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Nathalie Clayer*

Le goût du fruit défendu


ou de la lecture de l'albanais
dans l'Empire ottoman finissant

Abstract: The Taste of the prohibited Fruit. The reading of Albanian at the end of the Otto-
man Empire.
From the mid-sixteenth century until the Young Turk Revolution, the production of books
in Albanian, which were circulated in the Ottoman Empire, passed through three stages: up
until the beginning of the nineteenth century, a few religious books were published for a res-
tricted public; the three first quarters of the nineteenth century can be considered as a period
of transition during which the "sacred book" gave way to the "national book"; the national book
developed during the third stage, between 1878 and 1908. The production and circulation of
Albanian books owe a lot to Albanians living abroad and to foreign help (especially from some
governments such as the Austro-Hungarian Empire, as well as from the activities of Protestant
missionaries).
Because of the links between these developments and the building of an Albanian national
identity, the diffusion of this literature increased, but with more and more difficulties. There
were external reasons for this, such as Ottoman censorship, but also internal causes, above all,
the great religious, regional and cultural disparities amongst the Albanian population.
Résumé : Du milieu du XVIe siècle à la révolution Jeunes-Turcs, la production de livres en
albanais, diffusés dans l'Empire ottoman, passa par trois phases : jusqu'au début du XIXe siècle
quelques rares livres religieux furent publiés pour un public restreint ; les trois premiers quarts

* CNRS, Paris.

REMMM 87-88, 225-250


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du XIXe siècle peuvent être considérés comme une période de transition, passage du livre "sacré"
au livre "national", ce dernier se développe pendant la troisième phase, entre 1878 et 1908.
La production et la diffusion de livres albanais doit beaucoup aux colonies albanaises à
l'étranger ainsi qu'à l'aide extérieure (spécialement de la part de certains gouvernements comme
celui de l'Autriche-Hongrie, et grâce à l'action des missionnaires protestants).
Grâce aux liens entre ces développements et la construction d'une identité nationale alba-
naise, la diffusion de la littérature s'accrut, mais avec de plus en plus de difficultés. Il y eut des
raisons externes à cela (comme la censure ottomane) mais aussi des causes internes (et d'abord,
les importantes disparités religieuses, culturelles et régionales au sein de la population albanaise).

« Le premier Albanais, dit la légende, cacha un jour son livre dans une tête de chou.
Une vache survint et mangea le tout, ce qui fait que les Skyptars n'ont plus de livres »
(F. Gibert, 1914, 83).

À la fin du XIXe siècle, l'albanais, qui appartient à un rameau isolé des langues
indo-européennes, était parlé dans l'Empire ottoman par environ un million et
demi à deux millions de locuteurs1 ; il était cependant à peine en train d'accé-
der au rang de langue littéraire, et non sans difficultés, comme l'illustre la légende
précédemment citée, que l'on pouvait entendre encore au début du XXe siècle.
Vivant principalement aux marges de l'Empire dans les terres montagneuses de
la frange occidentale de la péninsule Balkanique, les Albanais étaient alors encore
partagés entre différentes zones culturelles, divisés en plusieurs groupes reli-
gieux, ne possédaient ni langue unifiée, ni alphabet commun. Pourtant un
nombre croissant d'imprimés en albanais, livres et périodiques, voyaient le jour
et étaient diffusés, généralement à l'insu des autorités ottomanes, qui s'opposaient
à ce développement littéraire, synonyme d'éveil national.
Par rapport à d'autres groupes ethniques composant la mosaïque ottomane,
celui des Albanais constituait un cas relativement complexe en ce qui concerne
tant le développement d'une littérature écrite, que l'émancipation nationale.
Tout d'abord parce que, contrairement à d'autres minorités, ils ne disposaient
pas d'une ancienne culture (ni étatique, ni littéraire). Ensuite, parce que, parti-
culièrement touchés, à partir du XVIIe siècle, par le phénomène d'islamisation,
ils furent petit à petit divisés en trois groupes confessionnels : celui des musul-
mans, qui devint le plus nombreux probablement au cours du XVIIIe siècle et repré-
sentait au début du XXe au moins 70 % des Albanais de l'Empire ; celui des
chrétiens orthodoxes, dont une fraction se retrouva à partir des années 1830 inté-
grée au royaume de Grèce ; et enfin, celui, moins important, des chrétiens catho-
liques, qui formaient moins de 10 % de l'ensemble des Albanais. Ces groupes
confessionnels se fondaient respectivement dans les millet musulman, rum et latin.

1. Il est extrêmement difficile de donner un chiffre précis, car il n'existait pas de millet albanais.
Les albanophones étaient donc recensés dans les dénombrements soit parmi le millet musulman,
s'ils étaient musulmans, soit dans le millet rum s’ils étaient orthodoxes, soit, enfin, dans le millet
latin s’ils étaient de confession catholique.
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Ce qui signifie que chacun possédait un système d'éducation particulier, celui


du millet auxquels il appartenait, et que chacun était immergé dans une culture
différente : la culture turco-islamique, exprimée dans les langues orientales (turc,
arabe et persan) ; la culture gréco-orthodoxe, en langue grecque ; ou la culture
catholico-italienne, en latin et en italien.
En réalité, la division religieuse, bien que très importante, n'était pas totale-
ment déterminante. Il faut en effet prendre en compte une autre division, à la
fois ethnique, sociale, linguistique et culturelle, qui existait entre les Albanais du
nord – ou Guègues – et les Albanais du sud – ou Tosques. Chez les premiers, les
barrières confessionnelles et culturelles étaient plus nettes (sauf dans le cas de cer-
taines tribus des hautes montagnes), et l'analphabétisme quasi général, excepté
dans les rares villes comme Shkodër et Prizren, ainsi que chez les religieux catho-
liques et musulmans. Chez les seconds, ces barrières se faisaient plus floues et lais-
saient une certaine hégémonie à la culture grecque, y compris pour une grande
partie des musulmans. Le taux d'analphabétisme, quoique très élevé comme
dans l'ensemble de l'Empire ottoman, l'était moins que chez les Guègues. Plu-
sieurs facteurs ont pu contribuer à cette divergence de situation chez les Tosques :
une structure sociale plus souple, une islamisation plus tardive, ainsi que la dif-
fusion d'un islam plus hétérodoxe, celui des Bektachis, qui essaima de façon consi-
dérable au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
L'absence d'une littérature ancienne, les disparités culturelles entre groupes
confessionnels, mais aussi entre Guègues et Tosques, ainsi qu'un très fort taux
d'analphabétisme ont eu nécessairement de lourdes conséquences sur le déve-
loppement tardif du livre albanais au cours du XIXe et au début du XXe siècle. Je
me propose de retracer ici ce développement, jusqu'à la révolution jeune-turque
de 1908, en étudiant à la fois la production, la diffusion et la réception des
imprimés albanais dans l'Empire ottoman, ainsi que leurs enjeux2.

Du livre sacré au livre "national"


On peut distinguer grosso modo trois étapes dans la production d'imprimés en
albanais3 : la première débute en 1555, date supposée de la publication du Mis-
sel de Gjon Buzuku, premier livre imprimé en albanais, et dure jusqu'au début
du XIXe siècle ; la seconde couvre les trois premiers quarts du XIXe siècle, la troi-
sième étape allant de 1878 à 1908.
Jusqu'au début du XIXe siècle, les quelques rares livres imprimés en albanais
(une dizaine, dont deux réédités plusieurs fois) avaient été des livres religieux catho-

2. N'oublions pas que des manuscrits et imprimés rédigés en d'autres langues (turc, arabe, per-
san, grec, italien, français, etc.) circulaient entre les mains des Albanais sachant lire. Mais là n'est
pas mon propos dans cette étude.
3. Je laisse ici de côté la production de manuscrits.
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liques – missels, catéchismes, traductions de morceaux de la Bible, dictionnaires,


