de ce cérémonial dont « Je le connais.
les Indiens accompagnent toujours les grands « Voulez-vous savoir son vrai nom?
actes de leur vie aventureuse. « Il s'appelle Gil-Pérez. »
Le Parisien se tint donc silencieux sur son Tomaho leva un bras menaçant sur l'inter-
tapis de fourrure. rupteur.
>Iais la contraction de certaines parties de Un signe de don Matapan épargna à Sans-
sou visage couturé prouvait quo son accès Nez une forte correction-
de gaieté n'était pas passé. Le géant se remit gravement à sa place,
Il riait tout bas. et le président du conseil lança au Parisien
Quand le silence fut rétabli, don Matapan cette verte admonestation :
— Vous vous
reprit son discours : moquez de moi avec aussi
— Braves guerriers! dit-il, j'ai longtemps peu d'intelligence quo d'à-propos.
hésité avant de faire le choix du chef d'é- « Je vous parle d'un amiral suisse, et vous
cole dont je viens do vous dévoiler les bril- avez la bêtise de lui attribuer nn nom espa-
lantes qualités. gnol.
s Certains journaux ont beaucoup vanté <( Votre plaisanterie est grossière, et vous
un autre homme de guerre qu'ils dési- me supposez bien sot.
gnaient sous le nom de maréchal Rrrrran. « Croyez-moi : respectez les orateurs qui
« Je me suis renseigné sur les hauts faits prendront la parole dans ce conseil où vont
militaires qui désignaient ce Rrrrran à l'at- être prises des résolutions do la plus haute
tention publique. importance.
« Rien de saillant ne m'a « Taisez-vous, et ne me forcez pas à vous
frappé.
«Un seul fait d'armes méritait mon at- faire expulser de mon wigwam. »
tention : Ayant terminé celte courte et menaçante
« Il s'agissait de répression d'émeute, et allocution, l'ex-gouverneur son dis-
reprit
eomme les troubles sont fréquents à Austin, cours :
Ie pensais trouver dans la tactique de ce — Rraves et guerriers ! comme
intrépides
Militaire les moyens de contenir mes ad- je vous l'ai annoncé, je donne mes préfé-
ministrés en toute occasion. rences, dans les choses de la guerre, à l'excel-
« Mais
je ne vis rien de bien neuf dans lente méthode du fameux général Roum.
'es pratiques du maréchal Rrrrran, si ce n'est « Je me résume tout en précisant :
1'
1 i •
emploi du canon dans les boutiques cl « Écoutez avec attention.
Magasins.., « Toute la science de la nouvelle école
564 L'HOMME DE BRONZE

militaire est renfermée dans ce que je vais Le géant se dressa de toute sa hauteur.
dire : Il éleva et maintint le Parisien à bout do
« Je divise mon armée en trois corps... bras, au niveau de son visage.
« Je coupe... et j'enveloppe. Le rieur ne riait plus.
« Est-ce clair? La position était gênante.
« Quelle simplicité! R étranglait.
« Quel admirable trait de génie ! » Tomaho, impassible, lui fit une courte
Après avoir lancé cette double exclama- remontrance :
lion sur le ton du plus sincère enthousiasme, — Mon frère, dit-il, a déjà oublié mes
don Matapan prit un air persuasif, douce- sages paroles d'avertissement.
reux, finaud, et continua : « Il est indigne de s'asseoir au grand con-
— J'ai, comme vous le
pensez bien, déve- seil des chefs.
loppé la grande idée du fameux capitaine « Qu'il s'éloigne prudemment.
Roiim. « Qu'il craigne ma colère s'il trouble en-
« Je l'ai divisée, sectionnée, complétée. core les braves guerriers qui aiguisent en ce
« Ainsi, après avoir partagé mon armée moment la hache de combat. »
en trois corps, j'enserre la ville sur trois En prononçant ces derniers mots, le géant
points différents- fit trois pas, sortit de la tente, déposa Sans-
< G'sst un commencement d'investisse- Nez à terre et revint prendre sa place.
ment qui pourrait dégénérer en blocus. Le Parisien, à demi suffoqué, n'éprouvait
« Mais ne vous y trompez pas : aucunement l'envie d'affronter la colère de
« Aucun siège avec moi. Tomaho en pénétrant dans le wigwam.
« Donc, pas d'investissement sérieux. Mais l'envie de rire lui revint avec le
« Pas de blocus qui traîne en longueur et souille, et ce fut non sans grand' peine qu'il
latigue plus les assiégeants que les assiégés. raconta au colonel et à Grandmoreau ce qui
« Comprenez moi bien : venait do se passer.
« Je menace sur trois points en même
temps. Cependant don Matapan achevait son dis-
« Puis je coupe la force de résistance par cours qui fit une grande impression sur ses
une attaque au centre... auditeurs.
« Et je prends la ville... » Puis, pour assurer l'exécution de ses
Cette démonstration savante de don Ma- plans, il attribua un rôle à chaque chef.
tapan fut brusquement interrompue par une 11 les prit à part les uns après les autres,
voix enrouée qui cria : leur donna mille explications fort difficiles
— Ah ! mon Dieu ! c'est bien à retenir, leur assigna des postes de com-
simple !
On reconnut la voix de Sans-Nez. bat, des itinéraires de marches et de contre-
L'incorrigible blagueur n'avait pu s'em- marches...
pêcher de placer en son temps une facétieuse Il fit si bien, il embrouilla tellement les
approbation. explications, il entassa tant de démonstra-
Et sans plus s'occuper de l'indignation tions, que les malheureux Peaux-Rouges
qu'il venait de soulever dans l'auditoire, il finirent par se regarder, comme pour s'a-
s'abandonna à un fou rire. vouer silencieusement qu'ils n'y compre-
Il se roula sur son tapis de peaux, se tor- naient absolument rien.
dant et comprimant son ventre avec ses Néanmoins l'ex-gouverneur se tint pour
mains croisées. satisfait, et il fit mine de lever la séance.
Tout à coup il fut rappelé à lui-même par Mais un Indien étendit gravement la main
une violente secousse. au-dessus du feu devenu brasier, et y laissa
La main de Tomaho venait de se poser cl tomber un morceau de bois sec qui s'en-
de se fermer sur son dos un peu au-dessous flamma aussitôt.
du cou. Le guerrier demandait la parole.
[
LA REINE DES APACHES 565

Don Matapan, déjà au courant des cou- — Que de sachem? interrompit


parles-tu
tumes indiennes, comprit parfaitement. encore une fois don Matapan.
Toutefois il ne parut pas disposé à pro- « Il n'y a ici que deux généraux :
longer la séance. « Un général en chef qui est moi ;
Un second Peau-Rouge laissa tomber une « Et un autre pas en chef qui est toi.
seconde branchette dans le foyer. « Qu'est-ce que tu as à répondre ?
Il n'était plus permis au président de « Hein?
faire la sourde oreille. « Voyons, réponds.
Pourtant don Matapan,. prenant ce ton « Tu ne dis rien?
« J'avais donc raison de ne pas écouter
vogue et cet air rébarbatif des vieux géné-
raux qui, systématiquement, ne souffrent des paroles en l'air et sans signification. »
Et promenant un fier regard sur les chefs
pas qu'un inférieur donne jamais son avis,
s'écria *. indiens étonnés, il fit un geste impératif et
— Qu'est-ce que c'est? commanda en enflant le plus possible sa voix
« Des observations ? de clarinette :

« Je .n'en veux pas. Rompez les rangs!
« Vous connaissez mes plans. Les Peaux-Rouges obéirent en silence à
« Je vous ai dévoilé les admirables secrels ce commandement dont ils comprenaient la
de la lactique nouvelle. signification depuis qu'on les faisait manoeu-
« Que voulez-vous de plus? vrer à l'européenne.
« Pas de bavardages ! c'est du Ils se retirèrent, précédés de Rouléreau
temps
perdu. qui avait hâte de s'esquiver.
« Pas de récriminations ! c'est de l'indisci- Le squatter était parvenu à se contenir à
force de volonté ; mais dès qu'il fut libre, il
pline. »
courut rejoindre Sans-Nez, et les deux amis
L'attitude de l'ex-gouverneur était superbe
do dignité. s'en donnèrent à coeur joie, même devant
Tomaho qui n'avait plus alors le droit de
S'il jouait la comédie, il s'acquittait admi-
se fâcher.
rablement d'un rôle difficile.
Sable-Avide tenta d'intervenir dans la dis-
cussion.
CHAPITRE XCV
— Mon frère oublie, dit-il en
promenant
distraitement ses doigts sur les cordes de sa UNSIÈGEMÉMORABLE
guitare, que l'usage veut...
— Il ne
s'agit pas d'usage, interrompit Le lendemain, au point du jour, l'armée
don Matapan.
de don Matapan se mettait en mouvement.
« Que me veux-tu? Les Indiens ne faisaient pas de musique.
« Tu demandes la parole, toi aussi? Le général en chef avait recommandé le
« Eh bien! parle.
silence.
— Mon frère a
parlé comme un grand Après trois ou quatre heures de marche,
guerrier. on arriva sous les murs de la ville d'Aûstin.
« Mais... Les tentes furent dressées immédiatement,
— Il
n'y a pas de mais. et les troupes établirent une sorte de camp
<<Tais-toi! retranché sur une forte position
« Tu veux donner des désignée
explications? par don Matapan... d'après le conseil de
« Donne-les. Grandmoreau.
« Parle. Puis des détachements de cavalerie et

Puisque mon frère consent à m'écouler, d'infanterie contournèrent la ville, parais-
(lu'il retienne les paroles d'un sachem re- sant rechercher les points faibles des rem-
douté...
parts.
566 L'HOMME DE BRONZE

Les Austinois, mis en éveil par ces mani- Puis, s'approchant du colonel, il lui dit
festations belliqueuses, s'étaient réunis en tout bas :
foule sur les murailles. — R
n'y a aucun danger.
Rs considéraient avec une terreur évidente « C'est moi qui, autrefois, ai fait placer ces
ces reconnaissances de troupes aux costumes canons sur le point le plus faible des rem-
étranges, aux allures singulières. parts.
Ils se demandaient avec autant de stupé- « Ils ne sont pas dangereux.
faction que d'effroi quel pouvait être l'en- « C'est de l'artillerie postiche de mon in-
nemi. vention.
D'où venait-il? « Avec ce système, j'assurais la défense
Quelles étaient ses prétentions? en épouvantant l'ennemi, et je réalisais des
A quelle nationalité pouvait-il bien appar- économies énormes sur mon budget de la
tenir? guerre. »
Aucun parlementaire ne s'était présenté M. d'Eragny no crut pas devoir répondre
à cette explication lui
pour demander la reddition de la place, que l'ex-gouverneur
donna de l'air satisfait d'un homme sur
pour faire connaître les conditions d'une ca-
pitulation possible. d'avoir rempli ses devoirs en conscience.
Une anxiété parfaitement concevable s'é- Il s'éloigna, rejoignit Grandmoreau elles
tait donc emparée des esprits dans la ville autres trappeurs, qui ne purent retenir leurs
menacée. rires en apprenant les causes déterminantes
La milice elle-même de la bravoure de don Matapan.
partageait l'appré-
hension générale, et l'on pouvait distinguer
de nombreux uniformes militaires circuler Pendant toute cette première journée., les
patrouilles et les reconnaissances se succé-
parmi la foule effarée.
dèrent sans interruption.
don Matapan, Et, même quand la nuit fut venue, dos
Cependant ayant réuni pin-
sieurs chefs, résolut d'opérer lui-même une détachements de cavalerie et de nombreuses
escouades d'infanterie continuèrent à explo-
grande reconnaissance.
rer les environs de la ville.
Escorté par un peloton de cavalerie et
C'était un va-et-vient conlinuel dans le
accompagné de son état-major do trappeurs,
il fit le tour de la ville. camp retranché.
C'était aussi un bruit constant.
Cet étonnant général en chef était superbe
Car don Matapan, sur le conseil do Sable-
d'aplomb, d'inperturbablc .assurance.
Avide, avait voulu qu'une grande fêle pré-
Il discutait, pérorait, tranchait avec la dé- cédât la bataille qu'il comptait livrer dès le
cision, la netteté, l'autorité d'un soldat con- lendemain.
sommé. Une large distribution de vin et d'eau-de-
Mais où il montra un sang-froid, un calme vie mettait les Indiens en belle humeur.
et une bravoure extraordinaires, ce fut quand Lps danses de guerre s'exécutaient avec
il s'avança à une demi-portée de canon d'un fureur autour des immenses brasiers qui
point des remparts garni d'un triple rang de avaient rôti les viandes du festin.
pièces d'artillerie du plus gros calibre. Et une musique aux terrifiants accords
Il se montrait, dans la circonstance, d'une les contorsions
accompagnait épileptiqncs
d'une témérité folles.
imprudence, des Peaux-Rouges surexcités par de trop
M. d'Eragny, lui-même, crut devoir lui nombreuses libations.
faire remarquer que trois ou quatre coups Sable-Avide, subissant l'influence du vin
de mitraille le broyer, lui et toute en-
pouvaient et de Yeau-de-feu, se montrait plein «I
son escorte. train.
Don Matapan accueillit l'observation avec Animé d'une verve endiablée, il chant'iit
un singulier sourire. et dansail, tirant en même temps de sa gi' 1"
LA REINE DES APACHES

tare cies discordances à faire frémir un pro- « — Mon frère marchera le premier.
fesseur de piano. « Il se souviendra des mbts que je lui ai
Pourtant un puissant élément de gaieté appris?
manquait aux réjouissances des Peâux- « — J'ai la mémoire bonne, répondit
liouges. l'Indien.
Tomaho et sa contre-basse n'étaient pas là. « El Tomaho ajouta :
Sans-Nez et Rouléreau, qui circulaient de « — Il parlera quand je lui dirai de par-
croupe en groupe, l'un blaguant, l'autre fu- ler.
mant, s'aperçurent de l'absence du géant. « 11 marchera, il s'arrêtera quand je lui
— Où diable est-il donc passé? se de- dirai de marcher ou de s'arrêter. »
manda'Sans-Nez. « A cet endroit de la conversation, fit Sans-
« Des danses de guerre et un charivari Nez, mon pied glissa sur une branche hu-
saus Tomaho, ça n'est pas naturel. mide et le Cacique m'aperçut.
« Il faut que je sache ce que ce grand « Je m'empressai de détaler; comme tu
animal est devenu. » . penses. »
Et guidé par la curiosité, le Parisien se Et, se grattant à la place qu'occupait son
mil à la recherche du géant. oreille droite, le Parisien ajouta :
Dix minutes après, il rcjoignuil Rouléreau. — Je voudrais bien savoir ce que cet
— Eh bien! as-tu trouvé? lui demanda le animal de géant manigance avec son suisse.
— Ma foi! dit Bouléreau;
squatter. je ne devine pas
— Oui, Sans-Nez. plus que toi.
j'ai trouvé, répondit
<( Mais je n'en suis pas beaucoup plus « Tes renseignements ne sont pas assez
avancé. complets.
— Comment ça? « Attendons : nous aurons sans doute une
— C'est bien
simple et pas compliqué du surprise amusante. »
tout. La conversation des deux amis en resta
« J'ai surpris le Cacique en grande conver- là,
sation avec un Peau-Rouge.
( On eût dit deux conspirateurs. Le lendemain, dès F .aube; le camp était en
« Ils se tiennncnt à l'écart comme s'ils rumeur.
avaient de graves confidences à échanger. Don Matapan venait de fairo annoncer
— Quoi! fit Rouléreau, lu n'as pas pu était décidée et qu'elle aurait
quo l'attaque
l'approcher en sournois et écouter? lieu sans aucun retard.
- J'ai mais le Cacique a l'oreille Bientôt les compagnies se formèrent,
essayé, et,
fine : il m'a découvert. sortant du camp, vinrent se ranger en ba-
— Alors?... taille sous les yeux du général en chef.
— Alors il a"fait deux
pas dans ma direc- L'ordre et la discipline étaient admi-
tion et m'a invité a déguerpir. rables.
« Tu comprends
que je ne me le suis pas Don Matapan couvait d'un regard complai-
fait répéter. sant et satisfait cette troupe qu'il avait poui
« L'animal me
paraissait plutôt disposé à ainsi dire créée, qu'il avait formée aux ma-
Wétranglèr qu'à plaisanter. noeuvres; aux exercices européens.
— Alors tu n'as rien entendu? demanda Avec son escorte de cavaliers et le petit
le squatter.
groupe de trappeurs qui le suivait à courte
— J'ai mots seulement. sans trop
surpris quelques distance, l'ex-gouverneur pouvait
« D'abord
j'ai remarqué que le Pëau- de ridicule prendre des airs de général.
Uouge est celui qui porte si fièrement ce Il était obéi, après tout, et ses soldats
eostume complet de suisse d'église. malgré leurs costumes excentriques, étaient
(< Ensuite
j'ai entendu Tomaho qui lui j de braves et intrépides guerriers.
disait : Satisfait de la belle tenue de son armée,
568 L'HOMME DE BRONZE

don Matapan allait donner l'ordre de marcher gravité vraiment comique, et tous les trois
en avant, quand il s'aperçut de l'absence de pas il frappe le sol de sa. longue canne à
Tomaho. pomme argentée. '.:.'
Le géant ne se trouvait ni parmi ses amis De temps en temps il prononce quelques
les trappeurs ni au milieu des Indiens. mots que la distance empêche de com-
Cette absence étonnait et inquiétait don prendre.
Matapan, car il comptait beaucoup sur la Cependant le cortège s'avance à la ren-
force et le courage du brave et redouté Ca- contre de. don Matapan.
cique.. ..:::...'. (Cortège composé de deux personnages
R se disposait à aller prendre des infor- mais Véritable cortégenéanmoins.)
mations auprès de M. d'Eragny, quand une Quand le suisse fut à dix pas du-général
sourde rumeur dominée par quelques éclats en chef, il s'arrêta, et plantant gravement
de rire attira son attention. sa canne en terre, il dit en espagnol :
Il vit : toutes : lès têtes se tourner d'un — Pour l'entretien de l'église, s'il.vous
même côté. plaît?... , . , :
Que se passait-il donc? Des éclats de rire partis du groupe des
Il jeta ses regards dans la.direction que accueillirent celte phrase si peu
trappeurs
lui indiquait un mouvement de curiosité gé- en situation; et Sans-Nez dit à Rouléreau :
nérale... ' '.-. 'i '•.,'. : — Je
comprends toute l'affaire, mainte-
Un large sourire. s'étala sûr sa bonne nant.
grosse figure... « Tomaho instruisait son suisse hier soir.
Tomaho apparaissait grave, superbe, ma- « C'était son répétiteur;
jestueux. « Voici la comédie.
Le Péau-Rouge au brillant costume de « Il n'y a que le Cacique pour inventer
suisse marchait devant lui à dix pas. dé ces choses-là'..'. »; "'.: ::
Le géant a endossé, pour la circonstance, Le Parisien n'alla pas plus loin dans ses
son caraco doré, cette chape qui lui avait
réflexions; comme tout le monde, il suivit
été donnée dans une procession par l'évêque d'un oeil curieux les faits et gestes du
d'Aûstin, à l'occasion de sa conversion sup-
géant. i
posée au catholicisme. Celui-ci" s'était approché de don Matapan
Le brave Cacique s'avance à pas comptés.
et lui avait dit :
Son attitude est digne, son maintien so-
— Frère
lennel. gouverneur, je vais bénir ton
caraco est étincelant; il armée.
Son magnifique
« J'ai appris que les armées de Visages-
reflète les rayons du soleil levant, il aveugle.
Il simule fidèlement les ailes brillantes Pâles ne se mettent jamais en guerre sans
d'un gigantesque scarabée. avoir reçu la bénédiction de leurs prêtres.
Tomaho est en outre formidablement « Nos guerriers sont devenus des soldats
pâles : ils ne peuvent la
armé. marcher que sous
Il tient sous son bras cette espèce de protection du grand Vacondah des chré-
canon portatif qu'il appelle sa carabine. tiens.
Deux fusils à répétition, qui lui servent de
« Je porte l'habit sacré qui permet do
revolvers, sont fixés à sa ceinture, ainsi donner la bénédiction; que mon frère m»
à de bénir ses guerriers.
qu'un tomahawk indien, sorte d'assommoir permette
double tranchant qu'un homme ordinaire « Je sais comment l'évêque mon ami pra-
eût soulevé avec peine. tique cette cérémonie. »
De plus, le géant porte sur son dos, en Alors, sans plus attendre, le géant étendit
bandoulière, là contrebasse dont il s'est fait les mains dans la direction des troupes.
un violon. grommelant à voix basse quelques paroles
Le suisse qui le précèd marche avec une inintelligibles.
LA REINE DES APACHES 569

Quand il laissa relomber ses bras, le suisse Un ordre parfait régnait dans les rangs.
frappa le sol de sa canne et répéta : Les grenadiers avec leurs immenses bon-
— Pour l'entretien de Véglise, s'il vous nets, les voltigeurs avec leurs toques en peau
plaît? de lapin, les cavaliers habillés en juges et
Les Indiens virent et écoutèrent sans en avocats, tout cela marchait avec un en-
sourciller les extravagances de Tomaho et semble surprenant.
de son suisse. Ricntôt on arriva à une demi-portée de
Ils ne comprenaient certainement pas. canon des remparts.
U est d'ailleurs probable que le géant et Le point d'attaque avait été choisi par
le Peau-Rouge agissaient avec une entière l'ex-gouverneur, qui connaissait les endroits
bonne foi, avec une parfaite conviction. faibles.
Mais les trappeurs, eux, ne purent se Sur ce point, les murailles étaient fort
contenir. basses et percées d'une porte trop large, for-
Ils accueillirent par de nombreux accès mant une véritable brèche difficile à dé-
de fou rire les reli- fendre.
singulières pratiques
gieuses du Cacique. Jusque-là les assiégés n'avaient pas donné
Don Matapan lui-même ne put garder son signe de vie.
serieux, et ce fut en riant qu'il ordonna de C'était à se demander s'ils pensaient à se
Marcher en avant. défendre.
L'armée s'ébranla au bruit de son infér- Bientôt le doute ne fut plus permis.
ée Plusieurs
musique. coups de canon retentirent, et
L'HOMMEDE BRONZE.— 87 LA REINE DES APACHES — 72
570 L'HOMME DE BRONZE

des projectiles vinrent éclater au milieu des — Toujours les mêmes, mes administrés,
assiégeants. si dit-il.
se
La plupart des Indiens connaissaient les « Tant mieux, la lutte sera moins longue
effets de l'obus, e moins sanglante.
et
Us manifestèrent quelque erainte. Cependant les colonnes d'attaque avan-
Mais don Matapan ne paraissait nullement cçaient rapidement.
effrayé, Pas un guerrier n'avait abandonné son
Il éclata de rtre» au contraire, quand il eut i
instrument,
constaté que les explosions n'avaient blessé Tous soufflaient, tapaient, raclaient à qui
personne • . J
mieux mieux.
— R
n'y a aucun danger ! s'é.cria^t-il. Le concert prenait des proportions mons-
« Je connais ces bombes-là. ttrueuses.
« C'est moi qui les ai fait fabriquer pour C'était un bruit effroyable, assourdissant.
tirer sans remords sur mes administrés, en On pouvait tirer le canon, et les bombes
• cas de révolte, éclater sans que l'on entendît une
]
pouvaient
« Ce sont des bombes de pyrotechnie, seule détonation.
« Du carton, du simple carton- » La première colonne, qui suivait de près
L,e gros homme riait de tout son coeur en Tomaho et son suisse, arriva enfin à cent
donnant ces explications, et son ventre tres- cinquante pas des murailles
sautait lourdement à chaque accès de gaieté. Pas un coup de fusil tiré par les Aus-
Tomaho, en voyant les bombes, s'était tinois.
écrié de son côté ; Tous avaient déserté leur poste de combat,
— Les signes commencent. <> i ainsi que pouvaient facilement le constater
j
« Ils nous annoncent la prise d'Aûstin. ! les assiégeants.
« Ma bénédiction a réussi. Pourtant les défenseurs de la ville j ouaient
<«Le Vacondah de l'évêque est avec nous, » un rôle singulièrement habile pour des gens
Alors, tout joyeux, le géant se mit à jouer de leur valeur.
de sa contre-basse. Justement effrayés à la vue de l'étrange
Puis, ayant fait un signe à son suisse, armée qui venait les attaquer, ils ne pensè-
celui-ci prit Te devant, et nos deux person- rent pas un instant à combattre.
nages s'acheminèrent lentement dans la di- Ils ne se faisaient aucune illusion sur leur
rection de la ville. bravoure militaire, et d'ailleurs ils man-
Le suisse marchait gravement, frappant t quaient d'armes et de munitions.
automatiquement la terre de sa canne ett D'un autre côté, se rendre sans combattre,
prononçant de temps en temps son : sans rien tenter pour se tirer d'affaire, c'était
— Pour l'entretien de l'église, s'il vous s un acte de sottise.
plaît? L'ennemi, après tout, n'était pas en très-
Tom'aho suivait gravement, raclant enti grand nombre.
conscience sur les cordes de son immense e Les Austinois s'avisèrent d'un expédient
violon. d'un coup, les débarrasser de
qui devait,
leurs adversaires et leur offrir en même
Don Matapan jugea que le moment d'at-t- temps l'inappréciable satisfaction de vaincre
taquer était venu. sans combattre,
Il fit former sa troupe en colonnes d'assaut, t, Plusieurs officiers de la milice savaient
et se lança à leur tête dans la direction le
de que des fougasses et des torpilles étaient
la porte dont il fallait forcer l'entrée. emmagasinées dans l'arsenal.
Bientôt l'ex-gouverneur vit avec satisfac-a- Rs firent d'activés recherches.
tion les murailles se dégarnir de la foule des os Les engins furent découverts,
défenseurs qui les couvrait un instant au-
u- Pris alors d'enthousiasme et de joie, «*
1 assiégés travaillèrent activement à préparer)
paravant.
LA REINE DES APACHES 571

aux endroits faibles qui — Pour l'entretien de s'il vous


dans les remparts, l'église,
vraisemblablement seraient attaqués, des plaît?
mines dont les effets devaient être terri- Et d'un commun accord les deux intrépi-
bles. des guerriers s'élancèrent en avant.
Tous les préparatifs terminés, il fut con- Les Peaux-Rouges, eux aussi, ne tardè-
venu que l'on n'opposerait aucune résistance, rent pas à se relever.
qu'on laisserait approcher l'ennemi jusque Comme le géant, ils poussèrent leur cri de
Sur les murs, que les mines, fougasses et guerre.
torpilles seraient alors allumées, et qu'enfin Comme lui, ils s'élancèrent au milieu des
les fossés des remparts serviraient de tom- décombres, après s'être débarrassés dos par-
beau aux assaillants. ties de leur uniforme qui les gênaient, après
Les guerriers de don Matapan étaient à avoir jeté au vent leurs instruments de mu-
cent lieues de soupçonner le danger qui les sique.
menaçait. En quelques minutes, ils eurent escaladé la
• Ils s'avançaient au pas brèche et grimpé sur les remparts
tranquillement,
ordinaire, continuant à irriter les échos de Le reste de l'infanterie les rejoignit bien-
leur satanée musique. tôt par le même chemin, tandis que la cava-
... Soudain la terre tremble, une épou- lerie faisait son entrée par le pont-levis dont
vantable détonation ébranle les airs, des le géant avait brisé les chaînes à coup de
milliers de pierres de toutes dimensions sont tomahawk.
projetées à de grandes hauteurs au milieu
d'un épais nuage de fumée. Toute l'armée de don Matapan est dans
Les deux premières colonnes d'assaut Austin.
do l'armée indienne sont renversées la Pourtant la ville n'est pas prise enebre.
par
seule force de la détonation. Les habitants, au désespoir, se sont bar-
Mais les pierres et quartiers de roches ricadés dans plusieurs rues.
n'ont pas été projeté?, Ils paraissent déterminés maintenant à op-
assez loin par les
mines. poser aux envahisseurs une suprême et éner-
Tout retombe avec des bruits sourds à gique défense.
Mais les Peaux-Rouges sont enragés.
peu de distance des remparts.
Rien ne les arrête dans leur élan.
Pas un des Peaux-Rouges n'est atteint.
Tomaho et son suisse s'élancent dans une
Los Austinois, poussés par la peur, se sont
direction, suivis de nombreux guerriers.
trop hâtés.
Tout fuit devant eux.
Ils ont allumé leurs engins trois minutes
Le géant renverse tous les obstacles.
trop tôt. Son lourd tomahawk
Au lieu de pulvériser leurs ennemis, comme frappe, brise, broie,
ils l'espéraient, pulvérise.
ils n'ont réussi qu'à prati- Le suisse joue de la hallebarde avec ru-
quer une large brèche dans les murailles et reur.
à combler le fossé de fortification.
Il enfile, perfore et défonce en conscience.
Tomaho et son suisse, qui marchaient en Dans une rue, quelques miliciens tentent
avant, avaient naturellement été terrassés de faire résistance.;
los premiers parle violent déplacement d'air Tomaho couche deux hommes à terre d'un
lui s'était produit lors de l'explosion.
coup de sa contre-basse qu'il fracasse.
Ils se relevèrent les premiers. Furieux de cet accident, il continue à taper
Tomaho poussa son plus formidable cri avec le manche, casse quelques têtes et fait
de guerre en brandissant sa contre-basse. le vide devant lui.
Le suisse, leva sa canne au- Pendant
l'imitant, que le brave Cacique s'escrime
ûessus de sa tête, exécuta un furieux mou- , avec tant de succès, le reste de l'armée uo
linet et cria de toutes ses forces :
perd pas son temps.
.72 L'HOMME DE BRONZE

Don Matapan a formé une douzaine d'es- Cependant, à force de déguster et de


couades qui parcourent la ville en tous sens, goûter, les têtes s'échauffèrent.
compriment toute velléité de résistance et Alors, comme toujours, les Indiens ma-
forcent les Austiuois à demander grâce. nifestèrent leur joie, leur plaisir, par des
Enfin, après deux heures de combat dans danses et des chants.
les rues, ou mieux de patrouilles, car la ré- Ils se réunirent par groupes dans les rues
sistance ne fut pas sérieuse, don Matapan se sur les places, dans les carrefours, et se mi-
vit maître d'Aûstin. rent à danser et à chanter avec la même in-
R se rendit alors sur la grande place, fit souciance, la même gaieté que s'ils se trou-
battre le rappel, rassembla la plupart de vaient en pleine savane.
ses soldats et leur adressa cette courte allo- Les habitants d'Aûstin contemplaient leuis
cution : vainqueurs avec stupéfaction.
— Rraves ! Puis peu à peu ils se rapprochèrent des
guerriers
« Je suis content de vous. danseurs, leur parlèrent, leur offrirent du vin
« Vous avez pris la ville, elle est à vous. cl des liqueurs, et finirent par boire avec
« Je permets le pillage, mais à deux con- eux.
ditions :
« Pas de meurtre inutile. Le colonel d'Eragny, qui avait mis sa
« Respect aux femmes. fille et Conception en sûreté dans sa propre
« Allez maintenant, maison, sous la garde de Pierson le pirate,
etsaccagez à votre aise. »
Et enflant sa voix le plus possible, l'ex- du squatter blessé et de Rouléreau, parcou-
cria : rait les rues de la ville en compagnie do
gouverneur
— Grandmoreau.
Rompez les rangs ! — Mon cher
Trappeur, disait le colonel en
Aussitôt les Peaux-Rouges s'éparpillèrent
remarquant la réserve des Peaux-Rouges,
de tous les côtés, frappant à toutes les portes
je m'attendais à d'autres scènes que celles-
et enfonçant celles que l'on n'ouvrait pas ci.
assez vite.
« Je redoutais un massacre, une tuerie
Les Austinois étaient dans la consterna-
tion. générale.
« Je croyais à un sac, à un pillage terri-
Toutefois ils ne tardèrent pas à se rassurer. bles.
Ils firent avec joie deux remarques impor- « Je voyais déjà la ville en cendres.
tantes : « Mais rien!...
D'abord les Indiens ne paraissaient aucu- — Je suis moins étonné-, fit Tête-de-Bi-
nement penser à luer. son.
Ensuite ils ne défonçaient guère que dos « Et si vous connaissiez mieux les In-
portes de caves, et s'ils commettaient une
diens, vous ne seriez pas plus surpris que
erreur ils se retiraient sans colère, ne mena- moi.
çaient personne et continuaient leurs per- « Les Peaux-Rouges n'ont pour le mo-
quisitions. ment aucun motif de haine contre les gens
On aurait pu prendre tous ces Peaux- d'Aûstin.
Rouges pour une bande de dégustateurs. « Ils n'ont pas de vengeance personnelle
Ils entraient clans une cave, goûtaient tous à on tirer.
les vins, les eanx-de-vio, les liqueurs, puis « Ils ne se montreront ni pillards ni féro-
ils changeaient de maison, recommençaient: ces.
la même visite, regoûtaient encore et pas- « Ces malheureux n'ont qu'une passic^-i
saient à une autre cave. qu'un vice terrible : ils adorent l'eau-de-vie-
Bs semblaient obéir à un mot d'ordre, car « Pourvu qu'on leur permette de se soû-
toutes les bandes agissaient de la même ma- ler, de chanter, de danser et de dormir après»
nière, avec la même réserve discrète. . ils se montreront doux et inoffensifs.
LA REINE DES APACHES 573

— Mais ne craignez-vous pas que, dans pillage et toute orgie qui en est la consé-
leur ivresse, ils pensent aux femmes? de- quence doit se compléter de la présence des
manda M. d'Éragny.- femmes.
-— L'Indien méprise la femme, répondit Il n'eut pas grand mal à persuader des
|e Trappeur. hommes aux trois quarts ivres.
(( Elle est pour lui, non pas une compa- Suivi de son escouade, il se dirigea vers
gne, mais un instrument de travail et de re- ce couvent d'où Tomaho avait tiré sa chère
production. Conception.
— Étrange peuple ! murmura le colonel Il trouva porte close.
pensif. Il sonna.
— Rrave et bon peuple, affirma Tête-de- La soeur tourière vint ouvrir.
Bison. — Que demandez-vous, de-
— Enfin, ajouta M. capitaine?
d'Éragny, je suis à peu manda-t-elle en rougissant.
près rassuré sur les suites de l'expédition de — Ma belle enfant, dit Sans-Nez en faisant
don Matapan. l'aimable, nous désirons visiter votre établis-
« Allons donc retrouver ma fille et Boulé- sement.
reau. Et prenant familièrement le menton de la
(( Nous dînerons et prendrons du repos
soeur, il ajouta :
en attendant la fin de cette comédie. » — Ne craignez rien.
Les deux hommes prirent le chemin de la « Nous sommes d'aimables
maison du colonel. guerriers.
« Vous pouvez dire à vos compagnes
Un repas excellent les attendait.
n'auront point à se plaindre de no-
En se mettant à table, Bouléreau fit re-1 qu'elles
tre présence.
marquer que Sans-Nez et Tomaho seuls | —
Capitaine, fil la tourière, notre" mère
manquaient à la réunion.
— Le abbesse vous attendait.
Cacique ne quittera pas les Indiens, « Elle m'a chargée de vous demande!
dit Grandmoreau.
« Il se trouve à l'aise dans leur compa- quand vous pensiez commencer le pillage du
couvent et combien de temps il durera?
gnie. — Ma belle charmante,
« Quant à Sans-Nez, ne m'en fit le Parisien,
je inquiète dis à ton abbesse que nous sommes prêts,
pas.
« Il est sans doute occupé à jouer quelque et que nous pensons faire durer le pillage le
farce à ces pauvres Austinois. » plus longtemps possible.
— C'est bien, dit la soeur.
Le Trappeur se trompait à demi sur le « Je vais prévenir notre mère.
« Il faut qu'elle fasse mettre toutes ces
compte de Sans-Nez.
Le Parisien bien à faire des far- dames en prière.
pensait — C'est inutile.
ces (il y pensait certainement) ; mais il avait
— Pardon,
conçu un grave projet. capitaine!
H trouvait, « C'est l'usage.
lui, que le pillage n'était pas
sérieux. « Notre couvent a déjà été violé et saccagé
Boire et toujours boire ne lui suffisait plusieurs fois, mais toujours il a été permis
pas. aux religieuses de chercher un dernier refuge
Grand amateur du beau sexe, il se disait dans la chapelle.
lue, clans l'ordre des choses, le sac d'une « Du moins, en agissant ainsi, il ne peut
™ie comporte pour les vainqueurs de se pas être dit que nous recevons les vain-
Montrer de la dernière galanterie avec les queurs sans protestation. »
femmes. Sans-Nez avait écouté jusqu'au bout l'ex-
Plein de cotte idée, il rassembla une dou- plication de la tourière.
zaine d'Indiens et leur expliqua que tout ; Quand il l'eut comprise, il s'écria en exe-
574 L'HOMME DE BRONZE

cutant avec ses doigts Un joyeux roulement i Expliquer sa présence à la porte d'un cou-
de castagnettes : vent dans un pareil moment était chose diffi-
— J'y suis en plein. cile.
« Manière espagnole de mettre sa con- H aurait pu prendre le parti de se fâcher.
science à l'abri du remords. Mais il tenait à cette maîtresse qu'il con-
« Parfait! naissait depuis si longtemps, qu'il avait re-
« Vos scrupules me vont très-bien. trouvée dans des circonstances si étranges.
« Je les conçois... » Il ne se fâcha pas.
Le Parisien allait dépêcher la soeur à son Il tenta même de se justifier.
abbesse, quand une voix attira son atten- — Je t'assure, dit-il, que ta jalousie est
tion. sans motif.
Cette voix disait : « Je u'avais aucunement l'intention do le
— Matapan m'a toujours dit que l'on trou- faire des infidélités.
vait beaucoup d'eau de feu follet (vin de « Sable-Avide et moi, nous prenions ce
Champagne) dans les couvents et dans les couvent pour une caserne...
monastères. « Et nous craignions que des miliciens ne
« Je veux voir si le mensonge n'a pas s'y fussent réfugiés...
souillé sa bouche. « Alors... tu comprends!
« J'entre ici. — Oui, oui.
« Guerriers ! suivez-moi !... » « Je ne donne pas dans ces histoires-là,
Sans-Nez reconnut Sable-Avide. répliqua Paméla.
Le sachem avait dû boire beaucoup, car « Viens! »
il était plus gris que d'habitude. r.MI, Et s'emparant du bras de son amant, elle
A son tour, il aperçut Sans-Nez. l'entraîna.
— Ami trappeur, dit-il, mon coeur est Quant à Sable-Avide, il avait disparu de-
joyeux quand je te vois. puis longtemps en compagnie de son épouse.
« Viens avec moi. En femme énergique, la fille de don Ma-
« Tu diras aux squaws pâles que Sable- tapan s'était posée devant le sachem comme
AVide les aime depuis qu'il connaît la fille un maître devant son esclave pris en faute,
de Matapan. puis elle lui avait administré une paire do
— Allons! fit Sans-Nez. giffles en disant :
« Je dirai à ces dames tout' ce que tu — Il
paraît qiie je ne te suffis plus.
voudras. » « Il te faut un harem, maintenant...
Nos deux gaillards allaient pénétrer dans « Arabe !... Turc !... sauvage !...
l'intérieur du couvent avec leur bande. « Je t'en donnerai, moi, du couvent !
Ils en furent brusquement empêchés par « Allons! marche devant. »
l'arrivée de deux femmes. Et, sans répliquer, Sable-Avide avait obéi
Paméla, écartant à coups de coudes les docilement.
Peaux-Rouges qui se pressaient derrière leurs R s'en était allé, n'osant même pas se re-
chefs, se planta devant Sans-Nez. tourner de pour de rencontrer le regard fu-
— Tu n'as pas honte 1 lui dit-elle avec rieux de son épouse irascible.
fureur. Malgré le départ de leurs chefs, les In-
« Tu quittes tes amis parce que tu les sais diens ne se disposaient pas moins à pénétrer
incapables de partager tes déportements. dans le couvent.
« Tu ne diras pas que tu viens ici pour Mais fort heureusement le colonel d'Era-
désarmer des ennemis. gny et Grandmoreau, prévenus à temps,
« Tiens, je te méprise. s'interposèrent.
« Tu n'es qu'un ingrat. Us n'eurent pas grand'peine à dissuader
« Viens... » les Peaux-Rouges.
Sans-Nez se trouvait pris. i Us leur affirmèrent de
qu'il n'y avait pas
LA REINE DES APACHES 575

et leur rappelèrent . Tomaho s'était chargé de mettre les ton-


yin dans la maison, que
je grands guerriers ne doivent pas se neaux sur les voitures.
à des femmes sans Et il fallait voir le géant, saisissant un fût
déshonorer en s'attaquant
aussi délicatement que possible afin de ne
défense.
Les Indiens avaient une grande admiration pas le disloquer, l'élever à bras tendus et le
nour Tête-de-fiison; ils respectaient le co- poser doucement sur un fourgon
lonel. Les Peaux-Rouges savaient à quoi s'en
Ils écoutèrent le conseil qu'on leur donnait. tenir sur la force extraordinaire du Cacique :
Ils se dispersèrent, allant rejoindre ceux cependant ils ne pouvaient s'empêcher de
de se soûler, de danser l'admirer en le voyant manier avec tant de
qui se contentaient
et de chanter. facilité des poids aussi lourds.
Pendant que se passait cette scène, don
Matapan ne restait pas inactif. Les perquisitions de don Matapan durèrent
trois heures.
R avait, pendant ce temps, fait charger ses
Il se remuait et s'agitait au contraire avec
soixante wagons.
beaucoup d'ardeur.
Ces mesures de prévoyance prises, l'ex-
En homme pratique, en ivrogne de pré-
il se dit avait mieux à faire gouverneur poussa la prudence jusqu'à l'ex-
caution, qu'il y fit ranger ses fourgons dans une large
ou autres cès,
que de gaspiller les vins liquides, rue à peu de distance de l'une des portes de
"t que, s'il est bon de boire beaucoup, il est
la ville.
meilleur de boire longtemps.
Les bêtes de somme, boeufs et mulets, tout
Plein de ces excellentes idées, l'ex-gouver-
garnis et harnachés, furent parqués dans un
neur fit réquisitionner par la ville tout ce "
enclos voisin. j
que l'on put trouver de voitures, wagons, Enfin un poste de cinquante Indiens s'in-
charrettes et autres véhicules en état de ré-
stalla sur ce point pour garder le butin.
sister à de fortes charges et à des chemins
Toutes choses ainsi réglées, ses dernières
difficiles.
instructions données à ses lieutenants, don
Il eut bientôt réuni une soixantaine d'ex-
Matapan'alla rejoindre sa fille et Sable-
cellents chariots couverts et parfaitement
Avide.
attelés do boeufs et de mulets.
On soupa en famille.
De leur côté, les Indiens faisaient grande
Alors commença le vrai pillage des caves. chère et buvaient plus que jamais
Pillage sérieux, cette fois. Pendant les perquisitions de l'ex-gouver-
Il ne s'agissait plus seulement de goûter neur, ils avaient fait d'heureuses découvertes
et do déguster; c'était par tonneaux et par en vins et en liqueurs, et ils en abusaient.
paniers que les enlèvements avaient lieu. Les Austinois regrettaient à coup sûr de
Don Matapan, avec quelques Peaux-Rouges voir se tarir leurs caves, mais ils ne pouvaient
on armes, entrait dans chaque cave. s'empêcher de considérer avec une sorte d'ad-
Avec une attention méticuleuse, il choisis- miration ces buveurs insatiables qui absor-
sait les meilleurs vins, les liqueurs et les baient avec une si étrange facilité et en aussi
fhampagnes secs, et désignait chaque fût, peu de temps d'immenses quantités de li-
chaque panier à enlever. quides.
Et, pour éviter les erreurs, il marquait d'un Rendus confiants par la douceur des enva-
S1gne à la craie tout ce qu'il choisissait. hisseurs, nombre d'habitants se mêlèrent à
Alors les deux cents Indiens qui le sui- plusieurs groupes d'Indiens.
vaient opéraient aussitôt le déménagement Ils furent parfaitement accueillis,
avec une adresse, une habileté, une dextérité On ne leur demanda que trois choses:
lue pourraient leur envier plus d'un tonne- boire, danser et chanter.
lier parisien i Ce que voyant, le reste de la population
576 L'HOMME DE BRONZE

ne tarda pas à se joindre toiit entière à l'ar- Comme la veille", ils se montrèrent disposés
mée de don Matapan. à fraterniser avec les vainqueurs.
Bientôt, grâce aux joies : expànsives que Mais ils remarquèrent avec inquiétude que
procure l'ivresse, amis et ennemis,étaient au les Indiens ne paraissaient aucunement dis-
mieux; vainqueurs et vaincus s'entendaient posés à persévérer dans leur attitude douce
admirablement. et pacifique.
Les ; Peaux-Roûges fêtaient leur victoire, Ils constatèrent, non sans un certain effroi
les Aùstinois chantaient leur défaite.. que tous étaient en armes.et prêts à com-
Accords charmant, entente parfaite, heu- battre.
reuse réconcilati on. De plus, il fut reconnu que les Peaux-
Gaietés de pochards ! Rouges, disséminés par escouades aux portes
Félicités d'hommes soûls ! et sur divers points stratégiques des plus
Joies, d'ivrognes!... grandes voies, gardaient les habitants
d'Aûstin comme un troupeau parqué.
L'immense orgie se prolongea fort avant Que signifiaient ces mesures non jus-
dans la nuit. tifiées?
Pourquoi ces manifestations hostiles, pour-
quoi des défiances que les scènes de buverie
de la veille devaient vraisemblablement
CHAPITRE XCVl
écarter?
Mais ce qui mit le comble à la surprise, à
EXPIATION à la consternation
l'èlonnement, générale,
ce fut la présence de l'ex-gouverneur don
Le lendemain, la ville se réveilla tard. , Matapan dans les rues, escorté de son état-
Les Indiens avaient déjà puisé à plus d'un major de trappeurs et d'un fort peloton de
tonneau, quand se firent entendre ces pre- cavaliers. Tout ce monde était formidable-
miers bruits vagues qui, dans une ville de ment armé ; et don Matapan visitait chaque
province, se produisent dès l'aube, et qui ré- poste, donnant ou renouvelant une consigne,
sument sans doute les bâillements et les sou- distribuant des ordres d'autant plus inquié-
pirs de milliers de dormeurs s'étirant et se tants que l'on ne pouvait en deviner la portée,
retournant sur leur couche. en soupçonner les conséquences.
Austin s'éveillait donc lentement, pénible- Sa ronde achevée, l'ex-gouverneur et sa
ment et comme à regret. suite prirent le chemin de la grande place
C'est que la nuit avait été à la fois trop située au centre de la ville, et au milieu de
longue et trop courte. laquelle s'élevait une fontaine monumen-
On avait donné trop de temps au plaisir, tale.
pas assez au repos. Pendant sa longue tournée, don Matapan
Et le sommeil, frustré d'une partie de ses avait été l'objet d'une grande curiosité de la
droits, s'en allait en rechignant comme un part des habitants.
créancier que l'on remet à huitaine. Tous les regards étaient fixés sur lui, car
Peu à peu, cependant, les rues s'animè- tout le inonde savait que c'était lui qui com-
rent. • mandait en chef l'armée indienne.
Le va^et-vîent s'établit. Gomme on le pense, les conversations et
Le bruit grandit. les suppositions allaient grand train.
Que voulait l'ancien gouverneur?
Comme la veille, les Aùstinois, bourgeois Quel était son but en s'emparant d'Aûstin?
et bas peuple, tentèrent de se réunir aux Méditait-il quelque terrible vengeance?
Peaux-Rouges et de recommencer leurs liba- Telles étaient les questions que chacun s a-
tions interrompues par la fatigue et le ma- dressait avec anxiété !
laise, conséquences de l'excès. Bientôt la foule, voyant que l'escorte <W
kAVREINE DES APACHES 577

cavaliers ne prenait pas garde à elle et n'af- 1 Aussi don Matapan, qui le connaissait, crut
feetait aucune intention hostile, s'approcha un moment se tromper.
et forma un véritable — C'est bien toi, Juan Pedro?
; cortège.
DonMatapan, suivi de celte foule qui allait « Dans cet état?
un moment — Moi-même, senor, pour vous servir,
toujours grossissant, longea
l'une des rues contournant la place et s'ar- répondit l'homme avec la politesse obsé-
rêta devant une maison d'assez laide appa- quieuse du commerçant mitigée par la fierté
rence. espagnole.
C'était l'unique imprimerie de la ville. — Te voilà, mon cher, dans un pauvre
— Que l'on m'amène com- équipage, fit don Matapan.
l'imprimeur,
manda l'ex-gouverneur avec autorité. Puis se reprenant :
Une voix répondit : — Mais il ne s'agit pas de cela, ajouta-t-il.
— « Combien de temps me demandes-tu pour
L'imprimeur?
« C'est moi, Juan Pedro. » imprimer un bando (proclamation) et le tirer
Alors on vit s'avancer un homme aux à dix mille exemplaires?
*°«gs cheveux noirs, gras et mal peignés, à — Hélas! senor, répondit Juan Pedro,
labarbe de même couleur, sale et. hérissée, j'ai le regret de vous dire que je no puis
aux vêtements reluisants d'encre et de taches. me charger de cette affaire pour le moment.
Cet individu avait plutôt la mine d'un men- — Et pourquoi ce refus? demanda sévère-
tant, d'un lepero, que celle d'un honnête ment l'ex-gouverneur.
"rôustriel. — Je ne refuse pas, répondit l'imprimeur.
b'HoîfME OE BRONZE.— 88 LA REINE DES APACHES.— 73
578 L'HOMME DE BRONZE

« Je dis qu'il m'est impossible d'accepter Il arriva bientôt auprès de don Matapan
votre commande. et avant que celui-ci eût songé à l'intcrro-
« Mes presses ont été brisées par les clé- ger, il lui débita d'un ton dégagé ce coun
ricaux dans les derniers troubles. monologue:
« Je n'ai plus une machine, plus rien. — Hènor, vous désirez faire
imprimer une
« Tout est anéanti. proçlaftiàticii aux habitants de celte ville.
« Je suis ruiné. « VÔÛB ne le pouvez, puisque l'impri-
— Je comprends maintenant ta misère et merie ne fonctionne plus.
ces dehors minables, fille gouverneur avec « Mais vous le pouveiz pourtant, grâce à
un commencement d'attendrissement. h} merveilleuse invention dont je me suis
Mais il comprima vile ce premier mouve- faij, le propagateur dans ces contrées de
ment et s'écria : l'Amérique.
— Il « Tel que vous ne voyez, senor, je puis,
m'importe peu que ton imprimerie
ne fonctionne pas. àti moyen de l'appareil contenu dans cette
« Je ne connais qu'une chose. boîte que je porte sous mon bras, imprimer
« Il me faut dix mille exemplaires d'un en moins àe deux heures les dix mille exem-
bando dont voici le texte. » plaires 4U0 vous demandez. »
L'ex-gouverneur, tirant alors un papier de L'ex-gouverneur, quelque peu interloqué
sa poche, le tendit à l'imprimeur, et ajouta : par la proposition invraisemblable qui lui
— Si dans deux heures mon ordre n'est était faite si inopinément, se montra mé-
pas exéeuté, tu sauras ce qu'il en coûte de fiant.
me désobéir. — Vous voulez vous moquer de moi,
Juan Pedro ne répondit pas à cet ultima- sans doute, dit-il en fronçant les sourcils.
tum de don Matapan. « Prenez garde!
Il s'éloigna sans prendre le papier qu'on « Je pourrais facilement vous faire regret-
lui tendait. ter ûiie mauvaise plaisanterie. »
L'ex-gouverneur, vexé* allait faire arrêter L'imprimeur ambulant ne fut aucunement
"imprimeur récalcitrant par ses Indiens, démonté par ce menaçant avertissement.
quand une voix, dominant les bruits qui se Il reprit, sans s'y arrêter, avec la mémo
dégageaient de la foule, cria : volubilité :
— Un imprimeur? voilà! — Dans le commerce, senor, je ne plai-
« Une imprimerie ? en voici une ! » sante jamais.
On vit alors un homme s'agiter au milieu « La proposition que j'ai l'honneur de
de la masse populaire, cherchant à se faire vous faire est sérieuse.
« Vous allez en juger.
jour pour arriver jusqu'à don Matapan.
Cet homme, dont le physique accusait à « Voici d'abord ma carte.
peine trente ans, était un fort beau garçon, « Je suis, comme vous le voyez, voyageur
aux allures libres, à l'air franc et ouvert. de commerce.
Élégamment vêtu à la française, il se dis- « Je me nomme Arthur Boisgonthicr, et
tinguait par sa bonne mine, ses manières je représente la maison Ragueneau de P<i-
avenantes, sa politesse à laquelle s'ajoutait ris.
ce sans-gène parisien dont on ne saurait se i « Entendez bien :
« Je suis chargé de faire connaître et de
choquer.
Ce jeune homme fendit la foule avec une vendre la nouvelle presse inventée pa(
étonnante facilité. M. Ragueneau, et je considère ma mission
Il distribuait des coups de coudes à droite comme sérieuse, non-seulement au point de
0
et à gaucho, des coups do pieds dans tous les vue des bénéfices à réaliser, mais cncoi'
services *
sens, demandant pardon très-gracieusement et surtout au point de vue des
aux uns et aux autres, mais tout en se ) r«ndro au commerce et à l'industrie.
frayant rapidement un chemin. S « Et pour vous prouver, senor, que je »a'
LA REINE DES APACHES .79

vance rien dont je ne puisse faire la preuve


ttribueront mon bando par toute la. ville '. »
veuillez, je vous prie, Deux heures plus tard, les intentions de
immédiatement,
sur ce papier 1l'ex-gouverneur étaient remplies, et les Aùs-
transcrire votre proclamation
t
tinois connaissance de la
préparé avec cette encre spéciale. pouvaient prendre
,<Dans un instant vous rendrez hommage ssingulière proclamation dont voici le texte :
:Al'intelligent inventeur de cette presse
portative qu'un sentiment de défiance vous « Habitants d'Aûstin,
»
porte à dédaigner.
A demi convaincu par l'assurance du « Vous vous êtes conduits envers moi
commis-voyageur, don Matapan prit la « comme des lâches.
<
feuille de papier et la plume que celui-ci « Vous m'avez goudronné, cmplumé et
lui tendait, et se mit à écrire son bando. «, chassé de la ville.
Pendant que l'ex-gouverneur rédigeait, « Je prétends vous faire subir le même
Arthur Roisgonthier s'installa commodément « supplice.
I sur un pliant et se mit tranquillement à dé- « Qui tentera de sortir de la ville, homme,
I plier sur ses genoux la presse Raguenau. « femme ou enfant, sera impitoyablement
I Ses préparatifs ne furent pas longs; ils « massacré.
I étaient terminés quand don Matapan lui ten- «Avant midi, que toute la population soil
I dit la feuille de papier dont il s'agissait do « rassemblée sur la grande place et dans
I reproduire le contenu. « les deuxième et troisième avenues; et,
I En trois minutes, Arthur Roisgonthier, à « que l'on s'en souvienne : la désobéis-
I l'aide d'un procédé fort simple, eut gravé « sanco, c'est la mort!
I l'autographe sur une plaque de métal.
I Puis, faisant ausssilôt fonctionner son « Signé : don MATAPAN,sachent. »
I appareil, il tira un premier exemplaire qu'il
I présenta à don Matapan. Pendant quo les Aùstinois prenaient con-
I L'ex-gouverneur prit le papier et y jeta naissance de sa terrible don
proclamation,
I un regard curieux. à mettre à profit le délai
Matapan songea
Soudain, sa grosse face s'épanouit, et un à l'houre de midi le commen-
qui reportait
I large sourire lui agrandit la bouche de moi- cement des exécutions.
Il détacha un certain nombre do guerriers
I — C'est admirable! s'écria-t-il.
auxquels il donna mission de recueillir par
I « Mon écriture exacte ! la ville les goudrons, colles, et toutes ma-
I « Ma signature ! tières gluantes liquides.
I « Tout est fidèlement reproduit. » Un autre détachement fut chargé de faire
I Don Matapan était enchanté. muin basse sur les lits de plumes, oreillers,
H Cependant Arthur Roisgonthier continuait de visiter les établissements de
traversins;
H sa besogne. commerce pouvant contenir de la plume, et
H II tira en quelques minutes une centaine de s'en emparer.
d'exemplaires, en fit passer quelques-uns à Le tout devait être apporté sur la grande
don Matapan qui, enthousiasmé, lui dit :
place.
H — Senor imprimeur, votre invention est Les Indiens s'empressèrent ces
d'exécuter
merveilleuse. ordres.
« « Je vous achète dix
appareils. Ils fouillèrent partout .avec une bonne vo-
H « Veuillez m'accompagner cette
jusqu'à lonté et un empressement extrêmes.
fontaine, au milieu de la place.
(( Vous continuerez votre travail. ^. Los personnes qui douteraient de la réalité de cette
,( aventure, dont un voyageur de la maison Ragueneau fut
Puis, au fur et à mesure du tirage, vous
H ^rez des exemplaires à des guerriers le héros, peuvent se renseigner clic/. M. Hagueiieau lui-
que même, l'inventeur de la presse qui porte son nom, et dont
Ve Vous désignerai et qui afficheront et dis- les magasins sont à Paris, 5, rue Joquclet.
580 L'HOMME DE BRONZE

A les voir, on eût pu croire qu'il s'agissait I pelotons de cavaliers gardaient toutes les is-
d'un nouveau pillage des caves. sues.
Rientôt les tonneaux de goudron et de Don Matapan fit alors former la haie à se?
colle de toute espèce et de toute prove- troupes d'infanterie, depuis la fontaine jus.
nance s'entassèrent au milieu de la place, qu'à la principale avenue du quartier où se
sur un point désigné par don Matapan. trouvaient enfermés les malheureux Aùsti-
En même temps, les plumes arrivaient en nois.
quantité. Les Peaux-Rouges sous les armes étaient
Quand un chargement paraissait, les toiles toujours ces étranges soldats qui avaient
des oreillers et des traversins ainsi que celles causé de si grands étonnements à Bouléreau
des ballots étaient aussitôt crevées, et les et à Sans-Nez.
plumes étaient répandues sur le sol même. Ceux qui s'étaient débarrassés de leurs
En moins de deux heures, la grande place uniformes pour se précipiter à l'assaut n'a-
se trouva couverte d'une vaient pas manqué de retourner chercher ces
complètement
épaisse couche de duvet et de plumes de défroques, ainsi que les précieux instruments
toutes grandeurs, de toutes couleurs. de musique auxquels ils tenaient tant.
C'était un amas, un fouillis dans lequel Mais un bon nombre ne retrouva pas ce
on enfonçait jusqu'au ventre. qu'il avait perdu ; plus d'un échange se fit,
Les Peaux-Rouges avaient perquisitionné volontaire ou non, et les uniformes, déjà si
en conscience. peu uniformes, se trouvèrent singulièrement
modifiés.
Pendant tous ces préparatifs, don Matapan
De plus, certains guerriers avaient trouvé,
avait fait arrêter la grande fontaine qui s'é^
dans le pillage des caves et des plumes, des
J«vait au milieu de la place.
vêlements et des étoffes dont les couleurs i
Puis, un tuyau ayant été ouvert, l'eau
éclatantes leur tirèrent l'oeil; sans penser à
contenue dans le bassin de chute, très-large,
mais à peine profond d'un mètre, s'écoula mal, ils s'étaient affublés de tout ce qui, dans
leur pensée, pouvait compléter leur habil-
par des conduits souterrains.
lement ou ajouter à la splendeur de leur toi-
Cette opération préliminaire terminée, lette.
l'ex-gouverneur fit vider des colles et du fantaisis-
Or les Peaux-Rouges, toujours
goudron dans le bassin. tes, avaient fait des choix, avaient montré
A.u bout d'une heure, l'immense vasque des goûts dont on ne saurait se faire une
se trouva remplie jusqu'aux bords. idée.
Don Matapan, qui avait surveillé tous ces Du simple ridicule ils étaient tombés dan»
apprêts avec une persévérante sollicitude, le grotesque le plus drôle, le plus fou qu«
donna de nouveaux ordres à ses guerriers l'on puisse imaginer.
et envoya des instructions aux dif-
présents, Que l'on ajoute à l'ctrangeté, au fantasque
férents postes veillant aux portes de la ville. dans la tenue, ce calme impassible toujours
Alors un grand mouvement s'opéra. observé par l'Indien, même dans ses démons-
Toute la population, poussée par les In- trations joyeuses, on aura une faible idée du
diens, abandonna les quartiers situés au sud, bizarre aspect que présentait l'armée de don
et se réfugia en foule dans les rues et ave- Matapan.
nues du nord.
Puis, toujours refoulés par les Peaux- Tout se trouva enfin disposé au gré del oy"
Rouges, les malheureux Aùstinois se trou- gouverneur, qui s'écria :
vèrent enfermés dans quatre grandes voies — Que le défilé commence !
d'un même côté de la grande 6
débouchant On vit alors s'avancer un premier group
place. d'Aùstinois jusqu'au bord du réservoir plelB
Rs se trouvaient parqués comme un trou- de goudron et de matière gluantes.
peau; et toute fuite était impossible, car des Don Matapan, digne et superbe, se to»al
LA REINE DES APAGHES 581

à proximité du bassin avec une escouade de étendu jusqu'aux femmes et aux enfants ;
guerriers ayant à leur tête le géant Tomaho. mais il reconnut toutefois que le procédé
L'ex-gouverneur ordonna aux malheureux ne manquait pas d'originalité, et qu'il valait
habitants de se jeter dans la vasque. mieux avoir à regretter certaines exagéra-
La plupart obéirent, quelques-uns hési- tions ou excès réparables qu'à déplorer h
tèrent. meurtre, le viol, l'incendie et les exactiom
Mais Tomaho était là pour faire cesser toute de toutes sortes que doit redouter toute
indécision. ville prise d'assaut.
Il prit les récalcitrants les uns après les Les trappeurs partageaient cette manière
autres et les jeta dans le bassin... de voir du colonel, mais ils s'étonnaient de
Quand chaque individu était bien impré- la lâcheté des Aùstinois, assez nombreux
gné de colle et de goudron mélangé, il sor- pour résister victorieusement à la petite
tait du bain avec un empressement qui exci- armée des Indiens.
taitla gaieté des spectateurs, puis il devait tra- Sans-Nez seul ne donna pas son avis.
verser en courant l'immense amas de plumes Son équipée du couvent était connue, et
pour regagner les quartiers sud de la ville. s'il éprouvait un regret, c'était ou de n'a-
Hommes, femmes, enfants, par familles, voir pas réussi, ou de s'être laissé sur-
par groupes plus ou moins nombreux, tous prendre par Paméla.
les habitants défilèrent devant don Matapan, Tout en échangeant leurs impressions, le
s'engluèrent et s'emplumèrent les uns après colonel et ses amis se préparaient à partir
les autres. en même temps que les Peaux-Rouges ; car
Il n'y avwt pas de résistance à opposer. Il ils pouvaient craindre la vengeance des
n'y avait qu'un choix pour tous: Aùstinois en demeurant seuls dans la ville.
Mourir ou se soumettre. Don Matapan, de son côté, se hâtait le
Pendant le défilé, don Matapan se donna le plus possible dans ses préparatifs de départ.
plaisir d'assourdir ses nombreuses victimes Il n'avait d'ailleurs qu'à organiser son
en faisant exécuter à ses troupes un intermi- convoi de vins et à faire mettre en état ses
nable et charivarique concert. propres wagons chargés de vivres et de mu-
nitions de guerre.
Les engluements et les emplumages du- En fort peu de temps, tout se trouva prêt,
rèrent pendant plusieurs heures. et les Peaux-Rouges se mirent en marche.
\. diverses reprises, on dut remplir la vas- Ils sortirent de la ville dans un ordre
que de la fontaine. parfait, aux sons de leur infernale mu-
Enfin les derniers suppliciés passèrent, et sique.
don Matapan s'écria : M. d'Éragny et les trappeurs formaient
— Ils ont
expié leur crime. une respectable arrière-garde que Tomaho
« Je n'ai aucune raison pour occuper la et son Suisse suivaient à distance.
ville plus longtemps. Le géant, toujours grave et solennel, était
< Dès aujourd'hui, nous nous remettrons revêtu de son caraco doré.
en marche pour regagner nos tribus. » Il sortit d'Aûstin le dernier ; quand il eut
Et l'ex-gouverneur, satisfait de la ven- passé les murs, il fit un signe au suisse.
geance qu'il venait d'exercer, donna des or- On vit alors celui-ci prendre une conte-
dres pour que l'évacuation de la ville eût nance en rapport avec ses fonctions ; il
lieu sans retard. frappa le sol de sa canne et cria une der-
M. d'Eragny, Grandmoreau et leurs amis nière fois :
avaient assisté en simples spectateurs à toutes — Pour l'entretien de l'église, s'il vous
oes scènes de
représailles imaginées par don plaît?
Matapan.
Le colonel ne pouvait approuver sans ré- L'armée indienne exécuta une marche
serve un acte de vengeance qui s'était rapide.
582 L'HOMME DE BRONZE

Quand la nuit vint, on se trouvait à plus Don Matapan offrit tout cela avec sa boîi-
ae cinq lieues d'Aûstin. homie ordinaire, et il semblait craindre un
Les trappeurs avaient suivi les Peaux- refus.
Rouges ; ils campèrent avec eux. i Le colonel lui tendit la main et lui dit avec
Dans la soirée, le colonel d'Eragny et j l'accent delà reconnaissance :
Grandmoreau eurent une entrevue avec don — Vous êtes prévoyant pour vos amis,
Matapan. merci.
Rs lui annoncèrent leur intention de se « Nous avons bien garni nos sacs de chasse
séparer de sa troupe dès le lendemain aVant de quitter la ville, mais il sera pour-
matin. tant nécessaire, je pense, de profiter de vos
Cette nouvelle parut attrister l'ex-gouver- offres. »
neur. Les trois hommes échangèrent encore
— R m'en coûte de me séparer de vous, quelques paroles d'adieu et se séparèrent.
dit-il.
« J'aime beaucoup mes braves Indiens, j
mais je sais que votre absence sera pour
CHAPITRE XCVII
moi une grande cause d'ennui et de re-
gret.
— Je voudrais vous donner satisfaction en LÈSCAÏMANS

prolongeant notre séjour auprès de vous,


répondit le colonel avec empressement ; j Le lendemain, dès l'aube, les trappeurs
mais, vous le savez, je suis engagé avec le , tenaient conseil.
comte do Lincourt, et je dois rejoindre notre Mademoiselle d'Eragny, Conception et
caravane aussitôt que possible. Paméla étaient présentes.
— Si vous vouliez patienter 11 s'agissait de prendre une décision sur
quelques
jours, propesa don Matapan, je parviendrais une question d'importance capitale :
peut-être à décider mon ami Sable-Avide à Quelle était la meilleure route à suivre pour
vous fournir une forte escorte de nos meil- rejoindre la caravane ?
leurs guerriers. Grandmoreau prit le premier la parole.
< J'aurais alors le plaisir de vous accom- — J'ai la conviction, dit-il, que nous no
pagner. nous trouvons pas à une grande distance do
— La proposition est de celles que l'on nos compagnons.
accepte souvent avec plaisir, fit Grandmo- « Je vais vous dire les raisons qui me font
reau. croire que dix jours de marche à peine nous
« Mais dans les circonstances présentes séparent d'eux.
uoe escorte nous est inutile. « D'abord nos luttes avec les Peaux-Rouges
< Je crois même qu'elle ne servirait qu'à nous ont obligés à faire des contre-marches
entraver et à prolonger notre marche. qui ont modifié l'itinéraire que nous nous
— Qu'il soit donc fait comme vous le étions tracé.
désirez, répondit tristement le brave gou- « Ensuite M. de Lincourt n'a pas dû
verneur. avancer beaucoup après notre départ pour
« Mais laissez-moi vous adresser une der- rechercher mademoiselle d'Eragny et ma-
nière offre que, j'espère, vous accepterez. dame Tomaho, car j'ai entendu dire par les
« J'ai des provisions de toute sorte dans pirates, la veille de notre supplice, qu'ils se
mes wagons; trouvaient à une très-courte distance de la
« Avant de vous mettre en route, munis- caravane.
sez-vous largement de tout ce qui pourra « Si, comme j'ai tout lieu de le croire, mes
vous être utile. suppositions' sont exactes, voici ce que je
« Poudre, plomb, balles, cartouches, vivres propose :
et boissons, tout est à votre disposition. » 1 « Au lieu de nous engager dans xa prairie
LA REINE DES APAGHES 583

solide, de faire de grands détours dans une Il fit toutefois une dernière objection :
— Mais, dit-il, si nous avons des
contrée infestée de pirates blancs et indiens, bayous
nous pouvons couper au court en traversant i des lagunes
et à traverser, commeni nous
les grands marécages de la rive gauche du ]
procurerons-nous une barque, un radeau?
Colorado. « Avez-vous pensé à cette difficulté ?
« Je ne vous dis pas que la route est abso- — Bouléreau.
J'y pense, colonel, répondit
lument sûre. Mais nous n'aurons du moins « Je me charge de vous confectionner tout
ii éviter que des dangers naturels. » ce que vous voudrez. »
Tout le monde avait écouté le Trappeur Il n'y avait rien à répondre à une aussi
avec attention. formelle assurance.
Quand il eut terminé, M. d'Eragny de- Les trappeurs firent aussitôt leurs pré-
manda : paratifs de départ.
— De quelle nature sont ces dangers natu- Ils négligèrent toutefois de se surcharger
rels que vous signalez? de vivres, comptant sur le produit de. leur
— Ils sont nombreux, mais peu redou- chasse.
tables quand on les connaît, répondit Tète- Profitant de l'invitation de don Matapan,
de-Bison. ils fouillèrent les wagons et se munirent de
« Les principaux sont les sables mouvants toutes les provisions qui pouvaient leur être
dans certains cours d'eau; les gouffres de utiles.
Loue dissimulés sous les herbes ; les caïmans Deux heures plus tard, ils se trouvaient
des bayous et lagunes; quelques reptiles en pleine savane.
sont également dangereux. Pendant quatre grandes journées, la mar-
<cMais, je le répète, ces périls ne sont réel- che fut pénible et lente.
lement sérieux que pour ceux qui ne les con- Le sol était rocailleux et accidenté "i
naissent pas. La terre était desséchée, de couleur gri-
- Alors, fit le colonel, vous pensez quo sâtre et assez semblable à de la cendre.
nous devons de. préférence passer par ces Tantôt' on enfonçait jusqu'aux chevilles
marécages? dans des parties mouvantes.
— Je le Grandmoreau. Tantôt on butait contre des pierres noir-
pense, répondit
« Nous gagnerons cinq jours au moins. » cies, plates, anguleuses, et paraissant pro-
Bouléreau appuya la proposition du Trap- venir de roches éclatées et désagrégées sous
peur. l'action du feu.
— Je ne connais
pas cette partie de la Les femmes marchaient avec beaucoup
savane, dit-il. de peine sur ce terrain difficile.
Mais j'ai traversé bien d'autres marais Et Sans-Nez faisait des réflexions plus
sans accident. ou moins drôles, tout en aidant Paméla à
« Je suis d'avis de prendre le plus court passer les fondrières ou les amas de pierres.
chemin. — Je les trouve rudement
extraordinaires,
— Mon frère a raison, Tomaho. vos marécages, disait-il sur ce ton gogue-
approuva
< Je connais les lagunes, car j'y ai chassé nard et gouailleur du faubourien de Paris.
lo caïman. « Des marais sans eau, ça ne s'est
jamais
« Nous
pouvons les traverser en très-peu vu.
do temps. » « On parlait de confectionner un bateau ;
Sans-Nez donna également son avis : on s'est trompé.
,=~ <( Moi, je trouve
Moi, dit-il, je suis mon grand frère le qu'un ballon vaudrait
Cacique. mieux pour naviguer dans un pareil pays.
« En avant « De la cendre et des pierres calcinées !...
pour les marais! »
Voyant que la proposition de Grandmo- en voilà un terrain !
reau était unanimement accueillie, M. d'É- « Le maraîcher qui y ferait pousser des
ta|iy n'hésita pas à l'approuver lui-même. | radis pourrait envoyer ses produits) à l'Ex»
584 L'HOMME DE DRONZE

position d'horticulture de Pantin; il serait D'ailleurs la provision du Cacique Se


sûr d'obtenir une médaille de première ca- trouva bientôt épuisée ; et à la fin du qua
tégorie, à cause de la difficulté vaincue. » trième jour il ne restait pas une miette
des
D n'y avait rien d'exagéré dans les plai- précieux biscuits.
santes réflexions du Parisien. A la fin d'une longue journée de fatigue
Ce terrain sur lequel on marchait depuis la petite troupe dut se. coucher sans souper
quatre jours offrait l'aspect de.la.plus com- Les femmes séides prirent quelque nour-
plète,, de la plus affreuse, de la plus acca- riture, grâce à Rouléreau.
blante désolation. Pendant la route, l'intelligent squalter
Une succession de monticules pierreux, avait récolté une certaine quantité.de tiges
dés plaines et des vallées sablonneuses, tel de chardons.
était te paysage uniforme, monotone, fati- Arrivé, à l'endroit où l'on établit le bi-
gant;. --....„.. .... ..... vouac de nuit, il recueillit la moelle de ces
Le regard, lassé, devenait terne, atone, tiges, et il dépouilla.les têtes.du.foin qui
stupideà force; d'égarement et de recherches les entourait. • ,
dans cette morne uniformité. Puis il alluma un feu avec les tiges, fil
Dans ces parages, aucune végétation. griller sa.récolte et la distribua aux femmes.
Pas un arbre, pas un buisson, pas un brin C'était là un maigre souper, mais il fut
d'herbe. , pourtant accepté avec empressement et re-
De loin en loin on découvrait par hasard connaissance.
un. maigre chai-don faiblement enraciné dans Ces coeurs et cette moelle de chardons na-
le sol poudreux. ;;, vaient d'ailleurs aucun goût désagréable, et
Quelquefois encore on apercevait des il s'agissait plutôt de tromper la faim que de
mousses fines et courtes; ou plutôt de la satisfaire. ..,,,,
simples moisissures végétant misérablement Les trappeurs, euxj ne, mangèrent pas ce
entre deux pierres. soir-là.
Le silence, dans cette vaste solitude, était Ils durent se contenter d'absorber quelques
orofond. gorgées de rhum mélangé à de l'eau croupie
Le cri des animaux sauvages ne s'y fai- trouvée dans le creux d'une roche.
sait point entendre. Cependant, malgré d'affreux tiraillements
Les oiseaux eux-mêmes, rapides et muets, d'estomac, malgré les tristes pensées qui les
passaient à tire-d'ailes au-dessus de ces accablaient, les trappeurs ne tardèrent pas à
plaines arides et désertes. s'endormir.
Les trappeurs, connaissant peu ces pa- La fatigue commanda au sommeil qui eut
rages, se trouvèrent, dès le troisième jour, raison, pondant quelques heures, de toutes
dans un cruel embarras. les souffrances.
Ils avaient fait des provisions abondantes
en munitions de guerre, en rhum, avant de Le lendemain matin, tout le monde était
quitter l'armée de don Matapan; mais, se éveillé avant le lever du soleil.
fiant à leur adresse et comptant sur leur Les douleurs occasionnées par la faim
chasse, ils avaient négligé de s'approvi- avaient augmenté d'intensité.
sionner de vivres. Les chances d'arriver bientôt dans une
Ils se trouvèrent bientôt réduits à se con- contrée moins aride n'étaient pas plus favo-
tenter pour toute nourriture de quelques rables.
biscuits de mer trouvés par hasard au fond Pourtant les trappeurs ne montraient
de la vaste gibecière de Tomaho. aucun découragement.
« Cette ressource était insuffisante pour des Ils se rechargèrent bravemen- de leUlS
hommes supportant de grandes fatigues ; et sacs de chasse, de leurs armes, n'abandon-
les femmes ne pouvaient guère s'en con- ; nant aucun objet, malgré leur lassitude e
tenter. leur épuisement.
LA REINE DES APACHES 585

Avant de se remettre en marche, Grand- i en silence, et la petite troupe se mit aussitôt


uioreau adressa quelques recommandations en route.
à ses compagnons : Comme il venait de l'annoncer, Tête-do-
— Je no son pas, partit en avant.
croyais pas, dit-il, avoir à tra- Rison,-torçant
verser une si grande étendue de plaine dé- Tomaho l'accompagnait.
serte.
« Mais, si je me suis trompé sur la distance, On marcha pendant deux heures sans
jo suis sûr de marcher dans une bonne di- qu'aucune découverte vînt faire renaître
rection. l'espoir dans les esprits.
« Ne perdons pas courage. La souffrance assombrissait les visages.
i< Les marécages ne sont plus éloignés Sans-Nez ne plaisantait plus.
maintenant, j'en répondrais. Bouléreau ne fumait plus, il chiquait ; et
« Je vais prendre les devants avec To- sa bonne figure, si gaie d'ordinaire, accusait
maho. une tristesse profonde.
« Suivez-nous en ligne droite, autant Les femmes se plaignaient.
que
possible, et sans vous préoccuper des circuits Il était à craindre que bientôt elles refu-
(iue nous devrons faire. sassent de marcher.
« Marchez lentement cl d'un pas égal. Soudain une forte détonation retentit.
« C'est le vos forces. » n:sembla
moyen de ménager que ce bruit animait la solitude
Ces paroles du Trappeur furent écoutées du désert.
'-'HliaMB DR UUONZE.— 89 LA REINE DES APACHES.— 1\
586 L'HOMME DE BRONZE

Tout le monde releva la tête, dressa l'o- i C'étaient autant d'ilôts émergeant d'un
reille, écarquilla les yeux. océan de verdure aux flots calmes et à
peiu0
On ne vit rien, absolument rien. ondoyants.
Tomaho et Tête-de-Dison avaient disparu Au loin, à l'horizon, se détachaient dans
.depuis quelques minutes derrière une petite l'azUr du ciel les hautes montagnes au bas
émittence coupant là plaine de l'est à l'ouest desquelles coulait le Colorado.
et bornant l'horizon.
— C'est le
Cacique qui vient de tirer, Les trappeurs ne demeurèrent pas long-
s'écria Sans-Nez» temps en admiration devant le magique pa-
« Je reconnais la belle voix de sa pièce noramà qui se déroulait à leurs yeux.
de quatre. Ils avaient îàim.
— Hâtons-nous, dit Boulérèâù. Ils cherchaient deS yeux Tomaho afin de
« Il se passe par là quelque chose d'extraor- Bavoir si son coup de msÏÏ avait porté et de
dinaire, quelle nature était le gibier abattu.
tf Ëh avant) » Tous les. regards fouillaient les pentes de
LéB deux hommes s'élancèrent. la colline avec anxiété.
Le Bqûàtter, guéri de sa blessure, et Picr- Persbnnè î
son le pirate les suivaient de près. Tohiâhb et Téte-dë^Bison restaient invi-
M- d'Ëïagliy venait derrière avec les sibles.
femmes. Tout à coup Sarts-Nez poussa une joyeuse
Une agréable surprise allait faire rb- exclamation.
haitrê la joie et l'espérance dàtiS tous les îi étendit ie bras dans la direction d'un
CtBûïs. - . bayou alimenté par les eaux dit rùissbàii et
Le versàttt sud de la colline é'étendait eh s'écriât
pente douce, presque insensiblement* à ûhe — J'aperçois le Càciqûè !
assez gftmdë distance, jûsqû'a-ttiifebiirS dkeaii « tl vient par ici.
qui serpentait dans une grande vallée et for- « On dirait qu'il traîne quelque chose à
mait çà et là de larges bayous. côté de lui.
De ce côté, l'herbe croissait en abondance « Vive la joie !
jusqu'au ruisseau. « Nous allons donc manger !
Au delà, l'oeil se reposait avec de joyeuses — Je crois
que tu as raison, dit Boulé-
dilatations sur une immense plaine couverte reau en regardant attentivement le géant.
d'une sombre et luxuriante végétation. « Décidément, cet excellent Cacique est un
Dans cette plaine, de nombreux étangs. précieux compagnon.
de vastes lacs (lagunes ou bayous) reflétaient « Il nous rapporte une pièce de gibier qui
l'éclatant rayonnement dû soleil. me paraît assez grosse pour nous rassasier
Que l'on s'imagine uû gigantesque miroir tous. »
brisé par quelque Titan, et dont lès inor- Pendant que le squatter et Sans-Nez
4 ceaux auraient été jetés au hasard sur un leurs réflexions, M. d'Éragny
échangeaient
Vaste tapis de verdure. tirait une lorgnette inàrine dé son étui et
i Çà et là surgissaient, du milieu des grandes là braquait sur Tomaho.
herbes, des joncs et des roseaux, des bou- Presque aussitôt le colonel laissa échap-
quets d'arbres et d'arbustes, surchargés d'un per un éclat dé rire.
épais feuillage dont les bruissement légers Tout le monde le regarda avec surprise.
se mêlaient aux doux clapotements des eaux. Cet accès de gaieté ne paraissait aucune-
Ces hautes touffes, d'un vert tantôt plus ment motivé.
foncé, tantôt plus clair, formaient une oasis — Vous riez sans dôûtè à l'idée de vous
dans l'oasis, mettre une tranche dé, vèhaisOn sbûs là dent'
C'étaient autant de bosquets capricieuse- demanda Sans-Nez.
ment disséminés dans une vaste plaine. —- Précisément,
répondit le colonel.
LA REINE DES APAGRES, 587

Et, toujours riant, il ajouta : de l'eau que j'apprçus cette bête endormie
— Il n'y a que Tomaho pour faire une dé- au milieu de la, vase.
couverte pareille. « Je lui ai brisé la tête d'un coup de fusil,
« C'est décidément un chasseur hors ligne. et je vous l'apporte parce que vous ayez
« Je vous promets un régal du plus haut faim.
— Bravo, Cacique! s'écria SansrNez.
goût. »
Et tendant.sa lorgnette à Rouléreau: « Je te proclame le chasseur des chas-
— Regardez un peu, dit-il. seurs.
« Je crains de ne pas me tromper. » « Si don Matapan était là, je te ferais dé-
Le squatter lorgna une demir-minute. corer avec une plaque d'assurance.
— Mille milliards de pipes cassées ! s'é- « Bouléreau, dépouille et découpe la bête.
cria-t-il. « Moi, je vais chercher du bois.
« Un caïman !... « Sois tranquille, je vais te faire une cui-
« Gros comme un hippopotame !... sine !... Tu t'en lécheras les doigts jusqu'aux
« Que le diable enlève le gibier et le genoux:. »
chasseur ! L'insouciant et joyeux Parisien s'éloigna.
« La chair de cette sale bête n'est pas Le squatter se décida à tirer son couteau
et il se mit à dépecer le hideux reptile.
mangeable ! »
Sans-Nez releva aussitôt cette apprécia- Il opérait avec une répugnance visible,
tion de Bouléreau : mais la faim lui faisait toutefois surmonter
— Pas mangeable? fit-il. ses dégoûts.
— Après tout, se disait-il, si cette viande-
<(Je mangerais Lucifer en personne, moi,
en ce moment. là m'a répugné une fois, ça ne prouve pas
« Du caïman pour des aftamés comme que je la trouverai aussi détestable aujour-
nous ! d'hui.
« Mais c'est la vie, monsieur le dégoûté ! « Tiens! celui-ci ne seat pas trop le
« Nous verrons bien si tu n'en mangeras musc.
et Une fois bien cuit, je crois que ce sera
pas, tout à l'heure, du lézard de bayou.
mangeable. »
« Quant à moi, mon vieux, je vais tout
Cependant M. d'Eragny interrogeait To-
simplement m'en donner une indigestion. »
maho au sujet de l'absence prolongée de
Et. sans attendre la réplique de Boulé-
Grandmoreau.
reau, le Parisien courut à la rencontre de — Quelle direction a-t-il prise? deman-
Tomaho qui avançait rapidement.
dait-il.
Tout le monde le suivit. — Il est parti du côté du grand lac, là-
Bientôt la troupe entière se trouva en pré-
bas, entouré de ces arbres gigantesques.
sence du brave Cacique et du produit de sa — Il serait allé si loin ?
chasse. — Non.
Répondant aux questions qu'on lui adres- « Il chasse peut-être.
sait, le géant raconta comment il avait dé- « Ou il cherche un passage.
couvert et tué son caïman. — Vous ne pensez pas qu'il coure quelque
— Quand
je fus arrivé au sommet de la danger?
colline, dit-il, le vent des marais m'apporta — Je ne le crois pas.
mie pdeur de musc qui me dénonça la pré-r « Mon frère le Trappeur est prudent et
sonce des caïmans dans les environs. fort.
« Je descendis alors vers, ces bayous que — Attendons son retour avec patience,
vous voyez dans la vallée. conclut le colonel.
« Mes recherches ne durèrent pas long- Et il se mit à aider Rouléreau dans son
temps. travail de dépècement.
« Je n'avais
pas fait dix pas sur le bord
588 L'HOMME DE BRONZE

Une demi heure plus tard, tout le monde I m'a semblé tout à l'heure que je dévorais
déchirait à belles dents et de grand appétit une ancienne connaissance. »
de magnifiques biftecks de caïman cuits à Sans-Nez était disposé à continuer ses
point. mauvaises.plaisanteries; mais un coup d'oeil
Les femmes elles-mêmes ne se firent pas de Paméla le rappela aux convenances.
prier pour goûter à cette viande, si répu- R se tut.
gnante qu'elle leur parût. — J'attendais
que ce bavard fasse silence,
A force de sel et de poivre, dont chacun reprit Têle-de-Rison, pour vous parler jus-
portait une provision, l'odeur de musc dont tement des vivres.
— Une pour dix per-
est imprégnée la chair de l'alligator était piste de daim...
supportable. sonnes! railla Sans-Nez.
Le repas s'achevait « Nous n'aurons pas d'indigestion. »
quand Grandmoreau
revint de sa longue excursion. Tomaho, qui écoutait le Trappeur avec
On lui avait mis sa part de côté. intérêt, fut indisposé par cette nouvelle in-
R mangea, tout en répondant aux nom- terruption du Parisien.
— Que mon frère se taise, dit-il sévère-
breuses questions qui lui étaient adressées.
— Quand j'arrivai aux premières ment, ou qu'il craigne la colère de son ami
flaques
d'eau que vous apercevez Tomaho.
d'ici, dit-il, je
fis une découverte Et, s'adressant à Grandmoreau, le géant
qui m'arracha un cri de
joie. ajouta :
— Que mon frère parle, nos oreilles sont
« Je vis distinctement, dans la boue un
d'un ouvertes.
peu durcie, l'empreinte pied de daim.
— Je vous disais à l'instant, reprit Tête-
« Immédiatement, je me mis en garde
de-Rison, qu'il fallait construire une barque
afin d'être prêt à envoyer une balle au
au plus tôt.
premier animal que je pourrais rencontrer.
« Eh bien! je vous répète que, dès que
« Mais malheureusement ma précaution
cette barque sera prête, nous tuerons du gi-
était inutile.
bier tant que nous en voudrons.
« Je n'aperçus pas l'ombre d'un daim.
« C'est tout ce que j'ai à dire pour le mo-
« Cependant je m'avançai dans la direc-
ment. »
tion du sud, afin de savoir s'il existe un
Et le Trappeur, ayant formulé cette assu-
passage nous permettant de gagner la
rance, se renferma dans un silence signifi-
grande terre ferme qui occupe le centre des
catif.
marécages. Personne ne tenta d'ailleurs de le faire
« Je n'ai découvert aucun passage assez
parler de nouveau.
sûr.
On savait qu'il ne fallait pas importuner
« Nous devrons construire une embarca- Grandmoreau de questions il avait
quand
tion sans aucun retard, si nous ne voulons de ne pas répondre.
pris la résolution
pas perdre un temps précieux.
— Avec tout ça, observa Sans-Nez,
je ne Ce jour même, Rouléreau, que son expé-
vois pas que la question des vivres prenne rience désignait naturellement comme con-
une bonne tournure. structeur de bateaux, se mit à la besogne.
« Moi, je déclare que l'alligator peut pa- Tout le monde l'aida avec empressement;
raître excellent une fois par hasard, tous le concours de Tomaho surtout lui fut pré-
les cinq ou six ans, par exemple ; mais man- cieux.
ger de ça tous les jours... ça me semble- Le géant s'entendait merveilleusement a
rait dur et même coriace. tresser les roseaux et à assembler les pièces
« Et puis cette odeur de musc... d'une carcasse de pirogue.
« J'ai connu beaucoup de femmes qui se I»
Après deux jours d'un travail acharné,
parfumaient avec cette puanteur-là... et il construction se trouva prête.
LA REINE DES APACHES 589

C'était un chef-d'oeuvre de forme et de so- surveillance et leur espionnage ne leur servi-


lidité. rent absolument de rien.
Longue de trente pieds et large de six, Rs virent le Trappeur longer la rive, s'ar-
cette embarcation en osier, recouverte d'é- rêter souvent, examiner attentivement le
corce, pouvait facilement contenir les dix sol, et même prendre une poignée de terre
personnes composant la petite troupe. dans sa main, l'effriter dans ses doigts,
Elle était solide, maniable et capable de la sentir, puis la rejeter et continuer son
résister à des chocs violents mieux qu'un chemin.
baleau en planches. Enfin Grandmoreau leur parut avoir trouvé
Le tissu d'osier et les plaques d'écorce ce qu'il cherchait, car il s'arrêta et posa sa
*'
verte garnissant l'intérieur et l'extérieur pré- carabine contre un arbre.
sentaient en effet une élasticité préférable à Puis, s'agenouillant, il gratta le sol avec
la résistance du bois. son couteau de chasse, rejeta les végétations
et pierrailles qui le gênaient et se mita pétrir
Nourris do viande de caïman depuis qua- avec activité une certaine quantité d'argile
rante-huit heures, nos trappeurs s'empressè- qu'il humectait d'eau.
rent de s'embarquer sur un point des lagunes Ce manège ne dura pas longtemps.
désigné par Grandmoreau. Rienlôt Tête-de-Bison creusa un large trou
Il s'agissait de gagner au plus tôt les eaux dans la terre et y alluma un grand feu.
profondes aux rives couvertes de bois et Puis, ayant débarrassé ce four primitif
peuplées de gibier. des cendres et braises qui le comblaient, il
La navigation fut pénible et lente pour y plaça une sorte de grand plateau on argile,
commencer. aux bords relevé comme ceux d'un moule à
Pendant un jour entier, il fallut se servir flan. j
de longues perches en guise de gaffes pour Il rassembla ensuite les charbons épars,
pousser l'embarcation et la dégager des remit du bois dessus, et son feu flamba de
herbes qui encombraient les bayous. nouveau.
Le soleil baissait rapidement à l'horizon Après dix minutes d'attente, le Trappeur
quand la pirogue flotta enfin sur des eaux retira du four son moule à flan, large
libres et profondes. comme le fond d'un tonneau, et le laissa re-
On se trouva bientôt dans une sorte de froidir lentement, en même temps qu'une
canal assez large, dont les deux rives étaient couche de cendres chaudes dans laquelle il
bordées de bois. l'enfouit.
D'un côté, les aulnes et les saules crois- Cette opération terminée, notre potier im-
saient en fouillis inextricable dans un sol provisé jeta autour de lui ce regard d'un
noirâtre et fangeux. homme qui cherche quelque chose.
De l'autre, un bois de pins couvrait de ses Il trouva vite sans doute, car il se dirigea
sombres verdeurs un terrain élevé et par sans hésiter sur un point de la rive où crois-
conséquent moins humide. saient en abondance des aulnes à écorco
Grandmoreau invita les rameurs à abor- épaisse et lisse.
der de "ce dernier côté. Le Trappeur tira de son sac de chasse un
Il fit récolter, sous les arbres résineux, couteau-scie, et se mit à entamer un de ces
une grande
quantité de cônes de pin que arbres aussi consciencieusement que s'il vou-
''on transporta dans la pirogue. lait l'abattre.
Pendant que s'opérait rapidement cette Mais il n'avait pas cette intention folle
récolte, lui-même se mit à faire certaine re- sans doute, car il se contenta d'attaquer
cherche dont il laissa ignorer le but. . l'écorce, et ses efforts s'arrêtèrent à l'aubier.
Sans-Nez et Rouléreau tentèrent bien de i En moins de dix minutes, il eut fait le
surprendre les intentions que Tête-de-Rison i tour du tronc, qui ne mesurait pas moins do
Paraissait vouloir tenir secrètes; mais leur : j deux pieds de diamètre.
590 L'HOMME DE BRONZE

Ce travail exécuté au ras du sol, il le re- « Nous allons donc, pendant que nous
7
nouvela à la hauteur de quatre pieds. voyons clair, organiser un foyer de lumière
Puis, à l'aide de son couteau de chasse ài l'avant de notre pirogue.
et d'un morceau de bois dur taillé en bi- « R ne s'agit pour cela que de fixer sofi.
seau, il dépouilla l'arbre de son écqrce entre >
dément ce grand plat de terre que je viens
les deux traits de scie, de confectionner, et d'y faire brûler, quand
Grandmoreau chargea alors son rouleau le moment sera venu, les pommes de pin
d'écorce sur son épaule, alla chercher son que vous ayez récoltées.
plateau d'argile cuit à point et refroidi, puis « De plus, avec le rouleau d'écorce que
revint au bateau. j'ai recueilli, nous allons faire une espèce de
La récolte de pommes de pift était déjà réflecteur qui concentrera le rayonnement
depuis longtemps terminée, de notre feu en avant du bateau, et nous
Tout le inonde attendait avec impatience permettra de nous tenir cachés dans l'ombre.
le Trappeur, « Nous ferons alors une promenade le
Il arriva enfin, déposa ses ustensiles daps long de cette rive couverte de bois, et si vos
la pirogue, fit pousser au large et réclama carabines restent muettes, c'est que la viande
le silence. de daim ne vous tentera pas. »
— Camarades, dit-il, je vous ai promis Ce programme de chasse au feu du Trap-
de vous procurer du gibier aujourd'hui.
peur fut écouté avec attention, et une accla-
« Il ne me sera pas difficile do tenir ma mation contenue en accueillit la conclusion.
promesse, car j'ai remarqué plusieurs pistes On se mit activement à organiser le foyer
qui me font espérer un beau succès. dont le rayonnement devait attirer l'atten-
« Je n'ai pas à douter de ce que tu dis, tion du gibier, ainsi que le morceau d'écorce
Trappeur interrompit Sans-Nez. dont l'intérieur blanc et reluisant avait une
« Mais toutes les pistes du monde et rien, puissante force de réflexion.
c'est la même chose, à mon avis, dans des Ces préparatifs en apparence fort simples
parages comme ceux-ci. n'étaient pourtant pas complètement ache-
« Nous ne pouvons nous aventurer dans vés quand le soleil se coucha.
ces marécages sans risquer à chaque pas de Nos chasseurs mangèrent à la hâte une
nous embourber dans une fondrière. tranche de caïman, et prirent leurs dernières
— Rassure-toi, Sans-Nez, répliqua Grand- dispositions.
moreau en haussant les épaules. Il s'agissait, ainsi que l'avait dit Têle-dc-
« C'est une chasse au feu que je propose Rison, de gagner à force de rames les par-
de faire. ties boisées de la grande terre située au
— Une chasse au feu! s'écria Rouléreau. centre des marécages.
« Fameuse idée ! La route était longue et difficile.
<( J'en ai réussi plus d'une dans les forêts R fallait contourner des bancs de vase et
du Kentucky. de sable, ou traverser des endroits encom-
« Mais nous n'avons ni flambeaux ni brés de bois en décomposition et de vé-
porteurs de flambeaux ; et les dangers gétations aquatiques. ,
dont parle Sans-Nez seront encore plus Pendant le premier quart d'heure de na-
grands la nuit que le jour. 'cS
vigation, un silence profond régna dans
— Si vous m'écoutiez ayec plus de pa- marécages : pas le moind-'o bruit sur ces
vous verriez que i eaux troubles, m1
tience, reprit le Trappeur, saumâtres, lourdes; pas
les difficultés et les dangers n'existent que > froissement dans ces broussailles épaisses;
i'0'
dans votre imagination. pas un souffle d'air faisant courber un
« Voici ma proposition : seau ou agitant une feuille ; pas un cri de
« Le soleil baisse rapidement; il aura L fauve, rien qu'un calme pesant dans une
disparu avant deux heures. uiorne solitude.
LA REINE DES ÀPAGHES 591

Leurs regards cherchaient avidement dans


^ ce moment d'accalmie, qui semble mar-
entre la vie les massifs dé Verdure.
quer le point intermédiaire
succédèrent ces mille L'oreille tendue, ils s'efforçaient de perce-
diurne et nocturne,
auxquels l'homme ne s'ha- voir le moindre bruit de branchette cassée,
bruits inquiétants
le plus léger froissement dans le feuillage
Jjitue jamais.
pouvant déceler la présence d'un animal.
Dix minutes s'écoulèrent.
La pirogue continuait à glisser silencieu-
CHAPITRÉ XCVIÎI
s
sement sur lés eaux dé la lagune j projetant
i
un éclatant rayon de lumière sûr là rive.
LA CnASSEAUXCAÏMANS
Bientôt, dans différents endroits* au delà
<
des parties éclairées, sur la limite extrême
La pirogue des chasseurs glissait lente- < là pénombre,
de dès points lumineux s'agi-
ment sur les eaux tranquilles dé là lagune. 1
tèrent dàûs un và-et-vieiit singulier.
Elle longeait le rivage aussi près de terre Tantôt ils s'immobilisaient en même
1temps, formant dès constellations bizarres,
que possible.
Le colonel d'Eragny se tenait à l'arrière • aux lueurs sur les noires
phosphorescentes,
avec lés femmes ; il dirigeait là barque au profondeurs du bois.
moyen d'un gouvernail improvisé. Puis tout à coup ils s'entremêlaient dans
Pierson le pirate et Rouléreau ramaient. une sorte de danse étrange ': on eût dit alors
Tomaho, Sans-Nèz et Grandmoreau étaient des feux follets accouplés, flottant indécis
à l'avant. avant de se jeter dans le flot de lumière qui
Après avoir navigué pendant une grande les devait absorber. :
partie de la nuit, on arriva enfin on face Soudain deux des feux follets s'éteigni-
des bois où se tenait le gibier, et que l'on rent.
supposait fréquentés surtout par des bardes On vit alors s'avancer en pleine lumière,
de daims. fier et superbe, un daim magnifique, le guide
Le Trappeur fit alors allumer le feu do naturel de la harde.
cônes de pin. C'était un vieux dix-cors, à la tête fine sur-
Aussitôt Un blanc rayon de lumière se montée d'une belle et forte rainure.
profila sur les eaux et alla fouiller les noirs Fatalement attiré par l'éclat du feu, le
massifs d'arbres et d'arbustes couvrant la noble animal fit quelques pas Vers la rive,
rive. pointant les oreilles en avant, tendant ses
A trente pas, sous bois, lé rayonnement naseaux humides et aspirant fortement l'air.
avait encore assez de puissance pour per- Il s'arrêta...
mettre à un tireur habile de viser comme en Un coup de fusil retentit.
plein jour. La bête fit un bond prodigieux, et rétomba
Tout était calmé et silencieux. foudroyée
Par instants, toutefois, un petit cri sec, stri- Une balle sortie de là carabine de Grand-
dent, métallique, vibrait dans l'espace. moreau lui avait perforé le crâne.
C'était Uhè chauve-souris lançant un ap- Un grand bruit de branches froissées et
Pel inquiet, puis venant, dans son vol ca- brisées succéda au coup de feû, puis un sourd
Pricieux, tracer de fugitifs zigzags au milieu piétinement ébranla le sol :
*u faisceau lumineux Là hardè de daims, privée de son chef
projeté par le réflec-
teur d'écorce.
fuyait épouvantée.
kes chasseurs observaient le plus profond
s<lencé. Ce premier résultat obtenu, nos chasseurs
^a carabine armée, lé doigt sûr la dé après avoir avivé leur feû de pommes de
ente, iis se tenaient immobiles dans . pin, tentèrent une seconde expérience sur
lonxbro. 1
un autre point des lagunes*
592 L'HOMME DE BRONZE

La réussite fut la même. — Que le diable confonde cet empesté


j
Quatre fois leur feu attira les daims à brouillard! s'écria-t-il.
portée de carabine,. et'chaque fois une vic- « Il sent le musc à pleines narines.
time tomba. , , « C'est dégoûtant !
Le dernier coup, de; fusil tiré, et le dernier « Et dire que j'ai aimé cette odeur-là au-
animal tué, chacun se mit à dépecer le gibier trefois, quand je fréquentais les boudoirs du
avec un empressement joyeux. faubourg du Temple !
On allait enfin manger de la viande sans — Mou frère a raison, dit à son tour To-
répugnance et tant que l'on voudrait. maho.
Les animaux furent vidés, découpés avec « Je sens aussi l'odeur du caïman. »
soin et placés dans la pirogue. Cette réflexion du Cacique inquiéta
Puis on poussa au large afin de gagner au M. d'Eragny.
plus tôt un courant, connu du Trappeur., , Il interrogea le géant.
Une fois dans ce courant,, la fatigue des — Croyez-vous donc, dit-il, qu'il y ait un
rameurs devenait insignifiante, et l|on attei- assez grand nombre de ces animaux dans
gnait en deux jours un point de débarque- ces parages pour dégager des senteurs aussi
'
ment sur la terre ferme. pénétrantes? ',..-., ', .
nos chasseurs, se relayant au — Je
Cependant pense qu'il y a beaucoupde caïmans
banc des rameurs, ne tardèrent pas à atta- dans les bigunes, répondit Tomaho.
quer: vigoureusement le prodiiit de leur ex- En ce moment, des bruits étranges atti-
pédition nocturne: ; ,: rèrent l'attention de tous.
Ils firent griller à la hâte de nombreux Celait une succession de mugissements
biftecks dans le plat aux pommes de pin, plaintifs assez semblables aux cris d'appel
sur les charbons provenant du réflecteur d'un jeune veau. t. \ .-,.,.. , ,,-,,,:•.
d'écorce devenu inutile, et, sans plus de pré- Mais ces cris paraissaient être extraordi-
paratifs et de soins culinaires, ils trouvèrent nairement nombreux. Ils venaient de tous
leur repas succulent. les côtés à la fois et formaient un ensemble
que dominaient par instants des voix plus
Cependant à l'obscurité de la nuit succé- rapprochées, plus fortes, plus claires.
dait une faible lueur, qui allait grandissant Rien ne saurait donner une idée de ce
de minute en minute. singulier concert dont le brouillard empê-
Le soleil devait répandre déjà ses pre- chait de voir les exécutants.
mières clartés dans la prairie. Que l'on s'imagine les musiciens de don
Sur les lagunes ne régnait encore qu'un Matapan jouant en sourdine de tous leurs
demi-jour blafard, pénétrant à grand'peine baroques instruments.
les épaisses couches du brouillard dense, Tomaho, après avoir écouté deux mi-
opaque, qui couvrait les marécages. nutes, dit à M. d'Eragny :
De la proue à la poupe de la pirogue, on — Les caïmans se réveillent.
ne se voyait qu'au travers d'un épais rideau <( Ils sont nombreux. »
de brume. Le colonel, fort peu rassuré par ces pa-
Grandmoreau, qui se tenait au gouvernail, roles, s'adressa à Grandmoreau.
ne remplissait — Ces animaux
plus que d'instinct ses fonc- sont dangereux, dit-il.
tions de pilote.. « On me l'a. affirmé.
Tout le monde digérait silencieusement, « Cette odeur devient de plus en p'"s
béatement, en attendant que les vapeurs se forte et pénétrante, et ces cris paraissent se
dissipassent et qu'il devînt possible de s'o- rapprocher.
rienter. « Avons-nous une attaque à redouter-
Mais soudain cette sieste générale fut in- — Je ne le pense
pas, dit Grandmorea»'
terrompue par une exclamation de Sans- « J'ai traversé ces marais sans iamais avo
Nez. ! été attaqué.
LA fcfelNE DES APACHES 5
AZ&

— ces sales bêtes ! fit Sans-


Attaqués par parole de Tomaho qui a tué plus de millo
Nez. caïmans. »
« Elles auraient un fier toupet! Sans-Nez, se préparait à répondre par une:
« Des trappeurs assiégés par des lézards, plaisanterie, aux sages observations du CÎI-,
ça ne se serait jamais vu. » cique, quand une violente secousse impri-
Tomaho, depuis quelques instants, parais- mée à la pirogue faillit la faire chavirer.
sait préoccupé. Un énorme caïman montrait sa hideuse
H reniflait avec une vague inquiétude tête au-dessus de l'eau, et, l'oeil ardent, la
l'air surchargé d'acres émanations. mâchoire ouverte, il venait de poser une
Le ton dédaigneux de Sans-Nez lui dé- patte sur le bord de l'embarcation.
plut. Cette brusque apparition, ce choc inat^
— Mon frère n'a les femmes qui poussèrent
jamais chassé les alliga- tendu épouvanta
tors, dit-il. des cris terribles.
« Il ne les connaît pas. Les hommes restèrent un moment stupé-
«Ces animaux sont dangereux. faits.
« Isolément, ils ne combattent l'homme Tomaho seul ne montra aucune émotion.
<pic pour se défendre. Il saisit son tomahawk, et d'un coup bien
« Mais
quand ils ont faim et qu'ils sont appliqué il fracassa la tête de l'alligator qui
e» troupe, ils attaquent les chasseurs. sombra aussitôt.
« Je conseille à mon frère de retenir la Débarrassée du poids qui la faisait pen-
L'HOMMEDE BUONZE.— 90 LA REINE DES APACIIF.5— 75
59-4 L'HOMME DE BRONZE

cher dyun côté, la pirogue se redressa. Et, s'adressant à M. d'Éragny, le trappeur


Revenu de son étounemënt, Sans-Nez ajouta :
s'écria : ™- Colonel, prenez los ranieSé
— J'ai « Les femmes à l'arrière... et pas UQ
déjà rencontré plus d'un caïman,
mais je n'en avais jamais vu de ce poil-là. mouvement j
« Qu'il On revienne un, je me chargé de lui « Tomaho, reste à l'avant,
régler son affaire. « Nous autres, veillons à bâbord et à tri-
« Je lui fais avaler une balle ; nous ver-* bord.
rons bien s'il la digère facilement... » « Ayons nos cartouches sous la main.
Le Parisien s'interrompit; « La hache à portée!...
La tête d'un second caïman apparaissait « Ne tirons qu'à coup sûr. »
au-dessus de l'eau, à trois pieds de la pi- Ces instructions nettement et ràpiaement
rogue. formulées, on y obéit avec d'autant plus
Sans-Nez était prêt. d'empressement.
Il épaula son fusil et fit feu. Chacun prit sa. place de combat, fixant
L'animal battit l'eau de sa queue et de attentivement son regard sur la surface des
ses pattes, puis disparut. eaux.
— Ah î mes
gaillards ! s'écria le Parisien Plusieurs caïmans furent tués à coups do
enchanté de son succès, vous voulez manger fusil ou de hache.
du trappeur; il vous en cuira, mes chéris Mais, chose étrange ! il semblait que la
musqués. mort d'un animal en attirât deux autres.
« C'est déjà bien beau pie j'aie été forcé C'était la sinistre réalisation des craintes
de goûter à un de vos frères..* do Tête-de-Rison.
« Don ! encore un ! Dix, vingt eurent te crâne brisé ou hs
« A toi, Cacique ! » pattes coupées.
Le géant leva son tomahawk. Les cadavres s'amoncelaient, l'eau se tei-
Un troisième alligator fut assommé» gnait en sang autour dû bateau ; et toujours
Grandmoreau, qui ne voyait ?as sans in- et à chaque instant de nouvelles têtes se
quiétude ces attaques des redoutables rep- montraient, avides et menaçantes, de nou-
tiles, songea à organiser sérieusement la dé- velles pattes s'allongeaient, tentant de s'ac-
fense. crocher au bordage de la pirogue...
Il se souvenait d'avoir entendu raconter les En ce moment, le soleil triompha dans sa
luttes terribles que des trappeurs avaient lutte avec l'intense brouillard qui couvrait
soutenues contre des alligators réunis en les marécages.
troupe, luttes dans lesquelles l'homme n'a- Sa chaleur échauffa les lourdes vapeurs,
vait pas souvent triomphé. que la dilatation fit légères et qui s'élevèrent
Fort dé son courage et du prestige qu'il rapidement vers le ciel.
exerçaitsur ses compagnons ; irrésistiblement Lé phénomène dura à peine quelques mi-
poussé d'ailleurs par la gravité et l'immi- nutes.
nence du péril, il prit le ton du commande- R semblait qu'une force invisible soulevait
ment et s'écria d'une voix forte : la brume et-T'établit blanchie sur l'azur cé-
--- Camarades, nous sommes dans une po- leste...
sition terriblement dangereuse. Alors les trappeurs purent envisager dans
« Les alligators, quand ils sont en toute son horrible réalité l'immense péril
nombre, attaquent l'homme avec une ar- qui les menaçait.
deur et une ténacité incroyables.
« Nous ne voulons pas périr misérable- Ils se trouvaient au milieu d'une sorte de
ment ici; nous allons donc engager une canal large de plus d'une demi-lieue.
lutte épouvantable. De tous côtés, les eaux peu profondes
« Dé l'adresse, du courage et du calme ! » étaient singulièrement troublées et agitées*
LA REINE DES APAGHES 595

