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MARKETING POLITIQUE, SPIN DOCTORS ET INFLUENCE

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INTRODUCTION

Spin doctors, marketing politique, communication publique, storytelling, community management,


buzz, e-influence, : ces néologismes recouvrent-ils autre chose que la vieille propagande ? Est-il
utile de rhabiller d'anglicismes les anciennes recettes du"bourrage de crânes" ?

Bien sûr les méthodes de la persuasion, déjà formalisées dans la rhétorique grecque sont éternelles.
Bien sûr, on sait depuis toujours que "gouverner c'est faire croire".
Bien sûr, les "manufactures du consentement" fonctionnent avec un mélange à peu près constant de
déformation de la réalité, de mise en scène, de recours aux stéréotypes, de production d'émotions,
de refus de la pensée critique et de démagogie.
Pour autant, analyser les procédés de communication politique qui se mettent en place, par exemple
pour l'élection de 2012, dans les mêmes catégories que la guerre de 14 ou l'élection d'Einsenhower,
c'est risquer de ne rater l'essentiel.

Pour simplifier, nous considérerons la propagande "à l'ancienne" comme


• un discours unilatéral - Un vers tous -,
• uniforme ou s'adressant à quelques grandes catégories (femmes, jeunes, ouvriers...)
• relayé par des organisations étatiques ou militantes - donc soumises à une autorité -
• visant à faire partager des convictions idéologiques préalables s'appuyant sur des vérités de fait
supposées (p.e. : le plan quinquennal est un triomphe ou les populations acclament nos troupes
victorieuses)
• dans un registre exalté, grandiloquent et grave
• appelant à une mobilisation profonde de ses destinataires (et sans autre réponse que l'approbation
la plus muette)
• et touchant un public plus ou moins captif - soit parce qu'il n'a pas accès à une autre forme
d'information, soit parce qu'il tend à s'identifier à une communauté et à s'enfermer dans sa bulle-

Bien entendu, n'importe quel gourou de la communication dira que ce qu'il fait est à rebours de ce
qui précède. Et il parlera volontiers d'écoute et attentes, de complexité et adaptation, de réseaux et
communautés, de valeurs et problèmes, de séduction et modernité, de mobilisations citoyennes et
choix du public, d'opinion volatile et de pluralité des sources.
Son monde mental se rapproche bien davantage de la publicité (même si la publicité en question
peut servir à vendre une guerre ou un président). Ses méthodes se veulent plus branchées (par
exemple, le storytelling ou la e-influence).Où est la vraie différence ?

Quelques textes publiés sur http://huyghe.fr et références pour aider le lecteur à se faire une idée

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Du docteur Folamour au docteur Folimage

Faire croire à volonté ? Il existe des marchands de symboles efficaces, d’images


fascinantes et de slogans irréfutables 1.

Ils ont un surnom! : spin doctors. Le "spin", c’est la pichenette ou la torsion qu’ils
donnent à dans le sens désiré. Cette expression – la meilleure traduction est
"docteurs Folimage!2 " - s’est imposée dans sa version anglaise. Qu’ils pratiquent
des"relations publiques" pour des entreprises, ou le marketing politique ou qu’ils
travaillent pour l’État séducteur, les spin doctors sont partout. Ils inspirent le
cinéma (Des hommes d’influence ou Thank you for smoking) ou les feuilletons télévisés
(Spin City) auxquels ils fournissent parfois un ressort comique.

En France, nous connaissons le "conseiller en communication politique" révélé au public


quand Michel Bongrand soutenait Jean Lecanuet en 1965, puis personnifié par
Jacques Ségala qui se vanta d’avoir contribué à la victoire de Mitterrand en 1981
avec le fameux slogan de la "force tranquille". Désormais les hommes politiques ne
cachent plus qu’ils font appel à ces éminences grises. Tout le monde comprend
un article qui surnomme Henri Guaino le "spin doctors de Sarkozy".

Ce n’est rien par rapport au monde anglo-saxon où la profession est solidement


établie dès les années 30, même si l’expression elle-même, spin doctor n’apparaît
qu’en 1984.

Leur action en temps de guerre les rend aussi célèbres que leur rôle dans l’élection
des présidents de la République (voir plus loin).

Déjà la guerre du Golfe de 1991 avait été marquée par la privatisation de la


communication ; des agences importantes contribuent aux opérations de
désinformation les plus célèbres comme l’histoire des couveuses de Koweït City.
Une petite infirmière de 15 ans aux yeux baignés de larmes avait raconté devant
les Nations Unies comment les soudards de Saddam avaient volontairement
coupé l’alimentation électrique des couveuses, provoquant la mort de plusieurs
prématurés). Le prétendu témoin, Nayirah, se révéla être la fille de
l’ambassadeur du Koweït. Cette mise en scène et quelques autres faisaient partie
du contrat de 11 millions de dollars entre Hill & Knowlton et les koweitiens en
exil. Comme d’autres avaient été engagées contre les Serbers lors de la guerre
d’ex Yougoslavie.

Parmi les multiples rumeurs qui se propagèrent pendant la première guerre du


Golfe (les salles de torture de Saddam, ses canons surpuissants, son armée qui était la
quatrième du monde, les Scuds porteurs de gaz qui volaient vers Tel Aviv, la marée noire que
déclenchait le dictateur menacé..), difficile de distinguer celles qui ressortent à un

1 Voir Marie Lora Marketing politique Studyrama 2007 , et, à tittre de comparaison, un"classique" des années 70 comme L’État-
pectacle de R.G. Schwartzenberg

2"Docteur Folimage" est une merveilleuse traduction pour l’expression spin doctors, traduction dont nous sommes désolés d’avoir
perdu le nom de l’inventeuse.
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travail de professionnels (une désinformation scénarisée par des agences), celles


qui sont dues à la simple stupidité de faux experts se rengorgeant de prédictions
apocalyptiques, et celles qui sont des rumeurs plus amplifiées par le goût du
sensationnalisme. Mais toutes vont dans le même sens!: persuader les spectateurs
de la perversion de l’ennemi et de la gravité du péril auquel vient d’échapper
l’humanité. Diabolisation et dramatisation deviennent les devises des spin
doctors en temps de guerre.

Mais plutôt que d’énumérer leurs exploits, mieux vaut présenter quelques
personnalités de spin doctors.

Joe Napolitan qui fut successivement le conseiller de JF Kennedy, de L.B. Johnson


et de Giscard d’Estaing personnifie assez bien le Monsieur Sondages ou
Monsieur Télévision qui accompagne is chaque candidat ; sa science repose sur
la connaissance de l’opinion afin de déceler les thèmes porteurs et sur l’art de
changer le style, d’adapter le langage de son poulain aux"nouvelles attentes" de
la société.

Karl Rove surnommé "le Bobby Fischer de la politique" (il voit, dit-on, vingt
mouvements en avance),"baby genius" mais aussi "le cerveau de Bush! II" ou encore
"l’architecte de la victoire", fort improbable que son poulain emporta contre
Kerry en 2004. Ce communicant né en 1950 a beaucoup travaillé pour le parti
républicain, mais aussi pour des "privés" comme le premier ministre des
Bahamas Oscar Pindling, Ferdinand Marcos le dictateur philippin, et Jonas
Savimbi le chef de l’Unita en Angola. Son client le plus célèbre reste cependant
G.W. Bush dont il suivit la carrière politique dès les années 90 lorsqu’il était
candidat au poste de gouverneur. Devenu un des conseillers les plus écoutés du
président GWB, Karl Rove devient la bête noire des Démocrates. Fortement
soupçonné d’avoir dirigé en sous-main l’affaire Plame (opération pour discréditer
un élu qui doutait fortement que Saddam Hussein se soit procuré de l’uranium
au Nigeria pour ses mythiques Armes de Destruction Massive), pris dans d’autres
affaires, Rove doit finalement présenter sa démission en Août 2007.

