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Social Science Information

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Entre la Sociologie et le Dieu Chrétien: Résultats D'une Enquête


Ethnographique Dans des Paroisses Catholiques en France
Albert Piette
Social Science Information 2002 41: 359
DOI: 10.1177/0539018402041003002

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Theory and methods
TheÂorie et meÂthodes

Albert Piette

Entre la sociologie et le Dieu chre tien:


chretien:
 sultats d'une enque
re
resultats à te ethnographique dans
enquete
des paroisses catholiques en France

ReÂsumeÂ. ReÂsultat d'une enqueÃte de terrain dans des paroisses catholiques francËaises,
cet article a pour theÁme principal la preÂsence situationnelle de Dieu en tant
qu'interactant invisible. En s'aidant des perspectives theÂoriques deÂveloppeÂes par
l'anthropologie des sciences, l'auteur analyse les diffeÂrentes modaliteÂs de rendre Dieu
preÂsent et montre en meÃme temps les diffeÂrences entre la re-preÂsentation de l'entite divine
et de l'objet scienti®que. L'auteur insiste aussi sur l'autonomie de Dieu agissant en
situation, en repeÂrant aÁ partir de deÂtails gestuels et surtout lexicaux les modaliteÂs
subtiles et complexes de sa preÂsence interactionnelle.

Mots-cleÂs. Dieu ± Interactions ± MeÂdiation ± PreÂsence ± Situation ± Sociologie des sciences

1. Du Dieu absent des sciences sociales aÁ la deÂcouverte du terrain


ethnographique

Le Dieu chreÂtien a un statut analytique dif®cile en sciences sociales


des religions. Les interpreÂtations qui paraissent si faciles et si lumi-
neuses lorsqu'il s'agit des diviniteÂs africaines (AugeÂ, 1988) semblent
impossibles et sans inteÂreÃt lorsqu'elles concernent le Dieu chreÂtien,
comme si la qualite de l'interpreÂtation eÂtait inversement proportion-
nelle aux degreÂs possibles d'engagement du chercheur. Les choses
sont d'autant plus compliqueÂes que les formes d'investissement

Information sur les Sciences Sociales& 2002 SAGE Publications (Londres, Thousand Oaks, CA et
New Delhi), 41(3), pp. 359±383.
0539-0184[200209]41:3;359±383;026750

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ne sont pas seulement actuelles mais aussi, comme l'a montreÂ


P. Bourdieu, ``lieÂes au fait d'en avoir eÂteÂ'' (Bourdieu, 1987: 110) et
attestent ainsi d'un type d'engagement aÁ partir duquel le chercheur
a des comptes aÁ reÂgler avec l'institution . . . Par son combat meÃme, il teÂmoigne qu'il
en est toujours. Cet inteÂreÃt neÂgatif, critique, peut orienter toute la recherche et se
vivre comme inteÂreÃt scienti®que pur graÃce aÁ la confusion de l'attitude scienti®que
et de l'attitude critique (de gauche) af®rmeÂe dans le champ religieux lui-meÃme.
(Bourdieu, 1987: 107)

Plus tenace que l'atheÂisme confessionnel, la bataille intellectuelle


contre le Dieu chreÂtien se traduit en sciences sociales des religions
dans une apparence paci®que mais en reÂalite exclusive, dans le prin-
cipe de l'``atheÂisme meÂthodologique''. Alors qu'il n'est meÃme pas
mentionne dans les travaux ethnologiques sur les diviniteÂs africaines
et que sur ce fond d'atheÂisme confessionnel ou d'absence d'engage-
ment, celles-ci et leurs actions possibles sont prises treÁs au seÂrieux
par les chercheurs, le rappel de l'atheÂisme meÂthodologique semble
neÂcessaire lorsqu'il est question du Dieu chreÂtien, avec de fortes
conseÂquences analytiques. Il consiste d'une part aÁ ``comprendre la
religion comme une projection humaine, enracineÂe dans les infra-
structures speÂci®ques de l'histoire humaine'' et d'autre part, aÁ
``ne . . . rien dire sur la possibilite que cette projection puisse
se reÂfeÂrer aÁ quelque chose d'autre qu'aÁ la nature de celui qui la
projette'' (Berger, 1971: 274). L'atheÂisme meÂthodologique impose
ainsi une forte dichotomisation entre l'entite divine, en tant qu'elle
agit, reÂserveÂe au discours theÂologique, et la construction humaine
qui la met en mouvement, reÂserveÂe, elle, au discours des sciences
sociales. Ce principe meÂthodologique, sous-jacent aÁ l'histoire de la
sociologie des religions, s'est en fait exprime sous quatre formes dif-
feÂrentes. La premieÁre consiste en la deÂnonciation critique de l'eÃtre
divin reÂduit aÁ un roÃle d'eÂcran sur lequel la socieÂte se projette, en
lui attribuant sa propre puissance. Sans statut ontologique, con-
sideÂre comme une invention humaine, l'eÃtre divin ne peut avoir un
statut meÂthodologique que pris pour autre chose que lui-meÃme.
C'est aÁ cette seule condition qu'il peut eÃtre consideÂre comme
agissant. C'est typiquement la position de Durkheim consideÂrant
les dieux comme une expression meÂtaphorique de la socieÂteÂ. La
deuxieÁme forme est celle de la dissolution sociale. PlutoÃt que de
prendre pour objet Dieu comme existant et agissant, elle le consideÁre
comme support passif, bon pour penser les valeurs identitaires du
groupe, l'imagination sociale, les repreÂsentations culturelles ou les

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Piette TheÂorie et meÂthodes 361

structures cognitives de la penseÂe humaine. ReÂservoir symbolique,


poÃle identi®cateur, opeÂrateur logique ou correÂlat variable au greÂ
des diffeÂrenciations sociales, l'eÃtre divin n'est pas pense en situation.
Pour satisfaire aÁ cette deuxieÁme forme, il faudrait pratiquer une
analyse de contenu des repreÂsentations de Dieu, telles qu'elles sont
veÂhiculeÂes dans divers documents et situer celles-ci comme expres-
sion ou contre-expression des valeurs de la ``moderniteÂ''. La troi-
sieÁme forme est l'exclusion theÂologique. PousseÂe aÁ fond, elle rigidi®e
le principe d'atheÂisme meÂthodologique puisqu'elle consideÁre Dieu
et les dogmes de l'Eglise catholique comme intouchables, hors
culture et surtout pas comme une projection humaine. Dans ce
cas, seule la theÂologie peut parler de Dieu comme existant et agis-
sant. IndeÂpendamment des deÂrives qu'il a pu prendre dans les
travaux d'Eliade ou d'Otto, le projet pheÂnomeÂnologique, tel qu'il
s'inteÂresse aÁ l'eÃtre divin et aÁ la structuration des rapports entre le
sujet et l'objet religieux, pourrait preÂtendre au traitement analytique
de l'eÃtre divin en tant que tel, mais c'est laÁ au deÂtriment de l'analyse
des ``infrastructures'' que les sciences sociales ne peuvent oublier. La
dernieÁre forme reÂside dans l'annulation humano-centrique. Souvent
d'inspiration weÂbeÂrienne, elle s'inteÂresse preÂciseÂment aux acteurs
religieux, aux infrastructures religieuses qu'ils construisent selon
des rapports sociaux, en particulier de pouvoir, speÂci®ques. Passage
oblige d'une approche socio-anthropologique, cette perspective preÂ-
sente l'inconveÂnient d'eÂliminer l'eÃtre divin de son champ d'inteÂreÃt.
ConsideÂre comme non pertinent, il est hors statut analytique. Les
relations sociales des acteurs sont seules inteÂressantes, en fait cou-
peÂes de l'eÃtre divin, non percËues comme construction de celui-ci,
car l'ideÂe de Dieu fabrique par les hommes est sans doute trop
banale. C'est l'exceÁs de transcendantalite qui, dans la troisieÁme
forme, empeÃche les sciences sociales de parler de Dieu; ici, c'est
l'exceÁs de culturalite qui empeÃche de faire un lien analytique entre
les infrastructures religieuses et l'eÃtre divin. Bref, tandis que le dis-
cours theÂologique deÂplace l'analyse vers un Dieu existant dans une
sorte de purete ontologique indeÂpendante de toute intervention
humaine, le discours sociologique deÂplace l'analyse vers le social
qu'elle consideÁre sans lien avec l'eÃtre divin existant ou agissant, tou-
jours dissous, annuleÂ, exclu ou deÂnonceÂ. Pour le dire scheÂmatique-
ment, c'est au ``non-religieux'' que s'inteÂressent en premier lieu les
sciences sociales des religions, laissant le ``religieux'' sous la forme
speÂci®que du divin aÁ la theÂologie. Il y a comme une impossibiliteÂ