résultats de conciles provinciaux. Ils avaient été édités en Italie, notamment par
la Congrégation pour la Propagation de la Foi (De Propaganda Fide) de Rome,
à partir de la fondation de celle-ci en 1622. Le but de leurs auteurs avait été de
faciliter l'accès à la doctrine chrétienne, en particulier aux prêtres ne maîtrisant
pas suffisamment le latin. Quant à leur diffusion, elle avait été très limitée, car
circonscrite aux milieux du clergé, et peut-être à quelques-uns des commerçants
catholiques du nord de l'Albanie, du Kosovo et de la Macédoine.
La seconde période peut être considérée comme une période de transition, entre
la phase de production exclusive de livres sacrés et celle de l'apparition des livres
"nationaux". Parallèlement à la continuation, à Rome, d'une production de
livres religieux pour les catholiques qui s'accéléra à partir des années 1840 (en
tout environ un peu plus de vingt titres), cette étape fut marquée par les entre-
prises de traduction en langue albanaise faites par la British and Foreign Bible Society
de Londres, et par l'émergence d'une littérature "d'inspiration romantique"
dans certaines colonies albanaises de la diaspora. Ces deux types de développe-
ment vont contribuer à sensibiliser une partie de l'intelligentsia albanaise à la lec-
ture et à l'écriture de sa langue maternelle, ainsi qu'à l'existence d'un patrimoine
historique et culturel propre.
L'initiative de la Bible Society, prise vers 1816, de publier des traductions des
Écritures saintes en albanais, donna une impulsion sans précédent, quoique
encore très progressive et limitée, à la diffusion du livre et de la lecture dans cet
idiome. De fait, les missionnaires protestants, dont l'intention première était de
donner accès aux Écritures aux simples fidèles, travaillaient pour une large dif-
fusion, ce qui n'était pas le cas des éditeurs de livres pour les catholiques. Ils dis-
posaient pour cela d'un réseau de colporteurs. En outre, leur principal traduc-
teur, Konstantin Kristoforidhi – un Albanais d'Elbasan (en Albanie centrale) –,
œuvra personnellement pour la diffusion des livres et de la pratique de la lecture.
Un médecin albanais, du nom de Vangjel Meksi, effectua pour la Société une
première traduction du Nouveau Testament en 1819-20. Quelques années plus
tard, après une révision du texte effectuée par l'archevêque Grigor Gjirokastriti,
une première brochure (L'Évangile selon Saint Matthieu) fut éditée à Corfou en
1824, comme banc d'essai pour une publication complète du Nouveau Testament,
qui fut finalisée trois ans plus tard dans la même ville. Cette édition fut impri-
mée en caractères grecs adaptés, avec une traduction en grec moderne en regard.
Une seconde édition vit le jour en 1858, à Athènes. C'est à la même époque que
les missionnaires protestants en poste à Istanbul songèrent à une nouvelle tra-
duction de la Bible en albanais, et rentrèrent en contact avec le jeune Konstan-
tin Kristoforidhi (1827-1895). Le travail de ce dernier, entamé dès 1857, condui-
sit à l'édition, entre 1866 et 1872, d'une dizaine de livres, d'une part en dialecte
tosque et en caractères grecs adaptés, et d'autre part en dialecte guègue et en carac-
tères latins eux aussi adaptés (Nouveau Testament, Évangiles et Actes des Apôtres,
Psaumes, Histoire sainte et Quatre catéchismes), tous imprimés à Istanbul, dans l'im-
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primerie d'A. Boyadjiyan (Xh. Lloshi, 1974)4. En outre, dès le début de l'entreprise,
Kristoforidhi ressentit la nécessité de publier des abécédaires, petits livres d'ap-
prentissage de la lecture, dans chacun des deux principaux dialectes de l'albanais.
Ils furent imprimés en 1867 (et réédités en 1872) par la Société pour les brochures
religieuses (Religious Tract Society) des missionnaires protestants. Au reste, dès la
parution des premières publications de la Bible Society, un intérêt se manifesta,
non seulement chez des Albanais chrétiens, mais aussi chez certains Albanais
musulmans d'Istanbul, d'Albanie du sud et d'Albanie centrale, qui virent là un
moyen d'apprendre à lire et à écrire leur langue maternelle. Soulignons que les
abécédaires de K. Kristoforidhi ne furent pas les premiers à avoir existé. Un cer-
tain Naum Veqilhardji, de la région de Korçë, l'avait précédé d'une vingtaine d'an-
nées, en publiant en 1844 et 1845, en Roumanie, deux versions d'un abécédaire
lithographié, qui avait été diffusé dans le sud de l'Albanie, dans les régions de
Korçë, Përmet et Berat. Mais l'entreprise n'avait pas eu de suite.
Au cours de la même période (1800-1878), on vit apparaître un autre type de
littérature en albanais, produite cette fois en dehors de l'Empire ottoman. En Ita-
lie notamment, où existait depuis le XVe-XVIe siècle une forte colonie "italo-alba-
naise" ou "arbëresh" (environ 100 à 150 000 personnes vers 1900), la publica-
tion de recueils de poésies commença à se développer à partir de 1836.
Girolamo/Jeronim de Rada (1814-1903) en fut l'initiateur. Il édita (en albanais,
avec traduction italienne en regard) de longs poèmes épiques qui chantaient la patrie
perdue et relataient les faits et gestes des ancêtres du XVe siècle (Milosao, fille du
despote de Shkodër ; Serafina Thopia, princesse de la Zadrima, et bien sûr Skan-
derbeg, le futur "héros national albanais" qui avait résisté aux Turcs). Cette pro-
duction alla de pair avec la collecte de chants et de traditions populaires. Toutes
deux furent soutenues, voire stimulées, par des linguistes, diplomates et écrivains
européens, comme Alphonse de Lamartine, Gustav Meyer, Elena Ghica (Dora D'Is-
tria), Hyacinthe Hecquard ou Johann Georg von Hahn5. Ainsi, dans la première
partie des Poesie albanese de Girolamo de Rada parue en 1847 fut éditée une
lettre de Lamartine, dans laquelle celui-ci le remerciait de lui avoir envoyé ses œuvres
et exprimait ses vœux « pour la liberté et la résurrection de l'Albanie ».
Contrairement aux livres parus dans l'Empire ottoman à la même époque, qui
contribuaient surtout à la valorisation de la langue, les livres des Arbëresh éveillè-
rent la conscience de certains lettrés albanais au sujet de l'existence d'un peuple

4. Pour compléter la liste des livres édités en albanais à Istanbul avant 1878, il faut signaler la
parution, en 1861, d'un abécédaire en caractères arabes, élaboré par Daut Boriçi de Shkodër
(réimprimé semble-t-il en 1869) et celle, en 1866 – donc la même année que la première tra-
duction de Kristoforidhi –, d'une grammaire de la langue grecque moderne, écrite par Jani Vreto
(Grammatiki tis omiloumenis ellenikis glossis eis tin alvanikin, Istanbul, Tip. Byzantidhos). La
base de l'alphabet utilisée était cette fois grecque.
5. Ce dernier, alors qu'il était consul d'Autriche à Yanina, avait pris comme professeur d'alba-
nais le jeune Konstantin Kristoforidhi, futur traducteur au service de la Bible Society, chez lequel
l'intérêt pour sa langue maternelle s'en trouva stimulé.
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albanais, possédant un patrimoine historique et une tradition. Les livres édités


par G. de Rada, D. Camarda, A. Santori et d'autres, eurent une diffusion cer-
tainement limitée6. Mais, outre des linguistes et écrivains étrangers, ils touchè-
rent quelques intellectuels albanais de l'Empire qui en furent certainement très
influencés. Ainsi, le célèbre lexicographe ottoman d'origine albanaise, ¥emsed-
din Sami Frashëri, possédait au moins l'un des livres de G. de Rada, de même
que l'étude d'un autre Italo-Albanais, Vicenzo Dorsa, sur l'histoire, la langue, le
folklore et la littérature des Albanais (Gli Albanesi. Ricerche e pensieri, Napoli, 1847,
en italien), étude dans laquelle l'auteur avait mis en exergue la citation « Heu-
reux l'écrivain qui élève un monument à son pays » (Dh. S. Shuteriqi, 1965, 171
et 173). C'est dans le même esprit que deux autres recueils folkloriques furent
publiés dans les années 1870 par des Albanais de l'Empire ottoman, mais tou-
jours en dehors des frontières : Giuseppe Jubany, catholique originaire de Shkodër
(Raccolta di canti popolare e rapsodie di poemi albanesi, Trieste, 1871) et Thimi
Mitko, un orthodoxe natif de Korçë (Alvaniki melissa – L'abeille albanaise,
Alexandrie d'Égypte, 1878).
C'est avec les bouleversements provoqués par la guerre russo-turque de 1876-
77 et les décisions du Congrès de Berlin en 1878 que débuta la troisième et plus
importante phase du développement des imprimés albanais. Les éventuelles ces-
sions aux pays voisins (Monténégro, Grèce), de territoires peuplés d'Albanais, pro-
voquèrent des réactions sous diverses formes. Les plus connues furent les formations
de ligues militaires régionales, dont la plus célèbre fut la Ligue de Prizren. Une
autre réaction, venant davantage des milieux intellectuels, fut l'affirmation de la
volonté de valoriser la langue albanaise, en particulier par la publication de livres
et de périodiques et la création d'écoles. Par là, le but était double. Il s'agissait
de faire passer l'idée de l'existence d'une nation albanaise tant auprès des Turcs,
des Grecs, des Bulgares et des Européens, qu'auprès des Albanais eux-mêmes, car
« sans langue, pas de nation ». Mais il s'agissait aussi d'élever le niveau culturel
des Albanais en leur offrant, dans leur langue maternelle, un accès plus facile à
la connaissance au sens large – c'est-à-dire pas uniquement à la doctrine et aux
textes religieux.
La part des livres pieux n'en resta pas moins importante, en particulier chez
les Guègues catholiques, pour lesquelles les jésuites et les franciscains s'attachè-
rent dorénavant à diffuser une littérature d'édification – donc destinée à un
public plus large. Une trentaine de titres furent publiés à Rome ou à Shkodër :
vies de saints, règlements de congrégations, doctrine chrétienne, etc. En ce qui
concerne les orthodoxes, le patriarcat et le haut clergé étant farouchement oppo-
sés à l'usage de la langue albanaise, seules les traductions de Kristoforidhi édi-
tées par la Société biblique protestante étaient à leur disposition. Une quinzaine

6. Leur tirage devait être d'ailleurs assez faible. Par exemple, un recueil de poésies édité par
Demetrio Camarda fut imprimé à Livourne, en 1870, en 250 exemplaires (E. Legrand, 1912,
n° 302, 109).
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de nouveaux volumes de textes tirés du Nouveau et de l'Ancien Testaments,


