You are on page 1of 5

Auteur : CBA Hugues Esquerre - CID

Développer le service militaire adapté en Afghanistan :


un dispositif français de contre-insurrection.

Avec la création officielle le 1er novembre 2009 de la Task Force « La Fayette », intégrée au
sein du Regional Command East (RC-E), la France a engagé une forte restructuration de ses
forces au royaume de l’insolence. Après huit ans de présence plus ou moins marquée tant en
termes de volume de forces qu’en termes de restrictions d’emploi – les fameuses caveat –,
cette réorganisation a pour but de donner une plus grande cohérence à l’intervention française,
notamment en regroupant la plupart des éléments terrestres sous un commandement unique et
dans une zone géographique commune. Après la levée de toutes caveat en 2008, ce pas est le
plus important vers une meilleure efficacité de son action dans la campagne de contre-
insurrection la plus dure à laquelle la France ait pris part depuis la fin de la guerre d’Algérie.
Maintenant en charge seule d’une zone définie, la France peut envisager d’y développer et d’y
mettre en œuvre de manière quasi-autonome sa propre approche de la contre-insurrection 1
sans remettre en cause la stratégie générale de l’OTAN. Il y a là une véritable opportunité à
saisir.
Ainsi, dans le cadre d’une guerre qui appelle une réponse globale tant militaire que civile et
politique, mais qui exige aussi une approche originale dans les solutions recherchées, le
développement d’une forme de service militaire adapté (SMA) au profit des jeunes Afghans
représenterait une réponse très « française » aux défis de la contre-insurrection.
Avant de présenter dans quelles conditions ce SMA pourrait être développé dans les districts
relevant de la responsabilité des troupes françaises, il convient de rappeler dans un premier
temps à quel point le concept de SMA était initialement lié à la lutte contre-insurrectionnelle
dans l’esprit de son fondateur le général Jean Némo, puis dans un deuxième temps de
souligner à quel point les caractéristiques socio-économiques afghanes sont à la fois propices
au recrutement pour l’insurrection mais aussi adaptées à la mise en place du SMA.

*
* *
Les origines du SMA

Aux origines du SMA se trouve un soldat qui a mis à profit son expérience indochinoise pour
devenir l’un des plus actifs théoriciens de la guérilla : Jean Némo. Né en 1906, Saint-Cyrien
de la promotion « du Rif » (1924-1926), il choisit l’infanterie coloniale et sert au Tonkin dès
sa sortie d’école. Prisonnier évadé en 1940, il effectue après la guerre deux nouveaux séjours
en Extrême-Orient, le premier entre 1946 et 1948 à l’état-major de la 3 e division d’infanterie
coloniale puis commandant du secteur des Plateaux à Pleiku, et le second entre 1952 et 1955
où il assure successivement le commandement de la zone Sud et de la zone d’Haïphong. A
son retour en métropole, il donne des conférences sur la guerre subversive à l’école supérieure
de guerre et au centre militaire d’information et de spécialisation sur l’outre-mer. Nommé
général de brigade en 1958, il est commandant supérieur du groupe Antilles-Guyane de 1961
à 1965, période au cours de laquelle il met au point le SMA. Grand officier de la légion
d’honneur, il décède en 1971.
1
Alors que le monde entier parle de contre-insurrection, la France a choisi dans sa doctrine de parler de contre-rébellion. Cette
distinction porte sur la position de la population par rapport à la rébellion (aux insurgés) qui est l’enjeu dans les deux cas : en
contre-rébellion la population est neutre et les deux parties (insurgés comme loyalistes) cherchent à l’attirer dans leur camp,
tandis qu’en contre-insurrection la population a clairement basculé dans le camp des insurgés et les loyalistes doivent la
récupérer. Pour des raisons pratiques de simplification, le terme retenu dans cet article sera malgré tout celui de « contre-
insurrection ».

