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Deuxième dissertation, Histoire moderne

Durée : 7 heures

Sujet : L’Europe de la Renaissance (années 1470-années 1560): une Europe italienne ?

Par Michel CASSAN et Marie-Louise PELUS-KAPLAN1

Remarques générales 2
Le sujet, central par rapport aux problématiques de la question, ne pouvait guère surprendre les
candidats. La Renaissance, l’Italie, l’Europe étaient autant de thèmes majeurs obligatoirement
rencontrés au cours de l’année de préparation. D’ailleurs, le nombre de copies blanches ou d’une
grande brièveté fut très faible, sans que pour autant, la longueur des dissertations ait toujours rimé
avec la qualité et la densité des propos. Malgré d’excellentes notes, la moyenne générale est donc
légèrement inférieure à 5, en baisse légère par rapport à 2002.
Le sujet impliquait une réflexion à l’échelle de l’Europe et les candidats devaient avoir des
connaissances dépassant les cadres de l’Italie et de la France. Sans exiger des trésors d’érudition, l’on
attendait d’eux au moins quelques notions des formes prises par la Renaissance en Angleterre, en
Allemagne, dans la péninsule ibérique, en Europe centrale et orientale. La Renaissance devait être
appréhendée dans toutes ses manifestations ; si l’histoire culturelle et artistique méritait une place de
choix, les aspects techniques et économiques du sujet devaient aussi être abordés de façon précise.
Une vision évolutive devait figurer à un moment ou à un autre du plan.
La plupart des copies contenait une première partie consacrée à la description de la Renaissance en
Italie : ce choix était admissible à condition de démontrer pourquoi cette Renaissance italienne a pu
sembler aussi attractive, et par quels canaux elle s’est répandue en Europe.
Généralement, les copies médiocres cumulent tout ou partie des défaillances suivantes : une
interprétation erronée du sujet, des connaissances très lacunaires, une organisation maladroite des
idées et des faits. Viennent ensuite des défauts stylistiques, une syntaxe aléatoire avec en particulier
l’emploi du participé passé pour l’infinitif et réciproquement, une orthographe trop approximative
De nombreux candidats ne définissent aucun des termes du sujet et omettent sa forme interrogative.
Une telle démarche conduit à une interprétation biaisée. Elle aboutit, soit à interpréter la Renaissance
comme un temps de l’innovation en Italie et dans d’autres pays d’Europe, soit à brosser un tableau de
l’Europe au XVIe siècle avec le passage en revue de la découverte de l’imprimerie, des Grandes
Découvertes, de la Réformation et de manifestations artistiques ou culturelles comme l’humanisme.
Les copies se réduisent alors à une succession de fiches mises bout à bout sans problématique et sans
respect du sujet. A la limite, certaines de ces copies en oublient l’Italie ou ne la citent qu’incidemment
pour indiquer que les événements précités n’ont pas pris naissance dans la péninsule. Un nombre
également important de copies traite des manifestations de l’influence italienne en Europe sans
envisager les modalités de sa diffusion et de sa réception. Toute réflexion sur les facteurs, les
cheminements, les relais des « modèles » italiens, les réactions des pays vis-à-vis des sollicitations
florentines, vénitiennes, romaines est inexistante, comme s’il suffisait d’indiquer un fait historique
pour qu’il soit élucidé.
La question mise au concours et le sujet nécessitent une connaissance des grands courants culturels et
artistiques de la période et de leurs membres les plus éminents. Or, force est de constater que beaucoup
trop de candidats se satisfont en ce registre d’un savoir des plus sommaires. Si Léonard de Vinci est
toujours cité, Michel Ange, Raphaël, Titien, Dürer ne le sont guère. Chez les humanistes, Erasme est
connu alors que Guillaume Budé ou Thomas More sont souvent ignorés. En outre, mentionner un nom
en bout de phrase ne saurait suffire ; il faut un minimum d’éclairage sur le personnage et son œuvre.
Toutefois, à coté de copies qui s’enferrent dans des problématiques pour le moins spécieuses telles
que « L’Europe est-elle univoque ou plurivoque ?» ou « L’Europe est-elle formatée par l’Italie ? », le
jury a eu le plaisir de lire bon nombre de dissertations de grande qualité, bien construites, avec une

1
Professeur à l’Université de Limoges, Professeure à l’Université Paris VII
2
Nous remercions les membres du jury d’écrit qui nous ont fait transmis leurs observations à la suite du travail
de correction.