Son équivalent britannique est Alastair Campbell, surnommé, lui "Ali le cynique"
ou"Spin Sultan", Gepetto d’un Pinochio que fut Tony Blair. Même parallélisme
dans leur vie!: Campbell conseille Tony Blair dès 1994 et devient son Directeur
de la Stratégie et de la Communication de 1997 à 2003. Comme Rove, il est mis
en cause dans des affaires de dossiers sur les Armes de Destruction Massive
(reproduction d’une thèse d’étudiant déjà ancienne présentée comme un
document de haute valeur, utilisation de sources qu’il savait fausses comme
preuves de la duplicité de Saddam, lamentable affaire qui aboutit au suicide de
David Kelly l’homme qui avait révélé la falsification à la presse). Et comme Rove,
Campbell, considéré par beaucoup comme le dirigeant occulte du pays, finit par
remettre sa démission (en Août 2003).

D’autres ont davantage de clients en battle-dress qu’en costume trois pièces. Les spin
doctors agissent à la frontière de la communication politique, du militantisme
idéologique, du business, des RP, de l’image de marque commerciale et de
manipulations dignes des services secrets, mais les spécialistes de la guerre ou les
opérations psychologiques présentent quelques spécificités.

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John Rendon,"l’homme qui a vendu la guerre"3 dirige Rendon Group, une société de
relation publique dont le moins que l’on puisse est qu’elle est proche du
Département de la Défense. Il se définit lui-même ainsi! : ". Je suis un guerrier de
l’information et un manager de la perception".

Travaillant pour le Koweït lors de la première Guerre du Golfe (il se vante d’avoir
fourni les drapeaux koweitiens et américains aux foules en liesse le jour du défilé
de la victoire) Rendon gère l’image de l’Iraqi National Congress, les opposants à
Saddam Hussein jusqu’ne 2003. Il leur fait parvenir des millions de dollars pour
la CIA. Pendant certaines périodes, Rendon reçoit jusqu’à 100.000 dollars par
mois du gouvernement. Il s’occupe notamment de la radio arabophone de
résistance irakienne, de 1992 à 19964 comme il conseille le gouvernement
colombien ami de Washington et des clients dans 76 autres pays.
Rendon se retrouve dans la plupart des grandes opérations d’influence du
gouvernement de Bush II comme l’OSI déjà citée, la création du Coalition
Information Center, dans les jours qui suivent le 11 septembre pour soutenir
l’opération "Enduring freedom". On le retrouve secondant le président Ahmid
Karzai en Afghanistan. Ce type d’éminence grise sous-traitant la couverture
médiatique des opérations ou l’image de marque des pouvoirs ou mouvements
amis des USA est devenu indispensable dans tout dispositif d’infoguerre.

Le dernier exemple est Charles (Chuck) de Caro, ancien de l’Air Force Academy et ex
Béret Vert, ex correspondant de guerre de CNN. C’est plutôt un théoricien,
inventeur du concept de"softwar". Il donne des conférences, à la National Defense
University autour du thème! : "Satellites, mensonges et viols en vidéo". Pour contrer
l’atrocity propaganda démoralisatrice menée par l’adversaire, de Caro propose de le
submerger sous des images de l’Occident, y compris des fictions comme"Alerte à
Malibu".
Une théorie qu’il a été appelé à appliquer contre en Bosnie par l’Otan contre
Karaddzic pour la SFOR. De Caro5 prône un "usage agressif de la télévision pour
contrôler la volonté d’une autre nation en changeant sa vision de la réalité"!; il s’agirait donc
d’arracher le contrôle de la communication adverse et de la retourner contre
l’autre camp, jusqu’à une victoire "ignominieuse", où le vaincu est moralement
défait et doute de sa cause. En clair, il est question de "pirater" la télévision de
l’adversaire, pour diffuser des images truquées (ou des informations vraies dont la
population locale est privée par la censure officielle). En interférant avec les
programmes TV locaux pour les remplacer par les siens. Avant 2001, de Caro
avait proposé de faire tomber le régime de Saddam Hussein en diffusant des
reportages où le dictateur serait apparu à son propre peuple – persuadé regarder
d’authentiques journaux télévisés nationaux – tenant des propos délirants ou
dans des situations compromettantes.
Plus tard, Caro imagine son programme de "softwar" pour"tuer al Qaeda"!: contre-
programmation, contre-propagande, saturation des émissions adverses, séduction
(y compris par des programmes commerciaux et distractifs) et autres méthodes
censées arracher les foules arabes à l’emprise de la propagande jihadiste.

3 Titre d’un article de Rolling Stone, 17 novembre 2005

4 Al Hurrah renaîtra en 2003

5 Charles De Caro, 1996."Softwar,” In: Alan Campen, Douglas Dearth, and R.T. Goodden (editors). Cyberwar: Security, Strategy
and Conflict in the Information Age. Fairfax, Va.: AFCEA International Press, pp. 203–218.
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De Caro propose les services de sa société Aerobureau! : une unité de


communication à bord d’un avion et prête à intervenir partout dans le monde où
il faut mener la guerre de l’information.

Le spin doctor US est une figure aussi composite qu’emblématique! : un peu


conseiller du Prince (comme Rove et Campbell), un peu inspecteur Gadget
(comme de Caro), un peu mercenaire de l’Infowar (comme Rendon). Il est lié à
des gouvernements, sous-traitant du travail de services secrets, un pied dans le
virtuel, un pied dans le réel, entre Barnum et Big Brother, à l’interface entre
géopolitique, politique spectacle et contrôle idéologique.

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QUELQUES ARTICLES ANCIENS (pour ceux qui croiraient que la chose est récente)

25 juin 2009 - Marketing politique: un peu d'histoire

Qui a inventé la politique spectacle ?

À quand remonte le marketing politique ? Difficile de fixer une date précise puisqu’il a toujours
existé des professionnels de la rhétorique ou de la persuasion qui ont proposé leurs
méthodes"scientifiques" aux démagogues.

On pourrait arbitrairement fixer la date de naissance aux USA juste après la première guerre
mondiale, quand apparaissent des agences de "relations publiques" comme celle d’Edward Bernays.
Ces ancêtres des spin doctors travaillent indifféremment pour une grande cause nationale ou
commerciale, pour un candidat, pour un parti, pour un pays, pour un groupe de pression…

Pour notre part, nous préférons répondre : 1962. Cette année-là a lieu l’élection présidentielle
américaine opposant Nixon à Kennedy. Nixon est un vieux routier, et, aussi surprenant que cela
puisse paraître à qui se souvient de son attitude dans l’affaire du Watergate, il est considéré comme
une"bête de médias", à l’aise à la radio comme devant les caméras des actualités
cinématographiques. Kennedy est un homme nouveau, entouré d’une équipe d’intellectuels,
ses"crânes d’œuf" et doté d’une famille photogénique dont il exploite l’impact médiatique.

Mais surtout, en 1962 a lieu le premier débat télévisé entre les deux candidats à l’élection (et sans
doute le premier télévisé au monde de ce genre).

On connaît la suite : le beau Kennedy au physique de gendre idéal gagne d’une courte tête face à
son adversaire. Beaucoup pensent qu’il doit sa victoire à sa prestation cathodique. Son indéniable
séduction plus que ses dons oratoires ou son programme lui aurait donné l’avantage sur Nixon.

Une étude menée par deux sociologues, les Lang, semble confirmer cette hypothèse : ils ont étudié
deux groupes témoins, l’un suivant le débat à la radio, le second à la télévision. Le premier donne
l’avantage à Nixon, le second à Kennedy. De là à conclure que l’image est l’élément décisif et que la
télégénie fera désormais les élections, il n’y a qu’un pas que beaucoup franchiront vite. À
commencer par Nixon lui-même qui se persuadera d’avoir perdu à cause de détails idiots (il était
mal rasé, il transpirait sous son maquillage ce qui lui donnait l’air d’un traître de comédie, tandis
que son adversaire semblait à l’aise, rose et frais…).

