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Abstract: The Taste of the prohibited Fruit. The reading of Albanian at the end of the Otto-
man Empire.
From the mid-sixteenth century until the Young Turk Revolution, the production of books
in Albanian, which were circulated in the Ottoman Empire, passed through three stages: up
until the beginning of the nineteenth century, a few religious books were published for a res-
tricted public; the three first quarters of the nineteenth century can be considered as a period
of transition during which the "sacred book" gave way to the "national book"; the national book
developed during the third stage, between 1878 and 1908. The production and circulation of
Albanian books owe a lot to Albanians living abroad and to foreign help (especially from some
governments such as the Austro-Hungarian Empire, as well as from the activities of Protestant
missionaries).
Because of the links between these developments and the building of an Albanian national
identity, the diffusion of this literature increased, but with more and more difficulties. There
were external reasons for this, such as Ottoman censorship, but also internal causes, above all,
the great religious, regional and cultural disparities amongst the Albanian population.
Résumé : Du milieu du XVIe siècle à la révolution Jeunes-Turcs, la production de livres en
albanais, diffusés dans l'Empire ottoman, passa par trois phases : jusqu'au début du XIXe siècle
quelques rares livres religieux furent publiés pour un public restreint ; les trois premiers quarts
* CNRS, Paris.
du XIXe siècle peuvent être considérés comme une période de transition, passage du livre "sacré"
au livre "national", ce dernier se développe pendant la troisième phase, entre 1878 et 1908.
La production et la diffusion de livres albanais doit beaucoup aux colonies albanaises à
l'étranger ainsi qu'à l'aide extérieure (spécialement de la part de certains gouvernements comme
celui de l'Autriche-Hongrie, et grâce à l'action des missionnaires protestants).
Grâce aux liens entre ces développements et la construction d'une identité nationale alba-
naise, la diffusion de la littérature s'accrut, mais avec de plus en plus de difficultés. Il y eut des
raisons externes à cela (comme la censure ottomane) mais aussi des causes internes (et d'abord,
les importantes disparités religieuses, culturelles et régionales au sein de la population albanaise).
« Le premier Albanais, dit la légende, cacha un jour son livre dans une tête de chou.
Une vache survint et mangea le tout, ce qui fait que les Skyptars n'ont plus de livres »
(F. Gibert, 1914, 83).
À la fin du XIXe siècle, l'albanais, qui appartient à un rameau isolé des langues
indo-européennes, était parlé dans l'Empire ottoman par environ un million et
demi à deux millions de locuteurs1 ; il était cependant à peine en train d'accé-
der au rang de langue littéraire, et non sans difficultés, comme l'illustre la légende
précédemment citée, que l'on pouvait entendre encore au début du XXe siècle.
Vivant principalement aux marges de l'Empire dans les terres montagneuses de
la frange occidentale de la péninsule Balkanique, les Albanais étaient alors encore
partagés entre différentes zones culturelles, divisés en plusieurs groupes reli-
gieux, ne possédaient ni langue unifiée, ni alphabet commun. Pourtant un
nombre croissant d'imprimés en albanais, livres et périodiques, voyaient le jour
et étaient diffusés, généralement à l'insu des autorités ottomanes, qui s'opposaient
à ce développement littéraire, synonyme d'éveil national.
Par rapport à d'autres groupes ethniques composant la mosaïque ottomane,
celui des Albanais constituait un cas relativement complexe en ce qui concerne
tant le développement d'une littérature écrite, que l'émancipation nationale.
Tout d'abord parce que, contrairement à d'autres minorités, ils ne disposaient
pas d'une ancienne culture (ni étatique, ni littéraire). Ensuite, parce que, parti-
culièrement touchés, à partir du XVIIe siècle, par le phénomène d'islamisation,
ils furent petit à petit divisés en trois groupes confessionnels : celui des musul-
mans, qui devint le plus nombreux probablement au cours du XVIIIe siècle et repré-
sentait au début du XXe au moins 70 % des Albanais de l'Empire ; celui des
chrétiens orthodoxes, dont une fraction se retrouva à partir des années 1830 inté-
grée au royaume de Grèce ; et enfin, celui, moins important, des chrétiens catho-
liques, qui formaient moins de 10 % de l'ensemble des Albanais. Ces groupes
confessionnels se fondaient respectivement dans les millet musulman, rum et latin.
1. Il est extrêmement difficile de donner un chiffre précis, car il n'existait pas de millet albanais.
Les albanophones étaient donc recensés dans les dénombrements soit parmi le millet musulman,
s'ils étaient musulmans, soit dans le millet rum s’ils étaient orthodoxes, soit, enfin, dans le millet
latin s’ils étaient de confession catholique.
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 227
2. N'oublions pas que des manuscrits et imprimés rédigés en d'autres langues (turc, arabe, per-
san, grec, italien, français, etc.) circulaient entre les mains des Albanais sachant lire. Mais là n'est
pas mon propos dans cette étude.
