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LA LEGITIMITE

La légitimité définit ce qui doit être et s’impose comme irréductible à ce qui est. Plus
précisément, on peut définir la légitimité en différenciant deux formes d’injustice. La
condamnation de Dreyfus est injuste parce qu’elle a été rendue possible par la violation
des principes du droit. L’injustice est ici une illégalité. Cependant, on peut accuser un
système légal d’être injuste en lui-même et par lui-même parce qu’il est illégitime. Une
telle accusation conduit à distinguer la légitimité et la légalité. Celle-ci définit le fait de la
loi, l’existence historique du droit - ce que l’on nomme le « droit positif ». Toutefois ce «
droit » ne doit pas être nécessairement considéré comme légitime. C’est un fait, par
exemple, que l’Allemagne nazie a promu des lois antisémites ; or nous ne pouvons juger
ces lois illégitimes et, plus généralement, nous ne pouvons juger de l’illégitimité des
pouvoirs qu’à la condition de faire référence à un ordre de valeur hétérogène à l’ordre
du fait historique, en l’occurrence le fait de la prise de pouvoir par le parti nazi. La
légitimité suppose de la sorte une norme supérieure en référence à laquelle il est possible
de déterminer si les lois instituées et si les exercices du pouvoir sont justes ou non. Elle
fonde une hiérarchie des normes : elle soumet le « droit positif » à la norme d’un droit
considéré comme hétérogène et supérieur aux inventions historiques. En raison de cette
hétérogénéité du droit et du fait, l’idée de légitimité possède une valeur stratégique
certaine. Elle est fondatrice, elle est également (et peut-être surtout) polémique. Elle ne
désigne pas seulement un ordre du « droit » à partir du quel s’institue la politique, elle
fait valoir cet ordre contre les prétentions du fait politique à valoir en droit.
Deux questions principales se posent alors : est-on fondé à distinguer ainsi la légitimité
de la légalité ? Et, si l’on est fondé à le faire, comment définir la légitimité ?

Est-on justifié à affirmer cette hétérogénéité entre la légitimité et la légalité ou encore


entre le droit et les forces historiques? La rigueur nous y oblige. Inspirons-nous ici des
analyses de Rousseau. L’historien ou le sociologue peut étudier les forces sociales et
politiques qui sont les causes des lois. Cependant la causalité – qui est l’explication du
fait – ne peut être identifiée à la légitimité – qui définit la valeur du fait - sauf à
commettre un contre-sens qui fait confondre deux concepts distincts.
Peut-on prétendre que la force des lois justifie leur valeur ? Ce serait affirmer que la
force fait le droit ( entendu ici comme la légitimité), comme la cause produit son effet.
Tel est le sens de la formule « droit du plus fort ». Toutefois les forces et les rapports de
forces se modifient et, si le droit n’est que l’effet de la force, il se modifie alors
nécessairement suivant les jeux de cette force. Or, comme le dit Rousseau, « qu’est-ce
qu’un droit qui périt quand la force cesse ? » C’est pourquoi évoquer un « droit du plus
fort » n’est pas seulement commettre un contre-sens, mais céder à un non-sens : c’est
réduire le droit à n’être que l’ombre portée de la force, si bien que le mot « droit » ne
possède ici aucune signification propre : il « ne signifie rien du tout ».