La boue mêlée à l'écume donnait à la , .se calmer à cette injonction du Trappeur :


— Taisez-voûs,
lasrune un ton général gris terne. Sur ce j nom de D... !
lond morne, une infinité de vagues, soulevées « Ne bougez pas, où je vous f... à Teàu. »
par des remous puissants, prenaient sous la Tomaho, lui aussi, avait jeté sur Sa femme
réverbération du soleil des reflets scintillants. un regard chargé de menace; il s'était levé,
Le concert de lamentables mugissements et déjà il étendait le bras comme pour exé-
augmentait d'intensité, et quand il se produi- cuter lui-même la menace de Tête-de-Bison.
sait de cours intervalles de silence, ils étaient La pauvre femme, terrifiée, s'était serrée
remplis par le bruyant clapotis des eaux en tremblant contre mademoiselle d'Eragny,
tourmentées. tout en continuant à voix basse ses invoca-
'
De toutes parts, des caïmans!... tions.
A perte de vue, des caïmans!... ! Paméla seule ne voulait pas Se taire.
Dans l'eau et sur l'eau, des caïmans !... I Elle invectivait Sans-Nez, lui reprochant
Ce n'était pas un troupeau, c'était une de l'avoir entraînée malgré elle dans des
armée aux rangs serrés, épais, profonds. aventures où l'on ne pouvait trouver que la
11n'y avait pas foule, il y avait multitude, misère et la mort.
multitude innombrable. C'était le côté comique de cette terrible
Et, chose inouïe, les terribles sauriens, pa- scène.
raissant obéir à une commune impulsion, se Car l'humanité est ainsi faite :
Réunissez la femme à l'homme, et dans
dirigeaient tous vers la barque.
Si quelques-uns contrariaient le mouve- les circonstances les plus graves il se pro-
ment général par leur lenteur ou leur indif- duira toujours du ridicule et par conséquent
férence, ils étaient roulés par la masse, cul- du comique. j
butés et coulés à fond. Tout en tuant, tout en coupant des pattes,
En présence de cet épouvantable spectacle, Sans-Nez répondait à sa maîtresse avec em-
les femmes ne purent dominer leur terreur. portement, mais toujours sur ce ton gogue-
nard du faubourien de Paris.
Elles se mirant à gémir, à se lamenter, à
— Tu n'arrêteras pas ta musique ! criait-il
pousser des cris d'effroi.
avec fureur.
Affolées, elles s'agitèrent sur leur banc,
« Tu veux donc servir de pâture à ces
au risque do faire chavirer l'embarcation.
Los trappeurs goinfres d'alligators?
eux-mêmes subirent une « Tu le veux, n'est-ce pas?
courte, mais violente émotion.
« Attends un peu ! »
Ces hardis coureurs de prairie demeurè-
Le Parisien, qui n'avait pas l'air de plai-
rent un instant écrasés sous le. poids d'une
santer, dirigea le canon de sa carabine du
profonde stupeur. côté de sa maîtresse.
L'immensité du péril était faite pour dé- Celle-ci eut peur.
concerter, pour consterner les plus braves, Elle se tut.
les plus intrépides. — Il n'était pas trop tôt, fit Sans-Nez.
Mais quand la nécessité est là, inexorable « Avec les femmes, il faut toujours se mon-
°t pressante, les natures vaillantes se relè-
trer doux et conciliant.
vent dans le moment même où d'autres s'af- « Ces damnées femelles ne se rendront ja-
fcissout et tombent. mais à un raisonnement simple.
Kn hommes de coeur et de courage, les trap- « Avec elles, il faut prier, persuader,
peurs se remirent bientôt, et la lutte continua, à coups de bottes. »
prouver...
trieuse, acharnée. Sans-Nez était exaspéré.
D'un geste énergique, M. d'Éragny avait Mais comme Paméla ne soufflait plus mot,
imposé à sa fille le silence et l'immobilité. il ne pouvait passer sa colère sur elle.
lit
Conception, qui invoquait à grands cris ; Il retomba avec fureur sur les caïmans.
•fcsus,Marie et tous les saints dû paradis, dut ; Il se mit à taper sur eux en les invectivant.
596 L'HOMME DE BRONZE

— Tas de brigands! disait-il. une proie, on parviendrait sinon à se dé-


«<Vous êtes aussi voraces que stupides. gager complètement, du moins à gagner du
« Vous êtes des millions. temps et à se rapprocher du rivage.
« Quand vous nous aurez dévorés, ça vous Les morceaux de viande furent lancés en
aura procuré un fichu repas. pâture à l'ennemi.
« Vous voyez bien qu'il n'y en aurait pas Hélas! c'étaient vingt ou trente grains de
pour tout le monde. blé pour un vol de ramiers.
« Mangez donc vos morts, canailles! pi- I C'étaient autant de roitelets pour une bande
rates ! cannibales ! de loups dévorants.
;<Vous avez déjà de quoi vous régaler. C'était un brin d'herbe pour ûu éléphant,
« C'est donc parce que nous avons mangé c'était une alouette pour Tomaho.
un de vos amis que vous nous en voidez? Tout fut absorbé, avalé, humé en moins
« Tiens, loi, grand chenapan, va chercher d'une seconde.
ta patte ; elle est au fond. » Il aurait fallu mille hardes de daims en-
Rouléreau, de son côté, faisait nombre de tiers pour fixer un seul moment l'attention
victimes, et de temps en temps il joignait de celte multitude affamée.
des réflexions aux invectives de Sans-Nez. Après ce sacrifice de leur provision de
— Nous sommes dans un nid, dans une viande, la situation des trappeurs ne se trou-
fourmilière à caïmans! disait-il. vait aucunement changée.
« Il en vient tout le temps. — Il n'y a qu'un moyen, dit Grandmoreau.
« C'est à croire que tous les alligators « Il faut tuer.
du marais se sont donné rendez-vous ici. « Tuons donc tant que nous pourrons.
« Nous n'en sortirons pas. — Tuons ! répétèrent les pirates avec uno
<<Le diable m'enlève! il y a plus de ces sombre énergie.
sales bêtes que d'eau. Et la bataille continua.
« Mille tonnerres! quelle besogne! Lutte acharnée, lutte terrible.
« Allons, bon! La pirogue, par moments, ne reposait plus
« Ma pipe éteinte ! sur l'eau.
« Ça n'arrive qu'à moi, ces malheurs-là! Elle se trouvait comme enchâssée dans la
« Ces enragés ne me laisseront pas une masse des cadavres formant radeau.
minute pour battre le briquet! Mais bientôt les corps flottants étaient dis-
« Tas de crapules ! si j'en réchappe, je vous persés ou coulés à fond par les nouveaux
ferai une guerre dont on parlera. » arrivants, toujours plus nombreux.
Le colonel d'Éragny, assis sur son banc Et, circonstance grave, plus la lutte so
et les rames en main, se montrait calme et prolongeait, plus la rage des caïmans parais
impassible. sait augmenter.
Il faisait en conscience tous ses efforts pour L'odeur du sang, le bruit des coups de
avancer; mais le plus souvent le bout do fusil semblaient les exciter et ajouter à leur
ses avirons, au lieu de frapper l'eau, heur- fureur.
tait la tête ou l'échiné d'un alligator. Leurs agressions se multipliaient, et c'était
Cependant la lutte continuait, plus terrible, avec une aveugle férocité qu'ils tentaient de
plus furieuse que jamais. joindre la barque, et que, sans hésiter, Us
Tout à coup Grandmoreau eut une idée. se jetaient au-devant des coups.
— Ces affamés sont peut-être attirés par
l'odeur de la viande fraîche, dit-il. L'épouvantable combat dure depuis deux
« Jetez-leur nos quartiers de daim. heures.
A Lancez-les aussi loin que possible. » Les trappeurs commencent à se fatiguof-
L'inspiration paraissait bonne. Ils sont noirs de poudre et couverts d°
Tout le monde comprit que, si Ton pou- sueur.
vait fixer l'attention des reptiles voraces sur Leurs mouvements deviennent plus lent5-
LA REINE DES APAGHES 597

Les visages sont contractés, co


combattant tout un peuple de monstres...
Ils expriment la douleur et l'épuisement.
Les haches ne s'abattent plus avec autant La pirogue ne flottait plus.
de force sur le crâne d'un caïman. Le colonel avait abandonné depuis long-
Il faut maintenant deux, coups pour briser te
temps ses rames devenues inutiles.
une tête. Les caïmans, d'un de ces coups de den
Les hommes s'épuisent, tandis que s'ac- qi couperait
qui net la jambe d'un éléphant
croit disproporlionnéinent le nombre do aï
avaient broyé les palettes des avirons comme
leurs ennemis. d< fétus de paille.
des
La défense faiblit alors que l'attaque s'ef- M. d'Éragny s'était alors armé* et comme
force et redouble de vigueur. le autres il combattait avec courage.
les
L'innombrable année d'alligators grossit, La légère embarcation se trouvait donc
grossit toujours. ci
complètement à sec sur un amoncellement de
De tous les points de l'horizon débouchent ci
cadavres formant îlot.
de véritables bancs de sauriens. De temps en temps, un déplacement se
Ce sont autant de masses vivantes venant p
produisait.
s'ajouter à la multitude envahissante, aug- Alors la pirogue penchait tantôt d'un côté,
menter sa force d'impulsion, la pousser à tantôt U do l'autre, menaçant de s'abimer dans
l'attaque, au carnage, à la curée. h masse vivante qui la supportait.
la
Les eaux montaient visiblement, en même Les caïmans, de plus en plus acharnés et
temps que s'approchait, grossissait et se con- f«
féroces, grimpaient sur les corps amoncelés,
centrait dans un affreux désordre, dans de p
pour arriver jusqu'à la barque.
noirs remous, l'épouvantable marée grouil- Ils se poussaient, beuglant avec fureur,
lante.et hurlante. rretombant, et faisant à peine jaillir quelques
Et la lagune débordait, car le rivage sem- g
gouttes rouges : du sang et de la boue ; puis
niait s'éloigner à mesure que le flot mon- il
ils revenaient à la charge, portés par la
lait. r
multitude des nouveaux arrivants.
Cependant les trappeurs, malgré leur Cependant la position des trappeurs de-
épuisement, tuaient et assommaient tou- >
venait do plus en plus critique.
jours. Depuis quelques instants, les coups de feu
Ils n'espéraient plus. £ succédaient moins rapidement.
se
Ils sentaient que leurs forces allaient bien- Terrible réalité !
tôt trahir leur courage. Les cartouches allaient manquer.
Le sombre désespoir apparaissait, les me- Il n'en restait pas dix par homme...
naçant déjà de son implacable étreinte. Celte suprême et dernière ressource fut
Mais ces hommes, avec une incroyable vite épuisée.
puissance de volonté, secouèrent énergique- Bientôt il n'y eut plus pour la défense que
mont les terreurs et les affolements auxquels les haches et les couteaux de chasse.
auraient succombé des natures moins soli- Armes insuffisantes entre les mains de
dement trempées. gens harassés par trois heures de combat.
Puisant une nouvelle énergie dans l'im- Chacun sentit qu'il faudrait avant peu se
minence même du péril, ils redoublèrent t résigner à mourir.
d'efforts. I Les caïmans, plus nombreux, plus aucïa-
Ils brisaient, coupaient, hachaient... ils* cieux que jamais, faisaient mille tentatives
niaient enfin, avec fureur, avec rage... avece pour atteindre la pirogue.
volupté. Leur masse mugissante se concentrait, se
Lutte disproportionnée, grandiose, gigan- serrait autour de l'îlot de cadavres...
tesque! La mort s'approchait...
Nos héros n'ont jjlus rien de l'homme. Mort affreuse précédée du plus épouvan-
'-e sont autant d'hercules, de demi-dieux x table supplice!...
598 L'HOMME DE BRONZE

Au milieu de l'enceinte s'élève une têtue


plus graûde, mieux Construite et plus ornée
CHAPITRÉ XCÎX que les autres.
C'est l'habitation de la reine blâûche, m
OUt'Oit JlEVOlTLA ÙÉINEAUXCHEVEUX
D'ARGENT reine aux cheveux d'argent.
La souveraine indienne et ses guerriers '
Avant de raconter quelle fut là fin dra- sont en marche depuis dix jours.
matique de l'étrange aventure àtt milieu de Ds ont suivi les traces de la caravane, et
laquelle nous laissons le colonel d'Éragny et Tout rejointe la Veille.
ses compagnons, nous devons dire ce qui Mais dans quel but?
advint aux gens do la Caravane, leur sort se Songént-ils à récommencer une guerre
rouvant relié à celui du colonel par un de qui leur a été si fatale ?
ces hasards si fréquents àù désert. Rien dans leurs allures hé décèle leurs
intentions, hostiles ou pacifiques.
Il est neuf heures du matin. Rs portent leur costume de guerre, mais
La caravane, sortie enfin de la savane, est i sans peintures. Suivent-ils le sentier de paix
campée sur le penchant d'une vallée peu pro- ou de guerre ?
fonde, au bas d'un coteau boisé. La reine, On s'en souvient, a promis formel-
Au loin, du côté ouest, on découvre en- lement à M. de Lincourt de ne pas l'inquié-
core la prairie aux vastes horizons. ter dans sa marche ; mais un pareil engage-
Au sud et à l'est, des bois couvrent dé ment de la part d'une telle femme devait-il
leur sombre verdeur un sol légèrement acci- être scrupuleusement tenu?
denté* agréablement mamelonné, rocheux
sur quelques points. Cependant le comte de Lincourt n'étais
Le soleil, déjà haut, a séché la rosée, dis- nullement convaincu de la bonne toi des In-
sipé les brumes matinales ; il répand liiàiiv diens.
tenant à profusion sa blanche lumière et sa Ses éclàirèurs l'avaient prévenu dès l'a-
vivifiante chaleur. vant-veille de là présence des Peaûx-Rougcs,
Les herbes de là prairie et les feuilles de Il s'était alors contenté de les faire obser-
la forêt reflètent son rayonnement en l'a- ver, tout en continuant sa marche.
doucissant; les fleurs, pétales ouverts, Mais quand il les vit si près de la caravane,
tournent leur pur calice vers l'astre radieux il prit ses dispositions pour repousser vigou-
qui leur donne les brillantes couleurs et les reusement toute tentative hostile.
doux parfums. Il fit ranger les wagons comme s'il avait
Tout ce qui vit s'agite joyeusement et un siège à soutenir, plaça des sentinelles de
semble fêter une belle journée qui com- tous côtés et attendit tranquillement que les
mence. Indiens Voulussent bien faire connaître leurs
intentions.
De l'autre côté de la vallée où est campée Malgré l'absence du colonel d'Éragny et
la caravane, sur le sommet d'une colline, des trappeurs qui sont avec lui, le convoi
bivouaquent des Peaux-Rouges; . présente Un superbe aspect.
Ils sont peu nombreux : L'effectif, dont l'état de santé est excellent)
Cinq à six cents au plus. s'est aguerri, et les moins décidés lors du
Leurs tentes de peaUx sont dressées avec départ sont devenus de véritables coureurs
une certaine régularité. de prairie.
Elles forment un -rarge cercle sur le pla- Grâce à l'énergie du comté j la disciplin 6
teau qui domine la colline. règne dans sa troupe.
En: dehors^ du cercle, les cheVàûx entravés Les lois et usages de la savatte y sont scru-
font fête à l'herbe courte et drue qui pousse puleusement observés, tout le monde fait
en abondance sur le sol vierge. son devoir, et jamais un murmure, un
jamais
LA REINE DES APAGHES 599

mouvement de révolte n'est venu diviser et nant gênant, il faut aviser, et le plus tôt pos-
amoindrir la force de la caravane. sible; mais... i
Tout le monde, sous les armes et en ordre — Pardon, sir, interrompit F Anglais en
Je bataille, attendait donc que les peaux- étendant la main dans la direction du camp
ftouges fissent connaître leurs intentions par indien.
une manifestation quelconque. «Je pense que je n'aurai pas besoin de
M. de Lincourt, en compagnie de l'An- me déranger.
glais John Rurgh, surveillait les derniers « On s'agite là-bas. »
préparatifs de défense. Le comte tira une lorgnette marine de sou
— Je sais, disait le comte, qu'ils ne sont sac à munitions, et la braqua du côté de l'en-
lias très-nombreux; mais je ne vois pas dans droit indiqué.
— En effet, dit-il.
quel but ils nous suivent.
« Je suis inquiet. « Un groupe assez nombreux se dirige par
« Je n'aime guère voyager dans ces con- ici.
trées avec une pareille escorte. « Il mè semble même que la reine en per-
« Ton avis, Rurgh? » sonne est au milieu de ses guerriers.
L'Anglais,visiblementflattéd'être interrogé « Oui, c'est bien elle. »
par le comte, répondit avec empressement : Et, tendant sa lorgnette à John Rurgh, le
— Excellence, je ne crois jamais par prin- comte ajouta :

cipe à l'amitié des Indiens; ceux quo nous Voyez donc !
voyons occupés là-bas pensent à nous atta- « Il y a cortège, ce me semble I
quer ou à nous jouer quelque mauvais tour. « Ceci nous annonce quelque cérémonie,
« Je suis allé les espionner cette nuit avec quelque grosse affaire...
un de nos squatters. — Dont il faut se méfier, acheva John
— Eh bien? fit le comte. Rurgh. i
— Excellence, les Peaux-Rouges ont une « Et jeme permettrai même de dire à Votre
attitude très-réservée etmême sournoise. Excellence qu'elle ne saurait mbntrer asser
« Ils ne font pas assez de bruit pour des de réserve et de prudence avec MM. les
gens qui se laissent voir. Peaux-Rouges, »
« J'ai pénétré jusque dans le camp, mal-
eré leurs sentinelles qui no m'ont pas aperçu, Pendant que le comte de Lincourt et John
et je n'ai remarqué aucuns préparatifs de Burgh échangeaient leurs impressions, la
guerre. reine aux cheveux d'argent et son escorte
« El c'est justement ce qui m'étonne. descendaient la colline.
— Bon ! fit le comte. Le cortège ne se trouvait plus qu'à une
« Mettons qu'ils veuillent engager une centaine de pas,
nouvelle lutte avec nous. Le comte, accompagné de Main^de^-For et
« Mais alors, pourquoi se montrer comme de quelques hommes, sortit de ses retran-
ils le font ? chements pour aller à la rencontre de ses
« Vois-tu pourquoi ? visiteurs.
— Mon idée, Excellence* graves La reine précédait de dix pas les vingt
répondit
ment Rurgh, est que, si on ne nous envoie sachems qui formaient sa suite.
pas d'ambassadeurs d'ici à deux heures, il Vêtue à l'indienne, la tète couverte d'une
fout aller demander des explications à Sa sorte de résille espagnole* elle tenait de
Majesté indienne. la main gauche un long et flexible rameau
« Je me charge de la commission. d'aulne, symbole de paix.
« Et vous Elle marchait non avec rapidité, mais avec
pouvez être certain que je ne
reviendrai pas sans des renseignements com- un certain empressement.
plets. Comme elle, les sachems portaient le ra*
— Il est évident i meau de la paix.
que, ce voisinage deve-
600 L'HOMME DE BRONZE

Ils n'avaient pour arme que leur couteau I « C'est en tous cas une heureuse inspira.
à scalper pendu à la ceinture dans son four- tion.
reau de cuir brodé ou de bois sculpté. «Elle est adorable ainsi; »
L'attitude'de tous était calme et digne. Pendant qu'il faisait ces réflexions, la
Selon toute apparence, les négociations;qûi reine gardait un silence embarrassé;
allaient s'eûtàmerrétaient.d?impOrtance capi- Elle était visiblement-émue.
tale. Sa poitrine, se révoltant Contre l'oppression
Les deux groupes s'arrêtèrent à vingt pas qui semblait la comprimer, avait des soulè- -g
l'un de l'autre. [ vements fréquents, inégaux et'charmants. \
,
La reine et le comte se détachèrent d'un Surmontant enfin son indécision, elle paria
commun accord. la première. ''".•
Quand ils furent en présence, ils échangè- — Senor, dit-elle en espagnol, je vous
rent un cérémonieux salut. apporte des paroles de réconciliation, do
M. de Lincourt se découvrit et s'inclina paix'et d'amitié.
comme s'il se trouvait dans le —
profondément; Soyez donc la bienvenue, répondit lo
salon le plus distingué du faubourg Saint- comte avec un empressement poli.
Germain, H « Parlez, je vous écoute. »
La reine releva les plis de : sa résille qui La reine reprit :
lui cachaient en partie le visage; elle salua à — Le Sauveur vous a, malgré ma volon-
l'indienne en jetant à ses pieds son. rameau té, fait une guerre injuste.
d'aulne; puis elle plaça La main droite ou- « Il a fanatisé mes guerriers.
verte sur son front,-et là main gauche sur le « Il les a menacés des grandes ipuissances
manche garni de velours rouge d'un élégant de la magie : ils ont craint les: forces surna-
tomahawk pendu à sa ceinture; turelles de ses médecines;
Un long silence suivit cet échange de poli- « Il a fait briller à leurs yeux l'èspéranco
tesses. de chasser les Visages-Pâles do nos terri-
Le comte' en profita pour couvrir d'un re- toires de chasse.
gard rapide et curieux celle qui venait à lui « Ils ont cru à ses folles promesses.
si inopinément et non sans motifs sérieux, « Ils sont allés au combat
selon toute apparence. « La volonté du grand Vacondah était
11 ne put se défendre d'un mouvement do contre eux : ils furent trompés dans leur
surprise. espoir.
Il faillit même, lui dédaigneux et blasé, « Malgré leur courage, vous les avez
laisser échapper un cri d'admiration. vaincus.
La reine était toujours cette femme super- « Vous étiez moins nombreux et pour-
bement belle qu'il connaissait. tant vous avez triomphé.
Mais, particularité étrange! la grâce, le « J'avais prédit à mes guerriers leur dé-
charme complétaient maintenant cette mys- faite ; je leur avais dénoncé les artificieuses
térieuse beauté, et la corrigeaient pour ainsi menées du Sauveur.
dire dans ce qu'elle avait de trop solennel. «Après avoir méprisé mes avis, ils sont
M. de Lincourt cherchait en vain à se revenus à moi vaincus, repentants et sou-
rendre compte du changement qu'il voyait, mis.
mais qu'il ne comprenait pas. « Les sachems réunis m'ont juré fidélité :
Il trouva enfin. ils m'obéiront maintenant, eux et les guer-
Les cheveux d« la reine, autrefois d'un riers. »
blanc pur aux reflets d'argent, étaient main- La reine fit ici une légère pause.
tenant du plus beau blond cendré. Elle attendait peut-être une parole, a*
« Pourquoi cette coquetterie ? » se dit le i ' geste d'approbation.
comte. Le comte se borna à répondre :
Puis se répondant à lui-même : — Continuez.
sLA REINE DES APAGHES l :""::y 601
\ J j

« Un ami vous écoute. » « Votre troupe peut encore être inquitéée


La reine reprit : avant d'arriver à son but.
— Une grande lumière s'est faite dans mes « Je vous offre mon alliance. »
esprits. La reine s'arrêta à ces mots, et leva un
« Je connais vos projets. regard interrogateur sur le comte.
« Je sais que vous vous proposez de con- Celui-ci, guidé par un sentiment de pru-
quérir d'immenses richesses, dont Tète-de- dente réserve, répondit :
Bison et vous connaissez seuls l'existence. — volontiers ; mais je doute
J'accepterais
« Je n'ai jamais pensé à vous disputer ces que mes hommes consentent à voir leurs
richesses. parts diminuées au profit de vos guerriers.
« Moi et mes guerriers, -— Je
nous les dédai- répète, fit la reine, que mes guer-
gnons. riers sont désintéressés.
«Il nous faut les grandes forêts et la vaste « Ils vous prêteront leur appui, et ne vous
prairie pour chasser et vivre libres au soleil demanderont en échange que votre amitié.
du Vacondah : nous ne voulons rien de plus. : « Déplus, il a été décidé, au grand, conseil
« Recherchez l'or et les richesses : nous les des sachems, que nous vous céderions la pro=
méprisons! priété du territoire où vous voulez vous éta-
« Comte, mes
paroles sont celles de vingt blir.»
chefs redoutés qui m'accompagnent. Et, pour donner plus de valeur à ses géné-
« Elles les comme elles me reuses propositions, la reine ajouta :
engagent,
lient... — Comte de Lincourt, n'oubliez pas que
<!Voici la
proposition que je vous fais au je méprise l'artifice et quo le mensonge n'a
ftoni de mes braves guerriers. jamais souillé mes lèvres,
b'HoMMKDRTtUONZE.— 91 LA REINE DESATACHES.— 16
602 L'HOMME DE RRONZE

Il n'y avait pas à douter de la bonne foi Celui-ci jeta un long cri d'appel dans ja
de la souveraine des Indiens. direction du camp.
Le comte le savait fort bien, Les sachems demeurèrent étonnés.
Toutefois il fut quelques instants sans ré* La reine adressa du regard une muette
pondre. interrogation à M. de Lincourt.
Il réfléchissait, D sourit et »e rapprocha d'elle.
— Vous ne m'avez
R comparait dans sou esprit.les avantages pas parié de votre
et les inconvénients d'une semblable al- frère P Aigles-Bleu? lui demanda44l.
liance. A ces paroles, le visage de la reine prit
H se décida enfin. une singulière expression de tristesse et de
i Bt, fixant un clair regard sur la reine, il dit pitié,
: "= Mon frère, dit-elle, a dédaigné mes
à haute voix, solennellement
i*™J'accepte votre alliancu ! sages conseils ; il a méprisé les oracles, il a
« Mes guerriers seront les frères de vos étouffé le feu du sacrifice sous le poids de
» son orgueil ; je le plains.
guerriers.
En entendant ces paroles, la reine no put «Mais il a combattu vaillamment, son
se défendre d'un léger tressaillement. I sang a coulé par mille blessures, il est mori
Le comte le remarqua. : comme un grand guerrier : que son nom
Un vague sourire vint errer sur ses le- i reste à jamais dans le coeur et dans l'esprit
vres, des braves de sa tribu! »
Sourire de satisfaction, de triomphe Le comte avait écouté jusqu'au bout cette
oraison funèbre, prononcée d'un ton grave
môme.
PensauVil à la reine? et solennel par la reine profondément attris-
à la femme? tée.
Pensait-il
* — Cessez, lui dit-U, de regretter la mort
de votre frère.
Cependant, sur un signe de leur souveraine, « Cet intrépide guerrier vit.
les sachems s'étaient approchés. « Mes médecins l'ont guéri de ses nom-
Les hommes qui formaient l'escorte du breuses blessures.
comte s'avancèrent également. « 11 est mon prisonnier.
Alors commença, dans un profond silence, « Tout à l'heure il sera devant vous.
la cérémonie de l'alliance. « C'est lui que je viens de faire appe-
D'abord la reine tira d'une gaîne de cuir ler. »
ouvragé un couteau à scalper, au manche A cette nouvelle, la reine eut un tressail-
dïvoire incrusté d'or, et elle le présenta au lement de joie.
comte, Son visage s'éclaira d'un sourire de bon-
Celui-ci donna en échange un élégant poi- heur.
gnard italien qu'il détacha de sa ceinture. Puis à ce premier mouvement succéda
Cette première partie du cérémonial ac- soudain une vague tristesse qui surprit le
complie, les sachems et les gens du comte comte.
échangèrent à leur tour Gouteaux et poi- — Vous êtes généreux, dit la reine.
gnards, puis les Peaux-Rouges entonnèrent « J'espère que mon frère a oublié sa
une sorte de chant bizarre, en brandissant haine contre les Visages-Pâles. »
les couteaux qu'ils tenaient de leurs nou- Ces derniers mots expliquaient sans doute
veaux alliés. cet air soucieux qui avait succédé à un pre-
Quand ils eurent terminé, l'escorte du mier élan joyeux.
comte leur répondit par trois bruyantes ac- La reine craignait de voir son traité d'al-
clamations. liance compromis par la présence de son
En ce moment, le comte fit un signe à frère.
John Burgh. Les sachems, eux, en apprenant (tue
LA REINE DÈS APACHE S 603

avaient manifesté leur (chaîné la volonté des sachems mes frères.


j'Aigie-Bleu vivait,
« Par des promesses
satisfaction en jetant trois grands cris et en et des mensonges,
agitant au vent les queues de renard qui or-^ i a obtenu l'alliance
il de nos guerriers.
naiont leurs manteaux dé peaux. « Par les paroles de générosité qu'il vient
Bientôt .un murmure général se fit en- <
de prononcer, il pense sans doute, avec
' ' 'cette eau glacée du dédain, éteindre l'ardent
tendre.
L'Aigle^Bleû, escorté de quatre trappeurs, foyer de vengeance qui me brûle le coeur.
sortait de l'enceinte du camp et s'approchait « Le chef pâle se trompe.
d'un pas lent et solennel. « L'Aigle-Rleu trempera encore dans le
Il était sans armes, mais revêtu de son sang des guerriers pâles sa hache de combat.
rrand costume de guerre. « Il réunira une nombreuse armée pour
Quand il se trouva en présence de la reine les combattre et les éloigner de nos terri-
sa soeur, il échangea avec elle le salut in- toires de chasse.
dien; puis, s'adressant au comte, il lui dit « Il se vengera, car le sang de ses frères
avec autant d'emphase que de fierté : sacrifiés rougit encore la terre, là-bas... au
— Le chef pâle â fait venir Son prison- loin, dans la prairie^ »
nier. Cette violente sortie fut mal accueillie par
« L'Aigle-Bleu attend qu'il parle. les sachems ;
« Ses oreilles sont ouvertes. Ils y répondirent par de violents mur-
— Sachem, fit le comte avec une imper- mures, et plusieurs, prenant la parole, dé-
ceptible nuance d'ironie, vous êtes un grand clarèrent qu'ils désiraient la paix, qu'ils
guerrier; vous êtes brave, intrépide et vail- avaient fait alliance avec les Visages-Pâles,
lant. et que leur résolution ne changerait pas.
« Malgré votre courage et votre valeur, La reine elle-même adressa quelques
vous avez succombé dans la lutte que vous mots do reproche à son frère, et tenta de
et vos guerriers aviez engagée contre moi. lui faire sentir combien il se montrait in-
« Couvert de blessures, voué êtes tombé juste et ingrat.
en mon pouvoir. L'Aigle-Bleu écouta tout avec un calme
« Je vous ai fait soigner et guérir ; puis, et une impassibilité absolus.
selon- les lois de la guerre, je vous ai gardé Puis, prenant de nouveau la parole, il s'é-
comme prisonnier, comme otage,, cria d'une voix tremblante de colère :
« Ajourd'hûi, — Sachems, en présence même du grand
je viens de faire alliance
avec la reine ; ses guerriers et les miens sont Vacondah, je vous aurais proclamé les plus
frères maintenant. braves et les plus loyaux guerriers de la sa-
« Devenez vous-même mon allié et mon vane!
hère si vous le voulez. « Je me serais trompé.
« Pour moi, je le Souhaite. « J'aurais menti.
« Vous n'êtes plus mon prisonnier. « Je vous croyais mes frères.
« Je vous donne la liberté. « Maiû je le vois ;
« Et, de plus, je Vous laisse libre de me « Le sang rouge qui coulait dans vos
traiter en ami ou en ennemi. » veines a pâli.
L'Aigle-Rleu, pendant que le comte par- « D était bouillant, il est glacé mainte-
tit, no l'avait pas quitté un instant du re- nant.
gard. « Vous n'êtes plus qu'un troupeau de
Sa physionomie respirait la défiance et ; lâches coyotes derrière le jaguar superbe,
i'animosiié. '' suivant sa piste sanglante et vivant des dé-
Sombre, irrité, haineux, il répondit : bris qu'il vous abandonne. »
— Le chef d'enterrer * De nombreuses
pâle me demande protestations parties du
*a hache de cette vio-
guerre. groupe des sachems accueillirent
« Par ses artificieuses, il a en- lente et insultante sortie.
paroles
604 L'HOMME DE BRONZE

sans paraître y prêter atten- — Sachem, lui dit-il, vous n'avez


L'Aigle-Bleu, pas été
tion, écarta la peau de buffle qui formait mon esclave, et vous n'êtes pas mon prison-
son principal vêtement, et montrant sa poi- nier.
trine nue et couverte de nombreuses cicatri- « Je vous recevrai dans mon camp
lorsquo
ces à peine fermées : vous vous y présenterez comme un ami.
— Que mes frères regardent! reprit-il « Restez avec vos frères.
avec une exaltation croissante.. « Vous reconnaîtrez peut-être un jour que
« Et que leur courage renaisse. je ne mérite pas votre haine. »
« Que leur sang coule ! L'Aigle-Rleu jeta un regard étonné sur le
« Que leurs chairs soient déchirées ! comte. Puis, sans mot dire, il alla tristement
« Que leurs os soient broyés ! se mettre au dernier rang des sachems.
« Mais qu'ils soient libres ! »
Après avoir prononcé ces derniers mots M. de Lincourt et la reine échangèrent un
avec un fanatique enthousiasme, le frère de regard; puis celle-ci, souriante et gracieuse,
la reine demeura silencieux et parut at- s'inclina, tendit une main amie à son allié,
tendre l'adhésion des sachems. et lui dit à l'européenne un charmant adieu.
Ceux-ci, trompant son espoir, ne répondi- Bientôt elle s'éloigna avec ses guerriers.
rent que par de nouveaux murmures. Le comte la suivit un instant du regard, et,
L'Aigle-Rleu dut s'avouer son impuissance visiblement préoccupé, il reprit le chemin de
à ramener l'esprit de la révolte et de la guerre son campement.
parmi les chefs soumis à sa soeur. Son escorte venait à une vingtaine de pas
Alors son exaltation sembla rugmenter derrière lui.
u'intensité. John Burgh seul se tenait à ses côtés.
R garda le silence pendant quelques ins- L'Anglais était poursuivi par une idée
tants; puis, couvrant d'un regard plein de fixe.
dédain lo groupe des sachems et la reine elle- Il aurait bien voulu connaître le Secret du
même, il tira son calumet de sa ceinture et Trappeur, et il guettait le moment favorable
l'alluma. pour parler à M. de Lincourt.
On le regarda fumer avec surprise. Mais il n'osait troubler la méditation de
Que signifiait ce calme subit? 3on chef.
Pourquoi allumer.le calumet? Il se risqua pourtant.
La curiosité générale était vivement sur- — Excellence, dit-il, vous voyez en moi
excitée. un homme profondément étonné.
Elle ne tarda pas à être salisfaite. Le comte releva la tète et demanda avec
L'Aigle-Rleu, après avoir aspiré quelques une certaine brusquerie :
bouffées, saisit son calumet à deux mains, en — Etonné de quoi ?
brisa le tuyau en plusieurs morceaux et jeta — Je me demande comment il se fait que
le tout au loin. Sa Majesté la reine des Indiens connaisse le
— Mes frères, dit-il, se font les lâches ser- Secret du Trappeur.
viteurs des Visages-Pâles ; je les méprise, et — Peu nous importe ; elle le connaît,
je ne fumerai jamais avec eux le calumet de n'est-ce pas?
l'amitié devant le feu sacré du grand conseil. — Qui sait? fit l'Anglais.
« Je suis le prisonnier de nos ennemis qui — Que veux-tu dire ? demanda le comte.
m'offrent la liberté : je la refuse. — Je veux dire que ces faces de cuivre
« Je reste leur esclave pour ne pas vivre ne savent peut-être rien, mais qu'ils nous
au milieu d'un troupeau de coyotes. » offrent leur alliance pour tout savoir.
ces dernières Cette allégation de John Rurgh 1
Ayant prononcé paroles, paru
l'Aigle-Bleu fit quelques pas pour s'éloigner exciter chez M. de Lincourt plus d'irritation
dans la direction du camp. que de méfiance à l'endroit des Indiens.
Le comte l'arrêta d'un geste. — Que ces sauvages connaissent le Secret
LA REINE DES APACHES 605

ou ne le connaissent pas, dit-il, qu'est-ce Après une heure d'agitation et de va-et-


>
vient, ils descendirent dans un ordre par-
que cela peut nous faire?
« Ils me proposent une alliance défen- f
fait le versant de la colline et vinrent
sive : je l'accepte. s
s'établir dans la vallée, à cinq cents pas de
« Ils nous concèdent les terrains qui nous 1
l'endroit occupé parla caravane.
sont nécessaires : j'accepte encore. Les tentes furent dressées, et le camp
« Mais ils me demanderaient quoi que ce i
indien reprit bientôt cette physionomie si
soit en échange de ces excellents procédés, iintéressante et si pittoresque dont s'émer-
veille toujours un Européen, si habitué
que je saurais les mettre dans la nécessité
oc renoncer à toute espèce de prétentions. iqu'il soit à la vie aventureuse de la prairie
« N'exploitera pas qui voudra notre et des forêts de l'Amérique.
Secret, maître John Rurgh ; ni eux ni d'au- Dès que leur installation fut complète, les
tres ne l'exploiteront, et il m'est absolument Peaux-Rouges vinrent, par escouade repré-
indifférent que la reine le connaisse ou sentant chaque tribu, faire visite à leurs
non. » frères les Visages-Pâles.
Ces derniers mots furent prononcés sur Il s'agissait d'organiser, conformément à
un ton de mauvaise humeur qui ôtaàMain- la volonté de la reine, un grand festin, et
de-Fer l'envie de continuer l'entretien. de fêler ainsi le traité d'alliance qui venait
Il se contenta de faire mille réflexions et d'être conclu.
de bâtir autant de raisonnements plus ou Du consentement de leur chef, les gens
inoins solides ; puis il finit par se dire : de la caravane se mêlèrent aux Indiens, en-
— Les sauvages paraît-il, ne peuvent trèrent dans leurs vues et se mirent active-
tirer parti du Secret. ment à préparer la fête.
« Nous, au contraire, il nous est permis
d'en attendre des bénéfices énormes. Doux heures avant le coucher du soleil,
« Je n'y comprends absolnment rien. les Indiens et les trappeurs faisaient large-
« Qu'est-ce que tout cela peut bien vou- ment honneur à un de ces plantureux repas
loir dire?» comme on n'en improvise que dans ces con-
Le brave Anglais se répéta dix fois cette trées à peino explorées des vastes solitudes
question en grattant furieusement son oreille du Nouveau-Monde.
droite. Gibier à profusion.
Et naturellement il rentra au camp sans Eau-de-feu à volonté.
avoir trouvé la moindre solution. H n'en fallait pas plus pour exciter une
Jamais il ne fut plus intrigué. gaieté générale, pour consolider l'accord
Il aurait certainement sacrifié le dixième entre les convives pâles et rouges.
de sa part de bénéfices pour connaître dans Une grande tente avait été dressée entre
ses résultats probables et possibles le but de les deux camps.
l'expédition. C'est sous cet abri que se tenaient la reine
et le chef de la caravane, ainsi que leurs
Cependant les Peaux-Rouges s'agitaient , invités.
sur leur plateau. La souveraine des Peaux-Rouges était
On les vit faire des préparatifs qui annon- accompagnée de son frère TAigle-Rleu,
çaient la levée de leur camp. complètement guéri de ses blessures, et des
Ils prenaient en effet leurs dispositions i principaux sachems.
pour se déplacer et se rapprocher de leurs i Le comte avait prié ses chefs de compa-
nouveaux alliés. gnies de s'asseoir à sa table.
Ils mettaient l'activité la plus grande ài A côté de l'Aigle-Rleu se tenait Nativité,
abattre leurs tentes, à rassembler leurs s la jeune femme blanche compagne de Con-
ehevaux, à tout disposer pour le prompt t ception.
transport de leur matériel. De temps en temps, la reine jetait un re-
606 L»HOMMË DE BRONZE

gard singulièrement doux et bienveillant sur , Rurgh, comme on peut se l'imaginer,


cette jeune femme, que son frère avait prise j commençait à ressentir les inévitables effets
pour épouse. de ses nombreuses libations.
Lés commencements du repas furent assez D'ailleurs il le déclarait lui-même,
calmes et silencieux. — Je suis très-solide, disait-il.
Mais la réserve générale céda peu à peu « Je me trouve très-gai.
à l'influence des vins que l'on servait à pro- « Ruvons encore... »
fusion. Comme il portait un nouveau toast aux
Bientôt les sachems se départirent de colonies anglaises, il sentit quelque chose
leur gravité ordinaire; les trappeurs et de lourd qui lui pesait sur l'épaule.
les squatters eux-mêmes ne tardèrent pas à Le contact lui fut désagréable.
afficher une aimable et entraînante gaieté. Il se retourna, les sourcils froncés.
Un Peau-Rouge de haute taille, silencieux
et grave, se tenait derrière lui.
CHAPITRE C — Ry God! dit-il.
« Ote ta main, elle me gêne.
JOHNBUhGnA LA RECHERCHE DU SECRETDU TIlAPPEUnj « Mon camarade, tu peux te vanter de
porter une belle charge au bout de ton poi-
Cependant la reine commençait à trouver gnet.
désagréables les âcéès de gaieté de ses sa- « J'en ai l'omoplate endolorie.
chems et de leurs nouveaux amis. « Je ne sais pas si mon nom de Mnin-de-
Elle se leva. Fer t'est connu, mais je décia"»! que l'on
Le comte, également lassé, et fatigué de peut t'appeler Main-d'Acier.
se trouver dans une compagnie qui n'avait — Mon frère m'excusera, répondit grave-
rien de cette distinction qu'il possédait et ment l'Indien.
que par conséquent il aimait, s'empressa « Depuis une heure je cherche à attirer
d'imiter la reine. son attention, mais il ne daignait pas me ré-
Il la reconduisit jusqu'au dehors, où l'at- pondre : alors j'ai dû le toucher plus fort.
tendait une escorte d'Indiens. — Comment, depuis une houre? réclama
Puis, tout à ses réflexions, il regagna len- Rurgh.
tement sa tente en savourant distraitement « Et je ne t'aurais ni senti ni entendu?
un havane. « Tu n'es qu'un farceur, mon cher Peau-
Cependant lès sachems et les trappeurs Rouge. »
étaient restés à table. Toujours calme, l'Indien reprit sans se
Ds devenaient de plus en plus bruyants, déconcerter :
car ils ne cessaient de boire. — J'ai tiré l'oreille de mon frère, comme
John Rurgh avait d'ailleurs trouvé un doit le faire tout porteur d'un message : il
moyen de faire vider les coupes plus sou- s'est secoué comme si une mouche le pi-
vent que la soif ne l'exigeait. quait.
Selon son habitude invariable, il porta « Je lui ai frappé légèrement Sur la tête,
une infinité de toasts, et il fallait bien lui J il a écarté ma main d'un coup de poing, et
faire raison. | il a même failli me casser un doigt.
En véritable Anglais, il ne voyait rien, en — Qu'est-ce que tu me racontes? s'écria
dehors de son pays, qui fût digne de ses l'Anglais.
toasts « Un messager, des mouches^ des coups
Il but et fit boire à Sa Majesté Victoria, à do poing !
l'Angleterre, à ses ministres, à ses lords, à « Décidément tu veux te moquer do
son parlement, à ses flottes* à ses armées, à moi. »
son peuple, enfin à tout ce qu'il put trouver Et John Rurgh prit une attitude mena-
d'anglais. çante.
LA REINE DES APAGHES 607

L'Indien, impassible, ne répon- — Voici mon affaire, dit-il.


toujours
dit pas. Et il se trempa la tête dans l'eau froide
Il lui présenta un papier plié en quatre. pour ramener un peu de calme dans son cer-
— Ah! ah! fit l'Anglais, c'est le message. veau surchauffé par de trop nombreuses li-
« Je comprends. » bations.
Et il s'empressa de lire. Son bain pris, il se secoua et se remit eu
Puis, s'adressant au messager, il lui dit : marche.
— C'est bien; je te suis. — Je me sens mieux, se dit-il au bout do
L'Indien sortit. quelques instants.
— Ry God ! murmura le trappeur, je vou- « J'y vois plus clair. »
drais bien savoir pourquoi la reine veut me Il arriva enfin auprès d'une sentinelle in-
voir. dienne, qui le laissa passer sans mot dire et
« Mais patience ! .. K lui indiqua d'un simple geste la tente de la
Et, prenant son verre plein, il s'écria : reine.
— Je bois aux colonies de la Grande-Rre- Quand il eut traversé le cercle de tentes,
tagne ! il aperçut au centre le wigwam royal.
Il but, se leva sans ajouter un mot et Il se dirigea de ce côté-
sortit de la tente. Un guerrier en armes se tenait à l'entrée
Une fois dehors, il s'orienta. de cette tente plus vaste et mieux construite
La nuit était venue, et les fumées du vin que les autres.
lui brouillaient quelque peu la vue. Quand il vit le trappeur approcher, il leva
Après avoir fait un tour sur lui-même, il une peau d'élan qui fermait l'entrée, et lui
partit dans la direction du camp des Peaux- fit signe de passer.
Rouges. John Rurgh pénétra sans se faire prier.
Tout en marchant, il faisait ses ré- Mais il ne fit que deux pas dans l'intérieur,
ilcxions : et s'arrêta dans une attitude respectueuse.
— il me semble que La reine était devant lui.
Ry God! sedisait-il,
voici une bonne occasion pour connaître ce A l'aspect de son visiteur, elle s'était levée
fameux secret. à demi sur le lit de riches fourrures où elle
e Mais il faut être habile. se tenait nonchalamment étendue.
« Il y a bien un moyen tout simple : ce D'un geste gracieux, elle indiqua au trap-
serait de le demander. peur une sorte de banc garni de peaux d'ours
« Mais quelle bêtise!.,. noir et placé près d'un guéridon en roseaux
« By God! j'ai trouvé !... tressés, admirable travail dû à la patience de
« Je n'ai qu'à faire semblant do tout sa- quelque vannier indien.
voir; elle ne se doutera jamais de la ruse, Sur ce guéridon flambait un bol de rhum,
et j'aurai enfin des explications, et à côté se trouvait un coffret en bois par-
« Bonne idée ! fameuse idée ! fumé, tout rempli de blonds cigares de la
« Je » Havane,
m'y arrête.
Tout en rêvant à sa combinaison, John i L'Anglais avait, en entrant, admiré la grâce
»urgh arpentait d'un pas mal assuré la dis- et la merveilleuse beauté de la reine ; main-
tance qui séparait le lieu du festin du camp > tenant son regard ne s'arrêtait pas avec
indien. moins de plaisir sur le guéridon si bien

By God! se disait-il, j'ai bu beaucoup, , orné.
il me semble. Il s'assit en laissant échapper quelques
« J'ai la tête en feu.
paroles mal articulées, mais à coup sûr très-
(l H me faudrait des rafraîchissants. » approbatives.
En ce moment, le trappeur butta contre B Ce punch, ces cigares avaient été préparés
•a
berge d'un ruisseau qui serpentait dans s à son intention.
la vallée. 11 était extrêmement flatté.
I
608 L'HOMME DE BRONZE

Il couvrait d'un regard attendri le bien- Pour donner satisfaction à Burgh. lareine
heureux guéridon, puis se tournait vers la si fit apporter
se une coupe.
lui montrant une figure ; réjouie • Le la remplit, ainsi que la sienne
reine, qui trappeur
exprimait clairement sa satisfaction. Puis tirant de sa ceinture de cuir une
— By God! se disait-il, voilà une femme p
pièce d'or :
qui comprend comment on doit recevoir: ses — Votre
Majesté paraît croire, dit-il, que
visiteurs. ' 1 Français
les sont plus aimables et plus ga-
« Je ne regrette plus maintenant d'avoir 1
lants que nous; elle se trompe.
quitté les camarades. « Je veux n'en citer qu'une
preuve :
J'avais encore beaucoup de toasts à por- « Ces Français ne veulent pas de femmes
ter, des toasts nombreux, très-nombreux ; ]
pour les gouverner; nous, aufeontraire, nous
mais je vois ou je crois voir que je pourrai i
avons le plus souvent une femme pour sou-
les porter ici. » • : veraine. »
En ce moment, la reine, qui jusque-là avait Et montrant sa pièce d'or :
gardé le silence,'sortit de sa rêverie. — Tenez, voici le portrait de
ajouta-t-il,
D'un geste gracieux! et empressé, elle in- notre gracieuse reine Victoria ; je ne m'en
vita l'Anglais à se servir du punch et à pren- sépare jamais.
dre des cigares: : : ; < « Je n'ai même qu'un désir, c'est d'avoir
— Je vous en dit-elle, bu- le plus grand nombre de ces por-
prie, trappeur, possible
vez et fumez. traits.
« L'eau-de-feu amène les paroles sur les « J'en posséderais un million que je n'en
lèvres, et vous devez me parler longue- serais pas embarrassé.
ment. » « J'en donnerais beaucoup, d'abord, car
Cette invitation encouragea Rurgh à pro- tout le monde adore notre reine, et il n'est
toast. ' :
poser un premier pas dépeuple où ses portraits ne soient très-
Mais il remarqua qu'à côté du bol de recherchés. »
punch il ne se trouvait qu'une seule coupe I L'Anglais, saisissant alors sa coupe, de-
d'argent, laquelle lui était évidemment des- I manda :
tinée. — Quo Votre Grâce me de por-
permette

Majesté, dit-il, vous savez ce que signi- ter un toast à Sa Majesté la reine Victoria.
fie notre coutume anglaise de porter des Un sourire et un signe d'adhésion répon-
toasts ? dirent à cette proposition.
— Je le sais, dit la reine. Le trappeur à ses
porta la coupe d'argent
« Les Anglais portent des toasts et les lèvres.
Français portent des santés, ce que je trouve En amateur consommé, il ingurgita lente-
plus aimable. » ment, se passa la langue sur les lèvres, et
Cette remarque de la reine froissa quel- murmura avec un hochement de tête satis-
que peu l'ambur-propre de l'Anglais, qui i fait :
répliqua : — Ry God ! c'est du bon !
— Oui, mais en portant leurs santés les > « Doux et sec, moelleux et fort.'
Français boivent seuls assez souvent, tandis i « Très-bon !
qu'il est d'usage que Ton réponde à nos s « Aôh! y es, excellent! »
toasts en buvant comme nous. Et il vida son verre jusqu'à la dernier*
« C'est pourquoi je demanderai à Votre î goutte,
Majesté de faire placer une seconde coupe ài Puis, plongeant le pouce et l'index dans 1*
côté de la mienne. boîte aux havanes, il dit :
« Votre Grâce pourra ne pas boire, mais s — Avec la de Votre MajeS'
permission
au moins je n'aurai pas l'air d'être seul, ett té?...
je me contenterai d'une royale approba- i- Et prenant un cigare il l'alluma
tion. » 1 11 le goûta comme il avait goûté le punch-
LA REINE DES APAGHES

Quand il eut aspiré quelques bouffées : à son pays, rien qu'à son pays, il n'était pas
— Pur, aôh !
yes, très-pur havane, dit-il. absolument solide sur ses jambes, il l'avait
Et il se versa un second verre de punch, fort bien senti, et c'est pourquoi il s'était
porta un nouveau toast au prince-époux, et rafraîchi dans l'eau froide du ruisseau.
avala d'un trait la liqueur brûlante. Mais ce bain, pour l'avoir calmé un in-
La reine paraissait remarquer avec plaisir stant, ne pouvait rester un remède contre de
que John Rurgh aimait le rhum. nouvelles libations.
Elle eut un sourire quand il avala son se- Le punch eut donc pour effet immédiat
cond verre, et ce sourire s'accentua lors- de ramener Rurgh à cet état de demi-ivresse,
qu'elle vit le visage du trappeur prendre fort agréable au dire des ivrognes.
cette couleur rouge-brique à laquelle on re- Ce n'était qu'une de ces ivresses suppor-
connaît infailliblement qu'un Anglais a trop tables ayant pour effet de rendre l'homme
bu. gai, bavard, communicatif.
John Burgh se trouvait en effet dans un En étudiant la physionomie de la reine, on
état très-voisin de l'ivresse. eût pu croire qu'elle comptait sur les effets
En quittant la table où il avait fêté l'al- du punch pour délier la langue de l'Anglais,
liance de la caravane et des Peaux-Rouges à ordinairement réservé et taciturne.
*a
manière, c'est-à-dire en oortant des toasts Tout en dégustant le punch et en fumant
DE BRONZE.-^ 92
L'HOMME LA REINEDESÀPACIIF.S— 11
.610 L'HOMME DE BRONZE

: La reine ne fit pas le moindre geste pour


son cigare, Main-de-Fer jetait de fréquents
coups d'oeil du côté de la reine, qui demeu- i:
interrompre John Rurgh.
rait silencieuse, mais bienveillante, sur son Elle parut même écouter avec plaisir les
divan de fourrures. ccompliments qu'il lui prodiguait.
— By God ! pensait-il» elle ne m'a pas fait Elle y répondit :
demander pour Se procurer le plaisir de me — Vos paroles sont douces comme le laii
voir boire et fumer. e brillantes comme les fleurs.
et
« Et puis je voudrais bien causer pour « Je les ai écoutées.
avoir l'occasion de lui parler du Secret. » « Mais, si elles ont frappé mes oreilles,
Il sembla que la reine comprit sa pensée. <
elles ne sont point restées dans mon esprit.
Rompant enfin le silence, elle lui dit : « Elles sont oubliées et bien loin déjà. »
— Trappeur, je vous prive du plaisir de « Je vous sais heureusement trop loyal cl
rester avec vos frères. pas assez vaniteux pour que Ton puisse at-
« Us se réjouissent sans vous, et des re- tribuer à vos paroles les mêmes motifs qui
proches sont peut-être dans votre coeur. ont causé à votre ami Sans-Nez le désagré-
— Des reproches, fit Main^de-Fer, je n'au- ment fâcheux que vous savez. »
rais qu'à m'en faire, Si je n'étais pas con- Cette allusion au supplice infligé autrefois
tent. • au trop entreprenant Parisien enchanta
« Si je n'avaià pas voulu venir, riètt ne m'y Rurgh qui s'écria :
forçait. — Mon camarade Sans-Nez n'a eu que ce
« Mais, soyez tranquille, je ne regrette qu'il méritait.
rien. « Je ne le plains pas, au contraire.
« Quoique Anglais, je suis un galant « Majesté, je bois à vos admirateurs res-
homme, et Sans-Nez que vous connaissez pectueux. »
ne me vaut pas, bien qu'il soit Français. » Et il vida une nouvelle coupe.
Et, sûr des bienveillantes dispositions de Cependant il pensa que le moment était
la reine, il ajouta avec une brusquerie toute venu de parler de l'objet de sa Visite.
britannique. Prenant donc un ton sérieux, il demanda:
— Ry God 1 pour une reine comme vous, — Je me permettrai de faire remarquer à
on peut bien quitter tous leâ amis et les ca- Votre Grâce que j'ignore encore pourquoi
marades du monde. elle m'a fait venir ici.
« J'en ai bien vu des reines sauvages dans La reine répondit aussitôt :
meâ nombreux voyages; mais, vet'y God! — Vous venez de me dire que vous aviez
je n'en ai jamais rencontré d'aussi belle, beaucoup voyagé ; connaissez-vous les gran-
d'aussi gracieuse que Votre Majesté. des villes du pays des Visages-Pâles?
« En Angleterre, dans mon pays, j'ai vu — Ry God ! si je les connais ! s'écria
là reine d'Oude : elle était vieille et laide. Burgh en vidant un nouveau verre de punch
« J'ai vu encore la reine Pomaré : elle res- et en allumant un second cigare.
semblait plutôt à un vieux nègre qu'à une « Je connais d'abord la plus grande ville
réiné. du monde, la capitale de mon pays.
« J'ai été reçu en audience solennelle par « Je connais Londres ; j'y suis net
la reine de Madagascar» dans son pays ; j'ai i <*-' Mais il y a une autre grande ville dont
pensé un moment me trouver en présence ' j'ai entendu parier, dit la reine; il y a Paris,
d?uné guenon, et Une guenon féroce qui fait t sur-
Burgh comprit que la reine voulait
asseoir ses sujets sûr des fers de lance. tout parler de Paris.
v. «J'ai vù mille reines sauvages ; j'en aii -- Paris ! fit l'Anglais avec une moue dé-
même connu qui ne Tétaient pas. daigneuse.
.:'' « Mais, je vous le déclare» je n'en ai ja- « Que Votre Majesté ne s'y trompe pas-
mais rencontré d'aussi belle, d'aussi char- - ! «Paris comparé à Londres n'est qu'un vi*'
mante otte Votre Grâces. » 1 lage»
LA REINE DES APAGHES 611

« Londres, la capitale du Royaume-Uni el i


riche pour soutenir à Paris son rang de sou-
]a plus grande ville de l'univers ! ^
veraine?
« Et la Cité ! la Cité seule est une ville La reine ne parut pas avoir entendu cette
immense et jamais on n'a vu... «question, ce qui contraria visiblement l'An-
— Mais Paris? interrompit la reine. J
glais.
« Vous ne connaissez donc pas Paris? Elle reprit :
— Si, je connais Paris, affirma l'Anglais. — Si
j'allais à Paris, et si je voulais con-
« J'y suis allé avec un grand homme d'Ë- i
naître beaucoup de monde, que me faudràit-il
tat de mon pays, avec un ambassadeur. ;
faire ?
« Paris est aussi une grande ville... pour — R faudrait d'abord avoir un ou plu-
la France; mais il n'y a que Londres. sieurs amis qui vous présentent dans les
— Et que fait-on à Paris? demanda la réunions, qui vous fassent inviter aux soi-
reine avec une ténacité qui fit hausser les rées, aux fêtes.

épaules à Burgh. Croyez-vous, demanda encore la reine,
— On y fait ce que Ton fait partout. que votre chef retournera à Paris quand
« Les seigneurs, le grand monde et ceux votre expédition aura réussi ?
qui ont de l'or s'y amusent. Main-de-Fer essaya encore d'une ré-
« Ceux qui n'ont pas d'or travaillent. ponse propre à amener la reine à dire quoi-
« Tandis qu'à Londres, dans mon pays... que chose du Secret :
c'est la même chose, si vous voulez; mais il — Son Excellence retournera nécessairer-
y a le commerce, les banques... ment à Paris si nous réussissons.
— Qu'entendez-vous par le grand monde? « Et nous avons bon espoir.
fit la reine. « A moins que Votre Majesté ne voie des
— J'entends les nobles, les riches, les difficultés... » ii
gens... comme Son Excellence le comte de Cette fois encore, l'Anglais en fut pour BOB
Lincourt, par exemple. insinuation.
— Ahl le comte ferait partie, à Paris, de La reine lui répondit par une nouvello
ce que j'ai entendu appeler la haute so- question.
ciété ? — Pensez-vous, lui dit-elle, que, si je mo
— Sans aucun trouvais à Paris en même temps
doute, répondit Burgh. qr\e lo
tfui avait prononcé le nom du comte pour se comte, il me présenterait à ses amis, qu'il
donner l'occasion de parler du Secret. me mènerait à ces fêtes du grand monde ?
« Il est noble et il sera immensément ri- L'Anglais irrité oublia un instant do se
che quand nous aurons exploité notre secret ; conduire en gentleman.
vous savez ce que je veux dire? Il ne répondit pas.
— Oui,
je le sais! fit la reine sans prendre Et, se versant du punch, il regarda la reine
garde au ton insinuant de l'Anglais. comme s'il n'avait pas compris.
« Mais, croyez-vous que, si j'allais à Paris Celle-ci renouvela d'un air ingénu sa ques-
on emportant de grandes richesses, je ferais tion, ne prenant pas garde à la mauvaise
aussi partie de ce grand monde? humeur du trappeur.
— — Votre
By God ! je le crois bien ! s'écria Main- Majesté m'embarrasse, dit enfin
de-Fer. Rurgh.
« Une reine ! « Son Excellence vous présenterait certai-
« Une reine
sauvage ! belle ! très-belle ! nement si vous étiez sa femme.
«Avec beaucoup d'or! » « Mais autrement... je ne sais pas.
Et d'un air finaud, tenant à son idée de! « Si vous voulez, je le lui demanderai, »
savoir quelque chose du Secret, il ajouta : A cette proposition faite sur un ton quel-
— Votre
Majesté pense donc que notre ex-- que peu goguenard,! la reine se souleva
pédition sera assez productive pour qu'elle yi sur son lit de fourrures.
ail une
part, et qu'elle devienne alors assezz Une singulière émotion l'agitait. ^
612 L'HOMME DE BRONZE

— Trappeur, dit-elle sévèrement, que vo- Burgh se décida pour l'affirmative, sauf à
tre bouche reste fermée. faire les restrictions nécessaires.
« Que les paroles qui sont tombées de nos — Je crois très-bien, dit-il,
qu'un blanc se
lèvres ne sortent pas de ce wigwam. marierait avec une Indienne.
— Soyez tranquille, Majesté, dit Rurgh. « Ainsi, moi, il m'en prendrait l'envie,
que
« Et comptez sur ma discrétion. je n'hésiterais pas une minute. »
« Je ne suis pas un Français, un Sans-Nez, Cette assurance du trappeur ne parut pas
bavardant à tort et à travers. » convaincre la reine, qui insista :
En donnant cette assurance, il s'était levé. — Il me semblait
pourtant, dit-elle, qu'il
Alors il se versa une nouvelle rasade ; il existait dans votre pays ce que vous appelez
éleva sa coupe à la hauteur de ses lèvres et un préjugé qui rendrait ridicules les hommes
s'écria : qui choisiraient pour épouses des femmes de
— Je porte un toast à la prudence des nos tribus?
— Certainement
Anglais ! que ce préjugé existe
Ayant bu, il fit un pas de retraite, répondit Burgh.
suppo-
sant que l'entretien était terminé. « Mais beaucoup de gens ne l'ont pas.
la reine, dans son émotion, « Il n'y a guère que dans le grand monde
Cependant
était descendue de son divan de fourrures. dont nous parlions tout à l'heure où Ton
Elle s'approcha du trappeur et, lui posant conserve de ces idées-là. »
la main *ur le bras, elle lui dit gravement : En entendant prononcer ces derniers mots,
— Je sais que vous ne parlerez pas. la reine ne put se défendre d'un tressaille-
« Votre loyauté m'est connue. ment.
« C'est pourquoi je veux vous adresser en- Et sa voix tremblait un peu quand elle re-
core plusieurs questions. » prit :
— Ainsi vous pensez
de qu'un homme ap-
Burgh s'inclina poliment et s'empressa au grand monde ne voudrait pas
partenant
répondre : devenir l'époux d'une femme indienne?
— Je suis à la disposition de Votre Ma-
' — Je le crois, dit Burgh.
jesté. — Même si cette femme était la fille d'un
« Je répondrai à ses questions du mieux '
chef renommé?
qu'il me sera possible. » — Que Votre Grâce me
permette d'ajouter
Et il ajouta mentalement : un mot.
« Plus l'entretien se prolongera, plus j'au-. « Il est possible que certains gentlemen
rai de chance de savoir ce diable de secret. » se moquent des préjugés de leurs pairs.
Après s'être recueillie un instant, comme si « Il n'y a pas de règles sans exception,
les paroles qu'elle allait prononcer étaient
comme disent les Français.
de la plus grave importance,.la reine de- « Et puis il y a des seigneurs pauvres qui
manda : consentiraient à se mésallier
peut-être pour
— Croyez-vous qu'un Visage-Pâle, un les grandes richesses
posséder de leur
homme de votre race consente à se marier femme. »
avec une femme indienne ? Ces réponses peu positives ne paraissaient
Cette question ainsi formulée embarrassait pas satisfaire la reine.
Rurgh. — Votre langage est plein de détours, dit-
R pouvait sans mentir y répondre par un elle.
oui ou par un non, connaissant des chas- « Je ne le comprends pas. »
seurs qui avaient choisi leurs femmes parmi Cotte remarque déplut à Rurgh, qui d'ail-
les Peaux-Rouges, et sachant aussi que leurs parlait avec la plus entière bonne foi-
nombre d'autres n'auraient jamais consenti — J'assure à Votre
Majesté, dit-il, que jo
aune union qu'ils considéraient comme une lui dis tout ce que je pense.
mésalliance. Et il ajouta avec malice:
LA REINE DES APACHES 613

.— Les renseignements que je vous donne La reine, toute à ses propres préoccupa-
contrarient peut-être vos projets ; mais je tions, répéta :
vous ai promis de ne pas mentir, je vous dis — Consentirait-il à se marier avec une
la vérité. reine indienne aussi puissante que moi, aussi
La reine tenait oans doute à ne point irri- riche que je pourrais l'être?
ter Rurgh, car elle s'empressa de lui dire : «Répondez-moi loyalement, trappeur. »
— Trappeur, vous êtes aussi loyal que Rurgh, vexé de n'avoir rien appris, dit avec
brave, et le mensonge ne peut souiller vos une certaine brusquerie :
'èvres. — Lui, un comte, un des plus nobles sei-
« Je le sais. gneurs de France, épouser une reine sau-
« Vous ne comprenez pas mes questions : vage?
» « Je jurerais que non.
je vais rendre mes paroles plus claires.
Et, après avoir réfléchi quelques secondas, «Majesté, vous êtes belle, très-belle,
elle demanda: beautiful, je vous le dis respectueusement.
— Depuis combien de temps connaissez- « Eh bien ! vous auriez une soeur mille
vous le comte de Lincourt ? fois plus belle, plus puissante et plus riche,
« Ah! ah! se dit Rurgh, attention! que le comte de Lincourt ne l'épouserait pas.
« Le moment de reparler du Secret va ve- « L'orgueil défend à un gentilhomme de
nir. » se mésallier, et l'orgueil de notre chef est
fl répondit: immense. »
— Je l'ai vu pour la première fois quand La reine avait écouté avec calme les ap-
il nous est venu rejoindre à Austin pour or- préciations de l'Anglais.
ganiser la caravane. Mais dès qu'il eut prononcé son dernier
« Mais j'ai déjà appris à le connaître et mot, elle fut prise d'un brusque tressaille-
Grandmoreau m'a beaucoup parlé de lui. » ment, ses lèvres se contractèrent, ses yeux
Il y eut un moment de silence. lancèrent deux traits de feu.
La reine voulait évidemment formuler une Ce ne fut qu'un éclair.
question; mais elle hésitait. Elle se remit aussitôt.
— Trappeur, dit-elle enfin, supposes que Un triste sourire vint errer sur ses lèvres
j'aie une soeur, qu'elle soit, comme moi, reine et elle dit en indien :
de plusieurs tribus et qu'elle puisse se pro- —Och ! widmoo ek Vacondah ! (Rien ! c'est
curer d'immenses richesses.... la volonté de Dieu !)
— Comme celles du Secret, interrompit Puis, versant elle-même du punch dans la
Burgh guettant toujours l'occasion d'amenei coupe de Rurgh, elle la lui présenta en di-
la conversation sur ce terrain. sant :
— De — Trappeur,
plus grandes encore, fit la reine. un dernier toast.
— Serait-ce observa Rurgh.
possible? Rurgh, confus et ravi de tant de préve-
— et dites-moisi vous croyez la coupe, et
Supposez-le, nance, prit respectueusement
que le comte aimant une telle femme in- s'étant profondément incliné, il se releva en
dienne consentirait à l'épouser. s'écriant :
— Permettez, — Je porte un toast à la plus belle, la
Majesté! répondit Rurgh plus
plus que jamais guidé par la- curiosité ; le gracieuse, la plus charmante des souve-
comte est noble et il sera avant peu prodi- raines...
gieusement riche. Et, après avoir bu, il rectifia :
« Vous savez bien qu'une fois arrivés, nous — ... Après Sa Majesté reine
Victoria,
«aurons plus qu'à... » d'Angleterre.
H s'arrêta à dessein au milieu de sa phrase Ayant reposé sa coupe vide sur le guéri-
dans l'espérance que la reine l'achèverait et don, il s'inclina de nouveau, voyant qua
hn donnerait ainsi quelque éclaircissement. l'entretien était définitivement terminé.
Tentative, inutile et vaine. R pensa bien un instant à demander net-
614 L'HOMME DE BRONZE

temeut à la reine des renseignements sur le « Elle ne pense qu'à noire chef.
Secret; mais d'abord il comprit toute l'incon- « Elle en est folle, j'en suis plus que cou-
venance de cette tentative, et ensuite la ré- vaincu.
serve qui avait accueilli toutes ses insinua- « Ry God! quand j'y pense : être assez sot
tions ne l'encouragea aucunement. pour ne pas profiter de cette passion, pour
R se résigna à partir sans rien savoir. ne pas avoir trouvé le moyen de faire parler
D regagna la porte à reculons, saluant une femme amoureuse !...
avec l'élégance d'un courtisan consommé. « Quel idiot je suis !
Au moment où il touchait la peau d'élan « Mais je veux la revoir.
qui fermait le Avigwam, la reine lui adressa « Toutes ces questions qu'elle m'a faites
un gracieux geste d'adieu, puis posa un doigt m'autorisent à lui adresser la parole quand
sur ses lèvres. je voudrai.
C'est en tout pays la manière de recom- « Il faut que je trouve une combinaison.»
mander le silence. Burgh, on le voit, était bien Anglais.
— 11 avait cet égoïsme
Majesté, je serai muet, dit John Burgh ; de ses compatriotes,
et il disparut. qui consiste à user de tous les moyens possi-
bles pour servir leurs intérêts ou leurs pas-
sions.
CHAPITRE CI Ces terribles commerçants feraient volon-
tiers des emprunts à un confrère au nom de
DUNECONSULTATION QUE M, DE LINCOURT DEMANDA AUX l'amitié, pour couler ce même confrère au
DOCTEURS SIMIOLET DU BODIÎT,ET DE LA 1'liRPLEXlTÉ nom de la libre concurrence.
OUIL SE TROUVA.
Burgh en était à chercher la combinaison
Le trappeur reprit le chemin du camp. qui devait lui permettre d'adresser, avec
Il marchait avec assez d'assurance et d'a-
plus de chances de succès, de nouvelles
plomb. questions à la reine, quand il aperçut tout
Le punch de la reine n'avait contribué à coup un homme à vingt pas de lui.
qu'à l'entretenir dans cette demi-ivresse qui Il s'arrêta court et observa.
ajoute aux impressions que Ton ressent. Cet homme paraissait se promener.
John Rurgh, trompé dans son espoir d'ap- Burgh se rapprocha avec précaution, et
prendre quelque chose du Secret, était dé- de manière à ne pas attirer l'attention du
pité, vexé, furieux. promeneur.
Il ne fumait plus le cigare qu'il avait à la Quand il n'en fut plus qu'à quelques pas,
bouche : il le mâchonnait avec colère, il le il reconnut le comte de Lincourt.
chiquait avec rage. « R visite les sentinelles, » se dit l'Anglais.
Certes, il n'aurait pas fallu lui chercher La supposition était juste.
noise dans ce moment. En véritable chef d'une
d'expédition,
— Ry God ! grommelait-il tout en mar- et exceptionnelle le
remarquable vigilance,
chant ; je suis donc bien stupide ! comte ne rentrait jamais sous sa tente qu'a-
« Impossible de savoir la plus petite chose
près avoir vérifié par lui-même si les gens
de ce secret ! de veiller à la sûreté de la caravane
chargés
« C'est désespérant... et pourtant je veux étaient tous à leur poste.
savoir et je saurai. Et cette manière d'agir était pour beaucoup
« N'avoir pas pu tirer un mot de cette dans la confiance qu'avaient placée en lui les
reine ! et tout le personnel de l'expé-
trappeurs
« Je lui ai dit, moi, tout ce qu'elle a dition.
voulu. En reconnaissant son chef, Burgh fut pris
« Mais allez donc la distraire de son idée d'une folle envie de s'amuser un peu à ses
fixel dépens avant d'aller dormir.
LA REINE DES APAGHES 615

Il pressa le pas pour rejoindre le comté qui « Et il Voudra le savoir.


s'éloignait. « Plus tard, il me questionnera.
Il butta contre un caillou. « Alors je poserai mes conditions.
M. de Lincourt se retourna. « Nous ferons un échange. »
La main sur la crosse de son revolver, il Et, enchanté de son idée de troquer sa
demanda : découverte de l'amour de la reine pour le
— Qui va là ? comte contre le fameux Secret, il posa cette
Burgh s'était arrêté. question en apparence si simple sur un ton
Il savait qu'il se trouvait en présence d'un qui tendait à lui donner une importance
homme déterminé et parfaitement capable capitale :
de joindre une balle à sa deuxième — Avez-vous l'intention de retourner à
ques-
tion. Paris dès que notre expédition sera ter-
Aussi s'empressa^t-il dé répondre : minée ?
— C'est moi, Burgh ! La surprise du comte augmenta.
Et, s'étant approché, il ajouta: Il ne s'attendait pas à une interrogation
— Que Votre Honneur me pardonne si je aussi dépourvue d'intérêt selon lui.
me permets de l'arrêter dans sa ronde. — Certes»
je retournerai à Paris, dit-il.
— Que me veux-tu? demanda le comte « Crois-tu que je veuille m'enterrer dans
qui ne paraissait pas disposé à entrer en ces pays perdus ?
conversation. « Mais pourquoi cette question ? »
A cette question, Burgh eut un singulier Ici Rurgh modifia son attitude.
sourire. Il avait été goguenard et important.
Il so balança sur ses jambes, et dit avec Il devint mystérieux et énigmalique. .
un accent goguenard qui lui était peu habi- — Excellence, dit-il, avez-vous jamais
tuel : connu une de ces femmes indiennes qui
— Si Votre Honneur voulait bien me le font métier de sorcières, la méde-
pratiquent
permettre, je lui adresserais une question. cine, prédisent l'avenir, vendent des poi-
Une si simple demande, faite avec tant de sons et font enfin tout ce qui concerne leur
précaution, à pareille heure, en un tel endroit, commerce ?
no pouvait qu'étonner le comte. Cette nouvelle question parut déplaire au
L'Anglais avait donc quelque chose de comte, qui haussa les épaules et fit mine de
bien grave à-lui confier? S'éloigner.
S'agissait-il du salut de la caravane? Ce n'était pas l'affaire de Burgh*
Il paraissait venir du camp indien : aurait- — Je demande à Votre Honneur une
il eu vent do quelque trahison de la part minute de patience, dit-il.
des Peaux-Rouges ? Le comte demeura.
Toutes ces suppositions vinrent à l'idée — Je viens du camp des Faces-de-Cuivre,
du comte en moins d'une demi-seconde.
reprit l'Anglais.
Il répondit toutefois, sans manifester la « J'y ai vu une de leurs sorcières, qui m'a
moindre surprise : dit des i choses étonnantes, qui m'a fait de

Voyons cette question? singulières prédictions.
Pendant que le comte faisait ses réflexions» « D'abord elle m'a parlé de notre expédi-
Burgh avait fait les siennes : tion, du. Secret... i mais....»
« Ah ! on ne veut me rien avouer du 5e- Ici Burgh fit une légère pause, dans l'espoir
«**/ » s'était-il dit.. de donner naissance à une discussion et d'ob-
(( Je suis et Son Honneur tenir ainsi quelque
très-intrigué, renseignement.
toon chef ne le serait Mais le comte n'était pas homme à tom-
pas?
« Nous allons bien voir, dans un piège aussi grossier.
v Moi
aussi» j'ai un secret qu'il ne saure Il garda le silence.
pas.
Iber Burgh fut obligé de continuer :
616 L'HOMME DE BRONZE

— ..... Mais là n'est pas la question. « Un Anglais ne peut m'avoir parlé ainsi
« J'ai parlé de Votre Honneur à la sor- sans-arrière pensée, sans viser quelque but
cière. _.',..". J. caché. »
« Eh bien ! j'oserais parier, avec vous que Et, tout à sa rêverie, M. de Lincourt con-
vous ne devineriez jamais ce qu'elle m'a dit. » tinua l'inspection des divers postes dissémi-
Le comte sctorit dédaigneusement et haussa nés autour du camp.
de nouveau les épaules.»
— Je ne chercherai pas à deviner, Le comte avait quitté le banquet,
dit-il, comme
car il m'importe peu de savoir ce que racon- la reine, au moment où il menaçait de dégé-
tent sur moi les sorcières indiennes. nérer en orgie.
— Pardon, Excellence : la prédiction est
R était rentré dans, sa itente, car il tenait
tellement extraordinaire qu'elle m'a frappé. fort peu à compromettre sa dignité au milieu
« Je vais vous répéter mot pour mot les de ses trappeurs ivres et des sachems qui ne
paroles de la devineresse. devaient point tarder, à s'abrutir avec Teau-
« Les voici : de-feu.
« — Dis au chef pâle,que dans.la grande De leur côté, les docteurs duBodet et Si-
« ville de sa nation il sera poursuivi miol avaient trop de morgue pour assister
parles
« plaisirs de Tambur,. mais que son coeur à des saturnales; eux aussi, ils avaient dé-
« saignera, car son orgueil sera abaissé. » serté la salle du festin.
Ayant improvisé ces paroles sur un ton so- Inutile de dire que c'était en.se disputant
lennel et prophétique, Burgh salua grave- avec acharnement.
ment le comte, ! pirouetta sur ses talons et Le comte, qui avait fait sa tournée d'in-
s'éloigna en sifflotant son air de prédilection, ; spection, qui n'avait nulle envie de dormir,
le « God savethe Queen.n . qui était, privé dé là société du colonel, grand
Il se dandinait en s'en allant avec cet air causeur et précieux convive, le 2omte qui
de contentement que prend d'habitude un
s'ennuyait fort» se promenait parlé camp.
homme qui vient de mener à bien la plus La solitude lui pesait particulièrement ce
brillante • ' : . soir-là.
opération.
La bouche grande ouverte, les lèvres re- Il songeait à l'étrange prédiction de John
troussées, les dents à Tair, il riait en Anglais, Rurgh.
c'est-à-dire en silence. Le bruit d'une furieuse dispute arriva jus-
— Le comte est très-étonné, qu'à lui.
se disait-il
avec de joyeux dandinements de tête; il est R sortait de la tente des deux docteurs.
extrêmement étonné. Le comte entendit ce fragment de dialogue
« C'est très-drôle ! que glapissait Simiol et que barytonnait
« Je m'amuse beaucoup, je m'amuse énor- du Rodet :
mément plus que cela.... — Je vous dis, moi,
que la théorie de Dar-
« Je ne puis plus tenir. win est sinon certaine, du moins infiniment
« J'ai la colique d'amusement. » probable.
Tout en se tenant le ventre,!'Anglais « L'homme descend
ren- du singe. »
tra au camp. C'était Simiol qui s'affirmait ainsi partisan
du darwinisme.
— Et le
Cependant le comte, qui avait eu un instant singe? demandait du Rodet irrité
vidée de rappeler le trappeur, s'était éloi- et gonflant sa voix.
gné en se disant : « Le singe, votre digne ancêtre, de qui
— Ce Burgh est complètement gris. descend-il?
« C'est une plaisanterie anglaise dont il | — D'un animal inférieur à lui, répondit
m'a gratifié. Simiol de sa voix de bossu.
« Pourtant ces questions... cette sotte pré- « C'est ainsi que Ton remonte l'échelle des
diction .. âges, en descendant l'échelle des êtres juscru'à
• c\\V-.Ô^kA REINE DES APAGHEà \ ,/ ...AJ-^-J \ 617

l'éponge, jusqu'au brin d'herbe, jusqu'à la « Au lieu qu'à moi, je vous l'avoue, cette
mousse. idée n'est jamais venue devant une glace.
« Au commencement, des embryons, des — Vous êtes un bellâtre !
êtres rudimentaires... — Vous un bélître !
« Peu à peu le grand principe de sélec- — Vous un pitre pour rimer.
tion opère. — C'est vous qui êtes un paillasse de nais-
« Les progrès s'accomplissent, la diversité sance, mon cher.
des types se produit. « A peine êtes-vous bon à faire la parade
«H faut votre entêtement et votre ignorance scientifique à la porte de l'Institut, dont vous
pour nier tout ce que l'hypothèse de Dar- ne ferez jamais partie.
win a de séduisant. -r- Monsieur !
— Séduisant — Monsieur?
pour vous.
— Qu'est-ce à dire? Et le petit bossu se dressait sur ses ergots
— Pas
pour moi. devant le grand docteur.
Bu Rodet se rengorgeait. — Après? fit celui-ci s'apaisant, quoiqu'il
— Qu'entendez-vous
par là ? n'eût guère lieu de redouter la vaillance de
— Eh!
mais, que, vous voyant dans une son adversaire.
glace, vous pouvez admettre qu'un chim- « Vous ne comptez pas, je suppose, sur la
panzé a été votre aïeul. force de vos biceps?
,;HOMME OR RUONZE.— 93 LA REINE DES APACHES.— 78
618 L'HOMME DE BRONZE

— Répétez-le, cria du Rodet roulant de»


« Vous vous souvenez qu'une fois Grand-
moreau vous a donné une leçon de modéra- yeux furibonds.
tion et que vous n'êtes pas des plus braves? — Je le
répète
« Vous ne vous battriez pas avec moi. — Vous êtes un misérable!
— Ni vous avec moi. — Vous un sot !
— Eh! eh! V^ — Vous êtes capable de tout !
« A la longue, on se fatigue. — Vous de rien!

« J'ai montré quelque courage dans l'af- Monsieur 1
faire des mines. — Monsieur !
« Si vous m'échauffiez trop les oreilles... » Le comte entrait en ce moment.
.'" '..-.a"-M'y. ,v-r -.
Du Rodet avait pris, une grande supériorité H dit :
— Messieurs!...
8ursonadversaire,depuisTàventuredupicrate
de potasse et celle de* l'ours : quand il mena- Et chacun des deux docteurs se tourna vers
çait, Simiol baissait payillon. lui en s'éçriant :
— Voyons, cher confrère ! dit le — Monsieur le comte, you,s êtes intelli-
voyons,
petit bossu, n'abusez pas de vos avantages gent, instruit... voulez-yQU.s être juge?...
: ce serait déshonorant. — Je. juge,, messieurs, dit sévèrement
physiques
« Causons/ayec calme,. 1|L de Lincourt, que vous vous jetez des in-
« Pourquoi .repousser â priori cette théorie jures à la figure et que vous menez grand
du darwinisme? oruit. i
— fit du Rodet levant les bras, « fl est inouï que des hommes de votre
Pourquoi'--.,
au ciel. mente se montrent grossiers à ce point et se
« Parce dans la donnent en spectacle.
que c'est la Révolution
science. « Chaque soir, il y a sous Votre, tente re-
présentation à huis clos de scènes dignes de
« Parce que cette hypothèse ruine toute
Molière que mes trappeurs écoutent du de-
croyance et mène à l'athéisme.
hors.
« Parce que, si Thomme descend du singe,
« Vous vous traitez d'ignorants, d'ânes
le singe d'un mammifère quelconque et ainsi
de suite, la formation des êtres s'explique bâtés, de médicastres.
« Quelle confiance mes hommes peuvent-
tout naturellement.
ils avoir en vous? »
« Vous supprimez Dieu, la création, la
Les deux docteurs avaient l'oreille basse;
Rible, la morale et le gouvernement. mais chacun voulut rejeter la mercuriale sur
— Dieu est une hypothèse dont Laplace
son adversaire.
a dit qu'il n'avait pas besoin! glapit Simiol. — Vous entendez, dit du Rodet à Simiol,
« La création estime absurdité, car si vous les trop justes reproches que M- le comte
trouvez nécessaire d'expliquer une créature nous adresse.
par un Créateur, il faudra m'expliquer alors « Vous êtes cause de toutes les disputes
le Créateur lui-même et sa raison d'être. et vos provocations im-
par votre entêtement
« La Bible, est, comme le Coran, comme les
pertinentes.
Védas, comme toute légende historique, un — Dites donc plutôt que c'est vous qui, pai
tissu d'absurdités mêlé à beaucoup de vérités votre incroyable obstination dans la rou
et de poésie. tine...
« La morale est la résultante des besoins, — Voilà vous recommencez! fit 1°
que
des nécessités sociales, des lois faites selon comte avec autorité.
les populations, les moeurs et les climats. « C'est inouï !
« Le gouvernement varie selon le degré « L'on n'a pas idée de cet acharnement
de civilisation des peuples. « Et vous voulez que mes hommes s«
— Ainsi vous êtes athée? fient à votre savoir!
— Oui. I « Moi-même, messieurs, j'étais venu vou*
LA REINE DES APACHES 619

demander une consultation; mais vraiment table portative et le Champagne fut servi.
Le comte proposa poliment un toast à la
j'hésite.
— Monsieur le comte, si vous voulez m'en science, et les docteurs en portèrent un autre
croire... dit du Rodet. à la santé de leur hôte.
— Je réponds de vous si vous suivez mes Puis ils commencèrent à poser des ques-
conseils! s'écria Simiol. tions , impatients de savoir quelle pouvait
— Prenez garde à Thomoeopathie de mon être la maladie du comte qui semblait extrê-
collègue. mement bien se porter.
— Mon confrère va vous enterrer avec — Messieurs, dit le comte, voici ce dont
l'allopathie. je me plains.
— Monsieur le comte... « J'ai parfois des ébloùissetiiehts et des
— Monsieur le comte... lourdeurs de tête qui cependant ne sont pas
— Sacrebleu! dit M. de Lincourt, vous de nature à me faire craindre l'apoplexie.
allez déchirer nion manteau en deux en me « C'est une sorte de chaleur généreuse qui
tiraillant ainsi ! du coeur monte au cerveau.
« De grâce, messieurs, laissez-moi ! « Dans ces moments-là, j'éprouve des en-
« J'ai une proposition à vous faire qui vies folles de dévorer l'espace, de chanter, de
vous mettra d'accord. rire, de me battre, mais sans l'ombre de co-
« Vous me donnerez chacun un remède, et lère.
j'essaierai tantôt de Tun, tantôt de l'autre. « J'ai au contraire des expansions de gé-
« Celui qui réussira lé mieux aura mes nérosité et de sympathie.
préférences. « Mais ce qui m'inquiète, c'est qu'alors ma
— Soit! fit du Rodet. vue se trouble. /
— J'accepte avec enthousiasme ! s'écria « Parfois je descends de cheval pour ho
Simiol. pas tomber.
« Je vais donc enfin vous confondre, mon « Ce qui me préoccupe le plus, c'est la per-
cher confrère! version de mes facultés.
— C'est vous qui serez mon « Tout est bouleversé en moi.
impuissant,
cher collègue. « J'ai souci de ma dignité avant tout, et je
— Nous verrons bien! sens que je l'a compromettrais sans des efforts
— Là! là! messieurs, du calme ! de volonté énergiques.
« Savez-vous ce que prétendait Sans-Nez « J'ai des tentations incroyables de traiter
le Parisien? les chasseurs comme mes égaux» de faire
« Il me disait trës-plàisamment que vos débauche avec eux.
tètes étaient des marmites pleines de lait « Enfin les cantinières me paraissent pres-
toujours prêt à déborder à la moindre ébul- que des femmes... »
lition. Ici du Rodet fut pris d'un violent éclat de
Puis avec un sourire : rire.
— Si
je vous proposais pour une fois de Simiol se pinça les lèvres.
taire sérieusement ensemble une bonne — Qu'avez-vous, docteur? demanda le
consultation sans querelle ! comte à du Rodet.
« Je vous mon indisposition — Oh! rien.
expliquerai
en dégustant du Moët frappé. « Un souvenir...
—L'offre est séduisante, observa du Rodet. « C'était si grotesque!
w Si mon « Si pour vous Une vieille cantinière
collègue... est
— Comment
donc, cher confrère! presque une femme, pour mon confrère Si-
«t les deux docteurs enchantés suivirent miol c'est tout à fait une femme.
N. de Lincourt « La mère Manille, cette maiitorne qui
Sur un geste de celui-ci à son fume, qui prise et qui... chique (mille par-
domestique,
es pliants furent
placés autour d'une petite dons, monsieur le comte!) cette mégère,
620 L'HOMME DE RRONZE

cette loque ambulante... oui... monsieur le — Nous sommes tous soumis à ses lois,
comte... mon confrère la trouve adorable, ireprit Simiol.
« Je l'ai surpris... « Et vous même, monsieur le comte...
« Ah! ah! ah! — Moi!
« Hiîhi'.hi! » — Sans doute!
Et du Rodet de se tordre. — Assurément ! appuya du Rodet.
— Monsieur, dit Simiol confus, rougis- « Vos lourdeurs de tête...
— Vos éblouissements... reprit Simiol.
sant, furieux.
— N'avez-vous
« Monsieur, je.... pas dit que les cantinières
— Niez donc! vous semblaient moins laides?
— Je donnais une consultation. — Quoi !... fit le comte... vous penseriez...
— Nous
— Vous avez une façon bien
drolatique pensons que la chasteté porte au
d'ausculter vos clientes... cerveau.
Et le docteur se tordait. « Il faut profiter des occasions, monsieur
Le comte partageait son hilarité. le comte, s'il s'en présente de favorables.
— A la guerre comme à la guerre !
Simiol se mordait les lèvres.
— Et vous, dit-il, vous... observa du Rodet.
— Faute de grives, on
— Moi? prend des poules !
— Cette Indienne rôdait autour du ajouta Simiol.
qui — Messieurs,
et avait eu des rendez-vous dans dit le comte, vous avez rai-
camp qui
la broussaillo avec plus de vingt chasseurs son, je crois, sur un point : je vois d'où me
en dix jours. viennent mes lourdeurs de tète.
« Mais je vous jure que jamais je ne me
« Je vous ai vu, moi aussi.
« Fi, monsieur ! résignerai à compromettre ma dignité avec
« Une guenon édentée qui a figuré dan3 des femmes de bas étage.
— Comte, cependant...
Varche !
— Si j'osais... insinua du Rodet.
— Monsieur!
« La petite reine...
— Quoi, monsieur ?
« Elle est, dit-on, fort amoureuse de
« Prenez donc vos grands airs.
vous.
« Ne vous ai-je pas surpris? — Docteur,
— J'herborisais c'est possible.
!
« La reine a rêvé de m'épouser
« Cette femme m'expliquait les vertus de
« Je ne me donnerai pas ce ridicule.
certaines plantes... — Sans l'épouser... vous
sérieusement...
— Ah!ah!...hi! hi...
pourriez...
« Elle ne sait pas un mot de français. — Oh ! même une Indienne
tromper
« Elle ne dit pas dix mots d'anglais et pas i n'entre
pas dans mes habitudes.
vingt d'espagnol. <(L'honneur n'est pas fait de pièces et de
« Vous deviez faire avec elle de singuliers
j morceaux.
cours de botanique ! » « Je promettrais le mariage que je me
Et Simiol à son tour de rire aux éclats. croirais obligé à tenir.
Du Rodet, de son côté, était déconfit et — Alors, monsieur le comte, il faut
piteux. prendre des calmants ! dit du Rodet.
— Messieurs, dit le comte que cette scène — Quelles sornettes débitez-vous là! fit
désopilait, messieurs, remplissons les coupes Simiol avec dédain.
et... à vos amours! « Des calmants !
On vida les verres, et du Rodet, bon en- « Le beau remède!
— Alors vous conseilleriez des excitants,
fant, finit par avouer :
— Que voulez-vous, monsieur le comte? ' vous, homoeopathe?
la nature a des droits. — C'est ma théorie.
LA REINE DES APACHES 621

« Monsieur le comte, s'il m'en croyait, « Prenez garde au réveil !


boirait une très-légère décoction de mouches « Il sera terrible.
cantharides en poudre, et... « De même qu'on n'arrête pas un fleuve et
— ... Et les femmes du camp n'auraient qu'il finit par renverser les digues qu'on lui
qu'à se bien tenir. oppose, de même ces prétendus calmants ne
— Vous vous trompez! sont que des moyens d'emmagasiner des
« Erreur grossière ! forces qui font explosion avec fureur un
« Après une exaltation passagère et peu beau matin.
suivrait une réaction bienfai- — Mais, observa du Rodet, gagner du
dangereuse
sante. temps, c'est déjà quelque chose.
« Nous aurions une période d'épuisement — Vous
voyez qu'il avoue son impuis-
et de calme. sance! exclama Simiol triomphant.
— Mais l'exaltation... n'aurait-elle pas — Et vous?
ses dangers? « Répondez-vous des excitations factices
— En donnant des doses homoeopathiques, que vous voulez donner?
rien à craindre. — J'en dans une certaine me-
réponds...
Du Rodet se mit à rire. sure.
— Savez-vous, monsieur le comte, deman- Le comte était édifié.
da-t-il, ce qu'ils appellent doses homoeopa- — Messieurs, dit-il en riant, je crois
thiques? qu'au fond le seul remède est de fr.tiguer
« Je vais vous le dire. la bête.
« Ils prennent gros comme deux grains « Je vous remercie de vos conseils contra-
do poussière d'une substance dangereuse et dictoires, et je vois que la médecine, au fond,
ils la font dissoudre dans un litre d'eau. ! n'a rien de l'infaillibilité mathématique.
« Puis ils prennent dans ce litre plein un « Je vous crois tous deux fort savants, je
dé de ce liquide déjà inoffensif et ils le vous vois absolument divisés... et j'en con-
jettent dans un autre litre qu'ils remplissent clus que m'abstenir est le plus sûr. »
d'eau. Et le comte, emplissant les verres une
« Ils répètent six fois l'opération, et cela dernière fois, porta un toast à l'accord des
s'appelle la sixième dilution. allopathes et des homoeopathes, puis il re-
« Vous comprenez que dès lors leurs conduisit ses hôtes qui s'en furent l'oreille
remèdes sont absolument inoffensifs. basse, sentant bien qu'ils s'étaient mutuelle-
« La mouche cantharide à la sixième dilu- ment déconsidérés.
tion n'est pas plus excitante qu'une crème Mais ils n'avaient point fait dix pas qu'ils
au café ou qu'un grog au rhum. s'injuriaient à outrance.
— Que d'âneries, cher confrère! s'écria
Simiol.
— Niez-vous la sixième dilution ?...
CHAPITRE CII
— Non... mais...
— Monsieur le comte, vous êtes édifié
LE VRAIREMÈDE
maintenant.
— Je
proteste ! glapit le bossu.
Le comte lui versa du Champagne pour Le comte écouta en riant la longue que-
étouffer ses protestations. relle des deux docteurs, qui s'insultaient en
— Et vous, docteur? demanda-t-il à du latin; quand leurs voix se perdirent au loin,
Bodet. il rentra et poussa un soupir.
« Que me donneriez-vous? — De par Dieu! dit-il en allumant un ci-
— Des calmants !
gare, je crois qu'ils ont raison et que je
— Qui ne feront un instant suis amoureux.
qu'endormir
vos facultés ! observa Simiol. « La reine me trotte dans l'esprit... »
622 L'HOMME DE BRONZE

R se promena de long en large, et il — Je suis vraiment ravi do recevoir la


en vint à étudier tous les dérivatifs pos- visite de Votre Majesté...
sibles à sa passion ; il se disait qu'après tout, Elle sourit, fit un léger geste de dénéga-
la tribu des Apaches suivant sa troupe; tion et répondit non sans une humilité pro-
hommes, femmes et enfants, il trouverait fonde, touchante et vraie :
— Je viens, comté,
peut-être quelque jolie petite Indienne peu poussée par une force
farouche qui serait ravie d'être sa maîtresse. à laquelle je n'ai pu résister; mais je sais
Mais cette Indienne se présentait toujours que ce n'est pas à cette heure qu'une jeune
a lui sous les traits de la reine, et ce fantôme fille, blanche ou indienne, doit se trouver
charmant le poursuivait partout; le rêve de- sous la tente d'un chef de caravane.
venait peu à peu une hallucination, et le Puis, Comme le comte allait parler, clic
comte, que préoccupait tce songe agréable, reprit vivement :
fut tout à coup désagréablement — Oh !
distrait par pas ùrt mot !
le planton annonçant : « J'ai tout calculé.
— Un Indien à vous parler, « Je sais ce que je dis, ce que je fais.
qui demande
mon commandant ! « Entre nous le mensonge est inutile.
— Qu'il entre! dit M. de Lincourt. « N'ai-je pas lu Tétonnement dans vos
Et un guerrier apache enveloppé dans son yeux? »
manteau, iè visage absolument caché, pé- M. de Lincourt fut littéralement abasourdi
nétra sous la tente. par cette franche déclaration.
Le comte examina ce Peau-Rouge, tres- La reine avait un air si doux, si triste,
saillit, fit un aigrie au planton et lui dit d'un que le comte en fut remué jusqu'au fond de
air impérieux : Târne.
—• Je — Madame,
n'y suis absolument pour personne ! dit-il j'ignore, et ne veux pas
« Vous vous écarterez vous-même, et les deviner le motif qui vous amené; mais je
sentinelles se tiendront à vingt pas. » vous jure à l'avance que j'aurai toujours
Le planton sortit. pour vous affection et respect.
M. de Lincourt était certain d'être ponc- Elle leva sur lui ses grands yeux, en ce
tuellement obéi. moment étincelants de fièvre, hésita un in-
Donc, sûr dû tête-à-têtè, le comte vint offrir stant, puis elle dit d'une voix haletante :
la main au nouveau venu : il — Ce soir, comte, j'ai vu briser le rêve
galamment
avait reconnu la reine. de ma vie.
Celle-ci laissa tomber son manteau avec « J'avais espéré que je pourrais, moi
Une grâce adorable. femme, aimer honnêtement, passionnément,
Elle était charmante avec sa tunique in- dignement un mari de mon choix.
dienne; elle tremblait comme toute jeune « Là brutale et franche parole d'un de vos
fille qui se compromet; elle rougissait, car trappeurs m'a désillusionnée. »
elle avait encbré les candeurs de la vierge, Le comte tressaillit.
et voilà qu'elle hasardait le premier pas... L'entretien prenait une singulière tour-
Le comte, cependant, ne laissait pas que nure.
d'être embarrassé. Naïvement, loyalement, sans Tombro
Il était surpris, ému, troublé. d'une coquetterie, d'une perfidie féminine, la
Là reine avait agi sous l'empire d'une reine fit cette déclaration brusque, sincère
attraction irrésistible. et déchirante :
Elle alla droit au but avec la franchise — Je vous aimais, comte.
femme qui, ne voulant « Je m'étais figuré que, pauvre et noble,
d'une plus rien ca-
cher, ne ménage rien. vous cherchiez la richesse...
Elle s'était assise sur lé pliant que M. de « Que la femme qui, vous adorant, étant
Lincourt lui avait offert, et lorsque celui-ci belle au dire de toué, vous apporterait la
lui dit : fortune, serait la bienvenue.
LA REINE DES APACHE S 623

« Mais il paraît que dans vos villes un De même les Peaux-rRouges vont et vien-
homme de votre rang serait ridicule en nent dans leur camp ; ils se disposent à suivre
leurs nouveaux
épousant une reine sauvage. alliés.
« Donc je ne puis être votre femme, car Devant la tente hermétiquement close du
vous
pour rien au monde je ne voudrais comte de Lincourt stationne depuis quelques
rendre ridicule ! moments un groupe assez nombreux.
« Comte, je ne puis vous épouser... » Ce sont les différents chefs de compagnies,
Puis sanglotant avec une explosion ra- les lieutenants du comte, qui, selon l'habitude
pide impossible à comprimer : de chaque jour, viennent au rapport.
— Cependant... je vous aime! Chaque lieutenant doit, à ce rapport, four-
Et avec une exaltation croissante : nir des renseignements sur ce qui a pu se
— Lutter est impossible. passer de grave le jour précédent ou pen-
« Vous êtes le chêne et je suis la liane. dant la nuit, et le comte alors donne ses
« Mon orgueil a résisté longtemps, mais instructions, indique la marche pour la jour-
mon coeur est victorieux. née, écoute et discute les observations qui
« Monsieur, je suis reine, je commande à lui sont présentées, et règle toutes les ques-
une nation, j'ai d© la fierté dans Tâme, je tions d'ordre et de discipline.
voudrais mourir de honte à vos pieds, je Suivant les intentions du comte, les prin-
sens que de pareils aveux ne devraient point cipaux sachems indiens se sont joints aux
tomber de mes lèvres ; mais je suis vaincue, chefs de la caravane.
brisée, et, ne pouvant être votre femme, Car, tout en acceptant l'appui et le con-
comte, je viens vous dire : « Voire maîtresse cours des Peaux-Rouges, M. de Lincourt
est à vos genoux, attendant vos sourires... » entendait commander seul les deux troupes,
et, pour faire reconnaître immédiatement son
Quelques secondes plus tard, l'obscurité autorité, il avait exigé dès le premier jour
devenait profonde dans la tente, et les senti- que les chefs indiens vinssent au rapport
nelles s'étonnaient de ne pas voir sortir l'In- avec ses lieutenants.
dien qui y étaitenlré.
Cependant chefs blancs et indiens atten-
dent depuis quelque temps déjà, et la tente
du comte reste close.
CHAPITRE CIII Les sachems ne donnent aucune marque
d'impatience ; calmes et tranquilles, ils échan-
AI'RÈSLE PREMIER
PAS?... gent à peine quelques mots entre eux.
Les trappeurs, au contraire, se montrent
Les premiers rayons du soleil colorent bruyants et agités.
d'un rose ardent les pâles blancheurs de Ls paraissent inquiets, tourmentés.
l'aube. John Burgh, toujours si froid quand il n'a
Des brumes, dernières ombres de la nuit, pas bu, ne tient pas en place.
bornent encore l'horizon à l'Occident, tandis Il va et vient sans cesse ; à chaque instant
qu'une éclatante lumière s'élève et grandit ses regards se portent sur la tente du chef
du côté de TOrient. avec une singulière ténacité, et des mots
Cinq minutes s'écoulent..... sans suite s'échappent de ses lèvres au milieu
C'est le grand jour ! do ricanements que rien ne paraît motiver.
Cette agitation inquiète des trappeurs
Déjà l'agitation règne parmi les gens de la était justifiée par l'absence prolongée du
Cfiravane. comte qui, d'ordinaire, ne se faisait jamais
H a été dit la veille
que Ton se remettrait attendre.
°a marche de bonne heure, et chacun fait Mais bientôt, grâce à John Burgh»
ses préparatifs. Tinquié*
tude fit place à la curiosité.
624 L'HOMME DE BRONZE

L'Anglais, qui paraissait se douter de quel- Plus d'une.remarque grivoise mai dissi-
que chose, questionna la sentinelle qui gar- mulée accueillit l'apparition de la reine, et
dait latente de M. de Lincourt. . les rires, bien que contenus, dirent claire-
— Le chef est bien là? dèmanda-t-il. . ment ce qui se passait dans l'esprit de tous.
— Oui, le factionnaire avec un la reine, la tête haute, l'oeil
répondit ' Cependant
singulier sourire. brillant et le maintien assuré, promena un
— Il a passé là nuit, sous sa tente? regard à la fois doux et fier sur les deux
reprit
Rurgh. ,..,,..' groupes de sachems et dé trappeurs.
—:, Toute la huit, oui. . Puis, dégageant des plis de sa tunique ce
— Seul?'
; petit sifflet d'os humain dont on Ta déjà vue
Le factionnaire ne répondit pas à cette faire usage, elle en tira une note aiguë, stri-
dernière question, mais son sourire s'accen- dente, prolongée.
tua. '..'.' . Aussitôt on vit un'cavalier indien sortir de
Ce silence et la grimace significative qui l'enceinte formée par les wagons' de la cara-
l'accompagnait, amenèrent. naturellement j vane. . • . . .
cette réflexion chez tous les trappeurs trom- Il tenait en main un superbe cheval blanc
pés dans leur espoir d'obtenir un renseigne- couvert d'un magnifique harnachement.
ment précis : C'était la monture ordinaire de la reine,
« Il en sait long, et s'il ne parle pas, c'est > avec selle, bride et ornements dès jours de
qu'il se passe quelque chose d'extraordinaire.» grande cérémonie.
Rurgh et d'autres trappeurs essayèrent en- Gracieuse et légère, la reine monta à che-
core de faire bavarder le factionnaire ; mais val.
celui-ci se renferma dans un silence absolu, Elle fixa de nouveau son clair regard sur
tout en conservant ce sourire énigmatiqùe le.groupe des chefs indiens toujours silen-
bien fait pour exciter la curiosité des plus in- cieux, toujours sous, le coup de la plus pro-
différents. fonde stupéfaction, et d'une voix assurée :
L'attitude réservée de la sentinelle eut en- — Sachems, mes frères, leur dit-elle,
core pour conséquence d'exciter les imagi- obéissant docilement à la voix des oracles et
nations. à la volonté du grand Vacondah, vous de-
Chacun émettait sa supposition, la trans- viez choisir une vierge pour reine.
formait en fait réel et en tirait des consé- « Enfant d'un des plus illustres guerriers
quences plus ou moins singulières. de nos tribus, votre choix se fixa sur moi,
Les conversations avaient lieu à voix bas- car j'avais les signes auxquels vous pouviez
se, vu la proximité de la tente; elles pro- clairement reconnaître celle qui était appelée
duisaient un chuchotement continu que ponc- à commander notre nation.
tuaient par moment des éclats de rire. « Sachems, je suis longtemps restée digne
! de vous et de mes braves guerriers.
Tout à coup le panneau de toile qui fermait ' « Mais l'inévitable jour où mon coeur par-
l'entrée de la tente s'écarta. lerait devait luire : il nous éclaire!...
La reine parut !... j « Vierge, j'étais votre reine.
A l'aspect de leur souveraine, les sachems i i « Femme, je ne suis plus rien qu'une en-
demeurèrent muets de surprise et d'étonne- fant de vos tribus.
ment. « Sachems, en sages guerriers, choisissez
Leurs regards et quelques gestes sobres i une autre reine ou nommez un roi ; moi, je
qui leur échappèrent témoignaient seuls de$ veux rester la squaw fidèle du grand guerrier
leurs sentiments. pâle! »
De leur côté les trappeurs n'étaient pas 3 Cette déclaration faite avec une énergique
moins étonnés. assurance, la reine, sans attendre la réponse
Mais leur attitude fut moins respectueuse B des sachems, lança son cheval dans la.dirw
que celle des Peaux-Rouges. tion du camp indien.
AXLA REINE DES APAGHES

En la voyant disparaître, les chefs Peaux- procurera plus de désagréments que Ao


Rouges laissèrent éclater leur surprise. plaisir.
Pendant quelques minutes, leurs exclama- — Allons donc ! disait une voix
joyeuse,
tions bruyantes, leurs gestes désolés témoi- selle de Rois-Rude qui, comme tous ceux qui
gnèrent de leurs regrets et de leur embarras. parlent peu, parlait d'or ; il y a mariage,
Mais bientôt la voix des plus âgés se fit n'est-ce pas ?
entendre au milieu du brouhaha. « Eh bien! qui dit mariage dit noces, fes-
Alors le calme revint peu à peu, et enfin tins, balthazars, buveries, orgies, chansons,
le silence se rétablit. danses et le reste.
Au commandement d'un vieux sachem, les « J'en suis, de tout ça, moi.
Indiens formèrent le cercle autour d'une « Et vive la joie! »
poignée d'herbes sèches allumées à la hâte j Cette dernière manière d'envisager les
et figurant l'indispensable feu du conseil. choses ne pouvait que plaire aux trappeurs.
Le traditionnel calumet circula de bouche Ils y applaudirent avec ensemble.
en bouche, après quoi la séance commença. Mais soudain applaudissements et conver-
sations cessent.
Cependant les trappeurs, de leur côté, se li- Et les Peaux Rouges eux-mêmes, rompant
vraient bruyamment à mille appréciations sur le cercle du conseil, demeurent silencieux et
"événement et ses conséquences probables. attentifs.
— Pour une Le comte vient d'apparaître.
alliance, disait l'un, c'en est
uie ; nous n'avons pas à en douter. Il s'est arrêté sur le seuil de sa tente.
— Oui,
mais, observait un autre, pourquoi Son regard un peu voilé ne se fixe pas.
abandonner le gouvernement? Un vague sourire erre sur ses lèvres, et
« Ça serait le moment, au contraire, de le
l'expression de sa physionomie semble dire :
garder et de nous attacher le plus grand « Eh bien! oui.
nombre possible de Peaux-Rouges. « Que voyez-vous là d'extraordinaire?
—Moi, je suis d'avis que cette affaire nous 1 « Vous en penserez ce que vous voudrez,
L'HOMMEDE BBONZE.-» 94 LA HEINEDESAPACURS— 79
626 L'HOMME DE BRONZE

vous en plaisanterez même si cela vous con- I — Sachems, dit-il,


je serais fier de com-
vient; mais vous parlerez assez bas pour mander à des guerriers aussi braves que
que je ne vous entende pas, » VOUS;
Les trappeurs n'êtaientjpàs hommes à criti- « Votre loyauté et votre courage me sont
quer sérieusement les actes de leur chef» enconnus : je vous estime et je reconnais que
tant que ces actes ne pouvaient vous êtes la première des nations qui habi-
compro-
mettre la sécurité générale. tent les grandes savanes.
Il faut avoir vécu de là vie dans la prairie « Mais je ne puis, malgré mes désirs, de-
pour savoir que là plus que partout ailleurs venir votre roi.
les libertés individuelles sont scrupuleuse- « Je me suis imposé une mission que
je
ment respectées. veux accomplir, mission difficile et dange-
Et puis le comte pouvait faire à peu près reuse malgré votre alliance.
tout ce qu'il voulait, comme le plus intelli- « Quand mon expédition sera terminée,
gent, le plus fort, le plus brave. qu'elle réussisse où non» je quitterai l'Amé-
Nul ne pouvait dire mieux que lui : Quia rique. Je retournerai en France» dans mou
nominor leo (parce que c'est moi qui. suis pays.
lion). « Vous voyez bien; sachems» qu'en loyal
Cependant, en voyant paraître le comte, ies guerrier je ne puis accepter vos Offres. »
sachems s'étaient approchés. En présence de ce refus, lès Peaux-Rouges
Le plus âgé d'entre eux se détacha de leur demeurèrent un instant consternés.
groupe. Us ne comprenaient pas un pareil désin-
Il salua M. de Lincourt avec une gravitétéressement.
tout indienne et lui dit sur un ton solennel De leur côté, les trappeurs appréciaient di-
et saccadé où chaque mol était scandé : versement la résolution du comte.
— Grand guerrier Ils échangeaient leurs impressions
pâle, la voix du conseil à voix
des chefs mes frères parle par ma bouche. basse, mais avec une passion que décelait la
« La vierge, enfant de nos tribus, est de- brusquerie de leurs gestes.
venue ta femme. Elle ne peut plus nous Sans se préoccuper des appréciations de
commander. ses lieutenants, M. de Lincourt s'approcha |
« Mais puisqu'elle t'a sacrifié ses pouvoirs
du groupe des sachems.
en dormant dans ton wigwam, il est juste Il avisa un guerrier qui se tenait derrière
que tu te montres reconnaissant en devenantles autres à l'écart, et qui semblait dédaigner
toi-même notre roi. de prendre rang parmi les siens.
« Grand guerrier, je te le répète, le con- C'était l'Aigle-Rleu.
seil des sachems n'a qu'une seule voix pour M. de Lincourt le désigna du geste aux
t'engager à entrer en maître dans le wigwam regards de tous.
— Sachems, dit-il, voici celui
royal où la vierge ne peut plus pénétrer que quevous de-
sous ta protection. » vez prendre pour roi.
Et, renouvelantle salut indien, le vieux sa- « Il est digne de votre choix;
chem ajouta : « Je l'ai combattu.
— J'ai dit. « Je connais sa bravoure et son indomp"
« Que le grand VacOndah réponde par ta table courage.
bouche ! » « Je le proclame le plus grand guerrier do
M. de Lincourt avait écouté sans grand la prairie.
étonnement la proposition des Peaux- <cII est le frère de la reine : qu'il soit votre
Rouges. chef! »
Il savait exercer sur eux un grand prestige Ces paroles de louanges qui lui étaient
depuis leur dernière défaite, et il venait d'en- prodiguées par son ennemi étonnèrent TAi-
tendre la reine renoncer à son titre gle-Bleu.
Sa réponse était prête. Cette proposition de le faire roi, émise p»r
LA REINE DES APACHES 627

celui-là même dont il rejetait les proposi- parole s'approcha gravement de l'Aigle-Bleu
silions de paix, le déconcerta un moment. et lui dit :
Déliant à l'excès, il ne pouvait croire à la — La volonté des guei-riers mes frères est
sincérité du comte. que tu sois notre roi.
Mais celui-ci, allant à sa rencontre, lui prit Et prenant la main du nouveau souverain
la main en signe de réconciliation et d'amiti é ; le vieillard la posa sur sa tête en signe de
de nouveau la parole avec au- respect et de soumission.
puis, prenant
torité, il s'écria : Cette cérémonie si simple fut répétée par
— Sacbems, écoutez la voix d'un allié loyal tous les sachems, et elle se termina par trois
et sincère. longs cris poussés à intervalles égaux par
« Malgré les paroles de haine que l'Aigle- les Indiens.
Bleu a prononcées contre moi, je vous le dé- Jusqu'à ce moment, les trappeurs ne s'é-
signe comme le chef redoutable qui doit rem- taient mêlés de rien ; ils s'étaient contentés
d'écouter attentivement et d'observer avec
placer la reine.
« Choisissez-le. curiosité.
« Et s'iWeut rompre notre traité d'alliance j Mais quand les Peaux-Rouges poussèrent
je le laisse libre, car je ne veux pas nuire à leurs cris, l'un des" irappeurs, un Français,
YOStribus en vous conseillant de choisir un proposa de les imiter.
— C'est sans doute leur manière de crier :
guerrier moins brave et moins digne que
lui. » Vive le roi! dit-il.
Convaincu enfin de la loyauté du comte, « Répondons en français.
l'Aigle-Bleu laissa échapper cette exclama- « Ça va-t-il ?
lion, si significative dans chacune des into- — Oui, oui, répondirent plusieurs voix.
nations variées que lui donnent les Indiens : —- Bon ! allons-y donc, et ensemble ! ,j.
— Och ! fit-il d'une voix pleine, vibrante, « Une, deux, trois...
émue. — Vive le roi ! vociférèrent les trappeurs
Et il serra vigoureusement la main de avec un admirable entrain.
M. de Lincourt. Le comte ne put s'empêcher de rire inté-
Puis, s'adressant à son tour aux sachems, rieurement de la plaisanterie.
il leur dit : Toutefois il parut la prendre au sérieux,
— Frères, les paroles que vous venez et il expliqua au nouveau roi la signification
d'entendre sont d'un grand guerrier. de cette acclamation enthousiaste.
« Mon coeur ne savait pas pardonner ; il L'Aigle-Bleu, visiblement flatté, se tourna
pardonne aujourd'hui. du côté du groupe des trappeurs et les salua
« Si vous me choisissez pour votre roi, le à l'européenne le plus gracieusement du
traité d'alliance avec les Visages-Pâles sera monde.
observé. En ce moment Bois-Rude fit un solo; il
« Le chef de lacaravane est maintenant mon eria tout seul : Vive le roi! mais il ajouta :
frère, parce qu'il est noble et desintéressé. — Le roi boit!
« Je le suivrai dans ses courses à travers Et les trappeurs refii-ent chorus avec en-
lo désert, et je le protégerai dans le péril. thousiasme.
« Sachems, j'attends votre réponse. Cette fois le comte rit franchement et dit
« Qu'elle soit faite selon la volonté du Va- à l'Aigle-Bleu :
condah. » — Il est d'usage qu'un roi célèbre son
L'Aigle-Bleu avait à peine fini de parler joyeux avènement par des libations.
lue les Indiens se réunirent de nouveau en L'Aigle-Bleu fit un signe et donna un ordre.
conseil. Bientôt l'on vit arriver une mule chargée
La délibération dura à peine quelques mi- de vins d'Espagne. .
aules. | —Je sais, dit-il, que vous avez une cou-
Le vieux sachem qui avait déjà porté la • tume qui s'appelle le coup de rétrier.
628 L'HOMME DE BRONZE

« Ce sera une préparation aux fêtes que Sous ce nouveau costume, la reine a déjà
je veux donner. » quelque chose d'européen.
En un clin d'oeil la mule fut dévalisée, et Elle a d'ailleurs modifié sa coiffure en
aux cris de : « Vive le roi ! » l'on cassa les adoptant une forme nouvelle et en mêlant
goulots des bouteilles. à ses magnifiques cheveux un large ruban
L'Aigle-Bleu fit honneur au toast enthou- de soie bleue.
siaste et bruyant. Ainsi vêtue, la jeune femme est plus belle
Puis, se mettant à la tête des sachems, il et plus charmante que jamais.
échangea une poignée de main avec M. de Elle a abandonné ces airs hautains et so-
Lincourt et marcha dans la direction du lennels de là* souveraine pour ne conserver
camp indien, éloigné d'une portée de cara- que la grâce et la douceur de la femme.
bine. Le comte de Lincourt marche paisible-
i ment à côté de sa maîtresse.
. Deux heures plus tard, la caravane était en \ Il paraît très-empressé auprès d'elle el
marche. I plein d'attentions.
Un détachement de Peaux-Rouges for- De temps en temps il se penche de son
mait une nombreuse avant-garde, tandis que ; côté, lui adressant quelque mot aimable ou
le gros de l'armée marchait à la suite des i feignant d'arranger le harnais du cheval,
wagons. i pour, en réalité, n'échanger qu'un serrement
L'Aigle-Bleu, tout entier aux devoirs que ; de main.
lui imposait sa nouvelle dignité, était tantôt I A voir tout ce manège, on pouvait se de-
en tête de colonne, tantôt en queue. i mander si M. de Lincourt n'avait pas le cceui
Il surveillait la marche de ses guerriers en ! pris plus qu'il ne se l'avouait à lui-même.
chef habile, et cherchait à établir dans ses j Cet homme si sur de lui, si maître de sa
troupes cet ordre et cette régularité qu'il ! volonté se mentirait donc?
admirait chez les gens de la caravane, j Il aimerait passionnément !...
Il aimerait une Indienne !
M. de Lincourt, à cheval, marche en tête Lui, le héros blasé de mille aventures ga-
du convoi, en avant des premiers wagons. lantes dans le grand monde parisien...
Sa maîti'esse, également à cheval, se tient Lui pour qui vingt grandes dames se sont
à côté de lui. ] comprises en plein salon, au bal, au théâtre...
L'ex-reine ne porte plus les ornements ; Lui dont certaine ambassadrice disait après
royaux. ! un certain duel et le lendemain d'un cer-
Colliers, bracelets et autres insignes de sa ; tain souper :
dignité ont disparu. ! — On ferait tuer dix maris pour un tel
Elle n'a conservé qu'une bague, présent ! amant...
du comte. j Un pareil homme se passionnerait pour
• Le harnais de son cheval est simple : plus '< une reine apache !...
d'effilés, de glands, de pendeloques et au- Supposition bien invraisemblable..
tres objets de même nature et de même fu- Et pourtant...
tilité. John Bui'gh, qui suivait son chef, se faisait
La jeune femme a également modifié son , mille réflexions analogues...
costume. ! Plus édifié que tout autre, il pouvait même,
Une tunique de soie unie, de couleur fon- , sans s'aventurer, tirer des conclusions fort
cée, a remplacé le même vêtement soutaché raisonnables...
d'or, couvert de broderies et surchargé de Et il n'y manquait pas.
pierres précieuses. j —llyalonglemps, se disait-il, que je m'at-
Enfin au manteau royal elle a préféré tendais à cette affaire.
un riche punclio mexicain, plus utile et j « Dès leur première entrevue, j'avais rc-
moins lourd. ' chose.
marqué quelque
LA REINE DES APAGHES 629

« Et depuis ce bal à Austin, je me disais I chef le moins résolu peut bannir toute
ce qui est arrivé... crainte.
que tout ça finirait par...
« C'est égal, by God! je fais une excellente « Je vous ai donc réunis pour qu'il soit
sorcière : Son Honneur s'en apercevra "an pris, d'après vos avis, des mesures qui nous
permettront de lutter victorieusement contre
jour.
ici, c'est tous obstacles et d'assurer la sécurité de
« Une Indienne pour maîtresse
très-agréable. notre marche.
« Mais à Paris, dans ce grand monde où « Quand nous aurons franchi ces collines
elle veut être présentée, c'est là que Son qui coupent la prairie de l'est à l'ouest, nous
Honneur sera embarrassée pour faire annon- arriverons à une vaste plaine couverte d'her-
cer Sa Majesté la reine des Apaches. bes et d'arbustes , et nos regards se repose-
« Je suis curieux de savoir ce que Sans- ront avec délices sur cette magnifique végé-
Nez en pensera s'il revient jamrais. tation qui forme dans la savane une oasis
« Et Grandmoreau qui fera une tête d'ours j de plus de cinq lieues de largeur.
rencontrant une girafe !... » « Guerriers, cette plaine de verdure cacho
des gouffres insondables où la cavarane
entière pourrait tomber et disparaître à

CHAPITRE CIV jamais.