3. Je laisse ici de côté la production de manuscrits.
228 / Nathalie Clayer
primerie d'A. Boyadjiyan (Xh. Lloshi, 1974)4. En outre, dès le début de l'entreprise,
Kristoforidhi ressentit la nécessité de publier des abécédaires, petits livres d'ap-
prentissage de la lecture, dans chacun des deux principaux dialectes de l'albanais.
Ils furent imprimés en 1867 (et réédités en 1872) par la Société pour les brochures
religieuses (Religious Tract Society) des missionnaires protestants. Au reste, dès la
parution des premières publications de la Bible Society, un intérêt se manifesta,
non seulement chez des Albanais chrétiens, mais aussi chez certains Albanais
musulmans d'Istanbul, d'Albanie du sud et d'Albanie centrale, qui virent là un
moyen d'apprendre à lire et à écrire leur langue maternelle. Soulignons que les
abécédaires de K. Kristoforidhi ne furent pas les premiers à avoir existé. Un cer-
tain Naum Veqilhardji, de la région de Korçë, l'avait précédé d'une vingtaine d'an-
nées, en publiant en 1844 et 1845, en Roumanie, deux versions d'un abécédaire
lithographié, qui avait été diffusé dans le sud de l'Albanie, dans les régions de
Korçë, Përmet et Berat. Mais l'entreprise n'avait pas eu de suite.
Au cours de la même période (1800-1878), on vit apparaître un autre type de
littérature en albanais, produite cette fois en dehors de l'Empire ottoman. En Ita-
lie notamment, où existait depuis le XVe-XVIe siècle une forte colonie "italo-alba-
naise" ou "arbëresh" (environ 100 à 150 000 personnes vers 1900), la publica-
tion de recueils de poésies commença à se développer à partir de 1836.
Girolamo/Jeronim de Rada (1814-1903) en fut l'initiateur. Il édita (en albanais,
avec traduction italienne en regard) de longs poèmes épiques qui chantaient la patrie
perdue et relataient les faits et gestes des ancêtres du XVe siècle (Milosao, fille du
despote de Shkodër ; Serafina Thopia, princesse de la Zadrima, et bien sûr Skan-
derbeg, le futur "héros national albanais" qui avait résisté aux Turcs). Cette pro-
duction alla de pair avec la collecte de chants et de traditions populaires. Toutes
deux furent soutenues, voire stimulées, par des linguistes, diplomates et écrivains
européens, comme Alphonse de Lamartine, Gustav Meyer, Elena Ghica (Dora D'Is-
tria), Hyacinthe Hecquard ou Johann Georg von Hahn5. Ainsi, dans la première
partie des Poesie albanese de Girolamo de Rada parue en 1847 fut éditée une
lettre de Lamartine, dans laquelle celui-ci le remerciait de lui avoir envoyé ses œuvres
et exprimait ses vœux « pour la liberté et la résurrection de l'Albanie ».
Contrairement aux livres parus dans l'Empire ottoman à la même époque, qui
contribuaient surtout à la valorisation de la langue, les livres des Arbëresh éveillè-
rent la conscience de certains lettrés albanais au sujet de l'existence d'un peuple
4. Pour compléter la liste des livres édités en albanais à Istanbul avant 1878, il faut signaler la
parution, en 1861, d'un abécédaire en caractères arabes, élaboré par Daut Boriçi de Shkodër
(réimprimé semble-t-il en 1869) et celle, en 1866 – donc la même année que la première tra-
duction de Kristoforidhi –, d'une grammaire de la langue grecque moderne, écrite par Jani Vreto
(Grammatiki tis omiloumenis ellenikis glossis eis tin alvanikin, Istanbul, Tip. Byzantidhos). La
base de l'alphabet utilisée était cette fois grecque.
5. Ce dernier, alors qu'il était consul d'Autriche à Yanina, avait pris comme professeur d'alba-
nais le jeune Konstantin Kristoforidhi, futur traducteur au service de la Bible Society, chez lequel
l'intérêt pour sa langue maternelle s'en trouva stimulé.
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6. Leur tirage devait être d'ailleurs assez faible. Par exemple, un recueil de poésies édité par
Demetrio Camarda fut imprimé à Livourne, en 1870, en 250 exemplaires (E. Legrand, 1912,
n° 302, 109).
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La première fut initiée par la Société pour l'impression d'écrits albanais, créée à
Istanbul en 1879,7 qui édita un abécédaire (Istanbul, 1879),8 puis toute une série
de manuels imprimés à Bucarest à partir de 1886, pour l'école albanaise qu'elle
avait réussi à faire ouvrir l'année suivante – non sans mal – à Korçë (au sud-est
de l'Albanie actuelle). D'autre part, à partir de 1897, plusieurs séries de manuels
furent éditées à Vienne pour les écoles catholiques sous protectorat autrichien9,
et en Italie ou à Shkodër pour les écoles italiennes créées à cette époque. En Grèce,
un Albanais nommé Anastas Kullurioti publia lui aussi, en 1882, un abécédaire
et un livre de lecture ; tandis qu'en Italie, un abécédaire fut édité en 1896, à la
suite de la tenue d'un congrès national en 1895.
