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L’ORNEMENTATION CHEZ JEAN SEBASTIEN BACH

par Joëlle-Elmyre DOUSSOT

L’ornementation est l’essence même de la musique vocale ou instrumentale baroque. Bien


évidemment, la pratique de l’ornementation était déjà présente dans les compositions de la
Renaissance, mais l’on peut faire réellement naître le baroque musical avec Caccini et ses
Nuove Musiche, bréviaire de l’art du beau chant, du buon canto, codifiant l’emploi des
différentes manières d’embellir l’exécution des notes et de les rendre plus expressives, de
donner au chant grâce et noblesse :
… C’est après le biais des écrits théoriques que l’on apprend cette grâce très nécessaire,
qui ne peut se noter de meilleure manière ni avec autant de clarté pour sa compréhension.
Elle peut néanmoins s’acquérir parfaitement, à condition qu’après l’étude de la théorie et des
règles susdites on la mette en pratique ,par laquelle on se perfectionne dans tous les arts, et
particulièrement dans la profession du parfait chanteur ou de la parfaite cantatrice… Nous
nous sommes aperçus combien en général il est nécessaire que le musicien dispose d’une
appréciation sûre qui doit à l’occasion prévaloir sur l’art, car il y a beaucoup d’éléments
utilisés dans la bonne manière de chanter, qui, afin d’y trouver une meilleure grâce, sont
écrits d’une certaine façon, mais rendent un effet contraire l’un l’autre, d’où l’on dit qu’un
tel chante avec plus ou moins de grâce…

L’ornementation n’a cessé d’évoluer tout au long de la période baroque, adoptant d’autre
part des formes différentes selon les pays. Ce terme générique recouvre en fait deux concepts
bien distincts : les agréments et les ornements.
Les agréments sont des petits signes placés au-dessus ou en-dessous des notes, écrits par le
compositeur et que l’on doit impérativement jouer, chacun ne concernant qu’une seule note.
A l’inverse, les ornements, constitués le plus souvent d’une grande quantité de notes
intercalées entre les notes principales d’une mélodie, sont facultatifs et livrés au talent et à la
faculté d’improvisation de l’interprète, en particulier pour ce qui est de la cadence,
omniprésente dans l’opera seria : le compositeur ne fait que les indiquer par un système de
signes.

Les agréments figurent spécialement dans la musique française baroque, qui utilisait
principalement le trillo (ou cadence ou tremblement), le pincé ou mordant, le gruppetto, la
double cadence, le tour de gosier, le port de voix ou l’accent, le port de voix double, le son
coupé, l’arpègement ascendant, la tierce coulée…

L’ornementation ,quant à elle, ne fait varier que la partie supérieure d’un morceau,
s’appuyant sur les notes essentielles d’une mélodie, comblant en quelque sorte les vides
existant entre elles. Ce type d’ornementation trouve son origine dans les « diminutions »
pratiquées à la Renaissance (appellation due au fait que la valeur des notes originales était
diminuée), présentes dans d’innombrables œuvres de grande virtuosité pour toutes sortes
d’instruments (flûte, violon, viole de gambe, cornet à bouquin…)
Tout bon interprète devant savoir normalement improviser en respectant le caractère de
l’œuvre, les ornementations n’étaient presque jamais écrites. Cependant, pour aider les artistes
-inégalement doués !- les éditeurs prirent assez vite l’habitude de proposer des éditions
d’œuvres instrumentales comprenant des ornementations possibles. Les compositeurs eux-
mêmes pouvaient imposer ces variations ornementales et Bach peut être considéré comme le
maître en la matière. Dans son Orgelbüchlein (Petit Livre d’orgue), terminé en 1716, il donne
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une véritable leçon sur l’art de la variation instrumentale ! faisant varier de deux manières le
choral O Mensch, BWV 622 :

premières notes du choral et deux variations ornementales en découlant

L’ornementation des reprises, dans des pièces musicales le plus souvent de forme binaire,
étant devenue un élément fondamental dans la musique des XVII° et XVIII° siècles, les
compositeurs prirent l’habitude d’écrire et publier des « doubles » qui devaient être joués lors
de la reprise. Parfois même, plusieurs doubles étaient offerts, comme dans la seconde
courante de la première Suite Anglaise pour clavecin :

Ici, Bach fait beaucoup plus que de composer un double de la partie supérieure : il varie
également la main gauche du clavier, ce qui est extrêmement rare. Les notes essentielles
demeurent, seul change le trajet entre elles. Bien entendu, une exécution intégrale de ces trois
pièces serait injustifiée ; à l’interprète de choisir « sa » version du double qu’il placera lors de
la reprise.