1
Auteur : CBA Hugues Esquerre - CID

Ecrivain militaire prolifique, spécialiste des guerres de la Révolution en Vendée et de


l’Empire en Espagne2, Jean Némo s’inscrit avec de nombreux autres officiers ayant pris part à
la guerre d’Indochine et soucieux d’en tirer les expériences dans un courant de pensée qualifié
d’ « école française de la guerre révolutionnaire ». Cependant, il s’en distingue par son
approche sociologique du conflit indochinois et son rejet de l’expression « guerre
révolutionnaire » auquel il préfère celui plus simple de « guérilla ». Dans sa réflexion, il
s’attache tout particulièrement à définir le rôle des facteurs politiques et sociaux pour mieux
souligner que « le drame est venu de ce que les Français ont fait la guerre sans comprendre
la structure sociale vietnamienne, cependant que leurs adversaires allaient monter leur
stratégie et leur tactique sur une étude attentive du terrain social ». C’est lui qui le premier
introduit en France le concept de « guerre dans le milieu social » et de « guerre dans la
foule ». Lorsqu’il est nommé aux Antilles en 1961, à son corps défendant car il souhaitait être
envoyé en Algérie, il est donc considéré comme l’homme de la situation.
Vue de Paris, la situation politique aux Antilles paraissait en effet assez préoccupante. En
décembre 1959, de graves émeutes avaient enflammé Fort de France et la tension croissante
fut largement ressentie lors de la visite du général de Gaulle au printemps 1960. Le Premier
ministre Michel Debré fit alors adopter le statut départemental et voter des fonds
d’intervention plus importants, et chargea le général Némo d’élaborer un plan mettant à profit
l’institution du service militaire, pour mieux intégrer les jeunes dans la Nation et participer au
développement économique. Ainsi naquit quelques mois plus tard le SMA dont l’objectif était
de prévenir un embrasement social qui, en pleine Guerre Froide et quelques années après
l’avènement de Fidel Castro à Cuba, aurait certainement provoqué une récupération politique
de la part du bloc soviétique et aurait pu potentiellement déboucher sur une insurrection.
S'adressant depuis la professionnalisation des armées à de jeunes volontaires le plus souvent
en risque de désocialisation, le SMA leur dispense, dans un cadre militaire, une formation
militaire, citoyenne, scolaire et professionnelle en vue de leur insertion dans la vie active. Il
prend ainsi une part importante à la lutte contre l’illettrisme et le chômage dans les
départements et collectivités d’outre-mer concernées. Il perpétue ainsi la volonté du général
Némo malgré une évolution des conditions de sa création.

*
* *
Les conditions propices de l’Afghanistan

Situé sur la route de la soie, l’Afghanistan a toujours été un pays fortement agricole. Profitant
d’un climat avantageux et ensoleillé au Sud et humide au Nord, les cultures de vigne, de
pastèques, de cerises, d’abricots, de poires, de prunes ou encore de melons ont longtemps
prospéré et permettaient même au pays d’atteindre l’autosuffisance alimentaire voire
d’exporter. Possédant une réserve d’eau abondante grâce au massif de l’Hindu Kush, les
Afghans avaient créé un système d’irrigation performant qui leur assurait de pouvoir cultiver
la terre. De plus, le pays possède également des ressources naturelles importantes qui laissent
envisager des investissements importants : charbon en suffisance pour assurer son autonomie
énergétique, métaux tels que le zinc, le lithium, le cuivre et un fer très pur, des pierres
précieuses et semi-précieuses en quantité, ou encore du gaz naturel.
Cependant, trente années de guerre3 ont anéanti ce potentiel, largement détruit les
infrastructures du pays et renvoyé son économie à l’âge de pierre. Ainsi le réseau d’irrigation,
2
Il est notamment l’auteur d’une étude sur les guerres de Vendée parue en deux parties dans la Revue de Défense Nationale
en 1971.
3
Guerre soviéto-afghane 1979-1989, guerre civile 1992-1996, intervention de l’OTAN depuis 2001.