À côté de ces livres didactiques, destinés autant aux enfants qu'aux adultes,
d'autres types d'imprimés vinrent petit à petit grossir les étagères de la "biblio-
thèque albanaise" : des recueils de poésies, des livres d'histoire, deux pièces de
théâtre, des traductions d'ouvrages occidentaux, et des périodiques (annuaires,
revues et journaux), surtout à partir de 1896-97, époque de l'insurrection cré-
toise, et de la guerre gréco-turque. Cette crise, qui rendit encore plus incertain
le devenir de l'Empire ottoman en Europe, entraîna une sensible politisation du
mouvement littéraire, comme en témoigne l'accélération du développement de
la presse albanaise, dont les "ancêtres" avait été L'albanese d'Italia de G. de Rada
(Napoli, 1848) et le Pelasgos d'A. Byku (Lamia - Grèce, 1860-61). Tandis qu'entre
1878 et 1896, sur une période de presque vingt ans, onze titres avaient vu le jour,
quarante-six périodiques furent lancés entre 1897 et 1908, durant les douze
années qui précédèrent le rétablissement du régime constitutionnel. Dans les livres
aussi l'affirmation nationale était de plus en plus marquée. C'est ainsi que paru-
rent la traduction du Guillaume Tell de Lamartine (Sofia, 1898), relatant l'his-
toire du héros légendaire de l'indépendance suisse, mais surtout l'Histoire de
Skanderbeg de Naim Frashëri (Bucarest, 1898), et le manifeste à caractère très poli-
tique de Sami Frashëri L'Albanie ce qu'elle a été, ce qu'elle est et ce qu'elle sera (Buca-
rest, 1899, publié à l'époque de façon anonyme)10. Même dans un abécédaire
comme celui que Faik Konica publia à Bruxelles en 1899, le développement des
sentiments patriotiques chez le lecteur était un objectif aussi important que
7. En albanais, la Société s'appelait Shoqëri e të shtypuri shkronja shqip, mais en turc elle portait
le nom de Cemiyet-i ilmiyye-i arnavudiyye (Société savante albanaise). Ses statuts furent publiés
en albanais sous forme d'une brochure (Kanonizmë e Shoqërisë të shtypuri shkronja shqip,
Istanbul, 1879) et en turc dans la revue Mecmua-i ulûm (1er muharrem 1297, n° 3, 217).
8. Un premier abécédaire avait été publié à Istanbul en 1878, en français : L'alphabet latin appli-
qué à la langue albanaise, Constantinople, Imprimerie du Courrier d'Orient.
9. Auparavant, c'est l'italien qui était la langue d'enseignement dans ces écoles.
10. Des historiens turcs ont mis en doute la paternité de Sami Frashëri, à cause de la teneur
"anti-turque" de l'ouvrage. Rappelons cependant que Sami Frashëri fut assigné à résidence à par-
tir de 1899, date de la parution du livre, jusqu'à sa mort survenue en 1904 (Agâh Sirri Levend,
¥emsettin Sami, Ankara, 1969).
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11. En 1901, un groupe de jeunes albanais avaient installé clandestinement dans une cave d'une
maison d'Istanbul une petite imprimerie, où ils avaient imprimé au moins un formulaire de
souscription pour un livre albanais. Mais ils furent dénoncés et arrêtés.
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Shkodër. À l'un des leurs, le Père Jack Jungg, on doit une grammaire, un dictionnaire
et plusieurs traductions d'ouvrages religieux en albanais. Enfin, dans les années
1890, une association de bienfaisance fondée sous leur égide créa également une
petite bibliothèque de prêt dans les murs du collège tenu par les pères jésuites. Le
but non avoué de cette entreprise était avant tout « d'endiguer le flot des livres
dangereux et mauvais [c'est-à-dire anticléricaux] en provenance d'Italie ». L'ac-
tion de ces institutions en faveur de la langue albanaise, pour lesquelles, au demeu-
rant, l'italien restait la langue principale, eut d'ailleurs des effets limités, puisqu'elle
ne sortit pas du champ religieux, et qu'elle ne toucha presque exclusivement que
les milieux catholiques du nord albanais, de Kosovo et de Macédoine.