Ces deux exemples, en même temps qu’ils montrent le génie particulier de l’ornementation
que possédait Bach, prouvent combien agrémentation et ornementation étaient intimement
liées et complémentaires et pouvaient cohabiter dans une même pièce musicale. D’ailleurs,
Bach, à la fin de sa vie, prit de plus en plus l’habitude de noter systématiquement les
ornementations qu’il souhaitait, laissant ainsi peu de place aux qualités d’improvisation de
l’interprète, tendance que l’on retrouvera progressivement chez la plupart des compositeurs.
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Si Bach pratiqua avec un immense talent l’art d’ornementer aussi bien ses œuvres vocales
que leurs accompagnements ou ses compositions purement instrumentales, il ne fut pas un
doctrinaire, ni un théoricien, comme se plaît à le souligner Mattheson, qui voyait en lui un
grand musicien et non le chef de file d’une Ecole.
C’est principalement en terre française que Bach puisa ses principales techniques
ornementales, en particulier celles présentes dans toutes les œuvres de Cöthen, où les
compositions destinées à la Cour appartiennent au style galant, inspirées de Marais, Couperin
ou d’Anglebert. Il existe ainsi une liste des principaux ornements utilisées par Bach, ainsi que
leurs désignations sur les portées en introduction de son Klavierbüchlein commencé le 22
janvier 1720 à Cöthen, à l’intention de son fils Wilhelm Friedmann.

Explication des différents signes ainsi que l’art de les interpréter :

Ces tables sont un trésor inestimable pour connaître l’art de l’ornementation du Cantor,
mais elles ne sont toutefois pas complètes. Il y manque les figures suivantes :
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Une liste complète des ornements utilisés par J.S. Bach pourrait s’établir ainsi :

Le terme allemand « Vorschlag » désigne les appogiatures, qui, pour C.P.E. Bach encore,
comptaient «parmi les ornements les plus essentiels, qui rehaussent l’harmonie aussi bien que
la mélodie.» Celles-ci se réalisent habituellement sur le degré inférieur ou supérieur de la note
ornée et sont, chez Bach, le plus souvent courtes. Une petite note, de valeur indifférente,
croche ou double croche, servait généralement à signaler l’appogiature, qu’elle fût longue,
courte ou de passage, c’est-à-dire précédant l’attaque de la note réelle, mais Bach fit usage de
plusieurs signes :

ces derniers traduits en appogiatures longues mais valables aussi pour les autres types
d’appogiatures.
L’appogiature longue se fait le plus souvent sur une note consonante, de valeur
relativement longue et située sur un temps fort, sa valeur d’exécution dépendant de celle de la
note réelle sur laquelle elle est placée. Quand celle-ci est suivie d’un silence, on donne le plus
souvent à l’appogiature toute la place de la note réélle, qui occupe alors toute la place du
silence.
L’appogiature courte, dont la représentation est semblable à celle de l’appogiature longue,
se fait dans trois cas : soit si la note ornée est une dissonance, soit entre deux notes de même
son, soit sur l’une des notes les plus brèves utilisées au cours d’un passage. Sa durée est
invariable, quel que soit le tempo du mouvement ou la longueur de la note ornée.
Quant à l’appogiature passagère, elle s’utilise surtout lorsque plusieurs notes de même
valeur descendent par sauts de tierces, ce qui donne une grâce toute particulière à
l’interprétation.
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Le trille ou tremblement est certainement l’ornement le plus apprécié du public à l’âge


baroque, en particulier dans les opéras, où il achevait les grands airs da capo, démontrant
ainsi la spectaculaire virtuosité de l’interprète
Le trille comporte trois éléments : l’appogiature, que l’on doit faire entendre d’abord ,le
battement, fait avec rapidité, en observant une très légère progression et le « point d’arrêt »,
destiné à montrer nettement la résolution de l’appogiature initiale.