« L'oeil le plus exercé ne saurait recon-
naître ces abîmes sans fond.
Là PtUIIUKTREMBLANTE « La prairie tremblante les recouvre d'une
épaisse et trompeuse végétation.
On marcha pendant tout le jour. « Trappeurs et sachems. nous sommes
Aux approches de la nuit, un endroit favo- en face d'un danger qui peut compromettre
rable ayant été signalé, l'ordre de camper ou retarder beaucoup la réussite de notre
fut donné. expédition.
Dcuxheuies après, chacun faisait honneur « Je fais appel à l'expérience de tous. »
au repas du soir et se préparait à goûter un Ayant ainsi parlé, dans un langage
repos bien gagné par les fatigues delà jour- imagé qui devait plaire à ses nouveaux
née. alliés, le comte s'assit, attendant que l'un
Cependant le comte avait fait circuler un des assistants demandât la parole.
ordre par lequel il convoquait les principaux John Burgh se leva.
chefs des deux camps. — Parlez ! lui dit M. de Lincourt.
Il s'agissait d'adopter en conseil de guerre L'Anglais se recueillit un moment et com-
certaines résolutions importantes relatives à mença son speech :
— Gentlemen, dit-il, je puis donner des
l'itinéraire que l'on devait suivre.
A l'heure fixée, les sachems indiens et les i renseignements sur la prairie tremblante
lieutenants de M. de Lincourt se trouvaient qui nous est signalée.
réunis autour d'un feu allumé sous une grande « Je la connais.
tente dressée pour la circonstance. « Je l'ai traversée plusieurs fois.
Quand tout le monde fut placé à son rang, « Elle a dix-huit milles de longueur sur
le comte prit la parole sur ce ton grave et quinze de largeur.
solennel consacré par l'usag3 dans toute as- « Ses gouffres de boue, de sables mou-
semblée de Peaux-Rouges. vants, et ses puits aux profondeurs incon-
— et sachems, dit-il, je suis nues sont le produit du trop-plein des nom-
Trappeurs
averti par mes éclaireurs que nous nous trou- breux bayous et lagunes de la vallée.
vons en présence d'un grand danger. « Et ces lagunes et bayous sont eux-mê-
« Mais tout péril signalé peut être facile- , mes alimentés par les débordements annuels
ment écarté. i du Colorado.
« Avec des guerriers tels que vous, le « J'ai longtemps chassé les caïmans qui
630 L'HOMME DE BRONZE

fourmillent dans ces parages ; c'est même i — Parle! dit le comte.


dans ces lagunes que j'ai fait connaissance I — Je vous demanderais, sir, de me faire
de notre ami le géant Tomaho, alors occupé j savoir si vos éclaireurs n'ont signalé aucun
comme moi et bien d'autres à faire collection parti ennemi aux environs.
de peaux de caïmans que nous vendions un « Ce point est très-important.
bon prix-à'New-York. « Car une fois engagée en file sur les
« Mais il ne s'agit pas de caïmans : je chaussées de la prairie tremblante, la cara-
reviens à la prairie tremblante. vane entière serait incapable de résistera cin-
« Son Honneur notre chef ne se trompe quante hommes bien armés et solidement
pas en disant que le passage est périlleux, retranchés.
surtout à cause de nos wagons et autres — Ton observation est des plus judi-
équipages ; mais il est possible. cieuses, remarqua le comte.
« Je m'en rapporte aux gentlemen sachems, « Mais il semble que depuis longtemps
qui pour la plupart doivent connaître la on ait renoncé à nous inquiéter.
prairie. » « Nos éclaireurs n'ont fait aucune décou-
Plusieurs Indiens répondirent par un verte dont nous puissions nous préoccuper.
signe d'approbation à la question indirecte « Songeons donc à nous tirer de ce mau-
de l'Anglais qui continua : vais passage le mieux et le plus tôt possible.
— Ce est très-possible, mais il « Comment notre ordre
passage réglerons-nous
sera long et difficile. de marche ?
« Et voici les raisons sur lesquelles s'appuie « Je me lie à ton expérience.
mon dire : « Je te demande seulement de tenir
« D'abord les rares chaussée» solides qui compte de ces deux observations :
coupent la prairie forment des courbes, des « Il est nécessaire de nous hâter;
lignes brisées, des détours interminables. (( Mais je ne voudrais à aucun prix subir
« Ensuite, ces chaussées étant très-étroi- des perles de matériel. »
tes, on ne pourra avancer qu'en file et avec Après quelques instants de réflexion, Burgh
assez de précautions pour ne pas dévier du reprit :
bon chemin. Car vous le savez, gentlemen, — Sir, voici, selon moi, ]e
moyen de mar-
qu'une roue ou un boeuf s'engage dans les cher A'ite et sûrement.
parties mouvantes, et bête et chargement « D'abord je choisirai parmi les Indiens,
sont infailliblement perdus ; de plus, il faut si Votre Honneur y consent, ceux d'entre
s'estimer heureux quand la chaussée ne eux qui connaissent bien la prairie trem-
s'entame pas par suite de l'accident et du blante.
séjour prolongé d'un poids trop lourd sur « J'en formerai une compagnie de guides
Une partie faible ; dans ce cas, le chemin se dont je prendrai le commandement.
trouve coupé 1, et il faut reculer quand on « Je vérifierai toutes les indications qui
peut. me seront données, toutes les observations
« Vous voyez, gentlemen, qu'il y a mille qui me seront faites.
précautions à prendre pour éviter les catas- « En agissant ainsi, nous pouvons être
trophes. ; certains de ne pas engager le convoi dans
« Mais je prétends malgré tout que le ! de mauvaises passes.
passage est possible avec de la prudence et | « Mais, pour plus dé sécurité, nous pouvons
dé bons guides. » I encore nous faire suivre par toute la cavalc-
Burgh. parut borner là ses explications ; il I rie : là où auront passé les chevaux, les wa-
fit mine de s'asseoir; mais, se ravisant tout à gons passeront;
coup et s'adressant au comte de Lincourt, il « Enfin lés attelages viendront en file, et
lui demanda : chaque voiture aura une nombreuse escorte
— Si Votre Honneur voulait bien me le d'hommes solides et capables de la tirer i**
permettre j je lui fei'ais une question* pidemeut d'un mauvais pas. »
LA REINE DES APACHÈS 631

Ayant ainsi formulé ses propositions, 1 laisser le temps de choisir le bon chemin à
John Burgh promena un regard satisfait sur la bifurcation de deux chaussées.
l'assemblée et ajouta en forme de conclu- Cette marche en interminable file était
sion : d'une désespérante monotonie.
— Gentlemen, je suis certain que mes Aussi l'ennui aurait-il assombri bien des
avis sont bons à suivre ; mais, comme je visages si la crainte constante de donner
puis me tromper, j'écoute les observations dans quelque abîme n'eût tenu tout le mondé
do ceux qui en ont à présenter. en éveil.
Personne ne contesta le dire du trappeur. Le danger était un, mais il était immense.
De toutes parts, il y eut au contraire un S'écarter d'un pas du chemin solide, c'é-
murmure approbateur, murmure que l'Aigle- tait la mort...
Dieu se chargea dé traduire. Une mort affreuse, épouvantable...
— Le guerrier Un engloutissement dans ces masses de
pâle a bien parlé, dit-il.
« Je connais aussi la prairie tremblante. verdure qui s'écartent comme pour laisser
« Nous pouvons la traverser. le gouffre aspirer sa proie, puis se referment
« La marche qu'il propose est bonne. » lentement au dernier cri de l'agonisant à ja-
El s'adressant aux sachems le nouveau roi mais disparu.
leur demanda : Pas un arbre sûr ce sol vacillant dont la
— Notre frère mince couche ne saurait supporter de poids.
pâle a-t-il bien parlé?
Tous les Indiens levèrent la main en signe Dès herbes, dés végétations aquatiques,
d'adhésion. dés mousses.
Alors l'Aigle-Bleu se tourna vers M. de Puis, çà etlà, de rares arbustes couchés par
Lincourt. lé vent, dont la tige prend racine et dont; les
— Les paroles de ton guerrier racines se couvrent de feuilles.
resteront
dans la mémoire des sachems, dit-il. Etrange phénomène que ces prairies flot-
tantes couvrant d'immenses étendues d'eau
« Ils marcheront avec lui et comme lui.
— Voilà ou do boue toujours liquide, sous lesquelles
qui est convenu* fil le comte en ont disparu des troupeaux entiers de bisons
se levant.
aux époques d'émigrations !
« Demain, au point du jour, nous nous Sur ces dangereuses plaines, la vue est
mettrons en marche.
« Que tout le monde soit à son poste. égayée par une multitude de fleurs dont les
brillantes couleurs se détachent vigoureuse-
« Je laisse à Burgh le soin de choisir lui-
ment sur un fond vert sombre.
même les guides qui lui paraîtront les plus Mais la vie animale n'y est représentée que
expérimentés. »
par de rares insectes ailés.
Sur ces mots, M. de Lincourt sortit de la Pas un oiseau ne se pose sur ces faibles
tente et le conseil se sépara.
tiges tantôt ra*meaux, tantôt racines.
Pas le plus petit, le plus léger quadra-
Le lendemain, dans l'après-midi, la cara-
pède sur ce terrain sans consistance, semé
vane se trouvait engagée toute entière sur la de fondrières et de chausse-trappes.
prairie mouvante. Et, fait étrange, le coassement Je la gre-:
Elle suivait tiné dé ces chaussées naturelles nouille né se fait jamais entendre dans ces
reposant sur uri fond pierreux bu rocheux marécageux parages.
et que les lentes infiltrations de l'ëaun'âvaiên A peine si l'oreille y: est parfois sur-
pu désagréger. prise, en certains endroits,le long des chaus-
Jusqu'alors aucun accident lie s'était pro- sées solides, par le sifflet de cristal du
duit. crapaud solitaire domicilié dans quelque
Mais la marche était lente et pénible. humide crevasse.
Il fallait s'arrêter souvent pour permettre La prairie tremblante n'est enfin ni le mà-
aux guides de sonder le terrain, pour leur ; récage ni la toiTC ferme. Elle tient de celui-
632 L'HOMME DE BRONZE

ci, elle tient de celui-là, mais elle reste la s'efforçait en vain et jetait à chaque prin-
négation des deux. temps de. nouveaux. promontoires touj ours
C'est une sorte de vide intermédiaire entre déchirés et engloutis. .
la terre et l'eau; c'est un espace neutre ré- Au moment même où Burgh et sa compa-
sumant mille dangers que l'on ne peut dé- gnie de guides allaient reconnaître la solidité
signer que par un seul mot : engloutisse- d'une passe douteuse, une formidable ex-
ment ! plosion fit sauter la chaussée à cent pas en
avant des intrépides éclaireurs.
Depuis trois jours, la caravane avançait Et, complication terrible, vingt secondes
péniblement sur les chaussées de terre ferme après,.une seconde explosion coupait toute
reconnues par les guides. retraite à la caravane en ouvrant deux larges
La marche était lente, mais il semblait que et profondes tranchées dans le chemin solide
l'on dût se 'tirer sans catastrophe de cette qui venait d'être foulé par le dernier peloton
dangereuse passe. d'arrière-garde.
M. de Lincourt, complètement rassuré par Ces deux explosions presque simultanées
les fréquents rapports de John Burgh,, et ébranlèrent là mouvante surface du sol.
aussi par l'intelligente activité des guides, La prairie tremblante trembla réellement.
semblait ne plus penser qu'à ses nouvelles On eût dit qu'elle allait s'abîmer dans les
amours. profondeurs inconnues qu'elle recouvrait.
Il se montrait fort empressé auprès de sa Une longue clameur courut, comme une
maîtresse, et jamais il n'avait laissé autant traînée de poudre, d'un bout à l'autre du
d'initiative et de liberté d'action à ses lieute- convoi.
nants quant au gouvernement de la caravane. Clameur d'épouvante !
Les trappeurs voyaient avec autant de Immense cri do désespoir !
surprise que d'inquiétude se développer une La chaussée était largement entamée en
passion qui, pour le moment, semblait primer avant et en arrière.
le succès de l'expédition, et pouvait du moins Impossible d'avancer !
retarder cette "conquête du Secret du Trap- Retraite impossible!
peur après laquelle chacun aspirait. La situation était terrible, et tout le monde
Ils pouvaient se tromper sur le degré d'in- pouvait malheureusement l'envisager dans
tensité de la passion amoureuse de leur chef, toute son horreur.
mais ces attentions, ces soins dont celui-ci De là un commencement de panique qui
entourait la reine justifiaient et au delà les faillit causer d'immenses et irréparables
justes appréhensions de chacun. malheurs.
Il se produisit des encombrements sur plu-
Cependant la caravane, après avoir fran- sieurs points de la chaussée, et, sans le sang-
chi les deux tiers de la prairip tremblante, froid des trappeurs, plusieurs wagons avec
se remettait en marche le matin du qua- leurs attelages eussent été précipités dans
trième jour. le gouffre.
Elle se trouvait engagée toute entière sur Et ce qui augmentait les terreurs et la con-
une longue et étroite chaussée, la seule pra- fusion, c'était moins la catastrophe en elle-
ticable en cet endroit de la prairie. même que ses conséquences probables et l'i-
De chaque côté de cette chaussée, les her- gnorance où l'on se trouvait quant aux
bes et arbustes aquatiques devenaient rares. intentions d'un ennemi resté invisible.
L'eau était profonde sur ce point et sou- Cependant, grâce à l'activité des chefs de
vent assez agitée. compagnies et à la bonne volonté des sachentf
Sa mobilité avait jusqu'alors lutté victo- indiens, M. de Lincourt parvint à rétabli'
rieusement contre les empiétements d'une l'ordre dans le convoi.
envahissante végétation ; ses flots déchique- Les wagons engagés dans les boues furent
taient chaque jour le mobile rivage qui ramenés sur la terre ferme, les attelages re-
A REINE DES APACHES \ / 633

prirent leurs distances, s'espacèrent réguliè- Les chefs de compagnies s'empressèrent


rement, et le convoi stationna enfin dans un de prendre toutes les dispositions nécessaires
ordre convenable. pour assurer l'exécution de ces ordres, i
Ces premières dispositions prises, M. de Trente escouades se trouvèrent formées
Lincourt assembla ses lieutenants. on quelques minutes, et, avec les squatters
— Nous sommes en présence, leur dit-il, pour guides, elles se mirent activement à ré-
du plus grand danger que nous ayons jamais colter des herbes, racines, joncs, roseaux,
couru depuis notre départ. arbustes, et à en confectionner d'énormes fa-
« L'ennemi est redoutable, si j'en juge par gots.
ses puissants moyens d'action et par cette Après une demi-heure à peine de travail,
tactique qui l'a rendu et le rend encore in- un grand nombre de fascines étaient réunies
visible. en tas sur divers points de la chaussée.
« Toutefois vous n'êtes pas hommes à vous On commença alors à les transporter à:
laisser aller au découragement, je le sais. l'endroit défoncé et qu'il s'agissait de com-
« Travaillons donc à notre délivrance. bler.
« Nous disposons pour réussir de deux Mais vingt de ces fagots n'étaient pas en-
Moyens :: ; core jetés dans le large fossé boueux creusé
« Combler avec des fascines la brèche pra- par les mines que trois obus lancés avec une
tiquée dans la chaussée, ou, si nous ne réus- admirable précision venaient jeter le trouble
sissons pas, établir un pont de bateaux. » parmi les travailleurs et détruire leur oeuvre
Une approbation unanime accueillit ces à peine ébauchée.
paroles du comte qui reprit : M. de Lincourt monta aussitôt sur la
— Allons ! tout le monde à l'oeuvre ! bâche d'un wagon, et, armé d'une excellente
« Commençons par confectionner des fas- lorgnette, il chercha à découvrir les canons
cines et tâchons de combler le vide. dont l'ennemi venait de se servir avec tant
« Pendant que vous ferez cette tentative, d'adresse et d'à-propos.
je vais surveiller moi-même le montage de Un nuage de fumée s'élevant au-dessus
nos bateaux. » d'une butte de terre, sur une chaussée solida
l>'HoaMKDR BRONZE.— 95 LA REINE DES APACIIES.— 80
634 L'HÛMME DE BRONZE

bornant la prairie tremblante du côté des — Aôk! très-bien, bien, affir-


parfaitement
bayous et lagunes, le guida dailB ses ïè« ma Burgh.
cherches. —
Essayons dotte d*un dernier ffiôyehj dit
Une batterie de six pièces qui lui pa> lëcômtei
rurent d'assez fort calibre était construite <<Nous allons mettre toutes nos embarca-
dans une excellente position, à environ,deux tion* a l'eau et emmener cent de nos meilleurs
mille paâ de distance» tireurs.
Cette batterie commandait la breehe faite « il nous parvenons à éviter d'être décou-
par les minés ; il ne fallait pas Sbngêr à ten- verts pat l'ennemi $ ce qui est possible à cause
ter le passage sur tin remblai dé fascines : de la hauteur des herbes de la prairie trem-
c'eût été folie. blante, nous opérerons ùnê diversion pendant
M. de Lincourt etit alors la pense© de re^ que là caravane, après avoir construit des
nouveler la même tentative êii arrière et dé retranchements, opposera notre artillerie à
retourner sur ses pas. l'artillerie de nos assaillants* .
Mais il fallut encore abandonner cette <*¥L'idée est bonne, approuva Bltrgh.
idée, car le feu d'une seconde batterie dé^ « Mais nous ne débarquerons pas avant
masquée à propos chassa de nouveau les tra- douze heures et nous n'aurons pas rejoint
vailleurs et démolit leur ouvrage. l'ennemi avant vingt-quatre* -
La situation se tendait singulièrement. ^ Peu importe ! lit le comte.
La marche en avant était absolument int* « Là càravftné est pourvue de Vivres ; elle
possible et la retraite se trouvait coupée. peut tenir.
Le piège avait été admirablement tendu, « D'ailleurs nous n'avons pas le choix des
et il présentait une solidité à l'épreuve des moyens. »
plus énergiques tentatives. Sans perdre une minute, Burgh fit moitié
Mais ce qui inquiétait singulièrement une première barque à flot.
M. de Lincourt, c'était d'ignorer absolument Pendant ce temps, le comte faisait choix
à quels ennemis il avait affaire. des cent hommes d'élite qu'il voulait em-
Impossible de découvrir aucune troupe. barquer.
Les artilleurs eux-mêmes, très-bien à l'abri Bientôt le premier canot, monté par dix
derrière un épais rempart do terre, demeu- hommes, se trouva prêt à partir.
raient complètement invisibles. On allait en lancer un second, quand un
Mais ce n'était pas le moment d'éclaircir coup de canon retentit.
ce mystère. Un obus siffla et vint briser le canot qui
H fallait à tout prix forcer le blocus. coula aussitôt.
Le côinte appela John Burgh. Deux hommes furent tués, un troisième se
— Sais-tu, lui demanda-t-il, si ces eaux que noya*
lés végétations n'ortt pas encore recouvertes Les autres purent se sauver.
communiquent avec les lagunes du Colorado Malgré toutes les précautions prises, l'en-
et par conséquent avec la terre ferme ? nemi s'était aperçu de la tentative d'embar-
et il montrait victorieusement
L'Anglais répondit sans hésiter : quement, que
— Elles communiquent avec le fleuve ses artilleurs pointaient avec assez de préci-
même ; mais il faut faire mille détours dans sion pour faire échouer tout projet du même
les lagunes pour gagner un point de débar- genre.
Le comte était furieux.
quement.
— Ce n'est alors qu'une affaire de temps? Certes, sa colère n'avait rien de bruyant m
fit le comty. d'exalté.
— De temps et d'habileté, oui, sir. Mais il était très-pâle.
— Te chargerais-tu de nous guider dans Ses lèvres décolorées s'ariiincissaient dans
les lagunes? un rictus nerveux, et deux petites taches de
LA REINE DES APAGHES 635

mousse se voyaient à chaque coin de sa bou- — Je sais,


reprit le comte, que vous aimez
che. mieux lutter jusqu'à la mort...
Sombre, les sourcils froncés, ilsepromenait — Oui ! oui ! firent toutes les voix
lentement, cherchant sans doute quelque --- Je partage votre avis, mais je tiens à
moyen de briser la force qui lui faisait obr- vpus dire que nous avons mille chances de
stacle. succomber contre une de vaincre.
Tous les regards étaient anxieusement fixés — Battons^nous ! s'écrièrent les trappeurs.
sur lui. « Nous avons du canon aussi !
Il le sentait, et ses impressions n'en deve- — Nous nous battrons, continua le comte ;
naient que plus vives et ses appréhensions mais avant de livrer bataille il faut en ru-
plus fortes. sant mettre de notre côté le plus de chances
Comment sortir delà terrible situation dans possible.
laquelle on se trouvait engagé? « Eh bien! voici mon projet :
Lutter était presque impossible. « Cette nuit, nous ferons ce qu'il a été im-
Avec son artillerie, l'ennemi pouvait non- possible d'exécuter dp jour.
seulement empêcher de reconstruire une « Nous nous embarquerons une centaine
chaussée factice, mais il lui était facile de et nous irons à la découverte de l'ennemi
briser les wagons et de jeter le désordre et par les lagunes et la terre ferme.
la mort dans les attelages. « Si nombreux qu'il soit, je pense que,
Il fallait se rendre ou se faire tuer. pris entre deux feux, nous pourrons le
Se rendre ! mais à qui ? battre.
L'ennemi ne paraissait aucunement dis- « Est-ce dit?
— Bravo ! s'écrièrent
posé à se montrer. les trappeurs à qui
'
Il était là évidemment, à deux kilomètres l'espérance était revenue.
à peine. « Bataille ! et pas de quartier !
Mais quel était-il? — Faites donc vos termina le
préparatifs,
Quelles seraient les conditions d'une ca- comte, et choisissez les meilleures carabines,
pitulation, en supposant qu'elle fût acceptée ? « Vous avez également à tenir notre ar-
Cruelle incertitude, à laquelle succédera tillerie prête, car dès le soleil couché il fau-
peut-être une plus cruelle réalité. dra établir des retranchements et répondre
Tout à coup le comte s'arrêta dans sa pro- au feu de l'ennemi, ne serait-ce que pour
menade. l'occuper. »
Il paraissait avoir pris une résolution dé- Les trappeurs s'empressèrent d'obéir à
finitive. ces instructions.
11 fit signe à ses lieutenants d'approcher.
Ceux-ci formèrent le cercle. Le soleil ne rayonne plus : son *arge
— Il
n'y a pas à nous le dissimuler, dit le disque rouge est noyé dans une brume
comte avec une légère altération dans la épaisse ; il va bientôt disparaître derrière
voix, effet de la violente colère qui l'agitait les montagnes dont on aperçoit les crêtes
intérieurement, nous sommes prisonniers, dentelées à l'horizon.
d'un ennemi que je ne connais pas encore, On travaille déjà à préparer les bateaux
mais à l'habileté duquel je rends justice : et les canons.
ses plans étaient admirablement combinés, Le comte est seul sur ce point de la chaus-
cl ils ont été exécutés on ne peut mieux. sée que baigne le lac sur lequel il va s'a-
« Nous être forcés de capitu- venturer avec ses braves trappeurs.
pouvons
ler... „ Soudain une exclamation étouffée s'é-
A. ce mot de capituler, de significatifs gro- chappe de sa gorge.
gnements se firent entendre. Son regard se fixe ardent et anxieux sur
Les trappeurs n'étaient. pas hommes à se un point qui semble grossir et se mou-
reudre sans combattre. voir.
636 L'HOMME DE BRONZE

B ne se trompe pas. « A demain, et bonne huit! »


Une barque s'avance rapidement. Et, se penchant sur ses rames, le pirate
Un seul homme la monte. s'éloigna rapidement^
Il se trouve bientôt à dix pas de la rive. M. de Lincourt, immobile, lé regardait par-
Il s'arrête alors, vire... et le comte recon- tir.
naît le fameux chef de pirates John Huggs. — Vaincu! murmura-t-il avec un geste
Celui-ci reconnut également le comte, car j de dépit, de colère.
il lui cria : « Et par qui?... »
— Le hasard me favorise;
je ne pouvais
mieux arriver.
— Que me voulez-vous? demanda M. de
Lincourt en suivant de l'oeil tous les mouve- CHAPITRE CV
ments de John Huggs.
Mais le pirate ne paraissait DANSLE GUÊPIER
aucunement
disposé à commettre quelque trahison.
— Gentleman, dit-il, vous êtes prisonnier. Le lendemain matin dès l'aube, avant la
— Vous ne m'apprenez rien, fit le comte. sonnerie de clairon qui marque l'heure du
« Mais laissez-moi profiter de l'occasion réveil, tout le monde est debout dans le
pour vous adresser toutes mes félicitations. camp.
« Votre piège est admirablement imaginé, Une profond* inquiétude agite la caravane
et vous vous en êtes servi avec une merveil- entière, et de sourdes rumeurs grondent de
leuse habileté. tous côtés.
— J'accepte vos compliments, lo Les trappeurs et squatters, informés par le
répondil
pirate; mais pas pour moi. comte de l'inutilité de la lutte projetée pour
« Je les répéterai à notre chef. » la nuit, n'ont pu dissimuler leur méconten-
Ce mot de chef donna à réfléchir à M. de tement.
Lincourt. Aujourd'hui que tout semble perdu, ce
— Quel est donc ce chef? demanda-t-il. mécontentement s'est accentué.
Sans répondrev à celte question, John Pour les uns, c'est un commencement de
Huggs reprit : sédition qu'ils tentent.
— Voici ce
que je suis chargé de vous Pour les autres, c'est le désir d'affirmer
dire : leur volonté et de discuter avec le comte les
« Vous êtes prisonniers, vous et toute la décisions à prendre pour assurer le salut de
caravane. la caravane.
« Vous vous exposeriez inutilement en es- Mais chez tous la confiance qu'inspirait-
sayant de lutter ou de fuir. M. de Lincourt est fortement ébranlée.
« Tous les passages sont gardés et minés. On trouve que le chef manque d'énergie,
« Et, si vous nous y forciez, nous ferions que la défense est possible, et qu'en tout
sauter une digue naturelle qui formé bar- cas il n'est pas juste de laisser un seul homme
rage dans la partie supérieure de la prairie, décider du sort de tous.
et vous seriez noyés tout simplement. Plus d'un trappeur est jaloux de l'autorité
« Vous voyez que nos précautions sont absolue du comte, et il ne demande qu'une
prises et que vous n'avez qu'à rester calme. occasion de secouer un joug que les circon-
« Demain je reviendrai. stances l'ont jusqu'alors forcé de subir.
« Vous aurez alors une entrevue avec Ceux que cet esprit de révolte anime se
notre chef, et vous traiterez directement montrent les plus bruyants, et les propos
avec lui des conditions qu'il veut vous im- qu'ils font circuler dans tout le camp accu-
poser. sent plus de mauvaise foi que de conviction :
« C'est tout ce que j'avais à vous dire, ils sont surtout envieux et insolents.
gentleman. Moins nombreux, il est vrai, due lés autres,
LA REINE DES APAGHES 637

leurs agissements n'auraient rien d'inquié- manifesté une certaine hostilité contré le
jant si tous les autres trappeurs ne leur don- comte.
naient pas un appui, en adoptant cette idée Il était Français !
et ; Cela leur suffisait.
qu'un conseil de guerre devait être tenu,
nue le comte aurait à se conformer aux dé- Mais en outre, comme ils étaient marchands
cisions de ce conseil ou à se démettre de son ou colons bien plus que trappeurs, ils n'a-
autorité. vaient pas ces brillantes et solides qualités
Or il était présumable que l'autorité de de marcheurs, de chasseurs de fauves,
il. de Lincourt, entamée par cette atteinte, d'hommes des prairies enfin, qui distin-
serait bientôt entièrement méconnue. guaient Grandmoreau et les autres Français.
Les plus ardents devaient finir par dominer Aussi ces Allemands étaient-ils mainte-
!
I ]cs autres ; le prestige du chef détruit, c'en nus dans une infériorité qui les blessait,
I était fait de la direction. ) quoiqu'ils l'acceptassent avec une hypocrite
I Dès lors tout était fini ; c'était la ruine bonhomie.
I rrémédiable de l'expédition. 1 Au fond, ils couvaient des désirs de ven-
I Et déjà il y avait unanimité pour adopter geance, une haine que leur air placide et
I cette idée d'un conseil de guerre où tous les bonasse dissimidait trop bien.
I membres de la caravane indistinctement don- Si la fausseté du caractère allemand avait
I lieraient leur avis et leur vote sur les meil- été mieux connue du comte, aucun de ces
I leures mesures à prendre pour sortir d'em- hommes n'eût été accepté.
I barras. Mais à cette époque on ne se doutait gé-
I Une pareille détermination entraînait né- néralement pas de ce qu'un blond Germain
I cessairement la perte de la caravane déjà peut cacher de violence sous sa platitude
I compromise, mais non condamnée sans ré- de manières. j
I mission. Cuisiniers, ordonnances d'officiers, conduc-
I La plupart des expéditions du même genre teurs du convoi, les Allemands jalousaient
I ont échoué en effet par les révoltes : témoins l'état-major où l'élément français dominait.
I celles de du Pindray, de Guiton, de Lamherty A cette heure, ils pouvaient ébranler l'au-
I et de tant d'autres. torité du comte et ils allaient tenter de le
I Les conséquences de l'impatience, de la faire.
I crainte ou du découragement sont toujours Celui qui poussait le plus habilement, sinon
I les mêmes. le plus ouvertement à la sédition, et qui était
I Elles paralysent les efforts des chefs les le chef du parti allemand, se nommait Hu-
I plus déterminés, les plus intelligents. mann.
I Mais la foule a-t-elle jamais raisonné? C'était un triste sire et d'aspect peu noble.
I En brute qu'elle est, elle frappe et ren- à coup sûr.
verse l'obstacle réel ou imaginaire que lui L'homme était en effet parti de bas et il
I oppose la logique ou les faits. Elle préfère était descendu plus bas encore.
I marcher en aveugle à sa perte plutôt que Quand l'Allemand est laid, rien ne relève
d'obéir à un homme dont l'habileté même ses traits ; il est vulgairement laid.
I est suspecte. Quand il est né dans la boue, il y reste le
H Ce qui donnait encore à la révolte nais- plus souvent, et souvent encore il va rouler
H santé un caractère plus dangereux, c'est que avec l'eau fangeuse au fond de l'égout
I la question de nationalité agitait sourdement L'Allemagne du Nord est un pays de féo-
H 'es trappeurs. dalité et de servilité.
D'un côté, les Français et les Canadiens La plèbe ne s'y relève pas sous le pied
de race normande du maître.
H De l'autre, les Allemands, lès Yankees et Rien d'humilié et de vil comme le paysan
H les Canadiens de sang anglo-saxon. allemand en face du seigneur, comme le sol-
'
H Les Allemands surtout avaient toujours : dat devant l'officier.
638 L'HOMME DE BRONZE

Rien d'immonde et d'abject commo la ront l'adresse de vous ; donner de tels' torts
crapule des grandes villes d'Allemagne. apparents, si vous les secouez de votre en-
Et Humann était né dans un bas quartier tourage, que tout le monde plaindra le
de Berlin. pauvre jeune homme blond gémissant par
C'était ce que l'on peut appeler une mince votre faute sur le pavé de la rue.
canaille prussienne. Nous les avons vus, ces types, dans nos
Nous en aVôns vu beaucoup de cette sorte maisons de commerce, puis nous les avons
défiler dans les rangs ennemis, lors de l'in- revus dans leur armée.
vasion. Ils étaient petits, flatteurs et couchés à
Élancé sans élégance, maigre sans sou- plat ventre derrière nos comptoirs; ils sont
plessév ne possédant pas ce nerf, ce ressort revenus insolents* voleurs et féroces, la lance
de certaines natures sveltes, presque sans du ulilan au poing; mais je défie bien qu'on
épaules et sans poitrine, avecun ventre un peu leur ait jamais vu un éclair dans le regard,
féminin, n'ayant pas de sang dans les veines, même quand ils venaient de vaincre...
il produisait au premier abord l'effet d'une même quand ils glissaient une pendule sous
perche à houblon couronnée d'une perruque leurs manteaux.
blonde. Le fond de ces caractères est une pi'udcnce
C'était un de ces hommes dont on ne se froide qui les empêche de se compromettre.
défie pas assez, parce qu'ils semblent insi^ Là est leur force. ,
gnifiants. Force négative, mais force,
B. savait se taire, se réserver, car il se sen-
tait prêt à toutes les lâchetés, à toutes les Humann ne s'était jamais prononcé ouver-
défaillances en face d'une énergie ou d'une tement contre le comte ou contre les Fran-
supériorité. çais; mais quand M. de Lincourt avait m-
Quiconque voulait lui imposer silence le doyé quelqu'un ou quand un ordre donné
pouvait. mettait quelque détachement dé mauvaise
Il le permettait aussi bien à un sot bruyant humeur, Humann avait une façon merveil-
mais décidé qu'à un homme d'esprit, et il leuse d'irriter les rancunes, d'ulcérer les
en voulait tout autant à l'homme d'esprit blessures.
qu'au sot; car son impuissance rageuse mais Demi-mots, railleries douces qui sem-
contenue s'offensait de tout ce qui le do- | niaient caresser et qui enyeniniaient les
minait. I plaies, sourires équivoques, réticences cal-
Il s'avouaitàlui-mêmeson insuffisance trop culées, il mettait en oeuvre tous ces moyens
manifeste, mais cette constatation l'irritait et perfides contre le chef de la caravane.
le poussait au dénigrement. Et pourquoi?
Ce qui le caractérisait le mieux, c'était une Parce que M- de Lincourt, un jour qu'Ilu-
absence absolue d'élan, de chaleur; nature mann était plus lâche encore que de cou-
flasque , visqueuse , réfractaire à tout tume, l'avait sanglé d'un coup de cravache.
enthousiasme, voire aux entraînements du Et Humann attendait son. heure de ven-
crime. geance !
En lui, rien nelvibrait. M. de Lincourt n'aurait, jamais supposé
Il faut se défier de ces hommes qui se que ce couard deviendrait dangereux.
taisent, L'insinuent, se glissent; il faut Une attentive observation l'eût éclairé.
prendre garde à ces humbles qui acceptent Cet homme, dont l'échiné .formait, si bien
toutes les hontes sans rebiffer h rien. l'équerre quand le chef passait, avait qu^l"
: Ils ont l'apparence modeste, leurs efface- ques traits de physionomie qui étaient des
ments vous rassurent, leur maintien vous indices.
désarme, leurs silences vous endorment. L'oeil était terne, vitreux; mais ou devi-
Mais s'ils ont un but, ils l'atteindront, nait derrière la prunelle de verre dépoli uns
soyez-en certain, à vos dépens; et ils au-; ! profondeur de lumière qui vous trouble
LA REINE DES APACHES

parce qu'elle' est indécise et Mais Sans-Nez, lili, avait recueilli dès pro-
précisément
va°né; en regardant le jour, dans une pos tenus un jour d'ivresse daris: la cantine,
chambre close, à traVers dès Carreaux dont la où, le vin aidant, maître Humann s'était ou-
meule à éhioussé. la surface, l'on éprouve blié contre M. de Lincourt à dés propos qui
cctte impression. éclairèrent Sans-Néz; .
Ce sont là des yeux inquiétants* Mais le Parisien avait eh Vain averti le
La bouche était ignoble. comte qui méprisait trop Humann pour pren-
Les vices du saug l'avaient démeublée dre garde à une vermine de cette sorte.
en partie et "la carie pourrissait le peu de Et c'était un tort.
deuls qui restaient. Cet ennemi dédaigné allait mettre le comté
Un sourire fauXj s'étirant de la lèvre en péril.
mince sur une incisive isolée* bleuâtre et Et quand vous rencontrerez une de ces na-
entamée, un sourire qui en s'accusant fût de- tures-là, soyez sans pitié.
venu rictus, un sourire révélateur enfin, au- Ecrasez-la comme vous feriez d'une dé ces
rait dû éclairer M. de Lincourt. longues limaces efflanquées qui rampent au
Ce Humann avait une histoire. printemps après les jeûnes de l'hiver.
Rufian mal réussi faute d'énergie, ayant Ecrasez, vous dis-je I
cherché à exploiter les femmes et n'ayant Cela vous mangerait vivant et vous finirait
abouti qu'au ridicule d'être bafoué par elles, cadavre...
cet homme avait été précipité du haut
d'un rêve basé sur l'exploitation de la jupe; Déjà Humann s'agitait dans le camp comme
rêve qu'il avouait désirer fort recommencer, une larve qui se dirige vers une pi'oie.
quand il voulait se graudir devant des cy- Il fallait que l'autorité du comte fût for-
niques. tement entamée pour que l'Allemand se Ris-
Et depuis... il avait été tout ce que peut
quât en dé pareilles allures.
être un monsieur qui a vécu des femmes. Mais il Se sentait fort, cet artisan de ruine,
Un homme l'avait jugé : Sans-Nez.
parce que la maison craquait de toutes parts,
11avait vu ce pleutre prendre quelquefois semblait prochain.
sur plus vils et plus lâches que lui de terri- parce que l'écroulement
Du reste, Sans-Nez n'était plus là... Grand-
Mes revanches des froissements subis. moreau était absent.
Sans-Nez l'avait entendu écrasant des gens
Aussi Humann,non surveillé,manoeuvrait-
incapables de lui répondre, se dé>reloppant à
il à l'aise.
leurs yeux* faisant de l'esprit... allemand à
Il se démasquait presque ouvertement et
l'iùde de mots ramassés dans la conversation
des Français ; il avait à fond observé ce gar- menait la révolte grand train.
Mais il ne pouvait être sérieusement
çon prenant un plaisir cruel à broyer des mi-
sérables qu'il tenait bien en main ; il l'avait donné suite à une résolution aussi grave
sans que le comte en fût au moins informé.
jaugé et tùisé.
Or personne ne paraissait disposé à aller
Depuis lôrs, Sans-Nez l'avait observé.
Il s'était convaincu que cet homme, qui af- lui notifier la décision générale.
fectait devant le comte de ne lui tenir en au- Difficulté toujours grande et toujours la
cune façon rancune du coup de cravache, même :
«ait son mortel ennemi. Qui attachera le grelot?
Humann, mouchard comme tous les Alle- Et tout hardi qu'il parût être devenu, ce
mands de cette pâte, ayant comme fourrier n'était pas Humann qui oserait se risquer à
d ordres à voir le comte le premier M. de Lincourt v
souvent, affectait de interpeller
lui dire : Maisil eSt un éternel moyen que prati-
""- Si vous saviez les foules pour se tirer
que de gens vous atta- quent invariablement
quent dans la caravane et comme je vous dé- d'embarras en pareille circonstance.
fends! I De nombreux aroupes s'approchèrent de
640 L'HOMME DE BRONZE

la tente de Mjgde LincourL, et l'on se mit à j < qui faisaient défaut aux. plus, chauds partisan
discuter bruyamment. < la ; révolte qui^, a dix pas en arrière, at-
de
Il eût été dangereux d'aller déranger le t
tendaient le dénouement de l'affaire.
lion dans son repaire ; on essayait de le faire Burgh surmonta un dernier reste d'hési-
venir en l'excitant, en l'agaçant par mille 'tation et s'avança seul au-devant du comte.
bruits insupportables. Il s'arrêta à trois pas de lui et salua gra-
Mais cette fois la tactique manqua son vement.
effet tout d'abord. Puis, composant son maintien, il prit un
Celui dont on attendait la venue n'appa- ton solennel :
raissait pas ; il demeurait invisible sous : son — Si Votre Honneur veut bien me le per-
abri de toile et ne semblait aucunement se mettre, ; dit-il, ; je. lui ferai part de la résolu-
préoccuper du brouhaha que pourtant il de- tion que nous avons prise au sujet de...
vait certainement entendre. : M. de Lincourt né: le laissa pas achever.
Il se montra enfin. , Les sourcils froncés, le regard fixe et bril-
Mais, selon son invariable coutume, il ne lant, il fit un pas en avant.
— Burgh, dit-il; tu t'oublies, mon garçon.
parut qu'un quart d'heure juste avant le le-
ver du soleil. « Nous sommes au rapport, ici.
Pas une minute plus tôt, pas une minute . « A ton rang, je te prie!
plus tard. « Tu parleras quand je te le permettrai.
A l'aspect du chef, il se fit un profond si- « Tu répondras quand je t'interrogerai.
lence dans les groupes. « Et ce n'est pas de toi,. Burgh, un brave
Le prestige de M. de Lincourt était tou- officier et un trappeur intelligent, que j'at-
et malgré eux les mécontents tendais cette grave infraction à la discipline
jours grand,
ne considéraient pas sans un insurmontable qui, seule, peut nous sauver en ce mo-
sentiment de respect et de déférence celui ment! »
Ces hautaines paroles soulevèrent un long
qui leur avait donné tant de preuves de cou-
rage personnel et d'habileté dans les luttes murmure dans le rassemblement.
que l'on avait eues à soutenir. Quant à Burgh, il resta un moment altéré.
Personne ne s'avançait pour prendre la Dans Sa bonne foi, il avait cru raison-
parole. nable de transmettre au chef les réclama-
Les trappeurs qui n'avaient pas d'arrière- tions de tous.
pensée et qui voulaient seulement qu'une Il n'avait pas réfléchi à la situation excep-
conférence éclairât la situation s'étaient tionnelle du comte qui se trouvait forcé de
laissé entraîner vers la tente; mais ils se commander en maître absolu, s'il ne voulait
montraient beaucoup moins bruyants que pas voir la division et le désordre régner
les Allemands, tant que le comte ne fut pas dans sa troupe et faire échouer misérahle-
là, debout devant la foule. ment sa tentative.
Mais ceux qui avaient poussé à la mani- Le brave Anglais fit donc un subit retour
festation se taisant, reculant, se faisant petits, sur lui-même, comprit tout ce, que sa dé-
furent marche pouvait avoir de dangereux, et ré-
il se trouva que les trappeurs peu à
peu au premier rang et seuls devant M. de pondit d'uu ton respectueux :
Lincourt. — Votre Honneur a mille fois raison.
N'étant pas hommes à reculer, il fallait « By God! je ne suis qu'une brute!
« Il nous faut un chef* et je ne
qu'ils parlassent. toujours
Ils se consultèrent du regard. vois pas celui d'entre nous qui aurait 1 au-
John Burgh, toujours brave et déterminé dace de commander à Votre Honneur.
dans les circonstances les plus difficiles, tou- « Enfin, ajouta-t-il, vous venez de m° 'allC
le à affronter le en L voir clair dans toute cette affaire, et je m*
jours premier danger 11
face, montra encore dans la circonstance ce> perçois que j'avais tous les torts en porta
calme honnête, cette tranquille assurance > la parole au nom de mes camarades, que no»
DES APAGHES ^ "
X.^WV.O/L/AXREINE, 64
,/.S^--"~ "< /A :

situation pousse à la colère et au découra- Cependant dans les rangs des Allemands
gement. » de sourdes protestations accueillirent le
Et, élevant la voix, Burgh ajouta : brusque changement d'attitude de l'An-
— Sir, vous ne douterez
plus de ma glais.
loyauté. ; Des regards irrités, des gestes de menace
« J'ai confiance, en vous, et je ne demande lui furent adressés, et divers individus lui
aucune explication. décochèrent même des épithètes qui eussent
« Je ne vous quitte été vigoureusement relevées ; mais Burgh ne
plus.
« S'il faut mourir, by God! j'aurai du voyait ni n'entendait rien de ce qui se pas-
moins la joie de trépasser en noble com- sait derrière lui parmi les Allemands ; il était
pagnie! » ... tout entier aux réflexions que lui inspirait
Sur ces mots, Burgh fit trois pas en ar- le rappel à l'ordre dont venait de le gratifier
rière, et il reprit sa place parmi les chefs de le comte.
compagnie. Mais Bois-Rude qui, sous son air placide,
Il n'avait pas la figure d'un homme abso- n'était pas patient, sentait ses oreilles s'é-
lument enchanté, mais il se sentait débar- chauffer fortement.
rassé d'une lourde mission, et son air légè- Les Allemands l'agaçaient depuis plus
rementpenaud,cachait certainement plus de d'une heure.
satisfaction que de mécontentement. Il avait observé Humann que Sans-Nes
L'HOMMEDE BRONZE.— 96 LA REINE DES AFACHRS— 81
642 L'HOMME DE BRONZE

lui avait désigné souvent comme un homme B était visiblement embarrassé, il eût vo,
peu sûr. lontiers reculé...
Et Humnnn poussait fort ses amis à Mais les regards de ses compagnons étaient
gouailler Burgh. braqués sur lui.
Tout à coup Bois-Rude cueillit l'Allemand Il fallait s'exécuter...
et il le posa devant Burgh en disant laconi- L'Allemand joua son va-tout;il prit l'at-
quement: titude insolente d'un sot dans l'embarras
— Humann va te répéter en face ce qu'il avança de trois pas et se campa en face du
dit par derrière. comte qui alors seulement parut s'apercevoir
de sa présence. M. de Lincourt ajusta un élé-
Burgh comprit.
Il reconnut son homme; il l'avait vu à gant binocle d'écaillé devant ses yeux et exa-
l'oeuvre le matin même. mina curieusement le drôle, qui se mit à fris-
— Au fait, dit-il, nous avons à causer tous sonner.
les deux.
« Montre donc un peu ta figure, toi qui
parles des autres et qui te mêles de ce qui les CHAPITRE CVI
regarde seuls.
« Tu es bon pour monter les tètes par tes OU SINIOL«T no BODBTTROUVENT A tOXKITJNCADAVRE
discours débités sous les tentes, le soir. yoon wofls pxr-ÉniRNcw
« Tu as été le premier à prêcher la révolte
et à demander la formation d'un conseil de
Mais M. de Lincourt fut tout à coup dis-
guerre.
trait dans son examen par des éclats de voix
« Maintenant que le moment d'agir est une dispute
dont la violence annonçait
venu, tu te tiens au dernier rang. sérieuse.
« Va donc lui parler, toi, au. chef, puisque
Ces voix partaient de derrière un groupe
tu es si brave »,;' 1 "y.^V:-
de tentes à demi masquées par le rassemble-
Un grand silence s'était faitj l'heure ou
ment de la caravane.
plutôt la minute était décisive*; — On n'est pas plus ridicule, disait l'or-
Humann; ne pouvait pas reculer ; il ;sentit
gane le plus sonore.
que s'il hésitait il serait hué, battu et livré « Non-seulement l'Académie est contre
à la justice expéditive du comte. vous con-
vous, mais l'opinion populaire
H n'avait de salut que dans l'audace ; il damne...
fallait en avoir à tout prix : il fit un violent — Votre Académie !
parlons-en, répliquait
effort pour en montrer. une autre voix moins retentissante, mais plus
Écartant donc les quelques hommes criarde. !
qui
l'entouraient, il passa devant Burgh, lui jeta « Elle commet assez d'erreurs et de Sottises
j
un regard haineux et marcha au-devant de les imbéciles et poUr exciter
pour intéresser
M. de Lincourt... la verve de ceux qui la prennent ce
pour
Celui-ci paraissait ne pas remarquer ce qu'elle vaut.
nouvel ambassadeur. « Et, quand j'y pense, un homme qui se
A voir son air distrait et l'insouciance appa- prétend savant et qui étaie son savoir avec
renté avec laquelle il jetait ses regards de des préjugés '''
populaires'!'...
côté et d'autre, on eût pu croire que le comte « C'est de l'avachissement scientifique !
avait déjà oublié la démarche de Burgh et — Doucement, doucement, cher confrèret
qu'il nie soupçonnait aucunementles dangers reprit l'organe sonore.
dont le menaçait une révolte devenue immi- ] « Ce qu'affirme l'Académie et ce que toi 1
'
nente... i le monde dit se trohVe parfaitement prouvé
' ' ànatoiW-
Humann s'était arrêté à quelques pas de j par de nombreuses constatations
!" ,::
''''
Son chef. j ques.
LA REINE DES APAGHES 6M

—' Allons donc ! fit la voix en fausset. i


n'aviez pour but que de vous quereller en
j
« Des constatations sur des têtes en plâtre, ma présence, vous pouvez vous retirer,
où — Pardon,
dans -vos officines gouvernementales, comte, fit du Bodet ; ..nous. vour;
l'on n'admet que dés spécimens contrôlés* lions d'abord vous demander votre opinion
rcvus etcorrigés... » personnelle.
En ce moment, on vit déboucher les — Pure satisfaction
pour l'un ou pour
deux disputeurs, gesticulant avec animation, l'autre, observa Simiol, mais inacceptable
marchant avec précipitation ou s'arrêtant comme preuve. ,.
brusquement pour se regarder bec à bec — Je sais que mon honorable confrère
comme.deux coqs prêts à s'élancer l'un sur est difficile à convaincre, reprit du Bodet,
l'autre. c'est pourquoi je voulais obtenir de vous le
On a reconnu les docteurs du Bodet et moyen de lui prouver que les têtes alleman-
Simiol, ces deux frères siamois de la science des ne soûl pas rondes*
— J'ai dit
toujours rapprochés par une querelle. sphériques et non pas rondes, fit
Sans s'inquiéter des causes du rassemble- Simiol.
ment insolite qui leur barrait le passage, ils — Oh! ne vous montrez pas si difficile
fendirent la foule et se dirigèrent du côté de sur le choix des mots, reprit du Bodet.
M. de Lincourt qu'ils avaient aperçu. « J'ai lu de vos écrits, et vous n'êtes pas
— Comte, lui dit du Bodet, vous allez ju- toujours d'une correction si grande....
ger du différend qui nous divise, mon honoré — Et vous donc, qui passez votre temps à
confrère et moi. compiler, vous ne vous contentez pas de
— J'accepte, dit à son tour Simiol. !i votre propre ignorance, vous rééditez celle
« Et sans m'en rapporter absolument à j des autres !
votre manière de voir je suis curieux de la Le comte s'interposa encore une fois. (
connaître. — Enfin, messieurs, dit-il, que voulez*
— Permettez, messieurs, dit le comte, je vous ?
ne sais pas d'abord de quoi il s'agit. « Parlez, je suis pressé,
« Ce serait peut-être long à expliquer, et — Voici, dit du Bodet.
je n'ai pas le temps de vous écouler. » « Il y a des Allemands parmi les gens do
Simiol, sans s'embarrasser de cette objec- la caravane. ,
tion, s'écria : ! « Or il est probable que vous ne serez pas
— En deux mots, voici l'affaire : ! sans livrer quelque combat pour sortir d'ici.
« Je prétends, moi, que les tètes d'Alle- « C'est dans cet espoir que nous venons
mands sont sphériques. vous demander, pour l'examiner à notre
— Et j'affirme, du Bodet,
moi, ajouta aise, la tète du premier Allemand qui sera
qu'elles sont carrées. tué dans la lutte, »
« De plus, je cite à l'appui de mon opi- Le comte eut un aimable sourire.
nion les auteurs les plus autorisés,,. i — Messieurs, dit-il, vpffo demande ne
— Des officiels ! interrompit Si- i pouvait se produire dans un moment
ignorants plus
Hiiol ; pn sait ce que valent leurs bourdes, i favorable.
ou plutôt ce qu'elle coûtent. — Est-ce que l'on va encore s© battre,
j
Cette insinuation indigna du Bodet qui 1 demanda Simiol avec une terreur mal dissi-
répliqua avec aigreur: mulée,
— La calomnie est bien payée. .— Je ne le pense pas, dit le comte toujours
quelquefois
— La calomnie ?
grinça Simiol en se dres- souriant.
sant sur ses orteils, « Mais je puis néanmoins vous; donner
« Que voulez-vous dire par là ? » satisfaction. » >';:..
Du Bodet allait répondre,, mais M* de En ce moment, des cris d'impatience étaient
Liiieourt s'interposa, poussés par les groupes les plus éloignés et
*— si vous
Messieurs, ditrjiji' gravement, les plus hostiles.
644 L'HOMME DE BRONZÉ

Aussi Humann esquissait-il sur son inci- « Vous voulez rire, monsieur le comte.
sive gâtée un sourire haineux et sa tête « Cet homme, -est malsain j chassieux et
prenait-elle un hideux caractère, ce qui fut pourri par le mercure; mais je ne vois en
remarqué par plusieurs. lui aucun signe de mort immédiate.
Mais tout à coup le comte se tourna vers — Et dit le comte, ce malheu-
cependant,
Humann, que l'apparition des deux docteurs reux est condamné sans remède.
avait forcé au silence; et, remettant son bino- « Il a un mal qui mène à
rapidement
cle à son oeil, M. de Lincourt de nouveau
quatre pieds de terre/ quand on est sous
toisa son homme qui parut très-mal à l'aise. mes ordres.
Puis le comte le montra du geste aux doc- « Docteur, cet homme est atteint de
teurs. et de désobéissance
lâcheté, d'hypocrisie
— Tenez, ajouta-t-il en élevant la voix de
chroniques.
manière à être entendu des trappeurs, voici « B va vous fournir un sujet d'études
un sujet sur lequel vous pourrez expéri-
anatomiques remarquable.
menter à votre aise. — Vous plaisantez,
— Permettez, monsieur le comte!
comte! observa du Bodet. — Je
plaisante rarement, fit M. de Lin-
« Nous ne pouvons opérer avec certitude
court avec le plus grand sérieux, et en co
que sur la tête d'un homme mort, car les
moment moins que jamais.
chairs, le cuir chevelu, les cartilages sont
« Cet homme est mort, vous dis-je. »
des obstacles qu'il est nécessaire de suppri-
mer : ils arrondissent les angles, et la partie Mais l'attitude des Allemands devenait
très-hostile, car ils n'entendaient rien de la
deviendrait trop belle pour mon honorable
contradicteur. conversation et ils se figuraient que le
— Oui, oui, dit Simiol, débarrassons-nous comte hésitait.
de la peau et des chairs : mon triomphe n'en Encouragé, croyant peu aux menaces du
sera que plus complet. comte, Humann se sentit soutenu, et dit,
calme, le comte pour provoquer une crise et en finir :.
Toujours parfaitement
— Moi, je trouve que la plaisanterie a
reprit :
— Je vous répète que vous avez devant trop duré.
vous la tête qu'il vous faut. « Camarades! » appela-t-il.
« Cet homme est mort. » Il n'acheva pas.
On écoutait avec une curiosité et un éton- Le comte ayant vivement tiré son revol-
nement profonds parmi les trappeurs ; mais ver le lui déchargea en pleine poitrine.
les deux docteurs firent un bond de sur- L'homme battit l'air de ses deux bras et
prise, et, s'approchant du trappeur, ils l'exa- tomba mort.
minèrent avec les marques du plus profond M. de Lincourt se tournant alors du côté
étonnement. des deux savants terrifiés :
L'embarras d'Humann était extrême, et — Un homme mort, comme je vous l'affir-
une Sourde terreur l'agitait, à en juger par mais, dit-il.
la contraction de ses traits et l'expression de « Disséquez et examinez à votre aise.
son regard. « Remarquez, je vous prie, que je n'ai pas
— C'est étoaege ! dit gravement du Bodet. voulu endommager la tête. »
« M. le comte veut dire sans doute; que Et, laissant le cadavre aux mains des doc-
cet homme, atteint d'une grave maladie, est teurs, il fit quelques pas vers le rassemble-
comme s'il était mort : il paraît pourtant ment.
assez bien portant. Un profond silence régnait dans tous les
« D'ailleurs il n'était pas malade, car je groupes.
ne l'ai pas vu à la visite. Silence de consternation, de stupeur.
— C'est phénoménal ! dit à son tour Si- Ces indomptables trappeurs, ces hardi*
miol. squatters étaient dominés.
LA REINE DES APACHES Qi5

Us subissaient le prestige de l'énergie, ! Quelques mots de protestation leur


Je la volonté, de l'audace. échappèrent.
Le comte, lui, était admirable dans sa fierté, 1 Rs signifiaient clairement que personne
dans son calme superbe. I n'entendait accepter un pareil sacrifice.
— Je disposerai de ma vie quand il me
Il commanda avec autorité :
-—Tout le monde à son poste ! plaira, affirma le comte.
« Que les chefs de compagnie restent « Mais vous pouvez être certain que, si ce
seuls. » n'est pas à moi personnellement que l'on en
On se dispersa aussitôt. veut, je me mettrai à votre tête, et qu'avant
de nous vaincre l'ennemi aura dû faire de
Pas un geste de protestation, pas un mot
terribles efforts. »
de réclamation.
les officiers se furent dans Cet engagement formel amena la joie sur
Quand rangés
tous les visages.
l'ordre habituel :
— Que le rapport commence, dit le comte. Burgh surtout ne se tenait plus.
de rendit Visiblement ému, il s'approcha du comte.
Chaque chef compagnie compte — Sir, lui dit-il, de vous
du service de ses hommes pendant la nuit, i permettèz-moi
et reçut des instructions affirmer que mes compagnons et moi nous
lit ses observations
nouvelles pour la journée et la nuit pro- pouvons faire des sottises, mais commettre
une lâcheté, jamais!
chaines.
Une approbation unanime accueillit cet
La séance dura un quart d'heure.
Puis le comte, ayant d'un geste recomman- exposé.
Burgh continua :
dé l'attention, dit : — Vous dites
— Les impatiences et les découragements que c'est à vous seul que
l'on fait la guerre pour le moment, c'est
sont la perte de toute expédition.
« Méconnaître l'autorité du chef, diviser possible. Nous ne nous permettons pas> de
douter de votre parole.
ses forces et périr misérablement, voilà à
« Mais vous ajoutez que vous vous sacri-
quoi aboutissent les révoltes. »
fierez pour nous sauver.
Des murmures d'approbation accueillirent
« C'est là que nous ne nous entendons
ces paroles.
plus avec Votre Honneur. »
M. de Lincourt les réprima d'un mot.
— Silence ! dit-il ; si je consens à donner Ici le comte voulut d'un geste interrompre
HAnglais, mais cent voix crièrent avec en-
quelques explications, on se contentera de
semble :
les écouter. — Laissez-le
« Je n'ai que.faire d'opinions qui ne chan- parler 1
« Il nous comprend.
geront pas ma manière d'agir. « Ha raison.
« Apprenez d'abord que, selon moi,la cara-
« Parle, Main-de-Fer! ».
vane ne court aucun danger sérieux.
Burgh continua :
« Si mes pressentiments ne me trompent — Sir, Vous voyez que c'est au nom de tous
pas, c'est à moi seul que l'on en veut, c'est jéme permets de vous adresser la parole.
à moi seul que
que l'on fait la guerre. « Je vous disais donc que vous ne deVez
« Rassurez-Vous donc.
pas vous sacrifier pour nous : c'est l'opinion
« Et croyez que si mes suppositions se de tout le monde et surtout la mienne.
réalisent, comme j'en suis à peu près certain, « Je me permettrai au surplus, de faire
Ie ne gaspillerai pas inutilement la vie une proposition à Votre Honneur :
d hommes tels
que vous. « Malgré le canon ennemi, malgré tout,
« Quand l'heure aura sonné,
je saurai me nous nous embarquons en masse sur nos ba-
sacrifier. » teaux ou sur des radeaux de joncs, et nous
A. ces paroles, les trappeurs ne purent ne laissons ici que peu dé monde pour dé-
c<mtenir leur émotion. \ fendre les bagages au besoin.
646 L'HOMME DE BRONZE

«Vous partez avec nous, et nous engageons \ Mille cris et exclamations enthousiastes so
une lutte à mort avec nos adversaires. :: j succédèrent pendant cinq minutes.
« Nous pouvons vaincre. Etrange revirement obtenu par l'énergie
« Mais je supposé que nous soyons bat- d'un seul homme!
tus une première fois : nous ne succombe- Tout à l'heure on accusait cet homme de
ronspas tous. . mener la caravane à sa perte pour .se mé-
« Ceux qui survivront continueront la lutte nager lui-même.
ou trouveront le, moyen de s'échapper; et de Maintenant qu'il offrait de se sacrifier pour
se réorganiser pour combattre encore et ven- le salut de tous, on voulait mourir pour lui.
ger nos morts. Quelle inconstance ! quelle mobilité !
— Mon cher le comte Mais aussi quel admirable élan! quelle su-
Burgh, interrompit
en souriant, ce serait folie que de mettre blime générosité !
ton projet à exécution. Cependant le comte attendait le silence
« Nous, serions décimés, broyés, anéantis pour répondre à l'enthousiaste proposition
dans les conditions désavantageuses où nous de Burgh.
nous trouvons. Peu à peu le calme se rétablit.
— Pardon,; sir ! fit l'Anglais avec une ad- Il put parler.
mirable simplicité; il s'agit de mourir en •— Messieurs, dit-il gravement, si haut que
vrais trappeurs que nous sommes. j'estime ma vie, elle ne peut valoir celles
« Il n'est aucunement question de savoir d'hommes d'élite comme vous.
si nous pouvons ou non espérer, sortir d'em- « Que Vous mànque-t-il pour être mes
barras. égaux?
« Vous combattrez avec nous, nous com- « L'instruction, l'éducation, et ce que l'on
battrons ayeç vous jusqu'à la mort. pourrait appeler la pratique du monde.
« Et, by God! nous mourrons en amis, t « Mais tous vous êtes des hommes supé-
contents les uns des autres. rieurs et dé plus mes amis.
« Après tout, il faut espérer que nous ne « Je ne puis donc accepter Vos offres géné-
succomberons pas jusqu'au dernier. reuses.
« S'il en réchappe un cent, le dernier mot « On ne fait pas tuer deux ou trois cents
de cette affaire ne sera pas dit. hommes de votre valeur pour sauver sa
« S'il n'en revient que cinquante, on pour- peau*
rait encore se mesurer dans d'autres condi- « Pourtant je veux vous demander un té-
tions. moignage de dévouement.
« S'il n'en reste que dix, que cinq, qu'un — Parlez ! parlez ! s'écrièrent les trappeurs
seul, eh bien! sir, celui-là saura, j'en suis sûr, disposés maintenant à tous les sacrifices pour
recruter toute une armée pour nous venger. leur chef.
« Et en tous cas on aura vu une belle ba- — Messieurs* dit le comte,
je n'exige que
taille avant de partir. pour le royaume des deux choses:
taupes, comme dit cet animal de .Sans- « Confiance ;
Nez, » « Obéissance.
Sur cette plaisanterie, l'Anglais,s'adressant « Laissez-moi traiter avec l'ennemi.
aux trappeurs, leur demanda ; t « Je vous promets en revanche de tout
—: Camarades, êtes-vous de mon avis? mettre en oeuvre pour engager une lutte dé-
— Oui, oui, crièrent toutes les yoix. sespérée si je ne suis pas le seul tué ou cap-
« Bravo, Burgh! turé. «
« Vive Main-de-Fer Et se .tournant vers Burgh le comte hu
« Bataille à mort! tendit la main en ajoutant :
« Vive le capitaine ! — Merci, Burgh!,
«Vive le comte! « Tes offres généreuses .sont celles d'uu
« Battons-nous !... grand coeur.
LA REINE DES APAGHES 647

« Je croyais pouvoir Compter sur toi dans i rraissait Venir dn> sud-est, c'est-à-dire du
jes circonstances les plus graves •:• je ne me €
Colorado.;
• Pendant minutes, les coups dé
suis pas trompé 1. » : quelques
Puis s'adressant aux trappeurs : f
feu se succédèrent sans grande rapidité, et
— Merci à vous tous qui avez su dominer 1
l'on pouvait supposer que des trappeurs en
nn moment de colère et de folie, qui venez <e
expédition dans les bayous étaient en train
de racheter votre erreur par un élan sublime c massacrer
de quelque horde de daims, assez
cl que je n'oublierai jamais. inombreux dans ces parages.
Un long,murmure de satisfaction accueillit | Mais bientôt la fusillade. devint d'une in-
ces paroles du comte qui, après quelques ins-. j tensité t telle qu'il; n'était plus permis do
lants de réflexion* donna d'une voix ferme (
croire à une chasse.
et avec une parfaite concision ses ordres pour j Il y avait donc bataillé 1.
la journée. Mais quels étaient les belligérants?
Les trappeurs et les^squatters se disposaient Amis ou ennemis de la caravane?' !;
Un secours inespéré.arrivait-il? : .!
déjà à regagner les différents points de la ;
chaussée j dans la longueur de laquelle ils j Est-ce que la discorde se serait mise dans
avaient établi leurs tentes. j le ] camp ennemi? i :
John Burgh; au milieu du groupe le plus En un instant, mille suppositions sem-
compacte, s'écriait aVec une triomphante et , blables' agitèrent toutes i lés '.cervelles*
conviction;: ! Tout à coup John Burgh, qui écoutait at-
joyeuse: j
— By Uod ! voilà ce que l'on appelle un : tentivement,? s'écria ; ::
! ' — Silence! << ( -
gentilhomme . |
« On ne peut pas dire que; celui-ci n'est ; « Il y a dès amis par là. ».
pas de race. i On se tut. $.
« Il est pur. , j La fusillade continuait, crépitante et nour-
« Lé sang qui lui coulé dans; les veines rie.
nest pas du sang de roturier. ........ .\ Mais bientôt une forte détonation domina
« Il n!y a que la noblesse pour avoir .un le bruit de toutes les autres.
pareil sang-froid en présence d'hommes ; r— C'est Tomaho, fit Burgh joyeusement.
commo nous.. « Je reconnais la voix de son fusil de
j'
« S'il avait hésité une seule minute devant ! rempart. ..'- . -s
cette brûle d'Humonn, c'était un hommemort, — C'est vrai, affirmèrent en même temps
|'
car nous aurions été assez bêtes pour nous dix trappeurs.
laisser aller aune colère stupide: et sauvage. ';: « Il n'y a pas à s'y tromper.
« By God! je suis un démocrate enragé, |j T- C'est du secours ! s'écria-t-on de toutes
vous le savez; mais ça ne m'empêche, pas parts.,*
d'admirer les vrais nobles,: leurs qualités et ,; « Nos amis attaquent.
lours, défauts sont supérieurs aux nôtres, » « Tête-de-Bison est là : ça va chauffer*
Au moment: même où l'Anglais concluait -,<<Et Sans-Nez... et le colonel... et Boù-
aïriB-i,avec plus de bon sens que de prêtent léreau..... »>•,.,•-
hon, une fusillade assez rapprochée se fit Chacun prononçait le nom de celui des àb-
entendre.. s :... :,' ,,.- ',.; sents qu'il aimait le mieux. ;
Tout le monde, devint silencieux. Une indicible émotion s'était emparée de
On prêta: une .oreille ,altentive. toute la caravane.;
Les détonations étaient parfaitement dis-?: Et M. de Lincourt lui4même, visiblement
linctes. t ; .,, ....;;, . ,. inquiet et préoccupé; mais silencieux; se:
Les ondes sonores couraient librement tenait sur une petite éminence au milieu
SW les eaux des lagunes et sur la prairie d'un groupe nombreux. .*; ij, : :,: ;
ambiante, ,.;,,;• ,,,i„;.. . .;..-. >. - Sa longue-vue à la main, il fouillait l'ho*
Et le vent était favorable, car le bruit, Da^ rizon, mais, inutilement*::
648 L'HOMME DE BRONZÉ

On le questionnait avidement; il né pou- diversion subite à l'enthousiasme irréfléchi


vait répondre que par ce mot qui excitait lés des plus déterminés.
impatiences:: '.:..- Un coup de canon vient dé^retentir.
— Rien!... » -•. Chacun prête; l'oreille .'et'attend'l'arrivée
« Je ne vois rien! » d'un projectile. *;; f; i
Las dé chercher, il passa la lorgnette à •'. -Rien*.;; .M-w :.], ':, ,, '::•'; .':, M: •.'
divers trappeurs qui ne furent pas plus heu- '' :
—-On tiré dans la direction de' la fusillade
reux. . dit un trappeur. : ^
Une'chaussée plus haute que les autres et : « Et les coups partent de la batterie
qui a
garnie d'arbustes bornait la vue et empêchait démoli nos fascines et coulé notre barque. »
de rien découvrir. • En ce moment une seconde'et une troi-
Cependant la fusillade continuait et l'émo- sième détonation se font entendre presque en
tion allait grandissant. même temps.
C'était bien la détonation de la carabine La stupéfaction a>fait place à la bruyanto
de Tomaho que l'on entendait distinctement agitation de; tout à l'heure. ;
à chaque instant. Les trappeurs échangent dés regards con-
Il n'y avait donc plus de doute pour per- sternés.
sonne : Pas une parole, par un geste.
'
Le géant était bien là, avec des amis. On craint de se questionner.
Il livrait un combat... On ne veut pas prononcer tout haut ces
Mais à qui? pourquoi ? dans quelles mots :
conditions? « Us sont perdus ! »
On s'interrogeait, on supposait, on s'impa- , Mais cette même pensée est dans tous les
tientait surtout. coeurs.
Quelques runs parlaient déjà d'aller à la Elle se lit sur tous les visages* :
découverte. Il était Vraisemblable en effet que Tomaho
Celui-ci voulait tenter de remettre un ba- et les autres, engagés dans un combat, no
teau à l'eau. pouvaient lutter contre l'artillerie et qu'ils
Celui-là proposait de confectionner un devaient fatalement succomber.
radeau semblable à ceux qui avaient servi à Il y avait plus maintenant : on ne pouvait
passer le Colorado. songer à leur porter secours.
Un autre plus pressé s'écriait : L'anxiété générale était à son comble.
— Une botte de joncs pour nous soutenir, Cependant plusieurs salves avaient suc-
et à la nage ! cédé à de courts intervalles aux trois pre-
Et l'on se rapprochait instinctivement du miers coups de canon.
tertre où se tenait M. de Lincourt, avec l'es- Et, remarque qui ajouta aux angoisses de
poir que, poussé par la volonté générale, il tous, la fusillade cessa dès la deuxième salve.
prendrait enfin une énergique résolution. Enfin le canon cessa lui-même de tonner.
Mais le comte, quoique profondément in- Un silence profond succéda aux éclate-
quiet, ne se montrait aucunement disposé à ments retentissants de l'artillerie et aux
faire Une tentative devant plus que proba- stridantés crépitations de la fusillade.
blement se terminer par une catastrophe. Silence inquiet, morne, lugubre.-
Son calme apparent contrastait singuliè- Le trappeur Gràndmoreau, aimé et estimé
ment avec l'exaltation de tous, et plus d'un j entre tous, venait de succomber dans une
trappeur condamnait déjà dans son esprit lutte suprême, entraînant dans sa chute les
une inaction qui lui paraissait coupable. seuls dignes de lui succéder.
Peu à peu les têtes s'échauffaient, ét; de
nouveaux désordres auraient puise pro- Longtemps; la caravane entière demeura
duire. '''• '\ i\ i '' sous le coup des pénibles qu 1
>{.,]:'>< impressions
'
Mais un nouvel incident vint apporter une serraient tous les coeurs.
LA-KfclNE DES APAGHES j ''' I 649
V/--;-J

Les regards erraient dans la direction de M. de Lincourt, sa lorgnette braquée sur


cette fusillade subitement éteinte. les nouveaux arrivants, était entouré et pressé
Lés oreilles cherchaient à percevoir quel- par une foule avide de recueillir un premier
que nouveau bruit pouvant faire renaître le renseignement.
moindre espoir. Tout à coup le comte eut un mouvement
Mais rien! de joie.
Le calme semblait môme devenir plus pro- Il s'écria :
fond à mesure que le temps s'écoulait. ! — Grandmoreauî
« Le colonel d'Éragny et sa fille!
Soudain un trappeur qui s'était hissé sur ! « Tomaho !
un chariot pour voir de plus loin cria d'une « Sans-Nez!
voix étranglée par l'émotion : « Vive Dieu! camarades, il y a
longtemps
— Une que je n'ai éprouvé pareille joie ! »
barque !
« Une barque ! » Une immense acclamation accueillit cette
La vigie ne se trompait pas. heureuse nouvelle.
La caravane entière put le constater. La barque approchait, cependant.
Une embarcation venait -de doubler une Bientôt elle aborda.
sorte de cap barrant à demi les eaux libres Ils n'eurent pas le temps de débarquer.
qui formaient lagune au milieu de la prairie Ce fut un véritable enlèvement.
tremblante. Seul Tomaho prit réellement pied.
C'était une espèce de pirogue longue et Il était trop lourd pour que ses amis son-
étroite et couverte d'un appentis. geassent à. le porter à terre.
Elle était- montée par une dizaine de per- Pendant un quart d'heure, ce ne fut
que
sonnes, autant que la distance pouvait per- poignées de mains, embrassements et félici-
mettre d'en juger. tations.. .
Ces gens paraissaient faire force de rames Puis vinrent les questions.
pour gagner la chaussée où se trouvait la Questions multiples et diverses auxquelles
C;iravane. j Grandmoreau se chargea de répondre.
L'HOMME DR BRONZE.— 97 LA REINEDES APACHES.— 82
650 L'HOMME DE BRONZE

On forma le cercle avec empressement, on , « Eu moins de dis minutes) la lagune se


fit silence, et le Trappeur prit la parole» t
trouva déserte» du môlHr eu apparetice*
j
Il raconta avec autant de concision que de *< L'armée des alligators fuyait eh dé-
clarté le» nombreux événeffloïl U que le ïec= i
sordre avèe plus de rapidité qu'elle n'était
teur coHuâU i *venue; les traînards et lea éeioppés qui n6
La lutte aYëcJohttHuggs; i sauvaient
se pas asSéë Vite étaient écrasés
1 'ou embourbés
La victoire flhale des pirates; par la niasse qui les pressait
La délivrahôô des femmes par TontahO et i leur passait dessus*
et
Sans-Nëï', « Enfin, nouS Sentant libres^ et lé canon
L'affaire d'ÀuStin et la vengeance do don ayant cessé de tirer* tioiis abandonnâmes la
Malapftn} position horizontale que nous avions prise
Le voyage à travers le désert de cendres prudemment au fond de notre barque pour
et dans les lagunes* éviter les éclats d'obus.
Le Trappeur ai'riVà enfin à là terrible lutte t< PUiëi ayant réparé tant bien que mal
que lui et SBS compagnons venaient de sou- nOS rames brisées à coUpS de dents par les
tenir contre léS tmïmUnS* caïmanS* noUs noUS mîmes à nager vigou-
— NoS munitions étaient presque épuisées, reusement dans la direction des coups de
dit-il. canons.
« NouS n'aVionS plus que quelques car- « Mais arrivés à quelque distance de la
touches chacun, et les féroces bêtes, plus batterie qui nous a délivrés on nous cria
nombreuses et plus acharnées que jamais, de nous tenir au large et de filer de ce côté.
nous assaillaient de tous les côtés à la fois. « Nous avons obéi, sans trop nous expli-
« îl fallait nous résigner à mourir; car quer l'ordre que l'on nous donnait.
non-seulement nous manquions de mu- « Et nous voici. »
nitions, mais nous étions complètement Un long et sympathique murmure ac-
épuisés par les efforts surhumains que nous cueillit le récit du Trappeur.*.
avions dû faire pour soutenir une lutte si Murmure accompagné de mille commen-
disproportionnée. taires, appréciations et nouveaux serrements
« Heureusement, tout secours n'était pas de mains.
si loin que nous le pensions. Cependant Grandmoreau demanda :
« Le premier obus tomba à cinquante — diable vos canonniors nous
pas Pourquoi
de nous. ont-ils crié de passer au large?
« Il éclata avec un bruit terrible et plus On allait lui répondre que ces canonniers
de dix caïmans sautèrent du coup. étaient ceux de l'ennemi, quand do nom-
« Comme vous le pensez, notre surprise breuses exclamations partirent du point de
fut'grande, mais bien agréable, je vous as- la chaussée où avaient abordé Grandmoreau
sure. et ses compagnons.
« Deux autres obus arrivèrent presque en L'attention générale se porta de ce côté.
même temps ; ils creusèrent deux larges trous On vit alors Tomaho détacher de l'arrière
en plein tas d'alligators. de la barque, où il était amarré, un gigan-
« Croyez que notre joie alla croissant, tesque alligator.
Le géant un échantillon des
surtout quand nous vîmes la masse de nos rapportait
assaillants hésiter et mollir dans leur at-terribles ennemis contre lesquels il venait
taque. de se battre.
« Les détonations des projectiles les ter- L'animal était monstrueux.
rifiaient, et lès éclats de fer faisaient plus ? I ïi mesurait dix-huit mètres du museau
de besogne que vingt coups de carabine. au bout de la queue.
« Enfin, les obus arrivant par volée, les } Son énorme mâchoire seule avait plus do
caïmans prirent peur et nous nous trou- deux mètres d'ouverture.
vâmes dégagés. Et les dents triangulaires qui la garnis-
LA REINE D.:S APAGHES 651

saient étaient longues de quinze centi- « Ils appartiennent à l'ennemi qui nous
mètres. bloque ici.
Ce géant des caïmans aurait d'un seul « Car nous sommes bloqués, pris, enfer-
coup de gueule coupé <m deux Tomaho lui- més»
même. « La chaussée où nous sommes est défon-
De mémoire d'homme, jamais bête de pa- cée devant et derrière nous... Et rien à
reille taille n'avait été vue dans les la- faire!...
« Tiens, je vais t'expliquer toute l'af-
gunes.
Et plusieurs squatters qui avaient chassé faire. »
les caïmans dans les immenses marécages Et Burgh se mit à raconter tout au long
do la Louisiane déclarèrent n'en avoir jamais ce qui s'était passé; il exposa la situation
rencontré d'aussi gigantesque. très-nettement, et finit par dire :
Tomaho, malgré sa force, ti- — Vous le voyez, vous êtes venus vous
Cependant
rait avec peine son monstre de l'eau. jeter dans la gueule du loup.
11 le sortit enfin et le traîna jusqu'à un « Vous voici en plein guêpier, comme
endroit jrazouné où il le laissa, en disant à nous. »
ceux ipii lui demandaient pourquoi il s'était Cette conclusion parut manquer de lo-
chargé d'une pareille pièce de gibier : gique à Bouléreau.
— Que mes frères se montrent moins eu- \ Il s'interrompit- dans une conversation
ricux. particulière qu'il tenait avec un de ses
« Quand Tomaho fait quelque chose, ce \ squatters, et il observa :
n'est qu'après de longues réflexions. — Mais ceux qui nous ont sauvé la vie
« Si je me suis chargé de cet alligator, auraient donc agi contre leurs intérêts, en
c'est avec une intention que je no veux pas no nous laissant pas dévorer d'abord, ce'qui
faire connaître. » leur aurait épargné de la poudre; où ne
Le brave Cacique avait évidemment nous faisant pas prisonniers ensuite, ce qui
quelque projet en tête leur était facile; et enfin en nous laissant
Mais il no voulait rien en dire, et comme vous rejoindre, ce qui augmente le nombre
on le savait très-entêté, on ne le questionna de leurs adversaires I
plus. « Ces ennemisdà sont des imbéciles tout
On se contenta d'examiner la bête, et, simplement.
ayant donné satisfaction à la curiosité, on « A moins qu'ils n'aient une arrière-pen-
s'empressait de reprendre son rang dans le sée ; mais laquelle ?
groupe où Grandmoreau, Sans-Nez et Bou- — Voilà qui me paraît extraordinaire et
léroau continuaient à répondre aux nom- inexplicable ! murmura Grandmoreau.
breuses questions qui leur étaient adres- — Moi, dit Sans-Nez, ça me paraît moins
sées. extraordinaire qu'à vous autres.
Las enfin de donner des explications, ils « Est-ce que l'on n'a pas dit que ce bandit
s'étaient mis à questionner à leur tour, de John Huggs et sa bande sont mêlés à
comme nous l'avons vu. cette affairé-là?
— Il me semble assez extraordinaire do —; Oui, répondit Burgh,
vous trouver campés au beau milieu de la « Mais le pirate n'est pas le chef.
prairie tremblante, avait dit Grandmoreau. « Du moins il l'a dit.
Mais ce que je m'explique encore moins, r-. N'importe! reprit Sans-Nez.
c'est l'établissement de cette batterie, là-bas, « Vous êtes là à vous demander pourquoi
au diable, sur la haute chaussée qui horde ces brigands nous ont délivrés des caï-
l°s lagunes du côté est. mans?

By God! c'est bien simple, répondit « Vous ne trouvez pas de bonnes raisons,
l'Anglais. pas une seule ?
« Ces canons ne sont pas à nous, « Eh bien! moi, j'en trouve une, et je ne
652 L'HOMME DE BRONZE

vous la cache pas; je vais vous la dire fran- Le comte comprit cette nuance de leurs
chement. » iï
impressions, quand il reconnut sur le plat
Et, regardant Paméla qui se tenait à côté q
que du Bodet venait lui présenter une tête hu-
de lui, l'éternel blagueur reprit : nmaine admirablement, mais fraîchement dis-
— C'est à elle, c'est à mon épouse que si
séquée.
nous devons la vie. C'était le crâne d'Humann.
« Les pirates se sont souvenus d'elle et Et son aspect produisait un singulier effet,
lui ont fait la galanterie de ne pas couler au p
parce que la seule incisive qui lui restât ap-
fond de la lagune une aussi jolie personne; p
paraissait toujours verdâtre, infecte mais
nous en avons tous profité. » D
menaçante, meublant seule cette mâchoire
Un immense éclat de rire accueillit cette d squelette.
de
facétie. — Monsieur.le comte, dit du Bodet, nous
Seule Paméla garda son sérieux. s
sommes confus, mon collègue et moi.
Elle était furieuse, et le regard qu'elle « Nous avions tort tous deux, autant que
lança à son amant n'avait rien de tendre. 1
l'on peut en juger sur un cas particulier.
« Le crâne est pointu.
le comte de Lincourt avait eu — Ce qui vous prouve, messieurs, observa
Cependant
une longue conversation avec M. d'Eragny. 1 de Lincourt, l'inanité des disputes préma-
M.
Celui-ci, après avoir donné quelques dé- t
turées.
tails sur son aventureuse et sur — Monsieur le comte, dit Sans-Nez,
expédition je
les pérégrinations souterraines de Tomaho et vous fais mon compliment ; c'était de cette
de Sans-Nez, reçut à son tour des explications ifaçon-là qu'il fallait laver la tête à ce garçon.
du comte. Et montrant l'incisive :
M. de Linconrt raconta franchement dans — Il avait cette dent-là contre vous, et
quelles circonstances un certain nombre de vous pouvez juger si elle était venimeuse.
Peaux-Rouges étaient devenus ses alliés. En ce moment, un coup de canon vint faire
Puis il déclara sans hésiter que la position diversion à cette scène.
de la caravane était terrible, qu'il redoutait L'ennemi avait tiré à blanc, car on n'en-
les plus grands malheurs, mais que l'on ne tendit siffler aucun projectile.
pouvait raisonnablement rien tenter avant C'était donc un avertissement.
de savoir à quoi s'en tenir quant aux exi- Sans doute, car quelques secondes après
gences de l'ennemi. on entendit distinctement la sonnerie du
Le colonel n'avait rien à objecter. clairon parlementaire, et l'on vit flotter un
Il se borna à faire la même observation drapeau blanc à la pointe de ce cap d'où avait
que Bouléreau à propos de la conduite de débouché la pirogue des trappeurs.
l'ennemi, qui les avait sauvés. Le comte, accompagné de M. d'Eragny, se
Le comte n'était pas moins étonné, et les dirigea vers l'endroit de la chaussée où il
deux associés en étaient à échanger leurs avait vu John Huggs la veille.
conjectures, quand ils furent interrompus par Toute la caravane le suivit.
un concert d'exclamations que poussaient Elle forma autour de lui un nombreux
les trappeurs escortant les deux docteurs. groupe qui allait s'é tendant à: droite et à
— Encore ! murmura le comte. gauche le long de la chaussée.
« Ces deux savants sont insupportables. »
Mais, quand il les vit de près, il s'aperçut CHAPITRE CVI1
que du Bodet portait quelque chose sur un
plat d'argent. ou L'ONVOITA QUOIPEUTSERVIRUN CAÏMAN
MOUT
Il avait l'air piteux et Simiol semblait dé-
confit. La barque et l'homme qui la montait of-
Les trappeurs riaient, mais ils paraissaient frirent aux regards étonnés des trappeurs 1«
néanmoins frappés d'un certain étonnement. plus surprenant contraste.
LA REINE DES APAGHES 653

Cette barque n'était qu'une mauvaise pi- « Car, voyez-vous, on ne s'habille pas
rogue indienne gi'ossièrement construite comme ça en Amérique.
avec L'écorce d'un arbre. « C'est à Paris seulement que l'élégance
Cet homme, vêtu à la française, portait des atteint cette perfection.
habits coupés à la dernière mode parisienne. «.Voyez un peu ce chic, ce galbe, ce
Il y avait dans cette apparition, si peu en genre !
rapport avec les circonstances et le lieu où « Quand je brillais, quand j'étincelais de
elle se produisait, tme étrangeté, un imprévu chic à Tivoli, dans le bon temps ; quand j'a-
bien faits pour étonner des coureurs de prai- vais mon nez et tout, et que le sexe s'exta-
rie. ! siait dans un continuel éblouissement, je
Aussi les réflexions allaient-elles grand n'étais pas plus galbeux.
train pendant que la pirogue avançait lente- « Aujourd'hui, il serait difficile de recon-
ment sur les eaux libres de la prairie trem- naître en moi l'élégant favori de ces dames
blante. de la Chaussée des Martyrs. Sous ce grossier
Sans-Nez qui occupait le centre d'un nom- costume de chasse, toutes les beautés dispa-
breux rassemblement était surtout écouté. raissent.
Par ses observations intelligentes et gouail- « Plus de formes, plus de chic, plus de
leuses, il excitait souvent le rire, et sa verve galbe, plus rien.
était intarissable. « Eh! tenez, sans aller plus loin, notre
— Voilà ce qui s'appelle un parlementaire chef, le comte, est ce qu'on appelle un bel
de première catégorie, disait-il. homme.
« On peut même dire que ce n'est pas un « Il est moulé.
parlementaire ; c'est un véritable ambassa- « J'en sais quelque chose, je l'ai vu se bai-
deur. gner dans le Colorado ; même qu'il a été
« Et si je ne le voyais pas de dos pour le dérangé par des caïmans qui devaient .être
moment je vous signalerais d'ici le bouquet des femelles, car elles avaient des airs de
de décorations qui fleurit certainement à sa vouloir le gober, comme on dit...
boutonnière. « Enfin, quoi? aujourd'hui il n'a plus rien
« Mâtin ! il ne faut pas nous plaindre. de cette distinction, de cette tournure qui
« Il y a des gens qui voudraient être blo- fait qu'une femme ne peut pas vous regar-
qués à notre place, pour recevoir des visi- der sans en pincer du premier coup.
teurs aussi distingués. » « Maintenant, le comte est un sauvage
Des rires répondirent à cette remarque du comme nous autres...
Parisien, qui continua : « Un trappeur tout simplement.
— Mais regardez donc ! « C'est déplorable ! »
« Redingote noire dernière coupe ; Et, comme les regrets du Parisien ne pa-
« Cravate blanche et gilet à coeur. rurent aucunement être partagés par ceux
« Et comme tout ça est ficelé ! il ajouta :
qui l'écoutaient,
« Il n'y a qu'un tailleur pour mouler un — Au fait, je suis bien bête !
homme aussi habilement : « Je m'adresse à des gens qui ne connais-
« C'est Paul. sent pas plus le chic de Paris que je ne connais
« Ces habits-là viennent en droite ligne l'empereur de Chine.
«leParis. » « Moi qui avais mes entrées à Mabille et
fit, prenant un ton sérieux que démen- à Pilodo, je parlerais bal avec des gens qui
taient ses gestes, Sans-Nez ajouta : n'ont jamais vu danser que des Peaux-
- de la tenue et des conve- Rouges !
Camarades,
nances ! « Je leur dirais que je pense toujours au
« Le ministre qui nous boulevard et aux nymphes de l'asphalte, à
plénipotentiaire
ariïvc est nécessairement un de mes com- eux qui n'ont jamais connu que des femmes
patriotes. tatpuées et maquillées au suif de bison!
654 L'HOMME DE BRONZE

« Teniez; Vous n'êtes que des barbares, et ; « Figurez?vous bien que, nous ; autres,
vous ne comprendrez jamais mon bonheur ', nous
i sommes tous nés artistes.
que je Vais voir de près un , « Le dernier bourgeois de Paris est un
quand je'pense
vrai Parisien, un vrai cocodès qui se fait artiste, et l'ouVrier même a quelque chose
habiller chez un des grands tailleurâ dé-Pa- dans le torse qui le distingue des rustauds
ris, celui que m'avait procuré une certaine de tous pays.
petite baronne... « Ce chic genreux, ce galbe élégant, ces
« Ah! j'ai eu joliment tort de lui faire des manières rondes et franches, c'est dans notre
traits, à celle-là. sang. , • -.
« Elle m'adorait. « Il y a des peuples qui trouvent gracieux
« Mais quand on a mon galbe, mon de sauter en marchant, comme les Anglais ;
chic... d'autres qui patinent, comme les Espagnols;
« C'est fatal... il faut voltiger... d'autres encore qui ont toujours l'air de des-
— Comme un papillon, dit une voix. cendre de cheval après une course de vingt
— Tais-toi donc! répondit Sans-Nez. lieues, comme les Allemands
«Comme un serin;. | « Nous autres, nous nous contentons de
Et, reportant son regard sur la barque qui ! marcher tout simplement.
approchait, il se frotta joyeusement les mains « Mais quel moelleux dans la manière de
j
à l'idée de faire un bout de conversation j plier le jarret!
avec un homme capable de le comprendre. « Quelle distinction et en même temps
Mais soudain une affreuse grimace aug- quelle rondeur dans le geste !
menta la laideur de son visage couturé; il « Vous comprenez donc que tous les tail-
demeura un moment immobile, stupéfait, leurs du monde ne confectionnent pas une
iomme s'il venait de faire la plus fâcheuse tournure parisienne.
découverte. « Le pantalon et l'habit peuvent cacher des
Il ne garda pas longtemps son impression défauts, mais donner des qualités, jamais !
pour lui. « Et puis, voyez-vous, ce n'est pas à la pe-
— Enfoncées mes espérances ! s'écria-t-il. lure que l'on reconnaît le chic, ni mémo à
« Ça ne m'étonne pas, du reste. la peau. »
« 11 fallait èti;e fou pour croire qu'un vrai Ici Sans-Nez se frappa sur la cuisse, exé-
Parisien viendrait se promener en redingote cuta avec ses doigts un rapide roulement de
*ur une lagune de la prairie tremblante. castagnettes et reprit avec une insouciante
« Et j'aurais eu trop de veine. désinvolture:
« Vous voyez cet homme si joliment ha- — Voilà! c'est aux jointures, c'est sous la
billé, n'est-ce pas ? peau qu'il faut regarder un homme pour dé-
« De loin, il paraissait être un élégant de couvrir le chic pai'isien.
premier choix. « Soyez tranquilles, je l'ai toisé, cet am-
« Pour vous, il n'a pas changé. bassadeur qui nous arrive.
« Eh bien ! pour moi, ce n'est plus le « Et je ne me trompe pas sur son compte :
môme. « C'est un étranger passé au vernis de
; « Je suis certain à présent que non-seule^- Paris.
ment il n'est pas Parisien, mais je peux « Bien habillé, ficelé dans le grand, mais
même affirmer qu'il n'est pas Français. toujours étranger : pas de chic! »
« Ça vous étonne, hein? Pour être exprimées: avec tant de légèreté
« C'est pourtant tout simple. et de folle insouciance, les réflexions du Pa-
« Voyez-vous, camarades, les Français en risien n'en étaient pas moins fines et
généra? et les Parisiens en particulier sont justes.
ies seuls au monde qui possèdent vraiment Ce parlementaire si correctement vêtu
ce qu'on appelle le chic. ne manquait ni d'élégance ni de ; distinction
« Et j^eu suis de ces gens4à, ça se Voit. mais son geste avait une certaine raideur iP-
LA REINE DES APAGHES 655

connue aux Français. On remarquait dans , —* Habillé par le tailleur de ta petite ba-
Son maintien ce compassé, cette gêne dont ronne ou par un autre, c'est lie Indien.
' — Tête-de-Bison,
„e se débarrasse jamais l'étranger à Paris s'écria Sans-Nec. tu me
ct qui le fait toujours reconnaître. renverses !
Voyez cet attaché d'ambassade sortant du « Alors, qui— ?
Café Anglais où il vient de déjeuner : il fait — C'est le Sauveur.
lout ce qu'il peut pour se donner les airs — Le Sauveur? fit Sans-Nez de l'air d'un
dégagés, la tournure légère, le débraillé homme qui doute ou qui ne se souvient
comme il faut du Parisien; mais il perd son pas.
temps et ses peines, ct c'est précisément Et de nombreuses voix dans la foule répé-
parce qu'il se donne des peines qu'il n'ar- tèrent après lui :
rive pas et qu'il n'arrivera jamais à la per- — Le Sauveur?...
fection qu'il désire si ardemment atteindre. Ce nom évoquait le souvenir de la lutte
Voyez au contraire ce commis aux af- terrible contre les Peaux-Rouges ; et rame-
faires étrangères. Il n'a que dix mille livres nait dans la mémoire de tous les histoires
de rentes; mais quels grands airs corrigés pleines de mystérieuses réticences propagées
par tant d'aisance et par ce laisser-aller de par la crédulité chez les uns et l'amour du
bonne compagnie qui sied à son âge sans ! merveilleux chez les autres.
faire tort à la particule qui précède son nom. — Le Sauveur? répéta Sans-Nez.
Il y a bien un peu de fatuité dans le main- « Qu'est-ce que peut bien nous vouloir ce
tien, et quelque arrogance dans le regard; cocodès sauvage? ajoutu-t-il irrévérencieu-
mais il faut bien se distinguer par un dé- sement.
faut du bourgeois ct de l'employé qui, pos- — Je n'en sais trop rien, répondit Grand-
sédant le même extérieur, se soucient peu moreau. ï
d'en faire parade, ou le plus souvent n'en « Tout ce que je puis dire, c'est qu'il est le
ont pas le temps. frère de la reine et de l'Aigle-Bleu* aujour-
Enfin, comme le disait Sans-Nez dans son d'hui nos alliés ;
jargon de faubourien, il n'y a que le Pari- « Qu'arrivant de France, où il a fait de
sien pour posséder ce chic original auquel grandes études, il n'a rien eu de plus pressé
l'étranger n'atteindra jamais. que de réunir une armée d'Indiens pour nous
livrer bataille ;
Tout en écoutant les plaisantes obsei'va- « Que nous l'avons rossé comme il faut;
tions do Sans-Nez, les trappeurs ne perdaient « Qu'enfin il est resté notre ennemi, qu'il
pas de vue le parlementaire qui allait bien- a rusé avec nous, et qu'il a fini par nous
tôt aborder. vaincre sans se battre, d'après ce que je
Grandmoreau paraissait surtout très-at- vois.
tentionné. — Oh! nous vaincre! répliqua Sans-Nez
Quand Sans-Nez eut cessé de parler, il en faisant mine de friser, une moustache ab-
lui frappa sur l'épaule et lui dit : sente ; je demande à connaître la fin de l'aven-
— BaVard, veux-tu
que je te dise, moi, qui ture, avant de me rendre.
» est, ton faux Parisien? « Laissons-le tailler une bavette avec le
— Ça
va; dis voir un peu, fit Sans-Nez. comte; si les affaires ne s'arrangent pas.,
« Mais
je commence ' par constater que nous verrons après à lui tailler autre chose,
j'avais raison * nous autres. »
« C'est un Une approbation unanime accueillit ce
étranger.
— Tout ce
qu'il y a de plus étranger, af- propos de Sans-Nez, et pendant quelques
firma le Trappeur* instants une certaine agitation régna dans les \
K C'est un
Peau-Rouge. groupes.
— Un habillé par Paul, mon Tomaho n'avait un mot des
Peau-Rouge pas perdu
ailcien tailleur? courtes données par Grandmo-
explications
656 L'HOMME DE BRONZE

reau sur le compte du Sauveur, et il écoutait 1


l'on pouvait voir allongé sur le bord de la
avec un réel intérêt, car lorsque le Trappeur <
chaussée. . •
eut fini de parler il écoula,encore. — Comment! ;tu serais assez drogue pour
Quand il fut bien certain qu'il n'y avait me fourrer vivant dans le ventre d'un caïman
plus rien à apprendre, il baissa la tête, prit mort! s'écria Sans-Nez.
le maintien d'un homme tout à ses réflexions, Et faisant un geste de défi : .. .
et de la main droite il caressa les plumes .— Tu n'oserais pas, grand... ;
d'aigle qui ornaient sa chevelure, ainsi qu'il Il n'acheva pas.
avait" l'habitude de faire quand de graves Tomaho l'empoigna et s'approcha du caï-
préoccupations le tourmentaient. man.
— Le Sauveur avec des habits de Visage- D'une main,; il ouvrit l'énorme gueule du
Pâle! se dit-il profondément étonné- monstre ; de l'autre, il fit mine d'y intro-
« Il ne serait donc pas le véritable duire Sans-Nez des cris terri-
envoyé qui poussait
du Vacoiidah? bles.
« Ces rayons de lune ; et de, soleil ne se- Les ti'appeurs riaient à se tordre.
raient donc que <le fausses médecines? Jamais scène plus extraordinaire et "plus
« Je veux savoir ! » amusante lie pouvait être mieux jouée.
Alors, avec une gravité plus solennelle que Grandmoreau lui-même, qui n'était pas
d'habitude, il s'approcha de Grandmoreau. très-rieur de sa nature, ne pouvait se retenir.
Tl lui posa sa lourde main sur l'épaule en Il avait éclaté comme tout le monde, en
disant : s'écriant :
— Mon frère vient de — Il
parler du Sauveur? n'y a que ce Tomaho pour avoir des
— Oui, répondit le idées pareilles !
Trappeur.
« Mais ôte donc un peu ta main. *- A-t-on jamais vu !
« C'est un poids inutile dont mes reins se « Mais il va l'étouffer!... »
passeront bien. » Cependant Sans-Nez, qui avait déjà la tète
A la question du géant, Sans-Nez avait dans le vaste gosier du caïman, continuait à
prêté l'oreille. protester en gigotant et en criant à l'aide.
H entrevit une occasion de placer uno Mais sa voix n'avait plus de sonorité ; elle
plaisanterie de sa façon. se perdait en partie dans les profondeurs de
— Oui, mon vieux dit-il, nous la singulière
Cacique, prison choisie par le géant.
avons parlé du Sauveur. Grandmoreau jugea qu'il était temps de
« Est-ce crue cela te gêne? » s'interposer.
Le ton railleur qu'avait pris Sans-Nez — Cacique, dit-il, un peu d'indulgence!
pour lui adresser cette dernière question « La punition est suffisante, et la leçon
déplut à Tomaho qui fronça les sourcils et lui profitera.
repartit d'un air courroucé : « Laisse-le, maintenant. »
— Si mon frère le Moqueur pâle ne cesse Le géant ne paraissait pas disposé à se'
pas son chant pareil à celui des vieilles montrer clément ; mais d'autres trappeurs
squaws, je saui"ai le punir et le faire taire. . se joignirent à Grandmoreau pour intercéder
— Me faire taire, toi, le en faveur du coupable.
Cacique! riposta
Parisienne voulant pas paraître craindre la Il se laissa fléchir.
menace, mais se mettant en mesure d'esqui- Il maintint pourtant sa victime asse'
ver le contact du géant. avant dans la gueule du caïman et lui cria :
— Je te ferai taire en t'enfermant, dit To- — Mon frère promet-il de ne plus se mo-
maho. quer de son ami Tomaho?
— Ouest donc ta prison? demanda Sans- — Oui, je promets tout, répondit Sans-
Nez, Nez d'une voix étouffée.
— Là, fit le géant en montrant du doigt t — Mon frère ne sera plus curieux et ba'
l'énorme caïman qu'il avait rapporté et que : vard comme une squaw ?
^'r.tA MINE DES APAGHES \ \ 65?
~\/i~:\"^'^