À l’élection suivante Nixon se fera guider par une nuée de conseillers en image, de sondeurs, de
publicitaires, de "speech writers" (des écrivains et dialoguistes qui lui écrivent ses discours et ses petites
phrases). Une aventure qui est racontée dans un livre au titre significatif : "Comment on vend un
président". Après cela, les candidats rentreront dans le cycle infernal de la professionnalisation

Et en France ? Tour le monde sera à peu près d’accord pour dire que c’est la campagne de
Lecanuet, conseillé par le publicitaire Bongrand, qui marque l’introduction des méthodes"à
l’américaine" dans des campagnes électorales dont le style n’avait guère changé depuis la troisième
République.

Mais tout le monde n’est pas encore sur la même longueur d’ondes. Ainsi le général de Gaulle
méprise ostensiblement les "étranges lucarnes", la TV, refuse de faire vraiment campagne. C’est
seulement lorsqu’il découvre qu’un cheval de retour de la IV°, un certain Mitterrand l’a mis en
ballottage, qu’il consent à enregistrer la première de ses fameuses interviews par Michel Droit.
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Comme par hasard ce changement politique qui annonce l’avènement de la politique spectacle et
de l’État séducteur coïncide avec la découverte des pouvoirs de la télévision.
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Mais tout cela, c’est de la préhistoire. Le marketing politique qui était à l’époque une pratique plus
ou moins empirique destinée à moderniser les méthodes des campagnes électorales a pris un
importance énorme à la fois par les enjeux financiers qu’il représente (le coût des campagnes
s’accroît vertigineusement, d’où les problèmes de financement illégal des partis dans les années
80/90), d’autre part, on commence à susurrer que désormais ce sont les communicants qui pensent
pour les candidats et qui leur dictent leurs options.

Désormais, en partie à cause de l’écran qui fait de chaque candidat un personnage proche qui vous
parle dans l’intimité de votre salon, on ne fera plus jamais de politique de la même façon qu’à l
‘époque des affiches, des meetings et des tournées de marché (même si ces dernières pratiques ne
disparaissent pas, bien entendu). Ceci aura en particulier un impact sur la hiérarchie et le
recrutement de la classe politique elle-même qui devra inscrire la séduction médiatique au nombre
des principaux critères de sélection.

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27 février 2008 - Marketing commercial et politique

1- Deborah Dahan
Pensez-vous comme Philip Kotler qu’un candidat peut être vendu comme un savon ? Quelles sont selon vous les
différences majeures entre le marketing commercial et le marketing politique ?

F.B. Huyghe

L’expression "vendre un candidat comme un savon” a connu un grand succès dans la mesure où elle
semblait refléter une situation de profonde dépolitisation (surtout aux USA il y quelques décennies)
mais aussi de personnalisation : si les candidats ne se distinguaient plus sur le fond (programmatique
et idéologique), l’élection devait se jouer à la marge, à la séduction, sur la personnalité voire sur
l’apparence. Tout reposait, au final, sur la mise en scène. Tout dépendait d’une rhétorique de
proximité et de séduction agencée par des professionnels de l’opinion : les spin doctors et autres
conseillers, sondeurs, agences de R.P.,"pubeurs”
Mais il y aura toujours une différence entre discours commercial publicitaire et le discours
politique : le premier se reconnaît tout au plus des concurrents et reste dans le domaine du désir
souvent fantasmique. Le second suppose des adversaires. Même dans le système le plus policé et le
plus éloigné de la violence réelle ou verbale, comme le notre, il faut bien, quand même, dire que
l’autre est mauvais soit du fait de ses intentions (son idéologie, son programme) soit de sa capacité (sa
gestion). Par ailleurs la politique ne traite pas seulement de promesses euphoriques (votez pour moi,
vous aurez plus de niveau de vie, plus de sécurité, plus de justice sociale…) mais elle fait référence au
tragique virtuel : la violence est toujours possible et, pour le moins, il faudra exercer des contraintes
sur telle ou telle catégorie. Dans toute décision politique, il y a un perdant. Il y a toujours de
l’hostilité latente que nos systèmes tentent d’exorciser.
Dernière remarque : le marketing commercial fonctionne au sein de valeurs présupposées
communes (le même ethos soutenu par le même pathos émotionnel, auraient dit les Grecs), le
discours politique pose la question de la différence entre les valeurs. Philip Kotler qui se veut
l’inventeur du"marketing warfare” aurait bien fait de réfléchir à la dimension conflictuelle de la
politique.

2- Pensez-vous que le marketing politique n’est guère plus que l’élaboration d’une stratégie empruntant des techniques
du marketing commercial ou s’agit-il véritablement d’une discipline à part entière ?

Les marketers politiques ont facilement tendance à transposer les recettes économiques et à
considérer l’électeur comme un consommateur, exprimant des besoins auxquels il faut répondre en
produisant des images de leur "produit”. Mais la dimension potentiellement tragique et surtout
symbolique de la politique impose de facto une stratégie plus martiale : il s’agit de vaincre, pas de
prendre des parts de marché. Il faut recourir à l’érisitique (art de l’emporter dans une controverse)
pas seulement à une rhétorique de la marchandise. Oui, c’est une discipline à part qui a deux
composantes principales : l’une, analytique, orientée vers la connaissance de l’opinion, l’autre
communicationnelle destinée à agir sur cette opinion.

3- La pratique du marketing politique est-elle selon vous une"philosophie manageriale" adoptée par les politiques sur le
long terme comme activité permanente, ou uniquement en vue d’une élection ?

La pratique de la politique tend de plus en plus à intégrer un double souci de "monitoring” de


l’opinion et de production d’émotions et relations typiques de ce que Régis Debray avait nommé
"L’Etat séducteur”.
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Pour le dire autrement, tout cela va de pair avec la montée de la démocratie d’opinion caractérisée
par :

-Le poids des sondages et des manifestations spectaculaires sur le comportement des élus et des
gouvernants. Ce poids est tel qu’un mouvement suffisamment médiatisé peut peser davantage que la
loi votée, la bloquer, voire la faire retirer.

- La montée corollaire de toutes les techniques destinées à produire (c’est-à-dire: à faire opiner)
l’opinion, communication, relations publiques ou autres "manufactures du consensus"

- Le corollaire du corollaire : le triomphe du relationnel. C’est la transformation des représentants


du peuple en "personnalités" (y compris par l’exhibition de leur vie privée dans la peopolitique),
"réactifs" et"en prise" sur les besoins des vraies gens, surfant sur la vague émotionnelle du moment.

- La transformation la démocratie indirecte basée sur la volonté du peuple souverain puis médiatisée
par des instances représentatives en un simulacre de démocratie directe où les individus ont l’illusion
d’intervenir directement à travers un sondage ou une manifesation quelconque. Ce refus de la
représentation implique l’obsession de la transparence (le public doit tout savoir sur tout, le secret
doit disparaître), la transformation de la volonté politique en affects collectifs (urgence, émotion,
indignation, compassion, engouements pour des causes ou revendications "sociétales"…) et le
consumérisme politique (l’individu roi manifeste constamment son plaisir/déplaisir face au produit
politique qui lui est proposé). D’où, au total, cette dépolitisation de fait, ou plutôt cette réduction de
la politique à des "réponses" à des "demandes" de la société.

Tout cela nourrit en effet ce que vous appelez une "philosophie managériale" qui considère la vie
politique comme gestion d’opinions et de prestations.

4- Les concepts de segmentation, de cible et de positionnement sont-ils utilisés en politique ? L’adaptation de la


proposition et du discours selon les segments identifiés lors de la segmentation est-elle utilisée ? Quelles en sont les
conséquences sur les idéologies et l’identité du parti ?