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meÂthodologique aÁ penser ensemble les hommes et Dieu, aÁ les respec-


ter d'eÂgale facËon dans leurs caracteÂristiques, leurs actions et leurs
effets. Le raisonnement theÂologique proteÁge Dieu et eÂlimine le
social.1 Le raisonnement socio-anthropologique vise le social et
eÂlimine Dieu. Ce sont, aÁ coup suÃr, les meilleurs moyens de manquer
les situations ouÁ coexistent les hommes et l'eÃtre divin, selon les dis-
positifs speÂci®ques, aÁ travers leurs roÃles respectifs. C'est en tout
cas ce que nous a permis de deÂcouvrir notre terrain ethnographique.
Ainsi, lorsque nous menions celui-ci dans un dioceÁse francËais,
multipliant des observations de situations, en particulier des rencon-
tres paroissiales entre catholiques et des ceÂleÂbrations dominicales,
nous avons note dans notre carnet de bord: ``Impression que l'Eglise
catholique (re)part aÁ zeÂro et doit se reconstruire. Affaire de per-
sonnes, d'ideÂes, de dynamisme, de rencontres, de coordination, de
reÂseaux . . . C'est la religion en train de se faire. Dieu est au centre
de l'ensemble de ce dispositif.'' Dans un contexte de peÂnurie de
preÃtres, ce terrain nous a permis de repeÂrer au moins trois eÂleÂments
(Piette, 1999). D'abord, la neÂcessiteÂ, apreÁs le deÂpart du cure non rem-
placeÂ, que ``quelque chose'' continue, entraõÃ nant ainsi la mise en
responsabilite des laõÈ cs catholiques du village, une nouvelle redistri-
bution de taÃches, le maintien de la fonction d'accueil du presbyteÁre et
l'animation reÂgulieÁre de ceÂleÂbrations avec ou sans preÃtre. DeuxieÁme-
ment, la preÂsence af®rmeÂe explicitement de Dieu dans divers eÂleÂ-
ments, objets ou attitudes: en particulier, l'hostie et le vin identi®eÂs
comme corps et sang du Christ selon certaines conditions gestuelles
et langagieÁres, mais aussi, comme il est souvent mentionne dans des
ateliers de formation en faisant reÂfeÂrence aÁ des extraits eÂvangeÂliques,
dans la rencontre des chreÂtiens au nom du Christ, ou encore dans
l'acte charitable ou toutes formes d'engagement social. TroisieÁme-
ment, des rapports d'interlocution dont Dieu est le destinataire
sollicite explicitement pour eÃtre en situation, eÂgalement selon des
modaliteÂs langagieÁres codi®eÂes.2 Glori®eÂ, imploreÂ, remercie dans
diverses seÂquences liturgiques, Dieu est ainsi l'allocutaire absent
mais direct de prieÁres speÂci®ques.
Sur base de ce constat, la question est claire: comment rendre
compte theÂoriquement de ces situations de copreÂsence entre Dieu
et les paroissiens? PlutoÃt que par une opposition dualiste et une
puri®cation des uns et des autres, la reÂhabilitation ethnographique
du Dieu chreÂtien passe par une opeÂration d'hybridation: les hommes
travaillent un ensemble de meÂdiations qui assurent la preÂsence de
Dieu et celui-ci agit aupreÁs de ceux-laÁ. D'une part, penser les moda-

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Piette TheÂorie et meÂthodes 363

liteÂs d'existence et les qualiteÂs de l'eÃtre divin, telles qu'elles sont situa-
tionnellement mises en mouvement et en place par les hommes; d'au-
tre part, penser les modaliteÂs d'actions divines et les conseÂquences de
celles-ci sur les humains: tel est le double programme de l'anthropo-
logie du fait religieux.

2. Dieu construit et reÂel

Ce programme est ainsi directement inspire de celui de l'anthro-


pologie du fait scienti®que.3 La comparaison avec la science et
l'anthropologie de l'activite scienti®que constitue ainsi un bon trem-
plin meÂthodologique et theÂorique pour preÂsenter la religion comme
une activite ordinaire. Bien suÃr, entre l'activite religieuse et l'activiteÂ
scienti®que, entre Dieu, les microbes et les trous noirs, il existe des
diffeÂrences importantes. Mais traiter Dieu comme un fait scienti®-
que nous semble une position analytique de deÂpart4 qui, en l'eÂtat
actuel de la recherche, vaut la peine d'eÃtre tenteÂe. Malgre des limites
ineÂvitables, elle permet de rester proche des donneÂes empiriques et de
faire avancer la re¯exion par rapport au point de vue deÂnonciateur
assimilant l'eÃtre divin aÁ une projection.
FocaliseÂe sur l'ethnographie des pratiques ordinaires des acteurs,
l'anthropologie des sciences veut prendre eÂgalement au seÂrieux l'ac-
tion des chercheurs, physiciens, chimistes, . . . et les faits scienti®ques
qu'ils construisent au jour le jour dans leur laboratoire et qui, en
meÃme temps, agissent. Ainsi, les eÂtudes ethnographiques des trous
noirs, des microbes, des chromosomes ou du sang ± qui ont, cette
fois, par exceÁs de naturaliteÂ, autant, voire plus de reÂsistance que
les eÃtres divins ± peuvent aider aÁ comprendre les modaliteÂs d'exis-
tence et le roÃle de Dieu dans nos situations paroissiales. A partir
de l'observation directe de la science en train de se faire, l'ethno-
graphe analyse les cycles d'objectivation des trous noirs ou du
sang, conclut que le fait scienti®que existe aÁ l'inteÂrieur d'un reÂseau
speÂci®que constitue non seulement de savoir-faire speÂcialise et de
machines sophistiqueÂes mais aussi d'allieÂs divers, eÂconomiques,
industriels . . . sans lesquels le reÂseau se deÂsarticule, en meÃme temps
que le fait scienti®que. Et peu importe l'objection ontologique des
``scienti®ques'' eux-meÃmes af®rmant la purete ontologique de leur
objet, anticipant peut-eÃtre celle que les theÂologiens ou croyants nous
feraient, en preÂtendant aÁ l'existence objective de Dieu. Disons que

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364 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

ce n'est pas notre probleÁme d'anthropologue et cela personne ne


peut le contester. Ce qu'il importe alors d'observer, c'est bien le tra-
vail des meÂdiations qui permet la preÂsence de Dieu et le deÂbat tel
qu'il surgit entre ``®deÁles'' ordinaires, sur les modaliteÂs de cette preÂ-
sence. Ce qu'il faut en tout cas eÂviter, c'est, comme sociologue ou
anthropologue, de rentrer dans ce deÂbat, comme l'implique, souvent
aÁ son insu, toute proposition de®nitionnelle du fait religieux, poseÂe a
priori. En observant la science en train de se faire, l'ethnographe
cherche aÁ respecter son objet, le fait scienti®que; d'une part, il
deÂcrit sa construction sociale, en faisant appel aÁ l'ensemble du
reÂseau, humains et objets mis aÁ contribution pour assurer, apreÁs sa
deÂcouverte, sa stabilisation et d'autre part, il rend compte de ce
que ce meÃme ``fait'' est capable de faire et de faire faire. En meÃme
temps qu'ils le font, le fait scienti®que les deÂpasse aussi vite. Tel est
le Dieu de l'ethnographie. L'enjeu intellectuel est de taille. B. Latour
l'explicite fort bien aÁ propos du travail scienti®que de Pasteur
deÂcouvrant l'acide lactique, et de fait, fort peu preÂoccupe par la
question du choix entre constructivisme et reÂalisme:
Il [Pasteur] af®rme, dans le meÃme souf¯e, que le ferment de son acide lactique est
reÂel parce qu'il a monte avec preÂcaution, de ses mains, la sceÁne ouÁ il ± le ferment ±
se reÂveÁle tout seul. . . . Tout se passe au milieu . . . dans ce moment crucial ouÁ
Pasteur, parce qu'il a bien travailleÂ, peut laisser partir son ferment, en®n autonome
et visible . . . (Latour, 1996: 36±40)

Penser ensemble le travail humain de construction du fait scienti-


®que et l'indeÂpendance du ferment deÂsormais objective comme si
personne ne l'avait jamais fabriqueÂ; penser ensemble le travail
humain de construction du fait religieux et l'indeÂpendance de l'eÃtre
divin exteÂrieur et autonome, tel qu'il deÂpasse les humains qui l'ont
construit. Souscrire aÁ cette comparaison implique de se deÂbarrasser,
parfois avec beaucoup de force, tout autant du discours de la theÂo-
logie et de la croyance que de celui de l'atheÂisme. C'est le prix aÁ payer
pour faire de Dieu un objet ethnographique.

2.1. Dieu construit

Dans cette perspective, nous pouvons interpreÂter l'absence de preÃtre


comme une ``eÂpreuve'' qui met en jeu la solidite des liens paroissiaux,
tels qu'ils se sont tisseÂs au ®l des anneÂes, en particulier entre le cureÂ
et les paroissiens, et oblige aÁ revoir, selon de nouvelles modaliteÂs,
l'articulation de ceux-ci. La vie paroissiale peut eÃtre compareÂe aÁ

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Piette TheÂorie et meÂthodes 365

une chaõÃ ne d'associations constitueÂe d'un ensemble d'eÂleÂments tels


que le cureÂ, les paroissiens, la mairie et les conseillers municipaux,
mais aussi des documents comme les eÂcrits eÂvangeÂliques, le Missel
romain, les cahiers de chants ou de prieÁres, les bulletins paroissiaux,
ainsi que des objets aussi divers que le chauffage, les hosties, le vin, le
calice, les cierges, les habits liturgiques . . .