— Non, non, jamais ! que je ne eonnaispas; mais je soupçonne que,


— Alors, que mon frère soit libre, fit le s'il nous fait la guerre, ce n'est pas précisé-
géant. ment pour empêcher le succès de notre ex-
|
Et tirant le Parisien de son infecte prison pédition, i
il le remit sur les pieds et le lâcha. « Enfin, nous voilà clans ses griffes, et je
Un long éclat de riro accueillit celte réap- crains que nous no nous en tirions pas faci-
parition. lement.
Sans-Nez vexé, dépité, furieux, mit une — le Sauveur porte-t-il des vê-
Pourquoi
distance convenable entre lui et Tomaho ct tements de Visage-Pâle? demanda encore
lui cria : Tomaho.
— Va donc, grand lâche ! — Parce
que ça lui fait plaisir, apparem-
« Je te revaudrai ça, sois tranquille. ment.
« Tu as beau être fort ct en abuser, je te — Mon frère le Trappeur, dont le
regard
jouerai encore plus d'un sale tour. » est presque aussi perçant que le mien, doit
Mais il pouvait insulter ct menacer impu- distinguer les traits du Sauveur?
nément. — Sans doute !
Tomaho ne l'écoutait pas. — Ne ressemble-t-il pas à l'Aigle-Bleu
Il avait laissé là son caïman et s'était ap- comme une balle à une autre balle de même
proché de Grandmoreau auquel il adressa calibre?
cette question : — On dirait deux jumeaux.
— Que — Alors il y a donc deux Aigles-Bleus? dit
pense mon frère du Sauveur, puis-
qu'il le connaît? le géant.
Cotte demande assez vague était aussi in- — Oui, répondit le Trappeur.
dienne qu'embarrassante. — H y a celui qui est devenu notre allié,
Grandmoreauyrépondittoutefois du mieux et le Sauveur, son frère, qui lui ressemblé
qu'il put : beaucoup.
— Je — Il ne peut y en avoir qu'un, reprit le
pense, dit-il, que ce Sauveur est un
homme habile. | géant.
« 11me baraît avoir des vues, des projets « Pourtant ils avaient tous deiix les signes.»
L'HOMM::DKBUOMZII. — 98 LA ItiïiMî DES Ar-ACiucs— 83
658 L'HOMME DE BRONZE

Et le brave Cacique demeura un instant térêt ; une question de vie ou de mort allait
absorbé dans une profonde méditation. se discuter.
Il se demandait quel était le véritable Le passage libre à certaines conditions
Aigle-Bleu ; il se perdait dans des supposi- allait se débattre, mais l'entrevue pouvait
tions invraisemblables. avoir pour dénouement un combat sans
La complication dp toute cette affaire, la espoir et toute la caravane était menacée
diversité des événements, jetaient le trouble d'un ensevelissement dans les insondables
et l'obscurité dans son cerveau rebelle et pa* profondeurs de la lagune.
resseux.
Il n'était certain que d'une chose : d'avoir Cependant M. de Lincourt n'avait rien
délivré le Sauveur dans Une grotte où il l'a- perdu de son élégance et de son sang-froid.
vait trouvé garrotté, et de reconnaître au- Cette entrevue singulière mettait en pré-
jourd'hui ce même SauVeur sous des habits sence deux types évidemment remarqua-
d'Européen, bles, deux hommes étonnants qui person-
Il sortit enfin de ses réflexions et dit 8 nifiaient deux races,
haute voix : Tous deux étaient des natures d'élite,
— Le Sauveur entendra mes paroles avant éminentes, distinguées ; mais dès l'abord la
de rejoindre ses guerriers. comparaison faisait ressortir un contraste
« Et si des explications loyales ne tom- frappant.
bent pas de ses lèvres je croirai qu'il m'a L'Indien restait compassé, il avait des
trompé... allures étudiées, il se campait, pour employer
—r- Parbleu! ça ne fait pas de doute! cria un mot d'atelier qui rend bien l'idée.
une voix. On était frappé, il est vrai, de la profon-
: B t'a monté le coup. deur de son regard, de la majestueuse pro-
« n ne faut pas être bien malin pour ça. » portion de ses formes, de l'ampleur de son
Cette voix était celle de Sans-Nez. geste, de l'intelligence orgueilleuse de son
L'incorrigible blagueur ne pouvait se taire, front puissant et noble ; mais tout était en
mais il se tenait à distance. lui voulu, cherché. '
La perspective de se faire refourrer dans le Il y avait beaucoup d'acquis dans ses
caïman le rendait prudent. façons d'être.
Cependant les questions et les réflexions de Il était préoccupé de l'effet, que lé comte,
Tomaho avaient encore ajouté à l'avide cu- tout au contraire, trouvait sans le chercher,
riosité de la foule* car il restait simple, dégagé de toute préoc-
Que voulait-il dire ? cupation de vanité.
Que signifîaitson langage plein d'obscurités Mais surtout il restait souverainement
et de réticences? digne, adorablement grand seigneur, sans y
penser, sans le vouloir.
Puis on sentait en lui ce fond charmant
d'insouciance française qui attire la sympa-
CHAPITRE CVIII
thie et qui, aux heures de péril, donne à la
bravoure un attrait si piquant qu'elle force
ET PEAO-BOUGE
PARISIEN
l'admiration.
Le Sauveur restait immobile sur la rive;
En ce moment» la barque abordait et celui il était droit et ferme comme eût pu l'être un
que l'on appelait le Sauveur sauta à terre. chef indjen.
Tous les regards étaient avidement fixés L'instinct de race survivait.
sur lui.. Mais le costume manquait à la pose.
M. de Lincourt l'attendait sur la berge. Le comte, au contraire, marcha au-devant
„.'Les, trappeurs se tenaient à distance, mais du libérateur indien avec une parfai'e a 1"
tous observaient cette scène avec un vif in- sauce.
LA REINE DES APAGHES 659

Les deux chefs échangèrent un froid « Moi, je le gobe, le Sauveur, et tout à


l'heure j'irai lui demander l'adresse de son
salut-
Puis le comte alluma un cigare avec une tailleur pour savoir si c'est bien Paul qui
l'habille. »
méthodique lenteur, et, faisant quelques pas
ferme que celui du En fait, le comte avait adroitement
pour gagner un sol plus placé
bord de la lagune, il indiqua du geste un son adversaire dans une fausse position.
à son Ce dernier ne- pouvait sans ridicule souil-
petit tertre : il offrait ce banc gazonné
visiteur avec autant de politesse et d'assu- ler ses habits*
rance que s'il se trouvait dans le plus somp- D'autre part* debout devant le comte
tueux salon de Paris. assis, il lui semblait inférieur et il parais-
Mais il y avait de l'affectation et de l'ironie sait gêné.
dans sa manière. Cependant M. de Lincourt* confortable-
Les paroles dont il accompagna son geste ment installé sur son banc de gazon, et
le prouvèrent. humant avec un visible plaisir la fumée odo-
— Puisque je suis encore chez moi, dit-il, rante de son havane, paraissait attendre que
de vous offrir un siège. son visiteur voulût bien prendre la parole.
permettez-moi
« Je regrette de me trouver dans l'impos- Mais celui-ci restait silencieux.
sibilité de vous faire avancer un fauteuil, Le comte, affectant alors de voir dans ce
mais vous me pardonnerez : la situation ne mutisme un certain embarras, entama poli-
me permet pas de vous traiter avec les égards ment la conversation.
dus à votre toilette* » — Monsieur, dit-il, vous avez arboré le
Cette invitation faite de l'air le plus gra- drapeau parlementaire ; vous êtes venu dans
cieux, le plus attentionné, le comte s'assit mon camp ; il ne m'appartient donc pas de
lui-même sur le tertre de gazon et se mit à commencer un entretien que vous avez bien
fumer avec toute l'aisance d'un homme qui voulu provoquer.
va causer de la dernière opérette à succès ou « Vous avez des communications à me
raconter quelque cancan de coulisse. faire : parlez, monsieur.
Cependant le Sauveur avait décliné d'un « Je vous écoute. »
geste l'invitation qui lui était faite* Evidemment, ce n'était point là ce qu'a-
Sa toilette trop soignée ne lui permettait vait prévu l'Indien.
pas de prendre pour siège ce banc de gazon Il était dérouté.
humide et glaiseux qui eût souillé son ma- Tenir en ses mains le sort d'un homme,
gnifique vêtement neuf. venir à lui, compter sur la supériorité de là
Il resta debout i position et se trouver, dès le début, sur
Particularité qui fournit à Sans-Nez l'occa- un mauvais terrain, en face d'un adversaire
sion de placer une observation en sourdine. qui le prenait de très-haut avec une grâce
Il dit à ceux qui l'entouraient : et une aisance presque impertinentes sous
— Voilà ce une forme polie, il y avait de quoi irriter un
qui s'appelle un Sauveur éclu-
qué et soigneux. caractère de cette trempe.
« D'abord il n'abîmera pas sa toilette, ce Dès cet instant, le libérateur indien affecta
qui est d'un homme sérieux, économe et dé- une indéfinissable raideur d'attitude et un
sireux de voir monter l'addition de son li- ton plein de hauteur.
vret de caisse d'épargne. — Il n'est pas utile, je pense, dit-il, de
« Ensuite, pour un Sauveur, il est mo- vous démontrer que vous êtes étroitement
deste. Je croyais bonnement qu'il allait se bloqué, absolument cerné.
Poser en vainqueur et dicter ses conditions — Inutile en effet, fit le comte*
avec l'aplomb d'un Touneins qui a subtilisé le . « Passez ce détail et veuillez continuer.
Irène de Tomaho ; pas du tout, il a l'air d'un j >—Permettez-moi de vous faire observer
Wbia qui attend les ordres de son maître. que votre caravane, si je le veux, est perdue
(l H est très-drôle, ce cadet-là. . sans retour.
650 L'HOMME DE BRONZE

« Sachez que je puis non-seulement dé- Ce n'était plus le Peau-Rouge façonné aux
truire votre matériel, mais encore ruiner moeurs do la civilisation et devenu uu
vos dernières espérances en massacrant véritable Européen : l'Indien reparaissait
votre troupe entière. malgré le costume français qu'il avait revêtir
« Je suppose enfin que vous vous rendez on ne voyait plus qu'un grand chef de tribu,
exactement compte des périls qui vous en- et l'imagination frappée lui rendait le pitto-
tourent et de votre situation désespérée? resque accoutrement du guerrier des sa-
— tout ce que vous voudrez, vanes.
Supposez
monsieur, dit M. de Lincourt. L'attitude de cet homme était celle d'un
« Vous ne supposerez jamais assez... apôtre au moment de confesser sa religion
« Et j'ai tout le temps de vous écouter. et sa foi, de prêcher quelque doctrine nou-
« Mais il ne me serait pas désagréable velle.
pourtant de vous voir aborder d'une ma- Il leva les yeux au ciel comme pour lui
nière sérieuse et positive les propositions demander l'inspiration, les traits de son
que vous venez sans doute me faire. mâle visage s'agitèrent dans d'impercepti-
— comte, reprit le Sauveur. bles tressaillements, un long
J'y arrive, soupir s'é-
« Mais pour que ces propositions vous chappa de sa poitrine.
paraissent claires, franches et acceptables, il Et majestueux, solennel, il dit :
est indispensable — Un grand
que vous me prêtiez un peuple est opprimé.
moment d'attention. « Depuis de longues années, il se débat
<• Je dois vous exposer nettement la situa- dans la cruelle étreinte qui le brise et l'avi-
tion générale, vous parler des grands pro- lit.
jets qui occupent mon esprit, qui sont le mo- « La race rouge d'Amérique tombe et
bile de tous mes actes. » disparaît lentement sous le flot envahisseur
Ces paroles du Sauveur amenèrent un fu- dos races blanche et noire.
gitif sourire sur les lèvres du comte qui, « Les Européens conquérants du Nouveau-
de l'air indifférent et fatigué d'un homme qui Monde, plus sauvages mille fois que ceux
se résigne à écouter quelque ennuyeuse his- qu'ils qualifiaient de ce nom, se sont mon-
toire, répondit : trés implacables et féroces dans leurs luttes

Exposez, monsieur, exposez ! contre ceux qu'ils dépossédaient, qu'ils dé-
« Je vous écoute. » pouillaient avec l'avidité de bêtes affamées.
Puis, allumant un nouveau cigare, il s'as- « Loin do songer à pénétrer au milieu de
sit aussi commodément que possible ct se nous le flambeau de la civilisation à la main,
mit à écouter avec la plus complaisante loin de cherchera dominer la race rouge parla
bonne volonté. science, à la soumettre par une pure et saine
morale, loin de traiter en hommes ceux
qu'ils venaient piller, ils les ont repoussés
comme des monstres, les ont traqués comme
CHAPITRE CIX
des bêtes féroces, les ont massacrés lâche-
ment après les avoir volés. »
PROJETS D'ÉMANCIPATION
En rappelant ces odieux souvenirs de la
conquête de l'Amérique, ces tueries inutiles
En ce moment, le visage ordinairement qui accompagnèrent l'établissement des pre-
froid et calme du Sauveur s'anima. miers Européens dans le Nouveau-Monde, le
Ce n'était plus l'homme du monde à la Sauveur s'était animé.
parole froide ct polie, au geste sobre et Sa parole vibrante avait de sublimes ac-
étudié, c'était l'inspiré, l'illuminé, agité de cents.
cette fièvre, de ce délire, de cette foi qui Son regard brillait d'un vif éclat, et son
transfigure le croyant, l'élève jusqu'au su- visage s'était illuminé du feu d'un sublime
blime, jusqu'à Dieu ! enthousiasme.
LA REINE DES APAGHES 661

Fièrement campé, la tête haute, le geste sante autorité, avec une prophétique assu-
ample et majestueux, cet homme était admi- rance, avec une religieuse conviction.
rable d'indignation. I Le comte, la tête légèrement penchée, l'oeil à
On sentait qu'il parlait au nom de tout un demi ouvert, le visage noyé dans un vague
peuple, et il semblait que des milliers de sourire, avait écouté avec une obstinée pa-
voix s'ajoutant à la sienne lui donnassent ces tience.
vibrations puissantes, cet accent de vérité Quand le Sauveur cessa de parler, il sem-
qui s'impose et persuade. bla faire un effort pour chasser les pensées
11 reprit avec une croissante énergie : intimes qui étaient venues caresser son ima-
—Pendant deux siècles, les massacres con- gination.
tinuèrent avec la même fureur, la même Le discours du Sauveur semblait avoir été
rage inexplicable. pour lui les cahots de la voiture qui endor-
« La race, rouge fut traquée et décimée ment le voyageur : quand la voiture s'arrête
avec un incroyable acharnement. et que les cahots cessent, le voyageur s'é-
« Nos chevelures furent mises à prix; on veille parfois encore sous le charme d'un
nous chassa comme des animaux sauvages, agréable rêve.
on nous tua comme des bêles dangereuses. Le comte, rappelé à lui par le silence, se-
« Il semblait coua négligemment la cendre de son cigare
que l'arrivée d'un homme
de race blanche dans notre pays dût com- et fixa sur le Sauveur ce regard négligent
I porter la suppression d'un homme de race qui annonce quelque involontaire préoccu-
rouge. pation d'esprit :
« Aujourd'hui — ïùut ce que vous venez de me dire est
encore, ne sommes-nous pas
considérés comme des parias, comme des fort bien dit, et le sentiment qui vous fait
brutes, des sauvages indignes de tout effort agir est on ne peut plus louable.
civilisateur? « Je comprends tout le plaisir que peut
« Malgré les fureurs de nos éprouver un homme comme vous à caresser
homicides
nous sommes restés fiers et ces projets d'émancipation dont vous me
conquérants,
indépendants. parlez.
« Retirés dans la solitude « Mais, je vous le demande en conscience,
des savanes et
des forêts inexplorées, pourquoi m'entretenir de ces projets?
nous vivons libi"es,
« Il m'importe peu, je vous assure, mon-
malgré les efforts persistants de nos enne-
mis. sieur, que les hommes de votre race soient
« Nos tribus réunies civilisés un jour, ou restent à jamais sau-
forment encore un
grand peuple. vages. »
Le ton de profonde indifférence avec lequel
« Ce peuple, je veux le tirer de l'igno- M. de Lincourt prononça ces quelques mots
rance dans laquelle le maintiennent de cou-
parut impressionner vivement le Sauveur, le
pables calculs. toucher au vif.
« Je veux en faire une nation forte et in- — Comment! comte, s'écria-t-il avec une
dépendante. animation il ne vous paraît donc
croissante,
« Je veux l'élever, le grandir à ses propres
pas grand, noble et généreux d'ouvrir à tout
yeux et aux yeux du monde entier. un peuple les voies qui doivent le conduire
« C'est dans ce but
que j'ai été chercher la à la régénération, à l'unité, à l'indépen-
science jusque dans votre pays; avec cette dance?
science, j'ai rapporté l'émancipation de tout — Pardon, monsieur! fit M. de Lincourt
un peuple ! »
avec une certaine impatience.
Le Sauveur s'arrêta dans son improvisa- « Si j'étais à votre place, si j'étais né dans
u°n passionnée. le wigwam d'un Peau-Rouge, il se pourrait
L'oeil brillant, le teint animé, la lèvre fré-
que les mêmes idées vinssent m'agiter le
missante, cet homme parlait avec une impo- cerveau.
L'HOMME DE BRONZE

« Mais comment pouvez-vous supposer Ce fut avec le même flegme qu'il repli,
une seule minute que moi, comte de Lincourt, qua :
sérieusement à l'éducation — MotSj
je m'intéresse grands mots que tout cela!
sociale de vos sauvages ? « Une jolie engeance que votre huma-
« Qu'ils vivent, qu'ils meurent, cela peut-il nité!
me préoccuper? « Ne serait-ce que pour vous êtro
« Que la civilisation leur vienne ou que agréable, je vais pourtant vous dire ce quo
la barbarie leur reste, qu'est-ce que cela peut j'en pense.
me faire? » « Et tout d'abord, qu'est-ce donc que
Le Sauveur restait confondu en présence l'homme?
de l'attitude du comte* « Pas grand'chose, si j'en crois le poêle
Il était loin de s'attendre à pareille ré- qui a fort bien dit :
ponse et il eut un moment de stupeur, de
consternation. « Du Japon au Pérou, de Paris jusqu'à Home,
Son rêve allait donc s'évanouir ! Le plus sot animal, à mon avis, c'est l'homme. »
Ses projets allaient donc s'écrouler au mo-
ment même de toucher à la réalisation ! « Et n'est-ce pas absolument vrai?
Mais réellement enthousiaste, mais invin- « Est-il rien de plus bêle, de plus stiipidc,
ciblement entraîné par la grandeur même de de plus ridicule, de moins intéressant sur-
ses conceptions, et ne voyant que le but qu'il tout que ce populaire civilisé où non, que
se proposait d'atteindre, il répliqua avec une ces foules inconscientes qui se créent des
sombre énergie : idoles, les encensent d'abord ct les brûlent
— Quoi! je viens vous dire que toute une ensuite ?
race est condamnée à mourir par la persé- « El sont-ils assez grotesques, vos libéra-
cution ou par l'abrutissement ! teurs de peuples, vos héros, ces révolution-
« Je manifeste l'espérance de tirer celte naires par tempérament, ces pillards de tré-
race de l'état d'infériorité dans lequel elle sors publics, ces fous bit ces! avides toujours
s'étiole, dans lequel elle disparaîtra, et vous atteints par l'implacable ridicule, par le
m'accueillez par l'indifférence et le dé- mépris ou mieux encore par une dédaigneuse
dain ! indifférence?
« Que dois-je donc penser de vous, « Quand ils ne réussissent pàë, ils tombent
comte ? et se brisent.
« Ce coeur généreux, cette grandeur d'âme « Ceux qui les acclamaient hier les traînent
que je croyais rencontrer en vous n'existent dans le ruisseau aujourd'hui.
donc que dans mon imagination? « Et si d'ailleurs ils obtiennent quelque
« Comment! les nobles sentiments d'hu- transformation dans l'Etat, s'ils arrivent à
manité, de sublime charité qui ont animé imposer quelque modification politique et
ces grands libérateurs dont les noms reste- qu'à ce maigre résultat on puisse donner le
ront immortels, ne vous enflamment pas de nom d'émancipation, qu'est-ce que cela
l'enthousiasme qui fait des héros admirés prouve?
ou des martyrs vénérés! » « Qu'ils ont agi par vanité pure ;
« Qu'ils n'étaient rien et qu'ils sont deve-
nus quelque chose ;
CHAPITRE CX « Qu'ils ont grandi une race pour se grandir
eux-mêmes.
ET SCEPTICISME
ENTHOUSIASME « Vos héros!...
« Me parlerez-vous d'un Rolivar qui serait
L'exaltation croissante du Saivveur no pa- oublié depuis longtemps si un intelligent
raissait guère émouvoir le comte de Lin- chapelier n'avait pas eu l'idée de donner ce
court. nom ridicule à ses produits ?
LA REINE DES APAGHES 663

« Vous me citerez Manin. ' « En Europe, le suicide est un crime


« Une dupe que celui-là! « Dans l'Inde, la veuve se livre aux flammés
« Il avait l'idée ries bras lui ont manqué. du bûcher en grande cérémonie.
« C'était un patriote perdu dans une foule . « En pays civilisé, le prisonnier dé guerre
sans ardeur et sans volonté. devient un être sacré.
« Et il est mort à l'hôpital! « Certaines peuplades de la; Nouvelle-
« Dupe ! mille fois dupe ! Calédonie mangent leurs ennemis, et chez
« Oserai-je parler de Jeanne d'Arc? elles un guerrier serait déshonoré s'il aban-
« Cette sublime illuminée rend le courage donnait ses goûts de cannibale
à une armée démoralisée. « Et les religions?
<(Elle fait renaître l'espérance dans tous « N'adore-t-on pas Dieu sous mille formes,
les coeurs. sous mille dénominations diverses?
« Elle sauve son pays et son roi. « Quelle forme, quelle dénomination adop-
« Son roi et son pays la laissent mourir tera le premier, le plus éminent d'entre les
sur le bûcher... et Voltaire la chansonne, hommes?
« Dupe, toujours dupe J « Optera-t-il même?
« Si enfin U faut en croire la légende, le « Ne fera-t-il pas partie du nombre déjà, si
fameux libérateur de la Suisse, ce Guillaume grand de ceux pour qui la divinité est der
Tell n'était qu'un lâche; un faux héros encore, venue un point d'interrogation ?
celui-là, qui s'exposa à tuer son enfant! S'il « Ce qui est vertu ici devient vice plus
avait eu autant de courage que d'adresse, il loin, et plus loin encore ce n'est plus rien.
n'aurait pas attendu une seule minute pour « Des mots plus ou moins vides de sens,
débarrasser ses compatriotes d'un Gessler,
plus ou moins sonores, mais des mots, rien
cet autre lâche,
que des mots !» ;i
-' Vos héros sont souvent des pantins, Le comte, on le voit, parlait en sceptique
quelquefois des drôles. mais sans aucune prétention.
déterminé,
« Mais en tout cas et invariablement ils R pensait évidemment tout ce qu'il disait,
sont dupeurs ou dupés.
et il exprimait sa pensée avec une simplicité
« Trouvez-les sublimes si bon vous semble,
mais ne me forcez pas à partager votre sen- qui lui donnait d'autant plus de poids et
d'autorité.
timent et surtout ne me donnez plus l'occa-
Lé Sauveur l'écoutait visiblement ému,
sion de
parler de pareilles gens. et il semblait que chaque parole lui causât
« Il est certains noms qu'un homme comme
une douloureuse impression.
moi ne doit pas prononcer.
« Vous songez à moraliser Mais cette douleur était doublée de colère,
vos Peaux-
à en juger du moins par certaines rougeurs
Rouges?
« Mais quelle morale et des tressaillements mal comprimés.
entendez-vous leur
M. de Lincourt reprit, après avoir ravivé
enseigner?
« Chaque peuple, et de son cigare à demi éteint :
chaque morale;
— Monsieur, je
môme, chaque homme, chaque conscience. pousserai la complaisance
« Morale, tout cela jusqu'à faire une supposition absurde.
usages, religions,
change et se modifie : affaire de latitude, de « J'admettrai donc que je sois possédé de
''Hmat. la manie humanitaire.
« Ce « Je connais des gens fort distingués
qui est bon et juste ici est mauvais et qui
condamnable ailleurs. ont la manie de la collection*
« Tout n'est « Certains
que convention. collectionnent des tabatières,
« Un
Français qui aurait deux femmes se- des armes, des timbres-poste, des cannes et
rait déshonoré. mille bibelots.
KUn Turc
qui n'en possède qu'une n'est « D'autres, sous prétexte dé science, arra-
<m'un va-nu-pieds. chent des herbes, attrapent des papillons,
664 L'HOMME DE BRONZE

chassent les lézards, ou ramassent des — Vos dit-il, sont d'uno


appréciations,
pierres. sévérité qui ne saurait modifier mes projets
«Je puis-donc, à la rigueur et quoi qu?il et ne peuvent 1 aucunement changer les pr0.
m'en coûte, me donner la manié humanitaire. positions: que! je suis venu vous, faire.
« Me voilà donc plein d'idées libératrices; « Et j'espère encore 1 que vous accepter^
régénératrices et autres. ; ces propositions. '. / .','\
« Je suis'' enfin un émancipàteùr de « Car, s'il ne m'est plusperinis dem'adres
peuples. ser à un esprit sceptique, à un coeur dont 1«
« Eh bien! de bonne foi, croyez-vous, désillusion a'ralenti les; battements, je trou-
monsieur, que je penserais une seule minute verai dans votre orgueil et dans votre ambi-
à jouer ce rôle brillant à la tête dé vos In- tiori des alliés- puissants.»
diens? Le comte eut un mouvement de dénéga-
« Jamais,-car ce serait me montrer de la tion. ',! '•".
dernière ineptie!; - Le Sauveur ne parut pas le remarquer et
« Et vous allez me comprendre. continua : ' :
« Les Peaux-Rouges <errants dans le dé- — Il existe aujourd'hui plus dé cinquante
sert n'ont pas change depuis trois mille ans, tribus dont lès membres sont de pure race
et l'arrivée des: Européens n?a modifié en rouge.
rien leur pernicieuse indifférence, leur mor- « Ces tribus, et quelques-unes comptent
telle immobilité. >Avèciùn'fier, mais stupido dé nombreux sont éparses sur une
guerriers,
entêtement, ils ont conservé leurs usagés, vaste étendue de savanes et de forêts : leurs
leur religion, leur existence. de sauvages. territoires n'ont pour limites que les défri-
Us ont obstinément refusé les avances que chements et les plantations des blancs.
leur faisaient le progrès et la civilisation ; ils « Ces tribus errantes, je veux les fixer; je
sont restés; braves, courageux et indépen- veux qUc nos. guerriers aiment le sol comme
dants, il est vrai, mais il ne faut pas songer l'aiment vos .paysans dé France.
à modifier.leur, genre.de vie. Ces hommes i
« Pour atteindre ce but, je diviserai ,icur
ont donné tout ce que leur intelligence leur territoire en provinces qui seront comman-
a permis de donner ; ils sont .condamnés à
dées par des sachems ; puis, réunissant deux
disparaître un jour, car la nature leur a refusé ou plusieurs provinces, selon le chiffre dépo-
le don de se mêler, de se croiser et de se
pulation, je formerai des Etats et les ferai
confondre avec les individus des autres élus par les sa-
gouverner par des vice-rois
races. chems réunis.
« Voyez d'ailleurs ceux qui ont consenti
« Cos projets ne sont point des rêves. J'ai
à se rapprocher des villes et établissements
l'autorité et la puissance nécessaires pour
fondés par les Européens ; ils forment la
les réaliser : les Indiens m'obéiront aveuglé-
partie crapuleuse et vile de la population ; ils.
ment, j'en réponds.
sont abrutis par l'alcool; ils meurent enfin, « Mais je dois compléter mon oeuvre en
laissant après eux quelque rejeton débile et les
voué à une mort prématurée. remettant le pouvoir suprême entre
«Avouez mains d'un homme digne du nom de roi. »
donc, monsieur, que la tâche
serait trop rude et le succès trop probléma- Ici M.; de Lincourt leva les yeux sur le
Sauveur, et ses sourcils se froncèrent légère-
tique.
« Vos Indiens resteront ce qu'ils sont jus- ment.
» Celui-ci, tout à ses.pensées, ne remarq" 11
qu'à leur complet anéantissement.
Il était difficile de rétorquer dès argu- . rien et continua avec une imperturbable
ments que justifient malheureusement les gravité :
— Comte,
faits. depuis longtemps vous me trou-
Aussi lé Sauveur n'essaya-t-il d'aucun : vez sans cesse devant vous, ' et mon attitude)
I
moven de réfutation. \ mon acharnement, ont pu vous étonner.
\ > •/ g/^L. .i
r^A REINE DES APAGHES i J\ïa 665
J

« A Paris surtout, je me suis montre main- Le calme qu'il avait gardé jusque-là dis-
tes fois provocateur sans motif apparent. parut subitement.
;<Comte, les duels et les luttes dans les^- Ses traits L gèremeht contractés donnèrent
quels j'ai fini par être vaincu étaient autant à son. visage une indicible expression de
d'épreuves que je vous faisais subir. colère e* de dédain.
« Je me suis exposé à mourir de votre Debout, superbe, frémissant, il lança au
nain pour m'assurer de votre valeur. Sauveur un regard étincelant de fureur*
« Je vous ai entraîné ici, sur nn terrain de Le gentilhomme était blessé dans son
combat qui vous était inconnu, afin de juger orgueil.
de votre courage, de votre puissance de vo- Il ne pouvait supporter ce mot d'épreuve qui
onté devenait pour lui synonyme de mystification.
« Vous avez subi toutes ces épreuves en H ne voyait dans la proposition du Sau-
homme supérieur; vous m'avez montré veur qu'une ridicule et sotte rêverie.
toutes les ressources d'un esprit élevé, d'une A force de volonté, il parvint pourtant à
«elle et vaste intelligence. maîtriser sa colère et ce fut d'une voix re-
« Comte, vous êtes digne d'occuper un lativement calme qu'il répliqua :
h'one : je vous offre un royaume. » — Monsieur, il'est temps, je le vois, de
|
A.ces derniers mots, M. de Lincourt bon-. - vous donner une dernière et définitive ex-
*ft d'indignation. \ plication.
'''HOMMEDE RKONZE.— 99 LA REINE DES APACHES.— 84
666 L'HOMME DE BRONZE

« Mais reconnaissez d'abord que, rappe- (conclusions que je viens de vous dire et qui
lant nos luttes à Paris, vous expliquez d'une >Vous touchent si fort*
façon bien singulière Vos continuelles agrès- y;.. i< Mais permettea-moi
;i de reprendre.
sions. « Après une lutté que je-regrette aujour-
« Vous parlez.u!épreuVes et je m'étonne, i
d'hui d'aVcd» S^téftué, et dans laquelle je
« Le pretftiëlf parmi dans 'Vous ai vaincu, ce dôttt
les premiers je ne tire pas vanité
la grande société parisienne, j'étais le roi imaintenant, je Vous assure, Vous m'avez
du monde civilisé* ;
provoqué sur tin nouveau terrain de combat,
« Paris était ïftou royaume, et j'âVais pôUr sur le vôtre*
courtisans la noblesse du faubourg et les « Je ne savais presque rien dé l'Amérique
heureux de la finance. et je ne connaissais pas ses déserts.
« J'avais pour courtisanes les plue nobles « Malgré mon ignorance et malgré votre
vertus ainsi que lès plus riches* science, je Vous al vaincu Une première fois,
« Un jour Vous, tombez rudement âù pré-" et j'allais distribuer des millions à des cen-
mier rang de la foule qui m-ehtoure ; Vous taines d'hommes quand une faute, ou plutôt
m'éclabouSSez de VoS prétentions, et j'ai la un manque de prudence* m'a fait tomber
sottise de prendre ces éclaboussures pour ; dans votre embuscade.
des provocations, « J'avaiS à lutter plutôt contré le terrain
j
« Vous vouliez me disputer une royauté même que contre VoUSj et les plus grands ca-
pour laquelle vous n'êtes pas fait. pitaines ont été vaincus par dès difficultés
« Je vous répondra par des coups d'épéè de même nature.
heureux, par des Succès éclatants, par des « Charles Xll s'èmbotirba en Pologne et
actes qu'un jury composé de princes procla- iHërre le Grand se brisa.dans leS défilés du
ma dignes des grands jours de la chevalerie.. Caucase.
« Je vous ai Vaincu. « Le génie était Vaincu pat l'obstacle inerte.
« Et cela devait êtTe. et non par un adversaire, dans une joute
« Je joutais sûr tin terrain Connu* et de intelligente.
nobles ancêtres m'en avaient aplani les diffi- « Je suis à cette heure presque votre pri-
cultés. SOniiier, et vous choisissez ce moment,
« Vous deviez trébucher et tomber sur ce vous abusez d'une victoire de rencontre pour
sol que vous fouliez audacieusement pour venir sans pudeur me jeter l'insulte au visage
la première fois. et, ce qui est pire* tenter de me rendre ridi-
« Peau-Rouge par la naissance, Euro- cule à mes propres yeux!»
et métis en somme, vous Le Sauveur eut un geste de surprise et de
péen par l'éducation,
ne pouviez sans danger vous élever à ces dénégation*
hauteurs où une antique civi- — Oui* monsieur, l'insulte et le ridicule,
vertigineuses
lisation a placé la race blanche. » voilà ce que vous m'apportez*
Au mot de métis* le Sauveur ne put ré- « Get antagonisme que vous avez fait
primer un mouve ment de dépit, et, inter- naître, ces luttes qui en résultèrent; tout
rompant le comte, il se récria : cela n'était que comédie* que farce, dites-
--Métis ou non» dit-il, croyez-vous donc vous; j'aurais subi une série d'épreuves dont
que tout cerveau humain nepuisse recevoir la vous prétendez que je suis sorti vainqueur.
même culture spirituelle et que, grâce à cette «Je vous dis* moi, que je n'en suis sorti
culture, il n'atteindra pas à toutes les cimes : que ridicule.
à toutes les perfections ' « Et, pour combler la mesure, vous venez
accessibles, possibles?
— Monsieur, répondit le comte avec une s vousi jouer de ma dignité, vous agrandissez
parfaite assurance, je prétends que la niasse > la blessure dont souffre mon orgueil, vous
cérébrale d'un Indien est moins considérable > oubliez enfin que je suis Français et gentil-
et moins dense que celle d'un Européen, ett homme : vous m'offrez de devenir le roi de
îje tire de cette différence physiologique less vos sauvages I
LA REINE DES APACHE S 667

« Il est certaines injures que l'on pardonne, —- Comte, vous ne me comprenez pas, et
monsieur, mais il en est aussi que l'on n'eu-*- vous ignorez jusqu'où peut nae pousser l'es-
blie jamais. pérance de dpnner à nos tribus leur part de
« Confondre le comte de Lincourt avec progrès, et dé civilisation
un aventurier, le prendre pour un Touneins « Ayez surtout plus de confiance dans l'ap-
et vouloir en faire un nouveau Soulouque}.,, titude, dans l'intelligence, de la race rouge.
« Ah ! je le répète : « Faites appel aux sentiments de généro-
« Il est des insultes que l'on n'oublie ja- sité qui sont en vous et que je vois, malgré
mais !» vos efforts pour les dissimuler.
Les sonorités éclatantes de sa voix ; « Devenez enfin le roi fondateur d'un puis-
La grâce et l'ampleur de son geste ; sant état.
Sa noble et fière attitude ; «Disposez des moyens d'action que je vous
Le feu qui brillait dans son regard ; ferai connaître.
Sa pâleur, sur laquelle se dessinaient plus « Le succès le plus éclatant couronnera
nettement lès lignes pures do son visage : vos efforts, j'en réponds, et vous aurez tiré
Quel admirable ensemble de perfections de l'abîme un peuple qui s'étiole dans l'in-
chez cet homme 1 différence, qui meurt lentement dans le plus
Quelle supériorité immense! cruel abandon. »
Quel orgueil audacieusement proclamé, Et pour donner plus de force à ses en-
mais si pleinement justifié ! couragements et à ses exhortations, il fit de
Le comte était sublime d'indignation et l'abnégation et continua ;
do colère. Les trappeurs devinèrent qu'il —r Comte, soyez roi'*, je serai votre lieu-
venait de remporter une grande victoire tenant*
morale* « Commandez, j'obéirai. ,.
Un frémissement courut dans leurs rangs « Soyez l'âme de cette sublime entreprise
pressés* je serai le bras qui exécute. »
Et l'on entendit une voix gouailleuse, Lo comte avait complètement maîtrisé sa
celle do Sans-Nez, qui disait : colère.
— Je parierais une poire à poudre pleine Il écoutait parler le Sauveur avec une
contre trois cartouches brûlées que M. du complaisance résignée.
Sauveur vient de se faire aplatir comme Mais un sourire amincissait ses lèvres, et
une punaise! ae sourire était un muet sarcasme*
Le libérateur indien était en effet fort im- Aux dernières paroles du Sauveur, que
pressionné par la véhémente sortie du celui-ci rendait aussi persuasives que possi-
comte. ble, M. de Lincourt répondit avec une mor-
Un moment, il resta sombre et silen- dante ironie i
cieux. — J'attendais cette proposition désinté-
Les rudes apostrophes du comte sem- ressée.
blaient l'embarrasser singulièrement, et s'il « Elle ne pouvait manquer de se produire.
cherchait à y répondre les recherches « C'était un métis qui devait la faire,
étaient bien lentes* « Gomme le mulet suit le cheval, vous
En homme déterminé à éviter toute com- voudriez me suivre» monsieur?
plication, toute difficulté, et à marcher « Affaire d'instinct.
droit au but qu'il se propose d'atteindre, il « Quand je vous le disais ! Les grandes
ne voulut pas relever les dures paroles qui races n'ont pas besoin d'affirmer leur supé-
pourtant l'avaieDt fait tressaillir plus d'une riorité, les races inférieures en sont la con-
l'ois. statation évidente*
Avec l'active persévérance d'un esprit ; « « Vous venez de signer, monsieur» vo-
qu'une idée fbïe possède, il reprit d'une voix tre brevet d'infériorité. »
calme et profonde : Le sang-froid du Sauveur ne résista pas à
668 L'HOMME DE BRONZE

ces méprisantes paroles; le ton qui les ac- « C'est à peine si un esprit bien équili-
compagnait l'exaspéra surtout. bbré peut concevoir l'économie de ce singu-
— Comte, s'écria-t-il, vous m'avez offensé li
lier régime.
en doutant de ma sincérité, en vous riant « Car enfin, si je m'en rapporte auxthéori-
des généreuses intentions qui me guident, c
ciens qui ont divagué sur cet important
« Vous m'avez, de plus, causé une douleur ssujet, je suis amené à cette conclusion abso-
immense en me précipitant du haut de mes 1
lument logique :
espérances. « Mettez un singe sur le trône parlemen-
« Mais il est, comme vous le dites fort t
taire, et vous aurez atteint l'idéal entrevu
bien, des insultes que l'on ne pardonne pas, ]
par les plus convaincus, les plus habiles, les
et vous oubliez que votre vie et celle de ]
plus savants propagateurs de cette forme do
votre troupe entière sont entre mes mains. {
gouvernement.
— Je n'oublie rien, riposta le comte plus « Et veuillez noter que les frais de liste
ironique que jamais. (
civile, les propriétés apanagères et autres
« Je sais que vous pousseriez la manie hu- ]
libéralités nationales deviendraient, pour le
manitaire jusqu'à vous venger de moi en singe en question, cette perle que le coq de
assassinant mes braves compagnons. la fable échangerait volontiers contre un
« Avouez que pour un émancipateur ce grain de mil.
serait un fort joli début! » « Vous voyez d'ici l'économie?...
Cette réplique ne pouvait qu'augmenter la « Mais je n'insiste pas, et je suppose qu'il
colère du Sauveur, et elle l'augmenta en effet. s'agisse d'une royauté à pouvoir absolu, d'nne
Mais, avec une force de volonté incroya- royauté à la turque.
ble, cet homme parvint à se contenir. « Joli moyen, en vérité, de compléter
Ce fut avec un calme démenti par l'expres- l'abrutissement d'un peuple, en subordonnant
sion de son visage qu'il reprit : ses destinées aux caprices d'un seul homme.
— Comte, je ne menace
pas encore, mal- « Il faut être fou aujourd'hui pour songer
gré les imprudents propos que vous venez à fonder une jeune monarchie, quand on
de tenir. voit les plus vieilles s'écrouler au puissant
« Je vous prie toujours de croire à la sin- contact de la raison, sous l'effort du vulgaire
cérité de mes paroles, d'accepter mes offres, bon sens.
de reconnaître enfin que mes propositions « Certes il est une royauté, monsieur;
n'ont rien de chimérique, d'éphémère, de c'est celle de l'intelligence, de la valeur in-
ridicule. dividuelle.
— Décidément,' fit le comte, votre insis- « Perdu dans la foule, élevez-vous au-
tance me confond. dessus du niveau commun, efforcez-vous et
« Quoi ! vous jouissez de votre bon sens et planez sur cette foule. Les premières tenta-
vous n'avez pas encore compris, que la tives seront vaines, mais ne perdez pas cou-
simple raison d'un homme de ma race ne sau- rage : une fois en haut, vous y êtes maintenu
rait Souffrir même l'examen de vos projets ! par l'enthousiasme des uns et par l'envie
« Je voudrais trouver un moyen de vous des autres.
prouver que vous vous plongez avec un « Royales satisfactions que j'ai goûtées,
étrange entêtement dans l'absurde le plus monsieur.
épais. « Gentilhomme par mon propre mérite
« Comprenez donc qu'aujourd'hui toute plus que par ma naissance, vous m'avez vu
espèce de trône est ridicule, et qu'il est roi de Paris, et vous parlez de me tailler une
absurde de vouloir régner sur des hommes principauté dans la savane!
civilisés ou non, supérieurs ou inférieurs, « Fi ! quelle pitié !
blancs ou rouges. « Libre parmi les hommes libres, fort
« Entendez-vous parler d'une royauté parmi les forts, grand parmi les grands, on
parlementaire? s'affirme partout.
LA REINE DÈS APACHES

« Sachez enfin que, simple citoyen fran- « Et vous pouvez être tranquille : le Fran-
encore ce titre à celui <
çais doute peu de sa valeur, et sa modestie
çais» je préférerais
*
n'est jamais bien grande. »
je roi des Peaux-Rouges.
• « Eh! tenez, je veux vous prouver à l'in- Le libérateur indien se décida enfin.
n'avance une seule de — vous le voulez, dit-il, faites
stant que je pas parole Puisque
'
venir ce trappeur.
trop.
« Je vais prendre avec vous un engage- « Mais que son jugement soit sans appel.
ma sûreté de vues « J'ai votre parole.
ment qui vous démontrera
— Et je la tiendrai, vous pouvez y comp-
en même temps que l'inanité de vos espé-
rances. ter, fit M. de Lincourt
« Je vais appeler un de mes trappeurs : Puis, se tournant du côté de la foule qui
vous lui proposerez la couronne que je attendait anxieusement la fin de cette entre-
refuse. vue, il appela :
— Sans-Nez !
c<S'il accepte, je le détrône immédiate-
ment en souscrivant à toutes vos proposi- Aussitôt un homme se détacha du groupe
tions, si peu sérieuses qu'elles me parais- le plus rapproché et s'avança d'un air déli-
sent. » béré-.
Le Sauveur ne parut pas goûter cette ex- C'était le Parisien.
périence qui, en principe, rabaissait singuliè- L'appel du comte avait produit une grande
rement ses vues et subordonnait ses grandes sensation parmi les trappeurs.
espérances au caprice d'un trappeur plus ou Pourquoi appeler l'un d'eux?
moins fantaisiste. Que pouvait-on bien lui vouloir?
— Il ne me paraît pas digne, dit-il, de La chose paraissait d'autant plus extraor-
mêler un de vos hommes à l'importante dinaire que M. de Lincourt n'avait pas l'ha-
affaire qui nous occupe. bitude de demander conseil à ses lieutenants
« Le jugement de cet homme n'aurait pas avant de prendre une décision.
grande valeur à mes yeux ni aux vôtres, j'en Sans-Nez, lui aussi, était on ne peut plus
suis certain. intrigué.
— Pardon ! fit le comte. Et, pendant les quelques secondes qu'il
« Je veux vous prouver qu'un homme de mit pour franchir la distance qui le séparait
ma race qui me sera inférieur comme nais- de son chef, il fit quantité de suppositions
sance, qui n'aura pas mon éducation, et qui qui, bien entendu, se trouvèrent toutes
peut se laisser aller à un sentiment d'ambi- fausses.
tion, refusera comme moi votre couronne Mais son étonnement profond ne lui ôta
royale. rien de son assurance habituelle, et il con-
« Je prétends vous montrer que votre serva cet air crâne et gouailleur dont le fau-
race est inférieure à la nôtre, et que les bourien de Paris a seul le secret.
idées que vous venez de me développer ne Quand il se trouva en face de ceux qui le
pouvaient germer que dans le cerveau d'un faisaient appeler, il adressa au comte un su-
militaire et roula dans la direc-
Peau-Rouge. j perbe salut
« Ne pas accepter cet arbitrage parfaite- tion du Sauveur ses gros yeux ronds dé-
ment raisonnable, c'est vous condamner pourvus de paupières.
vous-même. » j L'Indien parut frappé de ce regard de hi-
Le Sauveur h&sitait encore. bou et il considéra avec une surprise mêlée

Mais, dit-il, un trappeur objectera de son de pitié le visage affreusement mutilé du
'gnorance, de son incapacité. trappeur.
,( Peut-être refusera-t-il avec une in-
par pure modestie. Sans-Nez supporta l'examen
— Ne
craignez pas cela, dit le comte. différence affectée, car au fond il n'était pas
" Je vais, si vous voulez, désigner un de fâché de faire ce qu'il annulait lui-même un
"tes le Parisien Sans-Nez.
compatriotes, peu de pose.
670 L'HOMME DE BRONZE

Donc; pour mieux faire ressortir ses avan- « Vous êtes parfaitement bien habillé.
tages, il se campa fièrement, le jarret « Y a pas à prétendre le contraire.
gauche tendu, la jambe droite en avant et le « C'est, comme on dit, du ficelé dans 10
poing sur la hanche; puis, relevant la tête spigné.. . .
avec une lenteur et un air penché qui firent « Vous comprenez que moi, j'ai vu ça tout
sourire le comte, il sembla dire : de suite.
—? Regardez donc, quel galbe ! « On peut s'en flatter :
M. de Lincourt paraissait encourager « Pour l'oeil et le go^t, à moi la pige !
cette scène par, son silence, et l'expression « Alors je me, suis dit ;
de son sourire disait assez qu'il s'en amu- « Un client de Paul !
sait. « Un élégant !
SansrNez, avec sa finesse d'intuition, avait « Faut que je lui parle.
compris, et il supposa qu'il pouvait risquer « Justement vous me faites appeler.
une légère plaisanterie. « Voyez comme ça se trouve !
A son tour il se mit à examiner le libéra- « Maintenant vous vous direz : Pourquoi
teur indien» à l'inspecter, pour ainsi dire, veutil me parler, cet animal-là?
des pieds à la tête. « Et vous trouvez que, si c'est pour vous
Puis, ayant exécuté en sourdine son inévi- demander le nom de votre tailleur, c'est pour
table roulement de castagnettes, il accentua j pas graud'ehose.
le dégagé de sa pose et dit au Sauveur : I « Si vous croyez ça vous YOUS trompez,
— Monsieur, depuis que je vous ai aper- car si je tenais à vérifier la sûreté de mon
çu, je suis taquiné par une idée qui refuse coup d'oeil, je voulais surtout VOUS prouver
absolument de me sortir de la tête. que pour les questions d'élégance je suis de
« Et, ma foi! puisque l'occasion s'en pré- première force.
sente, je vais vous la dire, mpn idée, « Car vous comprenez que pour nommer
« Je suppose, — et je voudrais savoir si je un tailleur rien qu'on voyant la coupe d'un
ne me blouse pas, j'en suis presque, sûr pantalon, il faut être un çoonaisseor de la
même, — que votre tailleur est précisément bonne école. »
celui qui à Paris était le mien. Le Sauveur n'écoutait pas sans ennui le
« Vous vous habille? chez Paul?» bavardage du Parisien.
Une telle préoccupation dans un pareil Son impatience était visible, et plus d'une
moment était au moins surprenante. fois il adressa un regard significatif à M, de
Pourtant le comte ne s'étonna pas; il s'at- I Lincourt,
tendait à quelque extravagance. Son sou- j Mais celui-ci trouvait sans doute là plai-
rire s'accentua. j santerie amusante, et peut-être n'était-il pas
Le Sauveur, au contraire, éprouva une sur- | fâché de mettre l'Indien dans une situation
prise qu'il ne parvint pas à dissimuler, et 1 gênée, fausse et ridicule.
ce fut avec une certaine mauvaise humeur Il ne parut pas remarquer son irritation.
qu'il répondit ; SansrNez, lui, était enchanté de l'occasion
—^ Un pareil détail... qui lui permettait de faire le beau et d'exer-
« Je ne connais pas de tailleur, cer en même temps sa verve gouailleuse.
— Ah! c'est différent, fit Sans-Nez* Il continua en se dandinant agréablement
« Mais, YoyezrvOus, c'est que je les connais, et en ponctuant ses phrases par des claque-
les tailleurs, même que je dois encore qiiel- ments de doigts discrets mais, b.abilement
que chose à plusieurs*,. Oh] du reste ils ne cadencés :,,;,.
— Et
sont pas inquiets : je leur ai fait des billets et puis, il faut le dire, j'avais un petlt
on ne me les a pas présentés. Vous voyez ; conseil à vous donner,
qu'ils ont confiance « C'est beaucoup de prétention de ma parti
«=Pour en revenir à mon idée, voici com- je le sais.
ment elle m'a poussé : « Je no dirai rien si vous vouiez.
LA RÈINË DES APAGHÊS 671

« Car vous pensez bien que je ne voudrais i « Parbleu ! vous me direz que le chic ne se

pas vous froisser. remplace pas par du coton.


« Mais je vois que vous êtes un homme de « Certainement! mais il y a de CÎS perfec-
tionnements de coupe qui vous relèvent joli-
goût. .....
« Et quand on sait si bien s'habiller pn ne ment un homme, et il n'y a qu'un seul tail-
refuse jamais un bon avis. leur à Paris qui soit vraiment à la hauteur
« Il faudrait être un sauvage pour ne pas de sa mission.
mettre à profit l'expérience d'un raffiné dont « C'est Hermann!... pas celui dont les doc-
sûrement vous appréciez déjà la distinction. teurs du Bodet et Simiol ont disséqué et tra-
« Voilà la.chose en deux mots : vaillé le crâne tout à l'heure.
« Vous êtes bien bâti, vous ne manquez « Je parle du grand Hermann, celui qui a
pas de forme, vous avez enfin ce que l'on pour clientèle toute la noblesse ; c'est assez
dans le du • vous dire que les éléments ne lui ont pas
appelle, monde, galbe.
« Mais il vous manque une certaine tour- manqué pour perfectionner ses études.
nure, ce balancé dans le torse, ce velouté « Car depuis saint Louis ils se sont joli-
dans les mouvements que vous devez remar- ment dégommés, les nobles !
- \
« C'est sec, c'est chêtif, c'est malingre : on
quer en moi.
« Enfin vous n'avez, pas de chic. dirait des allumettes articulées.
« Alors vous comprenez que, malgré la « Avec toutes ces difficultés, Hermann
coupe artistique des habits, il y a toujours arrive à habiller tous ces gens-là très-conve-
absence de cette perf schon française qui est nablement, et ils ont encore un certain chic
un don naturel. malgré toutes ces infirmités.
ic Mais ne froncez pas les sourcils comme « Vous remarquerez que je ne vous prends
ça et ne prenez pas de ces airS contrariés, pas pour un infirme, puisque je vous accorde
puisque je vais vous indiquer un moyen du galbe... mais croyez-moi, changez de
d'attraper un peu de ce chic qui vous man- tailleur.
que. « Le chic, monsieur, le chic t il n'y a que
« Écoutez-moi bien, et jugez de la finesse ça.
de mes observations. « Et n'allez pas croire que j'exagère d'un
« Vous vous faites habiller par Paul, pour mot.
moi ça ne fait pas de doute. « Le chic, voyez-vous, est d'une utilité
<cEh bien ! c'est un tort, un très-grand tort, incontestable.
une faute capitale. « Ainsi, moi,pourquoi ai-je eu tant de suc-
« Paul, voyez-vous, enveloppe les formes cès auprès du sexe ? à cause de mon chic.
avec une admirable précision; avec lui, jamais « Si je n'étais pas retenu par la modestie,
rien de trop grand, jamais rien de trop petit, je vous dirais qu'en moins de deux ans j'ai
toujours juste : une exactitude mathémati- été adoré par.,. »
que, quoi 1 Le Parisien s'interrompit tout â coup ; un
« Mais ce géomètre des tailleurs ne cher- geste de M. de Lincourt venait dé lui faire
che jamais à rectifier îà nature : il a la coupe comprendre que ce n'était pas le moment de
froide et si le client a les jambes en manches raconter Ses exploits amoureux
de veste, ça n'est pas une culotte qu'il lui Cela le contraria.
confectionne, c'est une veste. Il était lancé.
« A première vue, ça paraît naturel, et « C'est dommage! pensa-t-il.
ua homme moulé dans mon genre ne peut « M'arrêter au plus beau moment !
P«s se plaindre. « J'allais luifaire voir, moi, à ce Sauveur,
« Mais tout le monde n'est
pas parfait et que malgré ses grands airs il n'y a qu'un
•t est souvent nécessaire
que l'art vienne s'a- homme chiqué dans mon. genre pour enflam-
jouter à la science pour embellir le client ou . mer les coeurs... »
tout au moins le rendre moins laid.
672 L'HOMME DE BRONZE

Et comme le Parisien faisait un geste de


dénégation:
— Tu vas en
CHAPITRE CXI juger, dit-il.
« Le Sauveur veut qu'un homme de race
LES EXIGENCES
DE SANS-NEZ blanche occupe le trône indien.,
« H est venu me trouver et m'a dit
Cependant le libérateur indien paraissait « — Les principaux trappeurs de votro
plus à l'aise depuis que Sans-Nèzse, taisait. « troupe sont des hommes supérieurs, j'ai
Il ne perdit rien toutefois de la morgue « pu en juger. Choisissez vous-même le plus
hautaine sous laquelle il avait caché ses im- « digne d'entre eux, et je le fais roi de nos
patiences et son dépit, et ce fut avec un « nombreuses tribus. »
reste de colère mal dissimulée qu'il dit au « Tu as l'esprit aventureux, et j'apprécio
comte : . ton intelligence, ta valeur; j'ai donc pensé à
— Puisque votre trappeur veut bien con- toi. N'était-ce pas tout naturel? »
sentir à se taire, je vous prierai de lui faire Jusque-là le Parisien avait eu raison do
part de nos projets. l'envie de rire qui lui gonflait la poitrine
— Vous avez raison, fit le comte en H né put résister plus longtemps.
riant. Il éclata. .
« Cette dissertation sur le galbe m'a fort Et ce fut avec les gestes, les contorsions,
amusé, mais il est temps, je le vois, d'abor- les haussements d'épaules les plus comiques
der un sujet plus sérieux. » qu'il parvint à répondre :
Et s'adressant à Sans-Nez M. de Lincourt — Ah ! oui !... tout naturel !
lui dit d'un air grave : « Le roi Sans-Nez!... la reine Paméial...
— Un événement considérable se prépare, « Ah! la jolie paire!...
de grands projets s'élaborent, une idée gran- « Le trône, la couronne, le sceptre!...
diose va se réaliser. « Ous qu'est mon fusil?
Le Parisien, surpris par ce début, adressa « En voilà une pommée, par exemple!
à son chef un regard qui signifiait claire- « Et on dit que je suis un farceur!...
ment : « Jamais je n'en trouverai de cette force-là.
— Eh bien ! qu'est-ce que tout ça peut me « Ah! non! laissez-moi rigoler!
faire, à moi? « J'en crèverai...
Le comte affecta de ne pas comprendre et « Quelle bonne blague!...
continua : « Nom d'un pétard, je la trouve salée! »
— Grâce à celui qui tient le premier rang A chaque phrase, à chaque mot, le Pari-
parmi les Indiens de la savane, l'heure de sien se tordait dans un accès de fou rire.
l'émancipation a sonné pour la race rouge. Il finit pourtant par retrouver un peu do
« Un royaume va être fondé, une monar- calme.
chie va être constituée, un puissant Etat va Il en profita pour répéter intelligible-
orendre rang dans le monde. » ment :
De plus en plus surpris, Sans-Nez regar- — Voilà ce qui s'appelle une bonne plai-
da le comte avec une certaine inquiétude. santerie.
« Est-ce qu'il serait devenu fou? » se de- « Jamais on ne me croira.quand je la ra-
manda-t-il. conterai... et j'en rirai encore l'année pro-
Puis il observa à haute voix : chaine... »
— Que les Peaux-Rouges se paient un Il allait continuer, mais ayant regard
monarque, je n'y vois aucun inconvénient; M. de Lincourt avec intention, il le vit sé-
fin
mais, je vous le demande ; qu'est-ce que vous rieux et paraissant attendre qu'il eût
voulez que ça me fasse? de rire.
•— Beaucoup, répondit M. de Lincourt i Le Sauveur conservait également une n»
'
avec le plus grand sérieux* perturbable gravité.
LA REINE DES APAGHES i 673

«Ah çà! mais, se dit Sans-Nez, est-ce un coup d'oeil en-dcs«ous au comte, il s'é-
qu'ils vont me la faire longtemps ? cria :
« C'est à voir. — Fichtre! du moment que ça devient
<<Je vais faire semblant de couper dans ; sérieux, je ne rigole plus.
le pont. » « Mais, comme je me trouve pris à l'im-
Et il reprit tout haut : proviste, un moment do réflexion, S. V. P.
— Monsieur le comte, la est « D'abord, récapitulons :
plaisanterie
tellement réussie, que vous excuserez ma « Une couronne, des sujets qui respecte-
gaieté. ront leur seigneur et roi, et un territoire dont
— Je ne plaisante aucunement, interrom- je connais l'immense étendue.
pit M. de Lincourt. « Voilà qui n'est pas mal.
« Mes offres sont réelles. « C'est bien ce que vous m'offrez? »
« Et puisque vous ne me croyez pas, Le Sauveur fit un signe affirmatif.
interrogez vous-même le libérateur de la — Bon! très-bien! reprit le Parisien.
race rouge. » « Ca me va assez, cette affaire-là.
Il y avait bien un peu d'ironie dans ces « Mais j'entends ne rien accepter sans faire
dernières paroles, mais le Sauveur ne parut mes conditions.
pas s'en apercevoir. « Vous comprenez que, s'îlfallait se dis-

Trappeur, fit-il, votre chef dit vrai. puter plus tard, j'aimerais mieux renoncer
« Je puis vous donner un royaume et tout de suite à jouer le rôle de monarque.
vous transmettre la puissance que j'exerce — Faites vos conditions, dit le Sauveur en
sur tous les Indiens de la prairie. » jetant au comte un regard de triomphe.
Sans-Nez demeura un moment inter- « Elles sont acceptées d'avance.
loqué. — Pas sûr, pas sûr! fit Sans-Nez.
Ces affirmations lui causèrent un visible « Du reste, nous allons bien voir.
êtonnement. « Premièrement, connaissez - vous Pa-
Mais il redevint bientôt lui-même, c'est-à- méla ?»
dire ricaneur et gouailleur, et, ayant adressé j Le Sauveur fit signe que non.
L'HOMMEDE BRONZE.— 100 LA HEINE DESAPACUIO»- 85
674 L'HOMME DE BRONZE

— C'est fâcheux, mais « S'il faut vous le dire, je pousse mémo H


je vous la présen-
terai. 1< scrupule jusqu'à m'abstenir
le de manger du I
« Paméla, voyez-vous, est une fille char* cchapon; ainsi...
mante. « Donc, pas d'eunuques, mais je tiens au H
« C'est ma connaissance. b
harem. » H
« Elle m'a vu pour la première fois dans 1 Et, comme le Sauveur ne répondait pas, I
le plus élégant café du boulevard Montpar- É
SanS-Nez continua avec toutes les apparon- I
nasse. « de la bonne foi et de la plus entière cou- I
ces
« Naturellement, elle se mit à in'adorer et >
viction :
— Ce point
je me laissai faire, important arrêté, je passe à
« Mais elle était jalouse, et je la lâchai ç
des détails secondaires, mais qui ont toute- I
pour voler à d'autres succès. i
fois leur valeur*
« Je n'y pensais plus depuis longtemps, « Vous allez en juger, I
quand par hasard je la retrouvai parmi les « D'abord il me faut une liste civile. I
bandits de cette canaille de John Huggs; « Vous comprenez, je pense, qu'un souve-
elle faisait, paraît-il, de brillantes affaires irain, un monarque qui se respecte ne peut
avec MM. les pirates* se passer de dotations* de revenus assez I
« Malgré tout, elle n'hésita pas à reve- considérables pour se former une cour, pour I
nir à moi, et j'ai le bonheur de la posséder t acheter des dévouements, pour encourager à
encore. , son profit les arts et l'industrie, pour fonder
« Maintenant que vous voilà au courant ; en un mot ce nouveau genre de prospérité
de la situation, je vous dirai que, si je suis financière qui a pour base l'emprunt perpé- I
ro.'. j'exigu que Paméla soit reine. tuel et pour pivot le virement sympathique. I
— Comme il vous plaira, fit le Sauveur « Je ne vous parle pas de l'amortissement: I
avec une légère marque d'impatience, c'est, un mot que l'on ne retrouve plus que I
— Oh ! mais ce n'est pas tout, reprit dans les vieux budgets; il est vide de sens, I
Sans-Nez. on l'a constaté, et nos financiers n'ont fait I
« Je trouve que les Turcs sont les gens ni une ni deux : ils l'ont rayé de leur die- I
qui comprennent le mieux la vie. tionnaire.
« Ils ont des harems. « Admirable trait d'audace, monsieur !
« Vous pensez bien qu'en qualité de sou- « Mais j'en reviens à ma liste civile.
verain, moi, admirateur passionné du beau j « Dix millions!... trouvez-vous le chiffro
sexe, j'entends ra'offrir le même agrément. assez modeste?
« Vous vous demandez peut-être si Pa- « Évidemment c'est peu, mais je ne veux
méla ne se trouvera pas offusquée. pas pressurer mon peuple...
« A vrai dire, elle me fera des scènes de — Trappeur, interrompit ie Sauveur, vos
jalousie, je m'y attends, c'est une tigresse ; plaisanteries durent depuis trop longtemps
mais soyez tranquille : ça se passera dans et ma patience se lasse.
l'intimité, et quelques coups de mon sceptre « Il vous a été posé une question très-
ramèneront le calme dans ses esprits. claire, on vous a demandé d*y répondre; ré-
« Le gouvernement intérieur de mon pondez donc et gardez vos propos pour une
sérail me regardera, et je vous ferai voir meilleure occasion.
que, par la seule puissance du chic, on L — Ah I ah ! se dit le Parisien,' il paraît que
arrive à dompter les beautés les plus rétives. . je l'ai chatouillé un peu trop fort, puisqu'il
« Un autre vous demanderait la formation L ' regimbe.
d'une garde d'eunuques ; moi, je n'irai pas i « Attends un peu, mon bonhomme! je
jusque-là • mes principes s'y opposent, ett vais recommencer pour voir. »
pour être un peu Turc je ne suis pas 3 Et, d'un air parfaitement sérieux, tf reprit
homme à profaner le plus beau chef-d'oeu- - i à haute voix.
vre de la nature. I — Monsieur,
je n'ai pas terminé l'exposé
LA REINE DES APACHËS 675

des conditions auxquelles je consens à deve- blessé dans Sa Vanité, laissait Voir toute sa
nir roi dés Indiens. fureur.
« Veuillez m'écoûter un moment. Dédaigné par le comté, Outrageusement
« Je continue. raillé par Sans-Nez, il né pouvait Se conte-
« Non-seulemènt j'exige une liste civile . nir.
je dix millions, mais comme je né suis pâS Un nouvel éclat dé rire le mit hors de lui.,
homme à plaisanter aVec les choses sé- et il s'élança sur le Parisien j mais M. de
rieuses, quoi que vous en pensiez, je veux Lincourt s'interposa.
— Monsieur, dit41* VOUS Vous oubliez
toucher d*avance la première année dé mon
traitement. « Il n'est pas digne...
royal — Que
« Oh ! ne croyez pas que j'obéisse à un sen- parlez-Vous de dignité ! s'écria le
Sauveur outré.
timent de défiance. Loin de moi celte mes-
! « Est-il donc digne de me laisser instiller
quinerie
'« Je prétends tout simplement par cet homme ?
que, pour j — Remettez-vous,
doit monsieur, fit le comlo
faire le bonheur de son peuple, un roi
choisir le meilleur gouvernement possible. , avec beaucoup de calme.
« J'ai Voulu vous prouver l'inanité de Vos
« C'est dans cette idée que je vous de-
espérances, etvoilà tout.
mande de me faire servir une première, une
« La leçon a été dure, j'en conviens, mais
deuxième et peut-être une troisième année
reconnaissez qu'elle était nécessaire. »
de mes revenus.
Le Sauveur allait répondre* niais Satis-
« Je pourrais alors parcourir le monde,
Nèz ne lui en laissa pas le temps.
étudier les différentes formes de gouverne- — Des insultes ! dit-il avec cet inimitable
ment, faire mon choix en toute connaissance
accent du faubourien invectivant le botir-
de cause. Alors, quand je reviendrai, dans '
geois qui 1 a traite de voyoU.
deux ou trois ans, je m'occuperai d'organi- « Des insultes ! Je vous conseillé de voui
ser votre affaire... à moins pourtant que ce
m'ait ! plaindre.
«{liej'aurai vu ne dégoûté d'avance du
« Je vous parle en ami, je Vous donne des
métier de roi ; car, vous savez, je fais mes
conseils sur la coupe des culottes, je vous
réserves.
fournis gratis l'adresse du meilleur tailleur
« Et puis, tout en voyageant, je pourrais
j de Paris, et vous venez Vous f de moi!
monter mon harem, ce qui...»
« Vous me proposez une couronne, à
Sans-Nez, qui iie perdait pas un des mou- 1
moi, et une couronne dé sauvage, encore !
vements du Sauveur, s'interrompit tout à
I « Parce que je vous ai démontré que vous
coup et sa face couturée se rida affreuse-
n'aviez pas de chic, Vous essayez dé faire de
ment.
moi une espèce de sachem en chef à la ma-
Un éclat de rire Sec, Strident, s'échappa nière de don Màtapàn!
de sa gorge. « Des royaumes!
— Qu'est-ce
qui Vous prend donc? s'é- « Est-ce que Vous croyez qUe, si je vou-
«ià-t-il.
lais, je serais embarrassé pour m'en offrir
« Pourquoi tourmentez-vous ainsi le man- un, de royaume?
che de votre poignard? « Je n'ai qu'à me payer un âir d'Araùèa-
« On dirait que Vous Voulez jouer de nie. Le lendemain de mon arrivée, je serai
l'orgue de Barbarie. roi ct Tomaho sera mon premier ministre.
« Laissez donc vôtre couteau tranquille ; « Des royaumes!
des joujoux pareils se briseraient sur la peau i « Mais si ça continue on va s'en nïcllrè
'l'un trappeur. » marchand,de royaumes, et je prédis dé jolies
Ces paroles à la fois railleuses et provo- banqueroutes, à ceux'qui monteront ce com-
Cimlos étaient motivées par l'attitude hos- merce-là.
tie du libérateur indien qui, profondément « Des royaumes!...
676 L'HOMME DE BRONZE

« On est trappeur... on n'est pas roi... « J'éprouve quand je veux éprouver.


« Beau métier!... « Je sens quand il me plaît de sentir.
« Roi de sauvages... pour finir par être « C'est pourquoi je commande à nies
montré dans les foires comme une bête cu- passions.
rieuse !... « C'est pourquoi je ne me laisserai ja-
« Ca finit toujours comme ça... mais entraîner à ce faux enthousiasme qui
« Des royaumes!... vous anime, qui vous énerve et vous af-
« Que malheur!... » fole.
Et tout en murmurant, tout en haussant « C'est pourquoi la fièvre, les emporte-
les épaules, le Parisien s'éloigna dans la ments de l'ambition ne me troublent pas le
direction de ses compagnons. cerveau.
— Ne vous l'avais-je dit? fit le « C'est pourquoi je me j me de l'amour
pas
comte. i même dans ses sublimités, dans ses spiritua-
« N'étais-jepas certain de ce refus? lités, c'est-à-dire dans sa plus redoutablo
« M'était-il possible de ne pas considérer force.
votre proposition comme une mauvaise « C'est pourquoi enfin vos regards éblouis
plaisanterie, et ne devais-je pas y répondre cherchent à se fixer sur moi, mais n'y par-
comme je l'ai fait? » viennent pas. »
La colère du Sauveur n'était pas tombée. Depuis un moment en effet le libérateur
Les facéties de Sans-Nez l'avaient touché indien avait détourné les yeux ; il les tenait
plus profondément que les bonnes raisons baissés.
du comte, et il souffrait du choc violent que Il paraissait réfléchir.
venait de subir sa vanité. Soudain il releva la tête.
Ce fut avec les marques du plus vif res- — Ni ambition ni amour! fit-il.
sentiment qu'il répliqua : « Vous vous trompez vous-même, comte.
— Comte, vos plaisanteries et celles de « La reine vous aime, et, quoi que vous en
vos trappeurs ne sont pas de nature à enta- disiez, vous l'aimez aussi.
mer mes convictions. « Eh! tenez, je lis en ce moment sur votro
« Je sauverai ma race du péril qui la me- visage que je viens de vous toucher au
nace ; je lui donnerai le rang qu'elle doit coeur. »
occuper dans le monde. M. de Lincourt eut un dédaigneux sou-
« Comte, vous m'aiderez dans cette noble rire.
lâche dont j'ai fait le but de ma vie... — Mon ambition, dit-il, était de vous
« Vous me seconderez, ou vous mourrez. » prouver ma supériorité.
Cette menace fut prononcée avec une fa- « Je vous l'ai prouvée, puisque après
rouche conviction. m'avoir fait tomber dans un guet-apens,
Il n'y avait pas à douter de la ferme réso- puisque me tenant prisonnier, vous voici à
lution qui la dictait. mes pieds comme un humble solliciteur.
Pourtant le comte ne parut aucunement « Mon orgueil est donc satisfait.
s'en émouvoir. « Je n'ai plus qu'un but maintenant : res-
Et ce fut avec calme, avec simplicité ! ter digne de moi.
même qu'il répondit : | « De l'amour, vous savez ce que j'en
— Monsieur, cette menace est indigne de pense : il n'a plus de prise sur un homme
vous et de moi. que les femmes ont blasé.
« Vous savez que je ne tiens pas à la vie, « Et quant à la reine, elle est ma mai
et que l'annonce certaine de la mort ne sau- tresse depuis hier! »
i
rait me causer la plus légère émotion.
« Je suis arrivé, à force de volonté, à do- Le comte prononça ces derniers mots
miner en moi ce que l'on appelle, impropre- avec, un inexprimable dédain.
ment peut-êlre, le sentiment. \ Puis il se retourna lentement et s'éloigna
LA REINE DES APAGHES 677

dans la direction du groupe formé par ses « Il n'y a que la mort qui puisse me
lieutenants. dégager de ma parole.
Le Sauveur restait comme foudroyé. «. Quant à celui qui 'est venu pour me
« La reine est ma maîtresse depuis hier! » poser des conditions, pour nous traiter en
Immobile, consterné, stupéfié, il suivit vaincus, voyez-le:
d'un oeil égaré la retraite triomphante de « Ses orgueilleuses prétentions se son'
celui qu'il avait cru vaincre, qui était à sa évanouies...
merci, mais qui restait vainqueur. « Il se sent écrasé sous le poids du ridi-
cule...
« Il s'affaisse sous le rude échec moral
CHAPITRE CXU qui le brise. »
Tous les regards se portèrent dans la di-
SUPRÊMES
DÉCEPTIONS. rection du Sauveur qui, toujours immobile à
la même place, paraissait frappé de stupeur.
Cependant M. de Lincourt avait franchi en
quelques secondes la courte distance qui le En ce moment, le colonel d'Eragny, qui
séparait du rassemblement formé par l'élite jusqu'alors était resté inaperçu au milieu des
de sa troupe. ' de M. de Lincourt.
trappeurs, s'approcha
Les aussitôt — Comte, lui dit-il, le Sauveur s'est con-
trappeurs l'enveloppèrent
dans un cercle épais, compacte, bruyant. duit envers moi et envers ma fille en homme
L'agitation était grande, toutes les figures d'honneur.
étaient réjouies, chacun exprimait à haute « Nous avons conservé pour sa personne
voix la satisfaction que causait' à tous la autant de sympathie que de reconnaissance,
fière attitude du chef. '<
i « Si donc ma démarche ne devait en
Et comme celui-ci se taisait, les exclama- aucune façon contrarier vos vues person-
tions se changèrent bientôt en bravos, les- nelles et vos projets de défense, j'aurais un
quels se transformèrent instantanément en entretien avec cet hommi). »
une immense acclamation. I Le comte ne s'étonna pas de cette de-
Evidemment Sans-Nez avait déjà bavardé, mande.
et tout ce monde était au courant de la ; Il savait que le Sauveur aimait mademoi-
situation ou à peu près. I selle d'Eragny, et que celle-ci, frappée dans
Le comte n'en pouvait douter ; néanmoins son imagination à la vue de cet Indien civi-
il raconta en peu de mots ce qui venait de lisé au milieu des Peaux-Rouges, partageait
se passer, et il dit en terminant : cet amour.
— Comme je l'avais prévu, c'était à moi Il savait encore que M. d'Eragny n'était
que l'on en voulait, à moi seul. pas homme à imposer ses scrupules à son
« Je me sauvais en acceptant les sottes enfant, et qu'il chérissait trop aveuglément sa
propositions qui m'étaient faites. fille pour lui opposer sa volonté en quoi que
« Mais le pouvais-je, Sans-Nez, ce fût. •
quand
dans son bon sens, déclinait lui-même l'hon- — Colonel, lui dit le comte avec
empres-
neur que l'on voulait me faire ? » sement, agissez comme il vous plaira ; je
Et reprenant cet air d'autorité, ce ton comprends votre démarche et l'approuve.
de commandement qu'il n'abandonnait que « Je me permettrai toutefois une recom-
rarement, il ajouta : mandation :
— Il m'était d'ailleurs d'aban- « Parlez, je vous prie, en votre nom seule-
impossible
donner le commandement de notre cara- ment.
vane. « Acceptez pour vous-même les offres que
« J'ai avec vous des engagements : j'en- peut vous faire celui qui nous tient blociués
tends les remplir et je les remplirai, même ici.
Malgré vous. | « Mais ne m'engagez en rien, et qu'il to
678 L'HOMME DE BRONZE

soit aucunement question du sort réservé à nmenaçantes prédictions, conserva un impé-


la caravane* .. * i;:>. nnétrable sang-froid*
« Il est des moments où l'on ne saurait Outre qu'il ne voulait point entraver les
sans sottise se montrer trop dédaigneux ; ; et ddesseinsiquo le comte dissimulait sans doute,
vous verrez aujourd'hui ce que peuvent corn- i se serait fait un scrupule
il de manifester
porter le mépris dé la vie, l'audace et la té- 1
lui-même le moindre sentiment de crainte.
mérité. ; » Ce fut avec le plus grand calme qu'il ré-
Et, tendant la main à M. d'Eragny, le [
pondit :
— Le comte de Lincourt,
comte ajouta' : je vous le ré-
— Allez donc, colonel! 1
pète, ne m'a chargé d'aucune mission au-
« Vous voyez mon assurance ; que vos 1
près de vous.
« Mais, je puis vous le dire, il est homme
paroles n'en atténuent pas les effets, car elle
est réelle. à' ne reculer devant aucun danger, à lutter
— Soyez sans inquiétude, 'contre une armée* à broyer à coups d'au-
répondit M. d'E-
dace les plus grands obstacles
ragny.
Ettout en secouant sa tête grisonnante, il ; « Ne croyez donc pas l'avoir réduit : on
ne dompte pas de pareils caractères.
s'éloigna et rejoignit le Sauveur. j
« La force, les prières, la raison même, se
Celui-ci le reçut avec un triste sourire ; il :
il ti'avàit ces airs : brisent contre la puissante volonté des hom-
paraissait hccàblé; plus
cette morgue, donnaient à sa mes do celte trompe*
hautains, qui j
! « Et c'est en prévision de périls immi-
physioiiôùiie liiié si désagréable expression
de dureté. nents, d'un combat suprême, que je Viens
vous demander de sauver ma fille. *.Blanche ! »
Ce fut avec empressement, presque avec
Le Sauveur, qui jusque-là avait écouté le
inquiétude, qu'il demanda :
— Le comté à consulté SeS trappeurs? colonel'd'un air sombre et méditatif qui dé-
« Il vous envoie me demander celait son profond embarras, releva brusque-
quelles j ment la tête
sont méS dernières résolutions? ; un sourire erra sur ses lèvres
et son regard s'anima*
:— Vous vous trompez, répondit aussitôt — Blanche !*.. fit-il*
M. d'Eragny. « La sauver?...
« Je ne suis l'envoyé de personne. « Oh ! oui, elle Vivra.** je le promots.
« Et. le comte ne m'a chargé d'aucune
« Rassurèztvous...
mission. ...,...,' « Je pourrai la secourir..
— Comment ! fit le Sauveur avec l'égare-
« Je m'y engage... »
ment d'un nageur épuisé qui croit prendre Peu à peu le visage du Sauveur s'était as-
pied et ne rencontre que le vide, il pousse- sombri de nouveau*, et ses mots coupésj ses
rait l'orgueil jusqu'à refuser de traiter avec phrases inachevées prouvaient clairement
moi? "\ que son esprit était assailli par d'accablantes
« Je. lui ai pourtant prouvé qu'en moins préoccupations.
de deux heures je puis anéantir sa caravane Soudain il poussa une sourde exclama-
entière.
tion, se passa la main sur le front comme
Cet homme méprise la mort, je le crois ; et
pour en chasser de pénibles pensées*
mais aurait-il donc le criminel courage de posant deux doigts sur le bras de M. d'E*
laisser sa troupe périr avec lui ? ragny :
« D n'ignore pas que la défense est impos- ---Colonel, dit-iL, ma résolution est prise.
sible. « Venez!
« La tenter serait d'un fou ou d'Un monstre i.;; ; « Je Veux montrer au* comte de Lincourt
avide de sang et de carnage. » ; i
qu'un homme de race rouge sait répondre
M* d'Éi^aguy, malgré la pénible émotion i aux sarcasmes, au dédain, au mépris d'un
qui l'agita intérieurement en entendant cesi homme de race blanche. »
LA REINE DES APAGHES 679

M. d'Eragny avait senti trembler la main isonge ne souille jamais Ses lèvres, et il ne
icroit pas à la fausseté des autres.
qui s'était appuyée un instant SUT, son bras,
Et il remarqua avec une vague inquiétude « M°n frère s'est présenté à moi comme
quelque chose de fiévreux, d'égaré dans le le Sauveur promis par le Vacpndah à tous
regard du Sauveur. les Indiens ses enfants ; il m'a trompé, car il
Toutefois il dissimula son impression et y a deux Aigles-Bleus, il y a deux frères de
répondit : la reine, et j'ai vu les signes entre les mains
— Allons ! de ces deux hommes. »
« Et que de généreuses pensées vous in- Le Sauveur voulut répondre, mais le géant
spirent! » leva une main menaçante.
Les deux hommes s'acheminèrent dans la — Tomaho
parlé, dit-il sévèrement.
direction du rassemblement formé par les « H veut être écouté. »
trappeurs. Et il reprit :
Quand ils furent à dix pas du groupe au — Mon frère a allumer selon sa
prétendu
milieu duquel se trouvait le comte, Tomaho volonté les fetix dii soleil et de la lune, et
écarta d'un geste puissant les rangs serrés pour nous montrer sa puissance il a fait
de la foule, et en deux enjambées arriva en briller d'un grand éclat le sommet des mon-
face du Sauveur. tagnes; il a fait trembler la terre, renversé
Celui-ci s'arrêta étonné. des rochers et comblé des abîmes.
Tous les trappeurs ne voyaient « Mon ami Sans-Nez m'a dit que mon frère
pas sans
surprise la démarche du géant. avait le secret d'un grand sorcier de Paris
Que pouvait-il avoir à dire au Sau- qui fabrique des médecines de feu que l'on
veur? nomme artifices. Cette fois encore il m'a
Et comment celui-ci allait-il l'accueillir? trompé ct il a trompé tous les Indiens i
Tous les regards se fixèrent sur lui avec « Mon frère a abandonné le costume aes
une avide curiosité. guerriers de sa nation* et il se couvre avec
On s'attendait à quelque incident extraor- des étoffes comme un Visage-Pâle ; il n'est
dinaire, donc pas le Sauveur envoyé par le grand
On prêta l'oreille, on se rapprocha autant Vacondah : mon frère nous trompe,
que possible pour ne pas perdre un mot du « Tomaho est bon et juste, mais il se
dialogue qui allait s'entamer. venge.
Le Sauveur prit le premier la parole. « Mon frère est ici comme un envoyé de
— Que me veut mon frère? dit-il.
paix : il ne court aucun danger.
Tomaho, grave et solennel, réfléchit deux « Mais que ses oreilles s'ouvrent et qu'elles
minutes avant de répondre. gardent cet avertissement : . .
Il avait sans doute des choses extrêmement « Si, une fois sorti de notre camp, je re-
importantes à dire. trouve mon frère libre dans la savane, je le
Quelqu'un dans la foule en fit la remar- punirai ; il mourra du supplice que doi-
que : vent subir les menteurs et les faux sor-
— Il
paraît que ça n'est pas de la bla- ciers,
gue. . « Mais en attendant le soleil qui éclairera
« Il va nous dégojser chose de son agonie, que tous mes frères le repous-
quéquq
pommé. ». sent de leur wigwam, qu'ils le regardent
On reconnut la vpix de Sans-Nez, comme une femme impure et qu'à son pas-
Un lpng éclat; de rire lui répondit* sage ils crachent sur ses mocassins !»
Le géant seul parut ne pas avoir entendu, Cette terrible malédiction lancée, le gêanli
et s'adressant au Sauveur : s'éloigna gravement sans Vouloir écouter UEM
— Mon frère, Tomaho est simple et mot d'explication:. ;
bon. Et on entendit là voix de Sans-Nez dùi
i « Souvent il se laisse tromper, car le men- criait :
680 L'HOMME DE BRONZE

— Bravo, Cacique! Ayant aperçu le comte, il alla droit à lui,


«Tapé, mon vieux! — /Monsieur, fit-il; brusquement, il y 9)
« Si jamais nous allons à Paris ensemble, m'àvez-voûs dit, des injures que l'on n'ou-
je te fais recevoir prédicateur. blié jamais.
"~
« Tu lancesTanâthème avec Une pompe... « Vous vous êtes trompé :
'
oui a un fameux jet. « Je veux oublier Vos dures et outra-
« Tapé, ma vieille! geantes paroles ;
« Je ferai la quête avec Paméla. . « Je veux, oublier les humiliantes plaisan-
« Vive le Cacique ! » teries dé votre trappeur ;
Un rire fou accueillit cette sortie du Pari- . « Je ne me souviendrai pas de la malé-
sien, mais en même temps toutes les mains diction de l'honnête et bon Tomaho ;
se tendirent pour presser celles du géant. « J'oublierai la grande et généreuse idée
Sa déclaration de guerre avait causé une qui me brûle encore le cerveau ; .
vive impression, car on savait qu'une fois « Je consentirai à reconnaître l'infériorité
sa détermination prise il s'y tenait inébran- de ma race, et à proclamer la supériorité de
lublemenL la vôtre ;
« J'oublierai enfin que ma soeur est votre
maîtresse. .
« Je serai, bien lâche, n'est-ce pas, mon-
CHAPITRE XIII sieur le comte?
« Et vous devez être satisfait de ma fai-
SANGLANT DÉNOUEMENT blesse?
« Ayez donc grand plaisir!
« Savourez votre triomphe!
Cependant le Sauveur restait toujours « Délectéz-vous dans Cô bonheur, dans ces
1
isolé, à dix pas dé là foule des trappeurs. joies que malgré vous dénonce l'épanouisse-
Son attitude était belle encore, et il régnait ment de votre Visage !
dans toute sa personne un air de grandeur « Comte, j'oublierai jusqu'à ces joies qui
qui devait certainement impressionner le sont ma dernière douleur!...
vulgaire. « J'oublierai tout enfin! vous ne serez
Pourtant un observateur aurait pu re- plus pour moi! et je m'oublierai moi-
marquer sur son visage si régulièrement même... si l'on peut oublier dans la
beau les traces non équivoques d'une pro- mort!!... »
fonde douleur; il aurait vu également que I Le Sauveur, ayant prononcé ces derniers
cette douleur n'était comprimée qu'à force I mots, ou plutôt les ayant criés, il tira rapide-
de courage et de volonté. . ment le poignard passé à sa ceinture et se le
Qu'il y avait d'amertume et de souffrances ! plongea dans la poitrine!...
dans le coeur de cet homme pouvant se ! Vivant encore, et encore debout, il parut
dire : chercher quelqu'un dans la foule des trap-
« Dédaigné par un grand.caractère! peurs...
« Ridiculisé par un faubourien de Paris! Ses yeux s'arrêtèrent un instant sur l'Ai-
« Menacé par un homme de ma race! » gle-Bleu qui, froid et impassible, se tenait
Que de honte ne devait-il pas éprouver ! aux côtés du comte de Lincourt.
Que de colère devait bouillonner dans son Le regard déjà voilé du Sauveur se croisa
cerveau ! avec celui de son. frère... il prononça quel-
Après être demeuré quelques secondes , ques paroles en indien... puis la main sur le
comme écrasé par de pénibles ilL coeur, les doigts crispés sur sa blessure, il
réflexions,
releva fièrement la tête et promena un re- tomba...
gard assuré sur les trappeurs. ! Le libérateur indien était rnortl...
REINE DES APAGHES

La plupart des trappeurs avaient écoule — By God ! une belle mort!


avec une avide curiosité le rapide et véhé- Tomaho en était encore à ses doutes sur
ment discours adressé par le Sauveur à leur la mission providentielle du Sauveur.
chef. — Le grand Vacondah vient de punir un
Us venaient d'être témoins d'un suicide faux sorcier, prononça-t-il gravement.
•"explicable de la part d'un adversaire Aric- Bois-Rude, tout en caressant sa gourde
'orieux. de rhum, sans doute pour lutter contre la
Une soudaine agitation se produisit dans violence de son émotion, n'approuva pas en
leurs rangs pressés et de nombreuses excla- tout la mort du Sauveur.
mations témoignèrent de l'émotion générale — Fâcheux, dit-il entre deux lampées.
en même temps que des divers sentiments « Il ne boira plus. »
de chacun. Sans-Nez, contre son habitude, fut le der-
Grandmoreau le premier traduisit la pen- nier à donner son avis ; ct quel ton dédai-
sée des gens de coeur par cette courte ex- gneux du gavroche mécontent du dénoue-
clamation : ment d'un mélodrame quand il prononça :
— C'est très-bien ! — J'ai déjà vu ça à l'Ambigu!...
John Burgh rendit la même inipressiou
par ces mois ; Cependant le colonel d'Eragny, doiaott»

MÎ RUONZK.— loi
L'HOMME LA REINE DES AFACHES.— '«6
682 L'HOMME DE BRONZE

— bien imprudent
reusement frappé pur cette mort tragique, N'élait-ilpas d'ailleurs
s'était approché du cadavre du Sauveur, t
de confier votre enfant & un illuminé inc».
M. de Lincourt, calme sans affectation, • pable
i son autorité vivant, mais ne
d'imposer
froid sans cynisme, l'avait suivi, t
trouvant rien de mieux que d'affirmer sa
— N'est-ce le colonel s
sotte vanité en se tuant ?
pas fatal? murmura
avec une émotion qu'il ne chercha pas à » Était-ce donc là un mari digne de voire
dissimuler. *
enfant?
« Échapper à mille dangers pour arracher «Certes, ce fou raisonnable était vrai-
ma fille des mains d'un brigand.., iment au-dessus des individus de sa race;
« La sauver aprfe» avoir sacrifié la vie de ,
mais il n'avait que fort peu profité, en
mes plus braves squatters,,, somme, des études qu'il fit en Europe.
« Et être témoin de «on désespoir quand « Avec ses idées d'émancipation, de ré-
elle apprendra la mort de celui qui allait de^ génération et do sauvetage national, où en
venir mon fils et son époux î... était-il en définitive? Au sentimentalisme...
« Il est des moments où l'homme trouve « C'est-à-dire h la sottise toute pure.
assez de force pour lutter contre le malheur, « Si j'avais rencontré en lui ce que l'on
mais il en est aussi ou l'accablement le brise appelle un doctrinaire, passe encore, quoi
et lui enlève même la faculté do protester que les politiques do ce genre soient sans
contre l'injustice du sort. » force à cause de leur manque do souplesse,
M. do Lincourt écoutait avec une sollici- ; et que du reste le système soit foncicremen'
tude émue ce» paroles du \colonel partageant absurde, puisqu'il subordonne l'individu à
d'avance le désespoir de sa fille. une sorte do dogme impalpable, insaisissa-
Ce fut avec un amical empressement et ble et surtout indéfinissable.
aussi avoc une réelle conviction qu'il essaya S i « Croyez-moi, mademoiselle Blanche ou-
d'écarter ses légitimes inquiétudes. bliera ce sentimental émuncipateur, et so-
— Rassurez-vous, lui dit-il avec autorité ; tendres regards s'arrêteront sur plus digus
mademoiselle Blanche n'aimait pas le Sau- d'elle.
veur. « Non pas enfin que je méprise ce brave
« Séduite par son extérieur distingué, Sauveur.
par sa beauté, par son apparition dans des > « Jo constate au contraire, et avec pluie
circonstances romanesques, elle l'aime i sir, qu'il avait une certaine grandeur d'àmc,
comme on aime un acteur en vogue ou l'au- il s'est élevé au-dessus des siens, je me plais
teur d'un roman à succès. à le reconnaître : la preuve, c'est qu'il est
« Elle l'a admiré comme on admire les mort volontairement, et que do mémoire
héros sympathique jeté par le hasard au mi- d'homme on n'avait jamais vu un Peau-
lieu d'aventures tragiques. Rouge se tuer. »
« La préférence inconsciente de votre en- Pendant que le comte tenait ce discours
fant n'est ni de l'amour ni de la passion; ; où, quoi qu'on en puisse croire, la justesse
»'est tout au plus un caprice né de cette cu- d'appréciation avait plus large place que lo
riosité inquiète si charmante mais si dange- sarcasme, les trappeurs s'étaient insensible-
reuse chez les jeunes filles. ment rapprochés,
i « Ne vous alarmez donc pas : le danger r Bientôt ils entourèrent leurs chefs.
n'existe que dans votre imagination dee La curiosité générale n'était pas satisfaite.
père. On se poussait pour passer au prenne
, « Mademoiselle Blanche n'aimait quee rang, afin de mieux voir le cadavre du sui
par l'imagination; son coeur est resté pur dee cidé.
toute passion. » Il y avait même une certaine inconvenant
Et, abaissant son regard, le comte étendit t non dans ce mouvement de curiosité l>iel
lé bras dans la direction du corps du Sau- naturel, mais dans les réflexions que le
veur : trappeurs échangeaient cuire eux.
LA REINE DES APAGMES 6»3

M. d'Eragny voulut mettre fin à cette ' Le colonel n'était pas loin de partager sop
scène. avis.
—=Comte, dit-il, veuillez doilC faire cesser
ce douloureux spectacle.
M. de Lincourt de donner des CHAPITRE CXIV
s'empressa
ordres et ils allaient être exécutés, quand un
se QUELSÉTAIENT CESDEUXIIOMUES?
incident imprévu produisit.
Un Indien, écartant brusquement quel-
ques hommes qui lui barraient le passage, Le soleil vient de disparaître.
s'avança dans le cercle formé autour du L'obscurité voilera.bientôt les mornes so-
cadavre. litudes de la prairie tremblante.
C'était l'Aigle-Bleu. Quelques étoiles scintillent déjà dans les
L'attitude du Sachem était grave, solen- profondeurs du firmament dont le bleu s'as-
nelle. sombrit peu à peu.
— Que les Visages-Pâles respectent le Les constellations, d'abord vagues pour
frère de leur ami, dit-il. l'oeil, se dessinent lentement ct se fixent...
« Le Sauveur était un grand guerrier. Les dernières lueurs crépusculaires s'étei-
« Ses ennemis no doivent pas troubler le gnent à l'occident.
sommeil de la mort qui est venu lui fermer Aussitôt l'espace infini semble s'animer.
les yeux. » Il se peuple do soleils et de mondes loin-
Et, jetant un manteau sur le corps de son tains...
frère, l'Aigle-Bleu fit un signe. Les ténèbres s'épaississent encore sur la
Six Peaux-Rouges se présentèrent et char- terre.
gèrent le mort sur leurs bfas entrelacés. Les astres naissent alors pur myriades
— A mon wigwam ! dit l'Aigle-Bleu. dans le ciel, écrasant à la fois l'esprit et la
La foule s'écarta et les Indiens s'éloigiiè- vue par les splendeurs do l'immensité.
rent dans la direction de leur campement. Mais bientôt toutes ces lueurs astrales pâ-
lissent ou s'éteignent.
Le colonel regardait tristement ce convoi La nuit est moins obscure.
funèbre, lorsque le comte posa sa main Déjà l'aube d'un nouveau jour?
sur l'épaule du vieux soldat profondément Quel est ce doux rayonnement qui surgil
ému : et monte à l'orient?...
— Cette mort, dit-il, est la signature Là-bas, au loin sur la colline, les vieux
de la vie du Sauveur. chênes séculaires dressent vers les cieux leurs
« Tous ces Indiens sont incomplets. grands bras feuillus, ct leurs cimes touffues
« Chez eux, des élans, mais point de rai-
j dentellent capricieusement l'horizon.
sonnement. , Voyez leurs sombres rameaux se déta-
« Vous voyez bien qu'il s'est tué croyant , cher sur cette brillante clarté pareille à celle
donner un dénouement à la situation dans d'un vaste incendie.
laquelle il nous a jetés ; mais, par suite de j On dirait que la forêt s'enflamme, et que
cette irréflexion qui caractérise la race, il se feu...
j les arbres géants prennent
Irouve que notre position est empirée, puis- ! Non...
que c'est John Huggs qui tient maintenant Une minute s'écoule et la lutté paraît.
les clefs du défilé. i Elle éclaire la prairie tremblante de ce
« Vraiment, Colonel, Vous m'accorderez et grandit
jour incertain qui creuse l'ombre
qu'à sa placé nous eussions au moins voulu le relief.
sauver mademoiselle d'Eragny. Pareils aux grains d'un immense chapelet,
« En un mot, c'est héroïque, mais stu- les chariots de la caravane en
s'alignent
liidc! » longue file sur la chaussée solide ; de nom-
Et le comte s'éloigna. breuses tentes de toile sont irrégulièrement
684 L'HOMME DE BRONZE

groupées sur les berges ; chaque groupe Le pirate était toujours l'homme que nous
,
paraît être un village nain aux maisons à
avons connu.
demi englouties et dont le toit reposerait Ces Yankees sont coulés en métal : or
sur le sol. bronze ou vil étain.
Le calme le plus profond règne dans le Aucune des catastrophes subies n'avait pu
camp. changer un trait de ce caractère, une rido
La caravane est endormie. de cette face.
Çà et là une sentinelle s'immobilise dans C'était toujours le même mélange d'au
l'ombre d'un wagon ou se dissimule derrière dace, de sans-façon, de rondeur matoise, do
une broussaille. conception hardie et de rouerie commer-
Sur la lagune dont l'eau tranquille vient
ciale.
baigner le pied de la chaussée se balance Nul doulc à concevoir.
sans bruit la pirogue d'écorcc du Sau- John Huggs venait proposer un marché
veur... sous couleur de mission à remplir.
... Soudain un léger bruissement d'herbes Avec cette assurance et ce sans-gène qui ne
froissées trouble le profond silence de la l'abandonnaient jamais, le pirate fit aussitôt
nu.t... connaître l'objet de sa venue.
Une forme humaine s'avance en rampant — Gentleman, dit-il, je ne sais pas grand'-
sur la berge. chose des arrangements que vous avez pris
Bientôt elle se trouve en face de la piro- avec le Sauveur, mais c'est voire affaire.
gue ; elle se dresse alors : c'est un homme de « Quant à moi, je suis chargé do vous
haute taille enveloppé dans un large man- réclamer tous les Indiens qui sont dans
teau; il entre dans l'eau, monte dans lavotre camp ct de les conduire à mon associé,
légère embarcation et s'éloigne rapide-mon chef à de certaines conditions. »
ment... Tout le Yankee était dans cette restric-
En ce moment, un buisson semble s'animer; tion.
ses branches s'écartent lentement et laissent Il reprit :
paraître un second personnage dont la for- — J'ai là dans une crique, à deux enca-
me indécise se perd dans le feuillage. blures, trente pirogues pour transporter les
• Évidemment cet homme observait la piro- à face de cuivre.
guerriers
gue et voulait savoir ce qu'il en adviendrait, « Il paraît que c'est une affaire conve-
car lorsque la barque fut à quelque distance nue ?
il quitta son poste, se mit à ramper dans la — Parfaitement convenue, fit-le comte.
direction du camp, où il rentra sans avoir « Vous n'êtes chargé d'aucun message
été aperçu par les sentinelles. pour moi ?
Quels étaient ces deux hommes?... — Si fait.
« Je dois vous répéter ces mots :
« Trois coups de canon. »
CHAPITRE CXV « Je ne sais pas trop ce que cela veut
| dire, mais je suppose que c'est un signal.
OFFMÏSDETIUHtSON — Peu importe? dit le comte.
« Ce mot d'ordre m'étant parvenu, il u°
Le lendemain, au point du jour, un parle- vous reste plus qu'à emmener les Peaux-
mentaire était envoyé par l'ennemi à M. de Rouges.
Lincourt. « Je vais donner des instructions à ce sujet-
Ce parlementaire n'était autre que le chef «Dans une heure, vous pourrez partir avec
de pirates John Huggs. eux.
Au moment de son arrivée, le comte se « Attendez. »
la
promenait seul sur le bord de la lagune ; M. de Lincourt fit quelques pas dans
peut-être l'attendait-il ? direction du camp.
LA REINE DES APACHES 685

John Huggs le rappela. prêté au Sauveur, vous êtes bloqué, vous


— Monsieur le comte, dit-il avec un cer- êtes pris.
tain air de déférence qui ne lui était pas ha- « Je ne connais pas les dernières résolu-
'bituel, j'aurais encore un mot à vous dire, tions arrêtées entre vous et votre vainqueur,
i Le pirate yankee s'était tout à coup trans- mais je suis à peu près sûr que le succès de
formé. votre entreprise est bien compromis en ce
Ses manières naturellement brusques, sa moment. »
simplicité quelque peu rugueuse, avaient fait Le comte eut un geste de résignation.
— J'en étais convaincu,
place aux façons cauteleuses et à la fausse continua le pi-
dignité de l'Espagnol américain. rate.
Le comte s'aperçut de ce subit change- « Eh bien! gentleman, si vous voulez con-
ment. sentir à partager le bénéfice de l'expédi-
Il se tint sur ses gardes. i tion, je vous délivre de l'armée indienne, je
— Gentleman, lui dit Huggs, vous savez \ vous laisse le passage libre et je joins ma
que ce n'est pas dans un but de rapine et troupe à la vôtre. »
de pillage que j'ai tenté de lutter contre j John Huggs parut s'apercevoir du profond
vous. mépris que sa proposition faisait naître chez
« Mes projets, en essayant d'arrêter votre ! le comte.
inarche, n'étaient pas ceux d'un aventurier — Gentleman, lui dit-il, ne soyez pas sur-
ordinaire. pris do ce qui peut vous paraître une trahi-
— Je sais, fit le comte avec un dédaigneux son.
sourire, que vous n'êtes pas un écumeur de « Je n'ai qu'une confiance très-limitée dans
prairie comme les autres. les Peaux-Rouges et qu'une estime médiocre
« Vos vues portent fort loin. I pour leur race. i
« Après? i « Je suis blanc, moi, et je crois de mon
— Je pensais qu'une fois entre mes mains devoir de vous offrir le salut.
vous consentiriez à racheter, votre liberté et « Je redoute quelque machination de ce
celle do votre troupe en partageant loyale- Sauveur qui ne veut aucun bien aux gens de
ment avec moi le péril et les chances de succès notre couleur.
que comporte votre expédition. « Enfin je ne vous cacherai pas que depuis
« Après tout, vous n'auriez pas fait une hier soir le Sauveur m'a paru changé.
mauvaise affaire en acceptant mon concours « Il est triste; il no se souvient pas de
et celui de mes hommes. nos conventions ; il ne veut plus parler d'au-
<(Et vous ne m'auriez pas mis dans la né- tre langue que l'espagnol.
cessité de m'allier au Sauveur pour vous com- « Tout ça me semble louche.
battre. » « Alors vous comprenez que si ma pro-
Le comte riait franchement en entendant position vous convient tout est simplifié.
«•eraisonnement du pirate. « Je m'empare de l'artillerie, je mitraille
— Vous êtes très-fort, Huggs, dit-il. les Peaux-Rouges et l'affaire est arrangée. »
« Continuez, je vous en prie. John Huggs se tut et attendit l'effet de sa
« Ces aveux pleins de franchise m'intéres- proposition.
sent au plus haut point. Son oeil brillant chercha les traces d'une
« Allez donc, je vous écoute. » i impression sur le visage de M. de Lin-
Le chef des pirates fut tenté de ne pas court.
poursuivre. Ce fut en vain.
Le ton railleur du comte l'indisposait. Le comte demeura froid et intradui-
H ne céda pas toutefois à une première sible. .,-.,.
'mpression et il reprit sans aucune contra- — Ceci demande dit-il.
réflexion,
riété apparente : Et il s'éloigna en ajoutant :
'—Gentleman, grâce au concours que j'ai — A bientôt:
686 L'HOMME DE BRONZE

« Je Vais faire prévenir les sachems in- « Mais je revorrai le Sauveur,


diens. « Alors, prenez garde. »
« J'âjdurnë ma réponse jusqu'après le dé- Sans en écouter davantage * le pirate
part dèà Indiens. » sauta dans sa pirogue et poussa au
John Huggâ eut un geste de défiance. large.
Le comté sotiriant lui dit : Une fois à distance, il cria :
— Maître Huggs, ne comprenez-Vous —=•Merci
dortc pour ce bon avis !
avec le Sauveur « J'en profiterai.
pas que si mes conventions
ne s'exécutaient pâS ; si illênie elles étaient « J'avais flairé lé piège.
suspendues, le doute naîtrait « On ne met pas dedans un vieux rennivl
simplement
dans l'esprit dé mon adversaire? cOnlinC moi.
« Tandis que nous causerons bien plus à « Je vous échappe et j'échapperai à cet
l'aise après le passage des tribus. >> imbécile de Sauveur devenu Votre allié*
Et M. de Lincourt prit résolument le che- « Seigneur Comte, nous Sommes à deux
min du camp. de jeu.
John HuggS murmUra entre Ses dents : « A bientôt la grande partie ! »
^- Avec des hommes de cette force, on Ayant lancé ses défis et ses menaces, le
n'est jamais sûr de ne pas être joué. pirate se mit à ramer vigoureusement pour
«Décidément, le terrain stir lequel je mar- rejoindre les barques occupées par les In-
ché n'est pas solide, et moralement je pour- diens...
rais être bien plus embourbé que'lui dans Une Eh ce moment, Un long sifflement rctenl.il,
prairie tremblante. . et l'on aperçut une pirogue montée par un
« Méfiance!... » j seul homme sortir d'une échancruré et s'é-
] loigner rapidement en longeant les rives buis-
sonneuses do la lagune.
CHAPITRE CXVI — Et Celui-là aussi Votis échappe! cria
John Huggs devenu railleur et insolent.
OUÏOHAliOKTOÀNE SAIGNEZl'Ail SA t'EItSPiOACÎffc Au cottp de sifflet prolongé qui avait écla-
té avec un résoniiement particulier, les trap-
Une demi-heure plus tard, lés Peatix- i peurs avaient dressé l'oreille.
Rouges étaient embarqués dans les pirogues Un liom s'échappa dé toulcS les bouches :
amenées à leur intention. — Là Couleuvre !
M. de Lincourt, entouré de ses trappeurs* « La Couleuvre ! »
jeta un regard ironique sur Johii HUggS Tomaho seul ne dit rien.
quand le dernier Indien eut défilé* Mais épaulant sa lourde carabine il en-
Le Yankee attendait d'un air piteux et ré- voya un biscaïen à l'adresse du sifileur.
fléchi la décision du comté. Le coup était à peine parti qu'il s'écria avec
Celui-ci le toisa dédaigneusement et lui dépit :
dit: — Manqué !
-^ Huggs, vous êtes tin traître* un gredin « C'est la première fois dépuis treize lunes
et... un sot! qtie Tomaho est maladroit.
« Envoyé ici comme parlementaire, Vous — Ça n'est pas vrai ! S'écria SaiiS-Nez,
n'avez rien à craindre; malgré les bonnes « Tu l'as été plus SotiVéht.
raisons qui peuvent m'engager à vous faire « Tu êS maladroit att moins trois fois par
pendre. jour. »
« Mais souvétiez^votis qu'à la première oc- Tomaho irrité se toUrna Vers le Parisien.
casion je ne vous ménagerai — Si mon frère lie cesse pas son bavar-
pas.
« Et sttrtOUt èstittléz-Vôus heureux qtiè je dage dé squaw, je l'enferme dans mon cnï-
n'attire pas sur Vous k Vengeance dé ceux man.
que vous vouliez trahir. Sans-Nez né broncha pas.
LA REINE DES APACHES 687