parmi lesquels plusieurs rééditions, furent publiés à Istanbul en 1878-80, 1884
et 1886, avec toujours plus de difficultés pour obtenir les autorisations néces-
saires de la part des autorités ottomanes. Par la suite seulement trois autres livres
de la Bible Society purent voir le jour : deux à Bucarest en 1889 (en caractères
latins) et un à Istanbul en 1895 (en caractères grecs). De son côté, un pope de
la région de Florina en Macédoine grecque, Papa Kristo Harallambi Negovani,
commença à éditer plusieurs ouvrages dont une Histoire de l'Ancien Testament
(Bucarest, 1899), une Histoire de la Bible (Sofia, 1903) et les Actes des Saints Apôtres
(Sofia, 1906), mais son œuvre fut arrêtée à la suite de son assassinat par une bande
(çeta) grecque en 1905.
L'une des nouveautés de la période fut l'apparition de quelques livres religieux
musulmans imprimés. La littérature manuscrite dite aljamiado, c'est-à-dire en
albanais et en caractères arabes, semble remonter au XVIIIe siècle (H. Kale‡i, 1966-
67), mais ce n'est qu'à partir de 1878 que furent imprimés les premiers textes
de ce genre : deux traductions de mevlud (l'une en 1878, pour les musulmans
du Monténégro et du nord de l'Albanie actuelle, et l'autre dans les années 1880
pour ceux du Kosovo). Plus tard, deux pièces de cette littérature aljamiado
furent retranscrites en caractères latins et imprimées à Bucarest (Muhamed
Çami, Erveheja, 1888 ; Tahir Efendi Gjakovë, Emni Vehbije, 1907). Le plus
notable est cependant la parution d'un ilmihal, catéchisme musulman, en alba-
nais et en caractères latins, de la plume d'un ©alîm de Dibra (Hodja Voka [Said
Najdeni], Ferëfenjëseja e myslimanëvet, Sofia, 1900), ainsi que celle de deux
ouvrages d'inspiration bektachie, écrits par Naim Frashëri, frère aîné de ¥emsed-
din Sami (Fletore e Bektashinjet – Le petit livre des Bektachis, Bucarest, 1896 ;
Qerbelaja – Kerbela, Bucarest, 1898). Avec ces deux derniers écrits, un pont était
fait entre le religieux et le profane, ou plus exactement entre le religieux et le "natio-
nal" dans la mesure où l'auteur y mêlait des injonctions aux lecteurs d'œuvrer
pour leur patrie et leur nation.
Car le fait le plus saillant de cette nouvelle phase est précisément le dévelop-
pement d'une littérature profane et "nationale", qui avait été initiée par les Italo-
albanais au cours de la période précédente. Dorénavant, les auteurs (ou traduc-
teurs) de livres et les éditeurs de périodiques étaient le plus souvent des Albanais
vivant ou ayant vécu dans l'Empire ottoman : des Tosques orthodoxes et musul-
mans bektachis (Naim, Sami et Midhat Frashëri, Faik Konica, Shahin Kolonja,
Mihal Grameno, Visar Dodani, Nikolla Naço, Anton Cako Çajupi, Papa Kristo
Harallambi, Asdren, et d'autres), et plus rarement des Guègues orthodoxes et
catholiques (Konstantin Kristoforidhi, Don Ndoc Nikaj, Don Gjergj Fishta,
Don Ndre Mjedja, etc.).
L'apprentissage de la lecture était naturellement prioritaire et les abécédaires,
livres de lectures et grammaires se multiplièrent, de même que les manuels sco-
laires en albanais (histoire, géographie, calcul, etc.). Dans ce domaine, il y eut
deux productions parallèles : l'une pour les Tosques, l'autre pour les Guègues.
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La première fut initiée par la Société pour l'impression d'écrits albanais, créée à
Istanbul en 1879,7 qui édita un abécédaire (Istanbul, 1879),8 puis toute une série
de manuels imprimés à Bucarest à partir de 1886, pour l'école albanaise qu'elle
avait réussi à faire ouvrir l'année suivante – non sans mal – à Korçë (au sud-est
de l'Albanie actuelle). D'autre part, à partir de 1897, plusieurs séries de manuels
furent éditées à Vienne pour les écoles catholiques sous protectorat autrichien9,
et en Italie ou à Shkodër pour les écoles italiennes créées à cette époque. En Grèce,
un Albanais nommé Anastas Kullurioti publia lui aussi, en 1882, un abécédaire
et un livre de lecture ; tandis qu'en Italie, un abécédaire fut édité en 1896, à la
suite de la tenue d'un congrès national en 1895.
À côté de ces livres didactiques, destinés autant aux enfants qu'aux adultes,
d'autres types d'imprimés vinrent petit à petit grossir les étagères de la "biblio-
thèque albanaise" : des recueils de poésies, des livres d'histoire, deux pièces de
théâtre, des traductions d'ouvrages occidentaux, et des périodiques (annuaires,
revues et journaux), surtout à partir de 1896-97, époque de l'insurrection cré-
toise, et de la guerre gréco-turque. Cette crise, qui rendit encore plus incertain
le devenir de l'Empire ottoman en Europe, entraîna une sensible politisation du
mouvement littéraire, comme en témoigne l'accélération du développement de
la presse albanaise, dont les "ancêtres" avait été L'albanese d'Italia de G. de Rada
(Napoli, 1848) et le Pelasgos d'A. Byku (Lamia - Grèce, 1860-61). Tandis qu'entre
1878 et 1896, sur une période de presque vingt ans, onze titres avaient vu le jour,
quarante-six périodiques furent lancés entre 1897 et 1908, durant les douze
années qui précédèrent le rétablissement du régime constitutionnel. Dans les livres
aussi l'affirmation nationale était de plus en plus marquée. C'est ainsi que paru-
rent la traduction du Guillaume Tell de Lamartine (Sofia, 1898), relatant l'his-
toire du héros légendaire de l'indépendance suisse, mais surtout l'Histoire de
Skanderbeg de Naim Frashëri (Bucarest, 1898), et le manifeste à caractère très poli-
tique de Sami Frashëri L'Albanie ce qu'elle a été, ce qu'elle est et ce qu'elle sera (Buca-
rest, 1899, publié à l'époque de façon anonyme)10. Même dans un abécédaire
comme celui que Faik Konica publia à Bruxelles en 1899, le développement des
sentiments patriotiques chez le lecteur était un objectif aussi important que

7. En albanais, la Société s'appelait Shoqëri e të shtypuri shkronja shqip, mais en turc elle portait
le nom de Cemiyet-i ilmiyye-i arnavudiyye (Société savante albanaise). Ses statuts furent publiés
en albanais sous forme d'une brochure (Kanonizmë e Shoqërisë të shtypuri shkronja shqip,
Istanbul, 1879) et en turc dans la revue Mecmua-i ulûm (1er muharrem 1297, n° 3, 217).
8. Un premier abécédaire avait été publié à Istanbul en 1878, en français : L'alphabet latin appli-
qué à la langue albanaise, Constantinople, Imprimerie du Courrier d'Orient.
9. Auparavant, c'est l'italien qui était la langue d'enseignement dans ces écoles.
10. Des historiens turcs ont mis en doute la paternité de Sami Frashëri, à cause de la teneur
"anti-turque" de l'ouvrage. Rappelons cependant que Sami Frashëri fut assigné à résidence à par-
tir de 1899, date de la parution du livre, jusqu'à sa mort survenue en 1904 (Agâh Sirri Levend,
¥emsettin Sami, Ankara, 1969).
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celui de l'apprentissage de la lecture, comme en témoigne le chapitre intitulé "Caté-


chisme des devoirs du patriote".
L'appellation "catéchisme" est l'indication d'une certaine "sacralisation" de
la lecture et du livre, même profane, par les Albanais de cette époque encore peu
nombreux, qui commençaient à y porter un intérêt. Déjà, l'abécédaire de Naum
Veqilhardji avait été considéré, par les habitants de Korçë qui apprirent à lire et
à écrire avec lui, comme une « source miraculeuse » (S. Pollo, 1986, 121). Cer-
tains portaient les abécédaires contre leur poitrine, comme il était de coutume
de le faire pour le Livre saint. On considérait l'endroit de la maison où se trou-
vait l'abécédaire comme « un endroit béni de Dieu ». Certains allaient jusqu'à
dire que l'abécédaire était à la fois « les Évangiles et le Coran de l'albanisme ».
D'autres tenaient Naim Bey Frashëri, auteur de nombreux ouvrages, pour un « pro-
phète albanais » (P. Pepo, 1962, 67, 68-69, 71, 180).
En tout, ce furent environ deux cents livres et brochures, religieux ou profanes,
et un peu moins de soixante périodiques (représentant environ 1 400 numéros)
qui virent le jour durant les quarante années qui précédèrent la révolution jeune-
turque. Pour diverses raisons ce développement se fit essentiellement en dehors
de l'Empire ottoman et, en grande partie, grâce à l'aide, voire aux stimuli de divers
institutions ou gouvernements étrangers.

Rôle des colonies et aides étrangères


Alors que l'éveil littéraire avait fini par prendre forme aussi au cœur de l'Em-
pire, avec la création à Istanbul de la Société pour l'impression de livres albanais en
1879, et l'édition d'un abécédaire conçu dans un nouvel alphabet à base latine,
les autorités ottomanes furent rapidement amenées à freiner ce mouvement, puis
à s'y opposer. Hormis les publications de la Bible Society – parmi lesquelles une
grammaire de K. Kristoforidhi (1882, en grec) –, et les deux mevlud en albanais
et en caractères arabes, seule une revue éducative en alphabet latin, intitulée Drita
(La lumière) puis Dituria (La connaissance) put paraître à Istanbul, en 1884-8511.
L'unique centre situé à l'intérieur des frontières de l'Empire, où des textes alba-
nais pouvaient être imprimés, était Shkodër, la ville du nord albanais. Depuis les
années 1870 les jésuites y avaient installé une imprimerie, où ils publiaient des
diplômes, des lettres pastorales, des livres de prières, dictionnaires, grammaires et
manuels scolaires pour les écoles catholiques (en tout environ 25 livres et brochures
parus entre 1876 et 1908), ainsi qu'un périodique mensuel (à partir de 1891) :
Le messager du Sacré-Cœur de Jésus, organe de la congrégation du même nom. Cette
imprimerie n'était en réalité que tolérée par les autorités ottomanes et, vers 1898,
elle n'avait toujours pas d'existence légale. Elle ne put donc se développer.

11. En 1901, un groupe de jeunes albanais avaient installé clandestinement dans une cave d'une
maison d'Istanbul une petite imprimerie, où ils avaient imprimé au moins un formulaire de
souscription pour un livre albanais. Mais ils furent dénoncés et arrêtés.
234 / Nathalie Clayer