2.1.1. Les meÂdiations de Dieu. Et au bout de la chaõÃ ne, solidement


installeÂe, d'autant plus stabiliseÂe qu'elle n'est elle-meÃme qu'un mail-
lon d'une chaõà ne extensive passant par le dioceÁse (lui-meÃme relie aÁ
tous les autres dioceÁses jusqu'au sieÁge ponti®cal), il y a Dieu tel
qu'il est rendu preÂsent, objective aÁ partir de cette articulation parti-
culieÁre et selon un ensemble gestuel et langagier speÂci®que. Le deÂpart
du cure provoque comme l'ouverture d'une ``boõà te noire'' dont les
constituants reÂunis en un systeÁme treÁs controÃle et inteÂgre semblaient
indissociables et qu'il est impossible de laisser dans une telle situa-
tion d'incertitude. C'est la preÂsence situationnelle de Dieu qui est
en jeu. Reconstruire et refermer la boõÃ te noire, c'est donc reÂappro-
prier la chaõÃ ne associative avec de nouvelles donneÂes et proceÂdures.
Par exemple, l'addition de nouveaux humains, les laõÈ cs preÃts aÁ pre-
ndre des responsabiliteÂs au sein de l'eÂquipe animatrice en train de
se constituer, ensuite un changement de statuts pour ceux-ci,
non plus simples ®deÁles assistant aÁ la ceÂleÂbration dominicale, mais
baptiseÂs engageÂs activement dans la vie de l'Eglise. Et aussi pour
le preÃtre, non plus cure mais preÃtre modeÂrateur, mais gardant tou-
jours le controÃle des nouveaux recruteÂs, leur distribuant les taÃches
a®n de les tenir inseÂreÂs dans cet objectif constant de preÂsenti®cation
et d'objectivation de Dieu. Ce qui explique le deÂsir local, malgre les
heÂsitations, le manque de connaissances et les dif®culteÂs d'apprentis-
sage, de preÂparer et d'animer des ceÂleÂbrations qui, meÃme sans preÃtre,
restent une des modaliteÂs principales d'amener Dieu parmi les
paroissiens. Ainsi, le mouvement de reconstruction de la vie parois-
siale est d'autant plus facile qu'il est fonde sur un capital initial que
peuvent repreÂsenter la preÂsence inteÂrimaire d'un vicaire eÂpiscopal, le
savoir-faire deÂjaÁ acquis de certains laõÈ cs, le maintien d'eÂleÂments
centraux comme l'eÂglise ou le presbyteÁre, et l'infrastructure instru-
mentale qu'ils contiennent. C'est la religion en train de se faire.
Un ensemble d'eÂleÂments servent donc aÁ marquer la preÂsence de
Dieu: eÂtat (ordonneÂ), paroles, comportements et attitudes, fonc-
tions. Il y a le preÃtre et le diacre par leur ordination et leur attitude
humaine, il y a aussi l'ensemble de la ``communaute chreÂtienne'' par

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366 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

la proclamation de la Parole de Dieu, par le teÂmoignage d'un com-


portement d'accueil et de chariteÂ, il y a encore la liturgie elle-meÃme
avec le roÃle speÂci®que du preÃtre. Quatre formes au moins de moda-
liteÂs de meÂdiation sont discernables: l'objectivation par laquelle le
preÃtre, apreÁs un geste et une parole speÂci®ques, deÂsigne dans le
pain et le vin le corps et le sang du Christ; la repreÂsentation par les
preÃtres (et aussi les diacres) qui s'inscrivent, par leur ordination,
dans une geÂneÂalogie les associant au Christ et aÁ sa propre fonction;
l'exempli®cation par un ensemble d'attitudes et de comportements
teÂmoignant de l'amour que le Christ a montreÂ; la trace sous des
formes diverses, celle des objets (ciboire, calice), celle du baÃtiment-
eÂglise ou des icoÃnes, celle aussi de la parole du Christ et des livres
qui la contiennent, jusqu'au bulletin paroissial, selon des degreÂs
variables. Parmi ces meÂdiateurs, certains apparaissent comme des
porte-paroles privileÂgieÂs. En premier lieu: le preÃtre, associe aÁ une
expeÂrience eccleÂsiastique, avec des capaciteÂs relationnelles qui lui
permettent des contacts exteÂrieurs et d'eÂtendre la liste des collabo-
rateurs laõÈ cs. MeÃme si beaucoup de laõÈ cs peuvent exhiber une
grande connaissance de la vie religieuse, du savoir-faire liturgique
et, en particulier, des compeÂtences musicales, le preÃtre semble
rester la reÂfeÂrence spirituelle, le responsable gestionnaire, l'expert
theÂologique. C'est lui qui est associe aÁ la communication speÂci®que
des paroles eÂvangeÂliques et aÁ la manipulation exclusive, selon des
usages prescrits et des proceÂdures codi®eÂes, de diffeÂrents eÂleÂments
(pain, vin, ciboire, calice . . .) pour donner une preÂsence objectiveÂe
aÁ Dieu, par l'appel explicite au reÂfeÂrent lui-meÃme, ``le corps du
Christ''. A moins qu'en son absence, il deÂleÁgue l'un ou l'autre laõÈ cs
qui distribueront en adap (assembleÂe dominicale en l'absence de
preÃtre) les hosties ``consacreÂes'' par lui. Il y a donc des degreÂs dif-
feÂrents de leÂgitimite entre toutes ces meÂdiations. Le preÃtre qui pro-
clame l'Evangile et teÂmoigne d'une attitude charitable semble
assurer avec plus de visibilite la preÂsence de Dieu qu'un laõÈ c baptiseÂ,
engage dans une activite humanitaire. Et, de la meÃme facËon pour
l'hostie consacreÂe et preÂsenteÂe par le preÃtre, par rapport au sourire
d'une brave dame assurant l'accueil au presbyteÁre pendant l'absence
du cureÂ. D'ouÁ, bien suÃr, l'enjeu de la messe dominicale.
A dire vrai, les rencontres paroissiales nous apprennent que ce
statut de leÂgitimite des bonnes ou moins bonnes meÂdiations est en
constant deÂbat entre les paroissiens. Le cure ou les laõÈ cs baptiseÂs?
La parole de Dieu ou l'hostie? L'eÂvangeÂliaire ou l'autel? Liturgie
ou engagement social? Ce sont ces interrogations se donnant sous

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Piette TheÂorie et meÂthodes 367

forme de gentilles controverses qui animent les deÂbats paroissiaux:


elles concernent de facËon preÂcise les modaliteÂs pratiques par les-
quelles l'absent est preÂsent, une re-preÂsentation remplace une
preÂsence reÂelle (au sens commun du terme). C'est le deÂbat sur les
meÂdiations et le tri aÁ opeÂrer. Celles que l'on valorise, celles que
l'on eÂlimine, celles que l'on utilise simplement, sans trop en parler
comme si elles eÂtaient accessoires, ne comptaient pas. A propos,
par exemple, de la preÂsence de Dieu sous la forme de l'hostie,
certaines valorisent seulement la neÂcessite du geste sancti®cateur
du preÃtre sur le pain, alors que d'autres insistent sur la ``commu-
nauteÂ'' des ®deÁles reÂunis comme meÂdiation neÂcessaire. Ou, sous
une autre forme de deÂbat, aÁ propos de l'attitude charitable et de l'en-
gagement social de chreÂtiens, certains reconnaissent ces comporte-
ments comme producteurs de la preÂsence de Dieu tandis que
d'autres y nient toute meÂdiation leÂgitime pour re-preÂsenter Dieu.
Autre exemple, le chauffage de l'eÂglise n'a pas le statut d'une meÂdia-
tion valideÂe mais seulement d'un accessoire de circonstance, d'une
simple neÂcessite hivernale.

2.1.2. Une opeÂration de re-preÂsentation. ``Dieu est preÂsent'',


af®rmons-nous. Un peu pour provoquer le discours habituel des
sciences sociales. ``En reÂseau'', ``situationnellement'', ajoutons-
nous pour garantir la speÂci®cite de notre propos. Nous devons ici
preÂciser le mode d'articulation des eÂleÂments humains et non humains
constitutifs du reÂseau ou de la chaõÃ ne d'associations qui rend preÂsent
l'eÃtre divin. Nous venons de repeÂrer la leÂgitimite variable de certains
eÂleÂments par rapport aÁ d'autres, mais nous savons aussi que celle-ci
ne peut fonctionner que sur fond du respect du droit canonique, en
particulier de l'exclusivite de certaines actions liturgiques pour le
preÃtre, selon une formulation gestuelle et langagieÁre preÂcise (Borras,
1996). Le reÂsultat est la re-preÂsentation de Dieu comme absent. Si
nous reprenons la comparaison avec l'anthropologie des sciences,
nous constatons une proceÂdure analogue de re-preÂsentation d'un
pheÂnomeÁne naturel (un trou noir, par exemple) non manipulable
et parfois invisible, selon une codi®cation stricte et controÃleÂe. C'est
une manieÁre de rapprocher, de rendre preÂsent le pheÂnomeÁne en ques-
tion aÁ partir de modaliteÂs bien de®nies. Elles consistent dans la trans-
formation de celui-ci, deÂbarrasse de son contexte originel, en
donneÂes chiffreÂes, dessins, scheÂmas, . . . bref, une transformation,
aÁ l'instar de celle de Dieu, en un ensemble de signes. Et de meÃme
que le texte scienti®que vise un reÂfeÂrent derrieÁre des chiffres ou des

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368 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