Il savait par expérience que le géant était I Et plus d'une paire de sourcils BB froncè-
capable d'exécuter sa menace et qu'il ne rent en signe de mécontentement*
céderait pas une seconde fois à l'intercession On remarqua cependant que M, de Lin-
des trappeurs. court ne quittait pas la berge de la lagune.
Il se renferma donc dans un silence pru- Il se promenait avec une méthodique len-
dent, teuret del'air ennuyé dequelqu'un attendant
j
Le comte se chargea de consoler Tomaho. quelque chose.
— Peu nous importe, dit-il, que ce gredin Soudain un coup de canon retentit.
reste vivant. La prairie tremblante frémit sur ses mo-
« Pas plus que John Huggs, il ne nous em- biles assises.
de sortir d'ici. » Un second coup part.
pêchera
M. de Lincourt avait prononcé ces derniers Puis un troisième...
Et plus rien...
mots à voix haute et avec la plus parfaite as-
Le comte s'est rapproché du groupe formé
surance.
11 voulait certainement être entendu. Et par ses lieutenants.
aussi Il est calme, froid, impassible.
c'était la première fois qu'il donnait
Il appelle :
formellement l'espérance de forcer le blocus.
— Bouléreau!
Aussi cette espérance fut-elle accueillie
Le chef des squatters s'avance.
par une triple salve de bravos et de cris :
— En avant ! Il ôte sa pipe de sa bouche, porte la main
à sa casquette et répond militairement :
« Aux armes! — Présent !
« Bataille! i
Puis, ayant réintégré le tuyau de sa pipe
« Mort aux pirates ! » I entre ses
En réalité, les trappeurs ne savaient trop à dents, il se remit à fumer en at-
tendant que M. de Lincourt voulût bien
quoi s'en tenir sur la situation.
prendre la parole.
Ils ignoraient complètement ce que signi- — Bouléreau, lui dit celui-ci, combien
fiait ce brusque départ des Indiens.
vous faut-il de temps pour consolider la
Ils étaient certains de la rupture de toute
chaussée défoncée par la mine ?
négociation, puisque le Sauveur était mort. Le squatter répondit sans hésiter :
Mais ils n'étaient pas hommes à s'embar- — Deux heures, avec beaucoup de bras.
rasser longtemps dans des raisonnements et — Mettez-vous à l'oeuvre
immédiatement,
des conjectures plus ou moins solides ou pro- commanda le comte.
bables. « Et prenez autant d'hommes qu'il sera
Impatients, réduits à l'inaction, ils ron- nécessaire. » •
geaient leur frein avec colère. Puis s'adressant aux autres lieutenants :
Us ne demandaient qu'à entamer la lutte, — Tout le monde à son
poste !
si sanglante qu'elle pût devenir. « Dans deux heures, levée du camp.
Ils voulaient sortir à tout prix de cetto « Nous marchons en avant. »
impasse où ils mouraient d'ennui. Ayant donné ces ordres avee autant do
Le comte accueillit avec un singulier sou- rapidité que de précision, M. de Lincourt
rire les acclamations enthousiastes de sa reprit le. chemin de sa tente*
troupe. Los trappeurs étaient restés ébahis.
Puis du geste il commanda le silence* Ils se regardaient avec un étonnement qui
— de la
Patience ! dit-il. tenait stupéfaction.
« Attendons l'heure favorable..» I « Marcher en avant! pensaient-ils tous.
Les trappeurs ne comprenaient rien à cette « Nous sommes donc débloqués?
énigmatique recommandation. ! « Pourtant l'artillerie ennemie est toujours
Aussi fut-elle accueillie par un profond là. «
silence. j Chacun se perdait en conjectures.
688 L'HOMME DE BBONZE

Sans-Nez, lui, ne se donna pas la peine de \ « Va donc!...


réfléchir longtemps. « J'en ferai une maladie épidémique, c'esi
j.
L'énigme lui parut amusante, et ce ; fut ! ssûr!...
en riant qu'il dit à Tomaho :. '. > — Mais tais-toi donc, bavard infernal!
— Ehbien! mon vieux Cacique, en: voilà -11
interrompit Grandmoreau impatienté.
encore une drôle ! I « Laisse parler Tomaho. »
« Comment la trouves-tu, toi ? . Sans-Nez se tut* et le géant reprit :
« Investissement, blocus, parlementaire ;."— C'est bien simple :
qui se tue, autre parlementaire, une ca- « L'Aigle-Bleu ressemblait beaucoup au
naille, celui-là, qui enlève nos Peaux- !>Sauveur...
— Oh!
Rouges, coups de canon à blanc, pas'de j pour ça, oui! fit Sans-Nez.
bataille, la place est débloquée, l'ennemi est , « Deux gouttes d'eau, comme on dit.
en déroute, à nous la victoire ! ct nous par- , « Après tout, quoi d'étonnant?
tons dans deux heures. « Les deux frères ! »
« Je déclare que je n'y comprends abso- , Tomaho continua :
lument rien-ètlque bien trouver — Mon frère bavarde sans réfléchir.
je voudrais
un homme assez habile « N'a-t-il
pour: «l'expliquer pas remarqué que le chef des
cette affaire embrouillée. '. pirates a parlé du Sauveur comme s'il l'a-
« As-tu compris, »
toi, Cacique? j vait vu avant son arrivée ici?
Incorrigible, Sans-Nez narguait le brave |j —Tiens! mais, au fait, cet animal de Ca-
!
géant en lui adressant cette question. j cique a raison ! murmura le Parisien eu se
Mais la peur, de rentrer dans le ventre du grattant aux environs du trou qui lui restait
caïman le rendait prudent. ' comme oreille
gauche.
Il se tenait.à:distance et prêt à esquiver « Qu'est-ce que tout cela peut bien signi-
toute tentati ve hostile. fier? »
A son grand étonnement, le géant ne pa- . Tomaho continua avec son imperturbable
rut pas remarquer ses airs gouailleurs. gravité :
Et ce fut avec le plus: grand sérieux, la — L'Aigle-Bleu a pris les habits du Sau-
plus entière conviction qu'il lui répondit: veur et est allé rejoindre son armée.
— Tomaho a compris. « Ses guerriers l'ont pris pour son frère.
En présence de celte affirmation si caté- « Et c'est lui qui nous laisse le
passage
gorique, le Parisien demeura un instant libre. »
confondu. I Ces détails et la conclusion qui en décou-
Et l'étonnement des autres trappeurs éga- lait naturellement étaient plus que vraisem-
lait au moins le sien. blables.
Ne pouvant en croire ses oreilles, il renou- |j Sans-Nez et les autres trappeurs deineu-
vêla sa question : 1! raient de l'étonnante et rare per-
stupéfaits
— Tu as compris, toi? spicacité du géant.
« Tu as vu le truc? — Mon vieux Cacique, lui dit le Pari-
« Pas possible ! i sien, reçois mes félicitations.
« Alors tu deviens sorcier? » | « Tu es plus malin que je ne l'aurais ja-
Toujours grave, le géant répéta : ! mais cru.
— Tomaho a compris. , « Mais dis-nous un peu comment il so
« Si mon frère était moins bavard, ill ; fait que tu sois devenu si malin du jour au
'
m'écouterait et comprendrait comme moi. lendemain?
— Je t'écoute, mon vieux, s'écria le Pa- - • « Moi, ça ne me parait
pas naturel. »
risien. i Le brave géant fut un instant sans ré'
« Vas-y de ton mieux. pondre.
« Ah ! elle est assez forte, celle-là, pour que D 11 était enchanté de mettre en défaut 1»
je n'en rate pas un mot. finesse ordinaire du Parisien.
L'ÀAREINE DES APAGHES 689

Sa joie so traduisit par un bon rire bien « La pirogue du Sauveur était restée
franc, bien bruyant. abandonnée sur la rive de la lagune.
Certes, il fallait que Tomaho éprouvât un « J'ai pensé que des guerriers du camp
$rand plaisir pour oublier sa dignité in- ennemi viendraient la chercher.
dienne en s'abandonnant à un tel accès de « Je me suis embusqué pour faire prison-
gaieté. niers ceux qui oseraient serprésenter.
Quand il fut parvenu à comprimer les « Aucun guerrier n'est venu.
retentissants éclats de son gros rire, il re- «Mais j'ai vu un homme; il sortait de notre
prit avec sa gravité ordinaire : camp ; il monta dans la pirogue et s'éloigna
—-Je dans la direction de l'armée du Sauveur.
pensais que mon frère était aussi fin,
aussi rusé que le renard subtil. « J'avais reconnu l'Aigle-Bleu, et j'ai vu
« Je me suis trompé. que sous son manteau il portait les habits de
« Il est étourdi comme l'écureuil et simple son frère. »
comme le jeune bison. Tomaho ne crut pas devoir en dire plus
« Mais il est encore curieux comme une
1 long*
vieille squaw. i II se contenta délaisser tomber sur Sans-
« Je vais , Nez un regard à la fois dédaigneux et triom-
parler.
« Qu'il écoute et soit satisfait. | phant.
L'HOMMBDE BRONZE.— 102 LA REINE DES APACHES— 87
690 L'HOMME DE. BRONZE

Mais celui-ci, refusant de voir la moindre et régu. H


j caravane reprit sa marche prudente
habileté dans la facile découverte du géant, j lière à travers la prairie tremblante. H
lui répliqua lestement ! On avançait rapidement. H
— Comme c'est malin! Bêtes et gens semblaient avoir hâte de sor- H
« Tu veux te payer l'agrément de dénicher tir de la dangereuse passe. I
une couvée de pirates; tu ne dénichos rien Les gens savaient d'ailleurs que l'on de-1
du tout, mais tti vois s'envoler un Aigle? vait atteindre la terre forme pour la balte t|e
Bleu. midi. I
« La belle affaire! Et l'ardeur des animaux de trait s'expli-
« C'est comme si j'allais à la pêche aux quait par un long repos aussi bien que par I
écrevisses et que j'en rapportasse une pairq les senteurs appétissantes des herbes sueen-
de souliers venus, lentes de la savane- I
« J'aime beaucoup les souliers vernis, Une gaieté générale s'était emparée de la I
mais j'adore les écrevisses, parce que ça se troupe entière,
mange. Les éclats de rire et les propos joyeux s'é-1
« Des découvertes comme celles-là, on en changeaient d'un bout à l'autre du convoi, I
[ait tous les jours,., Chaque poitrine aspirait ayee délices celle I
« Et on no s'en vante pas. » bonne odeur de bois que la briso matinale I
Tomaho ne comprit pas grand'chose à cette apportait des montagnes voisines couvertes I
sortie de Sans-Nez, de forêts. I
Les trappeurs l'accueillirent par un éclat Puis on so sentait libre. I
de rire. j' On allait enfin sortir des redoutables la- I
Mais comme ils n'étaientpas fâchés do savoir gnnes; alors on serait fort, capable de lutter I
enfin pourquoi et comment la caravane se contre tous les pirates du monde et de cul- I
trouvait libre, ils ne félicitèrent pas moins butor des armées. I
le géant de sa découverte.
Enfin tous se séparèrent pour veiller aux Après cinq heures de marché, les premiers
préparatifs de départ. wagons sortirent de la prairie tremblante et
s'engagèrent sur lq terrain solide et légère-
ment en ponte qui bordait le vaste abîme de
CHAPITRE CXVII bourbe et d'eau.
Bientôt le convoi entier se trouva rangé
en sûreté sur le sol de la savane.
LE CHAPELET D E GBANDMOIIEAIJ
Les préparatifs de halte s'exécutèrent ra-
pidement.
A l'heure précise fixée par Bouléreau, la Les feux s'allumèrent comme par enchan-
large brèche qui coupait la chaussée so tement.
trouva comblco : les plus lourds wagons pou- Les cuisines en plein vent fonctionnèrent.
vaient passer sans danger sur le solide ou- La plus joyeuse activité régnait partout. ;
vrage des squatters, M. de Lincourt et ses lieutenants, selon
ToiUe la troupe était sur pied. leur invariable coutume, surveillaient avec
Les attelages étaient prêts, et leurs con- sollicitude les apprêts et agissements de leur
ducteurs s'assuraient de la solidité des har- personnel.
nais et du bon état des voitures.
Qn attendait avec impatience le signal du Tout à coup le cri d'avertissement d'une
départ. sentinelle se fit entendre.
Le commandement : « En avant ! » se fit 1 Les trappeurs interrogèrent leur chef cU
entendre enfin- i regard.
Le convoi entier s'ébranla. — C'est une visite attendue, fit tranquille
j
La brèche fat franchie sans encombre et la j ment M. de Lincourt.
LA REINE DES APAGHES 691

« Allons à la rencontre de l'Aigle-Bleu. » I « En voilà encore un qui aurait besoin de


Suivi de ses lieutenants, le comte s'ache- mes leçons! »
mina dans la direction d'un monticule où se Les trappeurs accueillaient par des rires
trouvait placée la sentinelle qui venait de contenus les remarques et les saillies du
donner l'alarme. Parisien ; ils semblaient les approuver.
De ce point, chacun put apercevoir une Seul Tomaho ne riait pas.
troupe composée d'une centaine d'hommes Il considérait le nouveau Sauveur avec uno
^avançant rapidement. visible admiration.
En quelques minutes, elle arriva eti pré- Évidemment il le trouvait superbe dans son
sence de M. de Lincourt et des trappeurs. costume d'Européen.
C'était bien l'Aigle-Bleu, escorté de plu- Il répondit aux plaisanteries de Sans-Nez
sieurs sachems et de ses meilleurs guerriers. en donnant son impression personnelle.
Mais c'était l'Aigle-Bleu transformé, dé- — Je ne comprends pas mon frère, dit-il
guisé, presque méconnaissable. Quantum avec sa gravité habituelle.
mulatus ab Mo! « L'Aigle Bleu est très-beau.
« Ces habits de Visage-Pâle lui vont bien.
Il a abandonné son pittoresque costume « Et si je ne savais pus que le Sauveur est
Je chef indien pour revêtir les habits euro- mort, je croirais le voir devant moi*
« Je veux, moi aussi, porter un costume
péens de son frère le Sauveur.
Il est gêné et fort mal à l'aise dans ces vê- pareil.
tements trop étroits qu'il porto pour la pre- « Et mon frère verra que j'aurai comme
mière fois. lui du... de ces choses qu'il dit... du galbe...
Ses gestes n'ont plus d'ampleur, son main- du chic! »
tien est guindé, son attitude a quelque chose Cette prétention du géant et la manière
'
d'endimanché qui amène le sourire sur las dont il prononça les mots chic et galba en
lèvres des trappeurs. essayant d'imiter la pose et les claquements
Sans-Nez ne put même s'empêcher de rire de doigls de Sans-Nez soulevèrent un éclat
un peu plus haut qu'il n'était convenable, et, do rire général.
cédant à un invincible besoin de railler, il Mais Tomaho ne se démoulait pas facile-
lit d'une voix contenue ces plaisantes ré- ment.
flexions . Il promena un regard assuré sur les rieurs
— En voilà un Sauveur qui peut se vanter et renouvela sa tentative d'imitation en ré-
d'être réussi! pétant :
« Regardez-moi donc ça, comme c'est — Oui, j'aurai du galbe, du chic!...
tourné ! Nouveaux rires des trappeurs.
« Et moi qui blaguais l'autre! Sans-Nez so tordait.
« A-t-il l'air assez malheureux là-dedans ! Impossible de parler*
« On dirait d'uti aigle qui a endossé la Il se calma enfin*
pelure d'un oiseau-mouche! — Cacique, dit-il, tu nous feras mourir i
« Il n'ose plus remuer ni bras Hi jambes; « On prévient les gens. *,.
eu dirait qu'il a peur de faire craquer les « Ah! oui, tu seras un grand galbeux.
coutures. « Et quel chic !
«Décidément, il faut que les Peaux-Rouges « Je vois ça d'ici.
soient bien bêtes pour ne pas s'apercevoir « Mon vieux, nous irons à Paris ensemble
qu'on leur a changé leur Sauveur. « Je te promets un fameux succès*.. » .!
« Mais, après tout, ça ne m'étonne pas : Cette, scène pleine de gaieté menaçait de se |
« Ces gens-là n'ont pas plus d'oeil que loi prolonger*
bouillon Duval. M. de Lincourt y mit fin d'un geste et fi
« Il a pourtant une fichue tournure, ce pau- quelques pas à la rencontre du faux San
vre Aigle-Bleu. veur.
692 L'HOMME DE BRONZE

Celui-ci s'était avancé seul, laissant une : « Je le surveillerai. »


assez grande distance entre lui et ses guer- Et paraissant s'arracher à la préoccupation
riers, afin sans doute de pouvoir parler libre- que venaient de traduire ses dernières pa-
ment. Après avoir salué à l'indienne, il prit roles, le comte reprit :
la parole. — Ne me
i parliez-vous pas de quelques
— Mes frères
pâles, dit-il en s'adressanl I prisonniers enlevés à la bande de Huggs?
aux trappeurs aussi bien qu'au comte, doi- I — Ils sont là, dit l'Aigle-Bleu en dési-
vent honorer la mémoire du Sauveur. gnant le groupe formé par son escorte.
« Il s'est montré grand et généreux à leur : Et il accompagna son geste de quelques
égard. ! mots en langue indienne.
« Les mots qu'il a prononcés en indien i Aussitôt les Peaux-Rouges ouvrirent leurs
avant de mourir s'adressaient à moi. j rangs, et dix pirates garrottés furent pous-
« Us disaient : sés devant M. de Lincourt.
« — Prends mon costume, commande à ! Celui-ci ne daigna même pas les regar-
mes guerriers. der.
« Eu te voyant, ils me croiront encore vi- Il se tourna vers Grandmoreau et lui dit :
vant. — Pendez!
« Sauve la caravane des Visages-Pàlcs. » Et il fit quelques pas pour s'éloigner.
« J'ai rempli ma mission, car vous êtes Mais une voix indignée, parlant du groupe
libres. » des prisonniers, l'arrêta court.
Un murmure de satisfaction à — Je criait celle voix au timbre
répondit proteste!
cette déclaration. clair et sympathique.
Et Sans-Nez résuma à sa manière l'opi- « On juge avant d'exécuter.
nion do ses compagnons : « Et il est des supplices qu'on n'inflige
— Décidément ce Sauveur valait mieux pas sans déshonneur pour la victime comme
que nous ne pensions. pour soi-même. »
« C'était ce qu'on appelle un vrai ziy. » C'élail un jeune homme de vingt-cinq ans
S'adressant alors plus particulièrement à à peine qui, au premier rang parmi les pri-
M. de Lincourt, l'Aigle-Bleu reprit : sonniers, venait de lancer hardiment celle
— Quand
j'arrivai parmi les guerriers de iière et énergique protestation.
mon frère, ils me prirent pour lui, et à leurs Le comte eut pour lui un regard où se
yeux je suis encore le Sauveur. pouvaient lire à la fois la surprise, l'irrita-
« Ainsi que vous me l'aviez recommandé, tion et de vagues symptômes de curiosité.
j'ai cherché à faire prisonnier le pirate John — pirate ! dit-il.
Approchez,
Huggs, la Couleuvre et leur bande. Le jeune homme obéit.
« Mais je n'ai pu réussir. C'était un fort beau garçon, à la figure ou-
« Ces gens se tenaient sur leurs gardes. verte cl intelligente.
« Ils se sont enfuis avec nos canons. De taille moyenne, bien prise, il y avait
« Je n'ai pu leur reprendre que deux dans toute sa personne un grand air de dis-
pièces et leur faire dix prisonniers. » tinction qui contrastait d'une manière frap-
L'annonce de cet insuccès parut vivement pante avec les façons vulgaires, avec l'atti-
contrarier le comte. j tude basse et le genre commun do la plupart
— Il est fâcheux, dit-il, que John Huggs des autres prisonniers.
reste libre à la tête de ses pirates encore | Particularité digne de remarque, ce jeune
nombreux. ! compagnon de John Huggs avait les mains
« C'est un homme dangereux. emprisonnées dans des gants de chevreau
« H y a surtout ce la Couleuvre... propres, élégants et fins.
« C'est lui que j'aurais voulu prendre. Le comte l'examina d'un rapide coup d'o'il
« Ce gredin est plus redoutable encore et lui demanda avec une certaine brus-
que le brigand dont il est devenu l'associé. querie :
LA REINE DES APAGHES 693

— Qui êtes-vous donc, monsieur? une généreuse pensée, regrette aujourd'hui


« Vous faites partie d'une bande de bri- un mouvement d'enthousiasme irréfléchi* »
gands. .. M. de Lincourt avait écouté ces explica-
(( Et vous osez parler de justice, d'hon- tions avec la plus grande surprise.
neur! A demi convaincu, il questionna l'Aigle-
« II.est une loi de sécurité générale qui Bleu.
n'a été édictée par personne, mais qui s'im- — Que savez-vous de tout ce que raconte
pose à tous les honnêtes gens. cel homme? demanda-t-il.
<( Cette loi dit que si l'on rencontre sur « Vos prisonniers ne sont-ils pas tous des
son chemin des êtres de votre espèce, on doit pirates?
les écraser comme des animaux — Cet homme dit la vérité,
dangereux. répondit gra-
« En vous faisant pendre, vous et les vement le chef indien.
vôtres, je débarrasse la prairie de quelques « Il n'est pas pirate.
bêtes de proie. I « Et quatre autres de nies prisonniers ne
'
« C'est mon droit. 1 faisaient pas non plus partie de la bande de
« C'est surtout mon devoir. » John Huggs.
Ces terribles paroles ne parurent aucune- — Désignez-les, ordonna le comte.
ment émouvoir le prisonnier. « Et qu'on les débarrasse de leurs liens. »
Il ne baissa même pas les yeux devant le Puis s'approchant du. baron de Senneville,
regard sévère du comte. il coupa lui-même les cordes qui lui liaient
—- Monsieur, répliqua-t-il avec assurance, les poignets.
ccrlaincs gens s'attribuent parfois le droit — Vous me une erreur invo-
pardonnerez
le luèr leurs prisonniers. lontaire, dit-il en lui serrant affectueusement
« En quelques pays, cette prétention serait les mains.
sévèrement jugée. « J'allais commettre un crime avec laj'Cer-
« Mais, en me permettant d'apprécier tilude de faire une bonne action.
cette façon de procéder à l'égard de ceux « Le hasard a de ces fatalités.
<|ui ont été capturés en même temps que « Encore une fois, pardonnez-moi, et veuil-
moi, je no vous demande pas de me faire lez me permettre de vous présenter h mon ami
grâce de la vie : je sollicite seulement l'hon- et associé le colonel d'Eragny. »
neur de mourir en gentilhomme. Celui-ci, qui n'avait pas perdu un mot de
« Fusillez-moi, mais no me pendez pas! cette scène émouvante, s'approcha avec em-
— Mourir en gentilhomme, dites-vous? pressement.
lit le comte vivement. Il échangea une cordiale poignée de main
« Encore une fois, qui êtes-vous donc? avec le jeune baron en disant :
— Je suis le baron de Senneville, — Quand on porte la tête si haut et
répon- que
dit fièrement le jeune homme. l'on affronte la mort avec un tel courage, on
« Et ce nom vous dit assez que je suis ne saurait être confondu avec de vulgaires
gentilhomme français. gredins.
— Devenu de grand chemin. « Je ne vous aurais pas vu mourir sans être
gentilhomme
— Vous m'insultez en vous méprenant, tourmenté par une inquiète et douloureuse
reprit le prisonnier. arrière-pensée.
« Trompé par le pirate Hnggs que je ne — La mort n'était rien, le baron
répondit
connaissais pas, je suis venu me joindre à avec un tranquille sourire.
sa troupe avec l'espoir d'aider plusieurs tri- ' (( Mais, je l'avoue, j'avais une peur hor-
hus indiennes dans une tentative d'émanci- rible de la pendaison. »
pation et d'indépendance. En ce moment, l'Aigle-Bleu faisait avancer
'< J ai été dupe de la mauvaise foi de ce les quatre prisonniers comme
qu'il désignait
«rigand, je le reconnais, et malheureuse- ne faisant pas partie dé la troupe des pirates.
ment je ne suis pas le seul qui, obéissant à Le comte consulta M. de.Senneville.
694 L'HOMME DE BRONZE

-— Vous les reconnaissez? lui demanda- Sans-Nez et John Burgh se molliraient


Ut. surtout disposés à plaisanter leur compagnon.
— Parfaitement, et j'en réponds* — Cette vieille Tète-dè-BisoU travaille
— Fort bien. comme un ange, disait le Parisien.
« Et les cinq autres sont bien des pirates ? « Il y met un coeur!... regardez-moi ça!
— Oui, fit le baron. « M. Sanson, que j'ai vu travailler à la Ro-
M. de Lincourt Se tourna vers Grandmo- quette, n'élait pas plus convaincu ni plus
reau i sérieux.
— Pendus sans délai ! dit-il en lui montrant — Tu
parles d'un bourreau qui coupe les
les cinq gredins. têtes, fit Burgh, mais tu n'as jamais vu pen-
Puis s'adressant aux prisonniers devenus dre comme sait pendre le bourreau de Lon-
libres, il leur demanda s'ils consentaient à se dres.
joindre à la caravane. « Il est très-habile, le bourreau anglais.
La proposition fut acceptée avec empresse- « Mais, by God! Grandmoreau est plus fort
ment, et, sur la recommandation de leur chef, que lui.
les trappeurs firent le meilleur accueil à leurs — Ça ne m'étonne
pas, dit Sans-Nez.
nouveaux compagnons. « Et c'est qu'il va vite !
Cette affaire réglée,, le comte prit le bras du « Il ne llàne pas du tout.
baron de Senneville et celui du colonel en di- « Tiens! en voilà déjà un d'accroché!
sant : « Tu vois, il ne s'en occupe plus.
— Allons « Il le laisse gigoter cl passe à un autre.
déjeuner. "
« Nous causerons longuement. « Pas de danger qu'il tombe, va! |
« Et j'ai dans l'idée que notre entretien « Le noeud est soigné cl la ficelle bien tor-
sera des plus intéressants. » due.
Ils s'éloignèrent. « Houpî voilà le n° 2 en l'air I

By God! il ne fait pas un mouvement!
Cependant Grandmoreau se livrait sérieu- s'écria John Burgh.
sement et en conscience aux préparatifs que « Il était mort d'avance.
nécessitait le supplice des pirates. — C'est vrai,
appuya Sans-Nez.
Il avait tiré de son Sac de chasse tin paquet « Tète-de-Bison, tu triches!
de corde fine et solide ; il en aVait distrait une « C'est à recommencer. »
certaine quantité qu'il divisa en cinq bouts Grandmoreau n'écoutait pas les plaisante-
d'égale longueur. ries de ses amis.
Puis, avec Un soin minutieux j il confec- Grave, sombre, silencieux, il était touc
tionna autant de noeuds coulants que de j entier à sa sinistre besogne.
cordes* Il s'approcha d'un troisième pirate qui lui
Ces opérations préliminaires achevées, le 1 opposa une résistance désespérée.
leva la tête et promena un regard — Aôh! fit Burgh.
Trappeur
investigateur sur les quelques arbres qui om- « Il est méchant, celui-ci.
brageaient le monticule où il se trouvait. « Tête-de-Bison, prends garde, il va to
Un vieux chêne aux grosses branches mordre.
basses et horizontales fixa son attention* « By God! quels coups de pieds!
Il s'en approcha et l'examina* « Attends, nous allons t'aider.
Après quelques moments d'hésitation, il — Non, pas vous autres, dit le Trappeur
fixa ses cordes à la plus forte brandie, qui lui « Tomaho seul! »
j
parut merveilleusement disposée pour former Le géant s'approcha:
un solide bras de potence. j —• Enlève-le ! ordonna Grandmoreau.
Lès trappeurs regardaient faire Grandmo- Tomaho réunit dans sa main gauche les
'
reau, et ils se livraient à mille appréciations deux jambes du pirate elles y maintint sans
sur ses talents de bourreau. I efforts, malgré une résistance terrible*
LA REINE DES APAGHES 695

Et soutenant le supplicié dans une position Grandmoreaii fût troublé dans sa contem-
verticale* il lui passa la tête dans le noeud ]
plation; il l'abandonna et se frappa le front
fatal. <
comme quelqu'un dont l'esprit s'éclaire d'un
Puis il demanda tranquillement : :subit retour de mémoire.
— Mon frère a-t-il encore besoin de moi? Il jeta les yeux autour de lui et parut cher-
— Oui, dit le Trappeur* cher quelque chose.
« Finissons-en. » Son sac de chasse était à ses pieds. j
Trois minutes après, les corps des cinq Il s'empressa de le visiter*
pirates se balançaient sous la maîtresse bran- On le vit en tirer une longue cordelette
die du vieux chêne. toute garnie de noeuds.
... Et Grandmoreau, l'oeil humide, la pru- Sans-Nez s'approcha.
nelle dilatée, la bouche entr'ouverte, contem- Il était curieux comme une femme.
plait son oeuvre avec une évidente satisfac- Les autres trappeurs l'imitèrent.
tion. On fit cercle autour de Grandmoreau.
Il y avait même plus que de la joie dans — Qu'est-ce que tu veux faire do cette fi-
cet air de contentement. celle à noeuds? lui demanda Sans-Nez.
C'était une sorte d'extase, de plaisir béat. « Il n'y a plus personne à per*dre.
Un dévot, un illuminé no regarderait pas « Et tous ces noeuds, qu'est-ce que ça veut
autrement quelque céleste apparition. dire ? »
Et pourtant le brave Trappeur n'était ni Grandmoreau lui tendit la corde,
méchant ni cruel. — Compte-les, ces noeuds, lui dit-il.
Mais le pirate, cette plaie de la savane*, Le Parisien, étonné, compta.
était sa bête noire. — Cent quatre-vingt-douze !
Un réel sentiment de justice l'animait — Fais cinq autres noeuds.
donc quand il pendait un de ces dangereux « Bien. '
bandits, et sa satisfaction était celle du chas- « Maintenant quatre-vingt-douze plus cinq,
seur qui risque sa vie pour tuer des bêtes fé- combien ça fait-il?
roces. — Parbleu ! quatre-vingt-dix-sept.
— Quand j'ai un pirate, disait — Eh bien ! monsieur dit gra-
pendu Sans-Nez,
Grandmoreau, je suis aussi heureux que si vement le Trappeur, j'ai pendu ou fait pen-
j'avais sauvé la vie à dix hommes. dre cent quatre-vingt-dix-sept pirates depuis
Et de fait, c'était non-seulement punir de que je chasse dans la savane.
nombreux forfaits que de tuer un pirate, Et passant la bretelle de son sac sur
mais encore prévenir bien d'autres crimes. son épaule, il jeta un dernier coup d'oeil à
Le Trappeur s'extasiait donc devant ses ses pendus et dit tranquillement :
pendus et n'écoutait guère les plaisanteries — Si on allait déjeuner?
de ses compagnons.
— Voilà ce qui s'appelle de l'ouvrage
troussé ! lui disait Sans-Nez en imitant tous <
CHAPITRE CXVIP
ses mouvements.
« On peut dire que c'est une jolie bro-
LE DÉJEUNER j
chette.
« Et puis tu n'as pas lésiné 1
« Tu leur as donné de la corde toute neuve. Cependant M. de Lincourt, le colonel d'E-
« C'est gentil.
ragny et le baron de Senneville étaient rétir
« Et vois comme c'est ingrat, des pendus ! nis sous une tente dressée à la hâte.
« Pas la moindre reconnaissance* Ils étaient en face d'un excellent déjeuner
« Ils te tirent tous la langue ! »
improvisé par l'habile cuisinier qtié le comte
Un éclat de rire général accueillit cette avait découvert parmi les gens de la cara-
Mauvaise plaisanterie. vane.
L'HOMME DE BRONZE

Les trois convives se trouvaient dans des un ton railleur et avec l'intention évidento
dispositions d'esprit très-différentes. d'opposer une logique de faits aux apprécia-
M. de Lincourt se voyait à peu près dé- tions partiales du comte quant au caractère
barrassé des obstacles qui pouvaient faire du Sauveur.
îchouer son expédition et il en était charmé. Le sens exact de cette remarque et l'inten-
Le baron était enchanté de ne plus faire tion critique qui la dictait n'échappèrent p,is
partie d'une: bande de pirates et de se trou- à M. de Lincourt.
ver en bonne compagnie. Puis, à dire vrai, ; La vivacité de sa réplique traduisit clai-
et malgré Sa réelle bravoure, il n'était pas rement son impression.
fàchéd'avoir évité la pendaison; voire là fusil- — Colonel, dit-il, je suis de ceux qui
lade. n'emploient jamais les petits moyens pour
Tous deux tétaient donc gaiement un bon rabaisser un rival.
repas et certains vins français tirés du ba- « Si je ne vous ai pas parlé de cet incident,
gage personnel du comte. c'est que je ne vous ai point vu depuis l'in-
Mais M. d'Eragny restait assez triste. stant où jl me fut révélé.
Il conservait pour le SauveUr une profonde « Veuillez vous rappeler qu'hier vous étiez
estime, et la mort admirable de celui-ci avait auprès de mademoiselle Blanche.
produit sur Blanche: une douloureuse im- ;• « vous troubler? »
Devais-jc
pression partagée par son père. Le colonel regretta le reproche qu'il ve-
La conversation'était animée, quoique le nait de faire et qui tombait à faux; mais il
colonel-se tût. tenait à obtenir du comte l'éloge du héros
M. de Lincourt racontait; avec beaucoup indien.
de verve et d'esprit, cette gaminerie de Sans- — Je vous prie, dit-il, d'oublier l'injnstc
Nez qui voulait le faire'changer de tailleur. observation que je viens de vous faire.
Et le baron riait avec cette insouciance « Mais ne trouvez-vous pas. cher comte,
toute française qui nous fait oublier si vite qu'il serait digne de vous d?aceordèr au
nos propres catastrophes,'à forte raison Sauveur votre admiration?
' plus — Admiration,
les malheurs dés autres. : c'est beaucoup dire ! fit le
Qu'un trait comique jaillisse dans une comte avec un dédain marqué.
tragédie, si sombre qu'elle soh% c'est ce « Que faut-il admirer, je vous prie?
trait surtout que nous retiendrons. « Est-ce le plan ridicule qu'il avait conçu
M. d'Eragny protestait cependant par son vis-à-vis de nous?
silence. « De deux choses l'une :
Plusieurs fois il fronça le sourcil. « Ou, devant mon refus inébranlable d'ac-
Le comte n'y prenait pas garde, et le colo- cepter les offres qu'il tentait de m'imposer, il
nel en éprouva utie certaine irritation. I était obligé de me laisser passer :
Sur une plaisanterie très-vive du comte, « C'était un misérable échec!
M. d'Eragny prit la parole : « Ou il était forcé de nous massacrer.
— Reconnaissez pourtant, dit-il d'un ton i « Voilà l'alternative dans laquelle il s'était
acerbe, que le Sauveur s'est conduit très- mis en méjugeant, d'après lui, capable d'une
loyalement. ; faiblesse.
« Quoi que vous m'en ayez dit, il a songé, « S'étant trompé, je le répète, il aboutis-
avant de mourir, à sauver la caravane. sait à ce résultat, que je continuais ma route
« Certes, vous avez connu sa belle résolu- i ayant les rieurs de mon côté, ou qu'il nous
tion par l'Aigle-Bleu. égorgeait en se rendant odieux.
« Mais vous ne m'en avez pas soufflé mot. . .«Et en même temps il exterminait l'Aigle-
« Avouez qu'il vous était désagréable de Bleu son frère, sa soeur la reine, ainsi que les
revenir sitôt sur une opinion trop légèrement Indiens devenu mes alliés.
émise. » i « Franchement, le premier pas de ce rê-
Le colonel avait fait cette observation sur .'-. veur dans la voie de l'émancipation aurait
LA REINE DES APAGHES 697;

dénoté une façon très-originale d'appliquer « Ce pauvre Sauveur n'était qu'un esprit
ses chimériques théories. mal équilibré et incomplet.
« C'eût été la libération par l'anéantisse- « Car il a subi l'instruction et l'éducation
ment. européennes et n'en a pas profité.
« Cette façon de se montrer humanitaire « Au lieu de se grandir par la science et
en tuant force gens est très-pratiquée par la philosophie modernes ; au lieu de s'appro-
les conquérants, qui, vous le savez, affectent prier certains principes de morale utilitaire ;
toujours démettre de grandes idées creuses au lieu de pratiquer les leçons des idéologues
au bout des baïonnettes de leurs soldats. et précurseurs morts à la peine en leur temps,
« Sans compter les chefs de brigands qui mais devenus possibles aujourd'hui, votre
ont des prétentions humanitaires aussi, et qui Sauveur s'est égaré dans un dédale d'abs-
se targuent de protester contre les vices so- tractions qui l'ont ébloui et affolé; enthou-
ciaux ou de servir une cause. siaste, il s'est abandonné aux. décevantes
« J'ajoute que je n'accorde pas même au caresses de sa propre imagination, et finale-
Sauveur le génie d'un Napoléon, ce charla- ment il s'est noyé dans le sublime.
tan qui prétendait unifier l'Europe; je n'ad- «Convenez-en, une pareille fin convenait
mets même pas que ce garçon eût le talent : à un tel homme ! »
de Fra Diavolo, qui sut être général et bandit 1 Le baron de Senneville avait écouté avec
eû ayant l'air de combattre pour son roi dé- réserve et déférence ces appréciations sévères
trôné. i du comte.
L'HOMME DE BIIONZE.— 103 LA REINE DES APACHES.— 88
698 L'HOMME DE BRONZE H

Mais évidemment il ne partageait pas la i — ! H


Détrompez-vous
manière de voir de son hôte, à en juger du « Le Sauveur n'était ni incapable ni h];\.H
moins par l'expréSsito(i de sa phySiohdinie mable, H
subitement attristée* « S'il n'a pas organisé son armée indienncl
Il avait pu rire de| plaisanteries ^è (${$§? d'une manière aussi Satisfaisante que pos-B
iNez^niais il tarait ïè SàuVeur ëjtjïauiië e|*^ sijue, c'est que les Peaux-Rouges sont fortH
time. pejt disciplinables, comme vous le savez. I
i'-T- Monsiétoi jM^î le ;|Spyëijr étetit ijîï <<Eif'll a accepté le concours d'une
troupeI
grand Caractèrej ù|[ë ^injgliiii^tte ^t va^te de pirates, c'était non-seulement pour détci-B
intelligence. miner lé succès d'une lutte, mais encore!
« Ses projets, crhye^-ie, ^'avaient riepijie le brigandage de prairie enl
pour détruire
chimérique, et 1« réalisation de ||| jt(ée| gë* de l'esprit do la bande la plus I
s'^||paràtit
néreuses était possible. redoutable et en la détournant peu à peu deI
« Et devrais-jé praindré de baisser dans I
|ë| crifùinels appétits.
vpirè: estime qûé je n'hésiterais pas à' .vpijfoi: 0?f —à J%(5ore Une jolie ' conversion manquée! I
I
« La tpôrt de çef homme est Une perte ir- Ml^comte.
1
:v:^| JÊnne baron ne s'arrêta pas à celte in-1
rép^^^pqtir la grande cause de l'émanci- i
fiîfe.
pation
' jjjf$} JletiP^es. |1 reprit avec la même assurance : I
-- jjiieiî! à'écria M. de Lincourt d'un air $ 4ëjK|ais je laisse vojiôntiers do côté les as-1
là féjis surpris e't: railleur. et les projets d'émanci-1
' pirations politiques
't'vf^#4^!lî- pation dû Sauveur. I
"•
|^^:.^o^i/'^"^|:-ft|y9«l? « Je ne veux voir en lui que le savant, que I
.' <<^OÙÉi-paria^ez Ses fo^ l'homme dont les grandes connaissances,!
« "Veîtis avié? èenflaiice dans le génie civi- dont lès découvertes commandent l'admira-1
lisateur de çëi pip^alàdé? (foii aux plus indifférents.
« Je Suis étontië, stupéfait. ^^'aveî-Voùs pas entendu parler do ces
« Mais votis n'avez pas pris la peine de feux embrasant un horizon de plusieurs
réfléchir une seule minute ! i lieues, de ces tremblements de terre sc-
'
« Si vous aviez youlu, vous auriez vu couant des montagnes?
comme moi que le Sauveur était d'une inca- — Oui, oui, fit le comte on riant.
pacité, d'une impuissance absolue. | « Les fameux signes par lesquels il crut
<(Comment ! un homme aux conceptions si ! devoir affirmer sa puissance aux yeux tic
vastes ne parvient même pas à organiser ses crédules Indiens !
une armée avec des guerriers qui l'adorent « Toute cette fantasmagorie n'a jamais
comme un dieu, et vous êtes assez naïf pour rien eu de bien surprenant.
l'admirer I « On obtient des résultats dp ce genre
« Cet homme à principes sans posséder de grandes connaissances eu
pousse l'oubli de
toute pudeur jusqu'à prendre pour second pyrotechnie.
un John Huggs et pour alliés une troupe de « Un de mes trappeurs, Sans-Nez, vous
pirates, et vous Voulez bien lui tresser des prouvera qu'il suffit d'avoir fréquenté les
couronnes ! | ateliers de l'artificier Ruggieri por«r savoir
« Voilà de l'admiration complaisante et comment on confectionne des astres f°rl
de la gloire acquise à bon marché ! » brillants et comment s'y prennent les mai' 1'
Ces dédaigneuses paroles ne parurent au- pulateurs pour voler le feu du ciel.
cunement modifier l'opinion dti baron de i « Fantasmagorie, vous dh>-je> que ion1
Semievillé, qui répondit avec cette fermeté i i cela !
d'accent que peut donner seule une Convic- — Croyez-moi, insista le baron, et ne
tion profonde : jugez pas le Sauveur avec tant de légèreté-
LA REINE DES APAGHES 699

« Cet homme S'était élevé par la science — A merveille ! fit le comte*


au niveau des plus grands. « Je vous comprends maintenant*
. Il possédait certains secrets, il avait fait ; « Entre savants, on se doit des égards.
des découvertes et trouvé des formules chi- « Mais, à propos, il me vient une idée!
un « Puisque vous Consentez à rester avec
miques qui dénotaient non-seulement
immense savoir, mais encore un véritable nous et à faire partie de notre caravane^ j'ai
une furieuse envie de mettre vos connais-
génie.
« Cet homme était redoutable. sances à profit*
« La science lui avait procuré des engins — Parlez ! dit le baron.
de destruction dont la terrible puissance « Je suis à votre disposition.
m'est connue. — Voici dé quoi il s'agit* reprit M* do
— Soit ! dit le comte. Lincourt.
« Mettons que le Sauveur était un physi- « Vous savez que le trappeur Grandmo-
cien, un chimiste. reau m'a fait part d'une découverte, et que
« Mais qu'il eût l'étoffe d'un grand homme, cette découverte sera pour notre expédition
non. » une immense et inépuisable source de ri*
Puis tout à coup le comte, frappé d'une chesses?
idée, demanda au baron : « Oh! ne croyez pas qu'il s'agisse de tré-
— D'après tout ce que vous me dites, je
sors, de mines, de placera*
dois supposer que vous-même n'êtes pas « Ces précieux dépôts S'éptiisént; et je Vous
étranger aux choses de la science* répète que notre Pactole est intarissable.
« Pour formuler un jugement avec autant « Or, voici comment Votre concours nous
do co-iviction, il faut nécessairement y être serait précieux :
autorisé par ses propres connaissances. « Une fois à destination, et avant de com-
« Vous êtes donc chimiste ? tentative
. moncor 'toute d'exploitation, je
— En effet, répondit M. de Senneville.
veux soumettre certaines matières à une
« Privé de mes parents et de toute famille
me dans aiialySt ..Jiimique, et je désire que cette ana-
à quinze ans, le désespoir jeta
lyse soit faite avec la plus scrupuleuse exac-
l'étude.
titude.
« La modicité de ma fortune ne me per-
« Je vous donnerai quand il en sera temps
mettait pas de vivre sur le pied d'égalité avec
de plus grandes explications Sur ce sujet.
mes pairs, et mon nom ne pouvait figurer « Mais nous pouvons dès maintenant, si
sur la devanture d'une boutique.
vous le voulez j et en vtië dé l'avenir, for-
« La science avait mille séductions pour
mer une escouade d'hommes instruits et
mon esprit inquiet.
« Je me mis au travail avec une ardeur capables de vous Seconder, dont votis pren-
driez le commandements
qui m'éleva bientôt à un rang fort honorable
dans le monde savant. « Celte petite troupe d'élite s'appellera, si
« Mais cette ardeur même, qui me fit faire vous voiliez, la compagâie des 'ingénieurs.
— Je ne puis apprécier d'une manière cér^
d'immenses progrès, causa aussi ma ruine.
ma laine l'importance de votre idée* dit M. de
Je ne m'occupai plus de gérer petite
et un nie vola mon Senneville, mais je l'adopte les yeux fermés;
fortune, banquier jusqu'à
puisqu'elle vient de vous.
dernier sou.
« Je résolus alors de m'expatriér. « Je choisirai donc des aides aussi intel-
« Voici pourquoi le baron de Senneville, ligents que possible et me tiendrai à votre
chimiste amateur, a l'honneur- de déjeuner disposition..
avec vous dans le désert américain. — Vous n'aurez que l'embarras du choix,
« Et c'est pourquoi encore il se permet I reprit le comte.
d'avoir une opinion très-arrêtée sur les con- . S « Il ne manqué pas dé gens fort instruits
naissances du Sauveur indien. j dans la caravane.
700 L'HOMME DE BRONZE

« Vous trouverez d'abord deux docteurs M. de Senneville allait répondre à ce I


que je vous recommande : 'toast.
« MM. du Bodet et Simiol. E en fut empêché par des clameurs étran-
« Je vous parle de deux vrais docteurs, |
ges venant du dehors.
de Jeux savants se distinguant par une Ces cris avaient quelque chose de sau-
originalité qui, pour n'être pas rare entre vage, de lugubre, de funèbre.
médecins, est toujours fort amusante. Certes, les trois hommes réunis sous la
« Ces deux hommes ne peuvent se quit- tente du chef de la caravane étaient de ceux
ter, mais ils sont continuellement en dis- qui ne se laissent pas émouvoir facilement.
pute. Ils tressaillirent pourtant.
« C'est une véritable maladie. Et M. de Lincourt lui-même ne put dissi-
« Vous en jugerez. muler un mouvement d'inquiétude.
« Enfin, pour terminer, je vous donne l'as — Que se donc? dit-il en sor-
passe-t-il
surance qu'il vous sera fait une large part tant le premier de sa tente.
dans les bénéfices très-considérables que je
réaliserai. »
Et, avec un sourire quelque peu narquois, CHAPITRE CXX
le comte ajouta :
— Avec d'or, vous pourrez re- LESFUNÉRAILLES DOSAUTEUR.
beaucoup
commencer la tentative du Sauveur et rêver
'' . Hors de leur tente, M. de Lincourt
après lui l'émancipation de la race rouge. et ses
« Je vous mettrai volontiers en relations compagnons reconnurent immédiatement
avec l'Aigle-Rleu, mais je doute qu'il vous que les clameurs qui les inquiétaient par-
taient du camp des Peaux-Rouges, établi à
prête jamais un concours bien actif. j
« Il est de ceux qui meurent une portée de carabine et masqué par une on-
plutôt que
de se soumettre. dulation du sol.
.. En tout cas, réfléchissez avant de vous Tout aussi inquiets que leurs chefs, les
lancer dans une semblable car trappeurs étaient déjà sous les armes*
entreprise,
c'est à la mort que vous irez, à une mort Us attendaient des ordres, tout en écou-
tant avec la plus grande surprise ces cris et
misérable, je vous le prédis.
« Et soyez sûr que votre martyre ne por- ces hurlements étranges dont ils cherchaient
tera aucun fruit. en vain à comprendre la signification.
J M. de Lincourt fit sonner le clairon.
« Les races qui n'absorbent pas leurs
Aussitôt les compagnies se formèrent.
vainqueurs ou ne se confondent pas avec
eux sont des races mortes. Alors, à la tête de toute sa troupe, le
comte se mit en marche pour le bivouac des
« Les Gaulois-Francs ont absorbé les Ro-
Indiens.
mains.
Son artillerie et plusieurs wagons de mu-
« Les Anglo-Saxons ont absorbé les Nor- nitions suivaient.
mands.
Il était en mesure de faire face à toute
« Dans les races qui s'élèvent et grandis-
; éventualité, à tout événement.
sent, il y a une vitalité qui impose sa force Tout en marchant, le comte s'entretenait
|
irrésistible. I avec Grandmoreau, dont l'expérience et les
-.. Mais chez ces Peaux-Rouges il n'y a conseils n'étaient jamais à dédaigner.
rien. — Je ne conçois pas un
pareil charivari,
« Ils sont usés, morts, finis. » disait M. de Lincourt.
Et lé comte, saisissant une coupe de « Il se passe là-bas quelque chose d'ex-
Champagne, ajouta gaiement : traordinaire.
-— Ce qui ne m'empêche « Quel est ton avis ? »
pas de boire à
vos succès futurs. Le Trappeur avait certainement fait déjà
LA REINE DES APACHES 701

ses réflexions et l'on pouvait attendre de I Les chevaux affolés, la bride sur le cou,
sa part une réponse nette et un renseigne- bondissent, renversent ou écrasent -en pous-
ment précis. sant des hennissements de terreur.
La netteté de la réponse ne laissa rien à Çà et là des groupes se tordent à terre
désirer, mais la perspicacité ordinaire du paraissant succomber dans d'atroces con-
vieux coureur de prairie se trouvait en dé- vulsions.
faut. Et tout cela gémit, crie, hurle avec une
— Je n'y comprends absolument rien, sorte de rage furieuse.
dil-il. C'est une mêlée, un tohu-bohu, une bous-
« Et pas un de nos compagnons que j'ai culade à donner le vertige.
consultés n'en comprend davantage. Jamais oreille humaine n'entendit plus as-
.. Je ne puis faire qu'une supposition : sourdissant concert.
« Il y a de la brouille entre les Indiens de C'était effrayant, épouvantable, terri-
l'Aigle-Bleu et ceux du Sauveur. fiant.
— Voilà une idée qui ne manque pas de Sans-Nez lui-même n'en revenait pas.
vraisemblance! fit le comte. Il était abasourdi.
« Il n'est pas étonnant que l'armée du Et ce ne fut qu'après s'être remis de sa
Sauveur, ayant apprisla ruse de l'Aigle-Bleu, stupéfaction qu'il fit connaître ses impres-
refuse de reconnaître son autorité. sions.
— Oui, en effet, tout ça vous paraît pro- — En voilà une drôle d'affaire! s'écria*
bable, comme à moi il n'y a qu'une se- t-il.
conde. « Une succursale de Charenton en pleine
« Mais je me fais une réflexion et je me savane !
dis que les Peaux-Rouges ne se battent ni « Pour une surprise, c'en est une.
entre eux ni autrement. « Tous toqués ! . j.
— Ah ! fit le comte. « Tous fous à lier !
« Et pourquoi te dis-tu cela? « Qu'est-ce qu'ils ont donc mangé ou bu,
— Parce que ces clameurs que nous en- ces animaux-là?
tendons n'ont rien qui ressemble au cri de « Quels braillards !
guerre indien, et qu'un Peau-Rouge ne lan- « Les musiciens de don Malapan sont dé-
cera jamais une flèche sans pousser ce cri gotés!
traditionnel. « Ceux-ci font plus de bruit qu'eux. »
— Cette observation me paraît concluante,
dit le comte. Cependant la troupe de M. de Lincourt no
« Je vois qu'il vaut mieux patienter en- s'était arrêtée qu'un instant.
core quelques minutes que de nous mettre EJié reprit sa marche dans la direction
l'imagination à la torture. des Indiens.
« Quand nous verrons, nous jugerons. » Bientôt des Peaux-Rouges s'abandon-
nant à des courses folles et sans but traver-
On arriva enfin sur un point culminant, sèrent les rangs des trappeurs auxquels ils
d'où l'on pouvait apercevoir le camp indien. ne paraissaient faire nullement attention.
Un spectacle extraordinaire, inouï, invrai- Ils allaient çà et là, décrivant les plus ca-
semblable, s'offrit aux regards des trappeurs pricieux zigzags, ne voyant personne, trébu-
stupéfaits. chant, tombant pour se relever aussitôt et
C'est un trouble, un désordre, une confu- reprendre leurs allures insensées.
sion indescriptibles. Aux questions qu'on leur adressait, ils nft
Hommes, femmes, enfants vont, viennent, répondaient que par des hurlements plain-
s'agitent. ! tifs.
Des cavaliers courent éperdus parmi cette j Impossible de leur arracher un mot d'ex-
fouie en délire. plieatiqal
702 L'HOMME DE BRONZE

A mesure qiie l'on approche, le bruit aug- Alors les crieurs font entendre une sorte
mente ; il devient insupportable ; c'est un va- d commandement.
de
carme d'une effroyable intensité. Aussitôt toutes les tenlcs sont abattues*
On voit des femmes et des enfants se rou- Une seule, plus vaste et plus ornée que les
ler (>ar terre en poussant de lamentables f
autres, reste debout sur un tertre, au centre
gémissements. < camp...
du
On entend des sons bizarres qui se mêlent
aux cris humains. Le comte et ses compagnons considèrent
il semblerait que des gens cachés dans les ;
avec un élonnement profond cet émouvant
tentes frappent sur des instruments de cui- !spectacle.
vre. Ils ne peuvent so tromper maintenant sur
Nombre d'Indiens ne se bornent pas à la nature du sentiment qui agite les Peaux-
pousser des hurlements de bêtes fauves et Rouges.
à se disloquer les membres dans d'effrayantes Los tribus sont en proie au plus sombre
contorsions; armés de leur couteau à scalper, désespoir.
ils se font de larges incisions par tout le L'affliction, la désolation, sont sur tous
ces visages cuivrés aux traits réguliers et ex-
cOrps.
Leur sang coule ; ils s'en Couvrent de lu pressifs.
tel e aux pieds; et bientôt ils se tordent de Les trappeurs ont compris comme leurs
nouveau en véritables convUlsionnaircs dans chefs qu'une immense désolation règne dans
' le
une buée tiède, Acre, empourprée. j camp indien.
Pas un de ces énergumènes ne paraît ro- Ils sont vivement impressionnés et do
marnuer la présence des trappeurs. longs frissons parcourent leurs rangs.
El c'est Sans être vue, pour ainsi dire, que Mais un ricanement retentit et la voix de
la troupe de M. de Lincourt entoure le camp Sans-Nez fit tout à coup diversion»
— Great attraction, comme dirait l'ami
indien.
L'indifférence des Peaux-Rouges est telle Burgh! s'écria le Parisien.
« Messieurs, je viens de consulter To-
que les trappeurs en conçoivent une certaine
méfiance. maho, et je sais ce que signifient toutes ces
mômorios qui arracheraient des larmes au
Ils se demandent si les extravagances dont
caïman le plus endurci.
ils s'étonnent ne cachent pas quelque piège.
« Nous allons tout simplement assister nu
Aussi se tiennent-ils sur leur garde ct ob-
servico funèbre, convoi et enlorrement d'un
servent-ils avec une vigilance que justifient
et grand chef indien.
doublement leurs présomptions et leur cu- « La cérémonie sera splondide.'
riosité. « On se réunira à la maison mortuaire...
Soudain leur attention redouble. « Je ne sais pas la rue ni le numéro
Des crieurs de guerre parcourent le bivac « L'enterrement• est de première classe.
dans tous les sens et réclament le silence. « De Profundis!
1 Les voix dé ces hommes s'im-
puissantes « Et Voilà! »
• posent par leur éclatante sonorité ; elles dor Sans-Nez n'avait pas dit son dernier mot
'minent le tumulte avec une impérieuse ett
quo les crioiirs indiens, rassemblés autour de
irrésistible autorité- la tente restée debout, jetèrent cet appel dans
Peu à peu les cris et les vociférations s'é- toutes les directions :
teignent. — Celui qui s'appelait le Sauveur est
Les Indiens s'arrêtent dans leurs courses s mort!
désordonnées, se calment et cessent les san- En même temps, la tente est enlevée : un
glantes macérations qu'ils s'imposaient. I spectacle imposant s'offre aux regards de
A une folle et bruyante agitation succède e tous."
enfin un silence profonde j Le corps du S?.uveur repose sur un lit de
LA REINE DES APAGHES 703

feuillages qui recouvre une triple couche de i Mais la surprise fit place à .la, stupéfaction
d'élans, degrizzlyset de jaguars. <
quand on vit déboucher du bois une nom-
peaux
Le mort est revêtu du grand costume des 1
breuse bande d'animaux sauvages de tputo
rois indiens. 'espèce.
A ses pieds sont déposées ses armes de Il y avait des ours noirs, bruns et gris, dos
ebasse et de guerre. ;
jaguars, des loups énormes, des sangliers,
Tous les sachems sont rangés autour de des bisons, des élans, des cerfs de différentes
leur ancien chef, etl'Aigle-Bleu, dont le cos- couleurs, des daims, et enfin toutes les bêtes
tume est en tout semblable à celui de son de grande taille qui se trouvent dans les sa-
frère, se tient auprès de la couche funèbre. ! vanes et les forêts du Nouveau-Monde.
La ressemblance entre le mort et le vivant j Ce troupeau aux allures étranges était
est frappante. i conduit par des Indiens singulièrement ac-
Ceux des Peaux-Rouges qui ne connaissent coutrés que les trappeurs reconnurent à pre-
pas l'Aigle-Bleu sont dans une stupéfaction mière vue.
profonde. Ces Indiens sont des jongleurs, espèces de
Ils supposent quelque prodige. sorciers qui jouent le rôle de prêtres noma-
Leurs croyances superstitieuses se tradui- des parmi les tribus errantes des Peaux-Rou-
sent par des exclamations d'une naïve crédu- ges.
lité. Ils ont au désert un rôle assez semblable
— Vivant et mort ! s'écrient-ils. à celui do nos moines mendiants du moyen
« Le Vacondah est grand !
âge.
« Il nous a donné deux Sauveurs ! La singulière menaient se
troupe qu'ils
« Ils sont ses enfants 1 de sorciers affublés de peaux ad-
composait
« Ils peuvent braver la mort ! » mirablement et de têtes d'animaux
préparées
La foule s'agite et exprime bruyamment ;\ que lès Indiens savent mieux conserver que
son étonnement. nos meilleurs natural istes et auxquelles ils
Toutes les tribus qui faisaient partie de laissent une forme si naturelle, que l'on
l'armée du Sauveur flottent entre la crainte, croirait ces tètes vivantes ct animées.
l'élonnement et l'espérance.
Le troupeau s'avançait dans la direction
La vive animation qui règne dans les grou- dû tertre ôïi reposait le corps du Sauveur.
pes témoigne de l'anxiété des esprits. La marche avait un aspect des plus càrtia--
Mais un incident étrange se produit sou-
dain. valesques.
C'étaient des gambades, des satits, des
singeries parfaitement ridicules.
Il contraste étrangement avec la solennité
de ces funérailles indiennes. C'était un concert de rugissements, de
Un silence profond glapissements, de mugissements, de hur-
succède à l'agitation
lements plus ou moins bien imités et formant
qui s'était emparée d'une partie des Peaux-
le plus atroce tintamarre.
Rouges.
Et l'on entend distinctement des rugisse- A la vue de cette masCarade, Sàns-Nèz,
ments de bêtes féroces, des mugissements de , comme on a pu le supposer, ne manqua pas
buffles et toute sorte de cris d'animaux sau- . de blaguer et dé faire ressortir tout lé ridi-
vages. cule d'une pareille cérémonie,
de bois . — Eii voilà encore un
Ces, bruits partent à'titi bouquet Usagé que je. trouva
situé à une cinquantaine de pas du camp. . i idiot!
Los trappeurs se regardaient et se ques- . I « A-t-on jamais vu chose pareille?
tionnaient avec le plus, profond étonnement. . I « Inviter tous les saltimbanques dç. lasa-
Que pouvait bien signifier ce yaçaruie, , ! vane à un enterrement !
en plein jour et dans un pareil endroit ? « Et lés déguiser en bêtes 1
Personne ne le soupçonnait- « C'était pas la peine.
704 L'HOMME DE BRONZE

« Rs passeraient bien pour des brutes au de volonté pour écouter sans éclater de rire
naturel. les explications du géant.
« J'aime autant les pleureuses à cent sous Ce fut donc dans un accès de folle gaieté,
de nos grands enterrements de Paris. > partagé du reste par les autres trappeurs,
« Au moins elles servent à quelque chose, qu'il répliqua avec cet esprit d'à-propos qui
ces bonnes femmes. ne l'abandonnait jamais :
« Elles pleurent — Eh bien ! mon vieux
pour la famille, pour les Cacique, vous pou-
héritiers, et surtout pour les cent sous. » vez, vous autres Faces-dé-Cuivre,vous vanter
" Et's'àdressant à Tomaho : d'avoir dé l'imagination.
—Dis donc, Cacique ! « Des animaux pour cousins !
«Tes frères Apaches sont des imbéciles. « Voilà ce qui peut s'appeler de la modes-
- « Leurs
usages . sont bêles comme ;chou. tie.
« Et lu devrais bien leur dire qu'on ne fait « Se croire le parent d'un... cochon sau-
de ces blagues-là qu'en carnaval !» vage, c'est d'un drôle!*..
Tomaho reçut avec son calme el sa dignité « Mais après tout, comme il peut y avoir
ordinaires l'impertinent avis du Parisien. beaucoup de ressemblance, j'admets la
Il ne parut pas vexé. chose.
Il prit au contraire un certain air de con- « Veux-tu que je te dise, Cacique?
descendance emrépondant : « J'ai idée que je connais l'animal qui est
. — Mon frère! me dit qu'il trouve bête la ton cousin. ; :
îérémonie qu'il voit. <t Sois tranquille : quand tu tourneras de
: «; C'est lui qui; est bête, car il no comprend l'oeil, je ferai tout mon possible pour
pas* , ..s'-'::'; m'informer s'il y a un éléphant dans les en-
— Hein? s'écria Sans-Nez en so rebiffant. virons.
« Je crois que tu :m'insultes, Cacique. « Et tu peux être certain que je hùVenver-
— La vérité sort do ma bouche, fit senten- rai un billet de faire part. »
cieusement lé géant. Tomaho avait écouté attentivement.la ré-
— Comme d'un puits, répliqua lestement ponse de Saiis-Néz.
le Parisien. Il l'avait comprise.
« Elle est assez grande et assez profonde Visiblement vexé, il fit un pas vers le
pour faîve illusion, ta g bouche. » | Parisien qui recula de trois.
Heureusement pour Sans-Nez, Tomaho ne — Mon frère, dit-il, peut mourir avant
comprit pas l'apologue, et il continua avec le moi.
plus grand sérieux : « S'il tourne ses yeux dans le désert,-j'in-
— Mon frère est bête parce qu'il est igno- viterai à ses funérailles un grand nombre de
rant. bêtes.
« H ne sait pas que le Vacondah a donné « Un singe scalpé, aux oreilles et au nez
pour cousin à chaque enfant de ses tribus coupés, rappellera ses grimaces.
un animal sauvage des forêts ou de la prai- « Un geai moqueur bavardera comme lui.
rie. « Un renard stibtil dira qu'il est rusé et
« Qu'il se souvienne ;
que les bêtes qui Vi- perfide comme Touneins.
vent en liberté dans le désert sont amies, et « Un jaguar montrera que la passion d'a-
parentes des Peaux-Rouges. mour le rend fou.
« Alors il comprendra que ces bêtes, con- « Et pour le cacher aux regards du Vacon-
duites par les hommes de la grande méde- dah des Faces-Pâles, il aura pour tombeau
, cine, doivent assister aux funérailles des le ventre de mon grand caïman. »
guerriers dont l'esprit est retourné dans les I Comme de juste, les trappeurs accueilli'
heureux territoires de chasse du grand Va- rent par de bruyants éclats de rire les mena-
condah. » ces du brave Cacique.
Sans-Nez avait dû invoquer toute sa force Mais cette fois les rieurs étaient pour lui.
LA REINE DES APAGHES 705

car Sans-Nez ne trouva rien à répondre. Pendant que ces ordres s'exécutaient, la
Il aurait pu à la vérité puiser quelque in- cérémonie funèbre devenait imposante et
solente réplique dans son répertoire très- solennelle.
varié ; mais il préféra se taire, redoutant
nue sévère correction et pensant surtout au Les crieurs, au milieu d'un grand silence,
fameux caïman qui devait lui servir de pri- font circuler cette invitation:
son même après sa mort. — Que les tribus viennent saluer une der-
nière fois le grand guerrier dont l'àme est
allée vers le Vacondah!
Cependant M. de Lincourt suivait avec at- Les Peaux-Rouges répondent par une im-
tention tous les détails de la cérémonie in- mense clameur qu'ils répètent trois fois à
dienne. 1 intervalles
égaux.
Il était touché de la douleur profonde des C'est le moment que choisit le comte pour
Peaux-Rouges. rendre hommage au Sauveur mort.
Il voulut leur donner une marque do Il fait un signe et toute l'artillerie lance
sympathie en associant sa troupe aux funé- en même temps une salve retentissante.
railles du Sauveur. Puis aux coups de canon succèdent des
H fit sonner le Garde à vous ! par ses clai- feux de peloton roulants.
rons e. ordonna de charger à blanc toutes C'était surtout par politique que le comte
les armes, ainsi que les canons. s'associait aux funérailles du Sauveur.
L'HOMMEUE BRONZE.— lOi LA REINK DES APACHRS— 89
706 L'HO^MÉ DE BRONZE

Les Indiens demeurèrent surpris et tou- « Devins et sorciers, vous êtes les ennemie
.chéS. , '
é!_ ,:*... •_*,' , ,-f -utit "'m^ri^|:a§'^^V''ratËê'.
Heureux ue cette, manifestation et obcîs- « Fuyez Mn de nos tribus, si vous voulez
sàîit à un sentiment de reconnaissance, 1 vivre. . „ i. :: .
4|§
Se retëûriièrent ensemble et saluèrent les « ftëtftrëz dans lès forêts so [libres et n'en
1 sortez plus.
ifanjsëùrs'! d'une lbngueacclahiatiqn. .
. L% ïoupe, du comtéleur répondit fiar dés , « Que* leur! omb'ràgog épais vous cachent
iîjus Vous
et le canon continu^ a .tirer de mi- a«. tous -IRS les yeux. . ,
burrans;
nute en minute en signe dé deuil. « j|uë nul oreilles; H'eHténdëht point vos
pal suruv feiiillë hUniide 1: ,.
lift 6él'éfl:H"'i--:i«iindk'inïi!'- rv-ijfUL.souiifiïi (iiïjftr-â. . «
La,cérémonie indienne reprit cours; Que vBti-ë présence ^ .
inRuaiië ne soùilio
-
tamws une HHtia *i=-sv
. Selon m le lé aëë jamais nos campements;
coqtùmëj .sàëjuëm plus
« Le mensonge était sur vos lèvres quand
S'iivkn|a présilë la couché funèbre Êj; invita
Ml M m broché prëiit i& mort vous avez annoncé {in biiuveui* à notre
| Hall
a venir raconter lnistoire de sa vie. race. , ,,
>''4-ili1"»IHiiiJii •.; iii'.: --: ;; BlllVI VOS s
« Et le noble guerrier qui a suivi vos con-
pnenhntusage! . 5j
seils a été trompe lui-même^ ,
L'ÀiMle-Rlèù se présente aussitôt.
il ëit grâ$e] ibiëhhël; niajëstÙéiix; . .iî Voîls .ayez jeté dans' i^mMvdu .fiieïi-
et de l'erreur celui ijui devait ri|iier
Le costume et lès ornements royaujt qMi'il scjiîge
tt8rtt> ajoipnt"ft sa mâle béaUté, â la nd- sûr iios tribushët brui est là dBriiilUit ll'uu
lÉÉg Mvi P révèle sa magnifique prës- ëtëp|L|i|«il:
ÉMe! « ^8; que vous* veilliez, je 1&devine.
« TBlités vos perfides pensées sont dans
Wfà Ptb' méritant, il désigne lès jon-
mon esprit.
gleurliiviniëtsBrëiërl: « Vous aviez lé désir de nous faire bâtir
iiprii. . . . ....... . ,
, , dë§ temples
Et à sR voix la feule, iJriiit, frémit, bnduïo pour vos dieux et des palais
p8iîr!. vBM=infemiI: .
comme un champ de blé au souffle du vent;
« vous avez conuu les prêtres du Christ
Cette voix tonnante a des accents irrésis-
et vous vouliez leur ressembler.
tibles.
« Il vous fallait comme à eux la puissance
Elle s'impose avec une autorité absolUè.
et les richesses.
Aux premiers mots que prononce l'Aigib- « Vos rêves' ne se réaliseront pas.
Rleu, le silence devient profond et recueilli. « Ils se sont évanouis dans la mort de
Ces mots sont une énergique malédiction celui que vous avez tué.
lancée aux devins et sorciers; ils prouvent « Le Vacondah des Indiens est le Dieu de
que le frère du Sauveur s'est débarrassé de- l'immensité.
puis longtemps dé ses croyances supersti- « Il remplit le monde.
tieuses et qu'il connaît dans uiië Certaine « On ne l'enferme pas dans des murs
mesuré là civilisation européenne. « On ne le représente des images
—' Devins et sorciers pas par
imposteurs, dit-il, aussi petites que grossières.
vous êtes la cause de notre douleur. « Prêtres indignes, fuyez !
« Vos bouches impures ont répandu le ! « Oubliez le chemin de nos campements,
mensonge dans les tribus.
j si vous ne voulez pas que la grande ombre
« Vous avez introduit de noires erreurs ett j du Sauveur arme nos bras et nous inspire la
de fausses espérances dans l'esprit de nos 5 . vengeance. »
'
guerriers. L'Aigle-Bleu accompagna ces dernières
« Vous les avez touchés au coeur, et ilss paroles d'un geste énergique, et aussitôt les
s'abandonneraient à vous, si mes paroles ne3 , guerriers indiens chassèrent les devins ^
venaient les arracher à un dangereux som- - I les sorciers de l'enceinte du camp."
meil. J Ceux-ci disparurent, en poussant des hnr-
LA REINE DES A PAGRES 707

]p,ments de terreur, dans le bois d'où ils f<


foule entière des Indiens ne jeta qu'un seul
ci :
cri ;- !";'
étaient sortis...
— Non ! non !
Le trouble produit par cette rapide exécu- « Honte aux esclaves ! »
tion s'apaisa peu à peu à la voix des L'Aigle-Bleu attendit le silence.
cricurs. j Puis il continua d'une voix solennelle ct
L'Aigle-Bleu. reprit son discours : p
prophétique :
— Enfants de nos tribus, je vois l'avenir, — Notre race est abandonnée du Grand-
" ' ' " > <'"• > > '; •
et mon coeur saigne, car je le yois sombré. I E
Esprit.
« Dans des luttes loyales et justes, vous « Elle doit mourir!
avez souVeht combattu les Visages-Pàles. « Nous nous soumettrons à la domination
..,•-.-..,.. .,,..
« Ils vous ont vaincus. à
des Visages-Pâles.
« Le Sauveur a lutté, lui aussi. « Nous adopterons leurs coutumes et leurs
« Il est mort ! iusages.
« Je me suis moi-même engagé dans de « Nous deviendrons esclaves comme eux.
nouveaux combats. « L'eau-de-feu brûlera notre corps et fera
« Voyez mes blessures. » < nous des animaux domestiques.
de
Et l'Aigle-Bleu, ouvrant son ample man- « Ou bien nous resterons libres tant que
teau de peau d'élan, découvrit sa large poi- i
nous trouverons dans nos territoires de
trine. <
chasse une place pour dresser nos tentes,
Elle était littéralement couverte de cica- i bison pour apaiser notre faim et un ruis-
un
triées. seau pour étancher notre soif. ,
Do nombreuses lignes d'un rouge vif « Alors le Vacondah verra mourir libre le
tranchaient sur sa peau brune. dernier de ses enfants dans la dernière sa-
Ces lignes formant de sanglants hiéro- vane que n'aura pas souillée le mocassin
glyphes disaient : d'un Visage-Pàle.
« C'est un héros ! » « Les races d'hommes sont comme de
— Vous pouvez tenter de recommencer la vastes forêts.
lutte, continua l'Aigle-Bleu. « Nous sommes les grands chênes de l'une
« Vous serez anéantis. de ces forêts.
« Entendez la grande voix du canon. « Lé jour où le sol profond se dérobera
'
« Et redoutez la puissance de celle arme sous nos pieds, nous périrons comme pé-
terrible. rissent nos bois.
« Vous pourriez, comme les Visages-Pâles, « Les tribus disparaîtront une à une
vous servir de ces monstres de cuivre, mais comme disparaissent les forêts vierges sous
à quelles conditions? les coupS de hache des hommes blancs. »
«Voulez-vous vous enfermer comme eux Ayant lancé cette terrible prédiction, l'Ai-
1
dans do grandes enceintes dé pierre, tra- gle-Bleu promena un regard fier et assuré
vailler comme des esclaves et vivre comme surlafoule.
des prisonniers? Une immense acclamation lui répondit.
« Voulèz-vôûs imiter leurs soldats? Une fiévreuse agitation
'' s'empara" des In-
« Voulez-Vous comme éiix marcher eu diens. .
ligne et d'un même pas que" règle la voix ; du Ce fut pendant quelques minutes un dé-
""' :'
cheî??;|" ''"• ;W''" '
''""+'.-
:,j
sordre et Un ftiniulte indescriptibles.
« Voulez-vous cesser d'être hommes et de- Mais peu à"'peu le bruit s'apaisa, et des
venir 3èS' machinés 5 '
entré les mains d'un voix partant dé différents groupes rendirent
: " '''"'
maître?» l'impression produite par lé discours éhîër-
Des dénégations •"
énergiques répondaient ; gique de l'Aigle-Rleu.
a chacun5e'dé ces '" -— A nous la terre ! criait-on.
questions. i
Et quand l'Aigle-Bleu cessa de parler, laL « A nous la savane 1
708 L'HOMME DE BRONZE

« A nous les forêts ! muler un autre sur son frère l'Aigle-Rleu.


« Nos territoires sont grands ! « Convenez que ce dernier est bien de sa
« Nous aurons nos montagnes ! race, qu'il en a toutes les qualités et que ses
« Restons Indiens ! défauts sont fort peu apparents.
« Soyons libres !... » « Voyez son attitude :
« C'est celle d'un empereur romain sur
Les trappeurs, qui avaient écouté attenti- son char de triomphe.
vement l'Aigle-Bleu et qui étaient témoins « Son discours est d'un héros.
de l'enthousiasme des Peaux-Rouges, par- « Car cet homme n'ignore pas, vous lu
tageaient leur émotion. voyez, que sarace est condamnée, perdue,
Leurs exclamations, leurs réflexions échan- morte.
gées à haute voix disaient assez combien ils « Et pourtant il se révolte contre l'évi-
étaient intéressés, captivés. dence...
Sans-Nez lui-même, dominé par la solen- « Il lutte contre l'implacable fatalité...
nité de la situation, ne trouvait pas une plai- « Il mourra digne de lui-même ct des
santerie à placer. siens.
Mais Tomaho cul l'imprudence de dire : « Comparez donc ce grand caractère à
— La nation apacho est une grande na- celui du Sauveur et faites la différence.
tion. « Chez celui-ci, vous ne voyez qu'ambi-
Sans-Nez de s'écrier : tion à courte vue, idées creuses, concep-
— Possible; mais toi, tu n'es qu'un im- tions bâtardes.
bécile ! « Chez celui-là, vous rencontrez un hé-
Et il mit plusieurs rangées de trappeurs roïsme devant lequel nous nous inclinons,
entre lui et le géant, qui méprisa cette in- nous, hommes supérieurs, nous, produits do
sulte. la civilisation moderne.
« Entre l'un et l'autre, le choix est facilo,
M. d'Eragny, — Je ne ferai pas de choix, dit
qui avait suivi avec émotion simple»
les péripéties de cette scène grandiose, ex-ment le colonel.
prima toute sa pensée : « J'estime également ces deux hommes
— Ces Peaux-Rouges, dit-il, sont vérita- entre lesquels l'éducation s'est placée comme
blement sublimes. une infranchissable barrière. »
« Je les admire jusque dans leurs croyances Le baron de Senneville ne crut pas de-
superstitieuses, dans leurs erreurs, dans leur voir, par discrétion, donner son avis.
simplicité. Mais il échangea avec M. d'Eragny un
« Cette fierté farouche prouve une gran- regard qui disait clairement :
deur d'âme que je n'aurais jamais soup- « Je partage votre admiration et vota
çonnée. » sympathie pour le Sauveur. »
M, de Lincourt écoutait avec un fin sou- Le comte ne jugea pas à propos de con-
rire les paroles admiratives du colonel. tinuer l'entretien.
— Vous en arriverez, lui dit-il, à parta- R demeura silencieux et reporta toute soi
ger ma manière de voir en ce qui touche la attention sur les Peaux-Rouges.
race rouge.
« Vous reconnaissez déjà que ces Indiens Les crieurs s'étaient placés sur différents
sont admirables et sublimes de sauvage éner- points du camp.
gie en affirmant leur volonté de rester libres Rs lançaient d'une voix retentissante cetK
dans leurs déserts. formule consacrée :
« C'est leur donner raison. — Les sachems ont délibéré.
« Laissez-moi donc profiter de l'occasion « Ecoutez les paroles du grand conseil :
pour vous rappeler le jugement que je « Le guerrier dont la mort a terni le i'e'
portais sur lo Sauveur, et pour en for- [ « gard suivait la voie obscure de l'erreur.
LA REINE DES APACHES 709

« Mais il était grand et généreux. « Ma mémoire gardera toujours le souve-


« Que chacun se présente devant lui. i
nir de cette preuve d'estime qu'il me donne
« Qu'il lui donne une marque d'estime et i
aiûsi qu'à tous ceux de ma race.
« d'amitié en déposant auprès de lui tout « Que les trappeurs viennent.
« ce qu'il peut désirer pour faire le grand j «Et je sentirai nia tristesse diminuer. »
« voyage au pays des ancêtres. » j M. de Lincourt donna aussitôt des ordres,
Singulière coutume, qu'explique une tou- i < et sa troupe se mil en mouvement pour com-
chante croyance ! imencer le défilé.
Les Indiens s'imaginent que l'âme des Le comte passa le premier devant le corps
morts, partant pour ces lointaines et célestes < Sauveur.
du
prairies dont ils ont fait leur paradis, a be- Il tira le riche poignard qu'il portait à la
soin pour son long voyage de toutes choses <
ceinture et le déposa.
nécessaires à la vie sur la terre. Puis vint le colonel d'Eragny.
Et quand un guerrier meurt, les plus De la main gauche, il plaça une rose sau-
grandes marques d'affection que l'on puisse vage sur la poitrine du mort en murmu-
lui donner sont de déposer auprès de son rant :
— Le souvenir
;orps tout ce qui peut lui rendre le voyage de Rlanche !
agréable et facile. De la main droite, il laissa tomber une
On place d'abord à ses côtés ses propres fleur des prairies à laquelle les Indiens ont
armes. donné ce nom : Havaë nage, c'est-à-dire
Puis viennent les dons les plus divers : vivante toujours. Cette fleur est l'immortelle
gibier, fruits, colliers et bracelets précieux, du désert.
ustensiles et objets de toute sorte. — Que ton nom reste à jamais vénéré
dans l'esprit de ceux qui t'ont counu ! ajouta
Dès que les crieurs eurent cessé de par- le colonel en s'éloignant.
ler, les sachems qui entouraient la couche M. de Lincourt, qui s'était placé à côté de
funéraire ouvrirent leur cercle des deux cô- l'Aigle-Bleu, entendit M. d'Eragny et vit sa
tés opposés, afin de permettre aux Indiens double offrande.
de défiler un à un pour déposer leur of- Il ne put retenir un sourire narquois et
frande. un léger haussement d'épaules.
En ce moment, M. de Lincourt cessa d'ob- Sans-Nez qui se tenait à quelques pas, à
server. côté de Tomaho, remarqua geste et sou-
Il vint à l'Aigle-Bleu, lui serra affectueu- rire.
sement la main et lui dit : Son regard se croisa avec celui du comte.
— Je veux honorer la mémoire de votre Tomaho qui, comme Indien, apportait
frère. .... dans toute cette cérémonie une conviction
« En signe d'amitié pour vous et de ré- profonde, s'inquiéta des airs gouailleurs
conciliation avec vos guerriers, je vais le que prenait le Parisien. Il craignit de sa part
premier déposer mon offrande. quelque plaisanterie sacrilège et déplacée
« Mes trappeurs me suivront et dépose- et lui dit d'un ton grave, presque mena-
ront la leur. » çant :
L'Aigle-Bleu parut touché de cette mar- •— Mon frère ne dépose-t-il rien dans la
que d'estime. tombe du Sauveur?
Il était flatté dans son orgueil à la pensée Sans-Nez répondit en souriant :
de voir des Visages-Pâles se mettre au ni- — Si, si, je lui offrirai chose, à
quelque
veau des Peaux-Rouges en se conformant à ce brave Sauveur !
leurs usages. <(J'ai mon idée. »
— Le coeur
qui bat dans la poitrine de mon Tomaho prit le Parisien par le bras et, le
frère est celui d'un brave et loyal guerrier, regardant bien en face, il lui dit lentement
dit-il. I et sévèrement :
710 L'HOMME DE BRONZE

— mon frçre à se défier de ses terre qu'il occupe, et c'est à nous trappeurs
J'engage
idées; elles sont généralement inspirées par comme à vous Indiens, que les emigrants
le mauvais Esprit. viennent enlever chaque jour les territoires
« Il ferait mieux de donner de suite une de châsse.
offrande convenable et de rentrer au camp « Notre cause est commune. »
avec moi. Ce discours de Grandmoreau produisit un
—* Grand imbécile ! dit Sans-Nez, tu me effet considérable sur ses compagnons, car
supposes de mauvaises intentions et je n'ai il avait touché juste.
qu'un but : m'assurer que le Sauveur a bien Les chasseurs des savanes, menant la mê-
tout ce qu'il lui faut, et notamment un cer- me vie que les sauvages, doivent comme eux
tain objet indispensable à tout homme qui a disparaître un jour devant les progrès de la
pris des leçons de civilisation à Paris. civilisation.
— Bon ! dit Tomaho. Et tous les trappeurs sentaient qu'un jour
« Mais que mon frère se souvienne du ou l'autre les derniers d'entre eux se join-
caïman! » draient aux derniers Peaux-Rouges pour dé-
Sans-Nez dissimula un fin sourire. fendre la dernière solitude.
Pendant ce dialogue, M. de Senneville Le comte, qui assistait au défilé, parut
s'était approché. frappé des paroles de Grandmoreau.
Le cercueil en écorco d'érable qui devait Mais il dit au colonel d'Eragny :
contenir le corps du défunt était là, au pied — A son point de vue, Grandmoreau a
du lit funéraire. raison quaiit à l'alliance probable des trap-
Avec la lame acérée d'un stylet, le baron peurs et désTndièrts ; mais il a tort en ce sens
entailla l'écôrce, y gravant ces mots : qu'il ne comprend pas que le but du Sau-
veur était précisément de civiliser ses tri-
8ta viator, heroem calcas*. do les arracher à la
bus; par conséquent,
de l'in- vie nomade.
Puis il planta l'arme au-dessous
et attristé. Puis d'un ton fort dédaigneux :
scription et s'éloigna silencieux — Décidément, la logique est rare en ce
Grandmoreau. vint après lui.
mondé.
Le Trappeur avait tout le sérieux d'un
de sa dé- « Chacun y fait du sentiment, et voilà
homme convaincu de l'importance
pourquoi la vérité reste au fond d'un puils.»
marche.
On le vit tirer gravement de son sac cette Un léger ricanement de Sans-Nez ap-
fameuse corde don}; chaque noeud lui rap- prouva cette conclusion du'comte, qui partit
d'un pirate de la sa- d'assez mauvaise humeur dans la direction
pelai}, la pendaison de son camp.
vane.
Il voyait avec un certain dépit que tous ses
Il déposa cette relique en disant :
— Tu étais jusjie et bon. trappeurs à part le Parisien!, très-émus de
l'allocution de GrandmoreaU, donnaient des
« Tu haïssais le crime et tu le punissais
signes évidents d'enthousiasme '''
pour le Sau-
impitoyablement. ""'' ''''''
« Ceci est utie corde de justice. veur.
« Qu'elle te soit un témoignage de l'es- Bouléreau notamment, qui avait le coeur
'
time de Grandmoreau, sensible^ comme tous lés gens gais, mon-
qui a compris tes
le dé
'
là céré-
trait, depuis commencement
grands desseins!
« Les blancs qn'if a .'vns dans les villes monié, un attendrissement que le comte trou-
vait ridicule, et quand Grandmbreaù eut
sont méprisables, et il leur préfère les In-
diens. parlé le squatter applaudit en disant :!
« Tout homme a le droit de vivre sur la
— Oui, c'était un très-grand" homme, ce
Sauveur; et.il n'y a dé bon que les Indiens
l. Traduction : et nous, qui vivons dans les solitudes.
Arrëte-toi, voyageur, tu foules un herost John Burgh, Bois-Rude et leurs compa*
LA REINE DES APAGHES 711

liions serrèrent là main de Bbùîéreâù et de de là bbuchë; tandis qti'avec l'index de la


Grandmoreau, tandis que Tbnialit» élevait main droite il faisait niihë d'arranger le
les bras et faisait une évocation indienne au fbyë'r d'une pipe qu'il n'avait plUs.
grand Vacondah. Un de ses fils vint nièttrë un ternie à son
Saris-Nez, lui, profitait de ces manifesta- supplice ëh lui présentant un brûlë-gtiëule
tions pour se formuler à Iiii-ihèine soii opi- tout allumé, que Bouléreau s'empressa de
nion. fumer avec extase.
— Un tas de blagues! disâit-il; un Saùvètir
de carton, des momeriesl
« Il faut que je proteste et je proteste-
rai ! » CHAPITRE CXX1
Le défilé était interrompu.
John Burgh s'avança vers le l'oFFIlÀNDË DK SANS-NÈZ
Cependant
mort.
Il déposa tin porte-cigares bien garni en Tous les chefs de compagnie de là cara-
disant : i vane étaient passés; sauf Sàhs-Nëz et To-
— By God! dés liavàhës! maho.
« Pour charmer les ennuis du voyagé! Le géant tenta de faire avancer le Pari-
« Ils sont excellents ! >* sien.
Vint Bois-Rudë. Mais celui-ci résista.
Cet intrépide bUvbiir iië trouva rien de — Laisse-moi donc! dit-il en se reculant.
mieux que de détacher sa gourde et d'en « Je ne suis pas prêt.
— Poiirqtioi mon frère n'est-il
passer le cordon au coii dti Sauveur en di- pas prêt?
sant : — Je vais te le dire, Cacique. ,.
— Avec un coup do rhum, on vit loin. « Mais à condition que tu me laisseras
« Et c'est du bon que je l'offre. » tranquille et que tu me donneras ce que je
Bouléreau succéda à Bois-Rude. | té demanderai.
Comme toujours, le chef des squatters fu- — Que mon frère dit le géant.
s'explique,
mait. — Voici la chose :
Il demeura un moment devaiil le corps du « D'abord je ne suis pas pressé.
Sauveur. « Et ensuite rids cârtiahidëS les Indiens
11 paraissait hésitant, comrrie un homme et toi-même vous oublierez tous db faii-ë àii
qui va faire un grand sacrifice. Sauveur un cadeau qui liii serait tres-âgréa-
Soudain il prit une énergique résolution. blé.
Il lira de sa poche sa blague et un briquet, « Si tti veux m'en croire, attendons.
ôliv sa pipe dé Sa bouché avec un iriouve- « Quand tout le monde sera passé* tti Ver-
inonl fiévreux et déposa le tbut en disant : ras que je ne te monte pas le editp.
— Des c'est très-bien ! — Monte paSlë
cigares, coup? répéta Tomaho d'un
« Mais Une bonne pipë^ ça vaut mieux. » air réfléchi.
Et il s'éloigna vivement; comme pour ne « Mon frère Vêtit encore Se moquer de
pas succomber à la tentation de reprendre moi.
sou offrande. « Qu'il prenne garde!
Puis, ralentissant peu à peu s'a marche, il « Je reste auprès de lui.
l'evint à la tête de ses squàltérs et parut s'a- « S'il fait de ces chbsës qu'il appelle des
bhner dans ses pensées. blagues, je saurai le punir.
Mais bientôt ses lèvres s'ouvrirent et se j — Il ne s'agit pas de blagué, dit éh riant
fermèrent tour à tour, aspirant et repous- le Parisien.
sant par un tuyau absent la fumée d'un tabac « Je suis sérieux.
miaginaire, ct on le vit lancer comme d'ha- « Doiine^mbi uiiè plumé de ton Scalp, eT
bitude des jets de salive par le coin gauche tu verras tout à l'heure si je plaisante;
712 L'HOMME DE BRONZE

« Quand on est d'enterrement, on ne ri- « Enfin tu vois, Cacique, qu'il


y a à hoir0
gole pas : nous savons ça. et à manger dans toutes ces offrandes.
« Allons, Cacique, donne-moi une de ces «Eh bien! moi, je trouve qu'il manque
plumes d'aigle passées dans ton chignon. » quelque chose dans tout ça.
Malgré les, assurances de Sans-Nez, le « Et je te prédis que personne ne pensera
géant se méfiait, et il mit avec inquiétude la à offrir au Sauveur une certaine chose qui
main sûr le trophée de grandes plumes d'ai- lui ferait grand plaisir et qui est indispensa-
gle qui ornaient sa coiffure. ble même en voyage.
La signification de certains mots lui échap- — Quelle est cette chose dont
parle mor\
pait, et le Parisien ne se défendait qu'avec frère? demanda Tomaho.
un certain air railleur fort inquiétant. — Laissé défiler les
camarades, répondit
; — Si mon frère se moque, dit Tomaho ; Sans-Nez.
avec un geste de menace, qu'il se souvienne j « Je veux voir s'ils penseront à cette im-
du caïman... portante affaire.
....-.— Mais puisque je te dis que tu te mets le « Mais je suis sûr d'avance qu'ils l'oublie-
doigt dans l'oeil! fit Sans-Nez. ront.
« Si je bouge, je te promets d'aller moi- « Cacique, donne-moi une plume de ta
même m'y fourrer, dans ta sale bête. perruque.
« Là, es-tu content? — Pourquoi mon frère veut-il avoir une
« Donne-moi une de tes plumes..» de mes plumes ? demanda le géant.
'. Tomaho n'était pas convaincu de la sincé- — Qu'est-ce
que ça te fait? dit Sans-Nez.
rité du Parisien. « Donne toujours. .
- -— mon frère me demande-t-il « Tu verras tout à l'heure.
Pourquoi
une plume? — Je veux voir avant, fit Tomaho
toujours
« Que veut-il en faire ? en défiance.
.T- Comment I, tu ne comprends pas ? s'écria — Impossible !
Sans-Nez avec un étonnement des mieux si- « Allons, mon vieux Cacique, donne-moi
mulés. une de tes plumes.
— Je ne comprends pas, puisque mon « Tu en as au moins une douzaine
frère ne m'a rien expliqué. « Ça ne se verra pas.
— Ah ! c'est juste : il te faut des explica- — J'ai le nombre
que doit porter un grand
tions, à toi. chef, dit gravement le géant.
« Je vais t'en donner. — Je sais très-bien, Sans-Nez en
reprit
« Et si tu n'y vois pas clair du premier s'efforçant de ne pas rire, que tu tiens à être
coup, c'est que tu seras fameusement bête. costumé dans les règles.
« Écoute bien. « Mais tu peux bien me faire un sacrifice.
« Tu vois tous nos camarades défiler en « Voyons, un bon mouvement, Cacique !
bon ordre devant le Sauveur? » « Une plume, une seule !
Tomaho fit un signe affirmatif. « Tiens, je ne suis pas exigeant:
— Tu les vois, bon! reprit Sans-Nez. « Donne-moi la plus petite.
« Mais vois-tu aussi quels sont les cadeaux — Mon frère me dira ce au'il en veut
qu'ils lui font pour son grand voyage ? » faire ?
Nouveau signe du géant. — Je te le dirai
— Très-bien', continua le Parisien. « Mieux que ça, tu le verras.
« Tu vois que l'on donne de la poudre, — Je veux bien voir, dit Tomaho avec
des balles, du biscuit, des armes, des gourdes entêtement ; mais que mon frère m'expliqu"
pleines, et toute sorte de bonnes choses. avant de voir.
« J'aperçois même un cuir à rasoir. — Mais tu ne m'as donc pas compns!
« On peut dire que c'est du superflu. grand pointu ? s'écria le Parisien inpatienté.
H Le Sauveur est parfaitement rasé. ) « Je t'ai dit que l'on donnerait beaucoup
TTTTA^REINE DES APACHES

'le bonnes choses au Sauveur pour son grand les vivres autour du mort n'en savent pas
voyage, mais qu'on oublierait de lui faire le plus que toi.
plus beau cadeau qu'un homme de sa con- « Alors tu comprends que cette choso qui
dition puisse désirer. ferait si grand plaisir au Sauveur, il ne
« Tu le vois : l'aura pas.
« Tous les trappeurs sont passés... « A moins pourtant que ce ne soit moi
« La caravdne entière a défilé:.. qui la lui offre.
« Eh bien ! ce que je prévoyais est arrivé : « C'est désespérant !
» Pas un n'a songé à la chose indispen- « Cacique, donne-moi une plume. »
sable dont je parle. Le géant réfléchit une demi-minute.
— Quelle chose? demanda le Puis il dit gravement :
géant avec
une persistante curiosité. — Je comprends.
— Quand Sans- « Mon frère veut offrir une plume d'aigle
je te la dirais, répondit
Nez, tu n'en serais pas plus avancé. au roi des Apaches.
« Tu ne la connais -— Tu ne comprends rien du tout! dit
pas.
« Tu ne la connaîtras peut-être jamais que Sans-Nez.
de vue. « Il me faut une plume, mais ce n'est pas
«Et malheureusement tous ces Indiens une plume que je veux offrir.
<pii défilent en ce moment et qui empilent « C'est une affaire mystérieuse que je no.
b'HoHMÈDE BllONZE.— 105 LA REINE DES APACHES.— 90
714 L'HOMME DÉ BRONZE

veux pas t'expliquer : je perdrais mon temps. R lui fallut en revenir aux questions :
« Veux-tu, oui ou non, me donner une de — Mon frère, dit-il,
je vois bien, mais jo
tes plumes? I comprends
<.ne pas.
' « Pourquoi
« Je té promets de te tuer un aigle tin de çé petit tUbé pointu des deux
bouts fera-t-il grand plaisir ai! Sauveur?»
^ïifaut iqu'tt soit tué par moi» observa Sans-Nez se. posa gravement devant le
géant.
— BDUV Il prit un air, un ton aussi solennels quc
.•;..•;
«ÎSh bien! je le blesserai et tu l'achève- possible, et répondit :
ras* . • —-Cacique, tu 08 d'uneinéroyable indis-
« Àbl it lit firêtâi&pas sibaut, il y a long- crétion*
temps ique |ià t'aurais déplumé le chignon ! « Mais je ne t'en veux pas,
« Allons* donnes-tu î « Un homme de ta forcé qui possède un
«ifôn^ caïman comme le tien peut prendre bien des
« Bb bien ! mon vieux, tant pis pour toi 1 liberté» avec son prochain.
i* Hi l'esprit dit Sauveur n'est pas content* « Ouvre donc tes vastes oreilles, grand
ça ne Sera pas de ma faute, mais bien de la. Cacique : tu vas entendre des choses extra-
tlenno. ordinaires.
« Ët> tu sais, c'est dangereux de se brouil- « Tu ne connais pas très-bien les cou-
ilir AVer lés morts. tumes, les.usages et habitudes des hommes
« Prends garde ! » civilisés» n'est-ce pas?
Ébranlé par cet avertissement menaçant, «Non?
Tomaho céda enfin; outre que l'insistance « Eh bien! mon vieux, si tu les connais-
. dti Parisien excitait sa curiosité, il ne vou- «aisy tu saurais qu'il n'existe pas tin Visage-
lait pas mécontenter l'esprit du Sauveur. Pâle un peu propre qui ne considère comme
Il détacha avec précaution une des plu- utile et même indispensable ce petit tuyau
mes qui ornaient sa coiffure et il là tendit a de plumé pointu des deux bouts.
Sans-Nez. « Tu saurais, immense Cacique, que ce
— C'est pas malheureux 1 fit celui-ci en là morceau dé plume est le précieux complé-
prenant. .ment d'un bon repas, et que dans uos
« On voudrait emprunter vingt francs à grandes villes d'Europe ce divin brin de
Paméla qu'elle ne ferait pas plus de façons. » plume figure sur toutes les tables.
Et* tirant de sa poche un canif, il se mit à « Tu comprendrais enfin, énorme Cacique.
tailler sa plume avec la plus grande atten- que le Sauveur, ayant vécu longtemps parmi
tion. les Visages-Pâles, a adopté leurs usages
Il enleva d'abord les barbes. et leurs goûts; que s'il a des provisions et
Puis il coupa et jeta la partie blanche et des vivres pour tout son voyage, il ne sera
pleine. pas fâché de trouver ce bienheureux usten-
Il ne conserva que le tuyau creux et trans- sile sans lequel, entends-tu bien? sans le-
parent, quel on n'achève jamais convenablement un
Et il s'appliqua à en tailler chaque bout bon repas.
} en biseau, l'un plus arrondi et moins al- « Voyons, as-tu ouvert tes larges oreilles?
longé que l'autre- « Y es-tu, maintenant? »
Tomaho le regardait faire avec une atten- Tomaho avait écouté avec une profonde
tion soutenue, avec une avide curiosité. I attention.
Il faisait des efforts terribles pour deviner I Pourtant il ne paraissait pas être absolu-
:
à quoi pouvait servir ce bout de plume que i ment sûr de lui en répondant :
le Parisien travaillait avec tant de soin. | —r-J'ai compris-
Il eut beau se torturer l'imagination, il ne ; ! « Il y a un truc dans ce petit tuyau <J°
devina rien. plume? »
LA REINE DES APACHES 715

Le lecteur se souvient que le géant, vic- Il avait vu opérer Sans-Nèz. .


me des farces du Parisien, appelait truc H. l'imitait avec l'étonnante facilité qUo
dit ce qui lui paraissait inexplicable, tout dans maintes circonstances on a observée Chez
; qui à ses yeux avait titi caractère Suruaf les Indiens.
irel et magiqiiè. Quand il eut réussi à Sott gré, il tira une
— Juste! s'écria Sans-Nëz toujôtirs sé- seconde pltlmo. .
ieux. —Quoi donc? s'écria Sans-Nez.
« Tu y es en pleiii, mon ami Cacique. « Tti veux en faire un autre?
« C'est un truc épatant. — Oui, petits' trucs, dit le
je veux.deux '
« Tule connais, maintenant, géant. ï
« Es-tu hetireux ! « Un pour le repas du matin et un pour
(( Es^tu assez veinard d'avoir tin ami qui le repas du soir.
— Fichtre!
c révèle gratis le plus précieux secret des quoi luxe! ricana Sans-Nez*
Visages-Pâles ! « Et quels trucs!
— Mon frère â bien agi, dit gravement le « On voit bien qtie tu travailles pour
*éant. toi:
« Je lui promets de jclci' mon. caïman « Tu choisis des plumes d'une belle di*
lans la lagune s'il continue à être bon avec mension.
son.ami Tomaho. >> — Rien n'est trop grand pour Tomaho,
Tout en faisant cette promesse, le géuiit prononça gravement le géant.
tira une longue plume d'aigle de sa coiffure, Puis, remettant son couteau dans son étui
et il se mit à la tailler aVec son énorme ot sos deux plumes taillées dans sa ceinture,
couteau à scalper. . il ajouta :
Sans^Nez le considérait avec une imper- •— Que mon frère' regarde. ;
turbable gravité. « Les derniers guerriers sont passés '
— Qti'est-ce qtie tu Veux donc faire? lui « Notre totir est yenti.
dcmatida'-t-il. « Qu'il marche devant moi.
— Un truc, comme mon frère, répondit — Non pas! dit Sans-Nez.
le géant en se mettant à tailler sa pltitne. . <( Je veux être le dernier.
— Mâtin ! s'écria le Parisien. « Allons, va, mon vieux Caciquo !
« PluS que ça de canif ! — Je pourrais forcer mon frère à passer,
« Pourquoi ne pas prendre tout de suite dit le géant; je ne le ferai pas parce qu'il
un sabre de cavalerie? m'a montré son truc.
« Il est vrai que ta plume est quatre fois «.Mais je le crois capable d'offenser l'es-
grosse comme Celle que tu m'as donnée. ! prit du grand guerrier.
« Mais ça m'est égal, elle est tout de « Qu'il laisse dormir ma colère*
même bonne. « Qu'il se souvienne du caïman.
« Dis dotic, Cacique, qu'est-ce qtie tu vas « Je vais faire mon présent.
en faire de ton truc? »> « Mais mon regard restera fixé sur mon i
Tomaho releva la tête à cette ques- frère.
tion. — C'est bon, c'est bon ! fit Sans-Nez. '
Il fixa un regard inquiet sur Sans-Nez, « Va donc et ne t'inquiète pas !
puis il reprit son travail ôti disant d'un air « Je sais ce que j'ai à faire. » '
invaincu : Tomaho s'avança auprès du mort.
— Jo verrai bien ce
que fera mon frère. Il détacha son arc immense, ses fleçiies
—- C'est vrai,
je n'y pensais pas, fit le grosses comme des javelots, et déposa le
Parisien. tout à terre en disant :
Et le géant continua à tailler sa plume — Que ces armes d'un
grand cacique de-
avec une adresse dont on ne l'aurait pas viennent les tiennes dans les prairies heu-
apposé capable. I reuses du Vacondahl
716 L'HOMME DE BRONZE

« Tu étais bon et généreux. — Cacique, tu me bassines, répliqUa


« Ton souvenir restera dans la mémoire Sans-Nez avec impatience.
des hommes. » « Je ne me suis pas permis de te ques-
Puis, reculant d'un pas, le géant ajouta : tionner quand je t'ai vu te débarrasser de
— Mais ce présent n'est rien. ton arc et de tes flèches ; je ne t'ai fait aucune
« Mon frère Sans-Nez va t'en faire un observation, n'est-ce pas?
beaucoup plus précieux. « Eh bien! laisse-moi tranquille, si tu ne
« Il va te donner un truc qui mettra ton veux pas te brouiller à mort avec l'esprit du
esprit dans la joie. » Sauveur.
Et s'adressant au Parisien : — Si mon frère ne médite rien de blâ-
— Que mon frère lui dit le mable, dit Tomaho,
approche, qu'il me pardonne.
brave Cacique. « Mais s'il est perfide, je le verrai, et je
Sans-Nez s'avança. l'enfermerai pendant deux lunes dans mon
Il s'inclina profondément devant les sa- caïman.
chems qui se tenaient de — Merci de tes bonnes intentions ! fit Sans-
toujours rangés
chaque côté du corps et leur dit gravement Nez.
en français : Et il ajouta tout bas :
— Messieurs, — Tu ne m'empêcheras
j'ai bien l'honneur de vous pas de faire ce
saluer. que je veux, et tu n'y verras que du feu,
Pas un des chefs apaches ne comprit le grand serin !
sens de ces paroles, mais tous supposèrent « D'abord, inscrivons la formule d'adieu.
que le trappeur leur adressait un compliment « C'est court, mais ça rend bien ma pen-
de circonstance. sée. »
Ils répondirent à son "salut à la manière Il s'apprêta à écrire sur sa carte, mais To-
indienne. maho, se trouvant insuffisamment renseigné,
Le Parisien, dont l'attitude était d'une ir- posa sa main sur l'épaule du Parisien.
réprochable dignité, tira alors de sa poche un Celui-ci, pliant sous le faix, so récria :
de cuir rouge, tout en se — Encore !
mignon portefeuille
faisant cette réflexion : « C'est insupportable !
« Il y a au moins un an que je mé suis « Fiche-moi la paix, à la fin !
payé un cent de cartes de visite, à mon der- « On n'a jamais vu un Cacique aussi gen-
nier voyage à San-Francisco ; pas moyen darme que toi.
d'en placer une depuis ce temps-là. Mais — Mon frère est libre, fit imperturbable-
voici une trop belle occasion d'entamer le ment le géant ; mais je veux qu'il m'explique
paquet pour que je la manque. » ce qu'il va faire de ce carré blanc.
Il sortit de sa gaîne un petit crayon à bout — Ah ! tu ne veux que ça? dit Sans-Nez
d'ivoire et choisit une carte où se trouvaient avec un malicieux sourire.
gravés ces seuls mots : « R fallait donc le dire tout de suite, sans
me démolir l'omoplate !
SANS-NEZ, « Je vais te satisfaire de mon mieux, Ca-
THAPPEOR.
cique.
Tomaho le regardait faire avec autant de « Ecoute-moi bien.
curiosité que de défiance. « Tu sais que je veux faire un présent au
Le brave géant n'était aucunement rassuré Sauveur, un présent du plus grand prix?
sur les intentions du Parisien, et il redoutaii — Le petit truc?
toujours de sa part quelque pratique sacri- « Je sais ! fit Tomaho.
— Bon ! reprit Sans-Nez.
lège.
Il se rapprocha et lui demanda sévère- « Je vais donc déposer mon offrande, mais
ment : je dois y joindre ce carré blanc, comme tu
— Que fait donc mon frère? dis,
LA REINE DES APACHES 717

— Pourquoi ? demanda le géant. « Je prévoyais cet oubli et je voulais le


— C'est bien simple, fit le Parisien. réparer.
« Mon truc ne vaudrait rien si le Sauveur « C'est pourquoi je suis resté le dernier.
« Le présent que je veux faire n'est pas
ignorait qu'il vient de moi.
« Tandis qu'avec ce carré blanc il com- gros, mais il est précieux, je vous en fiche
mon billet. »
prendra tout.
« Saisis-tu, maintenant? Et, faisant voir son bout de plume, le
'
« Il me semble que c'est clair. Parisien ajouta:
— Clair?... répéta le géant en faisant des — Voici l'objet; c'est, comme je l'ai dit au
efforts inouïs pour voir une véritable expli- Cacique, le complément indispensable d'un
cation dans les paroles du Parisien. bon repas.
« Oui, je sais ! fit-il après de laborieuses « Je ne vous en raconte pas plus long,
réflexions. parce que les grands discours sont aussi
« Mon frère veut faire un talisman? assommants que les hommes grands.
— Nécessairement! « Qu'il vous suffise de savoir que l'esprit
s'écria Sans-Nez.
« Un talisman de la grande médecine des du Sauveur sera dans la joie et dans l'épate-
ment quand il sera en possession de mon
Visages-Pâles.
— Et il faut ce talisman pour que le petit offrande, qui est un véritable trésor pour un
homme comme lui. »
truc soit bon ? demanda le géant.
— C'est indispensable ! dit Sans-Nez con- Ayant prononcé ce speech avec le plus
tenant à grand'peine son envie de rire. grand sérieux, Sans-Nez plia l'un des angles
de sa carte et la déposa avec sa plume taillée
v. Tiens, regarde-moi faire ! I
« Rien de plus facile. » j auprès du corps.
I Puis il adressa un troisième salut aux
Et le Parisien traça au crayon, au bas de
sachems en disant: /'
sa carte, ces trois lettres : P. P. C. (pour — J'ai encore celui de vous
présenter
prendre congé). mes très-humbles
— Maintenant, tu vas me respects.
Cacique, dit-il, « Rien des choses chez vous! »
permettre de dire un mot à MM. les sachems. Les Peaux-Rouges
« Ils sont tous là à me regarder comme répondirent grave-
ment à cette politesse, qu'ils ne compre-
une bête curieuse, et ils ont l'air de croiro
naient qu'à demi, Sans-Nez s'étant encore
que je ne veux rien donner à leur Sau- une fois exprimé en français.
veur.
I Le Parisien, toujours sérieux, s'éloigna
« Ça ne me va pas, tu comprends?
I dans la direction du camp des trappeurs.
« Je vais leur expliquer l'affaire et leur
Tomaho le suivit en silence.
démontrer que c'est moi qui ai fait le plus
Singularité remarquable ! à mesure que les
beau cadeau. deux personnages s'éloignaient des Indiens,
« Ecoute-moi un peu ça et tu me diras sii
l'expression de leur physionomie se modifiait
tu as jamais entendu beaucoup d'orateurs 1 en sens contraire.
aussi ronflants que moi. » i Sans-Nez abandonnait peu à peu cet air
Et, saluant de nouveau les sachems, le> grave et solennel qu'il lui avait fallu pren-
Parisien commença gravement : ! dre pour mener sa plaisanterie à bonne fin.
« Messieurs, je n'ai qu'une chose à vous j II se déridait à vue d'oeil, et déjà il avait
dire : laissé échapper deux ou trois ricanements
« On a fait des présents superbes aui étouffés.
grand chef qui vient de passer l'arme à\ ! Tomaho, au contraire, perdait visiblement
gauche. i cet air calme, placide et bon qui l'abandon-
« Mais, comme je l'ai expliqué à mona nait si rarement.
ami Tomaho, on a oublié une chose indis- Il se montrait Bréoccupé, sombre, taci-
pensable, turne.
718 L'HOMME DE BRONZE