1
introduction définissant les termes du sujet, le replaçant dans des débats historiographiques et
annonçant un solide canevas. Des connaissances riches, des exemples pertinents choisis dans plusieurs
pays caractérisent ces copies rédigées avec un vocabulaire précis, une langue claire et exacte.
Le corrigé proposé comporte un grand choix d’exemples pris dans des secteurs et des pays variés. La
liste n’est nullement limitative et le jury a évidemment accepté des illustrations autres que celles
mentionnées ici et extraites de synthèses récentes et accessibles3.

Introduction : analyse du sujet et plans envisageables


La question peut sembler un peu paradoxale, puisque cette période voit la consécration de la main-
mise, sur une partie de l’Italie, par les puissances espagnole, Habsbourg, et, un temps, française. Cette
intrusion militaire et politique est douloureusement ressentie par les Italiens. Machiavel, Guicciardini
déplorent l’arrivée des « barbares » dans la péninsule. Même les Etats demeurés indépendants (Etat
pontifical) subissent les pires affronts de la part de la soldatesque étrangère (sac de Rome). Y eut-il
donc, en même temps que le dépeçage de l’Italie par les envahisseurs, une conquête pacifique de
l’Europe par les Italiens, et d’où aurait émergé la Renaissance ?
En 1858, Jacob Burckhardt publiait La Civilisation de la Renaissance en Italie. Dans ce maître livre,
le professeur de Zürich auteur d’un guide de voyage pour l’Italie, Der Cicerone 1855, soutenait la
thèse d’une Renaissance en rupture avec le Moyen Age et élisait l’Italie comme berceau de cette
Renaissance apparue à partir du XIVe siècle (Pétrarque), à son apogée aux XV-XVIe siècles. L’Italie,
grâce aux nombreux vestiges de l’Antiquité, à des structures politiques jugés propices à la liberté
émancipatrice de l’individu, et au « génie de ses habitants » avait pu féconder la Renaissance et
devenir l’institutrice de l’Europe.
Son contemporain, Jules Michelet, professeur au Collège de France, partageait cette vision du Moyen
Age et de la Renaissance. Dans son Histoire de France, 1855, il dépeignait le Moyen Age comme la
nuit de l’ignorance, le temps d’une « civilisation sclérosée, fossilisée » alors que la Renaissance est le
« temps de la lumière, de la découverte du monde et de l’homme ». Pour Michelet, la Renaissance a
lieu en France au XVIe siècle et seuls les Français ont été capables de transmettre l’oeuvre accomplie
en Italie aux autres peuples de l’Europe. Sa thèse portée par un patriotisme romantique est pour le
moins excessive ; elle oublie qu’avant les Guerres d’Italie, la Renaissance avait circulé à travers
l’Europe avant le début des guerres d’Italie, mais elle pose la question de la diffusion de la
Renaissance qui participe de la dialectique de la réception et oscille entre deux pôles, soit l’acceptation
complète par les pays d’accueil, soit son refus, avec entre ces extrêmes, toute la gamme des situations
allant de l’adoption mesurée au syncrétisme.
Le sujet impose de réfléchir aux facteurs, aux aspects de la diffusion des modèles italiens, mais
également aux obstacles, refus, limites qu’ils rencontrèrent et pouvaient résulter de la vitalité d’autres
modèles comme le modèle flamand, ainsi qu’aux échanges qui purent intervenir entre les divers foyers
de rayonnement culturel.
Avant tout, il convient de s’interroger sur les éléments de la question:
- Qu’entend-on par Europe ? Indiquer que ce sont les humanistes (notamment Aenea Silvio
Piccolomini, futur Pie II) qui ont remis en honneur cette appellation pour désigner ce que les hommes
du Moyen Age appelaient la Chrétienté. Les cosmographes du XVIe siècle s’interrogent sur les limites
orientales du continent, hésitant à y inclure la Russie, mais avec Herberstein, ambassadeur de
l’Empereur auprès de Basile (Vassili) III, beaucoup s’accordent pour faire passer par Moscou la limite
entre l’Europe et l’Asie et envisager une Europe de l’Atlantique au Tanaï s (Don) et à la Moskova puis
à la Dvina du Nord, qui se jette dans la Mer Blanche à l’endroit où se fonde la ville nouvelle
d’Arkhangelsk. Les hommes de la Renaissance continuent à voir l’Europe dans les pays balkaniques
ou hongrois tombés sous le « joug turc » au cours des XIVe et XVe siècles, y compris Constantinople,
devenue Istanbul, qui entrent donc dans le champ d’investigations.
- La « Renaissance » est à décliner sous ses diverses acceptions (« révolution culturelle » selon E.
Garin, « expansion sans précédent de l’Europe, à la conquête du monde », selon J. Delumeau, ou