tableaux ± avec, bien suÃr, des modaliteÂs diffeÂrentes d'absence et de


preÂsence selon les disciplines et les cas de ®gures ± les eÂnonceÂs reli-
gieux deÂsignent aussi un reÂfeÂrent derrieÁre l'hostie, l'acte charitable
ou les paroles. Comme la science qui parle plus de ses repreÂsenta-
tions que du monde, les eÂnonceÂs religieux portent plus sur les meÂdia-
tions que sur Dieu lui-meÃme. Etiquetage, montage, preÂleÁvement,
marquage: B. Latour a releve les modaliteÂs meÂthodologiques trans-
formant le pheÂnomeÁne en signe qui en est la repreÂsentation. Ce que
le pheÂnomeÁne naturel perd en localiteÂ, complexiteÂ, particulariteÂ,
mateÂrialiteÂ, il le gagne, par cette opeÂration, en lisibiliteÂ, universaliteÂ,
superposabilite (Latour, 1993: 143±225). L'analogie entre science et
religion est pertinente parce qu'elle fait voir ces points communs,
mais aussi des diffeÂrences. L'opeÂration scienti®que est fondeÂe sur
une seÂrie reÂgleÂe de transformations du pheÂnomeÁne naturel, tendant
aÁ garder constante la reÂfeÂrence aÁ celui-ci. Le travail consiste en
une transformation radicale du pheÂnomeÁne inseÂre dans son contexte
et, en meÃme temps, en un minimum de deÂformations. Il n'y a pas de
rupture entre la chose et les signes, ni d'imposition de signes
arbitraires. La transformation proceÁde selon une seÂrie continue
d'eÂleÂments emboõÃ teÂs. Quant aÁ l'opeÂration religieuse de transforma-
tion de l'eÃtre divin, elle vise aussi aÁ rapprocher un absent; mais
l'usage des proceÂdures codi®eÂes, qui theÂologiquement en appelle
aÁ l'Esprit Saint tel qu'il transforme le pain en corps du Christ ou
l'homme en preÃtre ordonne rattache aÁ la ligneÂe apostolique, suppose
la ``foi'' du chreÂtien pour maintenir l'articulation du reÂseau et, donc,
la preÂsence de Dieu. Par la foi, nous voulons deÂsigner l'amour qui
fait rapprocher les absents en les rendant preÂsents par un objet qui
leur appartient, qui en garde la trace, qui les repreÂsente, ou encore
par un geste qui les rappelle. C'est l'amour de l'absent qui le fait
advenir par la ``magie'' humaine de tel objet ou tel geste. C'est
bien l'amour qui peut attribuer aÁ tel objet, l'hostie par exemple,
une capacite d'action, en particulier de re-preÂsentation du Dieu
absent. Et alors, celui-ci est preÂsent. C'est l'amour qui remplace la
continuite codi®eÂe des emboõà tements en seÂrie. Mais, en meÃme
temps, il s'inscrit lui aussi dans certaines contraintes de fonctionne-
ment qui s'apparentent aÁ celles de la continuiteÂ: non seulement un
lien de contact, de ressemblance, d'imitation entre le repreÂsentant
et l'absent (comme la seÂrie des repreÂsentations lieÂes par les gestes
successifs d'ordination, comme la reprise des paroles de JeÂsus, des
attitudes qu'il a lui-meÃme privileÂgieÂes et preÂconiseÂes, les peintures
ou sculptures de sceÁnes diverses . . .). Mais aussi le respect d'une

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Piette TheÂorie et meÂthodes 369

codi®cation graÃce aÁ laquelle le chreÂtien est assure de la validite du


geste ou de l'objet et, donc, de la mise en preÂsence de l'absent qui
lui est cher.
Par ailleurs, alors que l'activite scienti®que tente de faire oublier
ses meÂdiations tout au long du processus de transformation, pour
accroõà tre l'effet de reÂaliteÂ, l'activite religieuse valorise de manieÁre
treÁs forte les repreÂsentations de l'eÃtre divin qui le font exister locale-
ment. Elles sont meÃme theÂologiquement l'objet de la theÂorie des
sacrements. Tandis que le travail scienti®que cherche, aÁ travers
cette proceÂdure de transformation, aÁ gagner chaque fois une infor-
mation nouvelle, les meÂdiations de l'eÃtre divin visent aÁ eÃtre en
preÂsence de celui-ci, ``ici-maintenant'', au moment et au lieu meÃme
ouÁ la re-preÂsentation a lieu. L'enjeu n'est plus de transporter de
l'information sur l'absent, mais bien d'eÃtre en sa preÂsence, et, aÁ
chaque fois, de le re-preÂsenter localement. L'ensemble de ces ideÂes,
que nous empruntons aÁ B. Latour (1990, 1993), rendent bien
compte de l'activite religieuse, telle qu'on l'observe en train de se
faire dans des situations paroissiales.

2.1.3. Dieu en situation. ConsideÂrer Dieu comme le reÂsultat d'un


reÂseau heÂteÂrogeÁne constitue d'eÂleÂments humains et non humains
associeÂs dans une chaõà ne treÁs articuleÂe invite aÁ re¯eÂchir sur la
micro-construction des maillons s'articulant en situation. Ainsi,
l'ethnographie des rencontres paroissiales fait voir trois formes de
cadrages, c'est-aÁ-dire trois modaliteÂs juxtaposeÂes de donner un sens
aux eÂnonceÂs qui y sont inclus. Le premier correspond au temps de la
prieÁre, qui peut se placer au deÂbut, au milieu ou aÁ la ®n de la reÂunion.
A l'inteÂrieur du cadre ``prieÁre'', il y a d'une part des paroles directe-
ment adresseÂes aÁ Dieu lui-meÃme, n'heÂsitant pas aÁ expliciter un eÂtat
inteÂrieur (``je veux chanter le bien que tu fais'') et associeÂes aÁ des atti-
tudes speÂci®ques (silence, mains jointes, ton solennel . . .). Et d'autre
part, un commentaire eÂchange entre les participants aÁ propos de
cette prieÁre, dont les eÂnonceÂs correspondent aÁ des convictions
personnelles et contiennent une forte connotation eÂvangeÂlique
(amour, don, liberte . . .), comme s'il s'agissait de garder la preÂsence
de Dieu auquel ils viennent de s'adresser. Le deuxieÁme cadrage con-
cerne le temps de partage qui consiste aÁ eÂchanger sur les eÂveÂnements
forts jalonnant la vie de chaque communauteÂ. LaÁ, il n'y a pas d'eÂvo-
cation explicite de Dieu. Il s'agit plutoÃt de reÂcits de situations qui
ont marque la preÂsence de Dieu, preÂsenteÂs sur un mode distant ou
impliqueÂ, selon les cas. Soit, il est d'embleÂe preÂceÂde ou suivi d'un

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370 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

recadrage positif (``cËa fait l'Eglise'' aÁ propos d'une structure d'abri


pour des clochards, ``ils ont communieÂ'' aÁ propos des participants
aÁ une ceÂleÂbration de funeÂrailles . . .), soit il rapporte une situation
sur un mode neutre ou meÃme neÂgatif qui entraõÃ ne de la part du
responsable une retransformation positive, une clari®cation de
l'eÂveÂnement (``ils eÂtaient quand meÃme tous laÁ'' aÁ l'occasion d'une
ceÂleÂbration) ou une correction peÂdagogique, tendant toujours aÁ rap-
peler la trace de la preÂsence de Dieu. La troisieÁme forme de cadrage
introduit des eÂchanges sur le fonctionnement organisationnel de
l'institution: qui fait quoi? ouÁ? quand?, aÁ propos du cateÂchisme,
des messes ou d'autres ceÂleÂbrations comme la profession de foi.
A l'inteÂrieur meÃme de ce cadrage global, il y a au moins trois
recadrages. Le premier annonce avec ironie, meÂpris, neÂgligence de
quoi il va eÃtre question (une affaire de boutique). Ce qui est deÂbattu
est souvent interrompu par diverses digressions. Le deuxieÁme
contient des eÂvaluations ou des suggestions ponctuelles qui vont
rappeler la trace de Dieu dans ce type de deÂbat (``il faut l'aider'' aÁ
propos d'une personne qui a des dif®culteÂs pour geÂrer son groupe
de cateÂchisme . . .). Le troisieÁme est deÂduit de l'affairement positif
de certains paroissiens en train de preÂsenter avec engagement
l'eÂtat des lieux de leur groupe. Pour elle, c'est important (pas si
``boutique'' que cela). En plus de ces trois grands types de cadrages
juxtaposeÂs et enchaõÃ nant chacun des eÂnonceÂs qui les concernent, il
y a deux formes de hors-cadre. Nous avons rencontre le premier
en ®n de reÂunion portant, avec humour, sur les deÂcisions aÁ prendre
en matieÁre d'isolation de la salle paroissiale et de la couleur de
la moquette, c'est-aÁ-dire, des instrumentations trop indirectes de
la preÂsence de Dieu. L'autre a sous-tendu une reÂunion entieÁre,
diffeÂrente des autres, aÁ propos de l'explicitation du code theÂologique
et des formes de preÂsence de Dieu.
Reprenons ce compte rendu aÁ partir des paroles eÂchangeÂes en
reÂunion. Nous pouvons repeÂrer trois grandes cateÂgories d'eÂnonceÂs:

1. Les eÂnonceÂs qui concernent l'institution eccleÂsiastique et, en


meÃme temps, deÂsignent l'expeÂrience veÂcue des gens (ex.:
messe + unite dans le village; inhumation + profonde com-
munion entre les participants, prieÁre).
2. Les eÂnonceÂs qui se rapportent uniquement aÁ l'institution eccleÂ-
siastique (ex: eÂtablissement du planning des messes, distribu-
tion des cateÂchistes selon le nombre d'enfants . . .).

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Piette TheÂorie et meÂthodes 371

3. Les eÂnonceÂs qui traduisent une expeÂrience veÂcue et ne se rap-


portent pas directement aÁ l'institution (ex.: la creÂation d'une
structure d'abri pour les clochards).