Utié profonde méditation semblait l'ab s'expliqua pas d'abord lé désir Singulier du !
sorber. géant.
— Pour
Évidemment qtiélqtie ,Sécrèté pensée lui que mes deux petits trucs soient
travaillait le cerveau. bons, fit sérieusement Tomaho
Totit à coup il fut tiré de sa rêverie par^titi — Tes trucs ?
éclat de rire du Parisien qui, se trouvant âs- « Ah ! oui, j'y suis !
, sez éloigné des Peatix^Rôtiges, se moquait « Mais ils sont très-bons, tes triiCs*
de la bonne foi avec laquelle lés sachems et « Tu les as très-bien taillés*
lé géant avaient accueilli ses farces. — Mon frère veut me
tromper, dit le géant
Tomaho ne partit pas goûter cet accès de sur un ton de reproche.
gaieté. « Il m'a avoué que le truc dti Sauveur no
— Pourquoi mon frère est-il dans la joie? serait pas bon sans le petit carré blanc sur
dehianda-t-ilen fronçant les sourcils. lequel il a tracé des signes magiques.
« Un coeur loyal n'oublie ptis si vite. » « Qu'il me donne un Carré blanc sem-
Sans-Nez Vit à l'air du géant que ce n'é- blable. »
tait pas lé moment de le Contrarier. L'air convaincu avec lequel Tomaho in-
Aussi Sé contenta-t-il de faire le bon apô- sistait, ses naïves explications, amusaient le
ire en répondant : Parisien; mais il osait à peine rire, car il
— Mon vieux Cacique, je n'oublie rieti. était convaincu qu'irriter le géant dans cer-
« Je me souviens, au contraire, et je ris tains moments, c'était s'exposer à une rude
quand je pense au plaisir qu'éprouvera le correction.
Sauveur en trouvant mon offrande. Il y avait stirtotit pour lui celte perspec-
— Alors mon frère a raison,-dit séneube- tive d'être fourré vivant dans le ventre du
ment Tomaho. caïman, qui le rendait prudent et circon-
« Moi aussi, je vais rire pour prouvai' à spect.
l'esprit du Sauveur que sa joie me rend con- Pourtant il ne put résister à l'envie de
tent. » taquiner un peu le brave géant.
— Caciqtic, tu. m'embêtes! lui dit-il*
Et le géant s'efforça de montrer sa gaieté
« Je n'en ai plus de carré blanc.
par des éclats de Voix aussi retentissants que — Mon frère est menteur,
faux. fit Tomaho en
— Bon! se dit Sans-Nez, voilà le Cacique désignant la poche où le Parisien avait re-
dans un accès de folie. mis son portefeuille.
« Je vais m'amuser, « Il en a encore beaucoup.
pour peu que ça
« Je les ai vus.
dure. »
— Mais* grand jobard, ce sont des cartes
Mais le géant reprit bientôt toute sa gra-
de visite.
vité.
« Je t'ai dit que je donnais un talisman
Il demeura silencieux pendant un bon mo-
au Sauveur : c'était poiir avoir la paix.
ment; puis tout à coup, et comme éclairé « Il n'y a pas plus de talisman que sur
par une idée subite, il dit vivement à Sâns- ma main.
Nez:
« J'ai fait ce qu'on appelle une visite
— J'ai une chose à de-
trèsr-importante d'adieu et j'ai laissé ma carte, comme ça se
mander à mon frère*
fait dans le monde.
-- Je t'écotite* fit le Parisien
quelque peu « Comprends-tu, maintenant?»
surpris par ce début, Tomaho avait écouté Sans-Nez sans l'in-
« Demande, mon ami, demande !
terrompre ; mais il était facile de recon-
— Je voudrais, dit gravement le géant, tut naître à l'expression de son visage et à cer-
talisman pareil à celui qu'il a donné au Sau- tains hochements de tête qu'il tie goûtait
veur.
— j aucunement ses explications.
Pourquoi faire? dit Sans-Nez qui ne I — Je comprends mon frère, dit-ib
LA REINE DES APACHES 719

« je vois que le mensonge souille sa Pas encore.


bouche. Le Parisien était rageur.
« Je vois qu'il se moque de son ami et D oublia toute prudence, toute mesure, et
se mit à invectiver Tomaho avec fureur :
qu'il sera puni.
— Je t'assure, s'écria le Pari- — Grand imbécile! grand idiot! grande
Cacique,
sien que l'attitude menaçante du géant bête ! non, tu ne l'auras pas, mon talisman !
commençait à inquiéter, je te jure que je ne « Tu n'es qu'un brigand, un assassin, un
blague pas! pirate, et je te refuse tout, et tu seras pendu
« Mes cartes de visite n'ont aucune vertu par Tête-de-Rison, et tu seras le premier
magique. noeud de sa nouvelle corde de justice ! »
— Mon frère me trompe, reprit Tomaho. Tomaho ne parut nullement impressionné
« Qu'il me donne un talisman, ou je le par les insultes du Parisien; il se contenta
fourre dans mon caïman. » - de le maintenir et lui dit avec une parfaite
Malgré cette menace, Sans-Nez résista. tranquillité :
Certes, il ne lui aurait pas coûté beau- — Que mon frère se calme.
coup de se rendre au désir du géant ; mais « La colère le rend injuste et méchant.
il était aussi entêté que farceur, et il ne lui « Qu'il me donne un de ses talismans et
déplaisait pas d'exciter une colère qu'il se- j'oublierai ses paroles pareilles au sifflement
rait toujours à même d'apaiser avec une empoisonné de la vipère.
des quatre-vingt-dix-neuf cartes qui lui res- « Qu'il rende mes petits trucs aussi bons
taient. que celui du Sauveur et j'oublierai... »
— Non, je ne t'en donnerai pas! dit-il Le géant s'interrompit tout à coup.
d'un ton résolu. Un subit éclat de rire de Sans-Nez le jeta
« En voilà un grand tyran ! dans une grande perplexité. .•
« Il faudrait se plier à tous ses caprices ! Gel accès de gaieté était-il un nouveau 1défi
« Cacique, tu n'en auras pas de carré ou un commencement de soumission?
blanc. Le géant s'arrêta à cette dernière suppo-
« Tu es trop brutal. sition en entendant le Parisien s'écrier :
« J'aurais fini par me rendre à — Lâche-moi !
peut-être je me rends.
une prière ; mais tu m'as menacé : tu n'auras Il le laissa libre.
rien. Alors Sans-Nez sortit son portefeuille en
« Je n'aimé pas ces manières-là. se disant :
— Ah! mon frère refuse! fit Tomaho avec « Attends un peu ! puisque tu ne veux pas
un commencement de colère. en sortir, de ta magie et de tes sorciers, je
« Il a tort. vais te mettre dans un embarras dont je ne
« Car je lé forcerai bien à m'obéir. » serai pas le seul à rire, ou je me tromperais
Et le géant étendit sa main ouverte pour fort. »
saisir le Parisien. Et ayant tiré une de ses cartes dé visite
Mais celui-ci se méfiait. il la présenta au géant avec cet air de mau-
Il fit un brusque écart et se mit à jouer des vaise humeur d'un homme qui ne cède qu'à
jambes dans la direction du camp. la nécessité.
Il était agile et Vigoureux; mais quelle A sa grande surprise, Tomaho refusa le ta-
folie que de vouloir lutter de vitesse avec lisman en disant :
Tomaho ! — Non, non, il ne vaut rien.
Il n'avait pas fait cinquante pas que la main « Que mon frère prenne son petit morceau
du géant le saisissait par le milieu dés reins de bois à moelle noire et qu'il trace les si-
et le retournait brusquement. gnes magiques.
Il n'y avait plus à lutter : il était pris et bien — Les signes fit SansNéz.
magiques?...
pris. « Ah! oui, comme tout à l'heure?
Aliait-ii enfin s'exécuter? « C'est facile. »
720 L'HOMME DE BRONZE

Il crayonna au bas de son nom. les trois une subite consternation il eut saisi
quand
lettres : P. P. C. et offrit'de nouveau la carte le sens des dernières
" '' paroles du Parisien.
au géant. '.. — lia raison, se dit-il.
Celui-ci la.rëfusa encore en disant : « J'ai le truc, j'ai le talisman, mais je ne
— Et le petit côté sais pas m'en servir.
plié?
—- Ron ! fit le Parisien. « Il y a peut-être des paroles sacrées à
« La voici cornée comme l'autre. prononcer et je ne les connais pas. »
« Es-tu content, maintenant? » Le géant, comprenant l'inutilité de ses
Tomaho. prit la carte avec un empresse- efforts et la stérilité de sa victoire, restait con-
ment joyeux et la mit dans sa ceinture avec fondu.
ses bouts de plumes. Sans plus s'inquiéter de Sans-Nez, il se
T—Mon frère a bien agi malgré lui, dit-il. promena de cette uni-
longtemps, préoccupé
« Il n'entrera pas dans le caïman. :
que pensée
« Mais son ami Tomaho le surveillera Comment savoir ces paroles magiques qui
parce qu'il est menteur et perfide. » lui permettront d'utiliser ses trucs?
. Il prit tout à coup une résolution.
—Tête-de-Bison est bon, honnête et brave;
CXXII se dit-il.
CHAPITRE
« Je vais le consulter. »
Il se mit à la recherche de Grandmo-
TOMAUO
A LA UKCHEUC.HK
DES l'ABOIiESMAGIQUES
reau. .
R ne tarda pas à le découvrir.
Nos deux personnages venaient de fran- Le vieux trappeur, malgré son sérieux et
chir l'enceinte dû campement. sa gravité ordinaire^se trouvait-mêlé à une
Dès qu'il se sentit au milieu des trappeurs, partie de quilles
grande organisée par Bois-
Sans-Nez reprit son assurance et ses airs Rude et Bouléreau.
gouailleurs. Grandmoreau n'était pas un joueur de
Il se mit à plaisanter le géant sur ses quilles de première force; il perdait presque
croyances superstitieuses, puis, après s'être toujours, mais il avait néanmoins des pré-
abrité derrière une rangée de wagons, et se tentions, et il annonçait, avant de les jouer,
trouvant à une distance convenable, au mi- des coups qu'il manquait le plus souvent.
lieu d'un groupe assez nombreux pour le pro- Mais s'il n'était pas fort, il raisonnait très-
téger, il cria : juste, trouvait le moyen d'expliquer ses in-

Cacique ! ohé ! Cacique ! tu n'es qu'une succès et finissait par dire :
grosse brute. — C'est une affaire de coup d'oeil; doncjo
« Tu ne profiteras pas du truc ni du ta- sais jouer, et si je ne réussis pas, c'est que la
lisman. chance m'est contraire.
« Tu as oublié de me demander la manière s Au moment où il fut aperçu par Tomaho,
de s'en servir. Grandmoreau pointait avec attention on di-
« Va donc ! sant :
<c Tu ne sauras jamais comment les gens 3 — Il ne m'en faut qu'une.
civilisés achèvent un bon repas. » « Je ne crèverai pas.
Tomaho avait laissé fuir Sans-Nez sans s « Je démolis celle de gauche. »
chercher à l'arrêter. Et il lança sa boule,
Il écoutait même ses injures avec toute e j| Au même moment, le géant rompait les
l'indulgence bonhomme qui signifie claire- rangs de la galerie et tombait en plein jeu.
ment : Des protestations éclatèrent de
énergiques
«Va, va, tu peux dire tout ce que tuu toute part; mais Tomaho, dans sa préoccu-
voudras! j'ai ce qu'il me faut. » pation, ne les entendit pas.
Mais ses airs satisfaits se changèrent enn R uassa et renversa les
tranquillement
LA REINE DES APACHES

— Je n'ai qu'un renseignement à demander


quilles avant que la boule de Grandmoreau
eût fait la moitié de son trajet. à mon frère, dit le géant tout à sa préoccu-
Le Trappeur était furieux pation.
— Ces choses-là n'arrivent qu'à moi ! s'é- Et tirant de sa ceinture ses deux plumes
cria-t-il. taillées et la carte de Sans-Nez, il montra les
« Le plus beau coup de la partie ! trois objets à Grandmoreau en disant :
« Il fallait que ce grand n... de D... vint — Mon frère veut-il me faire entendre les
tout bousculer! » paroles qu'il faut prononcer pour que ces
Tomaho s'avançait gravement, ne prêtant trucs deviennentle complément indispensable
aucune attention aux réclamations et aux d'un bon repas?
rires qui accueillaient son passage. Le géant prononça cette longue phrase
Il alla droit à Grandmoreau, le prit par le sans hésiter : il avait parfaitement retenu les
bras avec précaution et l'entraîna à l'écart. paroles du Parisien.
Malgré son irritation, le Trappeur se laissa Mais il n'en avait pas dit le dernier mot
faire sans protester. que Grandmoreau, lui rendant plumes et car-
Il était intrigué par les airs mystérieux du tes, fut pris d'un accès de fou rire.
géant. Le Trappeur se tordit, étouffa, pleura.
— Ah çà ! lui dit-il,
qu'est-ce que tu me Lui si sérieux d'habittide se tint le ventre
veux, Cacique? à deux mains et, plié en deux, il quitta To-
« On dirait, à te voir, que tu viens m'an- i maho pour rejoindre lès joueurs de qtiilles.
noncer uue nouvelle extraordinaire. [ il arriva auprès d'eux à demi suffoqué, et
~
L'HOMMEDE BHOINZE. 106 LA REINE^ÛES APACIIKÎ,— 91
7-22 L'HOMME DE RRONZE

ce fut à grand'peine qu'il parvint à leur fl règne dans le camp des trappeurs une
expliquer en quelques mots là démarche dû grande activité, une bruyante animation.
géant. Il s'agit d'apprêter le rèpaS du soir, d'as-
Un formidable éclat de *i?ëj mêlé d'ap- Surer la sécurité générale pour la nuit, de
plaudissements et d'exclamations comiqties, soigner les bêtes de Somme, de prendre en-
accueillit l'explication de Grandmoreau* fin ces .mille dispositions qui, en rasé cam-
î*uis Cette Contagion dit rire, si singulière pagne, contribuent au bien-être ds chacun et
niais Si réelle, s'étehdant peu à peu, le camp à la sûreté de tous.
tout entier se trouva bientôt pris d'une Des feux sont allumés de tous côtés, et
gaieté folle que pîuS ôftiifi trappeur partagea des odeurs dé cuisine se. mêlent à la fumée
sans en bien comprendre la cause. blanche du bois sec.
Ttiinaho setil ne rlâit pas. Des chasseurs partis à la découverte re-
Plus soucieux j plus préoccupé qtie jamais* viennent chargés de iëur gibier.
il s'était immobilisé h fëndrOit ffilnïë dû îfâ- On plume par-ci.**
vait laissé GràudmoreaU* On écorche par-là»..
Il écoutait avec nue tranquillité apparente; On dépèce partout.
mail avec utt réel dépit, les quolibets et les Ce Sont des apprêts à faire Venir l'eau à
mauvaises plaisanteries qu'on lui adressait la bouche.
de tOUS Côtés. Les uns font bouillir leurs viandes : ce
Mais, aussi bon et indulgent que grand sont les amateurs dé bouillon*
et fort, il pensait moins à imposer silence Les atitres se Contentent dé faire rôtir des
ftttiïâiilettré qu'à poursuivre f idée fixe qui pièces tout entières sur un lit de braise
S'était logée dans Son cerveau et le rem- ardente ; c'est plus expéditif* et la venaison
plissait tout entier* grillée est excellente* ,
^ LëS FaceS^PâléS ne veillent Certains raffinés font des rôtis à la caraïbe.
pas me
moiitrer leur tfuc* se disait-il; je le Connaî- Rs creusent une fosse, la garnissent de
trai malgré eux. cailloux rougis au feu, y placent leur pièce
« Moi aussi, je serai rusé et subtil comme de gibier* parfois un daim entier, et la laissent
le renard. cuire à l'étouffée, entourée d'herbes et do
« Et je veux à mon repas du soir avoir le feuilles odoriférantes.
complément indispensable. » La préparation de ce mets de choix de-
mande beaucoup de soins et un certain
Un quart d'heure après, un foUrgon at- temps ; mais quelles délices pour le palais
telé de quatre mulets^ précédé de Tomaho d'un gourmet !
et suivi d'une dizaine de trappeUrsj Sortait L'aspect du camp ainsi vivant et agité est
de l'enceinte du campement. à la fois pittoresque et grandiose.
Sur le fourgon était solidement attaché le R faut avoir vécu de cette vie du désert
caïman du géant. pour en sentir tous les charmes, pour com-
prendre ses attraits, pour goûter ses ravis-
sements.
CHAPITRE CXXIII
M. de Lincourt est assis à l'entrée de sa
LAPÈCHEAUXANGUILLES
tente, en compagnie du baron de âenne*
ville.
Le soleil commence à baisser. Un guéridon est placé devant eux.
Son éclat est moins resplendissant. Sur ce guéridon, deux verres et un flacon.
Les nuages légers qui tachent le ciel bleu Le comte et son nouvel ami dégustent
à l'occident se colorent déjà d'un rose pâle, l'absinthe en attendant l'heure dû dîner.
tandis qu'à l'orient l'azur céleste prend des Ils fument et causent.
teintes sombres et ardoisées. | — Avouez, mon cher comte, dit M. de
LA REINE DES APACHES 723

Senneville avec enthousiasme, que cette vie « Et, ma foi ! je les aimerais mieux dans
aventureuse dans les solitudes de la savane ces conditions à mon service que je ne les
ct des forêts est vraiment attrayante. aime dans le désert avec leurs habitudes de
« Quant à moi, j'éprouve des sensations de sauvages et leur rudesse de bêtes fauves.
» « Tenez, il y a un trappeur
plaisir que je ne saurais exprimer. que j'ai, dis-
M- de Lincourt, négligemment penché en tingué entre tous et qui me plaît assez.
arrière et paraissant observer avec atten- « C'est Sans-Nez.
tion le bout incandescent de son cigare, « Il est d'une rare intelligence, plein de
répondit avec une tranquille indifférence: finesse et d'esprit.
— Oui, en effet, cette existence peut « C'est un gamin de Paris auquel il n'a
avoir des séductions pour vous qui êtes manqué que l'instruction et l'usage du
jeune et impressionnable. monde pour faire un homme remarquable* »
« Mais je vous assure que la vie que je M. de Senneville ne parut pas disposé
mène depuis quelque temps commence à à accepter sans conteste cette manière do
m'ennuyer. voir du comte.
« Et je donnerais volontiers toutes les — Je connais
déjà ce Sans-Nez, dit-il.
beautés du désert pour le trottoir du boule- « lime semble que c'est un simple far-
vard des Italiens.' ceur sans valeur réelle.
« Oui, je sais ce que vous allez me dire : — ! fit le comte sans, plus
Détrompez-vous
<( Les magnificences du pittoresque ! insister.
« Les splendeurs do la nature ! « Quand vous le connaîtrez mieux, vous
« L'inconnu et ses émouvantes surprises ! reviendrez sur cette première et fausse im-
« J'admire toutes ces belles choses. pression. »
<( Mais comme tout cela devient mono- Puis, ayant porté à ses lèvres le verre qu'il
tone et fatigant à la longue ! » tournait entre ses doigts depuis un instant,
Ce raisonnement, ces dégoûts, étonnaient, M. de Lincourt ajouta :
le baron. — Et
puisque je vous ai avoué une fai-
— Comment! dit-il, vous avez recruté une blesse en vous faisant connaître mes sympa-
troupe admirable, vous l'avez parfaitement thies pour Sans-Nez, je ne vous cacherai
disciplinée... pas qu'un autre de mes trappeurs a sans
<( Vous êtes à peu près certain de mener s'en douter toute mon estime et ce que je
ces gens à la fortune, ct vous ne vous sen- puis donner encore comme affection.
tez pas de grandes satisfactions dans le « Je veux parler du géant Tomaho.
coîiir? « Vous connaissez son histoire, ou .plutôt
— Ma foi ! non, dit le comte. celle de ce fameux Touneins qui l'a détrôné
« Car après tout ces trappeurs, ces squat- et chassé de son pays ?
ters, sont pour la plupart de très-braves gens — Je sais, fit le baron.
sans doute, et je remplirai mes engagements — Eh bien ! reprit le comte* ce brave
vis-à-vis d'eux ; mais je vous assure qu'ils Tomaho est le plus simple des hommes,
m'intéressent peu. « Mais il est si bon, si brave, si bêtement
— Grandmoreau?... observa honnête, que je ne puis me défendre de l'ai-
Cependant
M. de Senneville. mer.
— Qui, fit le comte, « Observez-le à l'occasion
je l'estime particu- et vous con-
lièrement., ainsi que plusieurs de ses compa- viendrez avec moi qu'il serait fâcheux que
gnons. notre civilisation, oti plutôt notre corruption,
« Mais quoi ? . vînt gâter une si excellente nature.
« Grandmoreau et les autres, en les trans- — Permettez ! observa M. de Senneville.
portant en France, ne pourraient jamais faire ! « J'ai au point de vue civilisateur des
H11» d'excellents gardes-chasse, de très-bons : opinions que vous connaissez, et j'admets
veneurs* volontiers une certaine rusticité chezrhomme,
.'24 L'HOMME DE BRONZE

tout en maintenant qu'eu principe il est bon Ses yeux briUèrent d'un vif éclat, sa
et raisonnable de développer ses instincts de grosse moustache s'écarta dans un sourire
sociabilité. et laissa voir deux grosses lèvres rouges.
— Oui, oui, fit le comte en riant. — On fait ce qu'on peut, mon comman-
« J'apprécie fort vos théories humani- dant, dit-il avec une visible satisfaction.
taires, vous le savez. — Et on n'arrive pas toujours à conten-
« Mais je vous en prie, ne me gâtez pas ter son monde, n'est-ce pas?
mon Tomaho. « Enfin voyons un peu si aujourd'hui tu
« Je le trouve bien, et je l'aime tel qu'il est. as trouvé le moyen de nous préparer un dî-
« Je regretterais d'ailleurs d'entamer avec ner convenable.
vous une de ces discussions oiseuses où les « Fais-nous connaître tes ressources,
mots tiennent lieu d'arguments, où la phrase maître Jean! »
est creuse et l'idée vide. Le cuisinier ne s'attarda pas dans de lon-
« Si vous me le permettez, je vais, par gues réflexions.
une heureuse diversion, aborder un sujet — Du gibier, dit-il.
qui m'intéresse particulièrement, quand je « Un peu de plume.
m'ennuie surtout. » « Beaucoup do poil.
Et M. de Lincourt, élevant la voix, appela : — Toujours du gibier! fit le comte d'un
— Jean ! air dégoûté.
Aussitôt un homme sortit d'une tente « Quelle déplorable cuisine
accolée à celle du comte et formant une « Cela devient d'une écoe.uruiile monoto-
sorte d'annexé. nie.
Cet homme barbu, moustachu, à l'oeil vif « Enfin, quels sont ces plumes et ce poil?
ct intelligent, à la physionomie rude et à la — Des chevaliers, quelques canards et
mine rébarbative, avait tout l'air d'un trap- une cane-pélière, voilà pour la plume
peur ou d'un squatter. — Pouah ! fit M. de Lincourt.
Il portait la blouse de chasse et les bottes « Quelle pitié!
fortes des trappeurs ; mais, singularité bi- « Mais, malheureux, toute cette volaille
zarre, il avait pour coiffure le béret blanc aquatique doit sentir horriblement l'édrcdon,
des pâtissiers et chefs de cuisine de Paris ; la vase, le marécage !
un large tablier à bavette également blanc « C'est désolant !
lui descendait du menton à la cheville et « Passons au poil, je vous prie!
aux trois quarts. — Filets de daim, rognons de sanglier,
l'enveloppait
Ce personnage se présenta devant le comte, opossum bardé et rôti, langue de buffle en
la main droite ouverte à la hauteur de son daube.
béret et la gauche passée dans la bavette de — C'est tout? demanda le comte.
son tablier. — Pardon, commandant! j'ai encore des
Il ne se permit pas la moindre question et grenouilles frites...
attendit, dans un respectueux silence, qu'on — Incroyable nargue du hasard ! s'écria
votilût bien lui donner des ordres. M. de Lincourt.
M* de Lincourt se tourna vers le baron. « J'allais te demander du poisson, et tu
— Je vous présente mon cuisinier, dit-il. m'offres des grenouilles!
« C'est un chef dont vous avez pu déjà « Y songes-tu, malheureux?
apprécier le talent, et que certaines circon- « Tu veux me faire manger des grenouil-
stances ont amené à embrasser le métier de les qui ont été prises nécessairement sur
trappeur, un métier qu'il exerce depuis les bords de la lagune, et tu n'as pas songé
longtemps avec une intelligence et une va- à me faire pêcher quelques poissons dans
leur exceptionnelles. » cette même lagune, où il doit s'en trouver
Ces paroles élogieuses du comte enchan- j en quantité?
tèrent le cuisiuier, — Permettez, commandant! fit maître Jean
LA REINE DES APACHES 72o

blessé dans son amour-propre de cuisinier. « Je leur ai recommandé la plus grande


« J'ai pensé à vous procurer du poisson. prudence et je renouvellerai ma recomman-
« Je sais très-bien qu'il n'en manque pas dation.
dans la lagune. « Mais je ne renonce pas à l'espoir de
« J'ai prié mes pourvoyeurs ordinaires manger du poisson.
d'aller à la pêche. « Et j'en aurai, quand je devrais bombar-
« Mais pour la première fois ils m'ont en- der toute la lagune, quand je devrais pulvé-
voyé promener. riser à coups de canon le dernier caïman. »
« Impossible de les décider à s'aventurer Puis, se tournant vers le cuisinier,le comte
du côté des marécages. ajouta :
— Et pourquoi ? demanda le comte avec — As-tu tout ce
qu'il te faut pour accom-
une certaine irritation. moder des anguilles à la tartare?
« Fais appeler ces hommes ! — Oui, mon commandant.
— Inutile, commandant! fit le cuisinier — Fort bien !
avec le plus grand calme. « Tiens-toi donc prêt !
« Ils sont dans leur droit, et moi-même « Il y en a, des anguilles, dans cette la-
jo me garderais bien de m'abandonner aux gune, n'est-ce pas?
plaisirs de la pèche dans des parages aussi — En
quantité, mais....
dangereux. — J'en mangerai, affirma le comte; il ne
— Dangereux, dis-tu?
interrogea M. de sera pas dit que des caïmans m'auront em-
Lincourt. pêché de satisfaire une fantaisie.
— Nom d'une lèchefrite! je crois bien! « Va ! »
s'écria le cuisinier. Le cuisinier fit quelques pas pour s'en al-
« C'est plein de caïmans, par ici. ler, mais il se ravisa :
« Et ils sont de taille. — Mon commandant, j'oubliais... dit-il.
« Vous avez vu celui de Tomaho? — Quoi donc?
« Il y en a non-seulement dans l'eau, — J'ai encore un autre plat pour le dîner.
mais les berges boueuses du plus petit bayou — Ah! et lequel?
en sont infestées. — C'est une surprise.
—Mais, fit le comte, il me semble que l'on — Comment, une surprise?
peut toujours se débarrasser de ces ani- — Oui ; un trappeur qui veut garder l'a-
maux en leur livrant bataille et pêcher tran- nonyme vous offre un mets qu'il dit excel-
quillement ensuite? lent et que vous ne connaissez pas.
— Mon commandant, dit maître Jean, — J'accepte, fit M. de Lincourt, mais à
quand les alligators sont en nombre, on ne condition de me nommer ce mets en me le
les met pas en fnite facilement. servant et....
« Rappelez-vous l'aventure de nos cama- « Mais quel est donc ce tapage? dit-il en
rades qui auraient infailliblement péri sans s'interrompant.
le canon et les obus du Sauveur. » — Je crois cette agitation causée
par l'ar-
L'exemple était récent, le fait concluant. rivée du fourgon que vous voyez se di-
Mais M. de Lincourt n'était pas homme à riger de ce côté, remarqua M. de Senneville.
abandonner facilement une idée. — En effet, dit le comte, tout le inonde se
\ Les obstacles, loin de l'effrayer, l'alti- porte au-devant de ce chariot.
j raient au contraire. « Il doit y avoir du Sans-Nez ou du To-
Il était homme à éprouver moins de satis- maho là-dedans. »
faction pour le succès obtenu qu'à cause de la Cependant le fourgon signalé par M. de
difficulté vaincue. Senneville avançait très-lentement.
' — Je
comprends, dit-il, que mes trap- C'était celui qui avait été emmené quel-
peurs ne s'exposent pas pour prendre quel- ques heures auparavant par Tomaho et une
ques poissons. dizaine de trappeurs.
726 L'HOMME DE BRONZE

Il revenait très-chargé, car les quatre mu- C'était un mélange et une profusion do
lets tiraient à plein collier et les roues tra- couleurs à défier les plus habiles pinceaux.
çaient de profondes ornières. On pouvait distinguer cependant des cha-
En apercevant leurs camarades, les gens pelets de rouges et.d'albrans, de bécassines,
du camp, mus par la curiosité, étaient allés de culs-blancs, de merles et de grives, d'or-
en foule à leur rencontre. tolans et de gelinottes, de becfigues et de
Les questions allaient grand train : guignards, de rouges-gorges des marais, de
— D'où venez-vous? vanneaux, de râles, de pluviers, de rame-
« Avez-vous fait bonne chasse? reaux et de toutes sortes d'oiseaux à la chair
« Qu'est-ce que vous rapportez? fine et délicate.
« Pourquoi ce caïman de Tomaho sur Tomaho ainsi enguirlandé s'était donc
votre wagon? arrêté devant M. de Lincourt.
« C'est une surcharge inutile ! Il reçut son compliment en homme sachant
« Quel gibier avez-vous trouvé ? » à quoi s'en tenir sur sa valeur.
A toutes ces questions, les trappeurs ne Puis, laissant glisser à terre son charge-
•répondaient que par un silence mystérieux. ment, il répondit avec un calme tout indien :
Ils se contentaient de faire des signes que — Pour le
repas du soir de mon frère le
personne ne comprenait, ou d'exciter encore chef pâle.
la curiosité en disant : Le comte allait remercier le géant, quand
— Attendez ! attendez ! tout à coup l'attention fut attirée
générale
« Tout à l'heure, vous allez nous porter en par des sons étranges venant du fourgon, qui
triomphe. » stationnait à quelques pas et autour duquel
Tomaho, son wagon et ses compagnons un nombreux groupe s'était formé.
arrivèrent enfin devant la tente de M. de Ce bruit ne ressemblait à aucun autre
Lincourt, située au milieu du camp. bruit : il n'avait rien d'humain ; co n'était
Le géant s'approcha du comte qui, à sa i pas la voix d'un animal, et jamais instrument
vue, ne put retenir une exclamation enthou- de musique n'a rendu pareils sons.
siaste. C'était une succession do craquements
— Dravo, Cacique! s'écria-t-il. ceux que produiraient
rappelant vaguement
« Il n'y a que vous pour commettre do des crécelles de différentes grosseurs que
pareils exploits cynégétiques. l'on ferait tourner alternativement dans l'in-
« Je vous proclame le plus grand chas- térieur d'un tambour.
seur de toute la caravane. » Les trappeurs écoutèrent un instant celle
L'admiration de M. de Lincourt était musique extraordinaire, se demandant d'où
pleinement justifiée. elle pouvait bien venir.
Tomaho était littéralement couvert de gi- — C'est dans le wagon, disait l'un.
bier, et, malgré sa force, il pliait sous la « Ils ont découvert uu animal que nous
charge. n'avons jamais entendu chanter.
A en juger par les résultats, il s'était sur. — C'est une farce! disait l'autre.
tout occupé, suivant sa coutume, de tuer du « Il y a quelqu'un d'enfermé dans le four-
même gibier; et, ce jour-là, les ressources gon.
de la contrée avaient singulièrement favorisé — Mais non ! fit une voix ; c'est lé caïman
ses goûts. de Tomaho!
De longues guirlandes d'oiseaux de toute — Allons donc!
espèce lui pendaient des épaules aux jarrets « Ilestmort.
et lui donnaient, comme l'avait — Je vous dis
déjà dit que c'est lui.
Sans-Nez, l'apparence d'un étalage de mar- « Tenez, il réunie la gueule.
chand de gibier ambulant. — C'est vrai ! c'est vrai !
L'aspect du géant enguirlandé de pluma- « Il est ressuscité, » s'écrièrent plusieurs
ges multicolores était vraiment étrange. trappeurs.
LA REINE DES APACHES 727

Et tous les regards se fixèrent sur le caïman, de toutes longueurs et de toutes grosseurs.
dont le corps énorme couvrait tout le dessus Et personne ne pensait à s'emparer de
du fourgon. celles déjà tombées à terre*; qui y guidées
L'étrange musique continuait; de temps par leur instinct, reprenaient le chemin d*-
en temps, la Vaste gueule du saurieti s'en- la lagune*
tr'ouvrait et les sons devenaient plus criards -, Sans-Nez* toujours dans son caïman* rap-
et moins caverneux. pela ses compagnons à la réalité.
Soudain la gueule s'ouvrit toute grande !*.. j Il commença par jouer de sa trompette
Il n'y eut qu'un cri suivi d'un long éclat ! en manière d'avertissement} puis, s'avançant
de rire : sur le seuil de son nouveau domicile, il
— Sans-NCz!
prit la parole et déclama sur un ton de sal-
C'était en effet le Parisien lui-même. timbanque faisant une annonce du haut do
Il avait ouvert la gueule du monstre à ses tréteaux : -
grand'peine, et il maintenait les mâchoires — Mesdames et messieurs!
écartées avec un long pieu. « Ecoutez llétonnantev la surprenante, la
Il pouvait se tenir debout. renversante histoire d'une pêclie miracu-
— Encore un
petit air avant la grande re- leuse inventée par le grandissime Tomaho,
présentation! dit-il* exécutée par ce géant extraordinaire, toute
Et embouchant une espèce de grosse sa troupe et votre serviteur.
trompette en roseau* il en tira ces sons « On débute par confectionner une trom-
bizarres qui avaient excité l'étonnement de pette marine pour Sans-Nez qui se fourre
tous. dans lé caïman du grand Tomaho, joue des
Quand il eut terminé son morceau, il airs variés pendant qu'on le promène sur
frappa trois coups de son instrument sur le les eaux de la lagune et met en fuite jAous •
rebord du wagon et cria : les autres caïmans* '/.,
— Ouvrez la porte ! « Pendant le concert, le grand Tomaho
Aussitôt les barres de fer qui maintenaient profite de l'absence des caïmans, qui ont
le fond du fourgon tombèrent et la porte horreur de la musique, pour explorer les
s'ouvrit à deux battants. profondeurs des bayous et des lagunes*
Le cercle formé par les trappeurs s'élargit « Pêche miraculeuse* mesdames et mes-
soudain et des cris de terreur se font enten- sieurs !
dre : « A chaque coup de filet, des paquets, des
— Des serpents !
bottes, des tas d'anguilles !
« Des serpents! » « Jamais on n'a vu* jamais on ne verra
Mais bientôt à ces cris Succèdent de chose pareille !
joyeuses exclamations et ce mot circule dans <cMaintenant, qu'il vbtis suffise de savoir
la foule :
que votis avez des vivres pour deux jours,
— Des anguilles !
qu'il est de votre devoir de nous voter des
Un énorme tas d'anguilles vient en effet remerciements et surtout de ne pas laisser
de rouler à terre. retourner notre gibier dans l'élément per-
Le wagon en est plein* bourré* fide qui est le sien.
Elles sont vivantes, et il y en a d'une taille « Allons, mesdames et messieurs, préci-
monstrueuse* pitez-vous sur l'ennemi !
Tout cela se tord, s'enroule, rampe et « Tuez, assommez, dépouillez!
tombe en nappe du fourgon. « Je vais vous refaire un peu de musique
C'est à la fois magnifique et terrifiant, pendant ce temps-dà. »
car on dirait d'énormes serpents. Et Sans-Nez se remit à jouer dé Sa trem-
Les trappeurs restaient stupéfaits devant pette pendant que la caravane se partageait
cet amoncellement. les produits de cette pêche vraiment extra-
R y avait là plus de deux mille anguilles ordinaire.
723 L'HOMME DE BRONZE

Ce ou plutôt la difficulté de — Que mon frère le chef


partage, pâle m'écoute,
s'emparer des plus grosses anguilles ct de c le géant après avoir réfléchi quelques se-
dit
les tuer, donna lieu à plus d'un incident (
condes.
comique. « R peut ine donner une grande joie.
Rien des hommes ne savaient comment — Parlez donc,, mon cher Tomaho ! fit le
s'y prendre pour se i rendre maîtres <
comte
de leur avec empressement.
part de butin, et leur force ne suffisait pas « Je serais enchanté de vous être
toujours. , . « : iagréable.
Tomaho — Mon frère est un noble de son
lui-même, après avoir fixé son pays,
choix sur la plus grosse anguille <
dit gravement
qu'il put le géant.
trouver, n'arriva pas sans peine à la tuer. « Il est d'une grande et ancienne famille.
Il y eut entre eux lutte terrible, combat « Moi aussi, je suis un noble de ma na-
acharné. tion.
Enroulée autour du corps et des membres « Mes ancêtres étaient de puissants ca-
du géant, l'énorme : bête ressemblait à un
ciques de Patagonié et d'Araucanie.
véritable boa, et certes elle eût brisé les os « Moi aussi, j'ai été un grand: cacique.
d'un homme de taille ordinaire. « Un Visage-Pâle menteur et perfide a
..Malgré:,sa vigueur, Tomaho fut un mo- trompé mon peuple et m'a fait chasser do
ment enveloppé, et serré av^c une telle force mon pays.
et i aurait succombé « Je suis devenu trappeur '
qu'il; pensa succomber,
en effet si, profitant d'un, mouvement de la « Mais je suis toujours noble et cacique.
. bête, qui lui laissa le bras droit libre, ilne lui « Je suis l'égal de mon frère le chef pâle. »
'
eût brisé la tête d'uhcotip de haché. Le comte et M. de Senneville^ écoulèrent
.; Demeuré victorieux, le géant chargea son ce préambule avec autant' de surprise que do
anguille sur sou épaule et alla à M. do Lin- curiosité. . J: ... ;:;•.
court qui, avec le bavon<de;Senneville, sui- « Où diable voulait en venir le géant? »
îvait itotitëî. oert*e::scène i'avee ?autant de plaisir se demandaient-ils.
que d'intérêt. — Mon cher Tomaho, lui dit M. de Lin-
— Mon cher Tomaho, lui dit le comte, court, j'ai pour vous la plus grande estime,
recevez mes félicitations et mes remercie- vous le savez, et je vous considère non-seu-
ments! . lement comme mon égal, mais comme mon
« Vous ne pouviez mieux employer ami.
vos
talents de pêcnfeur. « Parlez! Que voulez-vous?
« Grâce à vous, la caravane, fatiguée du — Je veux le repas du. soir avec
partager
gibier, des salaisons et des conserves, va semon frère, dit le géant.
livrer à un véritable régal. — Quoi ! s'écria le comte, c'est là ce que
— Le chef pâle est content, dit le géant, vous désirez?
je suis heureux. « Je suis enchanté de votre idée.
Et, laissant glisser à terre son énorme an- « Je n'ai qu'un regret, c'est de ne l'avoir
guille, il ajouta : pas prévue.
— Je donne à mon frère le
plus gros ser- « Et je suis sûr que mon ami le baron sera.
d'eau. enchanté de faire votre connaissance." "'
pent
— Grand merci ! dit le comte. — Assurément, dit M. de Senneville en
Et il fit emporter l'animal par maître Jean souriant.
et un de ses aides. « Le nom du cacique d'Araucanie est
— Tomaho, reprit-il, vous avez eu u*4 assez célèbre pour que je désire connaître
.merveilleuse idée, et je suis touché de celui qui le porte. »
attentions. Le géant fixa sur le baron un regard où se
« Je. ne sais .vraiment comment vous >îéli- i pouvaient lire en même temps la surprise et
îiter et vous remercier. . la satisfaction.
^r—LA REINE DES APACHES 729

— Mon frère étranger savait mon nom? « Mais c'est que nos verres vont vous pa-
dcmanda-t-il. raître petits. »
— par les journaux, Le géant désigna du doigt la bouteille aux
Depuis longtemps,
répondit M. de Senneville. trois quarts vide en disant :
La bonne figure du géant s'éclaira d'un — Le verre est inutile.
— Comme il vous conviendra, dit M. de
large sourire.
Il était enchanté de se savoir si célèbre. Lincourt en échangeant un coup d'oeil avec
— Je'raconterai à mon frère comment-ce le baron.
perfide Touncins... Et il fit servir une bouteille pleine.
— Oui, oui, interrompit le comte. Le géant éleva le goulot à hauteur de ses
« Vous nous raconterez votre affaire à dî- lèvres et se versa dans la bouche la moitié
ner. à peu près de la bouteille.
« En attendant, laissez-moi vous offrir Il goûta en conscience cette absinthe pure
l'absinthe. -^.t l'avala sans sourciller. .
« Aimez-vous l'absinthe, Tomaho ? kov Puis il dit avec conviction :
— — Je n'ai jamais bu d'eau-de-feu aussi
Puisque mon frère en boit! répondU
simplement le géant. bonne.
— C'est M. de Lincourt et le baron le regardèrent
juste ! vouspouvez en boire comme
moi. avec une véritable stupéfaction.
L'HOMME\W. RIIONZE.— 107 ES. — 92
LA REINE~DES~APACII
730 L'HOMME DE BRONZE

« Tudicu ! quel gosier ! » pensa le comte, j igris longtemps avant la fin de notre dîner.
— Je ne
El de sou côté M. de Spnnpyjllp se dit • réponds de ïipn, fit le comte.
« Malgré sa forcer s'il vide, pelle hou- « Mais je crois pquypir vous affirmer
tpillp* H va $±lrp gris cpnime pliisieuis Polo- <
que Tomaho np s'elijvrp jamais, quelle que
najs. •> soit la quantité dp bqisspn qu'il absorbe.
Le, géiml ne, s'appreut pas de l'étonuement '.( D'ailleurs peu importe !
'""'''' ;
« Et, à propos, vous ne me dilps rien de
. <V$ $rrMl£
i Cfi fui- flvep I? plqs grand calme qu'il re- ji Sans-Nez?
ij « Ne trouvpz-vous pas qup c'est une per-
nqtiji là cpiivpr.siitjpu.
— Je suis
pojitpnt, dit-il, de faii'P un repas iI sounalité des plus originales? »
en compagnie, de mon frère pâle ; mais, M. de Senneville se contenta dp répondre :
comme je mange beaucoup, — Un drôle de corps, oui.
j?ai pensé que
je devais, apnprlpr... « Un farceur assurément !
-3: PJoii pas, interrompit lp comte, je vais — Décidément il ne vous va pas, ob-
donner de§ ordres pPVtr. que nplremenu soit serva le comte.
« C'est que, comme je vous lp disais,
cpjlsj^érapipmfiut augmenté.
— dit le géant. vous ne le connaissez pas assez.
Qi}P tiiqn fi'ère, sp rassure,
«/fyfon repus doit être prêt- « Vous pe tarderez pas à changpr d'avis,
« ^yant ipon retpUr* j'avais déjà envoyé j'en suis persuadé. »
dq gjbipraux tl'apppurs qui s'étaient engagés En ce moment, des bruits dp ypi* qui al-
à nie lp faire cuii'é. laient so rapprochant attirèrent l'allèution
« Jp vais lpur demander s'ils ont tenu des deux causeurs.
lptir promesse. — Eh! mais, fit M. de Lincourt, je no
« Mps frères n!attpndront pas longtemps.» me trompe pas.
Er saisissant sa bouteille d'absinthe, lp « C'est déjà Tpmahp qui revient.
ycant l'achpya d'un coup et à la régalade. « Il me semble qu'il est escorté d'un nom-
Puis il s'éloigna dans la direction de sa breux personnel.
tente. « QU'cst-ce qup ça veut dire?
— Quel homme extraordinaire ! dit alors « Ils sont une douzaine.
M. de Senneville. — Si tout ce monde apporte des victuailles,
' « nous aurons do
Jamais jeneme serais imaginé un pareil observa M. -de Senneville,
type. quoi, dîner pendant quinze jours.
—' Vous n'avez rien vu encore, fit le — Rien ne m'étonne de la part de ces
comte. diables de trappeurs, dit le comte.
« Tomaho est inconcevable. « Us sont tous plus ou moins fantaisislcs,
« Moi-même je ne puis m'habituer à le cl il n'csl pas de drôleries qu'ils nin-
voir sans éprouver toujours une sorte d'é- venlent.
tonnement admiratif. • « Mais attendons, nous jugerons. »
<( Si je ne me trompe, je penserais même
qu'il nous réserve quelque surprise. Quelques minutes après, Tomaho cl son
>.<Uii homme do son caractère ne fait ja- escorte arrivaient devant M. de Lincourt et
mais rien fins raison. le baron.
« Et on venant ainsi me demander à dîner r Six hommes, qui se relayaient tous les
avec moi, sans apparence de nécessité, il1 trente pas, portaient sur deux longues per-
obéit certainement à quelque secrète pensée. ches une énorme masse noirâtre, couverte do
« Vous verrez que je vois juste. cendres et environnée de vapeurs et de fu-
— Je ne conteste rien, dit le baron. I niée.
« Mai§ laissez-moi vous faire observer quee ' Le comte et son ami examinèrent cette
s'il boit le vin dans la même proportion quee masse sans pouvoir deviner ce qu'elle pou-
i'absinlhe, soyez sur qu'il sera complètement it '. vait bien être au juste.
LA REINE DES APACHES 731

— Que mon frère' ne


Cela avait bien la forme vague, indécise, s'inquiète pas, dit le
d'un animal de grande taille, tel qu'un boeuf, géant.
un bison, un élan ; mais impossible de pré- « Je vais aller chercher une table et uno
ciser. - chaise pour moi. »
Le comte ne se donna pas la peine de ! Il sortit, et cinq minutes après il rentra,
chercher longtemps. portant sous chaque bras deux énormes
— Qu'est-ce donc que cet amas de chairs | quartiers de roche qu'il disposa à sa conve-
carbonisées? | nance.
— C'est mon dîner, répondit Tomaho en M. do Senneville était stupéfait de voir
j avec
faisant signe à ses porteurs de s'en aller. quelle facilité le géant remuait ses deux
— Votre dîner ! s'écria M. de Lincourt énormes blocs de pierre.
avec des signes non équivoques de profond Il ne put s'empêcher de faire cette ré-
flexion :
dégoût. — Un guéridon
« Mais vous n'y pensez pas, Tomaho! et un escabeau de mille
« Votre cuisine est infecte. kilogrammes ! murmura-t-il.
« Cola promet.
« Vous ne goûterez jamais dé cette
— Vous en verrez bien d'autres, lui dit le
viande brûlée où adhèrent encore des ves-
comte tout bas.
tiges de poils et de peau durcie.
— Mon frère ne sait pas, dit le géant
En ce moment, maître Jean et IIL de ses
avec un sourire.
aides servirent les premiers plats.
« Quand il m'aura vti manger, il n'aura
Sur un ordre muet du comte, ils en placè-
plus de répugnance.
— Vous m'étonnez, rent plusieurs devant Tomaho.
mon cher Cacique,
Mais celui-ci les repoussa en disant : /
dit M. de Lincourt fort peu convaincu.
— Que mes frères apportent le taureau
« Peu importe d'ailleurs !
« Vous êtes libre de faire une cuisine selon sauvage que j'ai fuit déposer à l'entrée dnwi-
vos goûts. » gwam.
« Ils l'ouvriront et y trouveront mon
dîner. »
En ce moment, maître Jean sortit do son
Les cuisiniers sortirent pour exécuter cet
laboratoire de toile et annonça solennelle-
ordre, et ce ne fut pas sans peine qu'ils.pm-
ment :
vinrent à introduire sous la tonte l'énorme
— M. le comte est servi !
bête qui paraissait à demi calcinée.
On passa dans la à
salle manger, c'est-à-dire aux instructions
Obéissant de Tomaho,
sous la tente de M. de Lincourt. maître Jean fendit dans toute sa longueur ,
la
Trois couverts étaient dressés sur une table
peau du ventre du taureau. J
d'assez petite dimension et faisant partie des Une odorante vapeur se répandit dans la j
bagages du comte. tente. ;
Tomaho jeta un regard sur ce meuble trois — Je
comprends, dit alors le comte au
fois grand comme ses deux mains réunies;
géant.
il parut se demander si jamais il pourrait se « C'est un rôti à la caraïbe que vous avez
faire assez petit pour trouver une place et
perfectionné.
assez léger pour ne pas broyer le pliant qui — Je- ne sais pas, répondit le
simplement
devait lui servir de siège. géant.
M. de Lincourt surprit le regard et l'em- « Je ne puis dire qu'une chot e :
barras qu'il traduisait. « Les guerriers de mon pays ne prennent
— Nous serons un peu à l'étroit, dit-il, pas d'autre nourriture quand ils voyagent
niais pour une fois... hors de leur territoire de chasse, s»
«. Je vais d'ailleurs vous faire appoitcr un
siège plus solide. j Bienlôtlcs cuisiniers, dégarnissant à grands
732 L'HOMME DE BRONZE

coups de fourchettes l'intérieur du taureau, Quand il ne vit plus rien devant lui, le
remplirent nombre de plais de gibier fu- géant vida coup sur coup trois bouteilles,
mant, cuit à point et exhalant d'appétissants et s'adressant à maître Jean, il lui de-
parfums. manda :
Le géant ordonna de placer plusieurs de — Que reste-t-il dans le taureau?
ces plats sur la table de sou hôte ; puis, faisant — Un marcassin, le cuisinier.
répondit
un choix des pièces les plus délicates, il en « Faut-il vous le servir, Cacique?
couvrit symétriquement une large assiette. — Oui.
11 prit ensuite une fleur qui ornait l'agrafe — Tout entier?
de son manteau, et la posa sur l'assiette — Oui, le géant en tirant son
qu'il répéta
tendit à maître Jean eu disant : énorme couteau à scalper dont il se servait
— Pour Conception ! pour découper.
On le voit, le géant n'oubliait pas sa Le marcassin fut apporté.
femme, et ses attentions délicates, ses petits Il était énorme.
soins disaient assez qu'il eu était plus amou- Tomaho se mit à le dépecer avec adresse,
reux que jamais. puis il choisit deux morceaux délicats qu'il
Tout en mangeant, le comte et M. de Sen- présenta à M. de Lincourt et au baron.
neville observaient le géant. Ceux-ci acceptèrent en le complimentant
Ils échangèrent un coup d'oeil, et M. de sur la perfection de son procédé culinaire.
eut un sourire — Je vous félicite doublement,
Lincourt qui disait claire- mon cher
ment : Cacique, ajouta le comte.
— Le procédé n'est-il pas d'un excellent « Car, si vous n'aviez pas apporté yotre
mari en même temps que d'un amant pas- plat, vous auriez fort mal dîné.
sionné? — Mon frère se trompe, dit le géant avec
— Etrange ! murmura le ba- un mystérieux sourire.
personnage
ron. « On mange toujours bien avec dos Vi-
sages-Pâles.
Tomaho, ayant accompli ses devoirs d'é- « Je sais qu'ils possèdent tout ce qui est
poux, se mit consciencieusement à dîner. indispensable pour compléter un bon re-
Il plaça devant lui un premier plat qui se pas. »
composait d'une centaine de petits oiseaux Le sens exact de ces dernières paroles
gros comme des ortolans. échappa au comte, et le ton sur lequel elles
Puis, ayant extrait d'un étui d'écorce une furent prononcées l'intrigua.
sorte de fourchette à deux branches — Que voulez-vous dire, Cacique? deman-
longues
chacune de trois doigts, il enfila cinq ou six da-t-il.
oiseaux, n'en fit qu'une bouchée, et conti- « Expliquez-vous plus clairement.
nua ainsi jusqu'à ce que le plat fût vide. — Non ! fit le géant.
Il ne s'interrompit, de minute en minute, « Plus tard. »
que pour vider d'un trait une des nom- Et, se renfermant dans un silence complet,
breuses bouteilles toutes débouchées que le il commença l'attaque de son marcassin.
comte avait fait placer à sa portée. Il mangea et but comme s'il venait de so
Au premier plat succéda le second, puis mettre à table.
le troisième et enfin tous ceux qui se trou- Ilahsorbait des morceaux énormes, broyait
vaient sur le rocher servant de table au les gros os à moelle et buvait une bouteille
géant. toutes les trois bouchées.
Jusque-là le dîner avait été silencieux. C'était effrayant.
Tomaho mangeait et buvait en con- M. de Senneville le considérait avec un
science. véritable effarement, et le comte s'amusait
M. de Lincourt et le baron admiraient son des mines effarouchées du baron.
appétit.
LA REINE DES APACHES 733

Le dessert fut enfin servi. quement avec un coin de sa serviette foulé


M. de Lincourt remarqua que Tomaho en tampon.
s'était hâté d'en finir avec son marcassin et Ils parvinrent pourtant à se contenir tous
qu'il regardait avec attention les assiettes et deux, et M. de Lincourt demanda sérieuse-
coupes pleines de fruits, de pâtisseries sè- ment à Tomaho :
ches, etc. — Je voudrais bien savoir par suite de
Il l'observa avec plus d'attention. quelle circonstance Sans-Nez a été amené à
Tout à coup le visage du géant s'anima, vous faire cette confidence.
I un sourire vint entr'ouvrir ses lèvres, et son — Je vais le raconter à mon frère, dit le
regard demeura fixé sur un petit gobelet de géant.
" Et il entama avec le
cristal à pied d'argent dans lequel se trou- plus grand sérieux le
vaient une douzaine de cure-dents. récit exact de la comédie jouée par le Pari-
Le comte suivit bien la direction du re- sien devant les sachems et le corps du Sau-
veur.
gard , mais il chercha en vain à s'expliquer
ces traces d'émotion qu'il remarquait. Puis il montra la carte de Sans-Nez
Poussé par la curiosité, il se décida à in- et avoua qu'il avait dû employer la vio-
lence pour obtenir ce précieux talisman.
terroger Tomaho qui,dans une sorte d'extase,
ne quittait pas des yeux les cure-dents. M. de Senneville et le comte eurent la
— Cacique, lui dit-il, qu'avez-vous force d'écouter sans rire cette burlesque his-
donc?
toire.
« Il me semble que vous êtes inquiet,
L'un ne voulait pas froisser le géant, et
préoccupé ? l'autre de manquer aux conve-
— Mon frère ne se trompe pas, craignait
répondit nances envers son hôte.
le géant.
Cependant Tomaho était occupé à dé-
« Qu'il m'écoute.
boucher une bouteille de Champagne qu'il
« Je veux qu'il sache d'abord que je ne
voulait boire sans rien perdre.
suis pas venu m'asscoir dans son wigwam M. de Lincourt profita du moment pour
sans raison, comme l'aurait fait un étourdi.
échanger à mi-voix quelques réflexions avec
« J'avais un projet. le baron :
« Je suis heureux d'avoir partagé le repas — Quand je vous le disais! fit-il tout bas.
de mon frère, mais ma joie sera bien plus « Celte offrande de Sans-Nez n'esl-elle pas
grande quand je connaîtrai le secret des Vi- une spirituelle protestation contre cette
sages-Pâles. coutume indienne d'amonceler les vivres sur
— Cacique, je ne vous comprends
pas bien, la tombe d'un mort?
fit M. de Lincourt en échangeant un regard « Et cette carte de visite avec le pour
avec le baron.
prendre congé ne dit-elle pas finement que
Expliquez-vous !» le Parisien n'avait pas la moindre sympa-
Tomaho montra le petit gobelet aux curo- thie pour le Sauveur ?
« Avouez, mon cher, que ce garçon n'est
— Sans-Nez m'a dit, fit-il,
que ces petits pas sot.
hues sont le complément indispensable d'un — Certainement non, il n'est pas sot, dit
l'on repas. M. de Senneville.
« Je sais qu'il m'a dit la vérité. « Mais son esprit est déplaisant, et je
< Mais il a refusé de me faire connaître les trouve dans toute cette farce un côté scep-
îlots qu'il faut prononcer pour réussir. » ! tique, agaçant et irritant.
Le comte eut grand'pfeine à retenir son en- I — Esprit parisien, lit M. de Lincourt.
Vie de rire en entendant cette confidence du I Et il observa Tomaho qui, avec une adresse
brave géant. ! de sauvage, avait bu son Champagne sans
Et de son côté M. de Senneville dut, en renverser une goutte.
pour
tte pas éclater, se fermer la bouche herméti- Le géant jeta la bouteille vide, tira ses

734 L'HOMME DE BRONZE

plumes taillées de sa ceinture, les montra au ; « C'est ainsi que nous terminons un bor
comte et à M. de Senneville, et termina son j repas. »
histoire en disant : \ Tomaho no se fil pas répéter l'invitation
— J'ai voulu demander les mots magiques j Il s'empressa de plonger l'une do ses
à Tèle-de-Bison. grosses plumes d'aigle dans les confitures
« Il s'est mis à rire comme une femme ' et, tout en faisant un peu la grimace, il en
folle, et tous les autres trappeurs l'ont imité, , avala une forte dose.
— Pas bon! dit-il
« Je n'avais plus qu'à m'adresser à mon i quand il eut bien goûte
frère le grand chef pâle. I — Vous vous y ferez.
« Je me suis arrêté sous son wigwam; j'ai «Recommencez, lui dit le comte.
ma chasse avec lui. Il me fora en- « Vous êtes plus grand et plus fort que-
partagé
tendre les paroles magiques et je pourrai me nous, vous avez besoin de plus do corn-
servir de mes petits trucs. » piément. »
M. de Lincourt et le baron avaient lutté Le géant absorba une seconde dose, puis
une troisième et une quatrième.
jusque-là contre une furieuse envie de rire.
Il eût volontiers continué, mais le comte
Lanaïveté, les airs solennels et convaincus
du géant eurent raison do leur volonté. l'arrêta.
— Assez! lui dit-il.
Ils éclatèrent.
« Dans quelques minutes, vous saurez co
Alors Tomaho, profondément affecté, re-
avec des dans la voix : que c'est que le complément d'Un repas do
prit reproches »
— Mes frères se moquent do moi, comme Visages-Pâles.
Sans-Nez, comme Tête-de-Bison, comme
les autres trappeurs. Cependant M. de Lincourt et le baron en-
tamèrent une de ces agréables conversations
« Ils veulent garder le secret des Visages-
de dessert dans lesquelles l'esprit s'exerco
Pâles. »
sans fatigue.
L'air triste et décontenancé du brave
Le sujet de l'entretien était tel que To-
géant était vraiment plus pitoyable que maho pouvait y prendre part.
risible. Mais le géant gardait un silence obstiné.
— Mon cher Cacique, dit le comte rede-
Il attendait.
venu sérieux, en apparence du moins, il ne Et le comte riait sous cape en l'observant.
sera pas dit qu'en vous adressant à moi Bientôt le brave Cacique se trouva pris
vous aurez mal placé votre confiance. d'une invincible envie de dormir.
« Vous allez savoir comment les hommes 'Ses yeux se fermaient malgré lui; sa tète
de ma race complètent un bon repas. » et son torse avaient ces battements lents e
Et M. de Lincourt, ayant fait un signe réguliers qui précèdent le sommeil.
d'intelligence au baron, découvrit un petit Il s'accouda sur sa table de pierre, s'y cou
vase d'argent doré à l'intérieur et aux trois cha à demi et s'y endormit enfin.
quarts plein d'une espèce de gelée ou de con- — Décidément, dit alors le comte, nio
fiture de couleur verdâtre. hachich est excellent.
Puis, se servant d'un cure-dent en guise « Le colosse est vaincu.
de cuillère, il mangea un peu de celte gelée. « Hâtons-nous, avant de nous abandonne
M. do Senneville l'imita. nous-mêmes aux rêves dorés d'un délicieu
Tomaho observait avec attention tous leurs sommeil, de le faire enlever. »
gestes. Et M. de Lincourt appela maître Jean
Il écoutait même, pensant entendre quel- — Faites porter le
Cacique dans sa tent
que invocation magique. ordonna-l-il.
Mais le comte se borna à lui dire :
— Cacique, prenez une de vos plumes et I Cinq minutes après, le géant, porté p
faites comme nous. douze hommes, traversait le camp.
LA REINE DES APACHES 735

Les trappeurs accueillirent le convoi par « J'ai mangé du complément avec un truc.
des rires et dos plaisanteries plus ou moins « Et j'ai dormi.
salées. « Pendant mon sommeil, des génies m'ont
— Ah! le grand dégoûtant! s'écriaient-ils emporté dans les heureux territoires do
les uns après les autres. chasse du grand Vacondah.
« 11 s'est soùlé ! « J'ai poursuivi le gibier des prairies du
« Il esl. ivre-mort ! ciel, et chaque fois que j'atteignais un élan,
« Quel plumet! une biche, uu buffle, je trouvais une femme
« Faut-il qu'il ou ait absorbé! plus belle que Conception. »
« Il on a au moins trois barriques dans le Ici le géant poussa un long soupir et de- t
ventre. meura un instant absorbé dans ses souve-
« Attends un peu, Cacique, ta femme va nirs.
l'en donner ! Puis, avec un geste plein d'expression, il
« Tu seras fouetté, mon garçon! ajouta ;
« Conception t'en fera porter! » — Je remercie mon frère Sans-Nez.
Quantité do quolibets du même genre et (( 11m'a parlé le premier du truc du bon-
plus ou moins traduisiblcs accompagnèrent heur.
le géant jusqu'à sa lente. « Il peut être moqueur et bavard
Conception, envoyant son époux dans cet « Jo 3e pardonnerai toujours. »
élut, s'imagina comme tout le inonde qu'il Le Parisien ct les autres trappeurs écou-
était ivre. laient lo géiiul avec une surprise que l'on
Elle lui dit mille injures et tenta inutile- i conçoit.
ment, de le réveiller. j 'Que.voulait-il dire avec son truc du bon-
Mais Tomaho était insensible, et son soin- '. heur ?
'
meil léthargique résista aux cris et aux tv Que lui était-il arrivé en réalité?
ralliements de l'épouse irritée. Sans-Nez essaya d'une question.
i — Alors le comte t'a donné
quoique chose
Le lendemain, quand il sortit de sa tonte, : à boiro ou à manger ?
— Lo chef
Tomaho se trouva en présence de Sans-Nez \ pâle m'a donné du complé-
cl d'une douzaine de trappeurs rassemblés ! ment indispensable, répondit le géant.
par ce dernier. « Quand jo dînerai avec lui, il m'en don-
On attendait son réveil pour s'égayer un nera encore. »
peu à ses dépens. Lo Parisien et les trappeurs voulurent po-
— Eh bien ! mon vieux ser d'autres à Tomaho,
Cacique, lui dit le questions mais
Parisien, étais-tu assez pochurd hier soir? celui-ci s'éloigna fièrement en disant :
« Il parait qu'on dîne bien chez le comte ! — Le truc du bonheur est un bon truc.
« Grand soûlaud!
« Tu n'as pas honte ?
« Jo parie que tu n'as pensé qu'à licher CHAPITRE CXXLV
*l que tu ne sais pas encore te servir de mes
trucs ! « LACOULEUVRE SIFFLEET REDRESSE LATÈTE
En entendant les railleries insolentes de
et en voyant ses airs gouailleurs, Le soleil vient de disparaître.
le séant fronça d'abord les. sourcils. Ses derniers flambent encore à
rayons
Mais au mot do truc, son visage se rassé- l'occident.
réna tout à coup ; il eut un joyeux et malin L'horizon se dessine nettement *îans un
sourire et répliqua avec bonne humeur : éclatant rougissement.
— Mon frère se
trompe, dit-il. La lumière empourprée de l'astre radieux
« Je sais me servir de ses trucs comme les brûle là-bas dans l'éloignement profond;
Visages-Pâles.
ISans-Nez elle s'élève et colore le ciel d'un rose ardent,
736 L'HOMME DE BRONZE

puis elle monte pâlissante jusqu'au zénith avait rassemblé ses lieutenants et formé une
et borne la nuit d'une immense écharpe sorte de conseil de guerre.
violette. Il s'agissait de prendre une résolution dé-
Sur la terre, un jour blafard éteint le re- finitive au sujet de la caravane du comte de
flet et noircit l'ombre. Lincourt.
Partout le vague. Pouvait-on se rendre maître de celte ca-
Le point éclairé s'entoure d'une pâle au- ravane, el par quel moyen?
réole. Ou devait-on abandonner toute tentative
Le fond sombre s'élargit d'une obscure contre les trappeurs?
.pénombre. Telle était la question à débattre.
John Huggs et ses pirates étaient depuis
Au milieu d'une vaste plaine, sur un pla-
une demi-heure déjà en discussion quand la
teau dénudé, sont dressées en désordre une
Couleuvre, écartant silencieusement la
cinquantaine de tentes.
porte de toile de la tente, fit son apparition.
Des hommes circulent, s'agitent, parlent A l'aspect de cet homme, les pirates ces-
haut dans l'enceinte du campement.
sèrent tout à coup leur bruyante discussion.
D'autres immobiles, silencieux, isolés, Ils gardèrent un profond silence, non par
sont disséminés sur les postés, aux abords
du plateau. respect pour le nouveau venu, mais plutôt
par crainte.
Ce sont autant de sentinelles veillant à la
Cet homme était devenu le génie.
sûreté de tous.
Mauvais génie, sans doute, que chaque
Dans la plaine déserte, un ombre fait tache jour ils apprenaient à craindre.
sur le fauve tapis des herbes desséchées Us connaissaient sa puissance et ils en
par
lo soleil. redoutaient les terribles effets.
Celte ombre s'avance dans la direction du m
Cependant la Couleuvre s'approcha de
campement ; elle . marche rapidement, et,
chose étrange! sans le moindre bruit. John Huggs, échangea une poignée de main
Les tiges sèches des plantes semblent s'é- avec lui et dit d'une voix claire, limpide el
carter sur son passage et se courber sous vibrante :
son silencieux — Camarades, je n'aime pas les batailles,
glissement.
Quelle est cette ombre dont une enveloppe et je trouve qu'il est inutile d'en parler plus
flottante semble cacher des formes humai- longtemps ici.
nes ? « Les coups de fusil et de couteau, c'est
Une dernière lueur crépusculaire la revêt très-gentil, mais ça ne mène à rien.
d'une auréole d'un rouge sanglant. « Donc, ne parlons plus guerre, combats et
Par moments, son long manteau pareil à un le reste!
suaire s'écarte, et il semble former les ailes « Vous pensez bien que depuis longtemps
d'une gigantesque chauve-souris. j'avais conçu un plan qui devait vous mener
tout droit et sans le moindre danger au but
Malgré sa marche silencieuse, le fantôme que nous cherchons à atteindre.
fut aperçu par une sentinelle, qui lança un « La caravane Lincourt était dans ma main
cri d'avertissement. avant huit jours.
Aussitôt un long sifflement se fit entendre, « Malheureusement un accident que le plu 9
et la sentinelle reprit tranquillement sa fac- malin n'aurait certainement pas prévu est
tion en se disant : venu déranger toutes mes combinaisons.
— C'est la Couleuvre. « Cet imbécile de Sauveur, en se tuant, i
C'était en effet la Couleuvre qui pénétrait détruit tous mes calculs.
dans le camp des pirates do la bande John « J'avais construit une admirable macbi» 0
Huggs. dont ce Sauveur était le principal rouage-
Il y avait conseil ce soir-là, et le capitaine « Il meurt, tout est brisé.
DES APACHES 737
^:,VW JJAXREINE

« Jo pourrais perdre mon temps à vous « Mais comme il n'est pas nécessaire que
expliquer longuement quels étaient les ré- je vous lo communique, je vous prie do
sultats certains que j'attendais do la lutte vous retirer et de me laisser seul avec le ca-
entre M. do Lincourt. et le Sauveur. >
pitaine. »
« Je vous étonnerais, je vous aveuglerais Pas un des lieutenants ne parut disposé a
d'éblouissements. obéir à cette invitation.
« Mais à quoi bon, maintenant? Des murmures se produisirent même, et
« Mes projets n'étaient pas nés viables, les plus déterminés réclamèrent au nom Vie
paraît-il. leurs camarades qui n'osaient pas élever la
« N'en parlons plus. voix.
« Non pas qu'il me déplaise de vous — Nous sommes en conseil, dirent-ils.
'aire juges de la façon dont je conduis une « Il s'agit d'entreprendre une affaire.
affaire. « Nous voulons délibérer, selon la cou-
« Mais, voyez-vous, camarades, je déteste tume.
les longs discours quand ils sont inutiles, et « Vous n'avez pas plus de droits que le
je trouve qu'en toute occasion on a plus d'a- capitaine.
vantage à se taire qu'à parler. » « Nous ne voulons pas marcher sans sa-
Ici la Couleuvre fit une légère pause, pro- voir où nous allons. »
mena un regard défiant sur son auditoire et La Couleuvre écouta ces réclamations des
ajouta: pirates.
— Comme vous
pouvez le croire, je no Il n'y répondit que par un ricanement sec
suis pas de ceux qui n'ont qu'une corde à et strident.
leur arc. Puis il fit un pas en avant, leva les bras,
« J'en ai beaucoup, de cordes, et les étendant à hauteur de sa tête comme
je crois
même posséder plusieurs arcs. deux longues antennes ornées de griffes
« Bonc, mon premier plan n'ayant grêles et pointues.
pas
réussi, j'en ai cherché un second. .La pâleur terne et blafarde de son visage;
Et je l'ai trouvé. son regard tantôt brillant et incisif comme
L'HOMV..: DETiwmzr. ~ 108 . LA REINEDESAPACUKU — 93
738 L'HOMME DE BRONZE

un jet de lumière électrique, tantôt morne Malheureusement, la route suivie est bi


et phosphorescent comme celui d'un fauve ; seule possible.
son geste anguleux, rapide, fugitif comme La nature semble l'avoir tracée elle-mèmo
celui d'une ombre, sa démarche ondulante en échelonnant presque en ligne droite ces
ct silencieuse; tout en lui inspirait la répul- sources trop peu abondantes, mais si pré-
sion, le dégoût, l'effroi même. cieuses pourtant.
Il y avait du vampire dans cet homme. D'après les indications de Grandmoreau,
Dominés par son geste, par la puissance il faut encore plusieurs jours de marebe
magnétique de son regard, les piratés recu- pour sortir de cette contrée aride.
lèrent. Mais lé vieux trappeur affirme qu'avant
Siletieietix et atterrés, ils gagnèrent un à d'arriver SUr un meilleur lorrain on trouve-
un la porte de la teiite et disparurent. ra une sbtircé très-abondante où l'on pourra
Un lugubre éclat de rire poursuivit le faire provision d'eau pour continuer la
dernier. marche ett avant.
11 est Vrai que, au dire de Grandmoreau,
La CotiieUVré resta Seul aVëc John cette bienlièureUse source est encore éloi-
Huggs. gnée de dix lieues et qu'il faudra encore
Les deux bandits s'accroupirent stir un passer une longue journée de fatigue avant
amas de peaux étendues sur ùii lit d'herbes d'y arriver.
sèches. Mais le Trappeur est sûr de ce qu'il
Ils causèrent à voix basse. avance, et personne ne perd courage
Leur entretien dura longtemps. La caravane n'a pas d'ailleurs beaucoup
Un double éclat de rire lo termina. souffert encore.
La voix rauque de John Huggs et lo On a perdu quelques animaux de trait
timbre clair de la Couleuvre donnèrent un seulement.
accord bizarre, étrange, funèbre. Mais comme les wagons chargés de vivres
et de grains s'allègent de jour en jour, on
peut sans grand inconvénient dédoubler un
CHAPITRE CXXV attelage de temps en temps.

L'ilOMME-VAMl'IRE
Un homme se tient accroupi sur une roche
auprès de la source dont Grandmoreau a si-
Sept jours se sont écoulés.
La caravane a quitté les plaines maréca- gnalé l'existence.
geuses qui avoisinent le Colorado. Cet homme n'est autre que la Couleuvre.
Elle est loin du fleuve, maintenant. Trente cavaliers caracolent autour de
Elle avance à marches forcées dans d'im- lui.
menses plaines arides, presque dépourvue.; Ce sont des pirates de la bande do John
de végétation, semées de pierres roulantes Huggs.
ou de longues bandes de roches formant La Couleuvre, dans une pose nonchalante,
platières. regarde évolutionner ses cavaliers.
L'eau est devenue rare. Un sourire écarte ses lèvres minces et
On ne trouve plus que de petites sources laisse voir une double rangée de dents fines
de loin en loin, et à peine suffisantes. et pointues.
Les animaux souffrent ; les hommes se de- Son oeil brille d'un vif éclat.
mandent avec inquiétude quand finira leur Son front paraît s'être élargi. ,
supplice, et ils interrogent l'horizon à Et il semble qu'une légère teinte carminée
chaque pas, dans l'espoir d'y découvrir dçs anime ses joues creuses et blêmes.
arbres, une forêt, c'est-à-dire l'ombre, la Evidemment la Couleuvre éprouve une
fraîcheur et l'eau. grande satisfaction intérieure»
LA REINE DES APACHES 739

Il est content de lui-même. ! Et, comme les pirates ne paraissaient pas


Il se félicite d'avoir commis habilement comprendre, le bandit ajouta :
mauvaise action, crime — Je vous raconterai l'affairé tout à
quelque quelque
peut-être. l'heure.
De même, les trente pirates qui vont et « C'est toute une histoire, et elle est
viennent autour de lui paraissent on ne peut drôle. »
plus joyeux. En ce moment, les premiers cavaliers arri-
Ils causent, rient, chantent comme* des vaient à la fontaine.
gens qui se sentent, heureux d'avoir inené La Couleuvre s'approcha d'eux sans au-
à bien une difficile besogne. cune hésitation.
Il leur soiihaita la bienvenue àl'indienne,
Mais tout à coup la gaieté des pirates tomba ainsi que cela se pratique au désert entre
et la Couleuvre laissa de côté ses agréables deux troupes amies qui se rencontrent.
réflexions. Habile ct rusé, il sut questionner sans ex-
Pourquoi ce subit changement? citer la méfiance.
Pourquoi cette inquiétude? Les Indiens lui répondirent en toute sin-
En suivant la direction de tous les regards cérité.
fixés sur un même point, on pouvait s'expli- Quand il so trouva suffisamment rensei-
quer celte nouvelle altitude des bandits. gné, il renouvela ses souhaits, rejoignit sa
Un fort détachement de cavalerie venait troupe el s'éloigna avec elle.
de surgir d'un pli de terrain à environ huit Aux demandes d'explications qui lui furent
cents pas, et il so dirigeait au grand trot vers adressées, il répondit :
la fontaine* — Je ne me trompais pas.
Dans la prairie, les apparitions de ce genre « C'est une avant-garde de l'armée do don
sont généralement peu rassurantes, et les Matapan.
pirutes ont trop d'ennemis pour que la crainte « L'ancien gouverneur et sou ami Sable-
d'une surprise ne les tienne pas constamment Avidc ne sont pas loin. »
en éveil. Et la Couleuvre, tonjouis bien renseigné,
Cependant los cavaliers approchaient rapi- raconta comment cette armée de Peaux-Rou-
dement. ges avait été formée, costumée et pourvue
Ils ne faisaient aucune manifestation hos- d'instruments de musique
tile, et pourtant les bandits n'étaient pas Il parla de la prise d'Austin, de la puni-
rassurés. lion infligée aux habitants, et dit en termi-
Il leur sembla que les nouveaux venus nant :
des vêtements européens, ot c'est — Les tribus commandées par Sable-Avide
portaient
surtout d'un Européen qu'un pirate doit so sont soumises à la Teine et à son frère l'Ai-
délier. gle-Bleu.
Mais à mesure que le détachement gagnait « Sachant que la caravane des trappeurs
du terrain, les craintes se dissipaient, et la doit passer ici, ils ont coupé au court et sont
Couleuvre finit par dire : venus au-devant d'elle.
— Ce sont des Peaux-Rouges. « Leur intention est de prendre les or-
« Il n'y a aucun danger. dres de leur reine.
— Possible ! observa un pirate. — Fameuse idée qu'ils ont eue là! dit un
« Mais je me demande pourquoi ils ont ! pirate.
abandonné leurs costumes indiens pour se | — Le lieu du rendez-vous est bien choisi,
déguiser de la sorte. j fit un autre.
— Eh! s'écria tout à coup i — Le hasard a parfois de terribles fantai-
je comprends!
•a Couleuvre. ! sies, ajouta un troisième.
« Ce sont des éclaireurs dp la fameuse ar- 1 — Oui, lo hasard! murmura la Couleuvre
mée de don Matapan et dp Sable-Avide. » I avec un mauvais sourire.
740 L'HOMME DE BRONZE

.< On dirait que c'est moi qui l'ai inventé, stamment cette troupe étrange, et sa marche
ce hasard-là ! » à travers les savanes semblait être une longue
cavalcade, une interminable promenade de
Depuis un moment, un bruit étrange se mi-carême.
faisait entendre. De nouveaux déguisements , plus baro-
Les pirates s'arrêtèrent pour écouter. ques que tous les autres, étaient venus ajou-
Le bruit devint bientôt tintamarre. ter encore au burlesque de cette mascarade
L'armée musicienne de don Matapan appa- déjà si complète.
rut tout à coup sur le sommet de la colline, L'armée, après le départ du colonel d'E-
suivant les traces de son avant-garde. ragny, de Grandmoreau et des autres trap-
Les bandits contemplèrent à distance celte peurs, avait séjourné pendant quelque temps
troupe singulière; leurs rires que rien ne aux environs d'Austin, et les Indiens avaient,
semblait motiver en apparence répondirent enchâssant, recueilli des femmes qui, tout
au joyeux charivari des Peaux-Rouges. emplumées, s'étaient éloignées de la ville el
Une note claire, retentissante et plaintive égarées dans les forêts.
comme lo cri de la hulotte, domina les voix Ces malheureuses avaient pour la plupart
rauques dos pirates. été reconduites à Austin; mais quelques-
C'était le sifflement de plaisir de la Cou- unes ayant voulu rester, les Peaux-Routes
leuvre. les gardèrent.
Ce bandit, à en juger par l'expression de Parmi cos.dernières se trouvait celte doua
sa face de démon, était dans le ravissement. Maria, ancienne maîtresse de don Matapan,
Et ce fut avec l'accent d'une joie infernale que cependant on avait empluméc comme
que, montrant le soleil couchant, il lança tout le inonde.
cette prédiction : Cette vieille, qui, malgré tout, jouissait en-
— Demain, ton premier rayon éclairera un core d'une certaine influence sur le gouver-
singulier spectacle ! neur, s'était fait reconnaître, et elle parta-
geait sa tente.
File s'entendait d'ailleurs très-bien aveu
CHAPITRE CXXV1 la fille de don Matapan, deve-
Belle-Plume,
JOYEUSE T1USTEI.ENDEUAIK nue madame Sable-Avide.
VEUJ.fc,,
Aussi mauvaises et acariâtres l'une que
L'armée de don Matapan était toujours la l'autre, elles se disputaient souvent, se bat-
même. taient quelquefois, mais s'accordaient tou-
Les Peaux-Rouges avaient conservé les jours pour faire enrager leurs hommes el
défroques dépareillées, les uniformes impos- même les battre quand ils étaient assez gris
sibles dans lesquels ils se pavanaient avec une pour n'avoir plus la force de se défendre.
imperturbable gravité.
Ces costumes de carnaval, qui n'étaient pas Dès que ses Indiens eurent installé leur
très-frais quand don Matapan les avait ache- bivouac, dont la fontaine occupait le centre,
tés, se trouvaient alors fortement râpés ; plus don Matapan, selon son habitude, s'occupa
d'un coude perçait l'étoffe, plus d'une jambe de faire préparer à manger.
de pantalon pendait en lambeaux, et de nom- D. choisit lui-même le gibier qui devait lui
breux accrocs laissaient apercevoir la dou- être servi ainsi qu'à son ami Sable-Avide.
blure du vêtement ou l'épiderme cuivré de Puis il ouvrit un wagon dont lui seul avait
son propriétaire. la clef et fit transporter à sa tente une quan-
Les Indiens avaient également conservé tité de bouteilles de diverses formes.
leurs instruments de musique, et c'était tou- Ces dispositions prises, il parcourut !e
jours avec le mémo acharnement qu'ils so camp, donna des ordres pour la nuit et re-
donnaient les plus diaboliques concerts. joignit Sable-Avide qui montait la garde
Enfin une insouciante gaieté animait con- auprès des bouteilles.
LA REINE DES APACHES 741

Les deux chefs se préparèrent à dîner. tapan fit prestement sauter le. bouchon d'une
Un Européen qui aurait vu pareil dîner et bouteille de Champagne, se versa une pleine
pareils dîneurs se serait cru transporté dans coupe ainsi qu'au sachem en disant :
quelque contrée inexplorée de la terre, ou il —Il n'y a rien de meilleur pour ouvrir
so serait imaginé voir se réaliser le rêve de l'appétit.
quelque romancier fantaisiste. « Buvons à la santé des braves Austinois,
Don Matapan et Sable-Avide, qui avaient des caves si bien montées!
que le lec-
teur connaît, étaient déjà deux types d'une —Mon frère a raison, dit gravement Sable-
bien singulière originalité. Avide après avoir bu.
Mais ils étaient dépassés en excentricité « Je l'approuve.
— Et moi, jo n'approuve pas, dit Belle-
par leurs femmes. ,
Belle-Plume, d'abord, portait un costume Plume d'un air revêche.
impossible. « Notre provision de vin diminue et vous
Pour plaire à son mari, elle avait consenti | ne paraissez pas y faire attention.
à s'habiller à l'indienne et à se laisser impri.
\ « Je m'inquiète, moi.
mer quelques tatouages sur la figure et ies « Si vous continuez à boire comme vous
bras. le faites, notre réserve n'ira pas loin.
Mais, malgré l'insistance de Sable-Avide, « Depuis deux jours, vos guerriers sont à
elle n'avait jamais voulu changer sa coiffure l'eau et vous ne désoûlez pas.
européenne. « C'est une honte!
Avec son costume indien, elle portait donc « Buvez du vin, mais mettez de l'eau de-
un chapeau à rubans de couleur tendre, or- dans ! »
né de fleurs artificielles fripées ct fanées. En disant ces derniers mots, madame Sa-
Elle avait même ajouté ». ces fleurs un ble-Avide tendit son verre et ajouta :
magnifique panache de plumes d'aigle. — Versez-inoi du Champagne !
Impossible de s'imaginer plus étrange Dona Maria l'imita en silence.
et
plus ridicule contraste! Don Matapan, le goulot de la bouteille
Doua Maria, empluméc de la tête aux dans sa main, jeta un malicieux regard sur
pieds, n'était pas moins bizarre. les deux femmes.
C'était bien le plus drôle d'animal que l'on — Pardon ! dit-il.
puisse voir. « Vous nous reprochez de trop boire et
Don Matapan, qui lui passait la main dans vous voulez boire comme nous !
les plumes quand il était en belle humeur, « Vous êtes inconséquentes!
l'avait surnommée la Mère F Oie. « Nous ferons des économies, puisque
La pauvre vieille avait bien tenté de se vous le demandez.
débarrasser de son plumage, mais inutile- <c Et pour commencer je confisque votre
ment : il était admirablement collé. pari de vin. V
Elle avait également essayé de le cacher « Buvez de l'eau, si vous avez soif. »
sous des vêtements, mais elle avait dû Belle-Plume eut un geste de colère et de
abandonner cette idée à cause de la chaleur menace.
insupportable qu'il lui fallait endurer. — Ah! pas de méchancetés ! s'écria l'ex-
Elle avait fini par se résigner. gouverneur.
« Je ne fais que suivre vos conseils.
Don Matapan ct Sable-Avide étaient donc (( Quanta boire de l'eau, le sachem ct moi,
servis par leurs femmes, qui d'habitude ne vous savez que c'est impossible.
prenaient place à table que vers le milieu du « Nous avons juré sur votre tête, ma fille,
repas. de ne jamais tremper nos lèvres dans ce fado
Elles apportèrent des viandes rôties ct; ct impur liquide aimé des grenouilles.
plusieurs brochettes dé petits oiseaux. « Nous sommes gens d'honneur, vous lo
Avant de toucher à un seul mets, don Ma- savez.
742 L'HOMME DE BRONZE

« Un serment solennel nous engage. Ce silence était plus inquiétant que des re-
« Nous ne l'oublierons jamais. proches violents.
« Quand nous n'aurons plus de vin,, nous Pour se donner une contenance, Sable-
prendrons d'autres villes, nous pillerons Avide se mit à boire avec acharnement.
d'autres caves. » Le verre no quitta plus ses lèvres.
Et remplissant de nouveau sa coupe et celle Don Matapan, dont la large face s'empour-
de Sable-Avide, don Matapan tendit la bou- prait à vue d'oeil, affecta de ne-pas remarquer
teille vide à sa fille en ajoutant : la rentrée des femmes.
. — Allez' chercher de l'eau fraîche. Mais quand il les vit silencieuses et rési-
Les deux femmes sortirent en maugréant. gnées, il se demanda s'il ne s'était pas montré
Don Matapan, enchanté de son acte de sé- trop sévère et même injuste.
vérité, s'écria d'un air triomphant : Quand sa fille se versa un plein verre d'eau
— Voilà comment il faut se conduire avec sans lui adresser le moindre reproche, il fut
les femmes!' attendri.
11 prit le verre, jeta l'eau, la remplaça par
Sable-Avide, qui avait gardé le silence jus-
du bordeaux dont il versa également une
que-là, ne paraissait pas toutefois approuver
sou beau-père. rasade à doua Maria.
— Mon frère a tort, lui dit-il. 11 s'attendait à un sourire, à un mot de re-
« Quand nous aurons bu beaucoup, ce soir, merciement.
Ce fut un reproche qu'on lui adressa.
nous serons faibles comme des enfants.
— Il est un
« Les squaws seront là. peu tard, lui dit-Belle-Plumo
en buvant.
« Elles sont méchantes et fortes.
« Vous nous avez traitées comme des
« Elles nous battront.
— Bah! et notre garde? fit don Matapan. gueuses tout à l'heure : nous ne l'oublierons
« N'ai-je pas prévu le cas? pas, malgré vos faux airs do repentir.
— Nous nous vengerons! ajouta la duè-
« Au moindre geste, nous n'avons qu'à
gne avec un regard furieux.
crier, ctles guerriers qui veillent à l'entrée de « Ce sera justice.
notre tente nous protégeront.
« 11 fauL que vous soyez punis.
— Mon frère est, prudent, dit lo sachem « Nous no supporterons pas plus long-
qui n'était pas complètement rassuré.
temps vos honteux dôporlemcnts. »
« Mais les squaws sont méchantes el ru-
Don Matapan voulut protester.
sées.
Sa lillo l'interrompit aux premiers mots.
— Je ne les crains l'ex-
pas ! fit bravement — Doua Maria a raison! s'écria-l-elle.
gouverneur. « Sable-Avide me trompe.
Et il se mit à manger avec appétit. « Depuis que ces femmes d'Austin suivent
Sable-Avide l'imita, mais il demeura visi-
noire troupe, il est toujours auprès d'elles.
blement, préoccupé. « 11 me délaisse pour ces aventurières.
Toutefois il n'en perdit ni une bouchée ni « C'est un guerrier lâche et déloyal. »
une gorgée, et, à l'exemple de don Matapan, Le sachem bondit à cette insulte.
il se mit à boire comme un ivrogne en pos- Il leva la main sur son épouse.
session d'une cave inépuisable. Mais celle-ci évita la gifle et Sable-Avide
Cependant les deux femmes rentrèrent. rclomba assis.
A l'aspect de son épouse dont l'altitude Il était déjà gris.
décelait l'irritation, le sachem ne put s'em- De leur côté, don Matapan et dona Maria
pêcher de tressaillir. s'injuriaient avec non moins d'entrain.
• Il s'attendait à un grand éclat. Les pi'opos se changèrent bientôt en in-
Il fut trompé. sultes et en invectives furieuses.
Belle-Plume et doua Maria commenceront Une bataille devint imminente.
à dîner sans prononcer une seule parole. Elle eut lieu.
LA REINE DES APACHES 743

Les claques et les égratignures allèrent ses lueurs blafardes sur les visages enlumi-
grand train. nés de nos quatre personnages.
Don Matapan, ayant reçu une forte gifle Les femmes, tout à l'heure si méchantes,
de sa duègne, craignit un moment de ne étaient devenues charmantes.
pas être le plus fort. Elles babillaient, riaient et se montraient
Il appela la garde qui devait le protéger, i d'une gaieté folle.
ainsi que le sachem, en cas do défaite. j Belle-Plume faisait mille agaceries à
'
Mais aucun guerrier ne répondit à son Sable-Avide, qui les accueillait avec mau-
appel- vaise humeur.
— Ils se seront endormis, :
ponsa-t-il. _ Dona Maria, do son côté, lançait, à don
Et il recommença à taper de son mieux. Matapan ses oeillades les plus amoureuses.
Cependant les femmes avaient trop compté Cependant la flamme du punch baissait.
sur leur force. j Belle-Plume la souilla tout à coup eu di-
Comme tout en se chamaillant elles n'a- ; sant :
vaienl cessé de boire, elles étaient aussi ? — Il est assez cuit.
grises que leurs adversaires. j « Buvons ! »
La colère et l'agitation du combat les ; La liqueur encore brûlante fut goûtée et
achevèrent. déclarée '
exquise.
Elles furent vaincues et demandèrent j En moins de dix minutes, le saladier fut
grâce, i vidé.
Don Matapan n'était pas méchant, et ! Grâce aux manoeuvres de Sable-Avide ct
Sable-Avide adorait sa femme. j de don Matapan, les femmes avaient bu
Ils pardonnèrent. deux fois plus qu'eux.
Les deux couples se remirent à boire. L'effet d'un tel excès ne tarda pas à.'so
Mais Sable-Avide gardait rancune à Belle- produire.
Plume Belle-Plume tomba en murmurant :
Il profita d'un moment favorable pour dire — Encore!... j'ai soif... verse!
tout bas à don Matapan : lit dona Maria, vaincue par lo lourd som-
— Les
squaws nous gênent. meil de l'ivresse, s'endormit bravement le
« Il faut nous on débarrasser. verre aux lèvres.
— Nous en débarrasser? demanda l'cx- Don Matapan considéra sa vieille maî-
gouverneur avec une certaine inquiétude. tresse avec une dédaigneuse pitié.
« Comment l'entends-tu? — Ça voudrait enterrer un buveur de
— En leur faisant boire beaucoup d'eau mon espèce! dit-il en haussant les épaules.
de feu brûlée, dit le sachem. « Ces femelles ne doutent de rien ! »
« Elles dormiront du sommeil de l'ivresse Et il enleva avec précaution le verre à
et nous serons libres. moitié plein que tenait encore dona Maria,
— Ah ! voilà un moyen qui me convient ! le vida d'un trait en
ajoutant :
fit don Matapan. — Il ne faut rien laisser
perdre, puisque
Et, s'adressant aux femmes, il s'écria : nos provisions s'épuisent.
— Mes enfants, je vous
propose de termi- Pendant que l'ex-gouverneur pratiquait
ner la soirée par un grand punch... l'économie à sa manière, son gendre se li-
i « Le punch de la réconciliation ! » vrait à une occupation qui paraissait l'absor-
Cette proposition fut accueillie avec en- ber entièrement.
thousiasme. ... Don Matapan le remarqua.
Belle-Plume et dona Maria se mirent aus- — Que donc là? lui deman-
fabriques-tu
sitôt à exécuter les préparatifs nécessaires; da-t-il en s'approchant. ^
quatre bouteilles de rhum furent versées i « C'est la bretelle de ton fusil, celte cour-
dans une espèce de saladier en métal, et ; roie? »
bientôt la flamme bleuâtre de l'alcool jeta L Sable-Avide fit un signe affirmatif.
W L'HOMME DE BRONZE

— Pourquoi ce bout de bois? questionna « Laisse là ta bretelle de fusil et aide-moi


encore l'ex-gouverneur. ài préparer un second bol. »
« Est-ce que tu veux y mettre un manche, Sable-Avide se rendit avec empressement
à ta bretelle de fusil? à cette attrayante invitation.
— Oui, fit le sachem. Bientôt le rhum flamba de nouveau et nos
— Drôle d'idée! remarqua don Matapan. j deux intrépides buveurs vidèrent encore
« Tu veux donc en faire un martinet, un un plein bol.
fouet à double lanière? Le sachem ne résista pas à ce nouvel ex-
— Oui,
répéta Sable-Avide. ploit.
— Tu as donc à fouetter? Il roula sur le sol et s'endormit entre sa
quelqu'un
— Oui. femme et dona Maria.
— Qui donc?
Le sachem montra Belle-Plume en di- Don Matapan, qui s'était un peu ménage,
sant : avait conservé quelque force et une partie
— La de sa raison.
squaw m'a battu, je veux la battre.
— Malheureux! s'écria don Matapan Il se souvenait d'avoir à son se-
qui appelé
après tout était le meilleur des pères en
. cours les guerriers qui avaient mission de
même temps que le plus faible. le protéger contre les agressions fréquentes
« Tu veux battre ma fille? de dona Maria et de sa fille
— Je veux punir la squaw pâle qui est On n'avait pas répondu à ses cris d'appel,
devenue mon esclave, dit gravement et il avait conçu de l'inquiétude.
le sa-
chem. Les Peaux-Rouges qui composaient sa
— Je te le défends, misérable! garde ordinaire lui étaient dévoués ; ils n'a-
Mais don Matapan aurait dû savoir qu'il vaient jamais manqué de lui porter secours
est difficile do vaincre l'obstination d'un
en toute occasion.
homme agissant sous l'empire de la bois- Que signifiait cette négligence inaccou-
son. tumée?
Or le sachem avait une idée d'homme Il voulut le savoir.
soûl, comme disent les ivrognes, ct il s'y te- Il se dirigea en titubant vers le panneau
nait. de toile qui fermait rentrée de la tente.
Il s'approcha do sa femme endormie etIl sortit.
leva sa double lanière. Malgré l'absence de la lune, qui no devait
Don Matapan essaya de bicarré 1er le
se lever que plus tard, la nuit était splen-
bras. didement éclairée.
Effort inutile ! Les étoiles brillaient d'un feu vif dans les
Sable-Avide le jeta à terre d'un coup de profondeurs du ciel.
coude. Elles se détachaient vigoureusement dans
Le fouet se releva menaçant... les noirs lointains-de l'éther.
Heureusement inspiré, don Matapan s'é- Elles perçaient de leurs scintillants rayon-
cria en tombant : nements le bleu diaphane de notre terrestre
— Punch ! atmosphère.
Ce seul mot épargna une rude correction à Ces milliers de soleils éclairant des mondes
Belle-Plume. inconnus projetaient jusque sur la terre
Le sachem laissa retomber son bras en di- leur lumière pâlie par l'éloignement.
sant : Ils rendaient moins lourde et moins pe-
— Mon frère veut encore boire de l'eau- sante l'ombre qui couvrait la plaine aride
j où campaient les guerriers indiens de don
de-feu?
— Toujours I fit don Matapan en se rele- i Matapan.
i Et l'ex-gouverneur, dont l'ivresse ti"oU"
vant.
LA REINE DES APACHES

blait le regard, pouvait néanmoins aperce- que je tiens à la discipline, je ne me montre


'••''" c-"-i -•'•-'=<.'<•<
••-...... .-, .. :..-,..„
voiries limites extrêmes de son camp. pas.
En sortant de sa tente, don Matapan avait « Je voudrais pourtant bien savoir ce que
été saisi d'abord d'un, profond étonnement. signifie ce sommeil général et extraordi-
Les guerriers chargés de le protéger n'é- naire. ' - ""^..i'i ;->, -, -.: .-.,,,..- ... i
taient pas à leur poste. « Ah! j'y suis !
— La discipline s'en va ! murmura-t-il. « Il sont tous soûls.
»( Il faudra prendre des mesures rigou- « Je suis là à chercher!*.* c'est tout simple
reuses. » « Ce n'est pas la première fois que pa-
Puis il fit quelques pas dehors. reille chose leur, arriver
— Tiens! se dit-il tout haut, tout le monde « Quels pauvres êtres que ces Indiens!
dort. « A part Sable-Avide, mon gendre, il n'y
« Pas de musique, pas de danses ce soir! en a pas un qui* sache boire. »
« C'est assez drôle. Puis, une réflexion lui venant tout à coup,
« Mais il me semble que j'entends des don Matapan reprit :.-:.....,,..
— Mais qu'est-ce
plaintes, des gémissements! que je dis? des bêtises,
« J'en vois là-bas qui ne dorment pas, ou certainement.
ils rêvent qu'ils font, de la gymnastique. «•Nony ils ne sont pas soûls.
« Ils se démènent comme des diables as- « Où auraient-ils pris du vin ou de l'eau-
pergés d'eau bénite de-vie?
« J'irais bien voir ce que c'est, mais j'ai « Décidément, je n'y comprends plus rien.
un peu bu ce soir et je ne me sens pas « Il faut que ces animaux-là aient décou-
solide sur mes jambes. vert tine source d'eau-de-feti. comme ils
« Comme je veux qu'on me respecte et [ disent. <*

L'HOMMEOR BRONZE.— 109 LA REINE DESAPACHES.— 94


740 L'HOMME DE BRONZE

« Après tout, quoi d'étonnant? Don Matapan et Sable-Avide sont sur le


« On trouve bien des sources d'huile. seuil de leur tente.
« Oui, il se passe quelque chose d'extraor- J Ils paraissent complètement remis de leurs
dinaire. ; excès de la veille.
« Demain, j'éclaircirai cela Cependant l^ur visage est sombre, leur
« En tout cas, s'ils ont trouvé une source attitude est indécise et inquiète.
d'eau-de-vie, ma résolution est arrêtée d'a- L'armée, chaque jour sur pied avant le le-
vance : ver du soleil, est encore endormie.
« Je me fixe dans cet heureux pays. » Les bruits accoutumés qui accompagnent
Tout en caressant cette excellente idée, le réveil des guerriers ne se font point en-
tioii Matapan reprit le chemin de sa tente. tendre.
Avant de rentrer, il jeta un dernier coup Pas la moindre agitation, pas un signe de
d'oeil sur son camp endormi en disant : vie.
— Mes enfants, je vous souhaite un som- dans le camp, un silence pro-
Partout,
meil paisible. fond.
« Ne faites que de beaux rêves. Pas une voix humaine, pas un souffle dans
«Bonsoir! l'air.
« Je vais me coucher en pensant que jo , •
Les chevaux ne saluent pas le j our de leurs
verrai bientôt le trappeur Bois-Rude et que ils ne piétinent
joyeux hennissements; pas
je le battrai au Champagne. »
leurs entraves, et le sol ne retentit pas sous
Et l'ex-gouverneur rentra sous sa tente
leurs sabots impatients.
sans faire attention aux gémissements, aux
Le calme qui environne les deux chefs
plaintes lamentables qui partaient de tous
est terrifiant.
les poinls du camp.
C'est l'inattendu au réveil, le vague dans
L'air froid de la nuit l'avait complètement
la réalité succédant à l'incohérence du songe.
grisé*
Il n'entendait, ne voyait plus rien. C'est la sensation partielle du néant cau-
sée par l'absence du bruit; c'est on ne sait
quoi de vide, à la fois menaçant et glacial.
Les lueurs de l'aube blanchissent Le camp est là, il est... puisqu'on le voit;
pâles a
l'azur du ciel à l'orient. mais il semble qu'un souffle destructeur
Les ombres de la nuit fuient rapidement, passé sur l'armée, et l'oeil cherche instincti-
se hâtant d'aller couviir de leurs voiles noirs vement l'ombre de la mort, dont l'oreille
les contrées et les peuples d'un autre hémi- donne à l'esprit le pressentiment sinistre.
sphère.
Cependant don Matapan a conservé un
Peu à peu de légères teintes rosées
animent la froide pâleur de l'aube. vague souvenir de ces plaintes, de ces gé-
C'est l'aurore naissante qui vient dire à la missements qu'il a entendus dans la nuit.
nature : Il pressent un grand malheur.
— Voici la lumière, voici la chaleur, voici Il redoute quelque terrible catastrophe.
le soleil. Il est en proie à une mortelle inquiétude.
« Renais à la vie. » — J'ai peur! dit-il à Sable-Avide.
Et les fleurs s'ouvrent, les oiseaux « H se passe des choses extraordinaires.
l'air s'emplit de bruit : il semble « Ce silence m'épouvante.
chantent,
la terre s'éveille et « Il me semble que notre armée toute en-
que respire.
L'aStre radieux paraît enfin. tière est morte.
Ses chauds rayons dissipent les vapeurs — Mon coeur est troublé, uit le sachenii
matinales, égouttent la rosée et vont ré- et mon esprit s'inquiète.
veiller l'insecte endormi sous la mousse <(Mes narines frémissent comme celles
du coursier frappées par les senteurs acres
épaisse des grands bois
LA REINE D.'.S APACHES 747

et fétides qui Se dégagent d'un champ de '; Ils arrivèrent à l'endroit Où l'on avait par-
repos funèbre. qué et entravé les chevaux et mulets,:.
« Mon frère a flairé un désastre: Pas un de ces animaux n'était vivant.
« Q'il m'accompagne. Le souffle mortel qui avait foudroyé les
« Nous allons visiter le camp. » ! hommes n'avait épargné aucun être. I
Pâle, tremblant, Vacillant sur Ses jâtiibes ' C'était une scène navrante, lugubre, épou- J'
suivit Sable-Avide. i van table.
grêles, l'ex-gouverneur
Ils arrivèrent à un feu où fumaient encore Partout la mort. I
quelques tisons. | Partout la désolation. \
Dix Indiens étaient là étendus, iinmobiles | Le camp n'était plus qu'un immense char-
ct paraissant sommeiller. i nier!...
Sable-Avide s'approcha et posa la main
sur la poitrine nue de l'un des guerriers. Don Matapan et Sa*i>le-Avide, mornes et
— Mort! dit-il d'une voix sourde. silencieux, se dirigèreitt vers leur tente. ..
Il se pencha vers un second, lui prit le A chaque pasy ils étaient obligés de se dé-
bras et le souleva. tourner pour ne pas se heurter contre les
Le membre était rigide et lourd. cadavres.
— Mort ! répéta le sachem. Ils arrivèrent près de la fontaine située au
Il toucha un troisième Indien. centre du camp.
— Mort! dit-il encore.. Les' morts étaient plus; nombreux sur ce
Don Matapan le regardait d'un air abruti. point.
Il suivait tous ses mouvements d'un oeil Sable-Avide rompit le premier le silence.
Superstitieux comme tous ceux de sa
égaré.
Il était stupéfait, consterné, anéanti. race, il ne voyait qu'une vengeance -du:*/ciel
— Tous morts! murmura-t-il ou du mauvais esprit dans cet anéantisse-
d'une voix à
ment de tous ses guerriers.
peine intelligible. — Le grand Vacohdah
« Pas une blessure!... est terrible quand
il punit, dit-il, mais il est juste. .
« Pas une goutte de sang!...
« S'il a permis que la mort touche mes
« Qui donc les a tués?...
« Quel les a fou- frères, c'est qu'ils étaient coupables. »
fléau, quelle peste Don Matapan ne croyait guère au surna-
droyés?... turel et il faisait volontiers bon marché
— Que mon frère ne se lamente de
pas l'influence divine en toute circonstance.
comme une squaw,,,dit Sable-Avide avec
La réflexion absurde du sachem le tira do
une résignation et un calme tout indiens.
la noire rêverie qu'il subissait.
« Allons visiter les autres feux. » — Coupables de
fit un èffèrt suprême ; il quoi? fit-il en haussant
L'ex-gouvernetir
les'épaules.
put marcher. « S'ils sont coupables de quelque mauvaise
Il suivit le sachem.
action, ne le sommes-nous pas autant
Mais ses genoux tremblaient, ses dents
qu'eux?
claquaient comme s'il eût gelé à vingt de- « Alors, pourquoi es-tu vivant et moi
grés, et une sueur froide lui perlait au front. aussi?
Les deux chefs arrivèrent à un autre « Et d'ailleurs, les chevaux, qu'avaiemVils i
groupe : fait? |
Encore des cadavres !... «Sont-ils doués de raison, pour que lo
Ils passèrent à un troisième, à un qua- Vacondah les frappe?»:: ;-L,,UI , *
trième : Embarrassé par cette question, le sachem
Touj ours des cadavres !... ne répondit pas. h/ ii; ;;;n ,
Ils parcoururent tout le camp : — Il faut chercher une explication plus
Toujours, toujours des cadavres!.. raisonnable, reprit don Matapan. ^
748 L'HOMME DE BRONZE

« Et d'abord, si j'en crois mes pressenti- : Ces cris avaient quelque chose de saisis-
ments, nos hommes sont morts victimes d'un ! sant, de funèbre, de lugubre.
ou de plusieurs gredins" ayant intérêt à Ils semblaient venir d'en haut.
anéantir notre armée. Don Matapan et Sable-Avide levèrent la
« Quels sont ces scélérats? Je n'en sais tête.
rien encore, mais ce dont je suis bien certain, — Les vautours! dit le sachem.
c'est qu'ils existent. » — C'est épouvantable! s'écria don Mata-
Et se rapprochant de Sable-Avide, Tex- pan avec un tremblement d'horreur et de dé-
gouverneur lui dit avec une conviction pro- goût.
fonde : « Assister à ce hideux festin!...
— Sachem, nos guerriers sont morts em- « Voir déchiqueter les cadavres de nos
poisonnés ! malheureux compagnons !...
—Empoisonnés!" « Impossible de les enterrer!...
« Gomment? « Ah ! je ne veux pas regarder !... »
— Oui, répéta don Matapan en désignant Et, se couvrant le visage d'un pan de son
la fontaine. manteau, le pauvre homme se laissa tomber
« Cette eau contient un poison mortel. sur le rocher qui dominait la source.
« Hommes et animaux en ont bu : Calme, mais profondément triste , le sa-
« Ils sont morts. chem s'accroupit silencieusement à côté de
« Ma fille, dona Maria et nous deux, kii.
nous n'en avons pas avalé une goutte. Mais quelle que soit la catastrophe qui
« Nous vivons. » frappe l'homme, le vice qui lui est cher le
Le sachem, frappé de ce raisonnement, domine toujours.
hxa un sombre regard sur l'eau claire de la Don Matapan était buveur : une pensée
fontaine. ..-..... l'obsédait.
Il semblait réfléchir. [1 écarta lentement les plis du puncho qui
En réalité, il observait. cachait ses traits, et, d'une voix convaincue,
Tout à coup il tressaillit, prit la main de il dit avec l'accent du triomphe :
don Matapan et la serra en disant : — S'ils n'avaient pas bu d'eau, ils vivraient
— Mon frère a l'esprit subtil. encore !
« Sa pensée est rapide ; elle va droit au Propos inconséquent, mais cri du coeur
but comme une flèche habilement lancée. Le malheureux oubliait dans sa douleur
« La vérité a parlé par sa bouche. que depuis deux jours lès provisions de vin
• « Nos frères sont morts empoisonnés. et d'eau-dè-vie étaient épuisées.
— La supposition est au moins très-vrai-
semblable,' observa don Matapan.
— Je ne suppose pas, reprit le sachem, car CHAPITRE CXXVII
mes yeux ont vu.
Et comme ; l'ex - gouverneur paraissait Là SOIF!
étonné :
— Que mon frère regarde, continua Sable- Un bruit sourd se fait entendre.
Avide en étendant le bras du côté de la fon- Apèin'è perceptible d?abord, il augmente et
taine. •-' , devient îp'lus distinct.
« Il voit ce petit oiseau sur l'herbe? On dirait le galop d'un cheval accompa-
« Il a bu quelques gouttes de cette eau et gné de la cadence lourde et régulière d'une
soudain la. mort l'a frappé... » compagnie ^marchant au pas. -
Au loin, dans la plaine aride, un point
En ce moment, plusieurs cris aigus, stri- mobile et gris comme une épaisse vapeur
dents et prolongés rompirent le silence qui C'est le nuage de poussière que produit
régnait sur le champ de mort. la marche rapide de deux hommes :
I.A REINE DES APACHES 749