3
Nous n’attendions évidemment pas que tous ces exemples, donnés ici pour rendre le rapport plus fructueux
soient également développés. Par ailleurs, nous avons introduit une numérotation des thèmes pour clarifier la
présentation des données envisageables en forme de « corrigé »; cette numérotation n’a pas lieu d’être dans une
dissertation rédigée.

2
encore « un mythe » fécond (G. Chaix, notamment) auquel ont cru les contemporains; ce qui permet
d’appréhender la Renaissance dans ses associations consubstantielles avec l’Antiquité, avec l’« esprit
italien » et de questionner ces liaisons habituelles.
- La période chronologique concerne le moment où la Renaissance, apparue en Italie dès le XIVe
siècle, se répand progressivement dans le reste de l’Europe, en se diversifiant ; les confins les plus
lointains du continent sont atteints par les modèles italiens au cours des années 1560 (la Suède d’Eric
XIV), tandis que ces mêmes années 1560 voient se manifester des refus de la Renaissance, non
seulement dans d’autres confins (refus de l’imprimerie en Russie où se construit, dans l’esprit de la
grande tradition orthodoxe et nationale, l’église de Basile le Bienheureux), mais, bien plus, au c œur
même de l’Europe « conquise » (manifestations diverses d’italophobie dans la France des années
1560).
- Le mot « italien » peut avoir des sens divers. L’Italie n’est pas unifiée et au début du XVIe siècle,
quand B. Castiglione achève de composer son « Courtisan » (années 1520), on ne parle guère de
l’Italie ou des Italiens (à quelques brillantes exceptions près, dont Machiavel et Francesco
Guicciardini…), mais on distingue Vénitiens, Florentins, Napolitains… ; c’est surtout à partir des
années 1570 que se répandent des généralisations sur les Italiens.
- Cette diversité est sensible dans l’expression de la Renaissance intellectuelle et artistique, selon
qu’on considère la Lombardie, Venise, Florence, Naples ou Rome, sans parler des petites cours de
Ferrare, Urbino. Si bien que les pays d’Europe ont reçu une version de la Renaissance, lombarde pour
la France, vénitienne pour l’Allemagne selon P. Burke.
- Reste à apprécier la diffusion sociale de la Renaissance, son impact au-delà des élites princières,
élitaires, urbaines, et à questionner l’assimilation forte entre influence(s) italienne(s) et Renaissance.
Johan Huizinga, après avoir visité l’exposition de 1902 sur les primitifs flamands, douta que l’Italie fût
le seul foyer de la Renaissance. Dans l’Automne du Moyen Age, 1919, où il étudie des formes de la
« civilisation des Pays-Bas flamands et à la Cour de Bourgogne » il récuse toute idée de rupture entre
le Moyen Age et la Renaissance et montre à quel point les Pays-Bas bourguignons ont constitué un
autre modèle, contemporain et concurrent du modèle italien, chacun des deux modèles ayant emprunté
beaucoup à l’autre pour donner des synthèses originales et variables d’un pays à l’autre. D’autres
historiens préfèrent insister sur l’apport de la tradition française du Moyen Age gothique à la
Renaissance.