Si vous vendez du savon, vous pouvez deviner quel "segment” sera sensible à l’argument"lave
mieux”,"vous rend plus désirable” ou "contribue au développement durable”. En politique, nos
croyances et valeurs peuvent refléter nos appartenances, nos intérêts, de classe par exemple, soit dit
sans faire du marxisme de supermarché. Mais il n’y a pas"une” échelle ou"un” positionnement. La
politique traite de toutes les affaires de la Cité. Plus exactement, il n’y a pas une question qui n’ait
une dimension politique et corrollairement, nous nous situons dans de multiples dimensions
politiques. Nos valeurs relatives par exemple à la sécurité ne sont pas liées automatiquement à nos
convitions relative à l’État Providence, même s’il y a d’évidents déterminants socio-économiques.
Bien malin qui peut plaquer des grilles aussi simples que celles des publicitaires sur ce qui reste la
dimension englobante de la vie sociale.

5- Par analogie avec les 4P de McCarthy (Produit, Prix, Place, Promotion ), quels sont selon vous les"P" du
marketing politique ?

Ces derniers temps, je serais tenté de répondre "Peoplelisation = Provoquant Pathétique Pataquès”

6- La notion d’échange est centrale dans le concept de Marketing, en est-il de même pour la politique ? Si cela est le
cas, quels en sont termes?
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Bien sûr, la politique est une forme d’échange, mais c’est aussi l’instance qui régule tous les
échanges. Pour les théoriciens du contrat social, nous avons échangé notre liberté naturelle contre la
protection du Souverain. Il existe de multiples théories sur les rapports entre échange et domination
(“L’échange symbolique et la mort” de Baudrillard, par exemple). Dans un tout autre genre, certains
sociologue US ont même tenté de représenter le système politique en termes cybernétiques comme
une sorte de boîte noire qui recevait des "soutiens” de la population et qui produisait en échange des
"actions” comme des lois.
Mais, par-delà mulitples interactions matérielles ou symboliques qui nous relient, il y a le principe
d’autorité : le Souverain (dans un sytème démocratique, le souverain, c’est nous-mêmes comme
partsde la volonté générale) décide des termes de l’échange. Par exemple l’État décide si j’ai le droit
d’échanger un organe contre de l’argent par une loi bioéthique.

7- Si le marketing politique se veut capable de vendre un produit quel est-il selon vous ? (l’homme ou la femme
politique, le parti, l’idéologie, l’espoir…).

Le marketing politique ne vend pas un produit ou service au sens classique (consommable en de


multiples exemplaires) mais des gens ou plutôt leur image. S’il s’agit de propager une idéologie, il
faut parler de propagande. La propagande nous demande d’entrer dans la communauté des
croyants unis par les mêmes valeurs politiques, le marketing de soutenir une personnalité et d’établir
un certain lien avec elle. Parallèlment, le marketing politique ne peut fonctionner que sur l’idée
preudo-pragmatique que"le temps des idéologies est révolu”, idée qui est elle-même terriblemetnt
idéologique.
Mais des techniques de marketing politique peuvent aussi être utilisées pour promouvoir une
opération, c’est-à-dire un événement, comme la guerre d’Irak pour le rendre plus sexy. On mêle
alors des techniques de la vieille propagande (diabolisation de l’ennemi, appel au patriotisme ou
l’approbation divine de la guerre) avec des méthodes plus modernes. Celles-ci visent à parfaire ce
que j’ai appelé la triologie 1) dissimulation (noyer les informations négatives sous le flux de la
surinformation), 2) stimulation (déclencher certains affects comme la compassion envers les Irakines
tyrannisés ou l’identification aux boys) et 3) simulation (produire des séquences très hollywoodiennes
comme la chute de la statue de Saddam ou la libération de l’héroïque petite soldate Jessica Lynch).
Cela dit, la frontière entre propagande (orientée vers la croyance collective voire l’engagemetn) et le
marketing politique (plus centré sur l’approbation individuelle) n’est pas toujours très nette et la
disctinction n’a d’ailleurs pas une valeur canonique mais historique et pratique.

8- Pensez-vous que les partis politiques et les candidats ont une orientation marketing lorsqu’ils établissent leur stratégie
de campagne ? C'est-à-dire, ont-ils adopté les concepts de besoin et de demande des électeurs comme philosophie dans
l’élaboration de leur campagne ?

Je crains que la réponse ne soit simplement "oui” même si (voir plus loin), les Gaulois font de la
résistance.

9- La Proposition Unique de Vente est un terme utilisé pour définir une stratégie de simplification du discours mais
aussi de l’image politique. Pensez-vous que cette stratégie soit liée au fait que les média s’accommodent difficilement des
messages complexes ? Quelles en sont les conséquences sur le fonds du discours politique ?

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La médiologie, discipline à laquelle je me rattache, toujours insité sur le lien entre la prédominance
de l’image, surtout télévisuelle, et la transformation du discours politique, en un mouvement allant
du complexe au simple, du général au personnel, du principe à l’exemple (y compris par les le
technique de storytelling qui favorisent la projection de chacun dans une "histoire” exemplaire), de
la représentation au direct.. Mais l’évolution du contenu (le fait, par exemple, que les candidats
s’identifient de plus en plus à un thème comme ‘la Sécurité” ou "la Compassion”) ne doit pas être
séparée
-de la relation (personnalisation du rapport avec le leader versus médiation assurée par la
représentation : le parti et les élus)
-ni du vecteur (ce qui veut dire qu’Internet est aussi en train de changer la règle).

10- Pensez-vous que la stratégie de campagne utilisée pendant les dernières élections législatives en France peut être
appelée marketing politique et pourquoi ? Pour quelles raisons ?

Le modèle"pur” du marketing politique n’a jamais totalement prédominé dans notre pays qui, pour
des raisons historiques et culturelles, reste parmi les plus idéologisés mais aussi les plus attachés aux
formes traditionnelles de la politique (comme le "taper le cul des vaches” cher à J. Chirac).

11- Quelles sont pour vous les conséquences de l’utilisation du marketing dans la politique française ?Sont-elles bonnes
ou mauvaises ?

En tant que dinosaure républicain, je serais tenté de répondre qu’elles sont purement négatives.
Mais ce serait naïf : le marketing politique n’est pas une cause, c’est un symptôme.

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11 février 2007 - Communication de guerre

La communication de guerre - l'art de la vendre avant et de la rendre sexy pendant avant de la faire
oublier après-, art de montrer et faire-croire, est un exercice dont nous découvrons chaque jour les
limites que ce soit à Bagdad ou à Jerusalem.

"Les images de guerre sont des images qui font la guerre" disait Serge Daney. Le projet d’utiliser des
représentations exaltantes de ses propres combats (et si possible de produire des visions caricaturales
ou terrifiantes de l’adversaire) n‘est pas neuf. De la colonne Trajan, en passant par la galerie des
batailles de Versailles jusqu’aux films "Pourquoi nous combattons" de Frank Capra. Quant au reportage
de guerre - en principe reflet du réel - selon qu’il émane d’un journaliste de la presse Hearst
pendant la guerre de Cuba, du Petit Parisien en 14-18 ou d’Hemingway en 1936, il ennoblira telle
cause, dénoncera telle autre aux yeux du monde. Pour reprendre une terminologie militaire, il porte
atteinte au moral de tel ou tel camp.

Employer certains mots, choisir un cadrage ou un montage pour montrer la violence armée,
assigner à chaque acteur son rôle - les victimes, les vainqueurs, les civils (enthousiastes, libérés,
terrifiés, martyrisés…) -, mettre en œuvre certains stéréotypes, c’est opter, au moins, pour un point
de vue.

Désormais la nature des moyens de communication transforme la façon de contrôler le pouvoir des
mots et des images. Ce bouleversement technologique (télévisions par satellite, images numériques,
Internet, Web 2.0) appelle de nouvelles stratégies chez les acteurs "forts" (notamment les USA, le
Royaume Uni et Israël) mais aussi chez les acteurs "faibles" (terroristes, groupes non étatiques). Ces
derniers se révèlent capables d’inventer des méthodes souples pour retourner contre l’Occident ce
qui fait sa plus grande fierté : ses effigies répandues sur la planète, ses technologies de l’information
et de la communication.