2.1.4. Dieu, cadrage et surplus de sens. Dans les situations obser-


veÂes, les eÂnonceÂs de la cateÂgorie 1 sont ceux qui sont le plus haute-
ment quali®eÂs: ``c'est un grand moment'', ``j'ai trouve cËa positif '',
``c'est l'espeÂrance'', ``j'ai vu laÁ un signe qui m'a stimule pour mon
engagement'', ``je m'en suis reÂjoui'' . . . C'est dans cette cateÂgorie
que la rheÂtorique du lien est la plus preÂsente, aussi bien dans les
eÂnonceÂs ``prieÁre'', que dans les commentaires sur celle-ci ou les
eÂvaluations de toute autre situation. ConcentreÂs sur les moments
ponctuels des dialogues, ils ne sont pas coupeÂs par des digressions
diverses. Les eÂnonceÂs de la cateÂgorie 2 sont ambigus, deÂpendants
des interpreÂtations des uns et des autres. Tandis que des paroissiens
se demandent avec angoisse s'ils auront un preÃtre aÁ la veilleÂe de
NoeÈl, qui ce sera et aÁ quelle heure aura lieu la ceÂleÂbration, d'autres
eÂtablissent la distribution des preÃtres selon les messes et les villages
avec un relatif deÂsinteÂressement (sous-entendu ``il faut bien geÂrer
la boutique''), laissant s'in®ltrer des notes d'humour ou des digres-
sions. La marque du seÂrieux est plus importante lorsque surgit une
faille: trop d'enfants pour un seul cateÂchiste, incompeÂtence d'un
laõÈ c charge de preÂparer les ceÂleÂbrations d'inhumation, . . . comme
si l'enjeu de la preÂsence et des bonnes conditions de sa reÂalisation
devenait plus vif. Les eÂnonceÂs de la cateÂgorie 3 vont dans la meÃme
ambiguõÈ teÂ. Evoquant l'abri pour les clochards, quelqu'un fait
remarquer que ``cËa, c'est aussi l'Eglise'', de meÃme qu'il est preÂciseÂ
explicitement que l'eÂglise n'est qu'un baÃtiment, sous-entendant que
le bon religieux se vit ailleurs. Il y a ainsi la neÂcessite de requali®er
``religieusement'' ce type de propositions, en opposition aux attentes
``institutionnelles'' auxquels certains associent la cateÂgorie 2 (pour
qui, par exemple, le ``social'' n'est pas l'affaire premieÁre des chreÂ-
tiens). Ainsi les eÂnonceÂs 1 constituent des reÂcits de mise en preÂsence
avec Dieu. Le surplus de sens y atteint son intensite maximale, tandis
que les eÂnonceÂs 2 et 3 visent des formes de structures diffeÂrentes
preÂparant directement cette mise en preÂsence.
Dieu est bien l'enjeu de ces rencontres. C'est lui, l'eÃtre divin que les
participants s'affairent aÁ rendre preÂsent, en meÃlant des eÂleÂments
humains et non humains. Et c'est sur ces diffeÂrents eÂleÂments que por-
tent ces eÂchanges. A propos des personnes: ce sont les paroissiens,
les morts, les participants aÁ une ceÂreÂmonie, les enfants, les maires,

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372 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

les dames cateÂchistes, les coordinateurs, les diacres, les eÂvangeÂlistes


(Matthieu, Luc . . .), FrancËois d'Assise, les preÃtres, JeÂsus-Christ,
les malades, les exclus . . . Les modes de relation: ce sont l'amour,
la communion, l'accueil, la paix, l'accompagnement, la deÂmocratie,
l'espoir, l'ouverture, l'uniteÂ, la liberteÂ, la gratuiteÂ, la con®ance, la
solidariteÂ, la formation, la prieÁre, le pardon. Les objets: ce sont
la feuille paroissiale, la musique, le lieu de culte, l'homeÂlie, la salle
paroissiale, les habits liturgiques, les hosties, le vin, le bulletin muni-
cipal, le chauffage, . . . Y a-t-il une deÂrive, un eÂcart par rapport aÁ la
chaõÃ ne qui articule ces eÂleÂments, la preÂsence de Dieu est compromise.
Comment alors redevenir chreÂtien? D'ouÁ les interventions de ceux
qui corrigent, reformulent, reÂarticulent, reÂpeÁtent, rappellent, controÃ-
lent ou eÂvaluent, ayant bien compris le code theÂologique? ``Dieu est
laÁ'': c'est en fait le dernier cadrage, celui qui assure la reÂgulation des
eÂchanges de toutes ces reÂunions et qui enchaõÃ ne tous les autres
cadres, recadrages et retransformations servant aÁ s'adresser directe-
ment aÁ Dieu (prieÁre), aÁ rappeler par le teÂmoignage son mode de preÂ-
sence (temps de partage), aÁ deÂbattre des modaliteÂs diverses de sa
mise en preÂsence (organisation) et aÁ corriger toute deÂconnexion
par rapport aÁ l'ideÂe meÃme de preÂsence de Dieu.
C'est ce cadrage ultime par Dieu lui-meÃme qui empeÃche de
rencontrer dans ces situations un parfait compartimentage entre ce
qui participerait exclusivement du religieux et ce qui participerait
exclusivement de l'organisation. PlutoÃt que d'opeÂrer une discrimina-
tion entre telle ou telle dimension, ce contexte de rencontres parois-
siales, comme d'autres d'ailleurs, maintient la possibilite d'une
double signi®cation et, en meÃme temps, l'ambiguõÈ te qui en reÂsulte.
C'est un systeÁme de sens cumulatif qui n'exclut pas une lecture
litteÂrale-organisationnelle mais qui n'empeÃche pas non plus un
surcroõÃ t de signi®cation. Nous sommes ici, pour suivre l'expression
de P. Ricoeur, ``sous le reÂgime de l'ouverture de l'univers des
signes . . . [qui] marque l'eÂclatement du langage vers l'autre que
lui-meÃme'' (Ricoeur, 1969: 67±8). D'ouÁ le besoin ponctualiseÂ, en
cas de deÂsarticulation de la chaõÃ ne, avons-nous dit, d'expliciter
qu'il y a surcroõÃ t de sens, sans pour autant preÂciser neÂcessairement
le contenu aÁ lui donner. Il y a comme une reÁgle de jeu selon laquelle
une signi®cation est aÁ surajouter aÁ la signi®cation litteÂrale. C'est une
condition d'emploi pour donner de la coheÂrence aux eÂnonceÂs. Il y a
un accord tacite selon lequel l'implicite est aÁ associer aÁ un surplus de
sens sinon l'autre va paraõÃ tre ``super®ciel'', ``fragile'', ``seulement
capable de geÂrer la boutique''. L'utilisation de cette reÁgle de jeu est

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Piette TheÂorie et meÂthodes 373

ainsi une condition pour exhiber le sens de la foi et/ou disquali®er


celui qui ne paraõÃ t pas en saisir l'enjeu. Faire percevoir l'activiteÂ
comme organisationnelle ou religieuse est une manieÁre de disquali-
®er ou de valoriser. Avec l'objectif d'indiquer une marque positive
aÁ percevoir, l'explicitation du surplus de sens n'est pas neÂcessaire-
ment valideÂe par les autres interlocuteurs qui sont libres de leur
assentiment. Sans manifester leur deÂsaccord, ils peuvent enlever ce
surplus ou en injecter un autre. Il y a des indices verbaux et non
verbaux capables de creÂer ce surplus de sens ou de l'effacer en sous-
tendant un autre: le manque d'attention, l'absence d'interruption-
digression, l'eÂvaluation positive, ou la disquali®cation par un autre
ou par soi-meÃme, le meÂtacadrage (qui preÂsente le propos ainsi
eÂnonce avec neÂgligence, comme une contrainte, comme un point
capital). Les indices s'in®ltrent ainsi dans les deÂbats, faisant du sur-
plus de sens un enjeu: par exemple, la vieille dame qui se demande si
le choix d'un seul lieu de culte dans un groupement interparoissial,
c'est ``seulement'' pour ne plus se tromper (cateÂgorie 2) ou ``pour
creÂer une plus grande communauteÂ'' (cateÂgorie 1). FormuleÂe ainsi,
l'alternative attribue l'avantage aÁ la cateÂgorie 2, ne percevant
qu'une simple motivation mneÂmotechnique dans l'autre. De meÃme,
la reÂaction des paroissiens inquiets de la lourdeur de la taÃche de preÂ-
parer seuls les messes et la reÂaction du preÃtre trouvant laÁ l'occasion
de se rassembler pour une meilleure preÂparation. La foi, c'est bien
eÃtre capable d'injecter, de saisir un surplus de signi®cation. Une
autre modalite de repeÂrage est possible en fonction de la coheÂrence
biographique de l'interlocuteur. Nous pensons aÁ l'exemple d'un
preÃtre de preÁs de 70 ans, ancien chauffeur de car, militant ``Action
catholique'' ayant toujours refuse une fonction de cureÂ. Nous
l'avons vu ainsi en train de deÂfendre l'ideÂe de lieu unique de culte
en opposition aÁ quelques paroissiennes attacheÂes aÁ leur clocher.
Il est eÂvident que, pour lui, les eÂnonceÂs de la cateÂgorie 3 (l'eÂglise
n'est qu'un baÃtiment: le bon religieux est dehors) sont plus
impreÂgneÂs du ``surplus'' de sens que les eÂnonceÂs de la cateÂgorie 2
(``on sera acculeÂ'' aÁ choisir un seul lieu de culte vu la peÂnurie crois-
sante des preÃtres).
Il y a ainsi, paralleÁle aÁ chaque eÂnonceÂ, la possibilite qu'il contienne
un surcroõÃ t de sens par rapport aÁ son expression litteÂrale. L'eÂnonceÂ
lui-meÃme fait percevoir en tout cas le repeÂrage dif®cile de ce qui
est religieux (toujours par rapport aÁ ce qui n'est pas), aÁ travers une
tension instauratrice d'une dualite (ce n'est pas ici, mais laÁ-bas)
mais incapable d'empeÃcher une certaine contagion (meÃme si ce

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374 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

n'est pas, ce l'est quand meÃme, peut-eÃtre). Serait-ce le mouvement


meÃme du religieux, agonistique (ce n'est pas cËa), dialectique (ce
n'est pas ici, c'est laÁ, et reÂciproquement), avec la contrainte de
rester en preÂsence de Dieu?