Comment alors définir la légitimité ? Comment déterminer ce qui ne saurait se


déduire aux rapports de forces historiques ? Il est certes toujours possible de se
réclamer d’un ordre supérieur au fait et de prétendre justifier une légitimité
transcendant les forces politiques. Considérons l’exemple – qui n’a pas valeur
d’approbation – des violences commises contre l’exercice du droit à l’I.V.G. Le militant
prétend ici faire valoir la légitimité de « commandements divins » contre la légalité.
Pensons également aux luttes – certes bien différentes – en faveur des sans-papiers ou
aux formes de militantisme de José Bové. Les sans-papiers furent évacués de l’église
Saint-Bernard par la force publique et José Bové fut condamné à trois mois de prison
ferme en raison du « saccage » d’un Mac-Donald en construction. Il n’est nullement
question ici de juger du bien-fondé de ces mouvements. Remarquons seulement que ces
luttes sont engagées par référence (fondée ou non) à une légitimité considérée comme
supérieure à la légalité. Elargissons la réflexion : la référence à une justice non reconnue
par l’Etat ou à la religion, à la tradition aux pouvoirs « charismatiques » d’un individu
exceptionnel peut-elle définir la légitimité ? En rester à ce point de vue, c’est opter pour
une pluralité de légitimités – religieuses, culturelles, traditionnelles - qui dissout l’idée
d’une légitimité absolue au profit d’un particularisme et d’un relativisme des valeurs.
Cependant peut-on affirmer un principe de légitimité unique qui ne soit pas le masque
d’un ordre de valeur particulier ?
L’appartenance à telle religion ou à telle tradition, la perception de telles qualités
exceptionnelles chez un individu constituent des faits de croyance et des particularismes
dont sont exclus ceux qui ne les reconnaissent pas. En conséquence, il semblerait que
seule une universalité irréductible à l’ordre du fait puisse définir la légitimité. Or,
contrairement aux croyances, la rationalité fonde une pensée dont la valeur est
universelle et irréductible aux faits sociaux et historiques. La légitimité théorique du
théorème de Pythagore, par exemple, ne peut être réduite par la causalité sociale et
historique qui explique sa découverte. Ainsi les lois et, plus généralement, les décisions
politiques seront dites légitimes à la condition qu’elles soient fondées sur des fins et des
principes rationnels. Cela signifie que chacun, chaque sujet exerçant la raison, est invité
à se prononcer sur cette légitimité politique, et à statuer sur elle. Cela signifie aussi que
cette légitimité n’est pas figée et qu’elle ne surplombe pas les sujets. Elle est toujours en
construction et en débat, comme la rationalité. Elle transcende les faits, mais non
l’autorité de la raison. La légitimité politique n’est donc pas un idéal hétérogène à
l’activité des sujets, mais leur œuvre propre. Dans cette perspective, la légitimité
s’identifie à la citoyenneté. Précisément, elle s’identifie à la souveraineté entendue
comme le pouvoir des citoyens d’instituer les lois.

==> Voir la fiche « Citoyenneté » (programme de seconde)

Autorité et légitimité »
mercredi 31 mai 2006.

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La Croix, 31 mai 2006

L’actualité récente montre des situations où sont apparus


ce qu’il faut bien appeler des conflits de légitimité. Lors de
la crise du CPE, le Gouvernement faisait valoir que le texte
contesté avait été régulièrement approuvé par le Parlement
et jugé conforme à la Constitution par le Conseil
constitutionnel. Les opposants ne s’appuyaient pas
seulement sur la mobilisation de la jeunesse et des
syndicalistes : ils affirmaient qu’une majorité de la
population, selon les sondages, les soutenait ; les étudiants
mettaient en avant la forme « démocratique » de leur
mouvement, son caractère représentatif.

Le Gouvernement avait il le droit d’imposer un texte que les


premiers concernés et la grande majorité du pays rejetaient
aussi massivement ? Certains, surtout du côté patronal,
allaient plus loin en estimant que les partenaires sociaux
avaient une légitimité de première instance dans de tels
domaines, où l’État ne devrait intervenir que pour donner,
si nécessaire, une consécration juridique aux accords
conclus, ou bien pour pallier des carences avérées du
dialogue social. Ainsi, chacun revendiquait une forme de
légitimité contre une autre, ce qui peut en partie expliquer
l’étrange manière dont s’est dénoué le conflit.