La question posée conduit à envisager de nombreux thèmes qui pouvaient être organisés selon
différents plans. A titre d’exemple – et sans qu’il fût attendu que tous les points évoqués fussent aussi
développés- nous proposons un cheminement simple mais clair qui conduit, dans un premier temps, à
étudier les facteurs de l’influence italienne dans l’Europe des années 1470-1570 ainsi que les formes
prises par les emprunts à l’Italie ; dans un second temps, sont envisagées les formes prises par
« l’italianisation » de l’Europe pendant ce siècle, sa chronologie, la place des guerres d’Italie dans ce
mouvement, enfin son extension spatiale sont à envisager ; enfin dans une troisième partie, nuances et
critiques sont apportées à l’idée d’une « Europe italienne », puisque des couches sociales, des pays ont
été moins réceptifs, sinon rétifs à l’influence italienne, et que se sont manifestés des refus, des formes
d’italophobie, y compris d’ailleurs dans les pays les plus précocement et les plus fortement
« italianisés ».

I Les facteurs de l’influence italienne

A. Les Italiens en Europe, les Européens en Italie: des hommes et des femmes aux
« positions-clés »
Le rayonnement italien se fait, dès les XIVe-XVe siècles, par divers canaux, toujours actifs et
renforcés au XVIe siècle. L’influence italienne en Europe passe par des réseaux, puissants, de diverses
natures.

1° Les réseaux dynastiques, diplomatiques et religieux


Les dynasties italiennes, parfois récentes et d’une légitimité douteuse (les Sforza à Milan dans la 2e
moitié du XVe, les Médicis à Florence, surtout à partir de Laurent le Magnifique), parfois d’origine

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étrangère avec une légitimité locale guère meilleure (les Aragon à Naples), mènent une politique
matrimoniale habile, qui les amène à tisser des liens familiaux avec les puissantes dynasties d’Europe :
avec les Hunyade de Hongrie (Béatrice d’Aragon épouse Mathias Corvin), avec les Jagellon de
Pologne-Lithuanie (Bona Sforza épouse Sigismond I en 1518), avec les Orléans (Valentine Visconti),
avec les Valois : Hercule II d’Este épouse Renée de France, les ducs de Savoie ont marié leurs filles en
France (Louise de Savoie), et épousé eux mêmes des princesses du plus haut rang (telles Marguerite
d’Autriche, tante de Charles Quint, qui fut l’épouse de Philibert le Beau de Savoie, puis Marguerite de
Berry, s œur de Henri II en 1559) ; Catherine de Médicis épouse ce dernier, devenant bientôt reine de
France…. La papauté, étroitement liée aux grandes familles italiennes, participe à ce jeu dynastique
avec détermination (rôle de Clément VII dans ce dernier mariage), ou essaie de placer ses
« protégées » sur les trônes d’Europe (ex. Sophie-Zoé Paléologue envoyée en Russie auprès d’Ivan
III). Ces mariages sont accompagnés de migrations de nobles, de chapelains, de fournisseurs,
d’artistes, membres de la maison des princesses…
La diplomatie prend dès la fin du XVe siècle, sous l’influence italienne et surtout vénitienne, une
importance nouvelle : l’usage d’envoyer dans les principales cours d’Europe des représentants
permanents se répand peu à peu, même si la vieille coutume des ambassades « solennelles » ne
disparaît pas. Si les ambassadeurs vénitiens sont, grâce à leurs « relazioni », une de nos meilleures
sources d’information sur l’Europe du temps, inversement, les ambassadeurs étrangers, ou les hommes
qui accompagnent leurs souverains en Italie, ne manquent pas de décrire ce qu’ils y voient (ex.
Commynes), et se joignent sur place aux groupes humanistes (ex Lazare de Baï f, ou Jean du Bellay,
qui emmène avec lui à Rome Rabelais et son neveu Joachim, le poète). La pratique, traditionnelle, des
« cadeaux diplomatiques » joue au XVIe siècle son rôle dans la diffusion d’objets italiens réputés, tels
que armes, armures, médailles, livres et œuvres d’art : en 1502, la république de Florence, pour gagner
l’aide militaire française dans sa guerre contre Pise, commande à Michel Ange un David en bronze et
l’expédie à Florimond Robertet, conseiller écouté du roi de France.
Les réseaux de l’Eglise catholique sont très importants également. Rome attire toujours des pèlerins,
notamment lors des jubilés, et la présence de la papauté suscite la venue régulière de nombreux prélats
étrangers. D’autre part, les légats pontificaux (Jérôme Aléandre, Wolsey), envoyés auprès des
souverains et des cours d’Europe sont des vecteurs notoires de l’influence italienne et de l’humanisme
(ex. Jacopo Sadoleto, 1477-1547, évêque de Carpentras de 1527 à 1536, en liaison avec Erasme et
Boniface Amerbach).
Le réseau des italiens émigrés pour raisons politiques n’est pas moins important : citons le Milanais
Jean Jacques Trivulce, tombé en disgrâce auprès de Ludovic le More, devenu le conseiller militaire de
Charles VIII, avant d’être promu commandant en chef de l’armée de Louis XII, puis maréchal de
France. A partir des années 1530, la France accueille à nouveau nombre d’Italiens émigrés, tant des
Florentins fidèles au républicanisme, hostiles au pouvoir ducal des Médicis, que des proches des
Médicis venus dans la suite de Catherine.

