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La légitimité définit ce qui doit être et s’impose comme irréductible à ce qui est. Plus
précisément, on peut définir la légitimité en différenciant deux formes d’injustice. La
condamnation de Dreyfus est injuste parce qu’elle a été rendue possible par la violation
des principes du droit. L’injustice est ici une illégalité. Cependant, on peut accuser un
système légal d’être injuste en lui-même et par lui-même parce qu’il est illégitime. Une
telle accusation conduit à distinguer la légitimité et la légalité. Celle-ci définit le fait de la
loi, l’existence historique du droit - ce que l’on nomme le « droit positif ». Toutefois ce «
droit » ne doit pas être nécessairement considéré comme légitime. C’est un fait, par
exemple, que l’Allemagne nazie a promu des lois antisémites ; or nous ne pouvons juger
ces lois illégitimes et, plus généralement, nous ne pouvons juger de l’illégitimité des
pouvoirs qu’à la condition de faire référence à un ordre de valeur hétérogène à l’ordre
du fait historique, en l’occurrence le fait de la prise de pouvoir par le parti nazi. La
légitimité suppose de la sorte une norme supérieure en référence à laquelle il est possible
de déterminer si les lois instituées et si les exercices du pouvoir sont justes ou non. Elle
fonde une hiérarchie des normes : elle soumet le « droit positif » à la norme d’un droit
considéré comme hétérogène et supérieur aux inventions historiques. En raison de cette
hétérogénéité du droit et du fait, l’idée de légitimité possède une valeur stratégique
certaine. Elle est fondatrice, elle est également (et peut-être surtout) polémique. Elle ne
désigne pas seulement un ordre du « droit » à partir du quel s’institue la politique, elle
fait valoir cet ordre contre les prétentions du fait politique à valoir en droit.
Deux questions principales se posent alors : est-on fondé à distinguer ainsi la légitimité
de la légalité ? Et, si l’on est fondé à le faire, comment définir la légitimité ?
Autorité et légitimité »
mercredi 31 mai 2006.
Hubert HAENEL
La légitimité électorale
L’organisation d’élections marque une étape décisive dans les processus de transition vers la
démocratie au point que la communauté internationale tend à y voir la fin de la transition. Les
pays que nous étudions – à l’exception de la Chine – sont engagés à des stades différents dans
un processus électoral, organisé par les autorités nationales ou internationales. Outre la
chronologie et la nature de ces processus, leur valeur et leur signification diffèrent largement.
En Afrique du Sud comme en Pologne, le processus électoral a été choisi comme mode de
transmission de pouvoir : dans ces deux Etats, le parti au pouvoir a reconnu les partis de la
contestation comme une opposition constituée et un acteur de la scène politique : ces étapes
ont été franchies avec l’ouverture des négociations de la Table ronde avec le syndicat
Solidarnosc en Pologne en avril 1989 et avec l’abolition du régime de l’apartheid et la
reconnaissance de l’ANC (African National Congress) en Afrique du Sud entre 1989 et 1991.
Dans ces deux pays, le peuple souverain a obtenu la liberté d’élire ses dirigeants. Solidarnosc
et l’ANC, forts de la légitimité acquise par la lutte qu’ils ont menée contre un régime
oppresseur, ont remporté les premières élections libres à une forte majorité.
La légitimité acquise au Salvador par la rébellion armée unifiée autour du FMLN (Front
Farabundo Marti de Libération Nationale) lui a valu de participer aux négociations de paix et
de devenir un parti politique légal. Cependant, il n’a pas remporté les élections et le parti de
l’ancien régime, ARENA, s’est maintenu au pouvoir.
Dans ces trois cas, la sortie de crise s’opère sous la forme d’une transformation politique du
conflit dans la mesure où les anciens acteurs de la contestation, armés ou non, deviennent des
nouveaux acteurs de la vie politique nationale.
« Il est clair que Hamid Karzaï est aujourd’hui [2004] le grand et l’unique bénéficiaire de la
dynamique conflictuelle qui a opposé, dès le départ, les fondamentalistes, partisans de la
continuité de l’Etat islamique, à l’ancien monarque, symbole d’un Etat moderne. La
manœuvre de Karzaï consiste à garder vivace cette dynamique, pour se présenter ensuite
comme porteur de la solution médiane » 2.