Un autre exemple d’affrontement des légitimités avait été


donné durant les travaux de la commission d’enquête
parlementaire sur l’« affaire d’Outreau ». Nombreux étaient
les magistrats qui voyaient dans la commission d’enquête
une atteinte à l’indépendance de l’autorité judiciaire : de
quel droit les parlementaires entreprenaient ils de « refaire
l’instruction » et de « juger les juges » ? Les députés, quant
à eux, faisaient valoir leur droit d’enquêter sur le
fonctionnement d’un service public ; certains d’entre eux
s’étonnaient de ce soudain culte de la séparation des
pouvoirs chez des associations de magistrats habituées à
critiquer publiquement telle ou telle loi.

Ces deux exemples ne sont ils pas symptomatiques d’un


ébranlement du système de légitimation ?

Ce qui caractérise l’autorité légitime, c’est que l’on n’a pas


le sentiment d’abandonner sa dignité en se soumettant à sa
décision. Or, manifestement, dans les deux exemples,
c’était le sentiment contraire qui dominait. Les
représentants des magistrats jugeaient comme une
humiliation que les députés paraissent refaire le procès
comme il aurait dû l’être. Pour les jeunes hostiles au CPE,
ce n’était naturellement pas se plier à une décision du
pouvoir politique élu qui était vécu comme une humiliation :
c’était le contenu de la décision - le CPE - qui en constituait
une : compte tenu de leur image négative de l’entreprise,
ce contrat impliquait à leurs yeux une soumission à
l’arbitraire ; en même temps, il était perçu comme
intrinsèquement dévalorisant, puisqu’il semblait signifier
qu’un statut moins favorable était nécessaire pour qu’un
jeune - quel que soit son diplôme - soit employable.

Ces deux exemples montrent bien ce qu’il y a de réducteur


à croire que la légitimité d’une autorité réside seulement
dans sa source, par exemple l’élection dans une démocratie
représentative. En réalité, s’il y a dans la source de
l’autorité une condition de sa légitimité, elle ne suffit pas à
caractériser celle-ci. La légitimité de l’autorité renvoie
également à sa finalité et au domaine dans lequel elle peut
s’exercer. Et sous cet angle, la légitimité rencontre
nécessairement des limites : elle n’autorise pas à demander
d’obéir à n’importe quel commandement ; en même temps,
elle connaît des degrés, peut être plus ou moins « forte ».
Cela ressort clairement du fait que le sentiment d’obligation
et l’adhésion spontanée qui s’attachent à la légitimité
peuvent sensiblement varier.

La légitimité ne peut jamais être complètement dissociée


de l’efficacité. Si je remplis mal ma mission, je reste
titulaire de l’autorité que nul n’est habilité à exercer à ma
place, mais les effets qui s’attachent à la possession de
l’autorité légitime se trouvent atténués.

Or, je ne peux connaître l’efficacité de mon action, et donc


pouvoir l’améliorer, sans être ouvert à la critique. C’est
pourquoi une autorité ayant tendance à s’isoler, à se
retrancher, ou bien dériver vers l’autoritarisme, voit
toujours sa légitimité s’affaiblir. Au contraire, un pouvoir
verra normalement sa légitimité renforcée par une
opposition efficace et des contre pouvoirs remplissant leur
rôle. Un pouvoir légitime est un pouvoir qui rend des
comptes ; il y a un lien nécessaire entre légitimité et
responsabilité.

Ces quelques remarques paraîtront évidentes. Mais il n’est


pas sans intérêt de les confronter au malaise politique que
traverse aujourd’hui notre pays. Ce malaise n’est-il pas lié
au fait que - pour des raisons sans doute diverses selon les
cas - les différentes autorités ont vu leur légitimité
s’affaiblir et que les rapports entre ces autorités ne
s’organisent pas de manière à contrecarrer cette
tendance ? N’est-ce pas dans la question de l’autorité
légitime qu’il faudrait rechercher le fil conducteur d’un
recentrage du débat politique dans notre pays ?