Étant donné l'opposition de plus en plus marquée à l'éveil littéraire et natio-


nal albanais, tant de la part des autorités ottomanes (pour les musulmans) que du
patriarcat (pour les orthodoxes), la majeure partie de la production vit le jour en
dehors des frontières de l'Empire. En Italie, l'exemple que G. de Rada continua
à montrer jusqu'à la fin du XIXe siècle fut suivi par de nombreux autres poètes,
linguistes et publicistes, mais toujours avec une certaine spécificité arbëresh. En
Grèce, les Arvanites, à l'instar de Kullurioti, eurent beaucoup de mal à faire
entendre librement leur voix après 1882 et le mouvement littéraire resta larvé12.
Pour leurs frères de l'Empire ottoman, ce sont donc les Albanais – en majorité des
Tosques orthodoxes et (dans une moindre mesure) musulmans – des nouvelles
colonies formées par l'émigration économique à caractères temporaires (kurbet
en albanais, gurbet en turc) ou par l'émigration politique, qui furent désormais
les stimulateurs du mouvement aux côtés de quelques intellectuels restés dans l'Em-
pire. Évoluant dans un milieu plus libre, souvent plus éveillés politiquement et
dans une meilleure situation économique, ils purent collecter parmi eux (ou
auprès de certains gouvernements) des fonds pour la publication de livres et de
périodiques, imprimer des ouvrages et les diffuser dans l'Empire grâce à leurs
contacts permanents avec la mère patrie. Dès 1884, la Société pour l'impression de
livres albanais d'Istanbul se tourna vers les colonies de Roumanie et d'Égypte
pour financer et réaliser la publication des premiers manuels scolaires conçus par
ses membres (Naim Frashëri, Sami Frashëri et Jani Vreto). Ainsi fut fondée à
Bucarest la Société Drita (La lumière), renommée en 1887 Dituria (La connais-
sance), qui acquit une imprimerie et édita de 1886 à 1907 une quarantaine de
livres. À partir de 1897, Sofia, la capitale bulgare, devint elle aussi un centre de
première importance pour le mouvement littéraire albanais. Une imprimerie y fut
créée par Kristo Luarasi et Kosta Jani Trebicka, grâce à des caractères rapportés
de Bucarest. Plus tard, en 1902, une machine put être achetée grâce à Aladro Kas-
triota, un diplomate espagnol se présentant comme descendant de Skanderbeg et
prétendant à l'éventuel trône d'Albanie. Une quarantaine de volumes, ainsi que
plusieurs périodiques, y virent le jour. À Bruxelles, Faik Konica, un jeune Alba-
nais qui avait étudié au lycée Galatasaray à Istanbul, puis en France, édita lui aussi
plusieurs ouvrages (un abécédaire, une Histoire de la Turquie et une Histoire de l'Al-
banie de Don Ndoc Nikaj, deux petites brochures et deux numéros d'un annuaire).
D'autres livres ou périodiques en albanais furent édités, de façon plus ponctuelle,
en Égypte, en Amérique, dans l'Empire austro-hongrois et en Serbie.
Une partie substantielle des livres imprimés en albanais le furent non seulement
grâce aux Albanais de la diaspora, mais aussi grâce à l'aide de "mains étrangères",
parfois même à leur instigation. On a vu, par exemple, le rôle qu'ont joué plu-
sieurs institutions religieuses, comme la Congrégation De Propaganda Fide dès la
première phase du développement du livre albanais, puis la Compagnie de Jésus,
dont les missionnaires, la plupart non albanais, introduisirent l'imprimerie à

12. Kullurioti lui-même mourut en prison, à Athènes, en 1887.


Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 235

Shkodër. À l'un des leurs, le Père Jack Jungg, on doit une grammaire, un dictionnaire
et plusieurs traductions d'ouvrages religieux en albanais. Enfin, dans les années
1890, une association de bienfaisance fondée sous leur égide créa également une
petite bibliothèque de prêt dans les murs du collège tenu par les pères jésuites. Le
but non avoué de cette entreprise était avant tout « d'endiguer le flot des livres
dangereux et mauvais [c'est-à-dire anticléricaux] en provenance d'Italie ». L'ac-
tion de ces institutions en faveur de la langue albanaise, pour lesquelles, au demeu-
rant, l'italien restait la langue principale, eut d'ailleurs des effets limités, puisqu'elle
ne sortit pas du champ religieux, et qu'elle ne toucha presque exclusivement que
les milieux catholiques du nord albanais, de Kosovo et de Macédoine.
Il faut ici revenir sur le rôle, assurément beaucoup plus décisif, des mission-
naires protestants de la British and Foreign Bible Society de Londres, ainsi que de
l'American Board. Ce sont les missionnaires anglais auxquels revient le mérite
d'avoir cherché à diffuser plus largement des imprimés en albanais, et qui plus
est dans les deux dialectes, guègue et tosque. Ils recherchèrent des traducteurs,
financèrent les traductions, les travaux d'édition et d'impression, et s'occupèrent
de la diffusion par l'intermédiaire d'un réseau de dépôts et de missionnaires-col-
porteurs. Ils acceptèrent même de distribuer, en même temps que les livres
saints, les abécédaires conçus par Konstantin Kristoforidhi. En fait, les publica-
tions de la Bible Society déclenchèrent dès 1866 un vif intérêt (y compris chez
les musulmans), voire même une sorte de crise. Le gouvernement turc qui s'oc-
cupait alors de réformes dans le domaine de l'éducation, se vit contraint de
réunir une commission pour la question de l'Albanie, dont fit partie Kristofo-
ridhi (Xh. Lloshi, 1974, 143-144, 145). Si la société biblique publia de moins
en moins de livres dans les années 1890-1900, c'est faute de ne pouvoir obte-
nir les autorisations nécessaires auprès des autorités turques, malgré l'interven-
tion de l'ambassade britannique. Mais l'action des missionnaires protestants
n'en resta pas moins intense dans la diffusion du livre albanais et de la lecture
de cet idiome. À partir des années 1880, les missionnaires de l'American Board,
notamment des missionnaires d'origine albanaise, aux premiers rangs desquels
les membres de la famille Qiriazi, déployèrent une activité dans ce sens. Ils col-
laborèrent à l'édition de deux nouveaux ouvrages à Bucarest en 1889. Ils tinrent
une librairie à Monastir/Bitola, où Gjergj D. Qiriazi vendait les livres de la Bible
Society, mais aussi d'autres livres en albanais, afin de fournir les écoles officielles
(ou secrètes) de Korçë, ainsi que les autodidactes. Car ils avaient ouvert dans cette
ville, en 1891, une école albanaise pour filles qui venait compléter l'action de l'école
de garçons fondée quatre ans plus tôt par les patriotes albanais.
En dehors de ces institutions religieuses catholiques et protestantes, des gou-
vernements qui avaient intérêt à voir un éveil national albanais ou qui voulurent
l'influencer, ont eu une part active dans le développement de la littérature alba-
naise. Celui de l'Autriche-Hongrie fut le plus dynamique en la matière, et contri-
bua non seulement au financement et à la diffusion d'imprimés en albanais, mais
aussi, dans certains cas, à leur conception et à leur fabrication. À partir de 1896-
236 / Nathalie Clayer

97, la fragilisation de plus en plus grande de l'Empire ottoman en Europe la


conduisit à stimuler un sentiment national chez les Albanais, afin de pouvoir
contrer, le moment venu, les avancées slaves. Pour cela, elle décida d'utiliser
plus efficacement le protectorat du culte catholique dont elle jouissait, et d'in-
tervenir également par d'autres moyens. Ayant ainsi introduit l'albanais dans les
écoles catholiques subventionnées par elle, la double monarchie fit imprimer plu-
sieurs séries de manuels, dont certains furent élaborés selon les modèles de livres
déjà en usage sur son territoire. Le premier, un livre de lecture, fut mis en forme
par L. Thallóczy aidé de l'Albanais Zef Curani, à partir du manuel du francis-
cain Lovro Miha÷ević, conçu pour les écoles de Bosnie-Herzégovine. Il fut
imprimé à Vienne, sans en porter l'indication. Pour les manuels suivants, dont
il y eut deux séries (livres de lecture, catéchisme, histoire biblique, grammaire,
arithmétique, géographie, cahiers de calligraphie) dans des alphabets différents
– Bashkimi et Agimi –, les autorités autrichiennes fournirent certains modèles
(en italien), les traductions/adaptations furent faites par des prêtres albanais, et
les impressions effectuées à Vienne.
Ce sont aussi les fonctionnaires austro-hongrois qui furent à l'origine du pre-
mier livre sur l'histoire de l'Albanie. Ce livre intitulé Les événements d'Albanie (T'n-
nollunat e shqypniis) et soi-disant édité à Alexandrie par « un guègue qui aime
son pays », fut en réalité rédigé par L. Thallóczy, traduit en albanais par Z. Curani
et imprimé à Vienne. Entre les lignes, Thallóczy y développait, selon ses propres
dires, l'idée que les Albanais avait toujours eu une « individualité nationale »13.
Toujours avec le souci de contrôler le mouvement littéraire, le consul autrichien
Theodor Ippen poussa le prêtre Don Ndoc Nikaj à traduire de l'italien en alba-
nais une histoire de la Turquie Historia é Turkiis, dont il corrigea lui-même le
manuscrit. En 1900-1901, Ippen alla jusqu'à préparer lui-même des brochures
en albanais sur l'agriculture et des questions similaires, afin « d'éveiller la popu-
lation sur la nécessité de fréquenter les écoles et de l'habituer à la lecture ». En
outre, le gouvernement austro-hongrois finança la publication de plusieurs autres
livres, comme une Chrestomathie de G. Qiriazi, les traductions en turc et en grec
de l'ouvrage de Sami Frashëri L'Albanie, ce qu'elle a été, ce qu'elle est et ce qu'elle
sera, ou un recueil de poésies de Gjergj Fishta, édité à Sarajevo en 1907.
Dans le domaine beaucoup plus politique de la presse, l'Autriche-Hongrie ne
manqua pas d'apporter également son soutien. Après l'avortement d'un projet
de publication d'un périodique en 1897 à Borgo Erizzo, petite colonie de Dal-
matie, imaginé par L. Thallóczy et Th. Ippen, elle préféra se servir de la revue
Albania que Faik Konica avait commencé à publier à Bruxelles. Outre une sub-
vention, elle lui fournit (au moins dans les premières années) des articles écrits