2.1.5. A propos de la preÂsence d'une exteÂrioriteÂ. Nous tentons en fait


d'indiquer que l'entente des chreÂtiens se fait en actes, plus particu-
lieÁrement par des mises aÁ l'eÂpreuve continuelles mettant en question
le cadre meÃme de la situation et par des reconstructions successives
de celui-ci. Selon une coordination souple en reÂunion (ordre variable
du timing, impreÂvisibilite du contenu . . .) ou stricte en ceÂleÂbration
(ordre seÂquentiel, paroles et gestes codi®eÂs . . .), les rencontres met-
tent en úuvre un ensemble d'eÂleÂments dont la mise en cause de l'un
implique aÁ chaque fois une demande d'authenti®cation par un
autre, selon un jeu de renvois in®nis. Celui-ci oscille entre (1) la cer-
ti®cation et la quali®cation du preÃtre comme ministre ordonne et
successeur des apoÃtres (ou l'attribution d'une lettre de mission objec-
tivant le statut et la fonction des responsables laõÈ cs), (2) l'exempli®-
cation par des teÂmoignages-reÂcits transportant ici et maintenant
l'eÂveÂnement raconteÂ, (3) la mise en rapprochement de comporte-
ments ou de paroles actuels avec le modeÁle eÂvangeÂlique et l'attitude
meÃme de JeÂsus, (4) la seÂrie d'activiteÂs religieuses, aÁ laquelle la parti-
cipation par une meÃme personne assure la solidite de sa foi et met
entre parentheÁses toute suspicion sur celle-ci. La mention et l'activa-
tion de ces eÂleÂments en reÂunion confeÁrent aÁ celle-ci une stabilite par-
ticulieÁre, puisque les diffeÂrentes formes d'authenti®cation visent aÁ
rendre preÂsent, aÁ donner aÁ voir Dieu, aÁ transporter une situation
ouÁ il eÂtait preÂsent, en meÃme temps que lui-meÃme.
En centrant l'attention sur l'interaction entre les acteurs physique-
ment preÂsents dans une situation et sur leur ajustement reÂciproque
selon diverses modaliteÂs de copreÂsence, la lecture interactionniste
de la vie sociale vise aÁ rendre compte des preÂsentations de soi que
les acteurs se donnent reÂciproquement dans une situation partageÂe,
et exclut ainsi ce qui l'en eÂcarte, deÂsigne comme bon pour la pou-
belle. Ce faisant, elle se prive du moyen de comprendre la speÂci®citeÂ
de ces rencontres paroissiales. B. Latour a justement fait remarquer
qu'une interaction, ce n'est pas seulement un cadre qui circonscrit,
c'est aussi tout un reÂseau qui peut disloquer celui-ci, c'est aussi
ramener au centre de la situation des acteurs d'un autre temps ou
d'un autre lieu: les anciennes amies de mon interlocuteur, les
macËons qui ont construit ce mur il y preÁs de 100 ans, . . . (Latour,

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Piette TheÂorie et meÂthodes 375

1994). En ce sens, Dieu est un acteur speÂci®que puisqu'il est exteÂrieur


aux situations, non visible et en meÃme temps celui qui cadre celles-ci,
en leur donnant leur de®nition aÁ partager entre les acteurs preÂsents.
Nous dirons qu'il est une exteÂriorite cadrante. D'ouÁ l'importance des
eÂleÂments qui rendent cet absent preÂsent, des meÂdiations, comme
nous l'avons vu, qui permettent aÁ Dieu d'eÃtre laÁ.
Ce type d'interpreÂtation a l'avantage, aÁ la diffeÂrence de la lecture
pheÂnomeÂnologique, de creÂer une distance relativisant le dispositif
meÃme du culte, tout en le respectant puisqu'il est preÂsenteÂ, aÁ partir
des objets coordinateurs et des rapports d'interlocution, comme
une condensation de modaliteÂs diffeÂrentes de mise en preÂsence
avec Dieu. D'un coÃteÂ, cette interpreÂtation suggeÁre que ce processus
de preÂsenti®cation d'un absent se deÂploie dans d'autres activiteÂs de
la vie humaine. Pensons, par exemple, aÁ l'interlocution creÂeÂe avec
un inconnu absent par le canal teÂleÂphonique, et que des proceÂdeÂs
langagiers selon des conventions largement partageÂes peuvent faire
venir dans la situation observeÂe. Ceci est d'autant plus eÂvident
pour nos situations que, dans la tradition chreÂtienne, l'eÃtre divin
est associe aÁ la notion de personne et aÁ la possibilite d'une com-
munication selon des modaliteÂs langagieÁres tout aussi speÂci®ques
capables en tout cas de maintenir une telle interlocution et donc la
preÂsence de l'interlocuteur invisible. Autant que le dialogue inteÂrieur
est un moyen de conserver la preÂsence de l'eÃtre absent, dans le cúur
ou l'esprit, la ``prieÁre monologique'' constitue une modalite analo-
gue de rester en preÂsence de Dieu. Comme type de conversation,
l'intelligibilite de la prieÁre ne peut reposer que sur la preÂsence de
l'eÃtre aÁ qui elle s'adresse (Headley, 1993).
Mais la comparaison avec l'utilisation des objets dans d'autres
activiteÂs est aussi ± peut-eÃtre plus ± heuristique. L'activite scienti®-
que, nous l'avons deÂjaÁ vu, constitue une re-preÂsentation, selon une
instrumentation approprieÂe et reÂglementeÂe, d'un originaire absent;
en art aussi, ouÁ les úuvres sont traiteÂes comme des personnes
selon la technique du catalogage et de l'identi®cation et peuvent
de laÁ cumuler les fonctions de relique (si elles ont appartenu aÁ un
grand homme) et de feÂtiche (si elles agissent sur leur entourage)
(Heinich, 1993). Et bien suÃr, aussi en amour, lorsque l'eÃtre aimeÂ
n'est plus laÁ et que certains de ses objets sont traiteÂs comme si c'eÂtait
lui, teÂmoignant aujourd'hui d'une preÂsence active et dont on ne
pourrait accepter la perte ou la destruction. Par rapport aÁ l'activiteÂ
scienti®que, le point commun des trois autres modes de preÂsenti®ca-
tion est la neÂcessite de l'amour (de Dieu, de l'artiste exceptionnel, de

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376 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

l'eÃtre aimeÂ) comme condition de sa mise en preÂsence dans les objets


(en plus de l'authenti®cation assureÂe de ceux-ci). D'ouÁ l'extreÃme
valorisation, dans ces trois proceÂdures de re-preÂsentation, des
meÂdiations: la peinture, la photo ou n'importe quel objet ayant
appartenu au deÂfunt, l'hostie, le calice, l'icoÃne, etc.
On ne peut se passer de meÂdiation ni dans un cas ni dans l'autre, sauf que, dans le
premier [religion, art, amour], la meÂdiation est l'objet de la reÂveÂlation alors que
dans le second [science], on doit pouvoir l'annuler a®n que la deÂcouverte ait
lieu. (Latour, 1990: 81)

Mais ceci n'exclut pas qu'aÁ l'instar de l'activite scienti®que qui trans-
forme l'original invisible en preÂsence scheÂmatique sur papier ou
eÂcran d'ordinateur, selon un ensemble de reÁgles successives treÁs
rigides, l'activite religieuse ne proceÁde pas aussi, en vue de cette re-
preÂsentation, selon un ensemble de reÁgles.
Mais, de l'autre coÃteÂ, cette mise aÁ distance compareÂe ne veut pas
instaurer une fracture destructrice avec l'objet qu'elle eÂtudie. Ce
qu'elle dit sur celui-ci semble une traduction, une autre manieÁre de
parler, disons une explicitation distancieÂe du discours meÃme des
acteurs et en particulier de la theÂologie. La phrase articulatrice main-
tes fois reÂpeÂteÂe dans une ceÂleÂbration est: ``Je t'aime'', pour laquelle
le ``je'' et le ``toi'' doivent eÃtre remplis par des personnes reÂellement preÂsentes. La
phrase banale en elle-meÃme n'est qu'un preÂtexte. Si je la prends au seÂrieux selon un
autre reÂgime ± en science par exemple ± et reÂponds ``Tu me l'as deÂjaÁ dit il y a six
mois'', c'est qu'il y a de l'eau dans le gaz. C'est litteÂralement que je n'aime pas,
que je suis incapable de reÂpeÂter la mise en preÂsence des personnes de l'eÂnonciation.
C'est que je prends reÂpeÂtition dans le sens qu'elle a dans un autre reÂgime, le retour
ad nauseam du meÃme. Si ce n'est pas toujours la premieÁre fois que je dis ``je
t'aime'', je n'aime pas. En amour, le ``je t'aime'' se reÂpeÁte autant de fois que la rela-
tion entre deux eÂnonciateurs s'eÂtablit comme une relation de celui-ci, et pas un
autre, ici, et pas ailleurs, maintenant et pas hier ou demain. (Latour, 1988: 20)

En ethnographie de l'action, il nous semble que nous pourrions dif-


®cilement trouver meilleure traduction de ce que nous avons observeÂ
en situation ou entendu des acteurs eux-meÃmes sur la messe: non pas
une reproduction de gestes passeÂs, mais une reÂeffectuation, une re-
preÂsentation d'un eÂveÂnement qui a lieu ici et maintenant aÁ nouveau,
une reprise reÂassumeÂe mais comprise seulement si elle parle au cúur.
Disons un dernier mot sur ce dispositif qui consiste aÁ re-preÂsenter
un absent, aÁ dire ou aÁ accomplir la preÂsence d'une absence. Car il
s'agit bien de la preÂsence d'une absence. Il faut bien comprendre
cette ambiguõÈ teÂ. Car litteÂralement ± ce sont les acteurs qui nous le
disent ± le Christ n'est pas dans l'icoÃne, et pas plus dans l'hostie.