2° Les réseaux commerciaux et bancaires


Dès le XIVe siècle, les grandes maisons commerciales et bancaires de Toscane sont représentées dans
les principaux centres commerciaux d’Europe occidentale ; au début du XVe siècle, après les
retentissantes faillites des précédentes, d’autres maisons ont pris le relais, étendant à leur tour un
réseau de plus en plus vaste (évoquer le réseau des filiales des Médicis, formant une sorte de vaste
« holding » qui couvre une bonne partie de l’Europe, jusque dans les villes de la Baltique (Lübeck) et
d’Europe centrale (en Hongrie et en Slovaquie, à Prague…). Louis XI, voulant favoriser Lyon aux
dépens de Genève, attire à Lyon les marchands banquiers italiens, florentins notamment, qui occupent
très vite dans la ville une place de premier rang et étendent leurs tentacules vers d’autres grands
centres du commerce français (Marseille, Rouen). Dans la Péninsule ibérique, les Génois, présents
traditionnellement à Barcelone et Valence, voient dans l’exploitation des îles de l’Atlantique et dans
les voyages d’exploration le long des côtes d’Afrique la solution d’avenir, au moment où, sous la
poussée turque, se ferment leurs comptoirs de la Mer Noire et du Levant, d’où leur installation dans
les ports d’Andalousie et du Portugal. Au début du XVIe siècle, au moment où se met en place
l’économie atlantique, les Italiens sont présents dans les centres les plus importants, à Séville, à
Lisbonne, plus encore à Anvers, sans pour autant délaisser totalement Bruges, lieu de leur plus
ancienne implantation : la métropole de l’Escaut abrite d’importantes colonies lucquoises, florentines,

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milanaises, peu de Vénitiens, mais ceux –ci restent nombreux à Londres. Des marchands et banquiers
italiens sont également actifs dans les villes allemandes (Nuremberg, Augsbourg, Francfort), même si
leur présence dans le nord n’a pas été durable. Ces marchands, installés avec leurs familles, leurs
domestiques, vivent entre eux, forment des « nations » organisées avec leurs consuls, mais il leur
arrive de nouer des liens d’amitié et de parenté avec les familles locales. Leur rôle est économique et
politique dans la mesure où ils prêtent aux souverains (ex à Lyon, le « grand parti » de 1555 regroupe
les créanciers italiens de la couronne de France). Rien d’étonnant à ce que ces groupes compacts
d’hommes riches et cultivés (pratique des langues vivantes, de la comptabilité « en parties doubles »,
du « change par art »), également amateurs d’art (cf les Arnolfini, les Portinari, acheteurs des tableaux
de Van Eyck et de Van der Goes) aient une influence économique et culturelle au sens large (savoirs
techniques, habitudes de consommation d’objets d’art et de luxe) auprès de la bourgeoisie des villes où
ils résident.
Inversement, des marchands de toute l’Europe fréquentent l’Italie, tout particulièrement Venise,
grande métropole cosmopolite, où le « fondaco » des Allemands côtoie celui des « Turcs » (qui abrite
aussi des commerçants arméniens et persans), ainsi que de nombreux marchands juifs. Transformée
vers 1550 en port franc bien équipé par les Médicis, Livourne devient à son tour le lieu de rencontre de
bien des marchands étrangers. Les marchands des villes d’Allemagne du sud fréquentent également
Milan, et Gênes, d’où ils s’embarquent pour Barcelone ou les côtes d’Afrique du nord…

3° Les réseaux des humanistes et des artistes.