La bataille pour la communication a pris une autre dimension. Il ne suffit plus d’établir de bonnes
relations avec lesjournalistes sur le terrain, en leur fournissant de bons communiqués ou de monter
de bonnes séquences "accrocheuses".

Des deux côtés, la lutte se développe aussi en amont, dans la préparation, la justification,
l’argumentation et le cadrage de la guerre (y compris sa "prévente" idéologique et publicitaire et la
mise en place des moyens d’information).
Elle se poursuit en aval dans la circulation et l’interprétation d’images, parfois sauvages, dont les
États et leurs grands médias n’ont plus nécessairement le monopole.

Les règles du temps changent, avec une propagation quasi instantanée, les règles de l’espace aussi
puisque la planète entière vit en "live" ce qui se passe sur le terrain. Les règles du pouvoir (y compris
l’autorité sur la presse, sur les combattants) changent comme celles du savoir. Au binôme militaire/
journaliste, se substitue une configuration où l’agence de communication, le "spin doctor", le témoin
doté d’une caméra numérique, le média alternatif, l’internaute, le blogueur, etc., jouent aussi leur
rôle.

Ces bouleversements se sont produits en deux générations.

Selon la formule de Mc Luhan dès les années 60, la télévision met la guerre dans le living-room. Elle
crée un effet de loupe (un individu personnifie une cause) et elle expose la souffrance. Loin d’une
vision idéalisée par la photo de guerre ou par Hollywood, la guerre - visible et proche à la fois-

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heurte de nouvelles mentalités plus individualistes, plus imprégnées de valeurs"douces", mais surtout
bouleverse la vision de la guerre par l’arrière.

Après avoir souvent prôné la "diplomatie publique" et l’usage des médias censés répandre
l’American Dream et saper la propagande communiste, les militaires US découvrent à leurs
dépends le pouvoir de l’image pendant la guerre du Vietnam. Elle montre des réalités désagréables
(les boys meurent aussi et retournent au pays dans des "sacs à viande") et fournissent des icônes aux
manifestants pacifistes (telle une petite fille nue sous le napalm résumant les maux des victimes).
Dans l’analyse que font après-coup certains stratèges de Washington, les médias sont donnés comme
responsables du manque de combativité ou du sentiment de culpabilité des Américains Beaucoup en
déduisent que la guerre fut perdue par des médias "libéraux" (au sens américain) et faute de
contrôler la vision qu’a le public du conflit. La bataille pour l’opinion, y compris hors frontières,
aura désormais la priorité.

Première réaction : s’inspirant l’exemple des Britanniques qui ne laissent pas la presse interférer avec
les opérations aux Malouines, les Américains visent l’absence de dommage cathodique collatéral. La
règle est de pas montrer ses propres morts, de ne pas montrer ceux que l’on fait, de représenter la
guerre comme des "frappes chirurgicales" et autres actions"euphémisées" donc télégéniques. Tel est
le principe de dissimulation : ne laisser voir de la guerre que ce qui correspond à son modèle idéal,
propre, juste, non mortifère.

Quitte à diriger les objectifs des "pools" de journalistes là où il faut comme lors de la première
guerre du Golfe.
En 1991, la guerre est, comme dans les images de synthèse que montre CNN ou dans ses reportages
nocturnes, vue en contre-plongée (du point de vue du bombardier, non du bombardé) ou réduite à
des points lumineux. En dépit des révélationsaprès coup sur les bobards de guerre montés par
des"spin doctors" (couveuses de Koweit City, marée noire…) ou malgré toutes les critiques sur la
guerre sans image (la guerre "comme jeu vidéo"), le principe est efficace, cela marche, au moins un
temps. Le monopole des images de CNN est un atout : les USA qui contrôlent à la fois le contenu et
les tuyaux qui répandent sur la planète des flux de séquences de guerre. On théorise la guerre "zéro
mort" (en attendant la guerre "humanitaire"), on compte sur les"psyops" et la"guerre de l’image"
pendant que, parallèlement, se développe une utopie de la Révolution dans les Affaires Militaires : le
bon usage de l’information dispenserait de l’usage de la force et la supériorité technologique
garantirait la victoire psychologique.

D’une part l’US Army se dote de structures complexes sensées mener une guerre psychologique ou
de l’opinion, y compris en glissant à la presse étrangère des éléments sélectionnés et en produisant
ses propres médias. Confiante dans sa technologie, l’armée ne doute pas de savoir rendre la guerre
présentable (quitte à la cosmétiser un peu). Et de gagner à coup sûr"les cœurs et les esprits" par des
méthodes quasi publicitaires.

D’autre part l’action de propagande est largement privatisée : des agences d’influence
(communication, lobbying ou production d’idées comme les think tanks) sont aussi chargées de
promouvoir la cause des belligérant (koweitiens en exil, puis bosniaques, réfugiés kosovars, irakiens
en exil…) et de dévoiler les crimes des dictateurs punissables au nom du droit des gens. Des agences
comme Rendon ou Hill and Knowlton assument cette tâche. Le "spin doctor" devient une figure
familière.

Cette doctrine semble justifié par de nombreux exemples dans les années 90 (y compris les exemples
a contrario comme, sous Clinton, les images "sauvages" d’une opération ratée à Mogadiscio et qui
obligent les USA à se retirer).

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Tout se passe comme si la communication de guerre confiée à des professionnels pouvait succéder
au politique et résoudre les défis posés à une nation en guerre :

- la justifier auprès d’une opinion qui ne réagit plus par un réflexe d’adhésion patriotique dès la
déclaration de guerre
- intégrer la dimension de l’opinion internationale,
- rendre le déroulement de la guerre plus acceptable pour une "audience" qui ne se félicite plus
systématiquement de voir infliger un dommage maximal aux ennemis (alors que pendant des siècles,
on s’est plutôt réjoui que son camp fasse ce que Canetti nomme "un gros tas de morts").

La dissimulation de l’horreur appelle en complément une action de stimulation (diabolisation,


voire"hitlérisation" de l’adversaire comme lors de la guerre "humanitaire" du Kosovo) pour jouer
sur les réflexes de l’opinion. Cela suggère aussi une stratégie de simulation (fournir à la presse les
images des bonnes victimes ou des bons héros, des scènes presque montées, scénariser la guerre pour
la rendre acceptable à des spectateurs habitués aux codes de la fiction).

Parallèlement, le Pentagone se soucie du contenu des films de guerre ou des feuilletons télévisés et
encourage matériellement au besoin les bons scénarios. Si Hollywood a su prendre (un peu tard) sa
revanche sur le Vietcong, par de multiples Rambo et Missing in action, pourquoi ne pas généraliser
le principe ?

Toutes ces méthodes se réclament du concept vague de guerre de l’information (un vocable qui
confond renseignement, paralysie informationnelle et désinformation de l’adversaire, utilisation
offensive des technologies de l’information et de la communication et enfin action médiatique sur
l’opinion). En même temps, s’impose l’idée que les conflits d’après la guerre froide opposeront
désormais des armées occidentales high tech à des acteurs non étatiques, souvent mêlés aux civils.
Donc que la gestion de la vision et de l’opinion seront fondamentales et que les sociétés de
l’information comme les USA y excelleront.

Bien entendu, le 11 Septembre représente un choc immense : visiblement les terroristes, en frappant
les"icônes" que sont les Twin Towers (l’expression est de ben Laden en personne) veulent retourner
la force de fascination des images traumatiques contre une société que l’on disait du spectacle.

D’où les réflexe qui consiste à créer de nouvelles structure chargées de la communication pour
répondre à une situation nouvelle :
- éphémère Office of Srategic Influence,
- -création d’un sous-secrétariat à la diplomatie publique,
- organismes chargés d’étudier les causes et la mesure de l’antiaméricanisme à travers le monde,
- réactivation dans la lutte antiterroriste d’équivalents de ce que fut radio Free Europe contre les
soviétiques : Radio Sawa, Télévision al Hurrah…,
- -clips télévisés, publications…

Les vieilles recettes du temps de l’US Information Agency voire de la "guerre culturelle" menée par
la CIA retrouvent une nouvelle jeunesse.