2
Auteur : CBA Hugues Esquerre - CID

vital pour l’agriculture, a été totalement détruit par les soviétiques. La ville de Kaboul a pour
sa part été ravagée au cours de la guerre civile, tout comme la plupart des infrastructures du
pays. Fuyant l’insécurité, les investisseurs potentiels ont quitté le pays tandis que les seigneurs
de guerre locaux ont développé la culture du pavot qui a terminé de détruire l’agriculture
traditionnelle. Aujourd’hui, la production de pavot afghan assure 93% de la consommation
mondiale d’héroïne. L’économie de la drogue représente l’équivalent de 70% du PIB afghan
et le salaire journalier d’un paysan récoltant le pavot est 50 fois supérieur à celui d’un salarié
« normal ».
Parallèlement à l’effondrement de son économie, la situation humaine du pays s’est elle aussi
fortement détériorée, ce que le régime taliban a contribué à aggraver en fermant de
nombreuses écoles et en interdisant toute vie scolaire et sociale aux femmes. Vivant dans des
zones rurales à près de 80%, seuls 10% de la population ont accès à l’eau potable.
L’espérance de vie des 25 millions d’Afghans est aujourd’hui de 43 ans. La population est
constituée à plus de 43% de jeunes de moins de 15 ans dont moins d’un tiers est alphabétisé.
La situation est donc extrêmement difficile pour des Afghans qui avaient notamment placé
énormément d’espoir dans l’intervention occidentale de 2001. Or l’objectif d’une insurrection
étant le gain de la capacité à contrôler une entité administrative en exerçant sur sa population
les pouvoirs régaliens traditionnels, le soutien ou l’aliénation de cette population est au cœur
de la lutte. Pour cela, l’établissement de conditions mettant en exergue les faiblesses
structurelles du pouvoir en place lui est nécessaire. La situation humaine de l’Afghanistan
offre aujourd’hui cette opportunité. C’est pourquoi il est nécessaire pour le gouvernement et
l’OTAN de contrer cette dynamique en œuvrant pour la réduction de la pauvreté, du sous-
développement, de l’illettrisme et des inégalités afin d’éliminer à la base le terreau propice à
l’essor de l’insurrection. Et si la tâche peut sembler pharaonique, les ressources du pays
combinées à un énorme réservoir de main d’œuvre représentent de vrais atouts pour envisager
une amélioration de la situation économique et humaine au moins localement dans des zones
déterminées, selon le principe connu de la « tâche d’huile ».
C’est dans ce cadre que pourrait être envisagé le développement d’une forme de service
militaire adapté dans les vallées tenues par l’armée française.

*
* *
Un développement approprié au théâtre

Si la mise en œuvre d’une forme de SMA en Kapisa et Surobi nécessite bien entendu une
adaptation aux conditions humaines et économiques locales, sa philosophie n’est pas
différente de celle du général Némo en 1961, à savoir dispenser une formation professionnelle
aux jeunes afin in fine de contrer l’action de l’insurrection.
Définis selon une étude locale propre à chaque district et vallée afin d’assurer des débouchés à
l’issue de la période d’enseignement, la formation professionnelle serait dispensée par des
militaires français possédant les compétences adéquates (métiers de la terre, métiers du
bâtiment, mécanique…). Chaque GTIA de la TF « Lafayette » pourrait ainsi armer une
compagnie de formation professionnelle (CFP) composée d’une quinzaine d’officiers, sous-
officiers et militaires du rang qui formeraient une centaine de jeunes Afghans recrutés pour un
an, logés et soldés. Un tel système présente de nombreux avantages qui, rapportés aux trois
lignes d’opération de la FIAS4, sont les suivants :

4
Définies dans son plan d’opération comme étant la sécurité (1), la gouvernance (2) et la reconstruction et développement (3).