Hubert HAENEL

La légitimation du nouveau pouvoir politique : les sources de la légitimité politique

Date de la note : 05- 09

Par Karine Gatelier

Dans un contexte de sortie de crise, la récente arrivée au pouvoir de nouveaux acteurs


politiques, ou au contraire le maintien des anciennes élites, témoignent des différentes sources
de légitimité politique en vigueur dans un pays. Ces légitimités s’articulent et se combinent
dans des perspectives électorales, traditionnelles, idéologiques et circonstancielles.

En démocratie, la légitimité provient essentiellement des élections. Or ce modèle de


démocratie représentative reposant sur le suffrage universel doit, dans les contextes que nous
étudions, cohabiter avec des modèles de légitimation traditionnels. La superposition de ces
différentes pratiques donnent ainsi lieu à des systèmes singuliers. L’Histoire et l’ethnologie
fournissent des explications à l’émergence ou au maintien des acteurs au pouvoir et nous
aident à déterminer les sources de la légitimité politique et les processus de légitimation.

Les processus de légitimité sont diversifiés et articulent plusieurs sources de légitimation,


qu’elles puisent dans les institutions modernes, comme les élections démocratiques, ou les
légitimités traditionnelles, mutées et adaptées aux systèmes parfois exogènes comme
l’idéologie communiste. La négation de ces processus de légitimation et l’apparition d’un
pouvoir autoritaire donne généralement lieu à une forte personnalisation du pouvoir.

La légitimité électorale

L’organisation d’élections marque une étape décisive dans les processus de transition vers la
démocratie au point que la communauté internationale tend à y voir la fin de la transition. Les
pays que nous étudions – à l’exception de la Chine – sont engagés à des stades différents dans
un processus électoral, organisé par les autorités nationales ou internationales. Outre la
chronologie et la nature de ces processus, leur valeur et leur signification diffèrent largement.

En Afrique du Sud comme en Pologne, le processus électoral a été choisi comme mode de
transmission de pouvoir : dans ces deux Etats, le parti au pouvoir a reconnu les partis de la
contestation comme une opposition constituée et un acteur de la scène politique : ces étapes
ont été franchies avec l’ouverture des négociations de la Table ronde avec le syndicat
Solidarnosc en Pologne en avril 1989 et avec l’abolition du régime de l’apartheid et la
reconnaissance de l’ANC (African National Congress) en Afrique du Sud entre 1989 et 1991.
Dans ces deux pays, le peuple souverain a obtenu la liberté d’élire ses dirigeants. Solidarnosc
et l’ANC, forts de la légitimité acquise par la lutte qu’ils ont menée contre un régime
oppresseur, ont remporté les premières élections libres à une forte majorité.

La légitimité acquise au Salvador par la rébellion armée unifiée autour du FMLN (Front
Farabundo Marti de Libération Nationale) lui a valu de participer aux négociations de paix et
de devenir un parti politique légal. Cependant, il n’a pas remporté les élections et le parti de
l’ancien régime, ARENA, s’est maintenu au pouvoir.

Dans ces trois cas, la sortie de crise s’opère sous la forme d’une transformation politique du
conflit dans la mesure où les anciens acteurs de la contestation, armés ou non, deviennent des
nouveaux acteurs de la vie politique nationale.

En Afghanistan, le président Karzaï bénéficie, depuis le scrutin du 21 avril 2005, de la