La seconde guerre d’Irak est largement préparée par un double phénomène :

-les médias"patriotiques" dont l’engagement est sans ambiguïté et qui acceptent volontiers des règles
déontologiques quant à ce qui est montrable ou ne l’est pas (morts, prisonniers de l’un ou l’autre
camp..)

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- l’action conjointe d’agences privées, de think tanks néo-conservatrices et d’administrations (comme


l’Office of Strategic planning) pour promouvoir la guerre "juste" contre Saddam : le dossier des
Armes de Destruction Massives et des liens supposés entre Bagdad et al Quaïda.

Le déroulement même de la seconde guerre d’Irak (avec les fameux journalistes "embedded" ou des
séquences comme la libération de Jessica Lynch et la chute de la statue de Saddam Hussein) ont
confirmé la prédilection des militaires pour ces méthodes. Mais, même remises à jour, avec
utilisation d’Internet ou des téléphones mobiles, même améliorées par des attaques
informationnelles contre les médias adverses ou par des montages plus sophistiqués, ces opérations
restent dans une logique de la persuasion (exaltation des siens et découragement de l’adversaire) pas
vraiment neuve.

Il s’agit toujours de vendre" la guerre avant en cristallisant des peurs et des passions sur l’ennemi, de
la"cosmétiser" pendant. Sans oublier l’après : la persistance des convictions quand, inévitablement,
vient le temps de révélation d’une partie des manipulations médiatiques. À cet égard, la différence
entre l’opinion domestique américaine et le reste du monde sera très notable.

Les surprises viendront, surtout quand il faudra "vendre" une occupation contre un adversaire qui
connaît les pouvoirs de l’image ou l’usage des technologies. Il s’est doté de ses propres moyens qui ne
sont pas des télévisions ou des radios d’État.
Surtout, cet adversaire n’obéit pas au même code : ainsi les vidéos jihadistes ou des insurgés irakiens,
qui, loin d’obéir à la loi du zéro mort visible, se délectent de tueries "exemplaires". Ce qui est tabou
pour un camp (montrer l’agonie de l’autre, exhiber ses propres pertes) est pédagogique pour l’autre.
Face à cela les tentatives américaines ou britanniques de s’adapter à la culture de l’Autre semblent
bien faibles.

Bien plus qu’à un sursaut déontologique ou à une culture critique du récepteur (espérée depuis des
décennies) les stratégies se sont heurtées à des phénomènes d’ordre technique, médiologique,
notamment :

- les chaînes d’information par satellite ( à commencer par la télévision "arabe" al Jazira)
- et la circulation des images et textes sur Internet. L’exemple le plus frappant est celui des sévices
d’Abou Graibh, ou tout récemment les images sauvages de la pendaison de Saddam Hussein qui
transformaient le Nuremberg irakien en lynchage sectaire d’un sunnite par des chiites.

Par ailleurs les acteurs non étatiques qui luttent contre les USA (tel le sniper-filmeur de Bagdad,
Juba) savent redoubler tout attentat d’une attaque symbolique par numérique interposé. On
découvre l’existence d’un étonnant "marché" de l’image jihadiste avec ses sous-genres (testaments-
vidéos, cassettes sur l’entraînement des combattants, exécutions de collaborateurs ou d’otages).

L’hypothèse que "le pays qui a inventé Hollywood" puisse perdre la guerre de l’image prend corps.
Le vrai pouvoir en cas de guerre n’est plus d’empêcher de montrer (techniquement très difficile), ni
de"raconter la meilleure histoire" (ce qui selon un ponte de la Rand serait plus efficace qu’une
grosse bombe), il est de diriger en situation de concurrence les flux d’images, donc l’attention
vers"ses" images et"son" histoire.

En ce domaine, la Grande-Bretagne a découvert plus vite que son allié américain les limites de cette
guerre. Une culture de l’information plus ouverte et plus critique de l’information joue en ce sens (il
suffit pour s’en convaincre de comparer BBC International à ses équivalents d’outre Atlantique).

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Alors que, sur le terrain, la différence entre Radio Nahrain ou les autres opérations des pysops
britanniques n’est pas d’avec leurs équivalents américains.

C’est un problème que découvre l’armée israélienne. Tsahal fut longtemps habituée à un accueil
plutôt favorable des médias occidentaux (ne serait-ce que parce que ses officiers de communication
sont bien rasés et polyglottes), et à jouir d’un capital de sympathie voire de relais dans de nombreux
pays.

Or Tsahal, il est vrai sans grande culture de la communication institutionnelle, est désormais
menacée par un double péril :
- l’image dure d’une armée policière réprimant les civils et tirant sur les enfants
- -et d’autre part, l’image "faible" d’une armée impuissante au Liban face à la résistance des
miliciens du Hamas. Non seulement son image d’armée invincible est plus que compromise, mais
elle découvre des problèmes internes avec ses réservistes et les critiques sur la conduite des
opérations.

Ses adversaires jouent des deux images et possèdent leurs réseaux. Ainsi, la stratégie de
communication israélienne doit tenir compte de facteurs nouveaux comme l’apparition de al
Manar, la télévision du Hezbollah.

L’image de Tsahal n’est pas seulement celle d’une armée ; elle implique celle d’un peuple. Entre la
vision d’une nation démocratique de victimes, entourée de voisins hostiles, fanatique et plus
nombreux ou celle des sionistes surarmés constructeurs de murs, occupants brutaux, l’évolution a
été spectaculaire.
Tous les facteurs que nous avons signalé à propos des États-Unis se retrouvent avec une intensité
supplémentaire dans le cas de l’armée israélienne.

D’où la tentation d’un traitement plus en amont, notamment par l’accusation systématique de
désinformation contre les médias hostiles à Israël. D’où la multiplication des agences de presse et
associations"anti-désinformation" qui manient l’accusation de nouvel antisémitisme victimaire, un
antisémitisme inédit qui disqualifierait le Juif non plus comme fourbe, intéressé, comme minorité
dangereuse, etc, mais comme raciste et fasciste, par nature. C’est l’enjeu des accusations"en miroir"
des médias qui ne montreraient les victimes civiles que d’un seul côté, n’appliqueraient pas les
mêmes critères moraux aux sionistes ou aux islamistes, etc. c’est-à-dire la vieille rhétorique de la
méta-propagande : l’accusation faite à l’autre camp de truquer la réalité et de mettre en scène
systématiquement des victimes pour provoquer l’émotion de l’opinion internationale.

Toute étude de ces questions devra refuser toute vision mécaniste de la communication liée aux
opérations militaires (certains messages dotés d’un mystérieux pouvoir de convaincre) et à plus forte
raison toute vision privilégiant les recettes technologiques.

Elle replacera la question de l’efficacité - toute relative- de la communication opérationnelle dans un


cadre à la fois
- historique (les modes d’action médiatiques obéissent à des périodisations)
- planétaire avec la mondialisation instantanée de l’image de la guerre
- médiologique avec l’influence des modes de circulation de l’information sur ses contenus
- idéologique et culturel, au sens où la réception des mots et des images par différents publics
dépend de cadres mentaux et de valeurs
- organisationnel avec, notamment, la privatisation de la communication de guerre (qu’il s’agisse de
promouvoir une cause ou les idées en amont qui justifient le recours aux armes)

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2 décembre 2007 - Storytelling

Fictions et conviction

Storytelling, le dernier ouvrage de Christian Salmon (éditions la Découverte) décrit une


technique"l’art de raconter des histoires" employée aussi bien dans les affaires, dans la
communication politique, dans le management et même dans la formation des militaires… Il s’agit
à première vue d’une mode qui s’est diffusée surtout à partir des années 90 aux États-Unis sous
l’impulsion de quelques gourous de la communication. Les dirigeants la pratiquent, qu’il s’agisse du
PDG d’une marque célèbre, du président G.W. Bush (qui reprend là une technique largement
employée par Reagan vingt ans plus tôt), ou d’un directeur cherchant à motiver ses employés et à
leur insuffler la culture de l’entreprise.