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Piette TheÂorie et meÂthodes 377

En meÃme temps qu'elle exprime sa preÂsence et qu'elle suscite respect


ou veÂneÂration, l'icoÃne marque aussi l'absence du Christ ou de Dieu.
En meÃme temps qu'elle dit la preÂsence, l'hostie n'est qu'une surface
blanche sans ressemblance avec le modeÁle originaire qu'elle deÂsigne.
En meÃme temps qu'elle dit que ``c'est le corps du Christ'', elle dit
aussi que ``ce n'est pas cela''. Nous retrouverons ici le fonctionne-
ment des images et comportements dissemblables. Mais, c'est au
cúur de cette indeÂtermination (ce n'est pas cela), de cette absence
que peut surgir, pour celui qui le deÂsire et qui aime, une surdeÂtermi-
nation du sens, un signe de preÂsence. Selon un dispositif analogue aÁ
celui deÂcrit dans les reÂunions paroissiales, nous retrouvons la reÂver-
sibilite caracteÂristique d'un processus qui passe par le vide pour
avoir un ``plus'', par l'absence pour atteindre la preÂsence, et, plus
globalement, selon le keÂrygme chreÂtien, par la mort pour ressusciter.
Bref, Dieu est toujours au-delaÁ des interpreÂtations et des re-
preÂsentations que les paroissiens peuvent faire et qui sont toujours
entre elles dans une tension critique. Dans les liturgies, alors que
Dieu est sans cesse deÂsigne explicitement, la tension est implicite,
situeÂe au cúur meÃme des seÂquences d'actions ou d'eÂnonceÂs indiquant
la preÂsence de Dieu. En meÃme temps qu'elles repreÂsentent Dieu, elles
disent aussi qu'il est absent. Mais de meÃme, alors qu'elles marquent
l'absence de celui qu'elles re-preÂsentent, elles expriment aussi leur
importance et les signes de la preÂsence de Dieu. Dans la liturgie,
ce n'est pas un CreÂtois qui dit que tous les CreÂtois sont des
menteurs,5 c'est un homme creÂdible qui ne peut dissimuler, malgreÂ
son extreÃme seÂrieux, l'autoneÂgation implicite de ses gestes et paroles
± meÃme si ceux-ci sont lus comme les traces de preÂsence de l'absent.
L'instance critique est en tout cas maintenue, aÁ travers le mouve-
ment sans cesse oscillatoire entre le ``c'est'' et le ``ce n'est pas''. En
reÂunion comme en ceÂleÂbration, la tension est constante, que ce soit
sur les formes de l'autoneÂgation rituelle, de la juxtaposition des
poÃles contradictoires, de la compleÂmentariteÂ, de la preÂvalence
d'une orientation sur l'autre, ou de la contradiction explicite.

2.2. Dieu reÂel

De meÃme que Dieu a besoin de meÂdiations pour eÃtre laÁ, il peut


d'embleÂe s'imposer aÁ ceux qui s'affairent aÁ le rendre visible. ``Il
suf®t de parler avec un marionnettiste pour savoir qu'il est surpris
aÁ chaque instant par sa marionnette. Elle lui fait faire des choses

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378 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

qui ne peuvent se reÂduire aÁ lui et dont il n'a pas la compeÂtence meÃme


en puissance'' (Latour, 1994: 601).
Ainsi, dans les rencontres paroissiales observeÂes, les paroissiens
traitent la preÂsence de Dieu comme une dimension pertinente de la
situation. C'est elle qui fait peser des contraintes sur les eÂchanges
et qui fait surgir des repeÁres aÁ partir desquels les acteurs se coordon-
nent. Dieu a donc aussi ses propres modes d'existence. Il fait partie
des eÃtres ou des entiteÂs qui peuvent exister sur le mode de l'efface-
ment, sans eÃtre constamment l'objet d'une theÂmatisation directe
ou d'une adresse directe, aÁ la limite sans eÃtre associe aÁ une quali®ca-
tion speÂci®que.6 Et si surgit quelque chose qui ne convient pas au
code theÂologique, le voilaÁ qu'il remonte aÁ l'attention, quasiment
oblige d'authenti®er sa preÂsence et de reformuler ses qualiteÂs. Et le
basculement s'opeÁre par un teÂmoignage, une prieÁre, une certi®ca-
tion, . . . A chacun alors de se sentir sous l'emprise meÃme de Dieu
ou de garder une certaine distance, ou encore de se rapporter aÁ
lui, par l'attention aux deÂtails des eÂchanges. Car c'est aussi dans
les deÂtails lexicaux et gestuels, comme nous l'avons montreÂ, que
Dieu vient, circule, reÂclame un surcroõÃ t d'attention et suscite un
nouvel engagement dans la situation. Mais ce n'est pas laÁ un arreÃt
de®nitif, car il s'efface aussi vite qu'il s'est montreÂ, retombant quel-
ques instants dans l'oubli avant de resurgir, peut-eÃtre d'une manieÁre
plus trancheÂe. Selon les situations, il marque sa preÂsence au deÂbut
et aÁ la ®n de la reÂunion, et il est plutoÃt efface au milieu de celle-ci.
Une autre fois, il est activement preÂsent tout au long de la reÂunion,
sollicite directement ou indirectement. Ailleurs, apreÁs une phase de
dissimulation, il surgit subitement comme pour apaiser les tensions
montantes. Mais meÃme effaceÂ, il est preÂsent dans la structure
meÃme de la reÂunion, en tant qu'il reÂunit les participants, qu'il nourrit
des attentes, suscite tel ou tel comportement, exige le controÃle de ce
qui se dit et se fait. Ainsi, au fur et aÁ mesure de sa circulation, de ses
passages et de ses retraits, Dieu prend des formes variables:
exteÂrieure aux humains qui s'adressent aÁ lui, objectiveÂe dans des eÂleÂ-
ments speÂci®ques (hosties, . . .), assimileÂe aÁ la preÂsence d'un humain
``privileÂgieÂ'' (le preÃtre), exprimeÂe dans et par la rencontre elle-meÃme,
manifesteÂe comme trace d'un eÂveÂnement passe ou d'un modeÁle imiteÂ,
comme signe aÁ deÂchiffrer.
Ainsi, une observation des seÂquences liturgiques fait voir non
seulement que Dieu existe en situation mais aussi qu'il y circule,
en prenant un aspect puis un autre et en changeant de signi®cation.

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Piette TheÂorie et meÂthodes 379

Son mode d'existence est particulieÁrement ambigu. DeÁs le deÂbut de


la ceÂleÂbration, sa preÂsence est souhaiteÂe et d'ailleurs, par la suite,
reÂpeÂteÂe, en particulier dans la prieÁre eucharistique (``Que le Seigneur
soit avec vous''). Mais, en meÃme temps il est deÂjaÁ laÁ, non seulement
diffus dans l'eÂglise elle-meÃme, mais aussi stabilise dans divers objets
disposeÂs sur l'autel (et aÁ coÃteÂ) et meÃme substantive dans les hosties.
Avec la possibilite en plus qu'il puisse parler lui-meÃme aÁ travers les
lectures eÂvangeÂliques. Et, en meÃme temps, il est dit aÁ plus d'une
reprise que sa venue est attendue . . . Et tout cela dans un deÂlai de
quelques minutes, en le faisant alterner dans ces diffeÂrentes ®gures.
Et, de surcroõà t, l'eÃtre divin est souvent sollicite par diverses paroles
des paroissiens, chants ou prieÁres ou autres formulations qui s'adres-
sent aÁ lui directement ou qui l'eÂvoquent sans interlocution directe,
ou encore qui imiteraient les paroles (et les gestes) de JeÂsus aÁ son
dernier repas avec ses disciples. Sans penser qu'il peut prendre,
selon diverses seÂquences de la liturgie, la forme du PeÁre, du Fils ou
de l'Esprit: diffeÂrenciation sur laquelle nous n'insistons pas beau-
coup puisque chaque ®gure renvoie aux deux autres. En tout cas,
nous entendons un ensemble de louanges des qualiteÂs et actions de
Dieu et du Christ, soit sous la forme du PeÁre tout puissant et
creÂateur, soit sous celle de l'amour bienveillant et miseÂricordieux;
une seÂrie de demandes d'interventions diverses pour l'Eglise, pour
des personnes en geÂneÂral ou en particulier, pour soi-meÃme; et aussi
des remerciements, des actions de graÃce dans l'attente d'un autre
monde de paix et d'amour sans cesse preÂsente comme possible.
Tandis que Dieu est ainsi sollicite pour diverses actions, nous
pouvons facilement deÂduire qu'il les accomplit sur le champ puisque
la liturgie continue en fonction de cet accomplissement meÃme. Donc,
dans ce dispositif ainsi deÂcrit, Dieu, qui a fait venir tous ces parois-
siens, pardonne, deÂlivre du ``mal'', sancti®e, beÂnit, transforme les
offrandes en corps et sang du Christ, uni®e les paroissiens rassem-
bleÂs, aide les deÂfunts aÁ partager sa ``lumieÁre'' et les vivants aÁ espeÂrer
une autre vie, ``eÂternelle''.
C'est tout au long de cette circulation pour le moins labyrinthique,
en comptant plus particulieÁrement sur certains ``pics'' tels les
moments de la parole eÂvangeÂlique et de la conseÂcration eucharis-
tique, que l'eÃtre divin peut s'arreÃter et accrocher l'un ou l'autre
acteur humain. Il lui fait verser des larmes, le pousse aÁ chanter
plus profondeÂment, lui procure une joie inteÂrieure, un sentiment
d'espeÂrance et peut-eÃtre meÃme l'incite aÁ le voir un court instant,