13. Dans les premières années qui suivirent la crise crétoise de 1896, l'Autriche-Hongrie mena
une politique religieuse et culturelle qui s'inspirait, sur certains plans, de la politique qu'elle avait
appliquée en Bosnie-Herzégovine. Thallóczy avait d'ailleurs été l'un des fidèles exécutants de la
politique de Kallay dans cette province (Tomislav Kralja÷ić, 1987).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 237

par des ecclésiastiques de Shkodër. La double monarchie finança également le


plus important des journaux albanais de l'époque, la Drita que Shahin Kolonja
édita à Sofia à partir de 1901. À travers ce périodique, c'est aussi l'imprimerie
albanaise de K. Luarasi qui était soutenue financièrement. On peut encore citer
parmi les périodiques financés par l'Autriche-Hongrie la revue Toska de Milo Duçi,
paraissant en Égypte, et sa consœur L'Albanie de Dervish Hima, éditée à Genève
puis à Bruxelles, ainsi que le journal Kombi publié aux États-Unis par Sotir Peci
à partir de 1906, et l'annuaire de la Société Dija des Albanais de Vienne.
Si aucun des autres gouvernements n'eut une activité comparable, plusieurs
d'entre eux essayèrent aussi d'influer sur l'éveil littéraire albanais. L'Italie fut dans
ce domaine, comme dans d'autres, la principale rivale de la double monarchie.
Pour cela, elle utilisa naturellement l'existence sur son sol de la forte colonie
italo-albanaise, tout en essayant d'attirer à elle d'autres Albanais. Si le gouverne-
ment italien aida à la publication de certains livres et journaux, il ne contribua
pas toujours à stimuler le développement littéraire albanais, puisque beaucoup
d'entre eux le furent en italien, à l'instar du principal journal italo-albanais parais-
sant à partir de 1897, La nazione albanese d'Anselmo Lorecchio. De même, dans
les écoles subventionnées par l'Italie dans les territoires ottomans, l'italien resta
la langue d'enseignement. L'albanais n'y fut introduit qu'en 1905, date à partir
de laquelle une série de manuels (abécédaire, livres de lecture, catéchisme), un dic-
tionnaire et un annuaire de la Société Bashkimi de Shkodër furent édités à Naples,
probablement grâce à un soutien financier du gouvernement italien.
En ce qui concerne la Grèce, qui possédait elle aussi une forte minorité alba-
nophone, elle avait d'abord combattu le mouvement littéraire qui s'était amorcé
à Athènes en 1878. Mais au tournant des XIXe et XXe siècles, voyant que les
revendications littéraires des Tosques prenaient toujours plus d'ampleur, le gou-
vernement grec changea de politique et subventionna lui-même quelques publi-
cations. Le journal Astir/Yll (L'étoile), en grec et en albanais (alphabet grec), fut
ainsi lancé en 1901, et le dictionnaire de K. Kristoforidhi fut édité à Athènes en
1904 (également en caractères grecs). D'autres pays balkaniques essayèrent, de
la même façon, d'utiliser l'éveil national albanais dans l'intérêt de leur propre pro-
pagande. La Roumanie se servit de certains membres de la colonie albanaise
locale dans le cadre d'un rapprochement entre le mouvement albanais et le mou-
vement aroumain qu'elle soutenait. Plusieurs journaux albanais ayant paru à
Bucarest furent aidés par les autorités roumaines, et c'est vraisemblablement
dans cette optique albano-aroumaine que furent publiés en 1887 un abécédaire
et un livre de lecture d'un certain Jovani Risto Lazit Terovo. Quant à la Serbie,
elle fit publier en 1900-1901 un journal en turc, en serbo-croate et en albanais
(caractères cyrilliques), intitulé Bratimstvo-Vllaznija (La fraternité), et plusieurs
projets de publications de livres en albanais et en caractères cyrilliques furent éla-
borés, sans suite semble-t-il.
Les imprimés albanais ainsi produits en majorité hors de l'Empire ottoman,
avec ou sans l'aide d'institutions religieuses ou de gouvernements étrangers,
238 / Nathalie Clayer

furent diffusés parmi les Albanais de la diaspora, mais aussi parmi ceux vivant
dans les territoires ottomans. Je laisserai ici de côté les premiers, pour m'intéresser
à la diffusion des livres et périodiques et à la pratique de la lecture de l'albanais
dans l'Empire.

Diffusion dans l'Empire ottoman – canaux et quantité


Comme on l'a vu, jusqu'en 1878, les seuls livres albanais qui connurent une dif-
fusion notable en dehors de cercles très restreints formés par quelques clercs et intel-
lectuels de villes comme Istanbul, Shkodër ou Yanina, furent les livres de la Bible
Society, et cela grâce au travail des missionnaires-colporteurs. Les premières éditions
de Corfou (1824, et 1827 [650 exemplaires]) n'eurent encore qu'un succès limité
dans le contexte agité de la guerre d'indépendance de la Grèce. Quant à la réédi-
tion d'Athènes (1858), elle ne fut épuisée qu'en 1877. Avec la parution des nou-
velles traductions de la Société à partir de 1866, les ventes commencèrent à être
relativement importantes, compte tenu du niveau d'analphabétisme d'un côté et
de l'opposition incessante du patriarcat et du haut clergé orthodoxe de l'autre. En
1867 et 1868, 400 à 500 livres furent vendus dans les territoires albanais chaque
année. Lors de deux voyages en Albanie centrale, en 1869 et 1870, Konstantin Kris-
toforidhi écoula 333 livres en cinq mois, puis 211 autres en trois mois. En 1872,
la Société biblique procéda même à la réédition de plusieurs titres (en 2 ou 3 000
exemplaires chacun), à cause de la destruction d'une partie du stock lors du grand
incendie de Péra à Istanbul (1870) et de la vente du reste. Malgré l'hostilité du patriar-
cat, il semble que les lecteurs aient été en majorité des orthodoxes d'Istanbul et des
régions centrales et méridionales albanaises, quelques musulmans de ces mêmes zones,
beaucoup plus rarement des catholiques du nord.
Au cours de la troisième phase du mouvement littéraire albanais, donc entre
1878 et 1908, la divergence entre le nord (Shkodër et Vilayet de Kosovo) et le
reste des territoires habités par les Albanais subsista. Dans le nord, la plupart des
livres produits à Shkodër, en Autriche ou en Italie, pour les catholiques, étaient
diffusés dans les églises ou dans les écoles par le clergé (qui les avait obtenus le
cas échéant par le biais des consulats autrichiens ou des consulats italiens).
Les canaux de diffusion des livres et périodiques publiés en Roumanie, en Bul-
garie, en Égypte, en Europe occidentale ou en Amérique, et distribués avant tout
à Istanbul et en Albanie méridionale et centrale, étaient en revanche multiples.
Les imprimés pouvaient être envoyés dans l'Empire par les postes, ottomane ou
étrangères. Avec l'accroissement de la censure, la poste ottomane fut cependant
de moins en moins utilisée, au profit de ses concurrentes, en particulier autri-
chienne et italienne. Les envois étaient souvent adressés à leurs destinataires
sous des pseudonymes. Outre les postes, les consulats des grandes puissances jouè-
rent eux aussi un rôle de plus en plus grand dans la diffusion des livres et pério-
diques albanais importés de l'étranger. Les consuls autrichiens et italiens, mais
aussi anglais et français, transmettaient les envois à leurs destinataires, directe-
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 239

ment ou par l'intermédiaire d'hommes de confiance, en particulier par leur


kavas qui étaient eux-mêmes albanais. En ce qui concerne les agents consulaires
de l'Autriche-Hongrie et de l'Italie en poste à Salonique, Monastir/Bitola, Yanina,
Vlorë, Durrës, Shkodër, Skopje ou Prizren, ils distribuaient également de leur
propre chef certaines quantités de livres ou de journaux de diverses provenances.
Une autre partie des écrits albanais arrivaient en territoire ottoman par l'inter-
médiaire des marchands ou des caravaniers (kirac¬). Ces derniers faisaient la
route Korçë - Monastir - Sofia - Bucarest (cf. carte) en 14 jours ; au retour ils rap-
portaient, cachés au milieu des marchandises, dans les sacs de fourrage ou à
l'intérieur même des bâts (décousus, puis recousus), des lettres, des livres et des

Les vilayets ottomans en 1908 (d’après G.H. Gawrych, Ottoman administration and the Albanians,
1908-1913, Ph. D., Univ. of Michigan, 1980)
240 / Nathalie Clayer

périodiques en albanais. Les simples "travailleurs émigrés", les kurbetçi revenant


de Roumanie, de Bulgarie ou d'Amérique se chargeaient eux aussi d'imprimés
lorsqu'ils rentraient chez eux.
Une fois acheminés dans l'Empire, les livres étaient distribués dans les villes
ou les villages par les patriotes albanais. Ceux-ci formaient un réseau très infor-
mel, instable, lacunaire et disparate de quelques peu nombreux personnages de
statuts sociaux très divers : beys, religieux, instituteurs, officiers, fonctionnaires,
petits commerçants ou artisans. Informel, ce réseau l'était car il n'existait aucune
organisation, ni aucune centralisation des opérations. Il était aussi instable, car
ses membres d'un jour pouvaient disparaître le lendemain, soit parce qu'ils
avaient été emprisonnés, avaient pris le chemin de l'exil, ou parce qu'ils avaient
préféré d'eux-mêmes s'éloigner du mouvement. Enfin, il était lacunaire, car en
dehors d'Istanbul d'un côté, et de Monastir et de Korçë de l'autre, qui étaient
les deux grands relais de diffusion des livres albanais vers Ohrid, Dibra/Debar,
Mat, Tirana, Kolonja, Berat, etc., chaque agglomération comptait un nombre
très restreint de personnes actives, lorsqu'elle n'en était pas dépourvue.
Les imprimés, et notamment les abécédaires, étaient vendus (ou donnés)14 par-
fois sur les marchés. Plus fréquemment, ils étaient distribués directement aux vil-
lageois dans les campagnes (P. Pepo, 1962, 47-48, 76-77). Par exemple, durant
les années 1897-99, Kadri efendi, un fournisseur de l'armée qui, de par son
métier, pouvait se déplacer facilement, distribua des journaux de Bucarest dans
la région de Dibra, et dans un laps de temps d'un an et demi, environ trois
cents personnes y auraient appris à lire et à écrire. À partir de 1906, des membres
du comité albanais secret fondé à Monastir, ainsi que des bandes (çeta) formées
à cette époque contribuèrent à diffuser plus largement les imprimés dans certaines
régions (S. Pollo, 1986, 117-118). Dans la capitale ottomane, les livres circulaient,
grâce à certains patriotes comme Jani Vreto, dans les milieux des étudiants d'ori-
gine albanaise, essentiellement parmi ceux qui fréquentaient les nouvelles écoles,
et non les medrese (P. Pepo, 1962, 177, 181). Enfin, il faut rappeler le rôle que
jouèrent les missionnaires protestants dans la distribution des ouvrages publiés
par la Bible Society, mais aussi dans la diffusion d'autres livres en albanais qu'ils
vendaient dans la librairie tenue par la société à Monastir, ou qu'ils diffusaient
par l'intermédiaire des colporteurs. À Prizren, après avoir rencontré un mis-
sionnaire protestant, l'enseignant Bajo Topulli avait ainsi reçu un paquet de
livres que son interlocuteur lui avait fait parvenir par l'intermédiaire du consu-
lat anglais (P. Pepo, 1962, 177).
Il est extrêmement difficile d'avoir une idée exacte de la quantité des impri-
més diffusés sur le sol ottoman par ces différents canaux. Les tirages s'élevaient