La victoire électorale n’est en réalité que la traduction des légitimités acquises précédemment.
Elle les met en œuvre et les transforme en légitimité électorale. Cependant cette nouvelle
légitimité au pouvoir acquise par les urnes se révèle éphémère. L’exercice du pouvoir est un
facteur important de son érosion. Aujourd’hui en Afrique du Sud, l’ANC perd peu à peu la
confiance de ses électeurs du fait de la lenteur des réformes. En Afghanistan, Karzaï tire une
part de sa légitimation des accords de paix conclus à Bonn, pourtant il prend le risque de s’en
écarter en s’associant à ceux-là mêmes que la conférence de Bonn avait désignés comme les
responsables de la détérioration de la situation avant les Talibans, le Front islamique uni
(Alliance du Nord). Cette attitude est, de plus, préjudiciable à la position du roi. Par ailleurs,
Karzaï a renforcé la dimension religieuse de son administration en créant des structures à
vocation religieuse ce qui a pour conséquence d’empiéter sur l’autorité de l’Etat. Par exemple,
le conseil des Oulémas prend des fatwas condamnant la démocratie et interdisant aux femmes
de travailler dans des organismes privés.
Elections libres ne riment cependant pas systématiquement avec alternance au pouvoir. Dans
les anciennes républiques soviétiques, l’exercice du pouvoir lui-même est perçu comme une
source de légitimité politique. L’expérience du pouvoir fait naître une confiance inégalée par
les dissidents ce qui explique que les élections ont parfois désigné les personnalités qui
occupaient déjà le pouvoir. Après plusieurs années, ces dirigeants ont en général perdu leur
légitimité au pouvoir du fait du régime autoritaire, voire autocratique, qu’ils ont instauré, mais
alors il est trop tard pour qu’une alternance s’affirme. L’espace politique a été complètement
verrouillé et il n’y a plus moyen de changer de gouvernement par la voie démocratique. C’est
notamment le cas de l’Ouzbékistan.
Les légitimités traditionnelles mettent en œuvre les identités primordiales qu’elles soient
claniques, territoriales, ethniques, religieuses, régionales, linguistiques etc. Ces appartenances
possédant un caractère exclusif, les solidarités auxquelles elles donnent lieu divisent une
population en sous-groupes qui peuvent se retrouver antagonistes dans des situations
conflictuelles.
La légitimité idéologique
Quelle place tient aujourd’hui la légitimité idéologique en Chine ? Il faut reconnaître qu’un
vide idéologique s’est progressivement installé, que les successeurs de Mao essaient de
combler. Ils prennent appui sur des thèmes plus rationnels et c’est la fonction nouvelle des
réformes économiques et du nationalisme.
Sous Mao, la légitimité politique a été largement accaparée par la légitimité charismatique du
Grand Timonier et au détriment de la légitimité idéologique. Le pouvoir était très fortement
personnalisé. A sa mort, il était essentiel pour le PC chinois de restaurer sa crédibilité.
L’économie affaiblie par le Grand Bond en avant et les années de Révolution culturelle ont
permis d’investir une nouvelle forme de légitimité, plus rationnelle avec la politique de
réformes économiques. A partir de 1978, Deng Xiaoping met davantage l’accent sur le
pragmatisme et la performance que sur l’idéologie. Cette forme de légitimation rationnelle
peut-être un élément positif pour le processus démocratique en Chine ; elle demande en effet
plus de transparence et engage davantage la responsabilité des dirigeants qu’une légitimation
de type charismatique. L’actuel président, Hu Jintao, en faisant la promotion d’une « société
harmonieuse » et en cherchant à réduire les énormes inégalités sociales et économiques du
pays, semble se placer dans la continuité de cette logique. Même si les hommes politiques ont
toujours recours à l’idéologie socialiste pour justifier leurs actions, quitte à maintenir un
certain flou et à l’adapter aux réalités économiques et politiques du moment, si le recrutement
au sein du PCC se fait en fonction de la fidélité à l’idéologie et moins sur la base de la
performance ou des capacités individuelles et si enfin le président Hu Jintao a mis l’accent sur
l’éducation politique et idéologique de la population, la Chine ne peut plus se définir comme
un Etat idéologique.