Il faut ici revenir sur le rôle, assurément beaucoup plus décisif, des mission-
naires protestants de la British and Foreign Bible Society de Londres, ainsi que de
l'American Board. Ce sont les missionnaires anglais auxquels revient le mérite
d'avoir cherché à diffuser plus largement des imprimés en albanais, et qui plus
est dans les deux dialectes, guègue et tosque. Ils recherchèrent des traducteurs,
financèrent les traductions, les travaux d'édition et d'impression, et s'occupèrent
de la diffusion par l'intermédiaire d'un réseau de dépôts et de missionnaires-col-
porteurs. Ils acceptèrent même de distribuer, en même temps que les livres
saints, les abécédaires conçus par Konstantin Kristoforidhi. En fait, les publica-
tions de la Bible Society déclenchèrent dès 1866 un vif intérêt (y compris chez
les musulmans), voire même une sorte de crise. Le gouvernement turc qui s'oc-
cupait alors de réformes dans le domaine de l'éducation, se vit contraint de
réunir une commission pour la question de l'Albanie, dont fit partie Kristofo-
ridhi (Xh. Lloshi, 1974, 143-144, 145). Si la société biblique publia de moins
en moins de livres dans les années 1890-1900, c'est faute de ne pouvoir obte-
nir les autorisations nécessaires auprès des autorités turques, malgré l'interven-
tion de l'ambassade britannique. Mais l'action des missionnaires protestants
n'en resta pas moins intense dans la diffusion du livre albanais et de la lecture
de cet idiome. À partir des années 1880, les missionnaires de l'American Board,
notamment des missionnaires d'origine albanaise, aux premiers rangs desquels
les membres de la famille Qiriazi, déployèrent une activité dans ce sens. Ils col-
laborèrent à l'édition de deux nouveaux ouvrages à Bucarest en 1889. Ils tinrent
une librairie à Monastir/Bitola, où Gjergj D. Qiriazi vendait les livres de la Bible
Society, mais aussi d'autres livres en albanais, afin de fournir les écoles officielles
(ou secrètes) de Korçë, ainsi que les autodidactes. Car ils avaient ouvert dans cette
ville, en 1891, une école albanaise pour filles qui venait compléter l'action de l'école
de garçons fondée quatre ans plus tôt par les patriotes albanais.
En dehors de ces institutions religieuses catholiques et protestantes, des gou-
vernements qui avaient intérêt à voir un éveil national albanais ou qui voulurent
l'influencer, ont eu une part active dans le développement de la littérature alba-
naise. Celui de l'Autriche-Hongrie fut le plus dynamique en la matière, et contri-
bua non seulement au financement et à la diffusion d'imprimés en albanais, mais
aussi, dans certains cas, à leur conception et à leur fabrication. À partir de 1896-
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13. Dans les premières années qui suivirent la crise crétoise de 1896, l'Autriche-Hongrie mena
une politique religieuse et culturelle qui s'inspirait, sur certains plans, de la politique qu'elle avait
appliquée en Bosnie-Herzégovine. Thallóczy avait d'ailleurs été l'un des fidèles exécutants de la
politique de Kallay dans cette province (Tomislav Kralja÷ić, 1987).
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furent diffusés parmi les Albanais de la diaspora, mais aussi parmi ceux vivant
dans les territoires ottomans. Je laisserai ici de côté les premiers, pour m'intéresser
à la diffusion des livres et périodiques et à la pratique de la lecture de l'albanais
dans l'Empire.
Les vilayets ottomans en 1908 (d’après G.H. Gawrych, Ottoman administration and the Albanians,
1908-1913, Ph. D., Univ. of Michigan, 1980)
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14. Beaucoup de journaux et de livres étaient envoyés ou distribués gratuitement, après avoir été
achetés ou non par un distributeur intermédiaire. D'autres étaient vendus à leurs futurs lecteurs.
Les ouvrages de la Société biblique faisaient partie de ces derniers, mais les prix étaient à la dis-
crétion du colporteur qui l'adaptait à l'acheteur (A. Hetzer, 1985, 52).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 241
de 500 à 3 000 exemplaires : le plus souvent de 1 000 à 2 000 pour les ouvrages,
et de 500 à 1 000 pour les périodiques. Certains livres furent réédités, comme
l'abécédaire de Sami Frashëri, dont 2 000 exemplaires furent tirés en 1886, puis
3 000 en 1888, et dont deux autres éditions furent effectuées en 1899 à Sofia
et en 1900 à Bucarest. Le manifeste politique du même auteur L'Albanie, ce qu'elle
a été,… fut publié à deux reprises, en 1899 et en 1907, de même que Le petit
livre des Bektachis de Naim Frashëri, en 1896 et 1908. Cependant, seule une par-
tie des exemplaires parvenait dans l'Empire ottoman, puisque l'autre était acquise
par les membres des colonies albanaises de l'étranger. Pour deux périodiques
importants – la revue Albania que Faik Konica éditait à Bruxelles puis à Londres,
et le journal Drita que Shahin Kolonja publiait à Sofia –, nous savons que vers
1904, environ 30 % des exemplaires distribués l'étaient dans l'Empire. La même
proportion existait-elle pour les livres publiés hors des frontières ? Je n'ai pas
trouvé d'élément de réponse à ce sujet15. On peut citer ici uniquement quelques
chiffres concernant certaines quantités d'imprimés diffusés ici ou là, notam-
ment en ce qui concerne les livres de la Société biblique. En 1879, les ventes des
éditions en guègue s'éteignirent, alors que 539 livres furent vendus en tosque,
puis 600 autres en 1880. Une vingtaine d'années plus tard (en 1899 et 1900),
les ventes se stabilisaient autour de 1 000 ouvrages par an (toujours en tosque,
mais en caractères grecs ou en caractères latins) (A. Hetzer, 1985, 53)16. Le vice-
consul autrichien à Durrës écrivait que, durant son séjour à Tirana en été 1901,
un lot de livres était arrivé dans cette petite ville de 13 000 habitants : environ
500 abécédaires, ainsi qu'une série de publications de Naim Bey et d'autres
auteurs. En 1906, le comité secret de Monastir distribua à lui seul dans les ter-
ritoires albanais 864 livres, y compris des annuaires, et 1 405 journaux.