14. Beaucoup de journaux et de livres étaient envoyés ou distribués gratuitement, après avoir été
achetés ou non par un distributeur intermédiaire. D'autres étaient vendus à leurs futurs lecteurs.
Les ouvrages de la Société biblique faisaient partie de ces derniers, mais les prix étaient à la dis-
crétion du colporteur qui l'adaptait à l'acheteur (A. Hetzer, 1985, 52).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 241

de 500 à 3 000 exemplaires : le plus souvent de 1 000 à 2 000 pour les ouvrages,
et de 500 à 1 000 pour les périodiques. Certains livres furent réédités, comme
l'abécédaire de Sami Frashëri, dont 2 000 exemplaires furent tirés en 1886, puis
3 000 en 1888, et dont deux autres éditions furent effectuées en 1899 à Sofia
et en 1900 à Bucarest. Le manifeste politique du même auteur L'Albanie, ce qu'elle
a été,… fut publié à deux reprises, en 1899 et en 1907, de même que Le petit
livre des Bektachis de Naim Frashëri, en 1896 et 1908. Cependant, seule une par-
tie des exemplaires parvenait dans l'Empire ottoman, puisque l'autre était acquise
par les membres des colonies albanaises de l'étranger. Pour deux périodiques
importants – la revue Albania que Faik Konica éditait à Bruxelles puis à Londres,
et le journal Drita que Shahin Kolonja publiait à Sofia –, nous savons que vers
1904, environ 30 % des exemplaires distribués l'étaient dans l'Empire. La même
proportion existait-elle pour les livres publiés hors des frontières ? Je n'ai pas
trouvé d'élément de réponse à ce sujet15. On peut citer ici uniquement quelques
chiffres concernant certaines quantités d'imprimés diffusés ici ou là, notam-
ment en ce qui concerne les livres de la Société biblique. En 1879, les ventes des
éditions en guègue s'éteignirent, alors que 539 livres furent vendus en tosque,
puis 600 autres en 1880. Une vingtaine d'années plus tard (en 1899 et 1900),
les ventes se stabilisaient autour de 1 000 ouvrages par an (toujours en tosque,
mais en caractères grecs ou en caractères latins) (A. Hetzer, 1985, 53)16. Le vice-
consul autrichien à Durrës écrivait que, durant son séjour à Tirana en été 1901,
un lot de livres était arrivé dans cette petite ville de 13 000 habitants : environ
500 abécédaires, ainsi qu'une série de publications de Naim Bey et d'autres
auteurs. En 1906, le comité secret de Monastir distribua à lui seul dans les ter-
ritoires albanais 864 livres, y compris des annuaires, et 1 405 journaux.
D'après les témoignages de l'époque les ouvrages les plus lus étaient les tra-
ductions de Kristoforidhi, et les livres de Sami et Naim Frashëri. Quant au
périodique le plus diffusé, il s'agissait sans conteste de la Drita que Shahin
Kolonja éditait à Sofia. Ces mêmes témoignages ont tendance à souligner le fait
que, dans certaines régions du sud de l'Albanie actuelle, la demande de livres et
de périodiques était supérieure au nombre d'exemplaires qui y parvenaient effec-
tivement. L'apprentissage de la lecture se faisait dans certains cas sur des bouts

15. Des estimations ont été faites par Armin Hetzer, à partir des listes des souscripteurs ayant
permis la fabrication de certains livres, listes dans lesquelles les Albanais des colonies représen-
tent environ 10 % du total. Mais il me semble que ces listes ne nous donnent pas toujours la
totalité des acquéreurs. En outre, les deux exemples développés (le recueil de chants et de contes
populaires édité par Thimi Mitko à Alexandrie en 1878, et la pièce de théâtre de Fan Noli
Israéliens et Palestiniens publiée aux États-Unis en 1907, représentent des cas particuliers par rap-
port aux ouvrages ayant vu le jour à Bucarest et à Sofia (A. Hetzer, 1985, 93-97).
16. Depuis le début de son activité jusqu'en 1901, la Société biblique aurait fait imprimer en
tout 54 000 livres (c'est-à-dire exemplaires) : 13 000 en guègue et en caractères latins ; 35 000
en tosque et en caractères grecs et 6 500 en tosque et en caractères latins (A. Hetzer, 1985, 53).
242 / Nathalie Clayer

de papier, car il n'y avait pas assez d'abécédaires17. Dans un village des environs
de Vlorë par exemple, le premier abécédaire était arrivé en juin 1908, un mois
avant le rétablissement de la constitution (P. Pepo, 1962, 63). Naturellement, les
imprimés circulaient de main en main. D'après Faik Konica, les deux exemplaires
de sa revue qui parvenaient à Leskovik, petite localité située au sud-ouest de
Monastir, auraient été lus par une cinquantaine de personnes. On sait que
parfois, même dans les écoles formelles ou informelles d'apprentissage de la
langue albanaise, les livres étaient copiés à la main, totalement ou en partie.

Lieux et pratiques de la lecture de l'albanais


Étant donné la nouveauté du développement de la littérature albanaise dans
l'Empire ottoman, la pratique de la lecture de livres et de périodiques dans cet
idiome passa nécessairement par un apprentissage ; apprentissage plus ou moins
rapide selon que les futurs lecteurs savaient déjà lire d'autres langues (grec, ita-
lien, turc, français), et selon leur connaissance de l'alphabet dans lequel ils appre-
naient l'albanais (grec, latin, plus rarement arabe) – je reviendrai sur la question
de l'alphabet. Faik Konica semblait insinuer en 1898 que certains adultes res-
taient dans cette phase d'apprentissage, lorsqu'il demandait à l'administration
autrichienne que les textes fournis par les Scutarins pour sa revue fussent plus
courts car, écrivait-il, « la plupart des Albanais qui sachent [sic ! ] lire ont appris
sur le tard, et il s'ensuit qu'ils lisent un peu en chantant et avec lenteur ».
Sans un vrai réseau d'écoles albanaises, l'initiation à la lecture et à l'écriture de
l'albanais se développa dans des lieux très divers et sous de multiples formes, tou-
jours plus clandestines, vu le caractère de plus en plus illégal de l'usage écrit de
cette langue dans l'Empire. Chez les catholiques albanais du nord, de Kosovo et
de Macédoine, on a vu que l'enseignement de l'albanais (et en albanais) avait été
introduit dans les écoles confessionnelles subventionnées par l'Autriche-Hon-
grie, en 1897. Les Italiens ne procédèrent à l'introduction de cet apprentissage qu'en
1905. Il faut souligner que les parents des jeunes Albanais catholiques préféraient
que leur progéniture apprît l'italien pour leur futur métier de commerçant.
Dans les écoles grecques que fréquentaient les orthodoxes et les écoles "turques"
(medrese ou écoles modernes) où étudiaient les musulmans, la langue albanaise ne
fut pas introduite officiellement avant 1908. Le patriarcat et le gouvernement grec
d'un côté, les autorités ottomanes de l'autre y étaient opposés. Néanmoins, parmi
la population orthodoxe, à partir des années 1880, la lecture de l'albanais se
répandit de façon sensible dans les régions d'Elbasan, de Korçë et de Gjirokastër.
Certains maîtres d'école enseignaient clandestinement la langue et traduisaient des
morceaux de livres d'église en albanais malgré l'opposition des autorités ortho-

17. Il existait des feuilles volantes, imprimées à Bucarest et distribuées probablement plus faci-
lement que des abécédaires, sur lesquelles l'alphabet d'Istanbul était présenté avec ses corres-
pondances en français, grec et turc, et accompagné de quelques exemples.
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 243

doxes (P. Pepo, 1962, 11-16, 48, 74-75, etc.). Ce n'est que plus tard après 1900,
et beaucoup plus rarement, que plusieurs enseignants osèrent faire quelques
heures de langue albanaise également dans les écoles turques, notamment dans
les environs de Korçë et de Vlorë (P. Pepo, 1962, 45-46, 62, 64).18
Le "terrain fertile" que représentait la région de Korçë, ainsi que la richesse des
Korçars vivant dans les colonies de Roumanie et d'Égypte poussèrent la Société
pour l'impression de livres albanais d'Istanbul, dont l'un des buts était aussi l'ou-
verture d'écoles albanaises, à fonder un établissement de ce type dans cette ville.
L'autorisation impériale ne fut obtenue qu'en 1887, date à partir de laquelle il y
eut donc une école de garçons où l'albanais était enseigné et où l'enseignement
se faisait en albanais. En 1891, une école de filles fut également ouverte à Korçë,
grâce aux missionnaires protestants. Et quelques autres écoles albanaises éphémères
ouvrirent leurs portes dans la région. Le mouvement resta néanmoins embryon-
naire, toujours du fait de l'opposition des autorités orthodoxes et musulmanes.
Le nombre d'élèves était limité ; la plupart étaient des fils de gens humbles ou de
membres de la diaspora qui ne craignaient pas les répressions; il n'y avait pas assez
de manuels importés de Bucarest ; enfin, l'école de garçons finit par être fermée
en 1902, à la suite de l'arrestation du maître; quant à l'école de filles, l'enseignement
de l'albanais y fut interdit en 1904, et les manuels albanais remplacés par des
manuels en grec et en anglais. Il ne faudrait pas minimiser pour autant le rayon-
nement de ces deux établissements, entre les années 1887 et 1904 environ, car
leurs enseignants déployaient une activité qui dépassait largement le cadre de la
salle de classe. Par exemple, dans la cour de l'école de garçons, des « hommes à
moustache », c'est-à-dire des adultes – serviteurs, contremaîtres, apprentis, gar-
diens – apprenaient aussi à lire auprès de l'un des instituteurs. De même, une ensei-
gnante de l'école des filles se rendait deux fois par semaine dans des familles, y
compris dans les familles des beys, où elle apprenait à des jeunes filles ou à des
femmes à lire et à écrire l'albanais (P. Pepo, 1962, 24-35). De jeunes élèves musul-
mans de l'idadiye, qui avaient été renvoyés pour avoir commencé à apprendre l'al-
banais, se rendaient quatre fois par semaine à l'école de filles, où les enseignants
leur donnaient des livres et où ils lisaient. Le dimanche, en particulier, ils venaient
écouter le matin les sermons et l'après-midi des exposés de culture générale, entre-
coupés d'une heure de lecture (P. Pepo, 1962, 190).
À Korçë, et a fortiori partout ailleurs (où il n'y eut aucune école albanaise),
l'enseignement de l'albanais fut donc amené à se développer de façon infor-
melle, voire clandestine. On ne peut mieux illustrer cet état de choses que par
une anecdote rapportée au consul autrichien à Monastir/Bitola par Gjergj Qiriazi,
missionnaire protestant qui tenait la librairie de la Société biblique :