D’autres moyens sont venus compléter ce vide. On assiste ainsi depuis quelques années au
retour du confucianisme, présenté comme un modèle politique conforme à la tradition
culturelle chinoise. Par ailleurs, Pékin chercherait à conserver une certaine forme de légitimité
charismatique en réactivant le nationalisme chinois. « Since the Chinese Communist Party is
no longer communist, it must be even more Chinese » (.)4 Le nationalisme apparaît ainsi
comme une idéologie de substitution, surtout après la perte de légitimité du pouvoir à la suite
de la répression de Tiananmen de 1989 et après l’effondrement du système communiste en
URSS et en Europe de l’Est.
La légitimité circonstancielle
C’est ainsi qu’au cours des toutes premières années de l’indépendance, la population
reconnaît à Karimov certains mérites : il a su éviter la guerre civile malgré les tensions inter-
ethniques qui avaient dégénéré en affrontements, et parfois même, en tueries entre 1989 et
1992. A ce titre, la guerre au Tadjikistan a longtemps servi d’épouvantail dans l’esprit des
Ouzbeks. En dépit de la disparition de l’URSS et de l’effondrement du système d’échanges
économiques, il a su approvisionner son pays en produits alimentaires. En somme, il a su
répondre aux exigences de l’urgence et conduire son peuple à l’indépendance. La tâche n’était
pas aisée et le résultat – l’indépendance pacifique – fait la fierté du peuple ouzbek. La nation
avait le sentiment de vivre un moment important de son histoire et son président se devait de
lui assurer la sécurité.
C’est dans ces conditions que la population ouzbèke a accepté la fermeture de la vie publique
dès l’indépendance. Karimov a en plus su accompagner sa politique d’une rhétorique sur la
nécessaire préparation du pays à la démocratie. Il a usé et abusé de la métaphore du jeune
enfant qui doit grandir avant d’être autonome, et s’est posé en père autoritaire de cette jeune
nation. Seulement à mesure que les années passaient, ce contrat a volé en éclat : le
gouvernement a échoué à assurer le bien-être de la population. L’économie s’est enfoncée
dans la crise après avoir connu une embellie dans l’immédiate après-indépendance ; le niveau
de vie a sérieusement chuté (le salaire moyen mensuel est de 40 dollars) ; la croissance
économique reste parmi les plus basses de l’ex-URSS selon la Banque mondiale (2003) ; la
situation sanitaire s’est dégradée du fait d’une alimentation insuffisante et déséquilibrée et du
difficile accès aux soins médicaux. L’interdiction des candidats d’opposition et les suffrages
anormalement élevés remportés par Karimov dénoncent régulièrement la manipulation des
résultats des élections et font perdre toute confiance dans le vote. La brutalité de la politique
est rapidement apparue injuste et absurde (répression et règne de l’arbitraire : les témoignages
sur des descentes de miliciens dans les villages pour y arrêter de façon entièrement arbitraire
les jeunes hommes ne sont pas rares). Enfin, les dirigeants s’installent dans le pouvoir et ses
privilèges et affichent le plus grand mépris pour la population : la circulation reste coupée
dans les villes du pays parfois des journées entières pour le passage des dirigeants et de leurs
invités. La corruption s’est affirmée comme une pratique tellement connue qu’elle en est
presque officielle. Malgré tout, le discours sur la liberté, la démocratie et le bien-être
demeurent. Ce décalage entre discours et réalité a rompu le lien entre le peuple et le pouvoir,
de façon encore plus flagrante au niveau local où la proximité rend ce processus encore plus
visible. Le peuple est profondément blessé d’être réduit à une telle indigence. L’indépendance
porteuse d’espoirs a amèrement déçu et provoque une nostalgie de l’époque soviétique où le
bien-être matériel, au moins, était assuré.
Notes :
1
Kacem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire, Paris, L’Asiathèque, 2004 : 67.
2
Ibid. : 67.
3
Ibid. : 70.
4
« Puisque le Parti Communiste Chinois n’est plus communiste, il se doit d’être encore plus
chinois » in Thomas Christensen, Chinese Realpolitik, Foreign Affairs 75, N° 5, (1996): 37.
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