légitimité électorale mais les élections ont seulement confirmé les succès de son processus de
légitimation. Fort du soutien de la communauté internationale, sa stratégie de légitimation a
consisté à gagner l’appui de l’ancien roi, Mohammad Zaher Shah. L’ancien monarque afghan
était plébiscité par la population qui, dans sa majorité, souhaitait son retour au pouvoir,
comme l’ont montré les sondages 1. Cependant il a décidé de s’effacer de la scène politique –
les raisons restent encore obscures – après avoir joué un rôle décisif dans les négociations qui
ont précédé la conférence de paix (Bonn décembre 2001) et la mise en place de l’Autorité
provisoire. En prenant cette décision, il a désigné Hamid Karzaï nouveau chef de cette
Autorité et choisi de conserver l’autorité suprême ce qui a permis à Karzaï de s’en réclamer et
d’entamer sa mission sur des bases solides. Le refus de l’ancien roi de prendre les rênes du
pouvoir a été un trésor de légitimité pour l’actuel président afghan qui est ainsi devenu le
partenaire privilégié, fort d’appuis dont ne bénéficiaient pas les autres pôles du pouvoir. Pour
cela, il a veillé à ce que soient conservées les fonctions honorifiques réservées au roi.
Désormais, il avait deux objectifs : entretenir le rôle légitimant du roi pour qu’un pouvoir fort
et centralisé, dévoué à Washington, s’installe à Kaboul et affaiblir le pouvoir du Front
islamique uni.

« Il est clair que Hamid Karzaï est aujourd’hui [2004] le grand et l’unique bénéficiaire de la
dynamique conflictuelle qui a opposé, dès le départ, les fondamentalistes, partisans de la
continuité de l’Etat islamique, à l’ancien monarque, symbole d’un Etat moderne. La
manœuvre de Karzaï consiste à garder vivace cette dynamique, pour se présenter ensuite
comme porteur de la solution médiane » 2.

La victoire électorale n’est en réalité que la traduction des légitimités acquises précédemment.
Elle les met en œuvre et les transforme en légitimité électorale. Cependant cette nouvelle
légitimité au pouvoir acquise par les urnes se révèle éphémère. L’exercice du pouvoir est un
facteur important de son érosion. Aujourd’hui en Afrique du Sud, l’ANC perd peu à peu la
confiance de ses électeurs du fait de la lenteur des réformes. En Afghanistan, Karzaï tire une
part de sa légitimation des accords de paix conclus à Bonn, pourtant il prend le risque de s’en
écarter en s’associant à ceux-là mêmes que la conférence de Bonn avait désignés comme les
responsables de la détérioration de la situation avant les Talibans, le Front islamique uni
(Alliance du Nord). Cette attitude est, de plus, préjudiciable à la position du roi. Par ailleurs,
Karzaï a renforcé la dimension religieuse de son administration en créant des structures à
vocation religieuse ce qui a pour conséquence d’empiéter sur l’autorité de l’Etat. Par exemple,
le conseil des Oulémas prend des fatwas condamnant la démocratie et interdisant aux femmes
de travailler dans des organismes privés.

Elections libres ne riment cependant pas systématiquement avec alternance au pouvoir. Dans
les anciennes républiques soviétiques, l’exercice du pouvoir lui-même est perçu comme une
source de légitimité politique. L’expérience du pouvoir fait naître une confiance inégalée par
les dissidents ce qui explique que les élections ont parfois désigné les personnalités qui
occupaient déjà le pouvoir. Après plusieurs années, ces dirigeants ont en général perdu leur
légitimité au pouvoir du fait du régime autoritaire, voire autocratique, qu’ils ont instauré, mais
alors il est trop tard pour qu’une alternance s’affirme. L’espace politique a été complètement
verrouillé et il n’y a plus moyen de changer de gouvernement par la voie démocratique. C’est
notamment le cas de l’Ouzbékistan.