Au lieu de faire appel à des abstractions (la Nation, la Modernité, la Productivité..), l’orateur ou
l’auteur choisit une histoire exemplaire, que ce soit la sienne, celle du créateur d’une marque ou
celle d’un anonyme dont le destin est particulièrement représentatif des valeurs et principes qu’il
veut illustrer. On est tenté de dire "et alors ? ", n’a-t-on pas toujours recommandé de recourir à
l’exemple, d’illustrer son propos par des cas concrets, même dans les anciens manuels de
rhétorique ? La fonction de "raconteur d’histoire", de l’aède au griot, n’est-elle pas une des plus
anciennes du monde ? Où est le scandale ? Où est la manipulation ?

Le problème réside dans la systématicité et son utilisation comme méthode de contrôle. Quand le
storytelling devient un procédé qui tient lieu de démonstration et d’argumentation, quand on parle de
"tournant narratif" en économie ou en stratégie, quand produire des histoires que les gens "aiment"
et auxquelles ils peuvent s’identifier devient la seule manière d’obtenir leur adhésion, il s’est
effectivement produit quelque chose qui touche les règles du débat. Disons quelque chose de
nouveau dans la façon de diriger les hommes. Désormais fictions et émotions joueront un rôle inédit
dans l’art de faire croire.

Significativement, Christian Salmon a sous-titré son livre "La machine à fabriquer des histoires et à formater
les esprits". Sans doute pense-t-il aux "manufactures du consentement", expression souvent employée pour
désigner la propagande. Et il y a une différence entre une action systématique visant à faire
approuver (l’opinion, c’est fait pour opiner) à des"thèses" (au sens de propositions abstraites
générales sur ce qui est bien et mal, sur ce qu’il faut faire en politique, s’il faut faire la guerre ou
pas…) d’une part et d’autre part, une technique qui fonctionne sur les ressorts du plaisir et de
l’identification. Et qui touche à la distinction même entre réalité et fiction, en traitant le destinataire
du message en spectateur avec tout ce que le terme suggère de passivité et de suggestibilité.

Et Christian Salmon de citer une multitude d’exemples :


-
Le marketing d’entreprise : le passage du brand image (on ne vend plus des produits plus ou
moins désirables, on vend l’image de la marque, avec toutes les connotations qui s’y attachent) au
brand story (les marketers racontent l’histoire de la marque, de préférence sa success story."Les gens
n’achètent pas des produits, mais les histoires que ces produits représentent. Pas plus qu’ils
n’achètent des marques, mais les mythes et les archétypes que ces marques symbolisent." dit un des
gurus cité par Salmon. La clientèle est considérée comme une"audience" à qui il faut vendre une
bonne histoire avec laquelle ils peuvent établir une"relation plus intime".

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Le management par storytelling, adopté par Mac Donalds, Coca, Ibm, Microsoft encourage
les"histoire basées sur des valeurs", telles des expériences rapportées par des salariés et soigneusement
cosmétisées par des spécialistes et qui serviront de stimulants à l’engagement dans les objectifs de
l’entreprise

L’organisation du travail visera en particulier les pratiques qui reposent sur les"émotions" et qui
amènent chacun à participer au "changement volontaire", faisant preuve d’une adaptabilité toujours
croissante, bien adaptée aux nouvelles formes de l’entreprise. Qu’il s’agisse des"call centers", ces
centres de réponse téléphonique aux consommateurs souvent délocalisés dans le Sud, mais dont les
travailleurs finissent par se fantasmer comme "super occidentaux", ou des méthodes de Renaut pour
faire vivre le déménagement d’une usine comme une vraie saga racontée par ses héros.

Le marketing politique. Aux USA, les spin doctors truffent les discours de leurs candidats de ces
histoires (le brave petit gars qui s’est battu en Irak, la jeune fille issue d’un quartier défavorisé qui a
réussi..) qui remplacent de plus en plus la moindre ombre de proposition ou de programme.
Exemple éclairant : le spot publicitaire à 6,5 millions de dollars de la campagne Bush en 2004 qui se
contente de montrer une jeune fille dont la mère est morte le 11 Septembre et qui reprend confiance
dans la vie en rencontrant G.W.B. qui la prend dans ses bras (en bon"conservateur compassionnel") parce
qu’elle réalise que "l’homme le plus puissant du monde se soucie d’elle (he cares for me)". La fonction de
démonstration et de légitimation de l’historiette fonctionne à plein en politique aussi (car, nous nous
trompons pas, il s’agit chaque fois d’histoires individuelles, pas de ces grands récits mythiques
partagés qui forgent l’identité d’une nation). Belle illustration de la"stratégie de Shérazade" de Carl
Rove, conseiller de Bush : raconter de belles histoires émouvantes auxquelles on a envie de croire
pou retarder la sentence de mort politique qu’aurait du attirer l’échec en Irak dès 2004 (et que
promettaient les sondages quelques mois avant l’élection).

La coopération entre le Pentagone et Hollywood avec les simulations de guerre en univers


virtuel des soldats : il ressemble de plus en plus à un jeu vidéo dont ils sont les héros. Ou encore les
jeux vidéos en ligne pour convaincre les jeunes gens de s’engager.

Le branding de l’Amérique elle-même par la diplomatie publique (un sujet que connaissent bien
les lecteurs de ce site) ou la promotion d’une idéologie primaire par Fox News, championne toutes
catégories de l’infotainment, l’information montée comme des fictions.
Salmon, qui trouve également quelques bonnes illustrations dans la dernière campagne électorale
présidentielle en France conclut que "Sous l’immense accumulation des récits que produisent les sociétés
modernes, se fait jour un "nouvel ordre narratif" (NON) qui préside au formatage des désirs et à la propagation des
émotions – par leur mise en forme narrative, leur indexation et leur archivage, leur diffusion et leur instrumentalisation
à travers toutes les instances de contrôle."

Cela nous semble correspondre à ce que nous avion nous-mêmes nommé la "post-propagande". Si
la propagande cherche à propager, conformément à son étymologie, un corpus de croyances d’ordre
politique, la post-propagande remplit une triple fonction : dissimulation, simulation, stimulation.

C’est une grille qui semble s’appliquer assez bien au storytelling :

- Dissimulation : une belle histoire occulte nécessairement beaucoup de choses, comme une image
de télévision fait oublier tout ce qui est hors du cadre. Elle fait oublier en particulier la genèse, les
rapports de force, les conditions culturelles qui forment le contexte de cette histoire (d’ailleurs pas
forcément représentative)
- Stimulation : un histoire est forcément un déclencheur de désirs ou d’émotion. Celle dont abuse le
plus la télévision – terrain idéal pour une construction fictionnelle de la réalité filmée – c’est la pitié.

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Le culte de la victime, l’exhibition de la victime devient un des ressorts les plus puissants pour faire
agir les masses, qu’il s’agisse de donner pour le tsunami, de condamner un régime ou d’approuver
une guerre humanitaire.
- Simulation : le langage devient producteur de réalité. On monte des situations sur le modèle des
feuilletons avec du suspense, des bons, des méchants et un dénouement clair à la fin. C’est cette
réalité exemplaire – irréfutable : comment douter de ce que l’on a vu de ses yeux – qui s’imposera
finalement. Quitte à aboutir à la révélation du montage quelques mois après, qu’il s’agisse des ADM
en Irak ou de l’aventure de la soldate Jessica Lynch, capturée par les soudards de Saddam en 2003.

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10 juin 2007- Marketing politique, pub et propagande

La politique spectacle entre marché et manipulation

Dans le cadre d'une série d'articles sur les ressorts de l'élection présidentielle (Sur le marketing politique :1,2,3, 4, 5,
6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15, 16, 17, 1819), Le marketing politique hérite de deux techniques de persuasion,
la propagande (et 2 et la publicité. Mais ce n'est pas seulement une méthode de séduction ou d'endoctrinement gérée par
des professionnels de la"com", il bouleverse pratique et sens de la politique.