D'après les témoignages de l'époque les ouvrages les plus lus étaient les tra-
ductions de Kristoforidhi, et les livres de Sami et Naim Frashëri. Quant au
périodique le plus diffusé, il s'agissait sans conteste de la Drita que Shahin
Kolonja éditait à Sofia. Ces mêmes témoignages ont tendance à souligner le fait
que, dans certaines régions du sud de l'Albanie actuelle, la demande de livres et
de périodiques était supérieure au nombre d'exemplaires qui y parvenaient effec-
tivement. L'apprentissage de la lecture se faisait dans certains cas sur des bouts
15. Des estimations ont été faites par Armin Hetzer, à partir des listes des souscripteurs ayant
permis la fabrication de certains livres, listes dans lesquelles les Albanais des colonies représen-
tent environ 10 % du total. Mais il me semble que ces listes ne nous donnent pas toujours la
totalité des acquéreurs. En outre, les deux exemples développés (le recueil de chants et de contes
populaires édité par Thimi Mitko à Alexandrie en 1878, et la pièce de théâtre de Fan Noli
Israéliens et Palestiniens publiée aux États-Unis en 1907, représentent des cas particuliers par rap-
port aux ouvrages ayant vu le jour à Bucarest et à Sofia (A. Hetzer, 1985, 93-97).
16. Depuis le début de son activité jusqu'en 1901, la Société biblique aurait fait imprimer en
tout 54 000 livres (c'est-à-dire exemplaires) : 13 000 en guègue et en caractères latins ; 35 000
en tosque et en caractères grecs et 6 500 en tosque et en caractères latins (A. Hetzer, 1985, 53).
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de papier, car il n'y avait pas assez d'abécédaires17. Dans un village des environs
de Vlorë par exemple, le premier abécédaire était arrivé en juin 1908, un mois
avant le rétablissement de la constitution (P. Pepo, 1962, 63). Naturellement, les
imprimés circulaient de main en main. D'après Faik Konica, les deux exemplaires
de sa revue qui parvenaient à Leskovik, petite localité située au sud-ouest de
Monastir, auraient été lus par une cinquantaine de personnes. On sait que
parfois, même dans les écoles formelles ou informelles d'apprentissage de la
langue albanaise, les livres étaient copiés à la main, totalement ou en partie.
17. Il existait des feuilles volantes, imprimées à Bucarest et distribuées probablement plus faci-
lement que des abécédaires, sur lesquelles l'alphabet d'Istanbul était présenté avec ses corres-
pondances en français, grec et turc, et accompagné de quelques exemples.
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 243
doxes (P. Pepo, 1962, 11-16, 48, 74-75, etc.). Ce n'est que plus tard après 1900,
et beaucoup plus rarement, que plusieurs enseignants osèrent faire quelques
heures de langue albanaise également dans les écoles turques, notamment dans
les environs de Korçë et de Vlorë (P. Pepo, 1962, 45-46, 62, 64).18
Le "terrain fertile" que représentait la région de Korçë, ainsi que la richesse des
Korçars vivant dans les colonies de Roumanie et d'Égypte poussèrent la Société
pour l'impression de livres albanais d'Istanbul, dont l'un des buts était aussi l'ou-
verture d'écoles albanaises, à fonder un établissement de ce type dans cette ville.
L'autorisation impériale ne fut obtenue qu'en 1887, date à partir de laquelle il y
eut donc une école de garçons où l'albanais était enseigné et où l'enseignement
se faisait en albanais. En 1891, une école de filles fut également ouverte à Korçë,
grâce aux missionnaires protestants. Et quelques autres écoles albanaises éphémères
ouvrirent leurs portes dans la région. Le mouvement resta néanmoins embryon-
naire, toujours du fait de l'opposition des autorités orthodoxes et musulmanes.
Le nombre d'élèves était limité ; la plupart étaient des fils de gens humbles ou de
membres de la diaspora qui ne craignaient pas les répressions; il n'y avait pas assez
de manuels importés de Bucarest ; enfin, l'école de garçons finit par être fermée
en 1902, à la suite de l'arrestation du maître; quant à l'école de filles, l'enseignement
de l'albanais y fut interdit en 1904, et les manuels albanais remplacés par des
manuels en grec et en anglais. Il ne faudrait pas minimiser pour autant le rayon-
nement de ces deux établissements, entre les années 1887 et 1904 environ, car
leurs enseignants déployaient une activité qui dépassait largement le cadre de la
salle de classe. Par exemple, dans la cour de l'école de garçons, des « hommes à
moustache », c'est-à-dire des adultes – serviteurs, contremaîtres, apprentis, gar-
diens – apprenaient aussi à lire auprès de l'un des instituteurs. De même, une ensei-
gnante de l'école des filles se rendait deux fois par semaine dans des familles, y
compris dans les familles des beys, où elle apprenait à des jeunes filles ou à des
femmes à lire et à écrire l'albanais (P. Pepo, 1962, 24-35). De jeunes élèves musul-
mans de l'idadiye, qui avaient été renvoyés pour avoir commencé à apprendre l'al-
banais, se rendaient quatre fois par semaine à l'école de filles, où les enseignants
leur donnaient des livres et où ils lisaient. Le dimanche, en particulier, ils venaient
écouter le matin les sermons et l'après-midi des exposés de culture générale, entre-
coupés d'une heure de lecture (P. Pepo, 1962, 190).