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380 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

devant lui. Mais ce que nous cherchons aÁ deÂcrire est d'abord un


dispositif, en dehors duquel les actions observeÂes seraient incom-
preÂhensibles, aÁ moins de penser que les humains sont des idiots.
L'eÂmotion, elle, vient apreÁs. Elle n'est pas premieÁre. Elle n'est
meÃme pas neÂcessaire; et si elle survient, elle ne peut eÃtre que
ponctuelle et non geÂneÂraliseÂe, contrairement aÁ ce que preÂtendent
les descriptions durkheimiennes des ceÂreÂmonies australiennes (par
exemple Durkheim, 1988: 305±13).
A faire sa carte d'identiteÂ, nous pourrions noter les caracteÂris-
tiques suivantes de Dieu: invisible, interpellable directement par
des prieÁres, auteur de la preÂsence des paroissiens en reÂunion ou en
ceÂleÂbration, preÂsenti®e lui-meÃme par ceux-ci selon leurs actions et
leurs eÂchanges, modeÂrateur permanent et reÂconciliateur ®nal, objet
(le plus souvent implicite) de deÂbat sur ses modaliteÂs de preÂsence,
objet explicite de lecture (par les Evangiles) et de commentaires,
n'exigeant pas d'eÃtre pris pour un fait brut, susceptible de changer
de formes et de signi®cations, capable d'un deÂpart et d'un retour
rapides.
Dieu est donc preÂsent, tacitement ou explicitement, en reÂunion. Et
il agit. C'est comme si Dieu, dont les paroissiens savent qu'il est
amour, qu'ils invoquent pour eÃtre pardonneÂs, qu'ils prient pour par-
tager un monde heureux, leur permettait de faire glisser la tension
permanente des hommes aÁ son sujet dans un eÂtat de paix. C'est lui
qui empeÃche les humains de faire monter les eÂnonceÂs en geÂneÂraliteÂ,
de les expliciter, de les transformer en arguments et de creÂer une
rupture (Boltanski, 1990). Dans ces reÂunions, les eÂnonceÂs toujours
eÂmietteÂs, ne semblent jamais aller au fond d'eux-meÃmes, comme si
chacun laissait du mou pour que d'autres dimensions s'y injectent.
Les reÂunions constituent des ``eÂpreuves'' dont personne n'attend
qu'elles mettent ®n aÁ un deÂsaccord sur les qualiteÂs du chreÂtien, du
rituel ou de Dieu. Quel que soit leur ordre du jour, qui pourrait se
lire comme treÁs ``organisationnel'', les reÂunions se deÂroulent comme
s'il s'agissait d'``eÂprouver'' les diffeÂrentes argumentations des uns et
des autres, et d'eÂvaluer la validite de chacune. Tel Sisyphe poussant
son rocher, ces reÂunions-eÂpreuves semblent voueÂes aÁ un long cycle de
reÂpeÂtition. Mais, en meÃme temps, elles sont toujours canaliseÂes,
comme bloqueÂes dans l'expression des arguments. C'est une eÂpreuve
sans ®n puisque les reÂunions deÂbattent ultimement des attributs de
Dieu dont on sait qu'il est une hybridite indeÂtermineÂe. Il n'y a pas
de preuves ultimes. S'il n'est pas cela, il est cela. Rien ne garantit
positivement ses caracteÂristiques. Il apparaõÃ t clairement que dans

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Piette TheÂorie et meÂthodes 381

les eÂchanges, l'eÂnonce se donne le plus souvent soit neÂgativement


par le meÂpris d'un autre, l'ironie, la poleÂmique, le rejet, soit contra-
dictoriellement dans une interlocution mettant en confrontation
deux orientations, pouvant meÃme devenir un dialogue inteÂrieur
par lequel un preÃtre eÂvalue et critique ses fonctions passeÂes. Mais
ce cycle reste en eÂquilibre, sans atteindre le deÂsaccord total et la
rupture, parce que Dieu est preÂsent, eÂleÂment paci®cateur et principe
de coordination. Non capable de reÂsoudre des contradictions, il peut
suspendre le deÂsaccord.
Ainsi, Dieu circule, utilisant diffeÂrentes strateÂgies. Objective ici,
exempli®e laÁ, tantoÃt trace, tantoÃt repreÂsentation, il oscille entre plu-
sieurs modes d'existence. Ou bien, il se donne sous une forme visible,
mateÂrialiseÂe, exteÂrieure aux humains qui vont la recevoir ou qui
s'adressent aÁ elle; ou bien, il se donne comme l'expression directe
d'un ensemble d'attitudes. A travers cette deÂmarche oscillatrice,
Dieu combine ou seÂlectionne, selon les moments et les lieux, l'ensem-
ble de ces meÂdiations ainsi que les proceÂdures lui permettant de se
poser en exteÂriorite face aux humains ou de se laisser modeler par
les signes qui le repreÂsentent. ReÂsultat d'une construction d'acteurs
humains et non humains qui se trouvent deÂpasseÂs par leur associa-
tion, Dieu existe ethnographiquement. C'est avec lui, en tant qu'il
participe aÁ un autre type d'existence, que le chreÂtien partage cer-
taines interactions, comme il le fait aussi avec les autres humains
ou les multiples objets qu'il rencontre au ®l de sa vie quotidienne,
tout aussi disparates quant aux formes d'existence qu'ils manifestent
(Latour, 1994: 604). C'est de son mode d'existence et de ses propres
contraintes que l'ethnographe doit rendre compte, en pensant bien
qu'il ne peut eÃtre pour lui une repreÂsentation illusoire ou une reÂaliteÂ
substantielle. Ainsi, bien suÃr, l'eÃtre divin n'est pas palpable. Il essaie
pourtant aÁ tous moments, d'eÃtre visible, tout en n'exigeant pas vrai-
ment d'eÃtre vu. Plus preÂciseÂment, il donne des signes de sa preÂsence
comme absent. Et ce faisant, il est toujours en train de circuler et de
se transformer. Il est laÁ, mobilise par les paroissiens qui s'occupent
de sa propre construction; eÂcoute aussi par eux-meÃmes aÁ qui il fait
faire ces diffeÂrentes activiteÂs et qu'il peut transformer. Dieu est un
hybride, preÂsent et absent, fabrique et autonome.7 Lorsque les
sciences sociales le consideÁrent habituellement comme une projec-
tion, elles manquent, qu'on le veuille ou non, la compreÂhension
d'une entite capitale dans la vie de beaucoup d'humains. Nous arreÃ-
tons laÁ notre re¯exion theÂorique sur Dieu comme ``objet'' ordinaire,

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382 Information sur les sciences sociales Vol 41 ± no 3

en espeÂrant qu'elle puisse eÃtre confronteÂe aÁ un maximum de donneÂes


empiriques.
Albert Piette est Professeur de sociologie aÁ l'Universite d'Amiens et membre du
Groupe de sociologie politique et morale (CNRS-EHESS). Outre La religion de
preÁs (MeÂtailieÂ, 1999), il a publie Ethnographie de l'action (MeÂtailieÂ, 1996) et
Le fait religieux (Economica, 2002). Adresse de l'auteur: 4, rue de la Colonie,
28410 Boutigny, France. [email: piettealbert@hotmail.com]

Notes
1. Pour une critique analogue sur d'autres objets, cf. Latour et Woolgar (1988),
Latour (1989), Hennion (1993), Hennion et Latour (1993).
2. Cf., aÁ ce propos, les travaux d'E. Claverie (1990, 1991).
3. Cf., en particulier, Latour (1989) et Callon (1989).
4. Elle n'est sans doute pas la seule possible et nous pensons qu'elle peut eÃtre
deÂpasseÂe.
5. Cf., aÁ ce propos, les analyses de Boyer (1984) sur le caracteÁre aÁ la fois perfor-
matif et paradoxal des actes d'eÂnonciation religieuse.
6. Cf. les re¯exions inteÂressantes de Bessy et Chateauraynaud (1995: 306±19).
7. Cf., aÁ ce sujet, les re¯exions stimulantes dans Latour (1996: 82 et ss.).

ReÂfeÂrences
AugeÂ, M. (1988) Le Dieu objet. Paris: Flammarion.
Berger, P. (1971) La religion dans la conscience moderne. Paris: Centurion.
Bessy, L. et Chateauraynaud, F. (1995) Experts et faussaires. Pour une sociologie de la
perception. Paris: MeÂtailieÂ.
Boltanski, L. (1990) L'amour et la justice comme compeÂtences. Paris: MeÂtailieÂ.
Borras, A. (1996) Les communauteÂs paroissiales. Droit canonique et perspectives
pastorales. Paris: Cerf.
Bourdieu, P. (1987) Choses dites. Paris: Editions de Minuit.
Boyer, P. (1984) ``La tradition comme genre eÂnonciatif '', PoeÂtique 58: 55±72.
Callon, M. (1989) ``Introduction'', in M. Callon (ed.) La science et ses reÂseaux, pp. 7±
33. Paris: La DeÂcouverte.
Claverie, E. (1990) ``La Vierge, le deÂsordre, la critique'', Terrain 14 (mars): 60±75.
Claverie, E. (1991) ``Voir apparaõÃ tre'', Raisons Pratiques 2: 157±76.
Durkheim, E. (1985) Les formes elementaires de la vie religieuse. Paris: Presses Univer-
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Headley, S.C. (1993) ``Un monde avec Dieu. Essai de theÂolinguistique orthodoxe'', in
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Heinich, N. (1993) ``Les objets-personnes: feÂtiches, reliques et úuvres d'art'', Socio-
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Piette TheÂorie et meÂthodes 383

Hennion, A. (1993) La passion musicale. Une sociologie de la meÂdiation. Paris:


MeÂtailieÂ.
Hennion, A. et Latour, B. (1993) ``Objet d'art, objet de science. Note sur les limites de
l'anti-feÂtichisme'', Sociologie de L'Art 6: 7±24.
Latour, B. (1988) EnqueÃte sur les reÂgimes d'eÂnonciation. Paris: Ecole des Mines.
(mimeo).
Latour, B. (1989) La science en action. Paris: La DeÂcouverte.
Latour, B. (1990) ``Quand les anges deviennent de bien mauvais messagers'', Terrain
14 (mars): 76±91.
Latour, B. (1993) La clef de Berlin. Paris: La DeÂcouverte.
Latour, B. (1994) ``Une sociologie sans objet? Remarques sur l'interobjectiviteÂ'',
Sociologie du Travail 4: 587±607.
Latour, B. (1996) Petite re¯exion sur le culte moderne des dieux faitiches. Le Plessis-
Robinson: SyntheÂlabo.
Latour, B. et Woolgar, S. (1988) La vie de laboratoire. La production des faits scienti-
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Piette, A. (1999) La religion de preÁs. L'activite religieuse en train de se faire. Paris:
MeÂtailieÂ.
Ricúur, P. (1969) Le con¯it des interpreÂtations. Paris: Editions du Seuil.

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