La propagande propage : elle ne vous incite pas seulement à voter pour X dimanche, elle ne cherche
pas uniquement à vous convaincre de l’affirmation Y, par exemple "Nous allons vaincre le chômage
en baissant les impôts" (ou l’inverse). Non, la propagande vise à répandre un corpus d’idées, de
valeurs, de représentations de la réalité, d’appels à l’action et à l’engagement ; elle le fait en
opposition avec d’autres idées qui cherchent des servants par les mêmes voies.

La propagande peut – dans les cas limites – amener des gens à mourir pour la patrie ou le parti. Elle
peut produire un bouleversement dans une vie, comparable à une conversion religieuse. La
propagande peut envahir tous les aspects de la vie. Dans un régime totalitaire, ni les loisirs, ni la
culture, ni la vie privée ne lui échappent : elle unifie tout au nom de l’Idée À chaque moment de sa
vie, de l’école à la caserne, du lit à la tombe, l’individu dévore le discours officiel, contemple les
symboles du pouvoir et participe à l’exaltation collective. Qui contrôle l’État contrôle les esprits.
Chaque méthode en fonction de chaque idéologie, le communisme (avec la théorie de l’agit-Prop) et
le nazisme (avec ses scénographies pour agir sur l’inconscient des masses) ont recours à la
propagande, à ses pompes et à ses rites. Celle-ci impose un monde imaginaire, le seul
environnement mental autorisé. Pendant la seconde guerre mondiale, le conflit prend logiquement
pour enjeu"les cœurs et les esprits" et se présente comme la lutte entre des visions du monde. La
guerre froide n’échappe pas à la règle.

La propagande répand une doctrine et des certitudes, la foi en une cause et l’hostilité envers
l’adversaire ou ce qu’il symbolise… Elle propage aussi des textes, des films, des musiques des clichés,
des icônes… Aux méthodes de persuasion qui agissent sur les cerveaux, elle ajoute des techniques de
diffusion pour atteindre lesdits cerveaux. Elle ne se contente pas de faire croire que, elle veut faire
croire en… En une cause, en un parti, en une communauté…

À côté de cela, la pub paraît bien innocente. Elle se contente de vendre. Elle ne nous demande
qu’un petit geste, commander, sortir notre portefeuille, agréer une proposition commerciale. Elle ne
nous réclame pas de mourir ou de changer le monde. Elle n’exige pas notre engagement. Mieux,
elle nous promet le bonheur sans effort. Un geste, une petite dépense et nous serons plus séduisants,
plus riches, plus prestigieux, plus branchés… La pub ne peut être ni martiale ni impérative, ni
tragique ni exaltante ni grandiloquente. Elle est plutôt ludique, sympa, décontractée : elle reflète les
mentalités plus qu’elle ne les modèle ; elle prétend découvrir nos attentes (et y répondre) au lieu
d’énoncer des impératifs. Bref elle promet une satisfaction symbolique à peu de frais.

D’ailleurs, la pub a ses théoriciens qui nous expliquent qu’il n’y a là nulle manipulation, nulle
idéologie cachée (le culte de la consommation, le bonheur par la conformité), nul conditionnement
des masses comme le prétendent des esprits chagrins. Non, la publicité se contente d’une aimable
vantardise ; elle reflète des mouvements sociaux, des tendances, des désirs au lieu de les susciter
artificiellement.

Ses procédés sont très véniels. Elle provoque l’attention, l’intérêt, le désir, puis l’achat, prétend une
école : ses procédés sont simplement mnémotechniques, répétitifs. Pour d’autres, la pub découvre
nos motivations profondes et se contente de nous séduire en jouant de nos désirs. Elle nous permet
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de nous projeter ou de nous identifier à travers les objets qu’elle propose. Pour d’autres enfin, elle
correspond à des styles de vie, elle ne fait que traduire des phénomènes sociologiques. Elle est le
miroir de la société qui la nourrit, une société qui prise plutôt les valeurs de l’humour, voire de
l’autodérision, du jeu, de la décontraction, de la recherche du bonheur individuel.

La pub chante le plaisir, la fantaisie voire la différence (soyez vous-même, la crème qui révèle la
beauté qui est en vous, le produit qui correspond à votre personnalité unique). Rassurant, non ?

Comment situer le marketing politique entre ces deux modèles ? Il serait tentant de dire qu’il est à
mi-chemin, qu’il vend une marchandise politique ou qu’il marchandise les politiques. De la
propagande, il garde un objectif : gagner des élections, répandre des convictions politiques, lutter
contre d’autres candidats et d’autres partis. De la pub, une méthode : considérer le public comme
un marché à conquérir par de techniques de communication et de séduction, se vouloir une
technique neutre qui promeut indifféremment Pierre ou Paul, penser en termes de demandes des
électeurs et d’image à émettre (et pas d’idées à répandre). Mais il représente bien plus qu’une
moyenne ou un compromis entre deux techniques destinées finalement à faire croire. Le marketing
change la réalité de la politique.

Il adapte un produit (un homme ou une femme) à un marché, même si c’est - en principe moins-
celui des idées et des valeurs. Il rend son image et son discours conformes à des"attentes" de
consommateurs de politique, l’électorat, ou du moins la fraction de l’électorat qui, sondages et
études de marché à l’appui, semble susceptible de basculer en faveur du candidat. Il ne s’agit pas
seulement d’adapter un discours ou une apparence à un modèle désiré : les choix du marketing sont
stratégiques car ils portent sur le contenu des idées (élégamment évaluées en termes
de"positionnement") encore plus que sur le contenant ou la manière de dire et de paraître.

En ce sens l’émergence du marketing traduit bien plus que la personnalisation de la vie politique (on
vote pour des gens plus pour des programmes, qui, du reste, se ressemblent singulièrement) : elle
révèle une incroyable déroute de la classe politique, un scepticisme généralisé quand à ses capacités
à changer (ou empêcher de changer) quoi que ce soit, un fatalisme déprimant. Le problème n’est pas
tant que"l’image prime le message", il est plutôt qu’aucun message ne semble plus recevable.
L’assomption du star-system n’a pu se faire que sur fond de déshérence du politique.

À quoi "sert" le marketing ? À gagner les élections, certes. À produire à volonté des hommes ou des
femmes politiques formatés qui répondront aux critères supposés d’une opinion en quête de
repères : apparente compétence, sympathie, capacité d’écoute, branchitude, décontraction et
modernité. Ils sont gentils, ronds, cools, cleans, softs.… À remplacer les affrontements idéologiques
d’hier par la guéguerre des looks. À dépassionner, à faire prédominer le spectaculaire sur le
doctrinaire. Tout cela est vrai.

Nous aurons l’occasion de voir que la marketing politique, et tous les procédés qu’il entraîne
-euphémisation du langage,
rabotage des différences,
prédominance du style sur le fond,
rôle des petites phrases et des gestes symboliques,
hystérie de séduction,
exhibition de l'intimité et de la vie privée
obsession d’être"proche des gens" et de les écouter,
apparente modestie des propositions et des personnalités -

tout cela remplit d’autres fonctions.

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Tout d’abord, le marketing politique a une fonction quasi idéologique : il pense pour vous (ou plutôt
pour les politiques qui y ont recours). Autour de quelques catégories comme l’opinion, la modernité,
les valeurs, la République, les contraintes de l’économie, la mondialisation.. , il construit une
machine à répondre à toutes les questions dont nous aurons l’occasion d’admirer le fonctionnement.

Par ailleurs, en imposant un style souriant et modéré, en apaisant les affrontements, en


faisant"l’agenda du débat" avec ses catégories et des limites, d’une part, et d’autre part en organisant
la compétition systématique entre les candidats, en les amenant à réagir à chaque initiative de
l’autre, le marketing a une fonction"agonistique" : organiser l’affrontement, ses terrains, ses règles et
ses limites.

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