À Korçë, et a fortiori partout ailleurs (où il n'y eut aucune école albanaise),
l'enseignement de l'albanais fut donc amené à se développer de façon infor-
melle, voire clandestine. On ne peut mieux illustrer cet état de choses que par
une anecdote rapportée au consul autrichien à Monastir/Bitola par Gjergj Qiriazi,
missionnaire protestant qui tenait la librairie de la Société biblique :
18. Chez les musulmans (et probablement de la même façon chez les orthodoxes), l'idée qu'ap-
prendre à lire et à écrire la langue albanaise ne servait à rien pour les jeunes était aussi répandue :
« avec le grec, tu peux devenir secrétaire chez un commerçant, un sarraf, etc., avec le turc, tu
peux exercer toutes les charges de fonctionnaires de l'État, mais avec l'albanais tu ne peux rien
faire » (P. Pepo, 1962, 179).
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« En février 1900, pendant le mois de ramadan, était apparu dans son magasin un
vieux hodja qui avait fini par lui demander prudemment des livres en albanais; il obtint,
ce qui est permis, des Évangiles, psaumes, etc., et comme il demandait autre chose,
on lui donna finalement aussi un abécédaire, avec toutes les précautions – car il pou-
vait être un agent secret, comme cela arrive trop souvent maintenant. Le hodja
demanda encore si quelqu'un pouvait lui apprendre l'alphabet, et il fut heureux lors-
qu'il lui fut permis de revenir chaque jour et d'apprendre un peu avec le frère du pro-
priétaire du magasin. Avec une ferveur juvénile, il se mit au travail, tant et si bien
qu'après quelques leçons il put lire suffisamment bien l'albanais. Rapidement il se lia
aussi d'amitié avec les patriotes locaux et quitta Monastir avec un maigre petit paquet
de livres (à cause de la pénurie il est vrai), des livres en majorité religieux chrétiens.
Cet homme est le hodja Redjeb Çudi de Tetovo (Kalkandelen), et il est facile de devi-
ner avec quoi il va occuper maintenant de préférence les élèves de sa medrese »19.
De fait, l'apprentissage de la lecture et de l'écriture se faisait dans des lieux les
plus divers : dans des tekke bektachis, auprès des baba de cette confrérie qui pri-
rent une part très active dans l'éveil national (N. Clayer, 1995), dans des bou-
tiques de bazars, dans des han ou chez des épiciers (bakkal) orthodoxes de vil-
lage (P. Pepo, 1962, 61, 67, 79-80), dans des maisons privées, dans les champs
et les étables (P. Pepo, 1962, 67), et même jusque dans les prisons de Monas-
tir/Bitola et de Yanina, comme en témoigne un rapport du consul en poste dans
cette dernière localité :
« Parmi les militaires, officiers et fonctionnaires albanais en poste dans la ville se
développe avec fièvre l'étude de l'écriture albanaise. Des journaux et autres publi-
cations en albanais y circulent.
L'enseignement dans les prisons locales tient une place particulière. Les nombreux pri-
sonniers albanais de toutes les parties du vilayet, qui – peut-être par manque d'un autre
travail – se lancent dans ce genre d'occupation, apprennent très souvent à lire et
même à écrire l'albanais durant leur détention. Leurs gardiens, presque tous également
des Albanais, non seulement ne font rien contre, mais même leur procurent les expé-
dients et parfois prennent part à la chose. Les maîtres ne manquent pas. Ce sont ceux
qui ont été condamnés pour activité nationaliste et qui, tout en purgeant leur peine,
continuent à exercer leur métier. Il pourrait paraître incroyable que dans les prisons
une telle propagande puisse être faite, si on ne connaissait l'état des prisons turques.
À la suite de l'affaire de 1905, plusieurs derviches bektachis de Gjirokastër furent
amenés à Yanina et internés durant une longue période pendant laquelle ils purent
insuffler à leurs compatriotes un sentiment national et leur apprendre à lire et à écrire
l'albanais » (Yanina, 21/1/1908).
19. Après la révolution jeune-turque, nommé mufti de Monastir, ce hodja s'illustra comme le
principal promoteur de l'utilisation de l'alphabet arabe pour la langue albanaise, de concert avec
le Comité Union et Progrès. Il publia à Istanbul, en 1910-1911, plusieurs ouvrages en albanais
et en caractères arabes (un abécédaire, un ilmihal et un ouvrage intitulé Mendime - Réflexions).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 245
20. Ce personnage, un artisan originaire de Voskopojë près de Korçë avait été surnommé
Masoni ("le maçon" = "le franc-maçon") par le clergé orthodoxe qui avait jeté sur lui l'anathè-
me en raison de son activité en faveur de la langue albanaise.