Une simplification d’écriture, utilisée par Bach, pourrait donner l’impression que le trille
commence par la note réelle. En fait, il s’agit du trille qui doit débuter au cours d’une note
tenue, ou sur la deuxième des deux notes liées.
Au trille était souvent ajouté d’autres ornements, permettant d’obtenir toutes sortes d’effets,
comme le « tremblement porté » avec adjonction de l’appogiature longue) :

Ou encore le « tremblement et pincé », fréquent en France chez d’Anglebert et Dieupart et


chez J.S. Bach. Cet ornement, dit encore « trille et mordant » ou « tremblement double »
devint habituel au cours du XVIII° siècle chez tous les compositeurs européens, au point que
l’on finit par l’exécuter, même sans indication particulière. Ces petites notes prirent en
Allemagne le nom de Nachschlag qui, selon C.P.E. Bach, servent à faire le trille plus brillant.
dans un mouvement conjoint, sur des notes de valeur longue, elles doivent s’ajouter au trille
que ce mouvement soit ascendant ou descendant. Le nachschlag peut aussi s’ajouter à un
trille, suivi d’un mouvement disjoint.
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Sur des notes brèves, il fait mieux dans un mouvement ascendant que descendant :

Dans un mouvement suffisamment lent, les trilles suivants

Peuvent comporter des nachschlag, malgré le fait que les notes brèves qui succèdent aux
points pourraient remplacer ces terminaisons. Les nachschlag n’y sont cependant pas
indispensables pourvu que les tremblements durent toute la valeur des notes pointées.
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Le « pincé » ou « mordant » est un tremblement commençant et se terminant par la note


réelle. Il s’effectue normalement avec le degré inférieur voisin, souvent à distance de demi-
ton et doit être exécuté de manière très rapide. L «’acciatura» ou pincé étouffé est un pincé
simple dont les deux notes sont attaquées en même temps : il ne peut donc être exécuté qu’au
clavier. La note inférieure est aussitôt relâchée, la supérieure demeurant seule en place. C’est
une manière peu fréquente de jouer les pincés, qui se trouve assez rarement dans l’œuvre de
J.S. Bach :
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Alors que les pincés, parfois combinés avec d’autres ornements, figurent en abondance :
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Le « doppelschlag », « doublé » ou « tour de gosier » sert de lien entre cette note et la


suivante. Il se faisait parfois entre l’appogiature inférieure et sa note de résolution. J.S. Bach
avait une prédilection pour l’exécution rapide de ces ornements :

Le « coulé » (Schleifer), se joue sans rigueur, Bach le voulant même souvent anticipant sur
le temps de la note ornée.
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Succédant à l’attaque de la note réelle, le « vibrato » ou trémolo peut être considéré


comme la vibration d’une voix sur une note. Il prit des noms différents selon les instruments
sur lesquels il était réalisé flattement, tremblement mineur, balancement (Bebung en
Allemagne)… Très en vogue à la fin du XVI° et au début du XVII° siècle, puis abandonné au
profit du tremblement, cet ornement réapparaît au XVIII° siècle soue le nom de « ribattuta »
ou trille de cadence finale, que Bach aimera à employer dans les passages les plus
émouvants :

Les arpèges, enfin, comptent parmi les ornements les plus employés par J.S. Bach, sans
doute pour leur puissante force évocatrice :
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Ces ornements reviennent de manière récurrente dans les œuvres de Bach, mais le
compositeur utilisa également bien d’autres manières d’ornementer, d’embellir et d’enrichir
ses compositions par des « fioritures » héritées de la tradition polyphoniques, des mélismes…
Mais plus que d’embellir, il s’agissait d’émouvoir et de convaincre, tel l’orateur antique. Il ne
faut jamais oublier que l’ornement chez Bach est avant tout rhétorique, qu’il n’est jamais
gratuit mais exprime un message, un affect ou crée un climat. Musicien des paroles sacrées,
attaché à la religion évangélique, il se sent investi de la mission d’en transmettre la
substance : c’est avant tout le sens des mots qui guidera le choix des formes et des figures.

Ainsi, dans le superbe choral de la Passion O Mensch, bewein’dein Sünde gross (BWV
622) la virtuosité des fioritures est fonction, non pas d’une « coloratura », mais d’un plus
grand sens dramatique.
De même, dans la cantate BWV 35 Geist und Seele wird verwirret, dernière des cantates sur
texte de Lehms, conçue pour voix soliste (contralto), sans chœur, se résout en une sorte de
joute virtuose entre la voix et l’instrument obligé. La premire aria, une sorte de sicilienne
jubilatoire de style fleuri, la troisième, presque sur un rythme de danse, suggèrent le bonheur
de l’âme libérée.
Ce même rythme dansant se retrouve dans la cantate BWV 82 Ich habe genug , dont la
dernière aria évoque la hâte de l’âme à s’unir à son sauveur.