18. Chez les musulmans (et probablement de la même façon chez les orthodoxes), l'idée qu'ap-
prendre à lire et à écrire la langue albanaise ne servait à rien pour les jeunes était aussi répandue :
« avec le grec, tu peux devenir secrétaire chez un commerçant, un sarraf, etc., avec le turc, tu
peux exercer toutes les charges de fonctionnaires de l'État, mais avec l'albanais tu ne peux rien
faire » (P. Pepo, 1962, 179).
244 / Nathalie Clayer

« En février 1900, pendant le mois de ramadan, était apparu dans son magasin un
vieux hodja qui avait fini par lui demander prudemment des livres en albanais; il obtint,
ce qui est permis, des Évangiles, psaumes, etc., et comme il demandait autre chose,
on lui donna finalement aussi un abécédaire, avec toutes les précautions – car il pou-
vait être un agent secret, comme cela arrive trop souvent maintenant. Le hodja
demanda encore si quelqu'un pouvait lui apprendre l'alphabet, et il fut heureux lors-
qu'il lui fut permis de revenir chaque jour et d'apprendre un peu avec le frère du pro-
priétaire du magasin. Avec une ferveur juvénile, il se mit au travail, tant et si bien
qu'après quelques leçons il put lire suffisamment bien l'albanais. Rapidement il se lia
aussi d'amitié avec les patriotes locaux et quitta Monastir avec un maigre petit paquet
de livres (à cause de la pénurie il est vrai), des livres en majorité religieux chrétiens.
Cet homme est le hodja Redjeb Çudi de Tetovo (Kalkandelen), et il est facile de devi-
ner avec quoi il va occuper maintenant de préférence les élèves de sa medrese »19.
De fait, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture se faisait dans des lieux les
plus divers : dans des tekke bektachis, auprès des baba de cette confrérie qui pri-
rent une part très active dans l'éveil national (N. Clayer, 1995), dans des bou-
tiques de bazars, dans des han ou chez des épiciers (bakkal) orthodoxes de vil-
lage (P. Pepo, 1962, 61, 67, 79-80), dans des maisons privées, dans les champs
et les étables (P. Pepo, 1962, 67), et même jusque dans les prisons de Monas-
tir/Bitola et de Yanina, comme en témoigne un rapport du consul en poste dans
cette dernière localité :
« Parmi les militaires, officiers et fonctionnaires albanais en poste dans la ville se
développe avec fièvre l'étude de l'écriture albanaise. Des journaux et autres publi-
cations en albanais y circulent.
L'enseignement dans les prisons locales tient une place particulière. Les nombreux pri-
sonniers albanais de toutes les parties du vilayet, qui – peut-être par manque d'un autre
travail – se lancent dans ce genre d'occupation, apprennent très souvent à lire et
même à écrire l'albanais durant leur détention. Leurs gardiens, presque tous également
des Albanais, non seulement ne font rien contre, mais même leur procurent les expé-
dients et parfois prennent part à la chose. Les maîtres ne manquent pas. Ce sont ceux
qui ont été condamnés pour activité nationaliste et qui, tout en purgeant leur peine,
continuent à exercer leur métier. Il pourrait paraître incroyable que dans les prisons
une telle propagande puisse être faite, si on ne connaissait l'état des prisons turques.
À la suite de l'affaire de 1905, plusieurs derviches bektachis de Gjirokastër furent
amenés à Yanina et internés durant une longue période pendant laquelle ils purent
insuffler à leurs compatriotes un sentiment national et leur apprendre à lire et à écrire
l'albanais » (Yanina, 21/1/1908).

19. Après la révolution jeune-turque, nommé mufti de Monastir, ce hodja s'illustra comme le
principal promoteur de l'utilisation de l'alphabet arabe pour la langue albanaise, de concert avec
le Comité Union et Progrès. Il publia à Istanbul, en 1910-1911, plusieurs ouvrages en albanais
et en caractères arabes (un abécédaire, un ilmihal et un ouvrage intitulé Mendime - Réflexions).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 245

En dehors du strict apprentissage, la lecture des livres et des périodiques albanais


se faisait également de plus en plus en privé et clandestinement. Dans les k¬raathane
des grandes villes comme Istanbul et Salonique, il est peu probable qu'elle ait été
pratiquée. En revanche, les séances de lecture en groupe ne devaient pas être rares
dans les lieux précédemment cités (tekke, boutiques, maisons privées de certains
patriotes). Par exemple, lorsqu'un certain Lluka Masoni20 de Korçë s'installa à
Berat, il prit l'habitude de rassembler chez lui des gens, afin de leur lire les livres saints
traduits par K. Kristoforidhi, ainsi que des vers tirés des ouvrages de Naim Frashëri
Les fleurs du printemps, Histoire de Skanderbeg, etc. (P. Pepo, 1962, 76-77). À Vlorë
et dans ses environs, en 1897, des réunions similaires avaient lieu :
« Par son intermédiaire [par l'intermédiaire du barbier Musa Ali Berberi] beaucoup
de gens ont fait venir des abécédaires et annuaires albanais, ainsi que d'autres livres
de Bucarest. Le nombre des jeunes gens qui savent écrire l'albanais se multiplie, même
si ce n'est pas autant qu'à Berat ou Argjyrokastro. À Kanina, pendant maintes soi-
rées d'hiver, les jeunes sachant lire doivent lire des livres albanais aux anciens qui sont
réunis dans l'une ou l'autre des maisons ; ils lisent aussi avec application des livres
en turc et en grec sur l'histoire de l'Albanie. Chez Musa Ali, dans les derniers temps,
se réunissaient presque chaque nuit quelques jeunes patriotes afin d'apprendre à lire
et à écrire l'albanais auprès d'un hodja albanais nommé Djafer efendi, qui est pré-
cepteur chez un riche aga de Valona. Malheureusement, à l'exception de Musa Ali,
les patriotes sont peu énergiques et très craintifs, et la peur les empêche de se sacri-
fier matériellement pour la cause. Ainsi le susdit Musa a récemment procédé à une
collecte pour l'achat de livres de Bucarest et il n'a rassemblé que 7 livres turques. »

Lecture et éveil national


À travers le développement de la langue, l'un des buts des intellectuels alba-
nais qui se trouvaient à la tête du mouvement littéraire (but au reste partagé par
les autorités austro-hongroises) était d'éveiller une conscience nationale chez les
Albanais. De fait, les livres furent de plus en plus à teneur patriotique, de même
que la pratique de la lecture fut toujours plus liée à l'inculcation d'une "idée natio-
nale"21. En 1908 cependant, l'objectif était loin d'être atteint. Le nombre d'Al-
banais lisant des livres et des journaux dans leur langue maternelle était certes

20. Ce personnage, un artisan originaire de Voskopojë près de Korçë avait été surnommé
Masoni ("le maçon" = "le franc-maçon") par le clergé orthodoxe qui avait jeté sur lui l'anathè-
me en raison de son activité en faveur de la langue albanaise.
21. Citons ici le texte qui accompagnait, en 1897, l'alphabet albanais diffusé sur des feuilles
volantes (cf. supra, note 17) : « Jadis l'Albanie était maîtresse. Aujourd'hui elle est pauvre. Bonté.
Bravoure. Nous devons être des gens bien. Aimons la patrie. Skanderbeg, Alexandre [Le grand],
Pyrrhus, Ali Pacha, Goleka, Hodo Ali, Botzari, Miauli, Riga étaient tous Albanais. Yanina,
Preveza, Kastoria, Monastir, Prilep, Üsküp, Shkodër, Durrës, Elbasan, Dibra, Prizren, etc. sont
[en] Albanie. Bravoure, cœur. Grandeur. Lumière. Civilisation. Amour. Union. Notre langue
très belle. Qui ne sait pas qu'il a été oublié ».
246 / Nathalie Clayer

beaucoup plus important que quarante ans auparavant, mais il était encore très
faible par rapport au nombre total des albanophones. Il y a pour cela plusieurs
raisons, d'ordre politique, social et culturel.
Tout d'abord, on l'a vu à maintes reprises, les autorités ottomanes, de concert
avec le patriarcat d'Istanbul, s'opposèrent toujours plus vigoureusement à par-
tir de 1878, et surtout après 1897, au développement d'une langue littéraire alba-
naise. Il s'agissait pour le gouvernement turc d'empêcher toute émancipation natio-
nale chez les Albanais dont la majorité étaient des musulmans qui représentaient
leur seul appui véritable pour le maintien de l'Empire en Europe. Il ne fut, par
exemple, jamais possible d'éditer le journal officiel du vilayet de Shkodër en
turc et en albanais, de la même façon que celui de Yanina était publié en turc et
en grec, ou celui du vilayet de Kosovo, en turc et en serbe. Même pour les catho-
liques, il devint impossible de posséder les périodiques interdits dans l'Empire
ou des livres jugés subversifs. La répression, qui touchait tant les distributeurs
que les lecteurs, freina sans aucun doute la diffusion des imprimés en albanais,
car le nombre de livres et de journaux en circulation resta réduit. Ceux-ci furent
de plus en plus cachés et beaucoup d'Albanais eurent peur d'en posséder. Mais
en prenant le "goût du fruit défendu", la lecture d'écrits en albanais n'en attira
pas moins les plus téméraires, en particulier les jeunes générations. Pour certains,
cet exercice ne restait cependant qu'une mode ou un jeu, sans qu'il n'eût de véri-
table lien avec la manifestation d'un sentiment patriotique profond.
Indépendamment des contraintes politiques, plusieurs éléments d'ordre social
et culturel contribuèrent à freiner la diffusion des livres albanais et à ralentir l'éveil
national : un taux d'analphabétisme élevé – plus ou moins selon les régions et
les groupes socio-religieux –, une diversité culturelle et linguistique, ainsi que des
particularismes – régionaux, religieux, sociaux ou tribaux – très prononcés ; des
disparités qui eurent pour conséquence une réceptivité à la propagande littéraire
et nationale très variable.
Chez les orthodoxes du sud et du centre de l'Albanie actuelle, le taux d'anal-
phabétisme était sans aucun doute beaucoup plus bas que chez leurs frères musul-
mans et catholiques, en raison de l'existence d'un réseau de plus en plus dense
d'écoles grecques que fréquentaient les enfants. Beaucoup y apprenaient à lire et
à écrire, mais, d'après Kristoforidhi, par cœur et de façon mécanique, de telle sorte
que leur connaissance de la langue grecque restait limitée. Seuls ceux qui étaient
envoyés par leurs parents poursuivre des études à Yanina, à Athènes ou à Corfou,
apprenaient convenablement le grec (Xh. Lloshi, 1973-74). Les Albanais ortho-
doxes se servaient de cette langue dans leur correspondance, leurs comptes et
chroniques. La diffusion des livres de la Société biblique, en dialecte tosque et en
caractères grecs adaptés, était donc théoriquement aisée parmi eux, de même
que, dans une moindre mesure, celle des livres imprimés dans l'alphabet d'Istanbul,
à base latine il est vrai, mais comportant certains signes se rapprochant des carac-
tères grecs. L'ampleur du phénomène d'émigration, notamment dans la région
de Korçë, augmenta aussi la réceptivité de ce groupe vis-à-vis de la propagande
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 247