21. Citons ici le texte qui accompagnait, en 1897, l'alphabet albanais diffusé sur des feuilles
volantes (cf. supra, note 17) : « Jadis l'Albanie était maîtresse. Aujourd'hui elle est pauvre. Bonté.
Bravoure. Nous devons être des gens bien. Aimons la patrie. Skanderbeg, Alexandre [Le grand],
Pyrrhus, Ali Pacha, Goleka, Hodo Ali, Botzari, Miauli, Riga étaient tous Albanais. Yanina,
Preveza, Kastoria, Monastir, Prilep, Üsküp, Shkodër, Durrës, Elbasan, Dibra, Prizren, etc. sont
[en] Albanie. Bravoure, cœur. Grandeur. Lumière. Civilisation. Amour. Union. Notre langue
très belle. Qui ne sait pas qu'il a été oublié ».
246 / Nathalie Clayer
beaucoup plus important que quarante ans auparavant, mais il était encore très
faible par rapport au nombre total des albanophones. Il y a pour cela plusieurs
raisons, d'ordre politique, social et culturel.
Tout d'abord, on l'a vu à maintes reprises, les autorités ottomanes, de concert
avec le patriarcat d'Istanbul, s'opposèrent toujours plus vigoureusement à par-
tir de 1878, et surtout après 1897, au développement d'une langue littéraire alba-
naise. Il s'agissait pour le gouvernement turc d'empêcher toute émancipation natio-
nale chez les Albanais dont la majorité étaient des musulmans qui représentaient
leur seul appui véritable pour le maintien de l'Empire en Europe. Il ne fut, par
exemple, jamais possible d'éditer le journal officiel du vilayet de Shkodër en
turc et en albanais, de la même façon que celui de Yanina était publié en turc et
en grec, ou celui du vilayet de Kosovo, en turc et en serbe. Même pour les catho-
liques, il devint impossible de posséder les périodiques interdits dans l'Empire
ou des livres jugés subversifs. La répression, qui touchait tant les distributeurs
que les lecteurs, freina sans aucun doute la diffusion des imprimés en albanais,
car le nombre de livres et de journaux en circulation resta réduit. Ceux-ci furent
de plus en plus cachés et beaucoup d'Albanais eurent peur d'en posséder. Mais
en prenant le "goût du fruit défendu", la lecture d'écrits en albanais n'en attira
pas moins les plus téméraires, en particulier les jeunes générations. Pour certains,
cet exercice ne restait cependant qu'une mode ou un jeu, sans qu'il n'eût de véri-
table lien avec la manifestation d'un sentiment patriotique profond.
Indépendamment des contraintes politiques, plusieurs éléments d'ordre social
et culturel contribuèrent à freiner la diffusion des livres albanais et à ralentir l'éveil
national : un taux d'analphabétisme élevé – plus ou moins selon les régions et
les groupes socio-religieux –, une diversité culturelle et linguistique, ainsi que des
particularismes – régionaux, religieux, sociaux ou tribaux – très prononcés ; des
disparités qui eurent pour conséquence une réceptivité à la propagande littéraire
et nationale très variable.
Chez les orthodoxes du sud et du centre de l'Albanie actuelle, le taux d'anal-
phabétisme était sans aucun doute beaucoup plus bas que chez leurs frères musul-
mans et catholiques, en raison de l'existence d'un réseau de plus en plus dense
d'écoles grecques que fréquentaient les enfants. Beaucoup y apprenaient à lire et
à écrire, mais, d'après Kristoforidhi, par cœur et de façon mécanique, de telle sorte
que leur connaissance de la langue grecque restait limitée. Seuls ceux qui étaient
envoyés par leurs parents poursuivre des études à Yanina, à Athènes ou à Corfou,
apprenaient convenablement le grec (Xh. Lloshi, 1973-74). Les Albanais ortho-
doxes se servaient de cette langue dans leur correspondance, leurs comptes et
chroniques. La diffusion des livres de la Société biblique, en dialecte tosque et en
caractères grecs adaptés, était donc théoriquement aisée parmi eux, de même
que, dans une moindre mesure, celle des livres imprimés dans l'alphabet d'Istanbul,
à base latine il est vrai, mais comportant certains signes se rapprochant des carac-
tères grecs. L'ampleur du phénomène d'émigration, notamment dans la région
de Korçë, augmenta aussi la réceptivité de ce groupe vis-à-vis de la propagande
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 247
linguistique. Les seuls véritables obstacles à l'éveil littéraire chez les Albanais
orthodoxes résidaient dans le processus de grécisation en cours, ainsi que dans la
politique intransigeante du patriarcat et de la Grèce (au moins dans les premiers
temps pour cette dernière). Le patriarcat alla jusqu'à faire lire des encycliques dans
toutes les églises contre les livres en albanais. L'effort de diffusion des imprimés
par les patriotes orthodoxes prit donc de plus en plus la forme d'une réaction à
cette propagande gréco-orthodoxe, ainsi qu'en témoigne la pièce de Mihal Gra-
meno, La malédiction de la langue albanaise, éditée à Bucarest en 1905.