En Russie, Vladimir Poutine a bénéficié de l’expérience du pouvoir qu’il a connue au moment


où il était premier ministre de Boris Eltsine. En démissionnant en sa faveur, Eltsine lui a
conféré la légitimité nécessaire à son élection comme président en 2000. Par la suite, il a
recherché une autre source de légitimité, conscient que celle-si serait fragile et éphémère. Il
l’a trouvée dans la réaffirmation de la puissance militaire, lors de son premier mandat, puis
dans la restauration d’un pouvoir fort et de la grandeur de la Russie, au cours du second. En
effet, un sondage réalisé en 2000 révélait que 55% des Russes considéraient que la tâche
historique de la Russie actuelle était de reconstituer un empire successeur de l’empire russe et
de l’empire soviétique. L’URSS bénéficiait d’un rayonnement symbolique qui avait de fortes
répercussions identitaires sur la population. L’éclatement de l’Union soviétique a mis un
terme à cette identification populaire. Depuis 1991, la Russie est un Etat souverain sur la
scène internationale privé de nombre d’atouts soviétiques. Cette situation est vécue par
beaucoup comme une humiliation, en particulier par rapport à l’Occident. Depuis l’arrivée au
pouvoir de Poutine en 2000, la nostalgie de l’empire disparu a accouché d’une idéologie
officielle qui aspire à ressusciter la puissance russe et à reprendre le contrôle des ex-
républiques soviétiques. La défunte Armée rouge ne pouvant plus assurer la puissance
économique, elle a été remplacée par la pression énergétique : ayant repris le contrôle de ses
ressources, la Russie entend profiter de la dépendance de l’Europe pour ses
approvisionnements en hydrocarbures.

Les légitimités traditionnelles

Les légitimités traditionnelles mettent en œuvre les identités primordiales qu’elles soient
claniques, territoriales, ethniques, religieuses, régionales, linguistiques etc. Ces appartenances
possédant un caractère exclusif, les solidarités auxquelles elles donnent lieu divisent une
population en sous-groupes qui peuvent se retrouver antagonistes dans des situations
conflictuelles.

En Bosnie-Herzégovine, les communautés de voisinage nous montrent que l’espace est


pourvoyeur de ressources et fournit le cadre adapté à la mise en œuvre d’actions collectives.
Elles se sont institutionnalisées à travers les mjesna zajedna (MZ, collectivités locales). Il
s’agit d’une solidarité par l’échange de travail, la propriété collective immobilière (écoles,
églises, mosquées etc.) et les actions communes (célébrations). La confiance témoignée aux
dirigeants de ces collectivités villageoises est bien supérieure à celle vis-à-vis des dirigeants
nationaux. Il faut dire aussi que ces institutions puisent leur origine au temps où la Bosnie
appartenait à l’empire ottoman, régi par les règles du communautarisme. Cependant, l’espace
comme facteur fédérateur cache les réels moteurs de ces énergies qui sont essentiellement
ethniques et religieux. L’énergie déployée par de tels regroupements peut ainsi conduire au
retour des personnes déplacées, à la reconstruction des maisons détruites, d’écoles et de routes
etc. C’est une base précieuse avant que le lent processus de réconciliation puisse s’étendre à la
nation entière.

Avant la guerre, en Afghanistan, pouvoir et légitimité politiques reposaient sur un ancrage