3
Auteur : CBA Hugues Esquerre - CID

Tout d’abord d’un point de vue sécuritaire, le SMA permettrait de limiter l’influence de
l’insurrection en s’adressant aux jeunes mineurs de 15 à 18 ans, en âge de combattre selon la
culture afghane, mais qui ne peuvent pas encore être recrutés par les ANSF5. Occupés et
formés à un métier qu’ils pourront exercer dans leur vallée d’origine, ceux-ci seront moins
tentés de rejoindre les insurgés, ne serait-ce que pour des raisons sociales. De plus, pendant
leur formation, ils développeront un contact humain privilégié avec leurs formateurs qui
permettra aux troupes françaises de faire passer et de développer des idées qui seront ensuite
relayées aux familles et aux villages. L’intérêt psychologique n’est donc pas neutre. Enfin, en
retour, grâce à la confiance établie et aux conditions de vie des jeunes stagiaires logés sur les
camps français, un renseignement d’ambiance et même des informations précises pourront
être collectés et utilisés par la force.
En ce qui concerne la reconstruction et le développement ensuite, l’effet positif pour la zone
française sera double. Indirectement, des capitaux seront injectés dans la vie économique
locale grâce à la solde versée aux stagiaires, qui sera calculée en fonction du coût local de la
vie pour ne pas être excessive et qui permettra de motiver le volontariat, et l’achat de
matériaux ou matières premières aux commerçants locaux pour conduire l’instruction.
Directement, des travaux pourront être réalisés dans les villages et les vallées. Chantiers-
école, ils permettront à la fois de valider la formation reçue et d’améliorer les infrastructures
locales de manière visible tout en valorisant le travail effectué par des jeunes autochtones.
Enfin, au regard de l’amélioration de la gouvernance, le concept, développé à titre
expérimental dans un contexte français, pourrait ensuite faire l’objet d’une validation par le
gouvernement afghan sous forme de reconnaissance des savoir-faire acquis et des diplômes
éventuellement attribués. Dans un deuxième temps, l’armée française pourrait même exporter
son dispositif en formant des cadres de l’armée afghane afin de créer leur propre SMA, ce qui
s’inscrit pleinement dans le cadre d’une politique de désengagement allié qui ne manquera pas
d’être décidée tôt ou tard. L’OTAN pourrait également se l’approprier pour le généraliser à
tout le pays.
Outil peu onéreux au regard des dépenses d’une campagne mettant en œuvre des moyens
hautement technologiques, présentant des avantages sur les trois lignes d’opération de la
coalition, et produisant des résultats à court et moyen termes, le SMA est donc une spécificité
française qui mérite aujourd’hui d’être adaptée, développée et promue auprès de nos alliés. De
plus s’inscrivant pleinement dans le cadre des changements de stratégie prônés par le général
commandant la FIAS, ce dispositif pourrait recevoir un accueil très favorable.

*
* *
En développant une forme de service militaire adapté dans les zones qui sont sous son
contrôle, la France apporterait donc une réponse originale aux défis d’une guerre de contre-
insurrection en s’appuyant sur un dispositif qui a par ailleurs fait ses preuves. Ainsi, comme
cela a été montré, c’est parce que le SMA a été pensé dès sa conception en 1961 par le général
Némo dans ce but qu’il est aujourd’hui parfaitement adapté pour faire face à la résurgence
actuelle de ce type de conflits. Et ce d’autant plus que le niveau de développement en
Afghanistan impose de porter le combat dans le champ économique et humain afin de tarir
une source sociale de soutien à l’insurrection.

De plus, le manuel américain de contre-insurrection, à ce jour la doctrine alliée la plus


aboutie, précise que « les forces engagées en contre-insurrection doivent prendre la
5
Afghan National Security Forces, les forces de sécurité afghanes regroupant l’armée (Afghan National Army – ANA) et la
police (Afghan National Police, ANP).

4
Auteur : CBA Hugues Esquerre - CID

responsabilité du bien-être des populations sous toutes ses formes, ce qui inclut […/…] tout
ce qui contribue à l’établissement d’une qualité de vie minimale6 ». En mettant en œuvre de
façon audacieuse en complément de son action sécuritaire une solution militaire efficace dans
un champ traditionnellement délaissé, l’armée française s’affirmerait donc comme une nation
motrice de la coalition à l’avant-garde de la lutte contre l’insurrection.

En conclusion, il apparaît aujourd’hui comme une évidence que pour construire la stabilité en
Afghanistan, la tâche est bien plus complexe que la simple destruction des insurgés. Dans ce
travail de longue haleine, les militaires français doivent donc dès à présent se positionner
comme de véritables acteurs du développement afghan. Ce faisant, une véritable synergie
animerait l’ensemble des actions de terrain dans les districts sous responsabilité française, ce
qui est la philosophie même de l’approche globale, qui est bien plus qu’une simple addition et
coordination de compétences diverses.

6
Field manual 3-24, décembre 2006, p.2-2. Traduction de l’auteur.

You might also like