Les Tosques musulmans se trouvaient eux aussi englobés, dans une large mesure,
à l'intérieur de la zone d'influence de la culture grecque, tout en possédant égale-
ment une culture turco-islamique. Nombreux étaient ceux qui parlaient le grec.
Beaucoup l'écrivaient. On peut citer plusieurs noms d'intellectuels ou d'hommes
d'État ottomans, d'origine tosque musulmane, qui firent même leurs études au
célèbre lycée grec de Yanina, le lycée Zosimea, comme Ismail Kemal Bey Vlora, Naim
et Sami Frashëri, Abidin Pacha Dino. Une partie de la littérature musulmane
manuscrite fut rédigée en albanais et en caractères grecs. On comprend donc qu'il
y ait eu un terrain d'entente entre les patriotes musulmans du sud, tels les frères
Frashëri, leur neveu Midhat Frashëri ou Shahin Kolonja et leurs frères orthodoxes,
avec lesquels ils éditèrent des livres et des journaux à l'étranger. Mais seule la com-
munauté de culture ne suffit pas à comprendre l'attitude réceptive des musul-
mans du sud albanais à l'éveil littéraire et national. Le fait qu'une part de plus en
plus importante d'entre eux se lia à la confrérie mystique des Bektachis joua aussi
un rôle essentiel. De fait, les baba et derviches de cet ordre prirent fait et cause pour
le mouvement et aidèrent beaucoup à l'apprentissage de la langue, ainsi qu'à la dif-
fusion des imprimés y compris dans les campagnes. Attachés à la culture populaire,
ils firent ce qu'avaient fait les Bektachis d'Anatolie en favorisant la langue turque
au détriment de l'arabe, mais cette fois-ci en promouvant la langue albanaise au
détriment du turc. En outre, un non conformisme et une propension à canaliser
des mouvements de résistance au pouvoir central, placèrent la confrérie des Bek-
tachis toujours plus au premier plan, à mesure que la répression des autorités otto-
manes transformait le mouvement littéraire en mouvement national. N'oublions
pas que Naim et Sami Frashëri étaient d'origine bektachie, et que le premier fit,
de même que quelques baba, de la littérature bektachie une littérature d'inspira-
tion nationale, où le martyre de Hüseyin à Kerbela devait prendre une place cen-
trale, symbolisant le martyre de la nation albanaise sous la répression du "Yezid"
qu'était le sultan Abdülhamid II (1876-1909).
Le rôle de la communauté catholique dans le mouvement littéraire et natio-
nal, a souvent été surestimé. Il est vrai qu'elle fut le premier groupe religieux à
posséder des livres en albanais. Mais il s'agissait, on l'a vu, d'une production exclu-
sivement religieuse et destinée à un public très restreint. La production alla en
se diversifiant à partir de la fin du XIXe siècle, avec la publication de manuels sco-
laires et de recueils de poésies à teneur patriotique (notamment ceux de Gjergj
Fishta). Cet éveil littéraire, mené par le clergé de Shkodër, garda cependant un
248 / Nathalie Clayer
22. Dans la moitié nord de l'Albanie, dans les années 1920, le taux d'analphabétisme dépassait
encore les 90 % et atteignait les 97 % ou 98 % dans le nord-est (Selenica, 1928).
Le goût du fruit défendu ou de la lecture de l’albanais… / 249
donnés (alphabet grec, ancien alphabet du nord, etc.), et pour gagner des lec-
teurs parmi les Albanais musulmans du nord et du nord-est, les éditeurs de jour-
naux ou les autorités austro-hongroises se posèrent souvent la question de savoir
s'il ne fallait pas publier des articles en caractères arabes.
Quelques jours avant le congrès albanais qui se tint à Monastir/Bitola en
novembre 1908, au lendemain de la révolution jeune-turque, pour débattre de
la question de l'alphabet, le consul austro-hongrois Auguste Kral, qui avait suivi
de près les événements depuis une dizaine d'années, formulait des conclusions plu-
tôt pessimistes sur le développement littéraire et son influence dans le domaine
de l'éveil national durant les quarante années précédentes. Il considérait que la prin-
cipale cause de la désunion et du retard dans le développement de la langue et de
la littérature avait été la diversité des alphabets utilisés. Il constatait que les efforts
faits dans le domaine littéraire dans le nord et dans le sud n'avaient eu entre eux
aucune cohérence, et qu'ils avaient davantage contribué à multiplier les partis qu'à
les rapprocher. De fait, à l'issu du congrès, deux alphabets – celui d'Istanbul et
l'alphabet Bashkimi modifié – furent conservés ; signe que la fracture entre sud
et nord devait encore rester, au moins pour quelques temps… sans oublier les divi-
sions religieuses que les Jeunes-Turcs allaient chercher à exploiter, notamment en
remettant en selle l'alphabet arabe pour les Albanais musulmans.
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250 / Nathalie Clayer