local (famille, clan, village). Le concept de nation était assez étranger aux Afghans. La guerre
a transformé en profondeur cette société : généralisation de la violence, passage à une
économie de guerre, redéfinition des identités. Dans les régions où les mouvements de
résistance ont été les plus puissants, essentiellement la moitié nord du pays, les élites locales
traditionnelles ont été foncièrement fragilisées, devant céder la place à de nouveaux acteurs,
les leaders religieux et les chefs de guerre largement indépendants des réseaux de clientèles
locales. Ces formes de pouvoir ont structuré de nouvelles identités qui s’étendent au-delà du
groupe de solidarité local (clan, tribu, le qaum). Elles sont désormais fondées sur le religieux
et l’ethnique (Tadjiks, Ouzbeks, Hazaras etc.). Ainsi, les leaders ne viennent plus d’une
dynastie ou d’un clan particulier mais ils ont construit leur pouvoir sur leurs capacités à
commander un appareil politique ou militaire. Leur principale source de légitimité politique
repose sur le mythe fondateur du mudjahidin, la glorification de la lutte et l’idéologie
islamiste au centre de cette lutte occupe une place centrale dans le débat politique. Le succès
aux combats devient une source centrale de légitimité du pouvoir. Dans le sud du pays,
principalement peuplé de Pashtuns, ces évolutions sont moins perceptibles. Ce qui permet à
Hamid Karzaï de pouvoir s’appuyer encore aujourd’hui sur le comportement tribal. Il a une
grande aisance dans les contacts avec les notables locaux et recherche sans cesse le consensus.
Il bénéficie d’un atout majeur, l’estime générale témoignée à son père, Abdol Ahmad Khan
Karzaï, qui avait la “sagesse de l’homme de tribu, l’intelligence du citadin et l’humilité de
l’homme de foi”3 . Au-delà de ces légitimités traditionnelles encore prégnantes, Hamid Karzaï
bénéficie de sa position d’extérieur à la vie politique nationale tenue par les seigneurs de la
guerre et en qui la population afghane n’a plus confiance.

La légitimité idéologique

Quelle place tient aujourd’hui la légitimité idéologique en Chine ? Il faut reconnaître qu’un
vide idéologique s’est progressivement installé, que les successeurs de Mao essaient de
combler. Ils prennent appui sur des thèmes plus rationnels et c’est la fonction nouvelle des
réformes économiques et du nationalisme.

Sous Mao, la légitimité politique a été largement accaparée par la légitimité charismatique du
Grand Timonier et au détriment de la légitimité idéologique. Le pouvoir était très fortement
personnalisé. A sa mort, il était essentiel pour le PC chinois de restaurer sa crédibilité.
L’économie affaiblie par le Grand Bond en avant et les années de Révolution culturelle ont
permis d’investir une nouvelle forme de légitimité, plus rationnelle avec la politique de
réformes économiques. A partir de 1978, Deng Xiaoping met davantage l’accent sur le
pragmatisme et la performance que sur l’idéologie. Cette forme de légitimation rationnelle
peut-être un élément positif pour le processus démocratique en Chine ; elle demande en effet
plus de transparence et engage davantage la responsabilité des dirigeants qu’une légitimation
de type charismatique. L’actuel président, Hu Jintao, en faisant la promotion d’une « société
harmonieuse » et en cherchant à réduire les énormes inégalités sociales et économiques du
pays, semble se placer dans la continuité de cette logique. Même si les hommes politiques ont
toujours recours à l’idéologie socialiste pour justifier leurs actions, quitte à maintenir un
certain flou et à l’adapter aux réalités économiques et politiques du moment, si le recrutement
au sein du PCC se fait en fonction de la fidélité à l’idéologie et moins sur la base de la
performance ou des capacités individuelles et si enfin le président Hu Jintao a mis l’accent sur
l’éducation politique et idéologique de la population, la Chine ne peut plus se définir comme
un Etat idéologique.

D’autres moyens sont venus compléter ce vide. On assiste ainsi depuis quelques années au
retour du confucianisme, présenté comme un modèle politique conforme à la tradition
culturelle chinoise. Par ailleurs, Pékin chercherait à conserver une certaine forme de légitimité
charismatique en réactivant le nationalisme chinois. « Since the Chinese Communist Party is
no longer communist, it must be even more Chinese » (.)4 Le nationalisme apparaît ainsi
comme une idéologie de substitution, surtout après la perte de légitimité du pouvoir à la suite
de la répression de Tiananmen de 1989 et après l’effondrement du système communiste en
URSS et en Europe de l’Est.

La légitimité circonstancielle

La légitimité circonstancielle tient à la conjoncture spécifique d’un Etat et à la mission


confiée à un individu pour traverser cette période. Le président ouzbek, Islam Karimov, a été
élu premier président ouzbek dans les termes d’un genre de contrat social tacite : il devait
assurer à son pays une indépendance pacifique.