Ainsi, les descentes chromatiques, dans la limite d’une quarte, qui donnent une touchante
mélancolie au début de la cantate BWV 78 Jesu, der du meine Seele.
Le procédé est d’ailleurs extrêmement fréquent chez Bach qui associe en général un arpège
ascendant à la préposition auf (sur) et aux idées d’ascension ou d’élévation. C’est encore par
des motifs tirés de l’arpège de l’accord parfait que Bach exprime les idées de bonheur,
jouissance profonde, plénitude….

Même intensité dramatique dans la descente chromatique de la Johannes-Passion,


illustrant les larmes amères de Pierre et annonçant la solution mélismatique, ou encore dans le
chœur de la mise au tombeau qui achève cette œuvre.

Ainsi, dans la cantate Selig ist der Mann (BWV 57), allégorie sur le couronnement que
représente la mort pour le fidèle, les fioritures de l’aria du soprano créent un climat d’intense
jubilation. Tout au contraire, les agréments et les petites cascades de notes de l’aria du
soprano de la Passion selon Saint Jean suggèrent les « fleuves de larmes » dont parle le texte.
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Ornementation symboliste également dans les cantates profanes Herkules auf dem
Scheideweg et Tönet, ihr Pauken !Erschallet, Trompeten ! : aria en écho dans la première,
vocalises virtuoses de Pallas, protectrice des Muses dans la seconde. Un long mélisme orne
l’aria Auf meinen Flügeln, dans laquelle la Vertu promet à Hercule de l’enlever vers les
sphères les plus hautes.

De précieuses broderies se déploient également dans la tendre aria de Phoebus dans la


cantate BWV 201 Der Streit zwischen Phöbus und Pan

Un des aspects du génie de Bach réside bien dans ce subtil art de l’ornementation qu’il
possédait au plus haut point, utilisant toutes les possibilités offertes, souvent largement
puisées dans l’écriture polyphonique, héritées des anciennes diminutions. La subtilité, c’est
aussi de savoir les mêler, en jouer, pour susciter l’émotion la plus poignante, comme dans
l’aria Erbarme dich de la Matthäus Passion, où les « Vorschläge » ont une particulière
importance dans le dialogue bouleversant entre le violon et la voix d’alto.

Appogiatures anormalement longues, trilles, trilles avec Nachschlag, dissonances évoquent


magistralement les tourments de Pierre et son désespoir et font de cette aria un des sommets
de l’œuvre du Cantor.

L'on n' a certes pas manqué de reprocher à Bach l'utilisation de ces procédés, identiques
aux formes employées par les compositeurs d'opéra. L'on sait le scandale provoqué par la
création de la Passion selon Saint Mathieu. A Leipzig: "Zu theatralisch!" Trop théâtral ! En
réalité, il est évident que cette œuvre n'est pas un opéra, mais un acte de dévotion, tout à la
gloire de Dieu. Déjà, pour Luther, il n'y avait aucune différence fondamentale entre musique
religieuse (geistliche) et profane (weltliche). La composition musicale s'apparente donc à la
quête d'un ordre caché, d'une harmonie secrète, en un mot, divine. Une foule d'ouvrages
philosophiques véhiculent ces théories, issues du XVII° siècle, et Bach en est imprégné. Dès
lors, ces "artifices", ces ornements montrent simplement qu'une multitude de chemins
permettent d'accéder à Dieu. Pour Luther, pour Bach, la musique est le seul art qui ne soit pas
idolâtre. Elle est naturellement porteuse de figures : Bach ne décrit donc pas, il"figure",
réalisant ainsi une inversion de sens entre musique et verbe. Même sans parole, la musique
devient éloquente et, par l'utilisation des figures ornementales, Bach s'est élevé au niveau
théologique, renvoyant aux Pères de l'Eglise et à la tradition médiévale.
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BIBLIOGRAPHIE

BASSO Alberto, Jean Sébastien Bach, Paris, 1979.

CANTAGREL Gilles, Bach et son temps, Paris, 1997.

KASBERGEN Marinus, VAN HOUTEN Kees, Bach et le nombre, Liège, 1992.

PIRRO André, L'Esthétique de J.S. Bach, Genève, 1973.

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