Ces deux hommes ne sont autres que To- « Avançons. »


maho et Sans-Nez éclairant la route que doit Ils reprirent leur marche.
suivre la caravane. Nouvel effroi du cheval, nouvel écart,
Le géant, qui n'a jamais pu, trouver un nouveaux cadavres.
cheval assez fort pour le porter, est à pied. Ils avancent.
Son pas lourd ébranle le sol assez.puis- Des morts de tous côtés !
samment pour produire l'illusion d'une — Nom de nom! s'écria Sans-Nez.
troupe nombreuse. « Je n'ai pas peur; ;mai s le coeur me bat
Sa marche est d'ailleurs excessivement tout de même.
rapide ; Sans-Nez, qui est à cheval, ne « Tous claqués, les soldats do Matapan!
le suit qu'à grand'peine, et il se trouve « Il y a donc eu une rude bataille?...
souvent dans la nécessité de, lui demander — Il
n'y a pas eu de bataille, dit le géant
de s'arrêter pour laisser souffler sa mon-
qui avait examiné plusieurs corps.
ture. « Je ne vois pas une blessure. ,
Cependant les deux éclaireurs avancent — Alors, qu'est-ce que ça veut dire? fit le
rapidement. Parisien. -•>•
Ils savent qu'ils doivent trouver de l'eau « Je suis complètement dérouté.
dans ces parages, et la soif qu'ils endurent — Le grand Vacondah souffle le vent do
depuis plusieurs jours ajoute singulièrement la mort sur ses enfants qui l'outragent, dit
à leur ardeur. sentencieusement Tomaho.
Ils arrivent enfin à la limite du camp indien. — Eh bien ! c'est d'un bon père ! fit Sans-
Rien . d'extraordinaire n'a encore attiré
Nez en ricanant.
leur attention, si ce n'est cette quantité de
« En tout cas, il peut se vanter d'avoir l'ha-
vautours planant toujours dans l'air, mais » >
leine forte, ton Vacondah.
n'osant pas s'abattre.
Et, du haut de son cheval promenant ses
Et à ce sujet Sans-Nez avait fait cette ré-
flexion judicieuse : regards de tous côtés j le Parisien reprit :
— Il n'y a pas; à dire, tout y a passé, même
— Tiens! il parait qu'il y a de la
charogne les chevaux.
par ici !
« C'est à en attraper la fièvre.
Mais tout à coup le Parisien cessa de bâil-
« Mais qu'est-ce que je Vois là-bas?
ler aux vautours : un violent écart de son
. — C'est le rocher où se trouve la source,
cheval faillit le désarçonner.
— Qu'est-ce dit'le géant.
qu'il a donc, ce carçan-là?
s'écria-t-il eu reprenant son équilibre. « Deux hommes sont dessus, immobiles.
— Il a eu peur d'un homme mort, dit « Je reconnais don Matapan et Sable-
Tomaho en montrant le cadavre d'un Indien Avide.
étendu près d'un buisson. — Morts aussi, probablement, dit Sans-
« C'est une sentinelle qui a été surprise et Nez.
tuée derrière ce fourré où elle s'abritait. « Allons voir! »
— Eh! mais je,ne me Ils reprirent leur marche et s'arrêtèrent à
trompe pas! s'écria
Sans-Nez. dix pas de la fontaine.
« Ce costume impossible... Le sachem et le gouverneur, abîmés dans
« C'est un guerrier de don Matapan. leurs douloureusespensées, ne les entendaient
— Mon frère a raison, dit Tomaho en re- ni ne les voyaient.
tournant le cadavre. « Ah çà! sont-ils morts? se dit Sans-Nez.
« Et moi, je me suis trompé. « On le dirait.
« Il n'est pas blessé. « Voyons un peu ! »
— Alors, c'est
qu'il est venu au monde Et il cria de toute sa force :
comme ça, fit Sans-Nez avec son insouciance .— Ohé! du canot!
habituelle. | « Avez-vous perdu le nord? M
750 L'HOMME DE I3RONZE

Les deux hommes bondirent en même ] H indiqua l'est.


temps. Il sembla que Tomaho attendît ce rensei-
— Ah! ah! fit le Parisien dont rien ne g
gnement, car il s'éloigna aussitôt, à pas de
pouvait arrêter la verve gouailleuse. g
géant, du côté désigné.
« Voilà ce que j'appelle se réveiller en Il revint au bout de dix minutes.
cerceau. — Mon frère a eu tort de ne pas montrer
« Allons, descendez de votre piédestal! rplus de défiance, dit-il gravement.
« Venez nous raconter vos malheurs. « Les trente cavaliers qu'il a vus sont des
« En attendant, je vais faire boire mon j
pirates de la bande de John Huggs.
cheval et m'abreuver moi-même. — Et la Couleuvre est avec eux? s'écria
« J'ai une soif!... {
Sans-Nez.
« Viens-tu boire un coup, Cacique ? — Oui, fit le géant.
« C'est moi qui régale. » « Cet homme est un grand sorcier.
Et le Parisien fit quelques pas vers la fon- « Il possède des secrets terribles.
taine. « On l'a vu tuer des hommes rien qu'en
—' Arrêtez ! s'écria don Matapan. ]
les touchant.
« Ne buvez pas ! — Pour cette fois, affirma le Parisien, le
« L'eau est empoisonnée ! Cacique ne se trompe pas et n'exagère aucu-
— Hein? fit Sans-Nez en reculant vive- nement.
ment. « Ce la Couleuvre passe pour un empoi-
« Pas de mauvaise blague ! sonneur depremièi'e force.
« J'ai soif... sérieusement. « Il n'y a pas de temps à perdre ; ilfaut
— Je vous donnerai du vin, dit le gouver- retourner sur nos pas et prévenir le comte.
neur en descendant du rocher suivi de Sa- — Que mon frère monte à cheval et re-
ble-Avide. tourne seul, dit Tomaho.
— Comment savez-vous que cette eau est « Je l'attendrai ici,
empoisonnée ? demanda le Parisien qui en- « La caravane n'est pas éloignée.
trevoyait déjà toute la vérité. « Depuis longtemps déjà, j'entends le
Le sachem montra le camp jonché de ca- bruit de sa marche. »
davres, deux larmes s'échappèrent de ses Et, explorant du regard l'horizon à l'ouest,
yeux, traçant deux lignes brillantes sur ses le géant ajouta :
joues cuivrées, et il dit d'une voix sourde: — J'aperçois l'avant-garde là-bas.
— Nos guerriers ont bu : . . — Quel oeil et quelle oreille ! dit Sans-Nez
« Ils sont morts!... », , en se remettant en selle.
Puis don Matapan, prenant la parole à « A. bientôt ! »
son tour, raconta en détail ce. qui s'était Il piqua des deux et s'éloigna au galop.
passé.
Et Sable-Avide ne manqua pas de complé- Un quart d'heure après, il était en présence
ter le récit de don Matapan en faisant re- de M. de Lincourt.
marquer qu'une troupe de cavaliers avait — Que se passe-t-il donc? demanda celui-
quitté la fontaine à leur approche. ci étonné de ce brusque retour du Parisien
— Quelle était cette et frappé surtout de son air séïioux.
troupe? demanda Sans-
Nez. — Il se passe des choses terribles, dit
i « La connaissez-vous? Sans-Nez.
— Non, fit le gouverneur. « Vous savez, l'armée dé don Matapan.
« Je ne m'en suis pas occupé. qui a délivré le colonel et Grandmoreau?
« Je sais seulement qu'il y avait une tren- — Oui.
taine de cavaliers. « Eh bien?
« Je les ai vus s'éloignant dans cette di- — Anéantie !
rection. » « Bêtes et gens, tout est mort, excepté don
LA REINE DES APACHES 751

Matapan, Sable-Avide et leurs femmes. « Je ne puis donner qu'un inutile rensei-


« La fontaine à laquelle nous allons arri- gnement:
ver a été empoisonnée par la Couleuvre. « Ce poison est végétal et il n'est pas com-
« Sable-Avide, qui amenait ses guerriers pris dans là nomenclature de Ceux que la
à la reine, nous a précédés de douze heures. science a classés et analysés.
« Les malheureux Indiens, mourant de — Je Vois, dit le comté avec un triste sou-
soif comme nous, ont bu, et naturellement rire, que les chimistes ont encore bien des
ils ont tous cassé leur pipe, comme dirait découvertes à faïre.
liouléreau. Et, s'adressant à don Matapan, il ajouta :
— Cette catastrophe est épouvantable, dit — Ne m'avez-yous pas offert le reste de
le comte, mais elle nous sauve. votre provision de vin et d'eau-de-vie?
— Permettez! objecta Sans-Nez;le danger — En effet, dit le gouverneur.
de mourir empoisonné est écarté, mais nous — Fort bien ! reprit le comte.
avons la perspective de mourir de soif, ce « C'est l'affaire de quelques minutes.
qui n'est pas absolument consolant. « Burgh, veuillez donc donner des ordres
— C'est vrai ! fit le comte avec un fronce- à ce sujet!
ment de sourcils. — Aôh !
yes, fit l'Anglais en s'éloignant.
« Toutes les sources seront empoisonnées — Je voulais encore vous demander quel-
sur notre chemin. que chose, dit le gouverneur à M. de Lin-
— Parbleu ! c'est clair ! dit Sans-Nez. court.
M. de Lincourt comprima un mouvement — Parlez, senor !
de colère, et s'adressant aux principaux lieu- — Je ne
puis penser sans horreur, dit le
tenants, qui l'entouraient et qui avaient en- ; gouverneur, que les cadavres de mes pauvres
tendu comme lui le rapport du Parisien : Indiens vont devenir la proie des vautours
— Nous touchons le but, leur dit-il. et des coyotes. i
« Il n'y a pas à reculer. « Donnez-leur, je vous prie, une sépulture
« De nouveaux retards pourraient détruire digne d'eux. »
nos combinaisons. M. de Lincourt réfléchit une demi-minute
« Marchons ! » et répondit :
Une approbation enthousiaste accueillit — Senor, votre demande est d'un homme
cette énergique résolution. de coeur.
Une demi-heure plus tard, la caravane sta- « Elle vous honore, et, permettez-moi de
tionnait auprès de la fontaine. vous le dire, elle ajoute à l'estime que j'ai
Et M. de Lincourt, questionnant don Ma- pour votre personne. »
tapan et Sable-Avide, complétait autant que Don Matapan crut devoir s'incliner devant
possible les renseignements qui lui avaient ce compliment.
été donnés sommairement par Sans-Nez. — Pourtant, reprit le comte, je ne vous
Pendant cet entretien, M. de Senneville, donnerai pas satisfaction, et cela pour une.
aidé des docteurs du Bodet et Simiol, tentait seule et unique raison :
d'analyser l'eau empoisonnée. « Le temps nous presse.
Quand il eut terminé ses expériences, il « Nous manquons d'eau.
dut avouer son impuissance. « Vraisemblablement, nous trouverons en-
— Résultats absolument négatifs ! dit-il au core les sources sur notre
empoisonnées
comte. route.
« Nous trouvons bien les traces d'une sub- « Il me paraît donc nécessaire de repren-
stance étrangère dans cette eau, mais il dre notre marche sans aucun retard, afin
.nous est impossible de spécifier la nature de d'arriver aux sources prochaines avant les
cette substance. empoisonneurs, s'il est possible.
« Elle est rebelle à toute puissance dé- « Songez qu'en agissant ainsi je sauverai
composante ou réactive. probablement ma caravane, tandis qu'en
752 L'HOMME DE BRONZE

m'attardant à enterrer vos morts, je perdrais — Cacique, dit Sans-Nez en abordant


un temps précieux. I Tomaho, je voudrais bien savoir si par ha-
« Or, mon cher gouv erneur, vous convien- sard tu ne serais pas sorcier.
drez qu'en pareille alternative, il. vaut beau- — cette question dans la
Pourquoi
coup mieux abandonner des morts que de bouche de mon frère ? fit le géant.
le salut des vivants. » — Parce qu'il nous semble, à Bouléreau
compromettre
Don Matapan dut se rendre à ce raisonne- et à moi, que tu viens défaire des invoca-
ment d'une irréprochable logique. tions magiques, là-bas, sur le rocher de la
Sans plus tarder, M. de Lincourt .fit circu- fontaine.
ler l'ordre de reprendre la marche en avant. — Mes frères sont des enfants curieux et
La caravane entière s'ébranla. étourdis, fit gravement Tomaho.
« Ils regardent sans voir!
Seul un homme s'attarda auprès de la « Ils entendent sans comprendre !
fontaine. « Qu'ils m'écoutent.
C'était Tomaho. « Les braves guerriers qui dorment là du
Bouléreau et Sans-Nez, qui avaient remar- grand sommeil sont abandonnés.
qué l'absence du géant, étaient également . « Les jongleurs des tribus et les maîtres
restés en arrière et, se tenant à distance, ils du grand voyage n'ont pas été rassemblés,
observaient le Cacique. pour mettre leurs esprits dans le chemin qui
Ils le virent monter sur le rocher de la conduit aux prairies heureuses du Vacon-
fontaine. dah.
De ce point, il dominait tout le camp des « Je ne connais pas les mots magiques de
Indiens. nos jongleurs et ne puis accomplir la céré-
En le voyant ainsi immobile sur son pié- monie de l'enterrement indien.
destal de granit, Sans-Nez et Bouléreau ne « Mais j'ai un habit sacré qui m'a été
admirative. donné par le grand-prêtre d'Austin et je sais
purent retenir une exclamation
— Il est superbe ! fit le squatter. comment il faut prier le Dieu des Visagcs-
— On parle du colosse de Rhodes, dit le
; Pâles.
et on prétend que des barques lui j — Alors, fit Sans-Nez, tu leur as donné
Parisien,
passaient entre les jambes. i ta bénédiction, aux soldats de don Matapan?
« Eh bien ! je suis presque sur que ce fa- — Oui, j'ai invoqué pour eux le Dieu des
meux colosse de bronze n'était pas plus grand chrétiens, dit Tomaho.
» — Bonne idée ! s'écria le Parisien.
que le Cacique.
et tout en faisant leurs ré- « Recommander des adorateurs du Vacon-
Cependant,
flexions, les deux trappeurs continuaient à dah à Jésus, ça ne s'est jamais vu.
observer leur compagnon. « Mais dis-moi, Cacique, tu connais donc
Ils le virent tirer de son sac de chasse la les paroles qu'il faut prononcer pour bé-
fameuse chape dorée que lui avait donnée nir?
tant bien que — Je les connais, dis le géant.
l'évêque d'Austin, l'ajuster
mal sur ses larges épaules, puis étendre les « Je les ai entendu répéter plusieurs fois
bras comme un prélat bénissant la foule. par le prêtre qui m'a donné le manteau
Après être resté quelques secondes dans sacré.
cette posture, le géant ôta sa chape, la remit « Il faut dire : Dominus vobiscum.
dans son sac, descendit du rocher et allongea — C'est tout à fait ça! s'écria Sans-Nez.
le pas pour rejoindre la caravane. « On n'a pas plus de mémoire.
Sans-Nez et Bouléreau l'attendaient au « Cacique, c'est très-bien, ce que tu viens
passage. de faire.
Ils étaient fort intrigués, car ils ne s'expli- « Par ton moyen, les âmes des guerrier»
quaient pas très-clairement cette espèce de de Matapan sont toujours sûres de trouver
cérémonie dont ils venaient d'être témoins. ! à se caser.
L^.\ REINE DES APACHES 753

«C'est le principal. Trois minutes; après, la pauvre bête se tor.


dait dans les dernières convulsions. ; ;?
« Si le Vacondah leur interdit ses terri- La situation devenait critique.
toires de; chasse/^saint: Pierre leur ouvrira le Il. fallut camper, malgré la nécessité de
paradis. ; ;;... -.,,,,•/ » forcer la marche ;et de chercher à, découvrii
— AtnenJ. dit Tomaho déçidémentvtrès- d'autres sources. !.,.>. rh ^.!;^-' f, -j : >.l
ferré sur la liturgie. ,..„,.,-. \ Bêtes et gens tombaient de fatigue.;
Sans-Nez et Bouléreau, .étonnés tous deux, Cependant 'J.a> soif tenait tout lé monde

s'entre-regardèrent, puis ils s'éloignèrent éveillé; : ....':...,,., ,.,;, ,.
pour rire,.à.leur aise. Chacun cherchait à diminuer ses souf-
Tomaho continua droit son chemin, frances. .'!'.:-;!!<r;! -'. ['
comme un brave homme qui croit avoir Les uns mâchaient des herbes ou se met-
accompli un devoir. taient des cailloux dans la bouché, h
Ce jour-là, la caravane doubla l'étape Les autres ; arrachaient.! quelques rares
qu'elle devait fournir. touffes d!arbustes, écorçaiènt les racines
Malgré la fatigue, malgré la soif, qui"toiiî- et suçaient le bois imprégné'd'un peu de
mentait les hommes et lès animaux, douze sève; .^IM-J i: .;•,: - l.'.-ua;;': "ri :if: -Aux?,
lieues dé prairies furent franchies. Mais de. -,tous -,ces expédients -, le meilleui
Il s'agissait d'atteindre une seconde source ne valait pas grand'chose, et les souffrances
que plusieurs trappeurs connaissaient, et augmentaient. ?/.-,i :.;,,/.; <v~;•
dont ils avaient indiqué la situation. La nuit entière se passa, en allées et ve-
Oh y arriva avant le coucher du soleil. nues, en recherches infructueuses.
M. de Liiicôurt; qui avait! formellement Les esprits faibles s'abandonnaient déjà
défendu à qui que ce soit de boire un verre au désespoir^yetYles caractères.» les mieux
"
d'eau sans; son autorisation,' vérifia lui- trempés ne pouvaient cacher leur inquié-
même hv qualité de*l'eàu> ;do cette nouvelle tude.^ ; <j,i A T-/iVi!f.j-ii,: M.-i-iv.^y; 3r>v:.-..rfV.ï j-v.
fontaine. Une pareille situation se prolongeant
Il se fit amener'un mauvais cheval et'le pendant deux jours encore, la caravane était
laissa boire. irrémédiablement :
perdue;
L'HOMMEOE BRONZE -» 110 LA HEINE DES APÀCHIT, - 95
754 L'HOMME DE BRONZE

Cependant le jour vint. Pas d'allées et venues comme d'habitude.


Il fallut se remettre èlWfijBJKj^e. «"• i Pas de groupes réunis* autour d'un feu et
M. de Lincourt fit distribuer en sa pré- causant. ..y.
sence tout ce qui restait de vins; de liqueurs Personne ne dorty pourtant. _
et d'eau-de-vie. La soif ardente tient tout la monde
La part dfi'chàcun n'était pas grosse, mais éveillé.
elle suffit pour rendre un peu d'énergie aux Mais on n'entend pâs: une plainte, pas un
faibles et pour augmenter l'ardeur des gémissement.
forts. On sbûffrë'en silence.
On se remit en marche. Soudain ce palme prpfondesfc troublé par
Pendant la journée, trois nouvelles de bruyants éclats de Voix.
sources furent découvertes. Ce sont les' docteurs dûfiodet et Simiol
Mais on dut passer outre. qui se disputent.
Comme les autres, elles étaiént'ëmpoisôn- Ces deux amis éternellement en querelle
nées. Sont, comme tout le monde, torturés par la
La nuit vint, et pas une goutte d'eau, soif.
plus de vin, plus rien. , Mais le besoin de se chamailler est tel chez
Plusieurs chevaux avaient déjà succombé, eux qu'ils oublient leur mal pour s'invecti-
et quelques hommes étaient malades. ver.
Le péril prenait des proportions terribles. Us sont à l'entrée de leur tente, criant et
Là catastrophe approchait; menaçante et comme des forcenés.
• gesticulant
inévitable. >
Simili surtout se distingue par une mimi-
Les hommes; d'élite parmi les trappeurs
que endiablée.
commençaient eux-mêmes à désespérer. — Toujours la routine! s'écrie-t-il.
Grandinoreaù ''était sombre, taciturne, « Vous n'en sortirez pas !
irritable ; il ne cherchait pas à dissimuler ses « Vous parlez des plaines arides de la
inquiétudes. ' Champagne.
Tomaho ne parlait'plus que 'de sorciers, « Vous les comparez à celles que nous tra-
et il adressait de nombreuses et touchante*
' versons.
invocations au» génies des eaux;
« Je n'ai rien à dire à cela, quoique cepen-
Bois-Rude trouvait injuste que l'homme dant vous puissiez vous tromper, quoique
né puisse pas, comme? lé châmeauy -boire
vos souvenirs soient peut-être d'une fidélité
pour huit jours. contestable.
L'Anglaiâ John 'Burgh passait sott temps à — Mon observation est exacte, affirma du
regarder lé ciel, à consulter un petit baro-
Bodet.
mètre de poché et à prédire la pluie.
— Je l'admets, reprit Simiol.
Bouléreau ne fumait plus, il chiquait.
« Mais votre raisonnement n'en est pas
Sans^Nez^ résumait enfin tous les avis en
disant : « moins absurde.
— Si nous ne trouvons «La couche superficielle des deux ter-
pas d'eau demain,
nous' sommes: f..... rains est la même, je le veux bien.
« Mais.;S'ensuit-il:. que les spus-rsols,soient
également et invariablement les, mêmes?.
« Déduction insensée, sans:base aucune!
CHAPITRE CXXVIII
« Simpleaffirmation d'ignorant! ,.
DE L'ÉTRANGE
AVENTUREQUIADVINT
A DUBODÉT — Monsieur! fit du Bodet d'un air mena-
;;;• ETA SIMIOL çant.
Î « Ménagez vos expressions; ;; -,>
La consternation est ^générale, i>• « Ne m'obligez pas à vous renvoyer «05
j
Le camp est silencieux. I insolences avec preuves à l'appui.
LA REINE DES APACHES 755

« Et d'ailleurs, sur quoi basez-vous votre — D'abord, fit le comte, de quoi s'a-
|
dire? git-il?
« Comment — Voici,
procédez-vous? reprit dû.Bodet.
— Je ne connais
qu'une chose, moi, dit « Moi, je .suis.;.pour .une;profondeur d'au
Simiol, l'expérimentation. moins 40;mètres; et à l'appui de mon opi-
« Et dans le cas présent je procède comme nion je cite des textes, je me base sur des
vous, par analogie, par comparaison, t théories que; F Académie...
« Mais j'observe sérieusement et je n'af- — L'Académie ! s'écria Simiol; voilà bien
firme rien à la légère. ces savants à jetons de présence!
« Or, sachez,monsieur, que j'ai Vu de près : « Je m'en .moque, moi, de votre Acadé-
certaines falaises du Colorado et que nous mie !
sommes ici dans une vallée exactement sem- « Elle. n!est pas venue, je suppose, exami-
blable à celle où coule ce fleuve. ner les couches géologiques des falaises du
« D'où je conclus que nous avons : Colorado?
« 4 mètres de terre et sable siliceux cal- « Je maintiens mes 30 mètres.
caire, 18 mètres de glaise jaune et noire en — Messieurs, dit le comte, votre discus-
2 couches, 5 mètres de marne et 3 mètres sion peut être fort intéressante ; mais je vous
dé roches vertes, friables, à l'état de forma- ferai remarquer encore une fois que je n'en
tion : au total, 30 mètres, ni plus ni moins. I connais pas le motif.
« Je ne sors pas de ce chiffre. I — C'est bien simple, dit Simiol.
— Ridicule entêtement ! fit du Bodet. « Nous ne rencontrons pas une source
« Chiffre de fantaisie !
qui ne soit empoisonnée, et le manque d'eau
« Aucune théorie admise ne vous permet '
peut causer la perte de. la caravane entière.
un pareil écart. « Alors nous avons pensé à creuser un
« C'est à 40 mètres au moins qu'il faut
puits.
descendre. — Un s'écria M. de Lincourt avec
— Eh! vous voilà bien avec vos théories! puits!...
un tressaillement de joie.
s'écria Simiol.
« Excellente idée!
« Je m'en moque, dos théories! je dis et
« Et vous êtes là à perdre votre temps
redis 30 mètres, pas un pouce de plus! » dans une vaine discussion?
— Permettez! observa du Bodet; il s'agit
Cependant le comte et M. de Senneville, de la science, et je devais combattre avant
tourmentés par la soif et rêvant aux moyens tout les idées fausses de mon honorable con-
de sauver la caravane, se promenaient dans frère !
le camp. — Il était bien plus simple de chercher la
Leur attention fut attirée par le bruit de preuve tout de suite, reprit le comte.
la dispute. — Pardon!
objecta Simiol; nous devions
Ils se dirigèrent du côté de la tente des d'abord nous entendre sur l'exposé du pro-
deux docteurs. blème.
Ceux-ci les aperçurent et vinrent à leur — Soit! fit M. de Lincourt.
rencontre. « Mais, en attendant que vous soyez tombés
— Messieurs, dit du Bodet, je vous fais d'accord sur ce point important, je vais faire
juges de notre différend. commencer à creuser.
« Mon honorable confrère, dont vous con- « Les pompes qui ne devaient nous servir
naissez les audaces novatrices, prétend... que plus tard, pour le Secret, nous seront
— Soit! Simiol; vous allez très-utiles.
interrompit
voir jusqu'où — Des pompes?... observa M. de Senne-
peut mener cette roiitine ab-
surde dont ne veut pas s'écarter mon honoré ville ; à quoi bon?
j collègue. « Les profondeurs de forage prévues par
756 L'HOMME DK. BRONZE

ces messieurs sembleraient indiquer qu'il A la nouvelle; que l'on.: creusait un puits,
s'agit d'un puits artésien. une joyeuse espérance anima les chasseurs.
— Non
pas! fit du Bodet. Toute la caravane ;vint, se, ranger au bord
« Puits ordinaire s'arrêtant à la première de l'orifice et chacun suivait le travail avec
couche, aqueuse et; récoltant en outre les eaux anxiété. '.,.;;;•. ;.-.'
dé surface. '<• ;••..-' Au point du jour, le puits avait déjà 10 mè-
— Evidemment! ajouta Simiol. tres de profondeur. ; . .j ..;.,:.
: «^Source à niveau constant... '- Grâce à la merveilleuse habileté des
— Je n'ai pas l'intention de soulever une squatters ainsi qu'à une ingénieuse combi-
nouvelle discussion, *eprit;M. de Senneville ; naison permettant de faire fonctionner deux
mais je soutiens qu'à une telle profondeur, treuils en même temps, on creusait plus d'un
et en cet endroit de la plaine, vous trouverez mètre et demi,à l'heure,
une nappe jaillissante. Tour à tour des escouades de, travailleurs
Les deux docteurs échangèrent un regard se relayaient, les.uns remontés, les.autres
et un sourire. ,,-.. , descendus, à l'aide des deux .manivelles qui
Ils sei trouvèrent d'accord pour dénier servaient, bien entendu, à ramener les terres
absolument l'opinion, du baron. hors du puits.
Ce fut d'un air.idédaigneux que du Bodet Du Bodet et Simiol, tantôt à l'orifice, tantôt
lui répliqua : au fond du puits, prenaient une part active
— Je n'entreprendrai pasde changer votre aux travaux.
manière de voir ; ,1a,tâche serait trop facile. Hs ne perdaient pas toutefois une occasion
— En certain es.çirçonstanÇ,es» une négation de se Communiquer leurs impressions, et
devient une concession, : ajouta Simiol avec comme elles différaient le plus souvent, c'é-
un imperceptible haussement d'épaules. taient des disputes à n'en plus finir.
M. de Senneville n'était pas homme à en- L'examen des terres, des sables, des glai-
tamer une dispute parfaitement inutile d'ail- ses, des pierres, leur fournissait le moyen de
leurs, et il se contenta de répondre avec as- n'être jamais d'accord et par suite d'échanger
surance : des propos plus aigres que doux et dégéné-
— Prenez garde, messieurs, que les faits rant toujours en invectives peu académiques
ne viennent vous, donner un formel démenti! et encore moins parlementaires.
— Enlin, conclut M. de Lincourt, qu'il M. de Senneville et le comte assistaient au
s'agisse de puits artésien bu autre, de source forage, et le baron disait en tortillant sa
à niveau constant ou de source jaillissante, moustache :
— J'ai dans l'idée que nos deux docteurs
peu importé !
« Creusons d'abord. seront cruellement atteints dans leuramour-
« Tout le mondé souffre,' nous avons déjà propre et peut-être singulièrement punis.
des malades, il n'y a pas de temps à perdre. » « A vingt mètres, si je ne me trompe,
Et ayant iihmèdiatémerit fait appeler l'eau doit jaillir.
Boiiièreaû^il le mit au'courant de la situa- «Je Vais en prévenir: les travailleurs et
tion. '" ' ' rA \ leur à quels indices il sera temps
indiquer
Celui-ci, enchanté de l'idée qu'on le char- de quitterprécipitamment.le.puitsY»
geait d'appliquer et se voyant déjà dans Et le baron eut un entretien.assez long
ï'é'àûjusqû'aû'mehtôiij'jètaisachîque, bourra avec Bouléreau qui fit continuer le travail
une pipe, l'alluma et rlrten s'élbignant : ; non sans rire dans Isa.barbe. ...
'— Faùt-il'qué'jé' Sois bête pour n'avoir pas Cependant, vers le. milieu ,de, laf,jonriiéc,
01 ; - i on en.était à une ^profondeur de
pensé à ça plùs^tSt! arrivé
Un quart d'heure après, le chef dès isquatr quinze mètres. ., . ..
ters, avec Une équipe. dé>.vingt de séshon> Les terres ; de .déblai : forment déjà une
mes les moins souffrants, sei mettait;coura- véritable colline, et les différentes ; couches
geusement à la besogne. du sous-sol que l'on traverse sont ou friables
LA REINE DES APACHES 757

na un certain signal à Bouléreau qui déjà


ou compactes, mais invariablement sèches. prenait certaines dispositions.
On a rencontré du sable blanc très-pur, Soudain un sourd grondement se fait en-
des argiles ferrugineuse?, des marnes à tendre, et presque; en même temps: Boulé-
peine crevassées et très-blanches, puis des, reau et les ; hommes qui travaillent avec lui
glaises, des roches vertes, et toujours pas tei demandent précipitamment à remonter.
moindre trace d'humidité. Aussitôt le,baron s'élance .et s'écrie ave
Mais les chevaux et: les boeufs commen-; autorité :
cent à donner des signes d'impatience ; ils; — Alerte!
reniflent bruyamment et tous les chiens du! « Tomaho à la manivelle d'un côté!
camp se rapprochent peu à peu de l'orifice dui « Six hommes de l'autre ! »
puits. L'ordre est immédiatement exécuté.
Leurs narines desséchées s'imprègnent Le câble s'enroule et se tend.
d'une vapeur humide; leur souffle devient — Halte ! commande M. de Senneville.
moins haletant, et Grandmoreau, se penchant Et, se penchant au-dessus du puits, il cric :
vers Sans-Nez, lui dit en se frottant les! — Y êtes-vous?
mains : — Oui, répond Bouléreau.
— Les chiens sentent l'eau ! — Solidement ?
En effet, les travailleurs sont enfin arrivés — Oui, enlevez!
à une couche de sable très-fin et divisée, par. Le câble se tend de nouveau.
d'épaisses lames de quartz jaunâtre. Une minute s'écoule.
Heureusement le sable se désagrège faci- Enfin les travailleurs reparaissent sains et
lement et le quartz s'émiette sous le pic. i saufs.
Tous les gens de la caravane forment un —• Je crois qu'il était temps, dit : Boulé-
grand cercle autour du puits. reau on mettant pied, à terre.
i Oh attend avec anxiété le résultat des tra- « Je ne sais pas ce qu'il yalà-dedans, mais
vaux. , à chaque coup de pioche, c'est un bruit in-
Trappeurs et squatters, au premier rang, s fernal !
échangent leurs impressions. <(11 semblerait que Tomaho tape avec un
Les uns se désespèrent, les autres croient; arbre sur un tambour, de trente pieds de
à une réussite, et tous, à l'idée de boire, largeur.
passent une langue brûlante sur leurs lèvres « C'est effrayant,! »
desséchées. M. de Lincourt, insuffisamment édifié par
Los docteurs du Bodet. et Simiol, M. de ce rapport, jeta un regard interrogateur au
Lincourt et ses lieutenants, ainsi que M. de baron.
Sennévillé,.fôïment un groupe près du puits.. — Je m'en doutais, dit celui-ci.
Lés savants se disputent toujours. « Nous touchons à une nappe.
Lé comte attend avec une anxiété qu'il « Entre l'eau et là voûte solide^ il y a sans
ue veut'pas laisser paraître. doute des amas gazeux, qui.détermi.nent.cettè
Les trappeurs, non' moins anxieux;' échan- sonorité puissante dont parle le squatter.
gent leurs réflexions' à voix basse'.' — Je suis sûr qu'il ne reste pas vingt cen-
Et M. de Senneville examiné un morceau timètres à percer, dit Bouléreau.
" — Je vous crois, fit le baron.
de'quartz tout en në'J'"''perdant pas de vue ,
l'orifice du puits...,' Jv' — C'est impossible ! observa M. dé Lin-
i; .- .. ; . .:•. .';; ! -:S'ii j j3i ,;';•} ,; ;...,
Le baron tend un,fragment dé roche à court.
in chien qui'àé meta ïë,lâcher avec avidité. « Une épaisseur de vingt centimètres ne
— Vous au résisterait pas a une torte pression.
VÔyézL,dit'Ml' llê'Séridevilïè.
coirite. 'que je" ne" nie""trompais pas;" l'é- ""___ Je Vous" demande
pardon^ répondit
preuve est concluante. . M. de Senneville eii montrant un largo et
'
Et, se tpJcn'<iiiâint"âu-dëssùs du puits, il don- épais fragment de quartz.
758 L'HOMME DE BRONZE

« Voici qui est aussi solide que plusieurs « J'en suis d'autant plus certain que, con-
couches de verre superposées et matelassées 1
trairement à l'avis de mon honorable con-
avec de l'étoupe. ifrère, j'estime qu'il faut encore creuser
— Je fit le comte. vingt mètres au moins avant de trouver une
comprends,
« Nous touchons le but, mais il devient seule goutte d'eau.
de l'atteindre. — Alors, dit Bouléreau avec un ricane-
impossible
— Impossible, non, dit M. de Senne- ment de défi, puisque vous êtes.si sûrs de
ville. vous, descendez dans le puits tous les deux.
« Cependant il y a danger réel. « Pour une fois, vous pouvez bien mettre
— C'est désespérant! fit le comte. la main à la pioche.
— C'est ce
« Il faut pourtant que je sauve tout ce que je vais faire, répliqua du
monde-là. Bodet avec la plus parfaite tranquillité.
— Permettez ! dit Bouléreau qui venait Et s'adressant à Simiol :

d'allumer sa pipe. J'espère que mon cher confrère voudra
« Je vais redescendre. bien m'accompagner ? demanda-t-il.
— Avec plaisir, répondit aussitôt le petit
« Seulement je veux être seul, et je tra-
vaillerai attaché au câble. homme.
« Comme ça, vous êtes toujours sûr de me Sans plus d'hésitation, les deux savants
remonter mort ou vivant ! » s'installèrent dans la seillo que venaient do
M. de Lincourt pressa les.mains terreuses quitter Bouléreau et ses squatters.
du squatter. — Vous commettez une imprudence, leur
— C'est bien, Bouléreau, lui dit-il simple- dit M. de Senneville.
ment. — Réfléchissez, ajouta le comte.
Cependant les deux docteurs, qui jusque- Pour toute réponse, du Bodet, s'adressant
là avaient affecté l'attitude la plus méprisante aux hommes qui tenaient la manivelle, com-
et qui avaient chuchoté d'un air ricaneur, et manda:
tous deux paraissant d'accord, — Descendez !
parfaitement
jugèrent quo le moment de donner leur avis « Doucement et pas de secousses ! »
était venu. La manivelle tourna lentement et les doc-
Simiol porta le premier la parole. teurs disparurent.
— Messieurs, dit-il avec une parfaite as- Mais si on les perdit de vue, du moins on !
surance, tout ce que vous venez de dire ne les entendit.
prouve qu'une chose... La corde ne s'était pas déroulée dix fois
— Notre ignorance ? interrompit le baron. qu'ils se disputaient déjà dans leur seille.
— Votre manque de savoir, Si- — Dans six heures, nous aurons les pieds
répliqua
miol. dans l'eau, disait Simiol, et je rirai bien de
« Vous parlez de nappes, de cavités com- vos grands airs et de vos petites sottises.
primant des gaz, de danger sérieux. — Nous n'aurons pas d'eau au moins
« Il n'y a rien de tout cela. avant quatorze heures, répliquait du Bodet;
« Creusez encore onze mètres et vous trou- je me moquerai avec plaisir de votre folle
verez une source plus ou moins abondante, présomption.
mais une simple source. La caravane écoutait cette discussion, et
« Quant au danger, il est nul pour un pui- nombre de trappeurs conservaient une cer-
satier qui ne craint pas de prendre un bain taine confiance dans les deux savants.
de pieds. — Encore attendre ! criait-on.
— Ah! monsieur le savant, vous trouvez ; Et les visages s'allongeaient.
qu'il n'y a pas de danger? fit Bouléreau en L Mais d'autres, remarquant que tous les
ôtant sa pipe de sa bouche. chiens, se faufilant entre les jambes des spec-
— Je le trouve, affirma Simiol. tateurs, s'approchaient de plus en plus de
— Et moi aussi, ajouta du Bodet. l'orifice, en concluaient :
LA HEINE DES APACHES 759

— Nous -allons boire. — Comment ! maintenus en l'air? demanda


En ce moment, des chevaux qui avaient lt comte.
le
— Certainement,
rompu leurs entraves accouraient au galop reprit Bouléreau.
et. leurs hennissements saluaient l'eau pro- « Vous avez vu dans les tirs, aux fête»
chaine. publiques, ces oeufs qui dansent sur de min-
P
Peu à peu les deux savants s'enfoncèrent c filets d'eau?
ces
« Eh bien ! les deux savants danseront
plus avant; bientôt leurs voix devinrent j
moins distinctes et l'on n'entendit plus qu'un c
comme des oeufs, voilà tout.
sourd bourdonnement. — La chose ne me
paraît pas impossible,
Puis les coups de pioche résonnèrent, et c
observa M. de Senneville. mais je la crois
le double treuil fonctionna pour remonter les j
peu probable.
— C'est tellement
terres. possible, affirma lo
Cependant Bouléreau et ses squatters, ssquatter, que je l'ai déjà vu, et il n'y aurait
ainsi que M. de Lincourt et les trappeurs, i
rien d'extraordinaire...
demeuraient sous le coup de la surprise que Soudain la terre trembla, on entendit très-
leur avait causée l'audacieuse détermination <
distinctement un double cri d'appel brus-
des savants. <
quement couvert par un bruit sourd assez
— Je ne les aurais i
jamais crus capables semblable à celui que produirait l'éclatement
d'un pareil acte, dit le comte. '>
simultané de plusieurs mines souterraines.
« Malgré leurs ridicules, ces gens sont ad- Bouléreau s'avança sur le bord du puits,
mirables. y; jeta un rapide regard et se recula vive-
—Nous devons les admirer et les plaindre, ment en criant :
dit M. de Senneville, car je pense qu'ils — Gare! l'eau!
courent un grand danger. Tout le monde recula et se tint à> dis-
— J'en suis sûr, affirma Bouléreau. tance.
« Il faut qu'ils soient enragés pour des- Mais cependant les cous restaient allon-
cendre là-dedans sans prendre plus de'-pré- gés et les regards demeuraient fixés sur le
cautions. puits.
« Nous avons senti le sol'trembler sous Soudain un bruit de cascade mugissante
nos pieds. succède aux détonations ; une immense- co- .
« Nous étions sur un gouffre ; je jurerais lonne d'eau jaillit avec une force inouïe,
qu'avant dix minutes, l'eau va monter. poussant ;hors du puits en nuage épais un
« Et je vous promets que ça ne sera pas tourbillon de Sable et projetant sa gerbe ma-
drôle. jestueuse et colossale à plus de cent pieds
« J'ai déjà assisté à un ; spectacle de . ce de hauteur.
genre-là, et je puis vous affirme?-..,que c'est L'air s'emplit d'humides senteurs, les
émouvant. boeufs mugissent, les chevaux se cabrent et
— Mais il me semble, observa le comte hennissent, les trappeurs poussent une cla-
préoccupé du sort probable des docteurs, que meur bruyante qui salue-la vie s'échappant
si l'eau monte avec assez de force, elle re- du sol et montant vers le ciel.
jettera nos deux hommes hors du puits. Mais à l'explosion de la joie succèdent le
— Sans doute, dit Bouléreau, à moins silence et l'anxiété;
pourtant qu'ils ne s'accrochent en route, ou Tous ceux-qui ont entendu Bouléreau
qu'ils soient maintenus et noyés dans la co- exprimer ses craintes au sujet des deux doc-
lonne tourbillonnante de l'eau. teurs fouillent d'un regard anxieux cette
« Ils n'ont
qu'une chance de s'en tirer, et trombe jaillissante qui, sa force ascendante
c'est une affaire de hasard. épuisée, double son volume en retombant
« Si l'eau s'élève à une certaine hauteur aveefracas...
tomme un jet ordinaire, ils seront mainte- Tout à coup un son retentissant couvre et
nus vivants en l'air. domine entièrement le bruit des eaux.
I
760 .L'HOMME DE BRONZE

Le phénomène prédit par le chef des Mais que de jouissances dans les;franches
squatters s'est réalisé. 1lippées d'eau fraîche !
Les docteurs du Bodet et Simiol, tirés des
profondeurs du puits;.ietsiprojetés à;trente . Cependant lésdocteursjdansàientitoujours.
mètres de. haut,; révolutionnent de la iplus Après les avoir oubliés, la caravane, —
plaisante façon sur le faîte extrême du puis- c
dans la béatitude: qui suit la satisfaction d'un
sant jet d'eau;!: 1besoin longtemps-irrité par l'abstinence, —
Et, chose inéroyàbléj ces éternels dispu- 1 .caravane largement s abreuvée keu revint à
la
teurs, secoués comme des: marionnettes du ss'occuper de l'étrange scène: qui se continuait
théâtre; dé Bambochinet; s'adressent encore j
au sommet dé la,gerbe avec des péripéties
des injures et se font des gestes menaçants. 1burlesques.
Parfois : le hasard les rapproche* .les- ac- M. de Senneville était bien, au fond, de
cole pour ainsi dire ; alors ils entrent ;en fu*- ]l'espèce des savants, car il paraissait jouir
reur, ils essaient d'échanger un ; coup de i
un peu cruellement d'abord de la mésaven-
poing ; mais ils se trouvent bientôt séparés, Iture dès docteurs.
et: leurs éclats de voix dominent par instants Il les regardait.d'un; air/satisfait en disant:
le grand bruit des eaux.: — Mes prévisions se sont réalisées et
Scène Vraiment comique... qui pouvait, j'en suis enchanté. ; ;' <.-, .-! .
d'un moment à l'autre, tourner aû.tragique... «J'aurais cherché; une .occasion de faire
.bien là le spectacle i promis, par -
. C'était parade de; mon savoir que je. ne serais pas
Bouléreau: ainsi les oeufs dansent sur un jet mieux tombé. »
d'eau dans les tirs des fêtes publiques.. Puis,trèsffinementV U ajouta:;,
Les trappeurs riaient, tandis ; que M. de —: En tout cas,; mon: cher rcomté, je con-
Lincourt;ise demandait'comment il. parvien- serve l'espoir de vous être utile dans Favc-
drait à faire descendre sans danger les doc- en m'en rapportant aux quelques rensei-
teurs de leur liquide perchoir. - - I gnements
Inir, vagues que vous m'avez donnés
mr le Secret. -. *• "I- -i '
Mais la soif, l'irrésistible soif lança toute — Je compte beaucoup sur votre concours,
la caravane, bêtes et gens, vers, la,nappe qui dit le comte, et- je suis enchanté que Votre
se formait et grandissait avec: une inconce- prédiction se soit réalisée quant à ce puits
vable rapidité au-dessous du puits artésien; artésien.
j Les chevaux.eptpaient dans l'eau jusqu'aux « Mais vous me Voyez dans^ un mortel
genoux, buvaient j .avec délices, renâclaient embarras. '
et rebuvaient encore. .,!,,•.. « Je ne sais vraiment em-
quel moyen
Les buffles, mouillés jusqu'au poitrai}; .se rentrer etf 1 de mes
ployer pour possession
désaltéraienL;av-eç.unej8orte;de,fureur,;bïit- deux braves docteurs, 1 là-haut
qui' exécutent
tant le flot du pied \ et se,«ouvrant; d'éclat une danse de Saint-Guy laquelle menace de
boussures. Et les hommes à ; plat ventre; ; i!rrr u ;-!'
s'éterniser;
reculant à mesure que la nappe avançait, as- "—
Les malheureux sont dans une situa-
piraient à longs traits le sable, et l'eau.;, tion intolérable en effet, dit le baron gouail-
j. Sable-Avide;, [don <Matapan,
et ,--, oublieux
leur.'""';:,;-
"'' " ' '
.,"'' '.'"'
cette fois de leur serinent. splennely . sem-
« Ils peuvent compter sûr un fort rhume
blaient vouloir tarir le lac qui s'impiiQvisait
de cerveau et une courbaturé complété,.
'.devant eux-: .:, . n.: ....-n". .., .•-,: -<M.---'-
— Va pour le .rhume et la courbature, M
/,, C'était. l'orgie, l'orgie ; sans; tin, aussi fié;-
aussi, folle ; si -,
l e M. de Lincojûrt riant malgro son inquiétude-
vreuse,, ardente;, aussi,. querf
« Ils se soigneront eux-rniêmes.
puits eût versé l'ivresse ;à plein jet. .., ;,
A la tristesse, au découragement, succé- «Mais çpmment,les ray,oir? ,.'..„. ;y
dèrent l'entrain et la joie délirante. « Impossible de boucher, ce puits !
Quel supplice que la soif! « Celte épaisse colonne ;d?eau a une foi**
/'k^'''-" /;'^\A REINE DES APACHES 61

ascensionnelle qui défie toute tentative de balle le mince filet qui la soutient, il tombe
ce genre. du coup.
« D'ailleurs l'inondation nous gagne et « Pourquoi ne pas employer le même
bientôt cette partie de la plaine ne sera plus moyen et décrocher les docteurs à coups de
qu'un vaste lac. canon?
— Vraiment le cas est embarrassant, fit « Ils tomberont dans l'eau; il y en a déjà
M. de Senneville. assez pour qu'ils ne se fassent pas de mal, et
« Je cherche un moyen, mais j'avoue Tomaho ira les repêcher !
qu'il ne me vient aucune idée pratique. » — L'idée me paraît excellente, dit M. de
Sans-Nez, qui entendait ce dialogue, s'ap- Lincourt. Qu'en pensez-vous, baron?
procha. — Je pense qu'il faut la mettre en
pratique
— J'ai mon idée, moi, dit-il, et elle est sans aucun retard, répondit M. de Senneville
fameuse, je vous le garantis! revenant à des sentiments plus humains.
« Voulez-vous que je vous la commu- « Ces malheureux me font pitié.
— Fais avancer une batterie, ordonna le
nique ? Vous en ferez ce que vous voudrez.
— Parle ! fit M. de Lincourt. comte à Sans Nez.
—- Quand
j'allais à la fête à Saint-Cloud, Celui-ci s'éloigna aussitôt en disant:
— Ils n'ont pas l'air si malheureux...
dit le Parisien, je m'exerçais souvent aux
tirs de salon, même que ça m'a servi et que (( Depuis qu'ils sont là-haut, ils ne cessent
je suis devenu assez fort depuis ce temps-là. de se disputer. »
« Souvent il m'est arrivé de tirer sur des Quelques minutes après, cinq pièces de ca-
oeufs maintenus en l'air par un jet d'eau. non étaient pointées sur l'immense jet d'eau.
< Eh bien ! j'ai remarqué que même sans Mais à la vue de ces préparatifs on en-
toucher l'oeuf, et rien qu'en coupant d'une tendit les docteurs pousser des cris perçants.
L'HOMME U" RRONZE.— 111 LA REINEDESAPACHES. — 96
762 L'HOMME DE BRONZE

Ils protestaient; pënMnt qu'ils allaient ser- Il attribuait la mésaventure des deux sa-
vir de cibler aux ârtulëurs^ vants 8, quelque vengeance d'uij bsjjfît sou-
— Tiens! dit Sans Nez, ftoi tléu* Sufs là- terrain ëbntrarié de se voir obligé, par les
haut qlii broient qu'on Vêtit ôû Mire une cohjiïtâjibhs de BouléreaUj de fbiifhir de
omelette i l'éau à ia Caravane.
| Et il demandai Arrivé silr un sol sec* il déposa à terre
] ^âvbMrdûè pointé? lès deux docteurs et leur dit âvbfe une so-
!• ^ bûii dirent les chefs de pièce. lennelle gravité :
v. *— î?bti ! alors, — Que mes frères êô sbuvibhhbht 1
}' fetâtbmaliqt « Le géhié dèâ baux est puissant bt ter-
s- Ti8ns4bi §rêt à rêjîeçiièï tel dôcteurë* rible.
« RttmâSée le pliis petit d^àbôfd. » « tîhe âtltre fois» il! sb garderont d\xci-
: M cBhimândemènt ue ISahS Nez ; oti fit fëlt. tbr sft colère, »
ÏM cmq détoftâUbhs h'bti èreht qtt'ùtiè. Etj, feâits âttbtiafb aucuhb explication» le
Là Cdiôttiie d'eàù hit coupe et leâ docteurs géant fe'éibigiiâi
tombèrent; noh s^nfl grâce, Qbatidii ëiit fait quelquespa^ il s'atlèla
. Sitnloi battait l'âir de Ses ojfâs et poussait ihdëbii ei toarut chercher Quelqu'un,
ae| cris de chai qU*oti étrangle. H ap'br^tit Bbtiléreaù fuhiàht et discou-
Î)Ù Bbdét formait nlbc, ihàl» Vociférait des rant ati milieu d*Un groupe ub squaltëbs.
p8ieâiailbu6 en ta Mitièùr. Il alla droit à lui, l'attira à l'écart et lui
Totl» dbllx d'ehgloutirent dans 1b lac. "dit d'uii air pàrfàitehient sérieux bt con-
Alors TomanÔ s'avança gravéiiWHl, Ayant vaincu !
de l'eau jusqu'à la ceinture; empoigna tlti — Mbb trèi-b eià Un grMd WMek
Bodet par le fond dès culottés et le jeta sut- « J'admire sa ptiManbbj Car il commande
son épaule, tandis que dé l*aiitre main il te- àii génie dès eaux.
nait Simiol, parla taille, au-dessus de l'eau. « Je viens lui demander un service.
Puis il se mit en devoir de regagner la rive. — Mon cher Cacique, répondit le squatter
Chose inouïe ! les deux disputeurs trou- avec une certaine impatience, je ne suis pas
vèrent le moyen, pendant ce court trajet, sorcier et je ne commande à aucun génie.
d'échanger des menaces et de se montrer le « Mais si je peux faire quelque chose pour
vous, je suis prêt.
Tomaho, particulièrement irrité par l'at- « Parlez et soyez bref...
titude rageuse de Simiol, le fit sauter en « J'ai des ordres adonner à mes hommes.
l'air, le ressaisit par une jambe, le retourna — Je demande à mon frère qu'il me
et laissa traîner la tête dans l'eau. donne le talisman des eaux, dit gravement
Q prodige d'entêtement ! le géant.
Simiol continua la dispute par gestes ; « Je veux comme lui pouvoir percer la
mais il était temps qu'on arrivât en terre terre et faire des rivières et des lacs.
ferme, car peu à peu le petit docteur cessa — Tomaho, mon brave camaraue, répon-
de s'agiter, et quand on toucha au rivage, dit Bouléreau en secouant les cendres de sa
il fut quelque temps à retrouver la voix. pipe, vous êtes l'homme ie plus fort et le
Quant à Tomaho, il était fort rêveur, et plus embêtant que je connaisse.
pour le moment son esprit était tout entier « Donc, fichez-moi ia paix avec votre ta"
aux choses extraordinaires qui venaient de lisman et ne venez plus jamais m'assommei'
se passer. de vos sottises ! »
II ne s'expliquait pas ce jaillissement Tomaho ne répliqua pas*
spontané d'une aussi grande masse d'eau, Il s'éloigna indigné, se murmurant à lui-
et, selon son invariable coutume, il ne voyait même. :
dans toute cette affaire que du merveilleux, — Si mon frère ie rencontre le
squatter
de la magie, de la sorcellerie. malheur dans le sentier de la yiej je n'irai p»s
LA REINE DES APACHES 7Q3

à son secours, car il est moqueur, comme tait en marche, contournant le IR? déjà im«
Sans-Nez et méchant comme Tounéins. mense formé parle puits artésiGi. .
Pendant dix jours entiers, le, convoi sui-
Délivrée enfin du danger de périr par la vit la direction de l'est.
soif, la caravane reprit sa physionomie acr Qn avançait rapidement sur le sol durci
coutumée. d'une vaste plaine assez aride, mais où l'on
Pendant le reste du jour, l'activité régna trouvait pourtant en quantité suffisante, et
dans le camp. de place en place, le fourrage nécessaire aux
On fit une ample provision d'eau, on ré- chevaux et mulets.
para le désordre qui avait été la consé- Aucun obstacle naturel à surmonter, au-?
quence du malaise, des souffrances et du cun ennemi à combattre ; il semblait que
découragement. l'on avait triomphé de toutes les résistances, \
On se prépara à passer une bonne nuit que tout danger était écarté,
afin de se trouver dispos pour se mettre en La Couleuvre lui-même avait disparu sans,
marche le lendemain matin. doute, car on nj> trpuvait plus pue, seule
source empoisonnée.
Le soleil a disparu depuis longtemps.
La nuit est sombre: Le dixième jour, l'étape fut Ipqgiie,
Un calme profond règne dans le camp. Quand M. de, Lincpurt fit sonner la halte,
La caravane est endormie. le soleil était déjà çpuçhé.
Le camp fut installé cpmme d'habitude,
Soudain des cris troublent le silence. et les wagons disposés comme si l'on avait à
Tout le monde se réveille et s'inquiète, rçdputpr upe attaque nocturne,.
La garde prend les armes et se dirige vers De nombreuses sentinelles furent placées
l'endroit d'op. partent les vociférations,. et les postes installés.
Elle, arrive, à la tpn|e occupée par du Ces précautions prises, chacun se trouva
Bode| et Simiol. libre de faire honneur au repas du soir.
Les deux savants se disputent e\ se bat-
tent. Deux heures se sont écoulées.
On les sépare et ils promettent de rester La lune, qui vient de se lever, éclaire le
tranquilles. camp, et ses blancs reflets font rougir les
Mais ils ne sont pas plutôt seuls qu'ils feux.
recommencent. Cette nuit a un éclat qui ferait pâlir l'aube;
Pour les faire taire, le trappeur qui com- elle n'a rien conservé des tristesses du cré-i
mande le poste de garde est obligé de les puscule et elle a emprunté à l'aurore toute
'
menacer. sa gaieté.
— Si vous continuez, leur dit-il,
je vous Les hiboux, trompés par ce demi-jour, ne
place en sentinelles perdues aux deux extré- font point entendre leurs lugubres cris.
mités opposées du camp. Les fauves, que la lumière effraie, ram-
Ces quelques paroles produisent immédia- pent silencieusement au plus épais de la
tement leur effet. broussaille.
Les deux docteurs se taisent, tout en se Par moments, le chant d'un oiseau se fait
promettant de reprendre leur discussion au entendre dans un buisson et sîarrête tout à
lever du soleil. coup. j
C'est une fauvette ou un rougergorge
CHAPITRE CXXIX qui se réveille, commence sa chanson du
matin, s'aperçoit qu?il se trompe, s'inter-
PRÈSDUSECRET rompt brusquement, replace sa tête sous son
aile et s'endort.
Le lendemain matin, la caravane se remet- Malgré les fatigues de la journée, les gens
•764 L'HOMME DE BRONZE

de la caravane ne paraissent pas pressés de 1 — Nous allons peut-être établir une pê-
re reposer. <
cherie, dit en riant Bouléreau.
Ils se sont formés en groupes de tous — Ah ! zut alors î s'écria Sans-Nez.
côtés et causent avec une certaine animation. « Venir ici pour pêcher des crevettes ou
Tout à coup le clairon sonne, et l'ordre ramasser des moules : je n'on suis plus !
est donné de se rassembler devant la tente « J'aime mieux aller peupler une île dé-
de M. de Lincourt. serte avec Paméla.
Aussitôt les chefs de compagnie — Mais s'il s'agissait de
réunissent I pêcher des huîtres?
hommes et femmes, ainsi que le comte l'a J — Des huîtres à
perles, tu veux dire?
recommandé, et au bout de cinq minutes — Bien entendu.
tout le monde se trouve au centre du bi- — Mon vieux, dit le Parisien, je ne suis
vouac, devant la tente du chef. pas plongeur, et il faut trop de perles pour
Il s'agit, a fait dire M. de Lincourt, d'une faire un boisseau.
importante communication. « Je ne crois pas que ta supposition vaille
Comme on peut se l'imaginer, cet ordre la peine qu'on s'y arrête.
ainsi motivé a vivement excité la curiosité. « Ali ! si tu me parlais d'une mine de co-
On s'attend à connaître ce Secret si bien quilleslaisséesàsecparlamer et enfouies sous
un éboulement de falaises, je ne dis pas !
gardé jusque-là.
« On pourrait se mettre terrassier et tra-
Déjà il avait été dit que l'on approchait du
terme du voyage ; il devenait donc vraisem- vailler à la tâche.
blable que le mystère allait enfin être dé- « Mais encore il faudrait un banc de dix
voilé. lieues de longueur pour nous enrichir tous !
En attendant, les imaginations travaillent « Décidément, Bouléreau, ton idée ne vaut
et les suppositions vont grand train. rien.
« Il faut trouver autre chose. »
Sans-Nez, qui se trouve au milieu d'un
groupe formé des principaux lieutenants, se Et, s'adressant à Tomaho, Sans-Nez ajout
montre encore plus bavard que d'habitude, — Et toi, Cacique, tu ne devines rien?
et plus quo tout autre il semble avoir hât9 de — Que mon frère me laisse réfléchir, dit
connaître le Secret. îe géant.
— Nous savons « Je cherche.
que nous voici arrivés ou
à peu pies, dit il; c'est déjà quelque chose. — Eh bien ! s'il faut attendre que tu aies
« Mais je me demande avec quoi nous trouvé, nous n'avons pas fini de droguer.
pourrons bien faire tous fortune dans ce pays « Et toi, tu ne dis rien ? demanda le Pan
aride et parfaitement misérable. sien à Bois-Rude.
« Depuis deux jours, j'ai ramassé plus de — Moi? répondit tristement celui-ci.
cinq cents cailloux pour voir si je ne mar- « Depuis que je bois de l'eau, je ne parle
chais pas sur des pépites d'or ; mais je t'en plus et je ne pense plus.
fiche ! je n'ai trouvé que de mauvaises pierres — Pauvre chéri ! railla le Parisien.
à fusil. « Console-toi.
« Je n'y comprends absolument rien. « Si nous restons longtemps dans ce pays-
— By God ! moi non plus, fit John Burgli ci, je planterai de la vigne, et je te promets
qui, on le sait, était taquiné depuis long- le premier verre de ma première cuvée.
temps par l'envie de connaître le Secret. — Et où iras-tu chercher des plants ? de-
« Nous sommes partis du rivage de l'océan manda Bouléreau avec l'intention évidente
Atlantique, nous avons traversé le désert le i d'embarrasser l'incorrigible blagueur.
plus mal fréquenté des deux Amériques, et — J'ai mon affaire,
répondit Sans-Nez avec
nous voici a quelques milles du Grand-Paci- un merveilleux aplomb.
fique. » « L'autre jour, le cuisinier du comte m'a
c Je n'y conçois rien du tout. » fait cadeau d'une grappe de raisin sec,
LA REINE DES APACHES 765

« En homme prévoyant, j'ai conservé les ]


peignait sur les visages, l'espérance et la joie
pépins et je les planterai. {
gonflaient les poitrines.
— Il faut toujours Et quand il prononça les mots :
que cette pie borgne
jacasse! grommela Bois-Rude avec mauvaise « C'est là! »
humeur. Un long frémissement courut dans les
Sans-Nez allait répliquer, mais il n'en eut irangs et il y eut un doux murmure de satis-
pas le temps. ifaction semblable au bruissement des feuilles
M. de Lincourt parut, accompagné du colo- iagitées par une légère brise d'été.
nel d'Eragny et du baron de Senneville. Puis le silence redevint profond et M. de
Le chef de la caravane est sérieux, grave, !
Lincourt reprit :
solennel même. — Au delà de ces
montagnes, c'est le grand
Le blanc rayonnement de la lune qui l'é- <
océan Pacifique, limitant notre territoire.
claire en plein semble ajouter à sa pâleur na- « Remarquez que je dis notre territoire,
turelle. fit-il en insistant.
Son attitude, ordinairement froide, est su- I « Car depuis hier nous voyageons sur nos
perbement imposante et majestueuse; et propres domaines.
dans ce moment, par cette nuit claire, elle « Voici la preuve de ce que j'avance. »
fait naître dans l'esprit l'idée de quelque ap- Le comte, dépliant un parchemin qu'il
parition surnaturelle. tenait à la main, se découvrit en lisant ces
Le comte fit quelques pas hors de sa lente premiers mots :
et ordonna de faire ranger toute la troupe en
domi-corcle. République des États-Unis d'Amérique.
Le mouvement fut rapidement exécuté.
Puis on écouta dans un profond et reli- M. de Senneville et le colonel ôtèrent
gieux silence. également leur casquette de chasse, et ils
Le chef de la caravane parut se recueillir furent imités par la caravane entière.
un moment, puis d'une voix claire et vi- Ces hardis chasseurs, ces audacieux trap-
brante : peurs, ces courageux squatters, ces infati-
— Camarades, dit-il, vos efforts et votre gables pionniers, la tête nue, la poitrine op-
courageuse persévérance vont recevoir leur pressée, le coeur plein d'espérance, saluèrent
récompense. j le nom du gouvernement qu'ils respectaient
« Nous touchons au Secret. tous et écoutèrent avec recueillement.
« Demain, chacun pourra contempler l'iné- Le comte lut :
puisable source de sa propre fortune.
« Vos regards seront éblouis! « Le Président de la République, en
« Vos esprits seront confondus ! » « vertu d'une loi votée par le Sénat, concède
Après un court silence, le comte, étendant « au citoyen de Lincourt et à la caravane
le bras dans la direction de l'est, reprit : <t qu'il commande toute la partie de terri-
— Vous avez vu dans la journée les mon- <ctoire avoisinant la montagne du Nid«-de-
tagnes qui bornent l'horizon de ce côté? Vous « l'Aigle dans un rayon de vingt milles.
les distinguez encore mieux maintenant <t Ledit comte de Lincourt et les siens,
qu'elles se découpent en noir dans le ciel... « agissant à leurs risques et périls, ne sont
« Vous apercevez, entre deux pics élevés « tenus à aucune obligation envers le gou-
qui semblent le garder, ce cône tronqué aux « vernement de la République. »
pentes presque verticales, au sommet coupé
net et formant plateau? Le comte ayant cessé de lire, une im-
« C'est là ! » mense acclamation retentit, un cri s'échappa
Tous les yeux suivaient les rapides indica- de toutes les poitrines :
tions du comte. — Vive la République !
A mesuré qu'il parlait, le ravissement se « Vive les Etats-Unis! »
166 L'HOMME DE BRONZE

Et certes, on ne saurait trop acclamer un o


on avait besoin de crier, de manifester sa
semblable gouvernement qui, à la demande y
joie d'une façon bruyante.
d'un inconnu, concède une immense éten- Sans-Nez, qui subissait l'impression géné-
due de territoire, sur la simple promesse d'y rrale, ne trouva rien de mieux que d'empoi-
créer une industrie, une exploitation quel- £
gner sa maîtresse, de la soulever comme
conque, ou de défricher et de cultiver. i enfant au-dessus
un de la foule et de crier :
En Europe, il aurait fallu, pour Qbtenir — Vive Paméla!
pareille faveur, soulever des montagnes Il s?apprêtait même à pousser d'autres vi-
d'obstacles, attendre qu'une lente bureau- ivats, mais il en fut empêché...
çratie donnât son avis et envoyât ses com- Tomaho, renchérissant sur cette manière
missaires, ses experts, ses délégués. I < d'exprimer sa satisfaction, enleva d'une main
Ici, rien de tout cela! I le ] Parisien portant Paméla et de l'autre sa
Faites ce que vous voudrez, à la seule con- i
femme Conception.
dilion de ne rien demander au gouverne- Et maintenant les trois personnages en
ment qui d'ailleurs vous refuserait même un l'air, le géant cria d'une voix de stentor :
policeman, en vous disant : — Vive mes frères pâles !
-— Organisez votre police comme vous l'en- Un murmure répondit à To-
sympathique
tendrez. maho, tandis que Sans-Nez lui cria :
« Vous êtes libres. » — Veux-tu me mettre à terre, grand far-
Quand donc comprendra-t-on en Europe ceur, ou je laisse tomber mon épouse?
toute la valeur de cette manière de pro- Le géant eut peur pour Paméla ; il remit
céder? le Parisien sur ses pieds ainsi que Conception
de son mari,
qui, gigotant au bout du bras
Cependant M. de Lincourt reprit son dis- laissait voir un peu plus de mollets que la
cours dès que les acclamations eurent cessé : bienséance ne le permettait.
— Je vous ai promis la fortune à tous, je
vous renouvelle aujourd'hui cette promesse. Enfin M. de Lincourt fit rompre les rangs
« Ne vous étonnez de rien. et rentra sous sa tente.
« Ayez confiance en moi. Presque tout le monde l'imita.
« Les obstacles les plus dangereux sont La journée avait été rude et chacun avait
écartés ; «*eux qui restent ne sont plus que besoin de repos.
d'insignifiantes difficultés.
Uu certain nombre de trappeurs et do
« Nous les surmonterons, car tout est
squatters restent seuls.
prévu. Ils forment un groupe dont G-randmpreau
« Je ne vous demande que l'obéissance,
occupe le centrp.
la soumission absolue.
On cause avep animation, pt quelques-uns
« Dès demain vous aurez compris, et avant
cherchent à fajre bavarder; le vjçux trap-
huit jours vous saurez au moyen de quelles
peur.
combinaisons j'ai assuré le succès de notre et
Sans-Nez surtout §e montre çuripux
entreprise.
« Patience donc, confiance et travail! impatient,
--r Avec tout ça, dit-il, nous ne sommes
« La fortune est à ce prix. »
Le comte cessa de parler. pas plus avancés que tout à l'hpure.
Les vivats et les acclamations éclatèrent « Pourquoi ne pas nous dire tout de suite
aussitôt. de quoi il retourne?
— Vive le commandant! « Voyons, Tête-de-Bison, ne fais donc pas ,
« Vive l'Amérique! » le malin et fais-nous tes confidences.
— Demain, répondit Grandmoreau.
Ce fut pendant cinq minutes un tapage
d'enfer. — aujourd'hui, puisque
Pourquoi pas
L'enthousiasme exaltait toutes les têtes : nous y touchons, à ton secret, puisque nous
LA REINE DES APACHES 767

sommes sur notre propriété, dans nos do- « Dis-nous quelque chose de plus clair,
— Non,
maines? je m'en tiens là, dit 1b Trap-
« Qu'est-ce que ça peut te faire? ppeur.
— Absolument rien, dit Grandmoreau. « J'ai déjà trop parlé... »
« Je veux seulement vous laisser la sur- Tomaho poussa tbut à coup une espèce do
prise, rricanement sourd et promena sur les trap-
— être surpris tout
By God ! je voudrais j
peurs un regard parfaitement dédaigneux.
de suite, fit John Burgh avec un geste d'im- — Il semblerait
que tu te donnes des airs
patience, cde nous blaguer, lui dit Sans-Nez.
— Moi, je m'imagine, dit Bouléreau, que « Est-ce qUe par hasard tu aurais devi-
Tête-de-Bison a reçu l'ordre de se taire. ]né, toi?»
— Je n'ai reçu aucun ordre, affirma le Le géant, avec un air de suffisance qu'on
Trappeur. i lui avait jamais vu, répondit
ne :
« Si je ne parle pas, c'est que je m amuse — Je
pensais que mes frères pâles avaient
de votre curiosité. ]l'esprit plus subtil.
— Joli amusement ! s'écria Sans-Nez avec « Je vois que je me suis trompé.
dépit. « On les croit fins et rusés parce qu'ils
« Bel agrément! disent qu'ils le sont.
« Embêter les gens pour le plaisir dé les « Je m'aperçois bien maintenant qu'ils
embêter, voilà-t-il pas qui est drôle!... sont souvent embarrassés pour peu de chose
— Je te conseille de parler, toi, fit Grand- et que leur esprit est lourd et paresseux.
moreau. — Ah çà! Cacique, as-tu bientôt fini do
« Tu ne t'en moques jamais, toi, des gens? nous débiner? s'écria Sans-Nez. i
— Moi, je fais des farces de temps en
« On sait bien que tu es un malin des 1ma-
temps, dit le Parisien ; mais je ne iaisse pas lins, mais ça n'est pas une raison pour nous
mon monde sur les épines quand j'ai quelque écraser de ta supériorité.
chose à leur raconter. « Allons, un peu d'indulgence
— Allons, fit le Trappeur se pour tes
paraissant et dis-nous le secret de Tète-
compagnons,
décider à pailer, je vais vous en dire assez
de-Bison, puisque tu l'as trouvé,
pour vous laisser deviner toute l'affairé. — Ouij
Toutes les oreilles se tendirent, tous les je l'ai trouvé, affirma le géant
avec assurance.
yeux se fixèrent sur Grandmoreau, qui re- « Je vais le dire, si mon frère Grandmo-
prit avec un fin sourire : reau y consent.
— Mon secret ressemble à un grand mi-
'— Parle! fit celui-ci.
roir, il peut devenir un volcan, ii peut se
« Je suis absolument certain que tu n'as
transformer en rivière.
« Voilà tout ce que je puis vous dire. pas deviné.
— Mon frère se trompe;
« Devinez si vous pouvez ! » reprit le géant.
ne « Il va lé Voir par les paroles que je pro-
Tout le monde chercha, personne
trouva. noncerai et que lui seul comprendra. >i
Tous les regards étaient fixés sur le
Bouléreau, malgré sa finesse et son bon
sens, s'écria le premier : géàtit.
— J'y renonce ! Personne ne croyait à sa perspicacité et
« Grandmoreau se moque de nous! on s'attendait à rire à ses dépens:
— Je vous assure que non, dit le Trap- On écouta attentivement, quoique avertis
peur. que l'on ne comprendrait pas.
— J'ai beau me creuser la cervelle, s'écria Tomaho, parfaitement grave et sérieux,
Sans-Nez d'un air dépité, je ne vois rien fit un pas vers Bouiéreàù, lui retira sans fa«?
dans ton miroir, ton volcan m'épate et je çon la pipe de la bouche, et la montrant à
uie noie dans ta rivière. Grandmoreau :
768 L'HOMME DE BRONZE

— Demain, il sera défendu à mon frère ti


tière et à vous aider à remonter sur le trône
Bouléreau de fumer; il ne pourra... d
d'Araucanie.
— Halte ! s'écria Grandmoreau. Tomaho échangea un regard avec Grand-
« En voilà assez, Cacique ! r
moreau et répondit :
« Je te fais mes excuses et je reconnais — Mon frère a une bonne
pensée.
que tu as très-bien deviné. » « Je le remercie.
Tomaho jeta un regard triomphant sur j « Mais je ne puis accepter son offre, car
les trappeurs et dit à Sans-Nez : I je
j trahirais mon ami.
— Mon frère — Rien à faire,
pense-t-il toujours que je by God ! grommela Burgh
suis un imbécile ? < se voyant repoussé.
en
— Mon vieux lit le Parisien qui — A savoir?... fit tout bas Sans-Nez.
Cacique!...
abandonna aussitôt ses airs narquois et rail- Et s'apprdehant du géant :
leurs pour prendre ce ton repentant, soumis, — Baisse-toi, lui dit-il.
caressant, d'un homme qui veut obtenir '-— mon frère veut-il que je me
Pourquoi
quelque chose. ]
baisse ? demanda Tomaho avec défiance*.
« C'est vrai, je t'ai appelé imbécile quel- Et il se redressa.
quefois, dit-il. — Je veux te parler à l'oreille, dit le
« Mais je ne croyais pas à ce que je disais. Parisien.
« Je t'ai toujours considéré comme une — Alors je n'ai pas besoin de me courber,
intelligence de première force et surtout fit le géant en empoignant le Parisien par
comme le meilleur de jnes amis. la ceinture et en mettant son visage à portée
« Et la preuve que je ne me trompais pas, de son oreille.
c'est que tu nous étonnes tous par ta saga- — Cacique, lui dit Sans-Néz à voix basse,
cité et que tu vas nous dire le secret... » si tu veux me dire le secret, je te donnerai
Malgré les airs de bon apôtre du Parisien, des trucs et des talismans tant que tu en
Tomaho ne parut pas disposé à parler. voudras.
D'ailleurs Grandmoreau s'empressa de ré- « Tu sais que j'en ai d'excellents.
pondre pour lui à la demande de Sans-Nez. « Tu en as déjà un très-bon...
— Si le Cacique tient à l'amitié de son « Je t'en ferai de meilleurs.
vieux camarade Tète-de-Bison, il ne parlera « Ça y est-il? »
pas, dit-il. Tomaho reposa le Parisien à terre assez
— Voilà qui n'est pas juste, observa Bou- brusquement et lui répondit avec beaucoup
léreau. de dignité :
« Il est libre de parler si bon lui semble. — Mon frère vient de m'offenser, car il
— By God ! certainement, très-certaine- me croit capable de vendre ma parole-
ment ! appuya John Burgh. « Qu'il le sache : il m'offrirait du complé-
« On n'a pas le droit d'influencer le Caci- ment indispensable comme celui que j'ai
que, on n'en a aucunement le droit. mangé avec mon petit truc quand j'ai dîné
— Je n'ai pas d'ordre à lui donner, fit le avec notre chef pâle, et qui m'a transporté
trappeur, et je n'exige rien de lui. pendant la nuit dans les Prairies heureuses
« Mais il me semble que je peux bien le du Vacondah, que je mépriserais son offre.
prier de se taire ! « Tomaho n'a jamais manqué à sa parole,
— »
By God! non, fit l'Anglais avec en- et il tient à l'amitié de Tête-de-Bison.
têtement. Il n'y avait plus à insister.
« Pas le droit ! Le géant était absolument déterminé a
« Aucun droit ! » garder le silence.
/ Et s'adressant au géant : Les trappeurs le comprirent et ils s'éloi-
— Cacique, lui dit-il, si vous consentez gnèrent pour la plupart.
à me dire le secret tout de suite, à l'instant Une dizaine, parmi lesquels Sans-Nez.
je m'engage à recruter une compagnie en- John Burgh et Bouléreau, suivirent Tomaho
ALA REINE DES APACHES

qui regagnait sa tente en compagnie de Tomaho ne, daigna même pas lui ré-
Grandmoreau. pondre.
Le chef des squatters, intrigué surtout au Enfin, quand le géant fut rentré sous sa
sujet de ce qui avait été dit sur sa pipe, tente avec Conception, Sans-Nez imagina un
tenta encore une démarche. dernier moyen.
R se souvint que le géant lui avait de- Il ordonna à Paméla de pénétrer sous un
mandé le talisman des eaux après l'affaire du prétexte quelconque chez Tomaho, de faire
puits artésien; il pensa à utiliser ce désir su- causer Conception d'abord, et enfin de l'a-
perstitieux. mener habilement à obtenir des confiden-
Il n'y avait pas à s'embarrasser du choix ces de son mari.
de l'objet qui devait être le talisman. Mademoiselle Paméla était une fine mou-
Le squatter détacha une breloque d'argent che.
attachée à sa chaîne de montre et l'offrit au Elle s'acquitta très-habilement de sa mis-
géant avec toutes les précautions et le céré- sion.
monial possibles. Elle réussit à endoctriner madame To-
Mais il ne fut pas plus neureux que les maho, qui questionna son géant avec uno
autres. adresse de femme.
L'HOMME DE BRONZE. — 112 LA HEINEDESAPACIIF.!.— 97
770 L'HOMME DÉ BRONZE

Mais, pas plus que les autres, elle tt'ëti put a MêttiB brdrë de Marche qu'hier, »
rien obtenir. Ce commandement fut làntë* d'hit tbh sec
Elle ne reçut que cette réponse assez sé- et ihipérâtif;
vère : Oh cbîhjHt qîië 1b chef était niéëbiitent
— Quand lbs siquâws se montrent trop cu- et l'on oBeit en silence.
rieuses, les guerriers de inbh pays les pu- Alors 11 fepmtb Bhbiiit li-ëiiië hommes
nissent eh leur bouchant les oreilles avec de pour fbrnîëH'avânt-gâMë ël désigna Grànd-
la résine. moréiiii bt Sâns-Nëz {ïbuï les cbmniander.
1
Conception h'ihsistâ pas devàiit cette ttië- Quand bë dëriiibr ië vit Certain dé partir
nace indirecte. uri des pbmiersj il iib pHit s'ëni{iècher de
La perspective de èb voir ëbùler de là ré- manifester sa joie bti faisant iR iiique à ses
sine brûlante Bân§ les oreilles bh giiisb dp caihàradbs.
coton était bien faite pour' la guérir du Cé- — Amusez-vOus\ biëhj dit—il ëfr partant.
cile d'iudiscrêtibiL « Quand je votis rbverrai, je vous ferai
Panifia retourna âonC trbuîrbr Sàhs-Nbi? part de meé découvertes ! »
et ses coinpàgndns sfttis avdir obtenu 1b
moindre résultât; Une demi-heure s'écoula pendant laquelle
— bêcidênieni; ; fit le Parisien dëcbu- M: de Lincourt passa en revde tbiii son
ragé, il fâiit notis rësigher à bttbhdre à de- tiiatérielde wagons, visita les attelages, ainsi
main. iju'il le faisait chaque jour.
«<Mais 8 partir' d'aujbttM'huî Tômalid Enfin le convoi se mit en marche.
change ufi hont; La gaieté était sur tous les visages; les
« Je hë i'iliitibiib jntis que le Tomfôau des propos étaient joyeux.
secrets.» Oh allait enfin savoir.
Les bêtes elles-mêmes semblaient prendre
part à l'allégresse généïiilë:
ëHÀPiTRÉ CXXX Les chevaux caracolaient eli Hennissant
ëi lbi nitilbts tiraient sur ib ctiHiër comme
Âij-nKssuaiik IJ'AIIÎMÈ s'ils avaient hâte d'arriver ah terme du
voyage.
Le ichdèiiiaih matin, tout le monde se A mesure que l'on avance, les montagnes
trouva sur pied avant la sonnerie du ré- que l'on avait aperçues à travers le bleu de
veil. l'air se dessinent plus nettement. ElleS pren-
Quand M. de Lincourt sortit de sa tente; nent une teinte gris sombre ; ledf s' pentes se
I db rticlibrë, se zèbrent de noires
il trouva les attelages prêts. iiérissbnt
On avait hâté de partir. Crevàësës.
Il remarqua en outre plusieurs iâyëhlbië- Après trois heures db marche, oh rëjbi-
ments où régnait iihe grande âgiiâtibh. giiit i'àvàrit-gârdb, stâtitinhdht àii pied de
11 Et appeler Grâhdhicirbâu et lui db- cette itibhiàgiié ah sommet ëbïipé qui avait
manda : été dêsigbéë par le cbmtb et dont tout le
— Que se pàsse-t-il donc? monde reconnaissait la forme pàrticuliërU
« Il me semble qu'on se dispute. I Lès trappeurs, qtii croyaient Voir Sàtis^Nez
— ils ont lé diable àii corps, Ces enragés! accourir à leur rencontré, l'aperçurent, rioh
dit Grandmoreau. saiis grbrid ëtbhiibhiëht, sb promener Mélan-
« Chacun veut connaître le Secret àÀÎint coliquement 1b lbiig dès énormes rochbrS îfui
son camarade, et tous veulent faire partie fermaient Une large et haute ceinture au
db l'avânt-gârde. » pied de la montagne,
M. de Lincburt dès* gtôupbs i Eh voyant l'âii? déconfit du Parisien; tout
s'approcha
et commanda : le monde pensa qu'il ne savait rien éiietiré,
— Tout le monde à son poste ! et BouléreaU lui cria ;
LA REINE DES APACHES 771

— Toi? s'écria le Parisien.


T—pli bien! camarade, il paraît que ça ne
t'a pas servi à grand'chose de marcher en , « Et c'est, à moi, c'est à nous autres trap-
avant? peurs que tu fais ce conte-là?
« Ça t'apprendra à faire le malin. !... . « Ah! en voilà encore une raide,par exem-
""''••
— By Gpd \.-_. dit Rurgh en jetant un çoUp ple!
d'oeil de tous côtés, je pense que nqus ne « Tu avais donc un ballon?
saurons jamais rien, puisque Sans-Nez n'a — Non, fit Grandmoreau.
encore rien v^. — Ah ! ah ! dit Sans-Nez avec son rire sif-
Et Tomaho, prenant un air goguenard, fiant ej. saccadé.
s'approcha du Parisien en disant : « J'y suis.
— Mon frèrp n'a dpnc pas encore deviné, « Il t'était poussé des ailes!...
lui qui n'est pas un imbécile? « Cher ange !
— Tu m'embêtes, toi, grand raseur ! ré- « Je te vois d'jci.
pliqua Sans-Nez en tournant le dos au « Pigez-moi ça!
géant. « Tële-derBison en séraphin!...
Cependant M. de Lincourt s'avança ail mi- « Ah ! ah 1 Paméla, soutiens-moi, je m'é-
lieu du groupe formé par les trappeurs. vanouis! »
M. de Seuneyille et le cplonprd'Eragny le cette
Quelques rires à peine accueillirent
suivirent. sortie, qui après tout avait un côté sérieux.
— Messieurs, dit le comte, nous voici à
La montagne en effet était inaccessible.
pied d'pBuvre. Ses flancs •s'élevaient presque verticale-
« Nous n'ayons plus qu'à nous hisser au ment à une hauteur de plus de cinq cents
faîte de cette montagne pour contempler mètres, et il paraissait absolument impossi-
nos richesses. ble que jamais pied humain put gravir ce»
— C'est là-haut
que perche le secret ? de- murailles semblables îj celles d'une immense
manda Bouléreau. tour.
— C'est là-haut, affirma le comte.
Le comte vjt que tou| le monde partageait
— Commandant... fit Sans-Nez en s'ap-
l'incrédulité dp pans-Nez.
prophant, voulez-vous me permettre une — Mais je vous assure, dit-il, qu'avant ce
question? soir nous serons sur le sommet de la mon-
— Certainement.
« Questionne! tagne.
A cette affirmation donnée avec la plus en-
— Est-ce que vous y êtes déjà monté, là-
tière conviction, tous les visages se déridè-
haut?
— Jamais! rent, et M. de Lincourt put vpir qu'il possé-
dait toute la confiance de sa troupe.
— Eh bien! commandant, j'ai dans l'idée
Sans-Nez seul ne paraissait pas persuadé,
de ni vous
que vous n'y monterez pas sitôt,
et il hochait la tête d'un air de doute.
ni d'autres. Tomaho s'approcha de lui :
—- Et pourquoi cela, monsieur Sans-Nez ? — Mon frère oublie, dit-il tout bas, que
fit le comte.
le chef pâle est un grand sorcier.
— Parce que cette montagne à pic estinac-
Le Parisien mit prudemment une certaine
çpssible. distance entré le géant et lui.
« Parce qu'il faudrait être lézard, mouche
— Ce que je n'oublie pas, lui dit-il, c'est
ou limaçon pour grimper contre ces roches '
lisses et droites comme des murailles. que tu n'es qu'un grand serin, toi !
— Sans-Npz, observa Grandmoreau avec i
une nuance de raillerie, l'impatience et la , Cependant le comte fit ranger le convoi
mauvaise huuipur te font dire des bêtisps. , sur une partie de terrain assez élevé au pied
« J'y siiis bien allé, moi, 1^-haut I de la montagne et dominant la plaine.
* Crois-tu que je n'y retournerais pas ? De ce campement, on découvrait à une
772 L'HOMME DE BRONZE

grande distance, et il était impossible de se Puis regardant le sommet de la mon-


trouver surpris. tagne :
D'un autre côté, la caravane était en — H est vrai que nous ne sommes pas
quelque sorte adossée à une série de hautes arrivés, ajoutait-il.
collines infranchissables dont la mer venait « Et j'ai bien peur que nous ne voyions le
battre et miner le pied. bout de ce beau chemin avant d'être par-
Dans cette situation, d'ailleurs provisoire, venus là-haut.
le convoi, s'il venait à être attaqué, se trou- — Parbleu! il faut s'y attendre, dit Boulé-
vait dans d'exceUentes conditions de dé- reau.
fense. « Aller dénicher des fortunes en se pro-
Quand tout fut disposé selon son gré, menant, ce serait trop commode ! »
quand il eut donné des instructions pour En ce moment le comte se tourna vers
la construction d'ouvrages de terre destinés Grandmoreau :
à abriter l'artillerie, M. de Lincourt, à la — Ce défilé me paraît dangereux, dit-il.
lête d'une nombreuse compagnie de squat- « Je crois qu'il serait imprudent d'y en-
ters et de trappeurs, se mit en marche gager la caravane entière.
la montagne. — Le danger est nul dans toutes ces par-
pour contourner
Cette colonne était suivie de quelques ties encaissées, dit Grandmoreau.
mulets chargés d'outils et de divers usten- « A l'extérieur, impossible d'escalader
siles dont Grandmoreau avait fait choix. tous ces rochers à pic.
On avançait assez facilement sur un sable « Si nous venions à être attaqués, ce serait
sur le plateau qui forme la véritable base de
rouge et compacte.
De temps en temps le chemin qui con- la montagne; et, une fois installés sur ce
tourne en spirale les flancs rocheux de la point, il me parait bien difficile de nous en
montagne s'élargit, la pente s'adoucit, et déloger. »
l'on se trouve sur des espèces de plates- Le comte, ayant paru méditer cette ré-
formes où la roche forme dallage. ponse du Trappeur, dit à M. de Senne-
Ce chemin est profondément encaissé ville :
— Comme vous le
entre deux murs de rochers ; c'est pourquoi pensez, je ne voudrais
on ne peut l'apercevoir de la plaine; c'est à aucun prix laisser nos wagons et notre
vu de loin, il ressemble à une large matériel à une aussi grande distance.
pourquoi,
fissure entre la montagne et une série de « Je vois avec plaisir que je pourrai sans
rochers qui se sont détachés et forment une peine amener tout le convoi à pied d'oeuvre,
ceinture de hautes murailles aux pentes pour ainsi dire, si toutefois ce chemin reste
extérieures inaccessibles. praticable jusqu'au bout.
— Ce dont
je ne doute pas, fit le baron.
« Il y a dans ces entassements rocheux
Les trappeurs marchaient avec un joyeux
une harmonie qui certainement se main-
entrain.
tiendra jusqu'à ces premiers plateaux que
La gaieté était sur tous les visages, la
doivent dominer des pics et amas volcani-
plaisanterie et le rire sur toutes les lèvres.
ques.
On allait enfin le connaître, ce Secret; on « Je pourrais même affirmer que ce chemin
allait le voir, le toucher ! nous suivons a été creusé par les laves. »
— Décidément, que
disait Sans-Nez, la route
est belle.
« Je ne l'aurais jamais cru. Cependant trappeurs et squatters conti-
« Quand je dis belle, je vais peut-être un nuent à monter.
peu loin, car ça manque de perspective, par Il y a déjà une heure que l'on a quitté la
ici! caravane, et l'on est toujours engagé entre
« Nous marchons entre deux murs. » deux murailles de grès d'un rouge sombre...
LA REINE DES APACHES 773

Tout à couple ciel se découvre et l'horizon i profonde ou par une large crevasse au fond
grandit. de laquelle roulent et se précipitent les eaux
La troupe entière se trouve sur un large d'un torrent.
plateau appuyé contre le flanc nord de la Ici, c'est un plateau rocheux dont la pierre
montagne. lisse, lavée par la pluie, balayée par le vent,
Là plus de barrière pour le regard. ne conserve pas une parcelle de terre où
Un immense cri d'admiration s'échappe puisse germer la moindre graine.
de toutes les poitrines. Plus loin, c'est une sorte d'entonnoir, an-
Et cette vive impression ressentie par les cien cratère où les détritus végétaux se sont
trappeurs est pleinement justifiée par la amoncelés, ont formé terreau et donné
splendide magnificence du paysage gran- naissance à d'épais massifs de verdure.
diose qui se déroule autour d'eux. A l'extrémité de ce chaînon de montagnes
Du côté sud, le Nid de F Aigle hérissé de formant falaises s'élève un pic qui, à dis-
rochers bizarrement superposés et dont le tance, paraît être un gigantesque monolithe
sommet s'est sensiblement rapproché. enchâssé dans l'ancien cratère d'un volcan
Entre cette montagne et le plateau où éteint.
sont arrivés les trappeurs, un large précipice Sur les pentes qui regardent la savane,
s'ouvre béant et noir ; il semble opposer un de rares mélèzes et de chétifs bouleaux ont
obstacle infranchissable à tous ceux qui ten- trouvé un peu de terre végétale dans une
teraient d'aller à la découverte du secret de crevasse; ils s'efforcent et poussent leurs
Grandmoreau. racines au plus profond des fissures ; leur
A droite, l'océan Pacifique dont les flots maigre feuillage égaie de quelques taches
verts comme l'émeraude se confondent dans vertes le gris rougeâtre et uniforme des ro-
un lointain brumeux avec le bleu foncé du chers ; et le vent, qui froisse leurs brabches
ciel. devient un doux murmure qui anime ces
Et plus près, là, au pied des hautes fa- mornes solitudes.
laises, viennent se briser sur le roc avec un
fracas éclatant les lames qui déferlent en Longtemps les trappeurs restèrent sous le
volutes écumantes. charme de cette contemplation.
A gauche, encore la mer, mer terrestre aux Ils ne sortirent de leur extase qu'à la voix
flots ondoyants, mais fixes, aux vagues ver- de M. de Lincourt.
doyantes et immobiles. — Il faut pourtant, dit le comte, ne
pas
C'est la savane et ses solitudes profondes perdre notre temps à admirer ce merveilleux
que bornent la montagne aride ou les forêts panorama.
sombres. « Le moment d'agir est venu,
C'est l'espace parcouru, c'est l'obstacle « A l'oeuvre donc, et que bientôt, parvenus
franchi, c'est le danger passé. au sommet de cette montagne, le Secret du
Et sur cette vaste plaine un long sillon, Trappeur n'en soit plus un pour personne » !
avant peu effacé, marque le passage de la Comme nous venons de le dire, le plateau
caravane. sur lequel se trouvaient réunis les trappeurs
Au nord, se profile dans un désordre, dans était séparé du pied de la montagne à gravir
un chaos saisissant, une chaîne de collines par une crevasse d'environ trente mètres
abruptes s'opposant comme une digue gigan- de largeur, et au fond de laquelle gron-
tesque aux efforts envahissants du Paci- daient sourdement les eaux d'un torrent qui
fique. vraisemblablement prenait sa source dans
Çà et là d'énormes blocs de grès rouge, tout les profondeurs souterraines du désert et
couverts de lichens et de mousses, sont en- allait se perdre dans la. mer au pied des
tassés dans une pittoresque et sauvage con- hautes falaises.
fusion. — Il
s'agit, continua le comte, de fran-
Chaque colline est séparée par une vallée chir cette crevasse.
774 L'HOMME DE BRONZE

A cette déclaration, tous les regards se vrait éteindre son calumet quand nous se-
portèrent sur M. de Lincourt, et la même rions dans la montagne du secret !
expression de surprise et de désappointe- — Au diable tous ces fit lo
mystères!
ment se put lire sur tous les visagesi ^quatter avec mauvaise humeur.
Évidemment oij considérait le passage « Ne pas fumer !
comme extrêmement périlleux, ou même « Je vous demande un peu pourquoi?
comme impossible. « n semblprait qup nous allons marcher
Sans-Nez, qui était de cet avis, ne manqua sur du fumai-coton.!
j pas de manifester ses doutes. « Est-ce que la terre est de la poudre, de
—: Franchir une simple crevasse, ça s'est l'autre côté? »
vu, dit-il. Et bourrant sa pipe qui venait de s'étein-
« Mais prendre son vol et passer au-dessus dre, il l'alluma eii ajoutant :
d'un pareil précipice, ça ne se verra pas en- — Enfin, c'est pomme ça, prpfi-
puisque
core aujourd'hui ». tons du bon temps qui nous reste.
Et s'adressant à Grandmoreau : — Ah! tu n'as
pas besoin de te presser!
— Tu as
déjà passé de l'autre côté, toi? fit Sans-Nez.
lui dit-il. « Npus ne sommes pas enepre passés.
— Mais le Trappeur avec —
pui? répondit Ry God! je le crois bien, jp le crois
un sourire légèrement railleur. très-bien, que nous ne sommes pas passés !
« Et j'espère bien y passer encore. dit Jphn Burgh en se penchant sur le bord
— Alors! s'écria le Parisien, je maintiens de l'abîme.
ce que j'ai déjà supposé. « Le voyage me paraît périlleux.
« Tu avais un ballon, ou il t'était poussé — Cré mâtin ! fit un
squatter, c'pst d'un
des ailes, car je ne vois pas d'autre noir là-deçkins!...
moyen... « Je pense qu'un faux pas pourrait mener
— Il en est un pourtant, interrompit le
loip.
comte, et je charge Grandmoreau de vous — Parbleu! dit un autre, je erpirai que
l'indiquer. l'on peut fairp la trayprsée
« Vous passerez donc tous à l'aide de ce quand je l'aurai
vu de mes yeux.
moyen. —Eh bien ! vous allez voir ça de VPS yeux,
« Pendant ce temps, je vais rejoindre la
messieurs les incrédules! fit Grandmoreau
caravane et la faire monter sur ce plateau
avec la plus parfaite assurance.
où je veux qu'elle soit campée ayant la nuit. »
Et, longeant le bord du précipice, il parut
Puis, ayant désigné dix hommes pour chercher un endroit favorable pour l'exécu-
l'accompagner, M. de Lincourt ajouta sur tion de sa tentative.
un ton d'autorité qui commandait l'atten-
tion : Les trappeurs et squatters suivaient tous
— Dès que vous aurez franchi cette cre- ses mouvements avec intérêt, mais l'expres-
sion de chaque visage était significative ; elle
vasse, je vous défends formellement de faire
du feu, de fumer pt même de battre le bri- disait clairement : Il va faire une folie; il
lui est impossible de réussir, de quelque
quet!
« Je vous recommande de ne manière qu'il s'y prenne.
également
pas tirer un epup dp carabine sans y être con- Seul, Tomaho ne paraissait pas douter des
traints par une absolue nécessité. » affirmations et de la réussite du Trappeur.
Cet ordre donné, le cpmte s'éloigna avec Sans-Nez avait même remarqué que
M. dp Senneville et son escorte. chaque fois que Grandmoreau parlait, le
du geste pu de la voix.
Alors Tpmahp, posant sa large main sur géant l'approuvait
l'épaule de Bouléreau, lui dit avec un air Le Parisien voulut savoir d'où venait
d'importance : cette confiance de Tomaho.
— Je le disais bien à mon frère, I
qu'il de- II l'interrogea.
LÀ REINE DÈS APACIIES 775

— Il me semble, lui dit-il, qiie tii en sais Avant db rêptthdre, lé géant interrogea du
long sur toute cette affaire ! rregard Grândnïoreâu.
« Pourquoi ne pàfles-tu pas plus franche- Celui-ci lui fit signé db ée taire.
ment? — Mes frères 1 connâîtrënt Cette èlibse ce
« Je crois que nous Sommés arrivés à un s
soir ou demain, dit-il alors.
moment où lu peux te dispenser de faire du « Qu'ils prennent pâtiërtcé.
» — Le Tombeau dès secrets ! s'écria Sàhs-
mystère.
Le géant, abandonnant sa gravité hâbi- I
Nez avec un g^ste de dépit.
tuelle, eut un sourire railleur. « Pas nip^ëh d'en tirer un mot, de ce
— Je n'aime igrand animal-là !
pas les paroles inutiles et je
suis moins bavard que riïoh frère, dit-il. « Nous qui étions assez bêtes pour croire
« Mais je peux satisfaire sa curiosité. » «qu'il avait deviné l'énigtne de Têlb-de-
Sans-Nez écouta avidement, et plusieurs ]
Bisbri!
trappeurs s'approchèrent pour mieux enten- « Il savait tout... depuis trois ans !
dre les paroles qu'allait prononcer le géant. « Et il n'en à jamais soufflé mot...
— Si notre ami a déjà franchi ce précipice « Faut-il qu'il soit bien bouché, cb Ca-
pour aller au Secret, dit-il, pourquoi ne pas- .PiqUe !
sëraii-il pas une seconde fois ? — By Gbd! je hb l'aurais jamais crii! fit
— Admettons qu'il ait fait ce tour db John Biirghi
forte ihipossible, dit Saiis-Nëz ; mais com- « Aôh'.hdïi, jamais Crû; jamais, jamais i...
meht s'y est-il pris? — Il faut voir et ëiitëndrè des choses pa-
— Je hë sais pas, répoiidit simplement reilles pour y croire; ajouta Bouléream
Tomaho.
« Jb puis dire seùlémeUt qii'il n'est pas Cependant Tomaho; se reriferihant dans
si difficile db pâs'sér, puisque moi-même je un silence absolu, laissa bavarder lés trap-
suis allé de i'âutfé côté. peurs.
— Toi? décria îe Parisien tandis qu'un Il suivit avec intérêt les préparatifs de
murmure d'incrédulité circula dans le groupé Grandmoreau, préparatifs fort simples; mais
des trappeurs qui refusaient de croire à celte qui finirent pourtant par attirer l'attention
allégation 1du géatii. générale.
— Alors tu as' vu \é secret? minutes le
Après quelques d'hésitation,
— Jb l'ai vu, fille géant
lôujPhrs souriant Trappeur parut, avoir fait choix d'un empla-
en voyant l'émotion qu'il produisait. cement convenable.
—- TU n'as dbhc ribh deviné?
reprit Sàns- Il s'arrêta sur un point culminant qui
Nèz. formait une sorte de cap s'avançant de quel-
« Tu connaissais le secret depuis lottg- ques mètres au-dessus du vide.
temps? De cet endroit, il examina attentivement
— 1
Depuis titois fois' douze lunes, répbhdit le bord opposé de i'abîme ; puis, ayant sans
Tdmaho. doute trouvé ce qu'il cherchait, il recula de
— Et tu n'en as jamais riéh dit?
quelques pas, déboucla son sac de chasse et
« TU n'as pas jiënsé à t'emparer db ces en tira un lasso mexicain.
i idhëssës imhibtisés dont on nous" affirnië îl déroula cette fine corde de soie dont
l'existence? >> chaque bout se terminait par une balle de
Le gbàht haussa lés épaules et répbhdit plomb, et qui était asâéz solide pour arrêter
avec une dédaigneuse pitié : net, dans sa coursé, le plus fort taureau
— Je n'ai pas besoin de richesses. sauvage.
« Et je ne savais pas que là..i chbsb qUe Cette corde, longue de quarante mètres au
j'ai vhë fut si préfeibùse. moins, représentait, si bn ia roulait en pe-
-- Quelle ëhosé ? dëtiihndërbrit kh même lote, un volume à peine
1 gros comme le
temps Burgh bt Sahs-Néz. poing.
776 L'HOMME DE BRONZE

Ayant fait un large noeud coulant à l'un q


que tu appelles une ficelle, est aussi fortqu'un
des bouts de son lasso et le tenant à la ma- c;
câble! »
nière des vaqueros mexicains, Grandmoreau Et le Trappeur, ayant appelé quatre
fit une vingtaine de pas en arrière. hhommes, leur commanda de tirer de toutes
Sur son ordre, tout le monde s'écarta. h
leur force sur la corde de soie.
Il prit aussitôt son élan. Le lasso se tendit et résista.
Le lasso tournoya dix secondes au-dessus -— Bien ! fit Grandmoreau.
de sa tête et le noeud coulant, maintenu et « Le noeud coulant est solidement fixé,
dirigé par laballe de plomb, passa au-dessus c
c'est tout ce que je voulais savoir.
du précipice et alla se fixer à la pointe d'une « Maintenant il ne s'agit plus que d'atta-
roche saillante sur l'autre bord. c
cher ce bout par ici.
Grandmoreau tira sur la corde dont une « Bon ! voici une roche élevée parfaitement
extrémité lui était restée dans la main gau- c
convenable.
che. « En donnant plus de hauteur de ce côté,
Le noeud coulant se fixa plus fortement à t
tout n'en ira que mieux.
ia pointe du rocher. « Trois tours et un noeud comme ça, pas
D'unanimes accueillirent ( danger!
de »
applaudissements
l'heureuse tentative du Trappeur. Les trappeurs regardaient faire Grandmo-
C'était un véritable coup de maître. ]reau avec une curiosité inquiète.
Le plus habile vaquero des pampas mexi- On ne savait pas encore au juste quel était
cains n'aurait pas mieux réussi. {
son projet; mais on craignait de le deviner
avait comme les et on redoutait
! pour lui le fatal résultat que
Sans-Nez qui applaudi
autres ne voyait pas, non plus que personne, pouvait amener une folle imprudence
le côté utile et pratique du résultat obtenu. . Quand il eut terminé, Grandmoreau, par-
— Bravo! s'écria-Hl. faitement calme, jeta un regard de l'autre
.
du précipice, se passa au cou son sac de
« C'est admirablement lancé, et je n'en fe-
Icôté mit sa carabine en bandoulière et
rais pas autant. ! chasse,
s'enveloppa les maius avec deux épais mor-
« Mais je me demande à quoi pourra bien
ceaux de cuir en disant :
servir cette ficelle? » — Maintenant, en route !
Grandmoreau, à qui s'adressait nécessai- « Camarades ! regardez-moi faire et vous
rement cette question, s'approcha du Pari-
verrez que le voyage n'est pas si difficile que
sien, se planta devant lui, bien en face, le vous le croyez. »
regarda dans les yeux et lui dit avec une vi- Tout le monde comprit alors que l'auda-
sible impatience :
cieux trappeur allait traverser l'abîme en se
— Maître Sans-Nez, tu commences à m'em-
suspendant à cette corde grosse comme le
bêter avec tes réflexions !
petit doigt.
« Tu joues un rôle d'imbécile ou tu deviens Des murmures se firent entendre.
idiot. Et ces mots : Folie ! imprudence ! témérité !
i « Tous ces airs de douter de ma parole ne furent prononcés...
me vont pas, et si j'ai un conseil à te donner, Tout à coup un profond silence s'établit ;
c'est de ne pas blaguer à tort et à travers les regards ont une anxieuse fixité ; les coeurs
sans te donner la peine de réfléchir. » battent et chacun retient son souffle.
i Sans-Nez allait répondre à cette sortie; Grandmoreau a courageusement empoigné
mais Grandmoreau l'interrompit au premier le lasso.
mot. Il se balance, suspendu dans le vide, au-
— Imite-moi dans tout ce que tu vas me > dessus du précipice.
voir faire, dit-il; je ne t'en demande pas i Puis il se laisse glisser le long de la corde,
plus. et, s'aidant d'un pied, il se maintient dans
« D'abord tu vas remarquer que mon lasso, , 1 une position horizontale, avance lentement
LA REINE DES APACHE 777

comme une araignée accrochée à un fil et, — Tout le monde à son rang!
sans aucun effort apparent, il touche enfin « Chacun passera à son tour.
à l'autre bord de l'abîme. « Silence ! je vais vous appeler un à un.
Les acclamations joyeuses des trappeurs « Attention! soyez prudents et garnissez-
saluent l'heureuse tentative de Grandmoreau, vous les mains.
et aussitôt un groupe nombreux se presse « Que ceux qui craignent le vertige pas-
autour de la roche où est fixée l'une des ex- sent une corde solide dans le lasso et la
trémités du lasso. nouent à leur ceinturon ! »
Tout le monde venait de taxer de folie Cette recommandation faite, le Trappeur
Vacte de Grandmoreau ; maintenant on se appela d'abord Sans-Nez.
disputait à qui passerait le premier. Celui-ci se précipita sans prendre la moin-
Cet étrange revirement était comique; mais dre précaution.
in trop grand empressement pouvait causer Oubliant ses doutes et ses incrédulités, il
de terribles accidents. se lança dans le vide en s'écriant :
Grandmoreau envisagea le péril d'un coup — En route pour le Secret! Il y a assez
d'oeil, et, d'une voix qui n'admettait aucune longtemps qu'on me fait droguer !
Clique, il commanda : Leste comme un écureuil, le Parisien se
L'HOMME UR ^UONZE.—• 113 LA REINEDESAPACHES.— 98
778 L'HOMME DE BRONZE

trouva bientôt à côté de Grandmoreau, au- | Le géant, sortant d'un ravin, apparut en
quel il adressa brutalement cette question : <
effet sur le plateau et s'avança lentement
— Eh bien! ce secret? <
dans la direction du précipice.
« Par quel chemin y grimpe-t-on? Tous les trappeurs l'accompagnaient du
— Patience! fit tranquillement le Trap- iregard.
peur qui continua de ses compa- — On dirait chose sur
l'appel qu'il porte quelque
gnons. i
son épaule, remarqua Bouléreau.
Tous passèrent successivement et sans le « Eh ! oui, je ne me trompe pas.
moindre accident. « C'est un arbre.
Quand le dernier eut pris terre, Grand- — By God ! c'est un mélèze de plus de
moreau poussa un long soupir de soulage- trente mètres, dit Burgh.
ment en disant : « On dirait le grand mât d'un bâtiment do
— Dieu merci! le
plus fort est fait. haut bord.
En ce moment, Sans-Nez poussa un cri de « Que veut-il faire de cet arbre?
surprise. — Une canne, fil Sans-Nez.
probablement,
Il venait de s'apercevoir que Tomaho était « Du reste, nous allons bien voir ! »
absent. Tomaho arriva sur le bord du
Cependant
11 le chercha du regard sur la rive op- précipice.
posée : Alors il posa sou arbre à terre, tira une
Personne ! hache de sa ceinture et se mit à tailler en
— Tiens ! où est donc
passé le Cacique ? pointe la partie inférieure du tronc.
s'écria-rt-il. Ce travail fut rapidement exécuté : à cha-
« On dirait qu'il a déserté.
« Lui qui faisait que coup, le géant enlevait des copeaux d'un
le malin en prétendant
demi-pied d'épaisseur.
que le passage était facile!
— Parbleu! Quand il eut terminé, il dressa son mât cl
observa Bouléreau, ne vou-
se pencha au-dessus de l'abîme, paraissant
drais-tu pas le voir pendu à cette ficelle de
en examiner les parois.
soie, lui qui pèse autant qu'un boeuf?
— Je ne m'occupe Il s'arrêta à un endroit où une énorme
pas de son poids, dit le roche formait saillie, à dix ou douze mèlros
Parisien.
de profondeur.
« Je ne vois qu'une chose :
Il laissa alors glisser son arbre jusqu'à
« A l'entendre, il devait franchir le pré-
cette roche et en assujettit le bout pointu
cipice comme je sauterais par-dessus ma
dans une fissure.
casquette.
« Il recule : Puis, reculant de quelques pas, il mesura
« Je vais joliment le blaguer ! » du regard la largeur du précipice et prit sou
élan...
Et, dans cet espoir, le Parisien se frottait
les Grand- Solidement cramponné àl'extrémitê de son
déjà joyeusement mains, quand
moreau lui frappa sur l'épaule en disant : énorme perche, le géant décrivit une court»
— J'ai dans l'idée que tu ferais mieux de au-dessus de l'abîme, et souriant, fier d'avoir
te taire et d'attendre. montré son adresse, il tomba sur ses pieds,
« Tu sais que le Cacique ne parle jamar» , dans une pose gracieuse, au milieu dp ses
à la légère., compagnons. ;.
" ' Comme de juste, il fut reçu avec enthou-
'« S'il a prétendu pouvoir passer, il pas-
sera, sois-en sûr. siasme.
— Allons donc ! fit Sans-Nez ; il faudrait t Chacun le félicita sur sa nouvelle înauiore
pour ça remplacer ton lasso par un fort câ- de voyager,
bie, et encore... - i Sans-Nez émerveillé ne lui marchanda
— Tiens! le voilà! s'écria tout à coup J pas les éloges ; mais, selon son invarial)' 0
Bouléreau. l coutume, il exagéra el redevint farceur.
LA REINE DES APAGHES 779