C’est ainsi qu’au cours des toutes premières années de l’indépendance, la population
reconnaît à Karimov certains mérites : il a su éviter la guerre civile malgré les tensions inter-
ethniques qui avaient dégénéré en affrontements, et parfois même, en tueries entre 1989 et
1992. A ce titre, la guerre au Tadjikistan a longtemps servi d’épouvantail dans l’esprit des
Ouzbeks. En dépit de la disparition de l’URSS et de l’effondrement du système d’échanges
économiques, il a su approvisionner son pays en produits alimentaires. En somme, il a su
répondre aux exigences de l’urgence et conduire son peuple à l’indépendance. La tâche n’était
pas aisée et le résultat – l’indépendance pacifique – fait la fierté du peuple ouzbek. La nation
avait le sentiment de vivre un moment important de son histoire et son président se devait de
lui assurer la sécurité.

C’est dans ces conditions que la population ouzbèke a accepté la fermeture de la vie publique
dès l’indépendance. Karimov a en plus su accompagner sa politique d’une rhétorique sur la
nécessaire préparation du pays à la démocratie. Il a usé et abusé de la métaphore du jeune
enfant qui doit grandir avant d’être autonome, et s’est posé en père autoritaire de cette jeune
nation. Seulement à mesure que les années passaient, ce contrat a volé en éclat : le
gouvernement a échoué à assurer le bien-être de la population. L’économie s’est enfoncée
dans la crise après avoir connu une embellie dans l’immédiate après-indépendance ; le niveau
de vie a sérieusement chuté (le salaire moyen mensuel est de 40 dollars) ; la croissance
économique reste parmi les plus basses de l’ex-URSS selon la Banque mondiale (2003) ; la
situation sanitaire s’est dégradée du fait d’une alimentation insuffisante et déséquilibrée et du
difficile accès aux soins médicaux. L’interdiction des candidats d’opposition et les suffrages
anormalement élevés remportés par Karimov dénoncent régulièrement la manipulation des
résultats des élections et font perdre toute confiance dans le vote. La brutalité de la politique
est rapidement apparue injuste et absurde (répression et règne de l’arbitraire : les témoignages
sur des descentes de miliciens dans les villages pour y arrêter de façon entièrement arbitraire
les jeunes hommes ne sont pas rares). Enfin, les dirigeants s’installent dans le pouvoir et ses
privilèges et affichent le plus grand mépris pour la population : la circulation reste coupée
dans les villes du pays parfois des journées entières pour le passage des dirigeants et de leurs
invités. La corruption s’est affirmée comme une pratique tellement connue qu’elle en est
presque officielle. Malgré tout, le discours sur la liberté, la démocratie et le bien-être
demeurent. Ce décalage entre discours et réalité a rompu le lien entre le peuple et le pouvoir,
de façon encore plus flagrante au niveau local où la proximité rend ce processus encore plus
visible. Le peuple est profondément blessé d’être réduit à une telle indigence. L’indépendance
porteuse d’espoirs a amèrement déçu et provoque une nostalgie de l’époque soviétique où le
bien-être matériel, au moins, était assuré.

Notes :
1
Kacem Fazelli, L’Afghanistan, du provisoire au transitoire, Paris, L’Asiathèque, 2004 : 67.
2
Ibid. : 67.
3
Ibid. : 70.
4
« Puisque le Parti Communiste Chinois n’est plus communiste, il se doit d’être encore plus
chinois » in Thomas Christensen, Chinese Realpolitik, Foreign Affairs 75, N° 5, (1996): 37.

L’auteur a obtenu un doctorat en anthropologie sociale (EHESS, Paris) suite à un travail de


terrain en Ouzbékistan, Tadjikistan et Kirghizstan sur l’identité collective de communautés
tsiganes. Elle est également titulaire d’un DESS de relations internationales de l’INALCO
(Paris).

irg © 2006
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