linguistique. Les seuls véritables obstacles à l'éveil littéraire chez les Albanais
orthodoxes résidaient dans le processus de grécisation en cours, ainsi que dans la
politique intransigeante du patriarcat et de la Grèce (au moins dans les premiers
temps pour cette dernière). Le patriarcat alla jusqu'à faire lire des encycliques dans
toutes les églises contre les livres en albanais. L'effort de diffusion des imprimés
par les patriotes orthodoxes prit donc de plus en plus la forme d'une réaction à
cette propagande gréco-orthodoxe, ainsi qu'en témoigne la pièce de Mihal Gra-
meno, La malédiction de la langue albanaise, éditée à Bucarest en 1905.
Les Tosques musulmans se trouvaient eux aussi englobés, dans une large mesure,
à l'intérieur de la zone d'influence de la culture grecque, tout en possédant égale-
ment une culture turco-islamique. Nombreux étaient ceux qui parlaient le grec.
Beaucoup l'écrivaient. On peut citer plusieurs noms d'intellectuels ou d'hommes
d'État ottomans, d'origine tosque musulmane, qui firent même leurs études au
célèbre lycée grec de Yanina, le lycée Zosimea, comme Ismail Kemal Bey Vlora, Naim
et Sami Frashëri, Abidin Pacha Dino. Une partie de la littérature musulmane
manuscrite fut rédigée en albanais et en caractères grecs. On comprend donc qu'il
y ait eu un terrain d'entente entre les patriotes musulmans du sud, tels les frères
Frashëri, leur neveu Midhat Frashëri ou Shahin Kolonja et leurs frères orthodoxes,
avec lesquels ils éditèrent des livres et des journaux à l'étranger. Mais seule la com-
munauté de culture ne suffit pas à comprendre l'attitude réceptive des musul-
mans du sud albanais à l'éveil littéraire et national. Le fait qu'une part de plus en
plus importante d'entre eux se lia à la confrérie mystique des Bektachis joua aussi
un rôle essentiel. De fait, les baba et derviches de cet ordre prirent fait et cause pour
le mouvement et aidèrent beaucoup à l'apprentissage de la langue, ainsi qu'à la dif-
fusion des imprimés y compris dans les campagnes. Attachés à la culture populaire,
ils firent ce qu'avaient fait les Bektachis d'Anatolie en favorisant la langue turque
au détriment de l'arabe, mais cette fois-ci en promouvant la langue albanaise au
détriment du turc. En outre, un non conformisme et une propension à canaliser
des mouvements de résistance au pouvoir central, placèrent la confrérie des Bek-
tachis toujours plus au premier plan, à mesure que la répression des autorités otto-
manes transformait le mouvement littéraire en mouvement national. N'oublions
pas que Naim et Sami Frashëri étaient d'origine bektachie, et que le premier fit,
de même que quelques baba, de la littérature bektachie une littérature d'inspira-
tion nationale, où le martyre de Hüseyin à Kerbela devait prendre une place cen-
trale, symbolisant le martyre de la nation albanaise sous la répression du "Yezid"
qu'était le sultan Abdülhamid II (1876-1909).
Le rôle de la communauté catholique dans le mouvement littéraire et natio-
nal, a souvent été surestimé. Il est vrai qu'elle fut le premier groupe religieux à
posséder des livres en albanais. Mais il s'agissait, on l'a vu, d'une production exclu-
sivement religieuse et destinée à un public très restreint. La production alla en
se diversifiant à partir de la fin du XIXe siècle, avec la publication de manuels sco-
laires et de recueils de poésies à teneur patriotique (notamment ceux de Gjergj
Fishta). Cet éveil littéraire, mené par le clergé de Shkodër, garda cependant un
248 / Nathalie Clayer

caractère local et communautaire très prononcé, en raison des antagonismes


religieux très forts dans cette ville, ainsi que de la particularité du dialecte et des
alphabets utilisés. La diffusion des livres publiés par les Tosques fut, semble-t-il,
des plus minimes dans le nord albanais. Même au sein de la communauté catho-
lique, la circulation de la littérature albanaise resta extrêmement limitée, en rai-
son du fort taux d'analphabétisme, en dehors de la ville de Shkodër. La majo-
rité des Albanais catholiques vivaient isolés dans les hautes montagnes d'Albanie
du nord, selon un système tribal, et possédaient une éducation rudimentaire, mal-
gré les efforts tardifs de l'Autriche-Hongrie pour fonder quelques écoles dans ces
zones montagneuses.
Le groupe le moins réceptif à l'éveil littéraire et national fut, sans aucun
doute, celui des musulmans Guègues sunnites, habitant dans le nord et le centre
de l'Albanie actuelle, au Kosovo et en Macédoine. Le très fort taux d'analpha-
bétisme en est l'une des principales raisons22. Mais même chez les musulmans
citadins, qui restaient fiers de leur culture turco-islamique durement acquise, la
lecture d'ouvrages et de périodiques en albanais resta très peu courante. Les
identités claniques, régionales et religieuses étaient encore trop fortes chez eux
pour laisser naître un sentiment national. La région de Dibra et l'Albanie cen-
trale constituaient, dans une certaine mesure, des exceptions, car des beys et
des hodja commencèrent à y œuvrer pour la diffusion de la langue albanaise, à
l'instar de l'auteur de l'ilmihal édité en 1900 à Sofia. Au milieu de la population
guègue, des foyers bektachis se développèrent (ou se renforcèrent après 1878) à
Djakovica, Tetovo, Kruja, Martanesh, Zerqan, Elbasan et Gramsh. Là, comme
dans les régions méridionales, les baba et les derviches furent d'actifs agents de
propagation des livres albanais et de l'idée nationale.
Rien de plus frappant ne témoigne de la diversité culturelle et politique qui
vient d'être décrite, que le nombre des alphabets conçus et utilisés pour écrire
l'albanais. Sans aller jusqu'à reprendre la boutade d'une notice sur l'Albanie
rédigée par les services diplomatiques français en 1912, selon laquelle la langue
albanaise comptait plus de manière de l'écrire qu'il n'y avait d'Albanais sachant
lire et écrire, il faut reconnaître que le cheminement des Albanais pour arriver
à un alphabet unique a été très tourmenté. Les livres et périodiques, dont il a été
question, ont été imprimés dans une vingtaine d'alphabets, si ce n'est plus, éla-
borés à partir de l'alphabet latin, de l'alphabet grec, dans une moindre mesure
à partir de l'alphabet arabe ou de caractères particuliers. Cette multiplicité a
naturellement nui à la diffusion des livres. Petit à petit l'alphabet dit d'Istanbul
(ou alphabet Frashëri), créé dans la capitale ottomane en 1879, se généralisa parmi
les Tosques et en Albanie centrale, alors que deux autres alphabets à base latine,
l'alphabet Bashkimi et l'alphabet Agimi, se concurrençaient dans les milieux
catholiques du nord. Les autres systèmes n'en étaient pas pour autant aban-

22. Dans la moitié nord de l'Albanie, dans les années 1920, le taux d'analphabétisme dépassait
encore les 90 % et atteignait les 97 % ou 98 % dans le nord-est (Selenica, 1928).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 249

donnés (alphabet grec, ancien alphabet du nord, etc.), et pour gagner des lec-
teurs parmi les Albanais musulmans du nord et du nord-est, les éditeurs de jour-
naux ou les autorités austro-hongroises se posèrent souvent la question de savoir
s'il ne fallait pas publier des articles en caractères arabes.
Quelques jours avant le congrès albanais qui se tint à Monastir/Bitola en
novembre 1908, au lendemain de la révolution jeune-turque, pour débattre de
la question de l'alphabet, le consul austro-hongrois Auguste Kral, qui avait suivi
de près les événements depuis une dizaine d'années, formulait des conclusions plu-
tôt pessimistes sur le développement littéraire et son influence dans le domaine
de l'éveil national durant les quarante années précédentes. Il considérait que la prin-
cipale cause de la désunion et du retard dans le développement de la langue et de
la littérature avait été la diversité des alphabets utilisés. Il constatait que les efforts
faits dans le domaine littéraire dans le nord et dans le sud n'avaient eu entre eux
aucune cohérence, et qu'ils avaient davantage contribué à multiplier les partis qu'à
les rapprocher. De fait, à l'issu du congrès, deux alphabets – celui d'Istanbul et
l'alphabet Bashkimi modifié – furent conservés ; signe que la fracture entre sud
et nord devait encore rester, au moins pour quelques temps… sans oublier les divi-
sions religieuses que les Jeunes-Turcs allaient chercher à exploiter, notamment en
remettant en selle l'alphabet arabe pour les Albanais musulmans.

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