— Cacique, dit-il, tu es un homme éton- coup plus longue que ton mélèze : c'est in-
nant! dispensable.
« Jamais pareille idée ne me serait venue. « Ensuite nous escaladons une très-haute
« Celte façon de te lancer dans l'espace montagne et moi je te grimpe sur les épau-
peut te mener loin ; si tu veux, je vais te faire les.
une proposition. « Alors nous attendons que la lune, se
— J'écoule mon frère, dit gravement le lève.
géant. « Tu piques ta perche sur une autre mon-
— Fais bien attention! reprit le Pari- tagne des environs, tu t'élances, et paf ! le
sien. temps d'y penser, nous sommes dans les sa-
« Connais-tu la lune? vanes de la lune.
— Oui, fit Tomaho étonné de celle « Comprends^tu le truc, maintenant? »
ques-
tion. Après une bonne minute de réflexion, le
— Sans doute, continua imperturbable- géant répondit avec le plus grand sérieux :
ment Sans-Nez. — Je le truc, mais je crois
comprends
« Tu la connais de vue, comme moi! que pour le faire réussir il nous faut un ta-
« Mais tu n'as jamais été jusque-là? » lisman.
Le géant fit signe que non. — Un talisman! s'écria Sans-Nez qui fai-
— Eh bien! dit le Parisien, si tu veux, sait des efforts surhumains pour conserver sa
nous irons ensemble. gravité.'
A celle proposition, Tomaho, supposant « Un talisman, c'est mon affaire!...
qu'on se moquait de lui, lança un regard « Je m'en charge.
soupçonneux à son interlocuteur. (( J'ai connu un grand sorcier qui a déjà
Mais Sans-Nez ne broncha pas. fait le voyage. '
Il demeura très-sérieux cl reprit : « Il m'a enseigné le moyen de me procurer
— Tu as l'air de croire que le voyage est le talisman nécessaire el il m'a donné les
impossible ; je vais te prouver le contraire. paroles magiques.
« Tu sais que la lune se lève toujours der- « Ainsi nous sommes sûrs de la réussite.
rière une montagne et qu'elle n'en est pas « Si tu veux, quand nous en aurons fini
loin, par conséquent? avec l'affaire du Secret, nous entreprenons
— Oui, dit naïvement Tomaho. ce voyage.
« Et je me souviens que j'ai grimpé sur — Je à la proposition de mon
penserai
le sommet des Andes parce que chaque soir frère, fit gravement le géant.
je voyais la lune qui touchait la crête de la — J'y compte bien, dit Sans-Nez en s'é-
plus haute chaîne. loignant pour rire à son aise, tandis que la
« Cependant je me trompais. plupart des trappeurs, encore sous le coup de
« Je la vis se lever d'une autre montagne l'admiration que leur avait inspirée le lourde
très-éloignée ; j'y allai et ce fut encore la force du géant, haussaient les épaules en si-
même chose. gne de pitié : ils regrettaient de voir le brave
! « Je m'entêtai
pendant trois mois, et tou- Cacique se laisser ainsi mystifier.
jours la lune se levait loin de moi. »
Sans-Nez se pinça les lèvres pour ne pas Cependant le soleil baissait rapidement. S,
éclater. Il n'allait pas tarder à disparaître dans le
— Mon cher, dit-il, tu as choisi justement ciel rouge que dentelaient en noir les forêts i
la saison où la lune voyage le plus ; nous fe- lointaines du désert. j
rons notre expérience pendant le mois où Le trappeur Grandmoreau et ses compa-
elle se repose. gnons sont là au pied de ce cône dont le
« Je continue à t'expliquer mon plan. sommet aplati renferme le fameux secret.
« Ecoute-moi bien ! Tous attendent avec impatience l'arrivée
« D'abord nous coupons une perche beau- de la caravane.
780 L'HOMME DE BRONZE

Tout à coup une sorte de bourdonnement frères pâles, dit-il; qu'ils se tiennent en re*
trépidant se fait entendre. pos.
« Je vais passer seul et je rapporterai les
Quelques hommes se couchent et, l'oreille
au sol, ils écoutent. provisions. »
— C'est le galop d'un cheval, disent-ils sans Cette offre complaisante du géant ne pou-
hésiter. vait qu'être agréable à Grandmoreau, qui
toutefois ne crut pas devoir l'accepter sans
« Il suit le chemin par lequel nous som-
mes venus. objection.
— Cacique, dit-il, tu es extrêmement fort,
— C'est un courrier sans doute, supposa
mais laisse-moi supposer que tu ne pourras
Grandmoreau.
jamais supporter la charge de cinq chevaux.
Il ne se trompait pas. — Je ferai plusieurs voyages, répondit sim-
Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées le géant.
sur la plate-forme, plement
qu'un cavalier apparaissait — Tu es sûr de toi ? ajouta Grandmoreau
de l'autre côté du précipice.
avec sollicitude.
Il s'approcha, héla Grandmoreau et lui
« Tu m'affirmes que tu ne cours aucun
transmit cet ordre :
— Le commandant danger?
vous fait dire de cam- — Puisque faire le voyage de la
j'espère
per là où vous êtes. lune avec mon frère Sans-Nez, dit Tomaho
« La caravane ne pourra se mettre en mar- avec une concluante sincérité.
che que demain au point du jour. Et choisissant son point d'appui, il assujettit
« Vous devrez l'attendre avant de monter le bout pointu de son arbre, s'élança et re-
au Secret. tomba de l'autre côté du précipice.
— Et des vivres? demanda Grandmoreau. — Décidément, fit Grandmoreau en lo
'— Cinq hommes et autant de chevaux me
voyant réussir cette seconde expérience, je
suivent, dit l'estafette. suis tranquille.
« Avant un quart d'heure, vous aurez ce « Mais du diable si j'aurais jamais pensé à
qu'il vous faut. le voir employer un pareil moyen de loco-
— Bon! fit le Trappeur. motion ! »
« Nous nous chargeons d'aller chercher ces Quelques minutes plus tard, le géant retom-
vivres. bait parmi les trappeurs avec un énorme
« Adieu ! sac de viande toute cuite.
— Adieu! répéta le cavalier qui fit pi- Nouveau départ et nouveau retour avec
rouetter sa monture et s'éloigna dans la di-deux barils d'eau.
rection de cette coulée de lave qui conduisait Après cette seconde expédition, Tomaho
au bas de la montagne. déposa son arbre en disant :
— Il n'y a plus rien.
Peu de temps après, on entendit distinc- — Allons, mon vieux Cacique, lui dit af-
tement la marche de plusieurs chevaux, on fectueusement Grandmoreau, tu es expédi-
aperçut des ombres aller et venir sur le pla- tif.
teau et une voix cria aux trappeurs : « Nous en avons assez pour ce soir.
— Voici votre souper ! « Mangeons !»
— C'est bon! Aussitôt les provisions furent distribuées,
« On y va, » répondit Grandmoreau. et le souper commença.
Et il désigna une dizaine de ses hommes Il fut vite achevé.
les plus agiles et les plus déterminés pour On avait besoin de repos.
les vivres» Chacun, choisissant un abri derrière
repasser l'abîme et aller chercher quel-
Mais en ce moment Tomaho se planta de- que roche et s'étant roulé dans sa couver-
vant le Trappeur avec son arbre à la main. ture, s'abandonna au sommeil.
— Lo passage est dangereux pour mes Absolument sur de n'être pas surpnSi
LA REINE DES APACHES 781

Grandmoreau dans sa sécurité oublia même — Lune, dit-il, les hommes de la


grande
de placer des sentinelles. médecine affirment que tu es une terre
Précaution inutile en effet, car il était im- comme celle que cachent les herbes, de la
possible d'arriver au pied de la montagne du prairie et les arbres des grands bois.
Nid-de-1'Aigle sans traverser le précipice. « Je crois aux paroles des sorciers.
Bientôt le silence régna dans le bivouac. « Mon ami Sans-Nez me donnera le ta-
Un ronflement par-ci par-là décelait seul lisman qui rend fort et léger ; j'irai avec lui
la présence d'un dormeur plus convaincu que chasser l'élan, le buffle et l'antilope dans
les autres. tes lumineuses savanes et dans tes forêts
Seuls deux hommes sont encore éveillés. vierges.
Bouléreau et Tomaho n'ont pas sommeil. « Je poursuivrai l'ours dans tes montagnes
Le squatter, ' aux trois quarts enfoui dans et le caïman dans tes lagunes. »
une touffe de bruyère naine, s'abandonne à En prononçant ces derniers mots, le géant
d'amères réflexions. abaissa son regard fatigué et ébloui sur la
Il tient sa pipe à la main, la considère d'un chaîne des hautes collines qui se déroulaient
oeil attendri, en suce le tuyau de temps en devant lui.
temps et se dit : Soudain il tressaillit et un sourd gronde-
— une pareille exigence? ment s'échappa de sa poitrine.
Comprend-on
« Ne pas fumer?... Il se leva aussitôt et alla trouver Grand-
« Jamais je ne pourrai supporter une pa- moreau qui dormait d'un profond sommeil.
reille privation. Il le secoua avec violence.
« Au diable la fortune ! — Qu'y a-t-il? demanda le en
Trappeur
« Je vais trop souffrir. sautant sur sa carabine.
« J'aime mieux m'en aller... — Béveillons nos frères, dit le
géant, ;j-
tt Oui, c'est décidé : demain je parle sé- « Un grand danger est près de nous. >>
rieusement au commandant et je lui dis que Grandmoreau savait que Tomaho n'était
si cette privation doit durer longtemps je pas homme à plaisanter; il no songea donc
préfère abandonner toutes les richesses du pas à le questionner plus amplement et tous
monde. deux se mirent à réveiller les trappeurs.
m On ne met pas les gens au supplice En un instant, tout le monde fut debout.
comme ça. On se groupa autour du géant qui, à la
« Dès demain, je demande mon congé! » stupéfaction générale, commença ainsi ses
Cette résolution prise, le squatter aspira explications :
longuement l'odeur acre de sa pipe vide; — Lune brillante, tu as ma reconnais-
puis il lira de sa blague une forte pincée de sance !
tabac qu'il s'introduisit dans la bouche. « C'est toi qui as écarté le sommeil de
Il cracha deux ou trois fois et, les deux mes paupières.
mains croisées derrière la tête, il se laissa « C'est parce que j'ai pensé à toi, parce
tomber à la renverse sur son moelleux ma- que je t'ai parlé, que tu m'as dénoncé le pé-
telas de bruyères. ril, que tu m'as montré nos ennemis... »
A trente pas de là se trouve Tomaho. Ce début, assez étrange d'ailleurs, ne plut
Le géant, les yeux au ciel, les bras en pas à Sans-Nez qui, furieux d'avoir été ré-
croix sur la poitrine, est assis sur un quar- veillé brusquement, s'écria :
tier de rocher., — Qu'est-ce
que tu nous chantés avec ta
Il contemple la lune qui vient de se lever lune? .
et éclaire de ses pâles reflets le sauvage et « Nous la visiterons, c'est convenu ; mais
abrupt paysage que nous avons décrit. je trouve que tu choisis un singulier quart
L'attitude du Cacique tient de l'extase; il d'heure pour nous raconter tes rêves.
parle à voix basse et avec une solennelle — Que mon frère soit moins
impatient et
lenteur : qu'il m'écoute, fit gravement le géant.
782 L'HOMME DE BRONZE

« Ne sait-il pas qu'il faut veiller quand un dans les crevasses, derrière les bruyères et
ennemi nous menace? les roches qui garnissaient le pied du Nid-de
— Mais
qupl ennemi? demandèrent plu- l'Aigle.
sieurs voix. Certes, il n'était guère supposante que le
Tomaho étendit le bras du côté de la chemin du Secret fût gardé par plus de cin-
chaîne des montagnes en disant : quante des meilleures carabines de la sa-
— Vous avez des yeux et vous ne voyez vane.
pas. Les trappeurs étaient parfaitement embus-
« Moi, j'aperçois là-bas, sur le versant qués.
d'une colline, une nombreuse troupe. » Ces dispositions prises, Grandmoreau
Tous les regards plongèrent en même pensa à avertir le comte ; mais qui charger
temps dans la direction indiquée. de cette mission?
Le géant continua : Son indécision fut de courte durée.
— Je vois des hommes marcher. Tomaho franchissait trop facilement le
« Je vois des sentinelles immobiles... précipice pour que cette mission ne lui
— C'est vrai ! s'écrièrent tout à coup plu- • revînt pas de droit.

sieurs trappeurs. Cacique, lui dit le Trappeur, tu vas par-
« Il y a un campement. tir et rejoindre la caravane.
— Il me semble en effet que des ombres « Tu verras le commandant et lu lui racon-
se déplacent, fit à son lour Grandmoreau, teras ce qui se passe.
— Och! fit le géant.
lequel avait une bonne vue.
— Moi, j'en suis sûr maintenant, affirma — Si tu veux, je pars avec toi, proposa
Bouléreau. Sans-Nez.
« Mais qui diable peut bien s'aventurer « Il peut se trouver qu'on ait maille à
dans ce pays perdu? partir avec quelques pirates rôdeurs.
— Voyons, Cacique, dit Grandmoreau, toi « A deux, nous nous tirerons d'un mau-
qui as des yeux plus perçants que ceux d'un vais pas.
vautour, ne devines-tu pas à qui nous avons — Parlez tous les deux, dit Grandmoreau.
affaire? « Toi, Sans-Nez, passe par le lasso.
— Ce sont des ennemis redoutables, ré- « Quand tu seras de l'autre côté, tu le
pondit aussitôt le géant. délieras et je le tirerai à moi.
— Tant pis!... mais lesquels? « Et surtout pas d'imprudence !
— John et leurs pi- — Le lasso est inutile, dit le géant.
Huggs, la Couleuvre
rates, fit gravement Tomaho. « Que mon frère monte sur mes épaules :
— Tu en es sûr? s'écria le Trappeur, il passera en même temps que moi.
— Par le grand Vacondah, je l'affirme ! dit — C'est une idée! s'écria le Parisien.
solennellement le géant. B se hissa aussitôt sur le dos de Tomaho
— Tonnerre de D.. • ! gronda Têtp-de-Bison et s'accrocha solidement à son cou en ajou-
en serrant les poings, encore ces canailles! tant :
« Nous n'en serons donc jamais débar- — Ça va me pour notre voyage
préparer
rassés! » à la lune.
Puis, surmontant ce premier mouvement — Que mon frère reste tranquille, dit lo
de colère, le Trappeur reprit tout son sang- géant.
froid et organisa une ligne de tirailleurs Et, ramassant son mélèze, il le mit en place
bien embusqués derrière les rochers afin et s'élança.
d'empêcher le passage du précipice, dans le Trois secondes après, Grandmoreau en-
cas où les pirates le tenteraient. tendit Sans-Nez lui crier :
— On ne
Ces sentinelles furent placées sur les peut pas appeler ça un voyage au
points culminants où elles pouvaient se ca- long cours ; pas de danger d'attraper le mal
cher, et bientôt toute la troupe eut disparu i de mer
LA REINE DES APACHES 783

« La traversée a été heureuse. une heure il fera jour et nous sommes for-
« Nous sommes au port. midablement retranchés.
« Je vais détacher ton lasso. — Aôh! fit Burgh, il me semble qu'on
« Ça y est! approche.
« Tu peux tirer. » — Oui, dit Grandmoreau.
El, après un court silence, le Parisien « J'aperçois une masse noire qui vient
ajouta : droit sur nous.
— Au revoir ! « C'est une troupe de cent hommes au
« Nous partons. » moins. » •
Le Trappeur voyait juste malgré l'obscu-
rité.
C'étaient bien John Huggs et la Couleuvre
CHAPITRE CXXXl s'approchant du précipice à la tête des hom-
mes les plus déterminés de leur bande.
LA GltAPPEIIUMAINK Ils arrivèrent bientôt sur le bord de l'a-
bîme, en face même de cet amas de rochers
où se tenaient cachés Grandmoreau et ses
Pendant toute la nuit, les trappeurs et dix hommes, lesquels purent entendre la
squatters, veillant et dormant tour à tour, de- conversation échangée entre les deux chefs
meurèrent embusqués. pirates.
Pas un bruit ne vint les inquiéter. — Si vos calculs sont exacts, dit John
Ils ne virent pas l'ombre d'un pirate. Huggs en regardant la montagne du Nid-de-
Avant une heure lo jour poindra; tout le l'Aigle dont la masse noire se détachait dans
monde se laisse aller avec une parfaite quié- le ciel, les trappeurs ne peuvent nous avoir
. '
tude à ce demi-sommeil qu'il csl si difficile précédés ici?
de vaincre. — Depuis que j'ai cessé de les observer,
Soudain une sentinelle pousse le cri ou répondit la Couleuvre, ils ont dû fournir
plutôt le grincement métallique cl strident de trois jours do marche avant d'arriver à uno
la chauve-souris. espèce de roule qui mène à ce plateau.
C'est le signal d'alarme. Comme ils sont fatigués, ils avancent lente-
Chacun se lient sur ses gardes. ment. Ils ne sont certainement pas éloignés
Grandmoreau s'avance avec dix hommes en ce moment, mais je crois qu'ils ne re-
vers un amas de roches qui bordent lo préci- commenceront pas leur ascension avant le
pice et s'y tient caché.' milieu du jour.
Des bruits de voix cl de pas se font enten- — Alors nous avons tout lo de
temps
dre de l'autre côté de l'abîme. prendre nos dispositions pour leur barrer le
Ces bruits deviennent de plus en plus I passage ! dit lo capitaine des pirates en se
distincts. frottant les mains.
— Évidemment c'est une troupe nombreuse « D'ailleurs, le gros de la troupe et l'ar-
qui approche et qui marche de confiance, tillerie sont parfaitement établis à mi-chemin
dit tout bas Grandmoreau à John Burgh. de la crevasse et de la vallée.
— By God! c'est certain, absolument cer- « Impossible de franchir le défilé où mes
tain, fit celui-ci. hommes ont établi leurs retranchements.
« On pourrait même affirmer que ce sont — Je crois en effet, dit la
Couleuvre, que
les pirates, car le comte n'avancerait pas ainsi l'emplacement est admirablement choisi.
sans éclaireurs. « Aussi est-ce en toute liberté que nous
— Vous avez raison, dit Grandmoreau. allons essayer de franchir la crevasse
« Attendons ! K Car, croyez-le, c'est au delà de cette
« La nuit est assez claire pour que l'on i crevasse qu'est le Secret; ce précipice a été
puisse placer une balle à cinquante pas ; dans i traversé par Grandmoreau et il doit avoir
784 L'HOMME DE BRONZE

usé du procédé dont nous allons essayer. — Je m'en charge,


répondit le pirate avec
« Si ce n'est pas celui-là, c'est quelque <
assurance.
chose d'approchant. Et s'éloignant un moment, il revint avec
— Oh! vos calculs sont justes,. dit John un paquet de fine corde. quîil. déroula et
Huggs, et la. victoire nous appartient. disposa à peu près comme l'avait fait Grand-
« Nous rirons bien quand ce noble comte moreau. Seulement, au lieu de faire un noeud
de Lincourt viendra.humblement nous faire coulant, il improvisa une sorte de lasso dou-
sa soumission et ses offres de service! » ble.
La Couleuvre répondit par une espèce de Ces préparatifs terminés, l'ancien vaquero
sifflement voilé et saccadé assez semblable à lança sa corde qui toucha le but, mais ne se
celui qu'on: obtient en soufflant sur le tran- fixa pas.
chant d'un couteau : c'était sa manière de Seconde expérience, même insuccès.
rire. ; Enfin, à la troisième tentative, la double
Et cet. accès de. gaieté, passé; : corde, dont une extrémité formait boucle,
— Il slagit de ne pas perdre de temps, tomba en plein sur la roche et l'entoura.
dit-il. : — J'ai réussi ! dit le
pirate.
« Il faut tenter, le passage.. — Bon! fitJohnHuggs. ; •-..
— Vous, parlez : d'or, approuva; le capi- « Il ne s'agit plus maintenant que de rem-,
taine. placer cette ficelle trop faible par le fort câ-
« Je vais envoyer soixante hommes par là, ble que voici.
tandis que le reste de notre troupe prendra — C'est facile, Pedro. .
répondit
position à l'endroit; convenu, avec l'artille- « Je vais attacher ce câble à un bout de
rie. . ma. corde, je tirerai l'autre, et il fera le tour
« Si toute la caravane n'est pas broyée ou de la roche.

prise, nous aurons bien, du malheur i >>. « Alors, s'il est assez long, nous on au-
Et le capitaine, se.tournànt.du côté.de sa rons, deux au lieu d'un.
troupe qui se tenait à. distance, appela : — Bien trouvé ! le capitaine.
approuva
— Pedro! Aidé de quelques pirates, Pedro mit son
Un homme sortit dos rangs et s'approcha idée à exécution, et bientôt les deux rives de
de son chef. l'abîme furent reliées par un double câble
C'était un grand gaillard de mauvaise mine, assez solide pour supporter le poids de vingt
portant les restes d'un costume mexicain et hommes de la taille de Tomaho.
se drapant dans un puncho, ou plutôt dans
une grande loque effiloquée, sale et percée de
Cependant les trappeurs avaient observé
mille trous...
en silence tous les détails de cette opération.
Un vrai bandit espagnol, au teint basané,
Grandmoreau, John Burgh et leurs dix
à l'oeil noir étincelant sous d'épais sourcils, hommes se trouvaient surtout en position de
aux membres décharnés mais nerveux.
— Pedro, lui dit John Huggs, tu vois cette bien voir.
ressemble à un tronc d'ar- La corde lancée par le pirate était même
grosse pierre qui
tombée tout près de Burgh, qui se tenait ca-
bre coupé à deux mètres du sol, de l'autre
ché derrière la pierre où la boucle se fixa.
côté de l'abîme?
— Je la vois, senor, répondit le pirate. S'il n'en avait été empêché par Grandmo-
— En ta qualité d'ancien vaquero, tu ma- reau, il eût immédiatement coupé cette
corde.
nies le lasso avec adresse?...
— On le dit, senor. — Laisse-les faire, lui avait dit le Trap-
—: Bon ! fit le capitaine. peur.
« Alors tu te charges de passer une corde « Il ne faut pas leur laisser soupçonner
autour de, cette roche, de manière à établir notre présence ici.
une communication solide avec l'autre rive ? « Ne bougeons pas et ouvrons l'oeil.
" — -
7^ji7:'\,
A>\ ;40V REINE DES APACHES 785

«J'ai dans l'idée que nous allons nous « Vous lui obéirez comme à moi, et je
amuser. » vous préviens qu'il a ordre de brûler la cer-
John Huggs était loin de penser qu'on le velle au premier qui bronchera.
surveillait de si près. « Vous voilà prévenus.
Aussi procédait-il à tous ces préparatifs avec « Maintenant, que ceux qui veulent faire
la plus parfaite tranquillité. le voyage viennent se ranger à ma gauche. »
Quand son câble fut fixé et tendu avec Le capitaine attendit quelques secondes.
toute la solidité désirable, il fit former le Pas un pirate ne bougea.
cercle à ses bandits et leur adressa ce — Ah! ah! dit-il avec un ricanement
speech : railleur, il paraît que ce genre d'expédition
— Il faut que soixante d'entre vous pas- ne vous convient pas !
sent de l'autre côté de ce précipice. « Il faut pourtant vous décider.
« Le pont n'est pas large, mais je Vous ré- — Ils ont peur ! fit la Couleuvre avec son
ponds qu'il est bien suspendu et qu'il est as- rire de démon.
sez fort pour vous porter tous eh même — Je vais essayer d'un moyen qui m'a
temps. , souvent réussi, lui dit tout bas John
« Un lieutenant va partir avec vous. Huggs.
« Il sait ce qu'il a à faire. Et, s'adressant à ses bandits, il reprit *.
L'HOMME DE BRONZE. — 114 LA REINE DESAPACBES— 99
786 L'HOMME DE BRONZE

— Je sais que vous avez


profité de mes Alors le terrible empoisonneur fit quelques
leçons et que pour obtenir votre dévoue- pas vers les pirates.
ment il faut y mettre le prix. A son approche, il se produisit un mouve-
« Bemarquez que le danger que vous re- ment de recul dans les rangs.
doutez n'est pas sérieux, et que je ne vous Tous les bandits redoutaient ce dangereux
demande pas île vous sacrifier pour les au- personnage au point de ne pas oser le tou- •
tres. . *r ; cher.
« Je pourrais nié montrer exigeant sans Il inspirait à ces chenapans, qui ne croyaient
cesser d'être juste; ni à Dieu ni à diable, de superstitieuses ter-
«.Mais je consens à reconnaître que ceux reurs.
qui passeront les premiers donneront un bon Il s'arrêta devant Un groupe nombreux qui
exemple /aux autres. paraissait déterminé à refuser de marcher.
« C'est pourquoi — Je vais nommer, dit-il, ceux qui doivent
je vais offrir une prime
aux soixante volontaires dont j'ai besoin. » passer l'abîme.
Auf|hbt de prime, lès, pirates, en gens avi- Au son de cette voix claire, sifflante, mé-
des èjî ràpaces; commencèrent à dresser tallique, les pirates tressaillirent.
l'oreille. Un souffle d'effroi sembla courber dans le
En vrais hommes de proie, ils semblaient même moment toutes ces têtes constamment
flairor déjà, commp d|s carnassiers, le mor- animées d'un esprit de rébellion.
— Je me souviendrai de ceux qui refuse-
ceau de viande qu'on allait leur montrer.
— Les soixante vblpntairbs ront d'obéir.
qui se présen-
tcrottlles Cette menace, ainsi formulée, produisit un
premiers, reprit John Huggs, rece-
vront double part de prise au premier effet qui surprit désagréablement John Huggs
pil-
et amena un sourire de satisfaction sur les
« Et je VOUS avertis qu'avant lèvres minces et blêmes de l'empoisonneur.
peu nous
serons maîtres de la caravane Lincourt. L'un constatait avec plaisir sa prestigieuse
« Vbus^ijprez ^si! elle est richement influence.
équi- L'autre regrettait cette influence
» et crai-
pée!
Le capitaine se tut, attendant l'effet de cette gnait de perdre cette autorité absolue sous
laquelle se courbaient ses plus dangereux
promesse. bandits.
Une douzaine de bandits seulement sorti- La Couleuvre commença son appel
rent des rangs.
Chaque pirate, en entendant prononcer
Le chef des pirates haussa les épaules avec
son nom, alla docilement se ranger auprès
dédain et mépris.
du capitaine.
— Tas de lâchés! murmura-t-il.
Pas un n'hésita.
Puis, s'adressant à la Couleuvre, il lui de- Aucun murmure ne se fit entendre.
manda :
— Quand le nombre fixé se trouva complet,
. Trop peu, n'est-ce pas? John rïuggs prit la parole.
— Certainement, fit lé Ibpero empoison- — Vous êtes de
singuliers volontaires,
neur.
dit-il; mais je veux vous prouver encore
— Comment faire ? dit John Huggs avec une fois que l'on peut compter sur. mes pro-
embarras. messes, quand bien même oh me donnerait
« Ils sont trop nombreux pour que je joue le droit de ne pas les tenir.
du revolver. » «Je m'étais engagé à donner double part
La Couleuvre réfléchit pendant dix se- de notre prochaine prise à ceux qui les pre-
condes, puis paraissant s'arrêter à une réso- miers franchiraient ce précipice.
lution : « Je maintiens cet engagement. »
— Attendez! "dit-il. Un murmure de satisfaction accueillit ces
«Je vais essayer de vous venir en aide. » paroles.
LA REINE DES APACHES 787

Le capitaine reprit : Au même instant, le-câble coupé par lo


— Voilà qui est convenu. Trappeur se détacha d'un côté...
« Maintenant, en route! » Un,immense cri retentit...
Un pirate s'avança sur le bord de l'abîme, Cri dé suprême désespoir!
y jeta un regard et recula en laissant Dernier appel de vingt agonisants!
échapper une exclamation de terreur. Le câble, rapidement emporté par le poids
Ce vide immense l'épouvantait. de ceux qui s'y tenaient accrochés, alla frap-
John Huggs ne lui laissa pas le temps per avec force la paroi verticale de l'abîme
de réfléchir longuement. , du côté où il était encore fixé.
Il tira son revolver, décidé à faire un Le choc fut tellement violent que trois
exemple. , pirates lâchèrent prise et furent précipités.
— Allons ! dit-il d'un air menaçant. Alors il se passa une scène épouvantable.
« Ma patience est à bout. Ceux qui avaient pu rester cramponnés au
« Il n'y a plus à reculer. câble pendant au-dessus du précipice liront
« Empoigne le câble et passe, ou je te des efforts désespérés pour se hisser à la
casse là tête !» force du poignet.
Le capitaine avait élevé son arme, cl son C'étaient en même temps des cris de fu- .
doigt était sur la détente. reur, des blasphèmes horribles, dos.lamen-
Une seconde d'hésitation, c'était la mort. tations et des gémissements.
Le pirate se cramponna au câble, se lança Et, circonstance épouvantable! celui qui
dans le vide et s'éloigna à la force des poi- se trouvait poussé par un camarade vigou-
gnets. reux et agile placé plus bas le repoussait
Sans attendre qu'il eût fait une brasse, à coups de pieds.
John Huggs, son revolver à la main, com- Chacun luttait avec l'énergie et avec la
manda : férocité du désespoir...
.— Allons, vivement ! Un autre ! Tout à coup la voix de Grandmoreau so
« Nous n'avons pas de temps à perdre. fit entendre de nouveau, dominant les cris
« Voici le jour. des pirates.
<( Vous devriez être déjà tous à votre — Attention! commanda le Trappeur.
poste. « Ensemble, et de l'adresse!
« Dépêchons! « Joue !
« Encore un!.. « Feu! »
« Allez toujours! Une douzaine de coups de carabine par-
« La corde est solide. tirent en même temps.
« Vous voyez, que ça marche on ne peut Les bandits jetèrent un nouveau cri un
mieux ! » seul...
Vingt hommes se trouvèrent bientôt sus- Le câble venait d'être coupé net par le*
pendus au-dessus dé l'abîme. balles des trappeurs...
Contrariés dans leurs efforts par les oscil- La grappe humaine disparut dans les pro-
lations brusques et irrégulières qu'ils im- fondeurs du précipice.
primaient au câble, ils n'avançaient que On entendit un grondement sourd... puis
très-lentement. plus rien... plus rien qu'un joyeux ricane-
Enfin celui qui est parti le premier n'est ment de Tête-de-Bison et que les exclama-
plus qu'à trois mètres du bord.. tions de triomphe de ses compagnons.
n se hâte et va l'atteindre...
Soudain deux coups sourds se font en- Cependant pas un trappeur n'avait bougé
tendre... de sa cachette.
Pms la voix de Grandmoreau, vibrante de U avait été formellement convenu qu'il
plaisir, lance cette terrifiante menace : fallait laisser ignorer aux pirates l'impor-
— Mort aux pirates! tance du détachement.
788 L'HOMME DE BRONZE

Grandmoreau et John Burgh s'avancèrent — C'est


| possible ! fit Burgh.
donc seuls sur le bord de l'abîme. « Mais nous n'avons rien à craindre.
Le Trappeur tenait à constater par lui- « Jamais ils ne pourront forcer le pas-
même que les vingt pirates étaient bien et sage.
définitivement — Aussi, reprit Grandmoreau,
engloutis. je ne suis '
— Nous
pouvons nous montrer à décou- guère inquiet, et je me charge de les rece-
vert, dit-il. voir.
« Maître John Huggs est la prudence . « C'est la caravane qui me préoccupe.
même. « Nous n'avons vu qu'une centaine de ces
« Notre présence l'a surpris, à ce qu'il pa- bandits.
raît, et comme il ne connaît pas nos forces, « Où sont les autres?
il se tient à distance. « Où est leur artillerie?
— « Je n'ai qu'une
By God ! fit Burgh en explorant d'un crainte, c'est que le
coup d'oeil le large plateau qui s'étendait comte soit surpris, attaqué et broyé dans ce
au delà de la crevasse, il n'en reste pas trace, défilé où il va s'engager.
de ces brigands, — Mais il me semblait
pas l'apparence, pas que les pentes ex-
l'ombre ! térieures sont inaccessibles, objecta Burgh;
« Eh! eh! c'est assez amusant, cette dé- on ne peut dpnc pas approcher.
route... mais je m'en étonne. — On barricader ce pas-
peut toujours
— Pourquoi? demanda Grandmoreau. sage, dit le Trappeur.
— Parce que John Huggs n'est pas de « Et avec du canon, placé sur un plateau
ceux qui se laissent facilement intimider : je dominant, il est facile d'arrêter la marche
le connais. de la caravane.
« Je suis donc surpris qu'il ait si vite —
By God! s'écria John Burgh, voilà qui
abandonné la partie. n'est pas rassurant.
« Depuis qu'il s'est séparé de l'armée du « Heureusement que le comte est préve-
Sauveur devenue celle de l'Aigle-Bleu, il nu.
a du canon, et du canon excellent : nous — Hé! voilà justement ce dont je vou-
avons pu en juger. drais être certain, dit Grandmoreau.
« De plus, il a recruté do nouveaux ban- « Tomaho et Sans-Nez ont-ils pu rejoindre
dits : nos espions et nos éclaireurs nous la caravane?
l'ont positivement affirmé. « N'ont-ils pas donné dans quelque em-
« Et, by God! quand on dispose de forces buscade? »
pareilles, on ne prend pas la fuite parce John Burgh demeura silencieux et pen-
qu'on a entendu dix coups de carabine et sif.
perdu vingt hommes. Ces doutes, exprimés par un homme de
— Voilà un raisonnement la valeur de Grandmoreau, n'avaient rien de
qui pourrait
sembler juste à un autre qu'à moi, fit.Grand- rassurant.
moreau, et je vais vous dire pourquoi, ca- Et le brave Anglais se demandait avec une
marade. inquiétude bien naturelle si, au moment de
« Vous croyez les pirates en fuite, et toucher le but, une catastrophe n'allait pas
vous vous étonnez, vous vous inquiétez. anéantir toutes les espérances.
« C'est tout naturel.
« Mais moi je ne m'étonne pas, et cela Cependant Grandmoreau s'était avancé
pour une excellente raison : sur le bord du précipice.
« Les pirates ne sont pas en fuite. Il y jeta un long regard, puis se retourna
« Ils se sont tout simplement abrités dans vers son compagnon.
quelque défilé ; ils tiennent conseil et Son visage prit tout à coup une expres-
prennent peut-être déjà leurs dispositions sion de joie profonde, de bonheur suprême.
— Burgh,
pour nous attaquer. dit-il, jamais, depuis que je
LA REINE DES APACHES 789

suis dans la prairie, je n'ai éprouvé autant de derrière laquelle ils peuvent prendre posi-
satisfaction. tion, et par conséquent nous bloquer ; mais
« Exterminer vingt pirates, ce n'est rien; peu importe : nous n'avons pas de sortie à
mais c'est la manière dont nous avons pro- faire pour le moment.
cédé qui m'enchante. « En tout cas, s'il leur prend fantaisie d'y
« Cette grappe d'hommes, leurs hurle- amener de l'artillerie et de nous eanonner,
ments, leur désespoir, c'était superbe ! nous n'avons pas à nous en inquiéter.
« Non, jamais je n'aurais rêvé une pareille « Disséminés comme nous le sommes,
exécution ! leurs projectiles ne peuvent nous faire grand
« Je les vois encore au moment où le mal. »
câble a été coupé par nos balles. Et comme dernière recommandation le
« Il y a longtemps que je me demandais Trappeur ajouta :
s'il ne serait pas de toute justice de torturer — Surtout,
pas de dépense de munitions
ces assassins du désert, ces brigands qui inutile !
tuent sans pitié hommes, femmes et enfants ; « Si nous sommes attaqués, ne tirez qu'à
malgré cette idée, je me suis toujours con- coup sûr.
tenté de pendre tous ceux que je prenais, « S'il se présente un groupe, si vous aper-
n'ayant pas trouvé de supplice assez terrible cevez quoi que ce soit de suspect, concentrez
pour eux. votre feu et attendez le résultat avant de
« Mais aujourd'hui le hasard est venu à le prolonger sans nécessité. »
mon aide, et si les tortures de ces vingt ban- Ces instructions rapidement données, ces
dits n'ont pas duré longtemps, elles ont du
dispositions intelligemment prises, le Trap-
moins été cruelles.
peur choisit sa place au centre de sa formi-
« Ils se sont vus mourir : c'est ce qu'il dable ligne dé tirailleurs et, avec un calme
faut...
apparent, mais non sans inquiétude, il at-
« Et leurs pareils savent comment ils tendit les événements.
sont morts : c'est surtout de quoi je suis
heureux.
« Il n'y a rien de tel qu'un semblable CHAPITRE CXXX11
exemple pour les dégoûter do leur métier
de bêtes féroces. » ONNOUVEAU
TITAN-
i
Tout en faisant ces réflexions, Grandmo- Revenons à Tomaho et à Sans-Nez, que
reau regagna son embuscade avec son com- nous avons quittés au moment où ils ve-
pagnon. naient de franchir le précipice pour aller in-
Puis, ayant réuni les trappeurs, il donna former le chef de la caravane de la présence
des ordres et prit ses dispositions pour résis- des pirates.
ter à une attaque de jour si elle venait à se Suivons-les dans cette coulée de lave qui
produire. descend en spirale jusqu'àla plaine, et sachons
Il fit embusquer ses soixante hommes ce qui leur arrive pendant que John Huggs
derrière les roches et isolément. essaie de franchir l'abîme qui le sépare de
Mais chaque place fut choisie de telle fa- la montagne du Nid-de-FAigle et que sa ten-
çon que les tireurs pouvaient, en se dissimu- tative échoue d'une façon si tragique.
lant dans des Crevasses ou en passant rapi- Voyons enfin si quelque malheureux évé-
dement d'une roche à l'autre, se porter se- nement n'est pas venu justifier les inquié-
cours mutuellement. tudes et les craintes exprimées par Grandmo-
— Par ce moyen, dit Grandmoreau, nous reau dans son dernier entretien avec John
pouvons empêcher les pirates de s'établir Burgh.
sur ce plateau au delà du précipice.
« U y a bien cette ligne de rochers, là-bas, Après avoir dénoué le lasso de Tête-de-
790 L'HOMME DE BRONZE

Bison, Sans-Nez rejoignit Tomaho, et tous «Mais qu'il parle moins haut, car nous
deux s'engagèrent dans le chemin creux, où ipouvons rencontrer des pirates.
— Tu as raison,
régnait une obscurité assez profonde, car reprit Sans-Nez en bais-
le pâle rayonnement de la lune n'y pouvait sant la voix.
pénétrer. « Voici ce que je voulais te dire :
Parfois cependant une tache blanche, aux « Nous sommes seuls, n'est-ce pas?
contours bizarrement découpés, se déta- « Eh bien! si je te donnais ma parole
chait sur les parois lisses du roc, éclairant d'honneur de ne jamais rien révéler à per-
fond l'étroit défilé. sonne, me dirais-tu le Secret? »
jusqu'au
On eût dit d'un large morceau de miroir Le géant fronça ses épais sourcils et jeta
cassé appliqué contre une muraille de gra- un regard menaçant au Parisien.
— Si mon frère m'insulte encore, dit-il
nit.
C'était un rayon de lune profitant d'une avec sévérité, s'il me suppose bavard et dé-
échancrurc, d'une crevasse, pour aller cher- loyal; je le battrai.
cher le reflet au plus épais de l'ombre. Le ton sur lequel ces quelques mots lu-
rent prononcés ne permettait pas de douter
marche assez de leur valeur.
Tomaho, grave et silencieux,
lentement à Sans-Nez de le Aussi le Parisien n'insista pas.
pour permettre
suivre. Il se contenta de murmurer :
— Pas mèche d'en tirer un mot, de ce
Celui-ci est au contraire très-gai; il
2'ombeau des secrets !
trotte aux côtés du géant et lui débite avec
Puis il continua à trotter en silence à côté
sa verve habituelle mille propos plus fan-
du géant.
taisistes las uns que les autres.
Tout à coup celui-ci s'arrêta et dit à voix
Il l'entretient de leur prochain voyage à
basse :
la lune, des moyens magiques à employer — Je viens d'entendre un bruit.
pour réussir, parle de semblables voyages — De quel côté ?
déjà accomplis, et autres extravagances de
— En avant.
même force. — Écoutons ! fit Sans-Nez.
Puis il est question du Secret, et il finit
Et après un moment :
par dire : — Moi, je n'entends absolument rien.
— C'est tout de même avoir du guignon! — C'est que mon frère n'a plus d'oreilles,
« Nous y étions, nous allions enfin péné- dit Tomaho.
trer le mystère. le même bruit.»
Moi, j'entends toujours
« Et, crac! il faut que ces vermines de
Le géant se coucha et colla son oreille
pirates viennent nous déranger ! I«
contre terre.
« C'est à s'en arracher les cheveux! — Des pas d'hommes, dit-il.
« J'enrage quand j'y pense, et j'y pense « Ces hommes ont des mocassins cousus
toujours! et garnis de clous comme ceux que portent
« Ce qui me fait le plus mal au coeur, c'est les Visages-Pâles.
d'avoir été si près du but et de m'en éloigner — Parbleu! fit Sans-Nez, c'est peut-être
sans rien savoir. »
/ le comte avec la caravane, ou une nouvelle
Et, s'approchant du géant, le Parisien lui
escouade qui fait une marche de nuit.
prit un doigt de la main en disant d'une — Non, reprit Tomaho avec assurance et
voix caressante :
après avoir écouté de nouveau. .
— Cacique, je vais te faire une proposi- « Ce n'est pas une marche régulière, c'est
tion. un piétinement.
« Tâche de bien me comprendre et ré- — C'est une halte, supposa Sans-Nez.
ponds-moi franchement. — Je ne crois pas, dit le géant en se rele-
7—J'écoute mon frère, dit Tomaho. vant.
LA REINE DES APACHES 791

« Mais je pense que nous devons avancer du chemin creux qui, après avoir fait un
avec prudence et sans faire aucun bruit. coude assez brusque, descendait en ligne
— Marchons, dit le Parisien avec son in- droite sur une longueur d'environ cent cin-
souciance habituelle. quante pas.
« Si un piratp veut savoir ce que pèse une — Que mon frère regarde en avant, fit
balle de ma carabine, il n'a qu'à se montrer: Tomaho.
il fait assez clair pour que je trouve le point —Je regarde, dit Sans-Nez, mais je ne
de mire. vois rien que du noir.
— Que mon frère se taise, lui et sa cara- « Je remarque même un endroit plus
bine, recommanda Tomaho avec autorité. sombre là-bas...
« Si nous avons des ennemis devant nous, « On dirait qu'un éboulement a eu lieu
nous devons essayer de les éviter plutôt que depuis notre passage.
de les combattre : nous ne sommes pas en — Les
yeux de mon frère commencent à
force. s'ouvrir, fit le géant.
— Prudemment raisonné ! observa Sans- « Le chemin est barré par.un' amas de
Nez quelque peu moqueur. sable et de pierres qui ne provient pas d'un
« Mais comme il faut que nous passions... éboulement naturel.
— H y a des ruses de guerre, répliqua le — Alors c'est une barricade? dit le Pari-
géant. sien.
« Silence! Avançons. » « Une barricade construite par ces ca-
Ils reprirent leur marche, usant de tontes nailles de pirates?
les précautions pour amortir le bruit de — Mon frère ne se trompe pas, répondit
leurs pas et évitant de butter Ou de déplacer Tomaho avec assurance.
les pierres roulantes. — Fichue affaire ! murmura Sans-Nez,'
Pendant un grand quart d'heure, rien de « Elle doit être défendue, cette barricade.
suspect ne vint justifier leurs craintes. « Comment forcer le passage?
Tomaho s'arrêtait de temps en temps, « Nous ne sommes pas en nombre, il s'en
écoutait l'oreille à terre et disait chaque faut. »
fois : Tomaho ne répondit pas.
— Le même bruit...
« Il augmente toujours. » Pendant plusieurs minutes, et toujours
Sans-Nez, lui aussi, commençait à écouter immobiles, nos deux compagnons no quit-
avec une attention marquée. tèrent pas des yeux cet obstacle infranchis-
— Décidément, il y a quelque chose, fit- sable qui rendait impossible l'accomplisse-
il à un certain moment, et je crois qu'en ment de leur mission.
effet ce n'est pas là ce bourdonnement sourd Et n'était-il pas désespérant de supposer
d'une troupe en marche. que M. de Lincourt, dont les forces se trou-
« Il me semble que j'ai déjà entendu pareil vaient maintenant divisées, pouvait être vic-
bruit en approchant d'un bivouac... » time d'une surprise et succomber dans un
Sans-Nez s'interrompit soudain. irréparable désastre?
Un geste significatif de Tomaho lui apprit Après un long silence, Tomaho parut
qu'il y avait du nouveau. avoir suffisamment examiné la position do
Il vit le géant s'arrêter, puis se courber l'ennemi.
dans l'ombre et se dissimuler contre la noire Il se pencha vers Sans-Nez et lui adressa
muraille de rochers. cette question : .
Le Parisien imita ce manège, et, se rap- — Mon frère a-t-il cherché le
moyen de
prochant de son compagnon, il lui demanda passer, et l'a-t-il trouvé?
à voix basse : — J'ai cherché,
répondit le Parisien avec
-— Qu'est-ce que tu vois ? un geste de colère, et j'ai trouvé que nous
Le géant étendit le bras dans la direction sommes dans une fichue situation l
792 L'HOMME DE BRONZE

— Mon frère.«e désespère vite, le i ]râle, ni un gémissement, pas même un sou-


reprit
géant. ]
pir... Le géant laissa tomber le cadavre.
« Son esprit n'est pas subtil, comme je le Circonstance fatale!
croyais. Le pirate serrait encore son fusil dans ses
« Il ne trouve pas une ruse de guerre? idoigts crispés par la, mort.
— Et toi, peux-tu le moyen En touchant terre, l'arme' porta sur une
m'indiquer
de passer sur le corps de cent, peUt-être de pierre et partit.
cent cinquante piratés?.fit Sans-Nez avec Tomaho et Sans-Nez n'étâieut pas à trente
impatience. mètres de la barricade.
*— Mon frère veut-il me suivre? demanda Le bruit de la détonation fut le signal
Tomaho sans faire attention à la mauvaise d'une alerte générale.
humeur du Parisien. Une masse confuse s'agita dans l'ombre,
— Oui, celui-ci.. des commandements furent lancés, plusieurs
' — répondit
nin'obéira? coups de sifflets retentirent et bientôt un
— Oui,, répéta Sans-Nez. groupe nombreux s'avança.
— Qu'il vienne donc! fit le géant, et sur- Sans-Nez avait déjà épaulé sa carabine,
tout qu'il reste calme et silencieux. s'apprêtant à vendre chèrement sa vie.
. Le Parisien allait demander des , explica- Tomaho ne lui laissa pas le temps de viser;
tions, mais Tomaho lui fit signe de se taire, il l'empoigna par la ceinture, le plaça sur
et il se mit à ramper dans l'ombre le long de ses épaules et, posant le pied dans une fis-
la paroi de rochers. sure, il franchit d'un bond la haute muraille
Sans-Nez le suivit, se traînant sur les de rochers qui, sur ce point, semblait servir
mains et sur les genoux. d'assise à la montagne.
L'obscurité était complète dans cette Sans-Nez, fidèle à son engagement de
partie du chemin creux, qui se trouvait, pro- jouer, un rôle passif, se laissa enlever sans
fondément encaissée entre deux talus à pic. souffler mot.
L'oeil le plus exercé n'aurait su découvrir Il se cramponna aussi solidement que pos-
les deUx ombres qui glissaient silencieuse- sible sur le dos du géant et lo laissa faire.
ment sur le sol sableux et qui se confon- Celui-ci, avec une agilité dont on ne l'au-
daient avec le gris sombre des rochers. rait pas cru capable, se mit à escalader les
Soudain Tomaho s'arrêta. roches inaccessibles pour un homme de
Une forme humaine était là, immobile, à taille et de force ordinaires.
quelques pas. Observant de se tenir dans l'ombre, il
C'était évidemment une sentinelle. grimpa en biaisant, de manière à toujours
Lo géant se souleva à demi, replia ses mettre d'énormes amas de rocs entre lui et
jambes comme deux ressorts prêts à se dé- le chemin creux.
tendre, et, un instant appuyé sur une seule En marchant ainsi presque toujours à
main, il parut calculer la distance qui le sé- couvert, le géant craignait peu les balles
parait de la sentinelle. des pirates.
Sans-Nez, accroupi, retenant son souffle Précaution inutile d'ailleurs, car pas un
et imitant tous les mouvements de son com- coup de carabine ne fut tiré.
pagnon, se tenait prêt à tout événement. Un vague murmure de voix chuchotantes,
Tout à coup le géant bondit, étendit la de sourds piétinements, de fugitifs cliquetis
main gauche, et le cou du pirate se trouva d'armes froissées, furent les seuls bruits qui
pris, enserré, Ijroyé comme dans un étau. parvinrent aux oreilles de Tomaho et de
Allongeant aussitôt sa main droite, To- Sans-Nez.
maho tordit : lès os craquèrent, le sang jail- Il semblait que les pirates, marchant au
lit, les muscles se déchirèrent, et la tête fut t secours de leur sentinelle, n'avaientpasaperçu
séparée du tronc... leurs audacieux assaillants,
Le bandit n'avait poussé ni un cri, ni un i Cependant le Parisien et le géant, l'un
''"'''
LA REINE DES APACHE^S

»ortant l'autre, arrivèrent, après quelques s'écria le Parisien encore tout ahuri de cette
ninutes d'une rapide ascension, sur une vertigineuse escalade.
sorte f extumescence collée au flanc de la « Je ne te croyais pas si leste!
et formant comme; une large ter- « A première vue, on te croirait lourd
nontagne
rasse demi-circulaire à surface parfaitement comme un éléphant, mais en y regardant de
plate et horizontale. plus près on s'aperçoit que tu es léger et
On eût dit d'un immerise;champignon sor- agile comme un écureuil.
tant de l'écorce rugueuse d'un arbre gigan- — Je suis fort, dit Tomaho avec un fier
tesque. sourire.
Dé ëetj observatoire, élevé de plus de trois Et, jetant un regard sur les pentes qu'ilve-
cents pieds, on dominait toutes les pentes rmit de gravir, il ajouta :
et l'on apercevait une partie —- Les pirates ne nous poursuivent pas.
avoisinântes,
du Chemin creux contournant la montagne, — Parbleu ! fit Sans-Nez en regardant à son
comme un -ruban noir capricieusement tour, ils ont de bonnes, d'excellentes raisons
frangé. pour ça!
Jugeant'qué^la distancé et la hauteur qui « D'abord une pareille escalade est impos-
le séparaient des pirates étaient suffisantes, sible pour des hommes qui ne sont pas. taillés
le géant «'arrêta sur la plate-forme et dé- sur ton patron.
posa Sans-Nez à terre. « Ensuite, ne nous ayant pas vus franchir
J'
— Cré mâtin! comme tu y vas, Cacique! la muraille à pic du chemin creux, ils ne

L'HOMMEDP RUONZE.— 115 LA REINE DES \PACIIES. — 100


794 L'HOMME DE BRONZE

peuvent supposer que tu as des branches de — Nous devons, nous devons...


répéta
compas assez longues pour grimper un es- Sans-Nez; sans doute qu'il faudrait prévenir
calier dont les marches les plus petites ont le comte. Mais le moyen de sortir d'ici ?
trois mètres de haut. Tomaho regarda le Parisien, et un sourire
« Evidemment ces imbéciles doivent sup- quelque peu railleur anima sa bonne figure.
poser que nous avons battu en retraite en — Mon frère ne
croyait pas qu'il était pos-
suivant tout simplement le seul chemin pra- sible d'escalader la montagne et d'arriver jus-
ticable, c'est-à-dire celui par lequel nous qu'à ce plateau? demanda-t-il.
sommes venus. » — Qui l'aurait cru? répondit Sans-Nez.
Tomaho écoutait peu, ou plutôt n'écoutait « Il faut être taillé comme tu.l'es pour
pas le raisonnement apparemment fort juste réussir un pareil tour de force.
de son compagnon. — Quemonfrère réfléchisse, reprit le géant
Caché dans l'ombre d'un rocher, il regar- j avec son même sourire.
dait attentivement la partie du défilé qui se ; « Si je suis monté, je puis descendre.
trouvait au-dessous de la plate- | — Je crois bien que nous
précisément pouvons descen-
forme. I dre, répliqua le Parisien.
— Qu'est-ce donc que tu examines avec ! « Nous pouvons même dégringoler plus
tant d'intérêt? lui demanda le Parisien. vite que nous ne le voudrions, car les pirates
— Que mon frère s'approche et regarde, nous apercevront à la fin, et gare aux coups
fit le géaut. de fusil !
— Eh bien! quoi? fit d'abord Sans-Nez. « Du reste, plus j'examine le terrain, plus
<;Je ne vois rien du tout. » je vois que nous sommes parfaitement blo-
Puis se reprenant : qués.
— Ah! si! je vois, maintenant. « Nous ne pouvons descendre que par où
« Nous sommes juste au-dessus de la bar- nous sommes montés, car la pente qui nous
ricade de messieurs les écumeurs de prai- permettrait de rejoindre le chemin creux en
.rie. avant de la barricade est à pic.
« Diable! il me semble que j'en vois « Donc, une fois en bas, en supposant que
grouiller une masse, do ces vermines! nous n'y arrivions pas en morceaux, nous de-
« Impossible de les compter dans ce défilé ; vrons livrer bataille à cent cinquante hommes
obscur; mais je ne crois pas me tromper do pour forcer le passage.
beaucoup en portant leur nombre à cent cin- « Mon cher Cacique, tu sais que je ne suis
quante. pas de ceux qui reculent devant un coup
« Qu'en dis-tu? d'audace; mais apprends, si tu l'ignores, que
— Je pense que mon frère a raison, fit le je ne suis pas assez fou pour aller au-devant
géant, mais il ne voit pas tout. d'une mort plus que certaine.
— Quoi donc encore ? — Mon frère a bieu parlé, dit le géant tou-
— Les canons. jours souriant.
— Des canons ! répéta le Parisien. « Je suis prudent comme lui et je l'ap-
, « Ils ont amené du canon, là? prouve.
• « Avec tes yeux de chouette, tu vois tout, « Quels sont ses projets d'attaqué? »
toi! Sans-Nez, à cette question qu'il trouvait
« Eh ! je commence à distinguer ! hors de propos, regarda le géant avec éton-
« Deux grosses pièces nement.
« Mille pétards ! voilà qui n'est pas drôle! — Mes projets ? dit-il; je n'ai aucun pro-
« Si la caravane n'est point prévenue et jet.
qu'elle donne de confiance dans une pareille « Je vais tout simplement attendre, et si
embuscade, elle est anéantie du coup. l'impatience me prend, je ferai voir à ces
— Nous devons prévenir le chef pâle, fit brigands ce que coûte la peau du trappeur
ie géant avec une étonnante tranquillité. i le plus galbeux, le plus chic de la savane !
LA REINE DES APACHES 795

— L'esprit de la folie touche la tête de une nouvelle roche et la transporta à côté de


mon frère, dit gravement le géant, car il
la première.
Puis une troisième, une quatrième...
parle comme un insensé.
« Qu'il se repose et garde le silence. — Ah çà ! se disait Sans-Nez en observant
« Je vais attaquer seul. » tout ce manège, il construit un fort, une ci-
Sans-Nez voulut protester, mais Tomaho tadelle. ..
le calma en disant: « C'est de la folie : nous ne serons jamais
— Je ne quitte pas mon frère, et il me sui- attaqués dans une position aussi formi-
vra quand le moment de partir sera venu. dable.»
Le Parisien alla s'asseoir sur une pierre Cependant Tomaho continuait à déraciner
en se demandant : et à transporter ses rochers.
— Quelle diable d'idée Il ne s'arrêta que lorsqu'il s'en trouva
peut bien avoir
vingt de rangés sur le bord de la plate-
poussé dans le cerveau de ce grand animal?
forme.
Et il se mit à observer sans mot dire.
• Le Alors il se reposa un instant, s'essuya le
géant commença par se débarrasser de
front et ramassa ses armes et munitions.
ses armes, de son sac à munitions et de tout
ce qui pouvait gêner la liberté de ses mou- Sans-Nez, qui ne perdait pas un de ses
mouvements, crut comprendre les intentions
vements.
du géant.
Puis il se dirigea vers un amoncellement — Que je suis bête ! se dit-il ; j'aurais dû
déroches que des tremblements de terre, un
deviner lo coup il y a longtemps.
défaut d'équilibre ou même les eaux plu-
« Mais il faut être de la force du Cacique
viales avaient détachées du flanc de la mon-
pour que de pareilles idées vous viennent.
tagne, et qui s'étaient trouvées arrêtées dans « Il va tout simplement... »
leur chute par cette large extumescence hori-
Un signe d'appel de Tomaho interrompit
zontalement plane. le Parisien dans ses suppositions.
Après avoir jeté un rapide coup d'oeil sur Sans-Nez s'approcha aussitôt.
ce tas de rochers, Tomaho fixa son choix — Que mon frère se tienne
sur l'un des plus gros et des moins angu- prêt, lui dit
lo géant; nous allons partir.
leux. —- Quoi! comme ça, tout de suite?
Puis, enlaçant de ses bras nerveux cette Tomaho d'une de ses rochos,
s'approcha
pesante masse, il lu tira de son alvéole de et montrant les pirates massés derrière leur
sable et de pierrailles, et, avec celte force barricade :
prodigieuse qu'on lui connaît, il la transporta — Quand ils seront écrasés, dit-il d'une
sur le bord de la plate-forme. voix sourde.
Sans-Nez n'en était certes pas à s'éton- Et il poussa le rocher...
ner de l'extraordinaire puissance musculaire L'énorme bloc roule et rebondit sur la
de son compagnon, mais il ne put néanmoins
pente rapide avec un bruit de tonnerre.
retenir une exclamation admirative à la vue rochers sont
Deux, trois, quatre, vingt
du colosse déplaçant et portant un poids
précipités successivement.
sous lequel auraient plié trente hommes. Le premier n'a pas encore touché le fond
— Quel tranche-montagne! fit le Pari-du chemin creux quand le dernier tombe de
sien. la plate-forme. '
;< Ce monstre-là jonglera avec des mondes, C'est un roulement sourd en même temps j
si jamais nous faisons ensemble des voyages qu'un fracas épouvantable. k.
interplanétaires. C'est une avalanche, un tremblement de ^
« Et on parle des Titans! terre, une éruption volcanique.
« Il vaut toute la famille à lui tout seul!» Il semble que tout s'effondre, que le sol
Sans écouter les réflexions flatteuses de s'affaisse, que la montagne s'abîme.
Sans-Nez, le géant revint à la charge, enleva Ces masses de grès rouge, roulant avec
796 L'HOMME DE BRONZE

une rapidité foudroyante, brisent les pointes son succès, mais il conservait un calme im-
de rochers qu'elles rencontrent, rebondis- perturbable.
et écl; lent au milieu — Nous nous livrerons à la joie quand
sent, s'entre-ehoquent
de gerbes d'étincelles. nous serons hors de danger,: dit-il grave-
est une fusée brillante etment.
Chaque pierre
de roc un fulgurant aéro- « Il faut songer à passer la barricade et à
chaque quartier
lithe. rejoindre la caravane.
« Partons! »
Pendant quelques secondes, une lueur étin-
de la Et il ajouta en se baissant jusqu'à terre :
celante fait pâlir le blanc rayonnement
défilé. — Que mon frère monte sur mon dos !
lune et éclaire jusqu'au fond l'étroit
Les pirates sont là, épouvantés à la vue de Sans-Nez se mit à califourchon su* les
cet effroyable cataclysme. épaules du géant en disant : (
— Comme ça je suis très-bien, et ta pa-
Souda'n des cris terribles se font enten-
raîtras encore plus grand.
dre :
« Je suis sûr que si nous nous prome-.
Cris d'effroi, de douleur et d'agonie !
nions comme ça le soir dans Paris, on croi-
Les éclats de pierre frappent, contusion-
rait que la colonne Vendôme a lâché son
nent, déchirent.
socle. »
Les blocs écrasent, broient, assomment. attention aux
Sans prêter la moindre
Les bandits de John Huggs fuient éper- Tomaho se mit en de-
saillies du Parisien,
dus.
voir de descendre.
Quelques-uns paraissent braver l'avalan-
Il suivit à peu près le chemin qu'il avait
che, mais leurs genoux tremblent et c'est la sautant lestement d'une
pris pour monter,
terreur qui les paralyse. roche à l'autre, se laissant glisser le long de
Les blessés poussent des cris déchirants, les
quelque paroi trop haute, enjambant
tandis que les agonisants, enfouis sous des crevasses.
monceaux de terre, de sable et de débris de à son
Sans-Nez n'était pas absolument,
rochers, ne laissent échapper que de sourds aise, grâce à ce violent exercice ; mais il no
gémissements. laissait échapper aucune plainte ; il se gar-
dait même de parler, car il s'était dit:
Du haut de leur plate-forme, Tomaho et — Si la langue entre les dents au mo-
j'ai
Sans-Nez pouvaient à peine juger des résul- ment où le Cacique sautera par-dessus un
tats de cette sanglante exécution.
obstacle, je me la coupe net.
Quand pourtant ils entendirent les cris Tout à cette crainte, le Parisien gardait
des écloppés et les plaintes des mourants; donc un silence absolu.
quand ils n'aperçurent plus que quelques
ombres où ils avaient vu l'épais groupe de Enfin le géant "tomba dans le chemin
pirates cachés derrière la barricade, ils ne creux au milieu d'un groupe de fuyards.
purent douter de la victoire. A cette apparition^ les pirates furent pris
— Voilà ce qui s'appelle un bombarde- d'une nouvelle pàhiqUé.
ment ! dit Sans-Nez en exécutant avec ses Ils s'enfuirent en hurlant d'épouvante.
doigts un joyeux roulement de castagnettes: tombèrent à genoux et se
Quelques-uns'
« Il y en a au moins la moitié d'éreintés ! signèrent.
« Quel feu d'artifice ! Ils prenaient nos deux compagnons super-
« Jamais je ne me serais attendu à assister posés p'dûr quelque" mohétrë" vônii ;pâr Fctt-
à pareille fête. fer. '"'- Ui
« Quel vacarme Et, certes, bien d'àUtresàUf aient frémi à
« Je crois bien que tous lés projectiles l'aspect dû géant augmenté dû! torsb de
ont porté !» Sans-Nez-.
Tomaho était assurément enchanté de I Tomaho s'avança avec une tranquillité
LA REINE DES APACHES 797

parfaite dans la direction de la barricade.


Tout fuyait devant lui, tout tremblait sur ;
son passage. CHAPITRE CXXXIII
Pas un'pirate ne songea à lui tirer un
coup de fusil. La plupart avaient d'ailleurs . LE DANGER GRANDIT
jeté leurs armés pour se sauver plus vite de
l'avalanche de rochers. Ainsi que l'avait supposé Grandmoreau,
Le géant, marchant d'un pas ferme au mi- John Huggs battit en retraite, se replia mo-
lieu des morts, des blessés et des débris qui mentanément, mais ne se retira pas.
jonchaient le chemin, arriva enfin à la bar- Le chef des pirates n'était pas homme à
ricadé. abandonner une partie engagée depuis si
Là il fut pris d'une idée subite. longtemps, partie dont il paraissait connaître
Sans faire descendre Sans-Nez, il empoi- l'inestimable enjeu et qu'il voulait gagner à
gna les deux canons l'un après l'autre et tout prix.
les renversa violemment sur leurs affûts Certes, il avait hâte d'en finir ; mais, pour
qu'il brisa. s'assurer la victoire finaleet décisive, il lui
Puis, une pièce sous chaque bras, il fran- fallait ménager la vie de ses bandits et ne
chit lestement la construction en pierres sè- pas les exposer inutilement aux coups de ca-
ches élevée par les bandits et s'éloigna ra- rabine des trappeurs.
pidement. En voyant le câble coupé et ses hommes
Une demi-heure plus tard, nos deux com- précipités dans l'abîme, John Huggs s'était
pagnons rejoignaient la caravane. immédiatement jeté avec sa troupe derrière
Ils se rendirent immédiatement àla tente une longue bande de rochers.
du comte de Lincourt. Là il se trouvait parfaitement à l'abri et
Sans-Nez lui signala la présence de la pouvait communiquer aveè le gros de sa
nombreuse bandé de John Huggs; lui ra- troupe sans être vu par les trappeurs.
conta comment ils avaient été arrêtés dans Une fois derrière le rempart de rochors,
le défilé, comment ils s'étaient tirés d'affaire John Huggs s'approcha de la Couleuvre.
grâce à Tomaho, et termina en disant : Il était visiblement irrité.
— Commandant, — Un
je proclame que le Caci- joli début! dit-il sur un ton de re-
que a bien mérité de la caravane; et je me proche.
propose; à la-première occasion, de lui faire « Grâce à vos renseignements, à vos
voter des remerciements solennels. combinaisons que j'ai eu tort d'écouter, nous
— En attendant^ merci, mon brave To- perdons vingt de nos meilleurs soldats. »
maho ! dit le comte en pressant la main du Le lepero jeta un furtif regard sur le ca-
géant. pitaine, puis, détournant aussitôt les yeux;
Et s'adressant à Sàns-Nêz : il répliqua :
— Ce — Vous étiez libre
que je ne conçois pas, dit-il, c'est d'agir sans moi ^
que nous n'ayons aperçu ni l'ombre ni la « Vous l'êtes encore.
trace d'un pirate de ce côté. « Prononcez un mot et je vous: quitte;
— Ils sont arrivés — Non, non ! s'empressa
par'-;! cette chaîne. de de dire le capi-
hautes collines qui relie la montagne,-du taine avec sa; fausse bonhomie de Yankee.
Nid-dë-1'Aigie à !ce ^pîc :dont-on-aperçoit le « Vous êtes Un précieux compagnon, et
sommet d'ici. je ne serais pas assez sot pour me priver de
« A première vue, on croirait qu'if n'y a votre concours au moment où il peut m'être
aucun chemin praticable dans ces collines, le plus utile. >:..
mais il n?y a plus à en douter. « Allons ! né pensons! plus à cet .accident ;
— En M. de Lincourt. il est probable
effbty-répondit qup la caravane ; Lincourt a
Et pensif, préoccupé, sombre; il rentra doublé une étape ; depuis que vous l'avez
sous sa tente. quittée, ce que vous ne pouviez prévoir.
798 L'HOMME DE BRONZE


Après tout, dit la Couleuvre, cette ten- Puis le capitaine s'éloigna avec le reste
tative, quoique malheureuse, ne nous est pas de sa troupe.
inutile. Le chemin suivi était assez large et beau-
« Nous savons qu'il y a un certain nombre coup moins accidenté qu'on n'aurait pule sup-
de trappeurs de l'autre côté du précipice, poser : on l'aurait cru tracé par des pion-
et il est certain que ce n'est qu'une avant- niers depuis longtemps disparus.
garde. John Huggs en fit la remarque et ajouta :
« Les wagons et le reste de la caravane — Je ne comprends pas que le seigneur
sont encore dans la plaine. comte deLincourt,loujours si bien renseigné,
« Nous sommes à même de barrer le ne sache pas que cette partie de la montagne
passage, et nous réussirons d'autant plus est d'un accès et d'un parcours si facile.
facilement — Il ignore bien d'autres choses encore,
que les forces de l'ennemi sont
maintenant divisées. fit la Couleuvre.
— Raisonnement simple et juste ! fit John « Je suis peut-être le seul qui ait jamais
Huggs. parcouru cette chaîne de collines
« Mais avant tout nous devons tenir blo- « Il ne faut pas oublier non plus que, vus
qués les trappeurs qui ont franchi le préci- des points culminants des environs, ces che-
pice. mins que nous suivons paraissent être au-
« Et je crois que quarante hommes bien tant de crevasses profondes et impratica-
armés et pourvus de beaucoup de cartouches bles.
Suffiront pour garder le passage. « Il n'est donc pas étonnant que personne
—- Mille hommes ne passeraient pas, fit ne pense à se risquer dans ces parages.
la Couleuvre. « Et moi-même je ne m'y serais jamais en-
— C'est mon avis, dit le capitaine en fai- gagé une première fois, si je n'avais pas eu
sant un signe à l'Un de ses lieutenants. pour guide et pour compagnon un de ces rares
Celui-ci s'approcha.
' Peaux-Rouges poussant jusqu'ici pour chas-
— Casse-cou, lui dit John Huggs, je te I ser les bouquetins qui viennent lécher du sel
charge de veiller à ce que pas un seul dans les falaises. »
trappeur ne repasse le précipice.
« Prends quarante bons fusils ! Après une demi-heure de marche à peine,
« Pas de négligence, pas de faiblesse; John Huggs et ses pirates atteignirent ce
vous ne courez aucun risque derrière cet versant de colline où était établi leur camp.
abri. C'était précisément cet endroit que To-
— Rappelle-toi que tu me réponds sur ta maho avait découvert dans la nuit, à la clarté
tête de ne pas laisser passer un seul trappeur, de la lune.
tu m'entends ? pas un seul ! En arrivant à son bivouac, le capitaine vit
— J'entends, répondit le lieute- qu'il y régnait une agitation inaccoutumée.
capitaine,
nant. Des groupes s'étaient formés de tous côtés,
« Personne ne passera, j'en réponds. et, à en juger par l'éclat des voix, les con-
— Bon! fit John Huggs. versations étaient excessivement animées.
« Cette assurance me tranquillise. Que s'était-il passé ?
« Mais, pour plus de sûreté, je vais vous Que se passait-il encore ?
envoyer des cartouches et de l'artillerie. Un rassemblement plus nombreux que les
« Ces trappeurs sont capables de tout, et autres s'était formé au centre même du cam-
nous ne prendrons jamais trop de précautions pement.
pour en venir à bout. Là on ne discutait pas, on ne s'agitait pas. v
« En attendant, choisis tes hommes. » De nombreux pirates rangés en cercle,
Le lieutenant appela quarante pirates, et, dans une attitude singulièrement calme,
sur les indications de John Huggs, il établit morne, silencieuse, semblaient considérer
aussitôt son embuscade. avec stupeur quelque terrifiante scène.
LA REINE DES APACHES 799

John Huggs sentit qu'il allait apprendre — Capitaine, fit le bandit, nous avons été
une fâcheuse nouvelle. broyés par une avalanche de rochers.
- - Encore une dit-il à la Cou- « Pas un coup de fusil n'a été tiré.
catastrophe!
leuvre. « Seule une de nos sentinelles a été atta-
« Nous jouons de malheur. quée en arrière de la barricade ; on lui a ar-
— C'était à présumer, le lepero raché la tête.
répondit
avec son sourire de vampire. « Nous n'avous pas aperçu nos ennemis,
« Il y a un proverbe et tous nous croyions à un tremblement de
français qui dit :
Un malheur ne vient jamais seul. terre.
« J'y crois, moi, à ce proverbe, et je ne « Ce n'est qu'après l'avalanche de rochers
m'étonnerais la nouvelle qui se détachaient de la montagne et rou-
pas d'apprendre
d'un nouveau désastre. » laient avec un bruit de tonnerre, ce n'est
En ce moment, quelques bandits aperçu- qu'après l'écrasement de nos compagnons,
rent leur chef; plusieurs vinrent à sa ren- que nous avons vu un homme qui paraissait
contre. avoir deux têtes : une grosse au milieu de la
— Que se passe-t-il donc? demanda John poitrine et une plus petite à sa place natu-
relle.
Huggs avec une indifférence affectée.
L'un des pirates s'avança. John Huggs haussa les épaules à ces der-
— La barricade du chemin creux a été niers mots.
— Je jure que je dis la vérité, reprit le
surprise cotte nuit, dit-il.
— pirate.
Surprise i s'écria le capitaine avec co- « J'ai vu de mes yeux cei homme extraor-
lère.
« Que l'on m'amène dinaire.
le lieutenant qui la
« 11 avait au moins quinze pieds de InJat. »
commandait. »
Un haussement d'épaules plus accentué
Et comme on ne lui répondait pas :
— M'avez-vous répondit à cette affirmation du pirate, et le
entendu? ajouta-t-il avec
une irritation croissante. capitaine serra les poings en disant :
— Vous aviez de l'artillerie ; il fallait le
« Où est ce lieutenant ?
— Mort! dit le pirate canonner, ce colosse !
qui avait déjà parlé. « Vous auriez bien vu qu'un obus aurait
— Mort?
répéta John Huggs subitement eu raison d'un fantôme que la peur vous a
calmé.
fait voir double.
« Et les cent cinquante hommes qu'il — Mais... les canons... fit le pirate avec
commandait?
hésitation.
— Vingt-cinq tués et plus de quarante — Eh bien ! quoi ?
blessés. « Vous aviez deux pièces de sept...
— Et les autres? — Le géant les a
— Ils sont ici, répondit le pirate. emportées après avoir
brisé les affûts, dit le pirate.
« Vous voyez, on les soigne. — lui seul ! s'écria John
Emportées,
« Le chef mort, j'ai pris le commandement
Huggs.
et fait battre en retraite, afin de prendre — Seul, affirma le bandit.
vos ordres. « Il a disparu avec une pièce sous chaque
« Il fallait également beaucoup de monde bras. »
pour transporter les blessés ; c'est pourquoi Le capitaine examina attentivement
nous avons dû abandonner la barricade. » l'homme
qui osait alléguer un pareil fait.
John Huggs que la fureur agitait intérieu- Évidemment cet homme était fou, ou il
rement, mais qui savait se maîtriser, dit au se moquait.
pirate : plusieurs pirates joignirent leur at-
— Puisque tu étais là, raconte-moi ce qui testation à celle de leur camarade.
s'est passé. —
IMais C'est vrai, dirent-ils.
800 L'HOMME DE BRONZE

« H a raison. Puis, appelant un pirate, il lui donna


« Nous l'avons vu comme lui. ]
l'ordre de prévenir les chefs de compagnies
« C'était un être surnaturel. » >
qu'un conseil de guerre allait être tenu.
John Huggs, fort embarrassé, se tourna Quelques minutes après, les lieute-
vers la Couleuvre qui écoutait sans souffler nants de la troupe étaient rassemblés autour
mot. de leur chef.
— Je crois
qu'ils divaguent tous, lui dit-il. — Gentlemen, leur dit ce dernier avec
— Ils ne font qu'exagérer un peu quant une brutalité tout américaine, si je me suis
à la taille du fantôme, répondit le lepero. acharné depuis si-longtemps à la poursuite
« Je crois deviner quel est le héros de de la caravane ce n'est pas, vous
Lincourt,
cette terrible aventure. le savez, pour piller un convoi où nous ne
-—C'est?... interrogea le capitaine avec trouverions pas de quoi, nous payer de nos
impatience. peines.
— C'est tout simplement le géant Tomaho,
«J'ai d'autres projets que vous no tarde-
répondit la Couleuvre. rez pas à connaître.
« Tout l'indique. « Sachez seulement qu'aujourd'hui le mo-
« Et je serais bien surpris si je ne devi- ment d'agir sérieusement est venu.
nais pas juste. » « Il est temps d'en finir avec celte cara-
John Huggs ne répondit pas. vane qui nous résiste depuis trop longtemps.
Connaissantlaforcb extraordinaire du Ca- « Nous allons tenter un coup décisif.
cique, la supposition du lepero lui parut « Si vous savez me seconder, je puis vous
très-vraisemblable.
répondre du succès.
Les dents serrées, il murmura quelques « Je n'ai pas à vous expliquer mon plan
paroles inintelligibles ^paroles dé menace et
d'attaque : il n'existe pas.
de fureur sans : doute ; puis élevant la voix
« C'est une bataille défensive que nous al-
et s'adressant aux nombreux bandits qUi '• -
lons livrer. ;. ;.;,',
l'entouraient.: -vl • TS , •
— « C'est à l'abri de tout danger 'sérieux que
Nous nous battrons aujourd'hui, leur
nous allons écraser nos «adversaires. '
cria-t-il.
« Je vous promets une revanche terrible. « Et, pour vous prouver que toutes les
« Préparez-vous! » chances sont de notre côté, je vous appren-
De nombreux vivats accueillirent ces pa- drai que déjà un grand nombre de trappeurs
dans le sont bloqués par les nôtres dans une impasse
roles, et les pirates s'éparpillèrent
où ils se sont imprudemment engagés.
camp.
John Huggs suivi de la Couleuvre se « Par suite, les forces de la caravane sont
rendit sous sa tente. considérablement amoindries, et vous voyez
Ces deux personnages eurent un entretien comme moi qu'il sera facile de lui porter
dura un d'heure à : un coup mortel. »
qui quart peine.
Quand ils-sortirent, le chef des pirates .re- Ce speech du capitaine fut accueilli par
devenu calme dit avec assurance : des bravos enthousiastes, et, sur l'ordre qui
— Le succès 1est infaillible. leur en fut donné, les lieutenants rassemblè-
; « Cette fois, nous les tenons. rent aussitôt leurs hommes.
1 — Mais comme il faut tout Pendant ce temps, John Huggs s'occupa
prévoir, même
l'impossible, observa la Couleuvre, n'ou- d'envoyer des pièces de canon aux qua-
, bliez pas d!assurer nos moyens de ven- rante pirates qui gardaient là crevasse.
1 geance en cas de défaite. n'était pas absolument;persuadé de l'u-
m — Notre réussite est assurée, j'en réponds, tilité indispensable dé cette mesure ; mais
dit John Huggs; mais soyez tranquille : en comme il connaissait l'audace des trappeurs
IIIaussi bien de ses
cas de malheur, je serai toujours en mesure que l'excessive prudence
de remplir nos conventions. | bandits, il se dit que ces derniers, se sentant
; /'LA REINE DES APACHES 801
. V-'\

soutenus par de l'artillerie, ne plieraient pas Alors il put voir que le récit qui lui avait
quoi qu'il arrivât été fait n'était aucunement exagéré. ,
Quand toute sa troupe fut sous les armes De larges taches rouges et encore humi-
et l'artillerie attelée, le capitaine adressa des marbraient le sol sableux; çà et là des
quelques nouvelles recommandations à ses débris sanglants et des lambeaux humains
lieutenants et donna le signal du départ. avaient été oubliés par les bandits enlevant
Arrivés à une bifurcation de la vallée que à la hâte leurs morts et leurs blessés.
l'on suivait depuis environ vingt minutes, L'amoncellement de rochers broyés dans
John Huggs et la Couleuvre se séparèrent. leur chute et comblant à demi Une partie du
Celui-ci s^engageaavec une troupe nom- chemin creux;
breuse et six, canons au milieu des monta- Lès canons enlevés et leurs affûts brisés;
gnes, et disparut bientôt au détour d'un Tout témoignait de l'irrésistible violence
large ravin. de l'attaque devant laquelle les pirates
Le capitaine,..avec, deux, canons et cin- avaient dû fuir ou succomber.
'
quante pirates seulement, continua sa route John Huggs, après avoir examine lerter-
dans la direction, du^ chemin creux qu'a- rain, se dit que pareille agression ne pouvait
vaient pris les trappeurs pour arriver à la se renouveler, et il fit réparer et remettre la
montagne du Nid-de-1'Aiglé. barricadé. '-'vo i • :
Bientôt il arriva à la barricade abandon- Puis, ayant fait remplacer les deux ca-
née. nons enlevés par ceux qu'il avait amenés, il
L'HOMMSDE BRONZE. — 116 LA REINEDESAPACHES— 101
802 L'HOMME DE BRONZE

rassembla ses bandits et donna devant eux j


gnies et garnit de nombreux tirailleurs les
ses instructions au lieutenant qui devait les iapproches de la position, ainsi que diverses
commander. i
crêtes faciles à défendre et les abords de ce
Et il ajouta en terminant : ichemin creux, cette seule voie dans laquelle
— Si vous ne pouvez résister, sj yous, deyajt s'engager la caravane pour atteindre
vous apercevez que l'on vous tourne, battez la montagne du Nid-de-1'Aigle.
en retraite précipitamment et ne vous lais- Grâpp à l'énergie et à l'étonnante activité
sez pas prendre. de John Huggs, tous ces préparatifs s'exé-
« Quand l'ennemi sera dans cette position, cutèrent très-rapidement.
je me charge de le déloger. » B n'était pas midi quand ils se trouvèrent
Le capitaine prononça ces ^ernieps mots complètement terminés, et quand le capi-
en homme parfaitement sûr de s^g fait ; puis taine, ayant rejoint la Couleuvre, lui dit avec
il s'éloigna et disparut dans les rochers. un sinistre ricanement :
Vingt minutes plus tard, il avait rejoint -^ Nous lp tenons enfin, ce noble comte
la Couleuvre et sa nombreuse troupe, qui de. LincpUrt, lui et ses invincibles trappeurs !
stationnaient sur un point culminait de la Certes le chef des pirates pouvait espérer
K si, comme tout le fai-
chaîne de montagnes. ; d'écraser la caravane,
De cet endroit, on découvrait d§ vastes es- sait supposer, le comte marchait en avant.
paces et le regard pouvait jptpùgbr jusqu'au Daps une position aussi formidable quo
fond des plus étppites gorges. celle bçcupéb- par gon artillerie, John Huggs
On dominait la barricade du chemin creux pouvait Couvrir de-plomb pt de fer le seul
et ce chemin lui-même sur une partie dp défilé praticable pour des wagons et des
son parcours. chévàus î il pouvait tout broyer sans crain-
John Huggs examipa attentivement cette dre qu'on lui ripostât.
formidable position et promena un regard Un seul plateau dominait sa batterie, et il
satisfait autour db lui- aurait été possible, tirant de cet endroit
— Eh bien! lui demanda lil Clpuleuyre, élevé, d'empêcher le service de ses pièces;
n'ai-je pas eu une bonne idée? mais le danger n'était pas plus là qu'ailleurs;
— Excellente ! fit le capitaine. comment supposer en effet que l'on arrivât
« Ce mamelon est une véritable forteresse. à monter de l'artillerie sur ces pentes à peine
« Il est imprenable et presque inattaqua- accessibles pour des hommes à pied.
ble, car on ne peut le canonner que de bas Jamais la caravane n'avait couru un dan-
en haut. . ger aussi grand que celui auquel allait l'ex-
« Décidément, personne ne passera sans poser la marche en avant.
notre permission. » L'embuscade était organisée avec une ad-
Et, s'adressant à son lieutenant, John mirable habileté.
Huggs ordonna : C'était un obstacle qup l'on ne pouvait ni
— Allons ! à l'oeuvre ! vaincre ni éviter...
« Nous n'avons pas de temps à perdre.
Leur piège tendu, John Huggs et la Cou-
« Les canons d'abord ! »
leuvre, l'oreille au guet et le coeur plein
Aussitôt les pièces d'artillerie furent mi-
à des animaux de proie, at-
d'espoir, pareils
ses en batterie derrière un épais rempart
leurs victimes.
tendirent
naturel de rochers et de terre, dans lequel
furent pratiquées des embrasures.
CHAPITRE ÇXXXIV
Et, tandis que s'opérait ce travail, de
nombreux caissons pleins de projectiles JUPITERTONNANT
étaient rangés à l'abri d'une seconde cein-
ture de rochers et à portée des artilleurs. Quand M. de Lincourt fut rentré dans sa
Ces premières dispositions,; prises, John tente, Tomaho et Sans-Nez se regardèrent
Huggs divisa sa troupe en plusieurs compa- un moment comme pour se demander :
LA REINE DES APACHES

« Qu'allons-nous faire? » nous ne devons pas laisser aux pirates lo temps


— Ma foi ! dit le Parisien, notre de s'établir fortement dans leurs positions et
puisque
mission est terminée, je crois que nous pou- qu'il faut les assaillir sans aucun retard.
vons nous reposer en attendant le jour. « Nous pouvons perdre beaucoup de
« Je vois que le comte a besoin de réflé- monde datis une seule affaire; mais n'en
chir avant d'arrêter son plan de bataille. perdrions-nous pas en différant notre at-
« Je vais aller surprendre Paméla. taque?
— Mon frère a raison, fit le géant. « Nous pouvons d'ailleurs espérer que
« Moi aussi, je vais aller voir Conception. les trappeurs qui sont au Nid-de-1'Aigle
• — Et tes canons? dit Sans-Nez. trouveront le moyeu d'opérer une diversion
« Tu ne les portes pas au parc d'artille- sur les derrières de l'ennemi.
— Voici
rie? qui entrerait assez dans mes
— Je les Tomaho en ra- vues, dit le comte.
porte, répondit
massant les pièces et en s'éloiguant. « Attendre, différer; c'est nous épuiser en
— Bien des choses à madame ! lui cria le escarmouches et nous faire tuer en détail.
Parisien. « Qu'en pensez-vous, baron?
« Moi, je vais en raconter de drôles à Pa- — Moi, répondit M. de Senneville, je suis
méla! » moins pressé d'entamer la lutte.
« Toutefois je ne saurais me prononcer
Au point du jour, M. de Lincourt, qui avant de connaître exactement les forces
n'avait pas fermé l'oeil depuis son entrevue des pirates et d'être parfaitement renseigné
avec Sans-Nez et Tomaho, fit appeler M. de sur les dispositions qu'ils ont prises.
Senneville et le colonel d'Eragny. « Avez-vous un homme, un seul, capable
En quelques mots, il les mit au courant de d'explorer les montagnes et de se rerfdre
la situation et termina en disant : compte exactement des forces que nous au-
— Il faut rons à repousser?
que ces pirates aient rusé bien
adroitement pour échapper aux recherches « Je dis un seul homme, car une troupe
de nos éclaireurs et de nos batteurs d'es- d'éclairours opérerait moins facilement et
trade ! donnerait l'éveil aux pirates.
« Évidemment ils ont suivi une route con- — Votre avis est des plus sages, dit le
nue d'eux seuls pour arriver avant nous dans comte, et je vais en profiter sans perdre une
ces montagnes. minute.
« Quoi qu'il en soit, j'ai commis une faute « J'ai un vieux trappeur que Grandmoreau
en divisant nos forces et en laissant au pied estime fort et qui nous a déjà rendu de pa-
du Nid-de-1'Aigle l'élite de ma troupe. reils services. »
« Je crois enfin, messieurs, que nous Et s'adressant au planton qui se promenait
allons être obligés d'engager une lutte ter- devant la tente, il lui ordonna :
rible et de laquelle nous ne sortirons — Qu'on fasse venir Touchard !
peut-
être pas vainqueurs. Quelques minutes après, le vieux trappeur
« Je me garderais d'exprimer cette crainte se présentait devant son chef.
devant qui que ce soit; mais à des hommes C'était un homme de cinquante-cinq à
de votre valeur et de votre caractère je soixante ans, aux cheveux et à la barbe
dois faire connaître toute ma pensée. grisonnants, au visage bistré, hâlé, tanné
« Avant de prendre aucune mesure sé- par l'air vif de la savane.
rieuse, j'ai tenU à vous consulter; et main- Court, trappu et large d'épaules, il devait
tenant que vous pouvez envisager le péril être d'une force peu commune.
dans toute sa gravité, éclairez-moi de vos Son oeil vif et pétillant d'intelligence s'a.
conseils. britait sous d'épais sourcils broussailleux qui
— Mon cher comte, dit le colonel après donnaient à sa physionomie un air dur, mais
moments de réflexion, jb crois que ! non repoussant.
quelques
804 L'HOMME DE BRONZE

C'était un véritable type de montagnard cement de la barricade du chemin creux


basque. et de la batterie qui pouvait couvrir de
M. de Lincourt lui expliqua rapidement son feu tous les défilés des montagnes et
ce dont il s'agissait, et insista surtout sur la particulièrement ce chemin creux, le seul
rapidité avec laquelle devait être opérée la que la caravane pût suivre.
reconnaissance. Et il termina en disant :
Touchard écouta sans faire une seule ob- — Le
passage est peut-être possible, mais
servation. à coup sûr il est excessivement dangereux.
Puis, le comte ayant cessé de parler, il « Il n'y aurait qu'un moyen, ce serait de
demanda : bousculer leur artillerie en montant deux
— C'est tout? ou trois pièces sur un certain plateau qui
* -— C'est tout. domine leur batterie.
— Bon ! fit le en jetant sa cara- « Mais, ajouta naïvement le trappeur,
trappeur je
bine sur son épaule. ne devrais même pas en parler, de ce moyen,
<(Je me charge de l'affaire. car le plateau en question m'a paru très-
« Dans deux ou trois heures, vous aurez étroit et il est situé sur un pic inaccessible. »
de mes nouvelles. » Quand Touchard eut cessé de parler, M. do
Et il s'éloigna en sifflotant une fanfare de Senneville et le colonel d'Eragny, qui avaient
chasse. été appelés pour entendre son rapport,
échangèrent un regard de consternation et
M. de Lincourt, parfaitement décidé à ne attendirent que le comte donnât le premier
pas rester dans l'inaction, quel que fût le son avis.
donna l'ordre de tout — Notre situation
rapport de Touchard, est plus mauvaise que
préparer pour se remettre en marche. je ne le pensais, fit ce dernier après un court
Il fit distribuer des cartouches, des vivres, silence.
et veilla lui-même à ce que la levée du camp « Les difficultés s'accumulent et les obsta-
eût lieu dans les meilleures conditions. cles grandissent.
Sans annoncer positivement qu'on allait « Néanmoins je persiste dans cette idée
se battre, il le laissa pressentir en invitant qu'il faut à tout prix marcher en avant.
tout le monde à prendre les précautions né- « Qu'en pensez-vous, baron?
cessaires pour exécuter une marche longue, —Je vous dirai franchement, réponditM. de
difficile et dangereuse. Senneville, qu'une attaque immédiate et à
Quand enfin il eut pris toutes les mesures découvert me paraît des plus dangereuses.
que lui prescrivait la prudence, il fit appeler « John Huggs doit avoir pris ses mesures
Sans-Nez et Tomaho; dans un long entre- pour résister au choc, si violent qu'il soit, et
tien, il leur fit raconter de nouveau leur il se croit certainement en mesure de nous
expédition nocturne, leur demanda des dé- exterminer.
tails sur la situation des trappeurs qui se « Je pense donc qu'il vaut mieux ne pas
trouvaient au delà du précipice, et il estima se hâter, et que nous avons un véritable
en fin de compte que le nombre des bandits siège à faire.
commandés par John Huggs devait être con- « Notre troupe manie aussi bien la pelle
sidérable. et la pioche que la carabine; n'avançons donc
Cet entretien n'était pas achevé, quand que lentement et sûrement ; creusons des
Touchard, après trois heures d'absence, se tranchées, abritons-nous, et nous arriverons
représenta devant son chef. à forcer le passage et à repousser l'ennemi-
L'intelligent trappeur avait complètement « Voilà, je le crois, ce que nous conseille la
réussi dans sa périlleuse entreprise. prudence.
Il fit un rapport parfaitement clair et dé- — En toute autre circonstance, dit à son
taillé sur la position de l'ennemi. tour M. d'ÉragUy, en pays civilisé surtout, j"
Il énuméra ses forces, détermina l'empla- ne reculerais pas devant cette idée de pro-
LA REINE DES APACHES 805

longer la lutte et de faire une espèce de ment


fermer les wagons contenant les en-
siège régulier ; mais ici je ne puis admettre gins et munitions de guerre.
cette manière de procéder, et voici mes rai-Il forme une arrière-garde qui doit proté-
sons : ger les femmes.
« Nous allons perdre un temps précieux. Il prend et prescrit enfin toutes les me-
« Nous allons gaspiller nos munitions sures que comporte
de la gravité de la situa-
guerre, épuiser nos vivres ; et n'oubliez tion.
pas,
je vous prie, que déjà nous n'avons plus que Mais il ne tarde pas à remarquer que ses
de l'eau à boire. instructions sont reçues avec distraction.
« Il n'est pas dit d'ailleurs que nous ne Une vague agitation se produit, des grou-
perdrons pas autant de monde, pes se forment,
plus peut- et nombre de gens quittent
être, en prolongeant leur besogne pour aller aux informations.
la lutte au lieu d'en
finir tout de suite. M. de Lincourt, étonné et irrité à la fois,
« Enfinrienne prouve que ce John Huggs, s'approche d'un rassemblement.
qui a déjà fait de.nombreuses recrues depuis Tout le monde s'écarte devant lui.
quelque temps, ne recevra pas de nouveaux Il pénètre jusqu'au milieu du groupe et,
renforts avant do se trouver réduit. les sourcils froncés, il demande avec auto-
« Donc la prudence et l'hésitation rité :
devien-
nent, dans le cas présent, imprudence — Que se
et passe-t-il?
danger. » « Pourquoi ce désordre? »
Le colonel parlait avec une chaleur et une Un homme s'avance et répond î
conviction entraînantes. — On vient de nous dire
que le géant
Il était redevenu soldat et soldat français,
Tomaho se révolte et qu'il est dans une fu-
c'est-à-dire impatient, déterminé reur terrible
fougueux contre le capitaine d'artillerie.
jusqu'à la témérité. En ce moment, un squatter, faisant fonc-
M. de Lincourt, calme et résolu, terminala tions de chef de pièce dans ia batterie d'ar-
discussion en disant : tillerie de la caravane, fendit la foule et
— Nous ne
pouvons en effet nous attarder s'arrêta devant le comte.
dans une lutte qui en définitive peut nous Cet homme était pâle et il paraissait très-
être fatale, et il est nécessaire ému.
que nous
soyons au Secret avant trois jours. — Commandant,
je vous cherchais, dit-il
« De plus, nos compagnons, à M. de Lincourt.
qui se trouvent
très-certainement bloqués au pied de la mon- « Le cacique Tomaho veut reprendre les
tagne duNid-de-1'Aigle, sont sans vivres: nous
deux canons qu'il a déposés cotte nuit au
devons les secourir sans délai et coûte que parc d'artillerie.
coûte. « Il dit que ces canons lui
appartiennent
« Nous marcherons donc avec toutes lesparce qu'il les a pris aux pirates ; le capi-
précautions nécessaires, mais nous marche-taine refuse de les lui rendre sans vos or-
rons. dres, mais le géant ne veut rien entendre et
« Ainsi, messieurs, tenez-vous prêts.il menace de tout bouleverser si on ne lui
« Dans deux heures, nous partons. » rend pas ses canons.
Et, sans plus tarder, l'ordre fut transmis à — Qu'on les lui rende
donc, ordonna le
tous de prendre les dispositions comte en réprimant
nécessaires un sourire ; ils sont bien
pour la levée du camp. à lui.
« Je ne sais trop ce qu'il veut en faire,
Secondé par le colonel d'Éragny et M. de mais peu importe !
Senneville, le comte surveille les prépara- « Dites à votre capitaine de satisfaire au
tifs de départ avec une attention particu- désir de ce brave Tomaho.
lière. — Mais c'est
que... fit le chef de pièce en
Il inspecte les attelages et fait soigneuse- hésitant.
806 L'HOMME DE BRONZE

— Quoi encore? demanda le comte. Deux heures se sont écoulées depuis que
— C'est que le Cacique veut qu'on îui le comté de Lincourt à ordonné de se pré-
laisse prendre trois caissons de projecti- parer à lever le camp; chacun est à son
les. poste.
M. de Lincourt hésita une seconde. On s'attend à lutter contre les pirates, et
Il ne comprenait rien à la fantaisie du personne n'ignoré que la tâche sera rude.
géant. Enfin le signal est donné et la caravane
Mais il avait toute confiance en lui, et il s'ébranle.
ordonna : Une avant-garde peu nombreuse précède
--• Qu'on laisse faire Tomaho et qu'on le gros du convoi.
lui donne tout ce qu'il demandera ! Cette avant-garde s'engage dans ce che-
« Nous avons, je l'espère, plus de muni- min CreUx déjà connu et où les pirates ont
tions que nous n'en userons. » établi leur barricade.
L'artilleur s'empressa d'aller transmettre Puis vient une ligne dé tirailleurs très-
cet ordre à son chef. éparpillés, qui avance avec précaution dans
Il arriva à temps pour empêcher uU con- les montagnes, contourne les points inac-
flit qui certainement n'aurait pas tourné à cessibles et ne marche qu'avec une prudente
l'avantage du capitaine. lenteur.
Malgré son irritation et sa mauvaise vo- Trappeurs et squatters, en gens habitués
lonté, celui-ci dut enfin se soumettre aux aux terrains difficiles et aux luttes qu'ils sou-
exigences de Tomaho. tiennent chaque jour dans la savane ou
Enchanté de l'approbation du comte, Sans- dans les forêts inexplorées, savent observer
Nbz, qui naturellement accompagnait le sans se découvrir.
géant, lui dit : Ils n'abandonnent pas une touffe de
— Je lé savais bien, qu'on nous laisserait bruyère, pas.une roche, pas un abri enfin,
libres. sans avoir fouillé du regard le chemin à
« Allons, viens, et choisissons nos pro- parcourir.
jectiles. M. de Lincourt et le baron de Senneville
— Je suis mon frère, répondit le géant sont dans le défilé, en tête du convoi, avec
avec un sourire de satisfaction. l'artillerie.
Séance tenante, Sans-Nez fit démolir, pré- Le colonel d'Éragny est parmi les tirail-
parer et garnir trois caissons. leurs, dont il dirige la marche avec plusieurs
Puis Tomaho, les ayant rassemblés et fice- trappeurs expérimentés.
lés à sa guise avec d'énormes courroies, en On avance depuis une demi-heure sans
fit une seule charge qu'il fixa sur ses robus- qu'il se produise le moindre incident.
tes épaules. Pas un coup de feu!
Un fantassin ajustant son sac aurait agi Pas un pirate !
avec moins de facilité et d'aisance. Le -comte s'étonne et s'inqUiète.
Lé lourd fardeau n'était rien pour un pa- Il redoute quelque ruse de John Huggs.
reil colosse. M. de Senneville au contraire est rayon-
Ayant assuré et équilibré sa charge par nant et plein d'espoir.
— L'ennemi
quelques secoUsses, le géant se baissa et dit recule, c'est plus que proba-
à SanS-Nëz : ble, dit-il.
— Que mon frère reprenne sa place, car « Nous devrions déjà en avoir connais-
il ne marcherait pas assez. Vite. sance, s'il s'était maintenu dans ses posi-
Puis, s'eriiparant de ses canons, il s'en tions.
—' Je n'y conçois rien, fit le Comte sou-
plaça Un sous chaque bras, à là manière des
chasseurs fatigués de porter leur fusil, et cieux.
s'éloigna à grands pas dans la direction des Et, se hissant sur un rocher, il jeta un
montagnes. long et attentif regard sur ces montagnes»
LA REINE DES APACHES 807

ces rochers, ces précipices, où se trouvait en- fit donner l'ordre aux tirailleurs de ne plus
gagée une grande partie de sa troupe. avancer.
Soudain il laissa échapper une exclamation Le comte avait bien vu et parfaitement
de surprise.
compris.
— Voyez donc! dit-il à M. de Senneville. Tomaho et Sans-Nez étaient sur le som-
« C'est inouï ! met du pic inaccessible, et la caraVane ve-
«Ce pavillon sur ce pic!... » nait d'être invitée à faire halte.
Le baron regarda dans la direction qui lui Et non-seulement le géant était parvenu,
était indiquée.
grâce à sa taille et à sa force extraordinaire,
— Ce pavillon, fit-il, est celui des Etats- à escalader la montaghb, mais encore il avait
Unis. pu y transporter ses deux canons, ses muni-
« Ce pic est celui dont nous a parlé l'éclai- tions et même Sans-Nez.
reur Touchard, et du haut duquel il serait A vrai dire, la montée avait été diffi-
facile, à ce qu'il prétend, de broyer l'artille- cile et pénible ; mais, déployant une énergie
rie des pirates. surhumaine, le colosse ne s'était laissé arrê-
« Mais il a eu raison d'ajouter qu'il était ter par aucun obstacle.
impossible de monter du canon au faîte de
De ce point élevé, qui se trouvait situé à
ce piton hérissé de rochers.
— Pourtant, le comte, ce dra- peu près au centre de la chaîne de montagnes,
observa on pouvait facilement distinguer au plus pro-
peau,... fond des gorges et des recoins de ce sol bou-
11 s'interçompit. leversé.
Un homme venait d'apparaître au sommet On apercevait à moins de
distinctement,
de la montagne. mille pas, la batterie si bien placée de Jphn
Malgré la distance, cet homme paraissait Huggs. .
être de la même taille que le premier venu On voyait les pirates circulant dans les val-
vu à dix pas. lées par escouades nombreuses ou s'embus-
Toutà^coup il prit le drapeau, l'agita assez quant à l'entrée d'un défilé.
longtemps, puis le replanta et parut atten- Certes, la place était bien choisie et terrible-
dre l'effet de ses signaux. ment forte.
Cependant M. de Lincourt, un moment Quand il s'aperçut qu'il était compris, le
distrait par la surprise, songea qu'il avait une géant demanda à Sans-Nez :
excellente lorgnette. — Les canons sont chargés ?
Il examina l'apparition et s'écria : — Oui, tu peux y aller, répondit le Pari-
— C'est Tomaho!... sien. «
« C'est ce brave Cacique, avec Sans-Nez Tomaho, prenant alors une des deux pièces
dont j'aperçois la tête entre deux rocs ! qui se trouvaient à demi emboîtées dans de
— Incroyable ! fit le baron stupéfait. l'écorce de mélèze afin que l'on pût les
« Comment ont-ils pu grimper là-haut? marner facilement une fois échauffées, en
« Eh ! tenez, le géant agite encore le pa- posa la gueule sur une roche et, appuyant la
villon. culasse à son épaule, il pointa comme s'il
« Que veut-il nous dire ? » n'avait eu entre les mains qu?un simple fusil
Le comte se mit à lorgner de nouveau : de rempart.
— Il nous commande de suspendre notre — Prends garde au recul !fit Sans-Nez;
marche. Tomaho continua à viser sans répondra.
« Nous devons nous en rapporter à cet ex- Le coup partit.
cellent Cacique, car il est posté pour bien Le géant ne" broncha pas... Il fit un léger
voir. » mouvement en arrière et ce fut tout.
Et, s'adressant à'divers trappeurs qui fai- On eût dit qu'il venait de tirer un fusil
saient fonctions d'officiers d'ordonnance, il chargé trop fort ou depuis longtemps.
808 L'HOMME DE BRONZE

Sans-Nez voyant la parfaite tranquillité de — Pan! s'écria le Parisien après avoir


son compagnon se rassura quant aux consé- jeté un regard par-dessus le rempart...
quences du recul qu'il redoutait, et chercha à Puis imitant la voix de ces gens qui tien-
se rendre compte de l'effet produit par le nent des tirs dans les fêtes publiques et pro-
projectile. voquent les passants :
— Tu as tapé en plein dans la batterie,
dit-il, mais je ne vois pas bien... — Encore.un affût d'casse,
Le géant se pencha un peu en ayant et re- V la l'canonnier qui passe...
garda avec attention.
—-J'ai brisé les roues d'un canon, dit-il. « Voyez, messieurs, jeu d'adresse !...
Et plaçant, sa pièce sur deux quartiers de « Exercez-vous, montrez que vous avez
rocher derrière lui, il ajouta tranquillement : de l'oeil et que vous ne tremblez pas..
— Que mon .frère recharge, « Allons, les amateurs! chaque coup do
je vais dé-
molir les autres canons. noir, chaque demi-douzaine!
Le Parisien se, mit en devoir d'exécuter « A la fin de la soirée, la personne qui aura
l'ordre, tandis que Tomaho se préparaà ajus- fait le plus beau carton recevra un lapin ou
ter aveC sa seconde pièce. un canard à son choix. !»
En cemiomënt, retentirent Tout en débitant ses folies, Sans-Nez
cinqdétonàtibns
les pièces que Tomaho
presque en même temps. chargeait prestement
Deux obus passèrent en sifflant au-dessus posait à sa portée après les avoir tirées.
du pic, et trois autres éclatèrent en touchant Les pirates ripostèrent faiblement dès les
les rochers. premiers coups, mais bientôt leur feu cessa.
— Oh!" oh! fit Saris-Nez, il paraît que Tomaho s'arrêta à la douzième décharge et
MM. les pirates se; donnent dés airs de ripos- dit à Sans-Nez :
ter. Quel luxe! — Que mon frère regarde : je crois. que
Et arrondissant ses mains autour de sa c'est fini!
— Déjà! s'écria le Parisien.
bouche, il cria do toutes ses forces :
— Imbéciles ! « Sais-tu, Cacique, que tu fais Un fameux
«Vous perdez votre temps! pointeur?
« Vous gâchez votre poudre! « Tu as gagné le lapin, j'en suis sûr.
« Vous ne démolirez pas'notre citadelle ! » « Voyons un peu ce carton! »
Les pirates ne pouvaient guère profiter de El Sàns-Nez se pencha pour mieux voir la
cet avis, vu la distance, qui les empêchait batterie ennemie.
d'entendre. — Bigre! je crois bien que tu as pointé
Toutefois le conseil était bon, bt les artil- juste! fit-il après une minute d'examen.
leurs de John Huggs auraient dû s'apercevoir « Tout est bouleversé.
que leur tentative de riposte ne pouvait « Pas une pièce n'est sur son affût!
amener aucun résultat. « Et je vois des espèces de taches sur lo
En effet, tirant de bas en haut, leurs pro- sol qui me font l'effet d'être autant de cada-
jectiles ne devaient atteindre'que la roche, vres.
bu passer par-dessus, et les éclats ne pou- « Voilà ce qui s'appelle de la belle ouvrage!
vaient dans l'espèce d'entonnoir comme on dit à Pantin, r
pénétrer
aux trois quarts plein dans lequel se tenaient «Une batterie culbutée en douze coups et
Tomaho et SàrisrNez. les artilleurs tués ou en fuite !
Rigoureusement, un obus pouvait frapper « On ne nous reprochera pas de gaspiller
l'un deux quand ils passaient la tête dans l'une nos munitions
des crevasses qui formaient embrasure ; mais Le Parisien s'interrompit tout à coup.
c'eût été un bien grand hasard. — Eh ! qu'est-ce que je vois? s'écria-t-ih
Cependant le géant, ayant de nouveau « Ces canailles ont complètement rétabli
braqué son canon, tira un second coup. j leur barricadé du chemin creux; ils l'oc-
LA REINE DES APACHES [ %': il SOS
[

eupent et ils y ont ramené deux canons. penchant au-dessus de la ceinture de ro-
« Allons, mon vieux Cacique!... chers, MM. les pirates se donnent de l'ait
—• J'ai vu avant mon frère, interrompit avec autant d'empressement que cette nuit.
le géant; je vais tirer. « Ils doivent se dire que cette barricade
Avec un calme parfait, Tomaho épaula est bien mal placée.,t »
de nouveau l'une de ses pièces et fit feu. Soudain le Parisien se tut.
Une formidable détonation succéda Il se rejeta vivement en arrière; sa cas-
presque .instantanément. à -celle dp l'obus, quette de chasse tomba et fut emportée au
— Un caisson qui saute ! s'écria Sans- loin par le vent.
— Tas de.brigands! s'écria-t-il, ils vont
Nez., J .
« Début,superbe !» me faire attraper un rhume !
Quatre nouveaux projectiles furent lancés — Mon frère a reçu une balle? demanda
avec une précision telle que canons et af- Tomaho en s'approchant vivement de son.
fûts se trouvèrent bientôt renversés et brisés compagnon.
derrière la barricade. « Il n'est pas blessé ?
— Ah! ah! ricana le Parisien en se — Pas seulement répondit
égratignél
L'HOMME D» RIIONZE.— 117 LA REINEDESAPACHES. — 102
810 L'HQMME.DE BRONZE

Sans-Nez : mais «»'est ma pauvre casquette Puis, affolés de terreur, les bandits s'épar-
qui est perdue... elle était toute neuve... pillèrent, fuyant la grêle de balles et de bis-
', pas plus de six mois de services!... caïens qui ricochaient sur les rochers avec
« Brigands, vous ine le paierez cher, mon des sifflements de reptiles et paraissaient
rhume !» chercher des victimes.
Tout en maugréant, le Parisien s'ap- j La panique fut telle, enfin, que les pirates
prochà d'une crevasse formant embrasure et leurs chefs eux-mêmes se mirent à fuir à
et se mit à explorer du regard les vallées, toutes jambes, ne cherchant.pM un abri,
les défilés, les ravins où s'abritaient de nom- mais ne songeant qu'à agrandir la distance
breuses escouades de pirates. qui les séparait de ce terrible pic d'où To-
Il aperçut non loin du pied même du pic maho, nouveau Jupiter,, lançait ses fou-
de bandits ; c'était de - là ' .'"." .""'
une vingtaine jdrëgr-
qu'avait, été tiré le coup de éàrabine qui Un grand nombre de bandits jetèrent leurs
aurait pu lui coûter plus qu'une casquette; armés ppûir: mieux courir, pour gravir les
Quand il eut terminé son rapide examen, eàçârpbments; pour pouvoir sauter les cre-
il dit à Tomaho : vasses profondes.
— Cacique, regarde à ton tour. I Tbmahd eïv Sans-Nez, debout alors sur
— Je regarde, fit le géant après s'être ap- ï les rempàtts a,b granit' d;b leur forteresse»
. assistent à 1 de l'armée de
proche. ^btté dëjban0iîe
— Tu vois toutes ces vermines? John Huggs:
— Des pirates? Le géant a là main sur la culasse d'un de
« Oui, je les vois. Sps carions verticalement posé pi qu'il vient
— Veux^-tu que notre besogne soit com- ; db^d|)marger une'J|j|;hïere tbiâ.
"
plète? jft'affpcte le ëalnib etià jfebideur, mais il
— Je le vetix, répondit le géant, car la nb'pjttyierit pas | ajsiimulër. complètement
caravane doit passer sans être attaquée ; je la J$je qui l'agite {ntëriëureijîent.
l'ai dit à mon frère, et j'ai juré par lb ^râhd Un vague sourire

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