Dès le début du XVe siècle, les premiers maîtres « humanistes » italiens (Guarino de Vérone à Ferrare,
son ancien élève Vittorino da Feltre à Mantoue) enseignent les « litterae humaniores » à un public
international issu des élites de divers pays, notamment d’Angleterre, mais également de Hongrie,
d’Allemagne, tandis que le renom des universités de Bologne, pour le droit tout particulièrement, de
Padoue où l’on enseigne Aristote à partir des textes originaux « restitués » et à travers la vision qu’en
a donnée Averroès, attire des étudiants de l’Europe entière (vieille tradition de la « peregrinatio
academica » et sentiment des étudiants de l’Europe du nord de leur infériorité, de la nécessité de se
rendre en Italie pour un « polissage » intellectuel), mais aussi des maîtres curieux d’entendre des
doctrines autres que celles de la Sorbonne. Lefèvre d’Etaples, qui enseigne la philosophie à Paris,
vient écouter à Padoue les leçons d’Ermolao Barbaro sur Aristote. Les anciens élèves des maîtres et
des professeurs italiens fondent à leur tour, dans leur patrie, des écoles et des collèges rénovés dans
l’esprit de l’enseignement humaniste, tel Jérôme Busleiden, ancien étudiant de Padoue, qui finance la
création du « collège trilingue » de Louvain (1517). Rudolf Agricola (1444-1485) après des études à
Ferrare et Pavie en 1468-1470 où il apprend le grec traduit Platon, rédige une biographie de Pétrarque
et regagne Deventer et convainc le directeur de l’école Alexander Hegius de la nécessité d’enseigner le
grec et les humanités. Konrad Muth, condisciple d’Erasme à Deventer en 1482-83, après des études à
Erfurt en 1494 va en Italie ; séjours d’études à Bologne, Mantoue, Venise, et retour, enthousiasmé par
l’Italie.
D’autres réseaux se tissent par le biais des imprimeurs italiens, qui attirent chez eux dès la fin du XVe
siècle les membres les plus en vue de la « république des lettres » : Alde Manuce a pour correcteur le
médecin anglais Linacre et il accueille Erasme dans son « Académie » vénitienne. Plusieurs fondent à
l’étranger des succursales, de préférence dans les grands centres du commerce international, à Lyon,
Anvers, Francfort. Ces lettrés frottés à l’humanisme italien sont, du fait de leurs voyages et de leurs
correspondances, les vecteurs des nouveautés italiennes dans leurs pays, assez peu toutefois dans le
domaine artistique, auquel ils ne s’intéressent souvent que de façon marginale, voire pas du tout (ex.
d’Erasme, ou de son ami l’évêque Adrien d’Utrecht, le seul pape de la Renaissance à la fois non italien
et indifférent aux beaux arts, très hostile à la décoration de la chapelle Sixtine par Michel Ange,
qualifiée par lui de « décor de lupanar »…). D’autres réseaux ont joué, avec un certain décalage
chronologique, dans la diffusion de l’art italien : celui des artistes protégés par les Sforza (Vinci), plus
tard celui des élèves de Michel Ange ou de Jules Romain (rôle des ateliers, pépinières d’artistes
diffusant la « manière » des grands maîtres)…

Ainsi, les facteurs humains de l’influence italienne en Europe ont pris la forme de réseaux et dans
nombre de cas, celle de diasporas majoritairement constituées de marchands et de banquiers installées
surtout dans les grands ports de l’Atlantique et de la Mer du nord, dans des ports méditerranéens tels

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Marseille, Montpellier, Valence, Barcelone, et dans quelques grandes villes commerçantes de
l’intérieur (Lyon, Francfort/Main, Augsbourg, Ulm, Ravensburg, Nuremberg. Leur présence favorise
l’installation d’artisans italiens, d’imprimeurs italiens, mais aussi la publication par les imprimeurs
locaux d’ouvrages en italien (ex à Lyon, par Jean de Tournes et Guillaume Rouillé). Quelques
capitales politiques ont également attiré des diasporas italiennes, notamment Paris, où résident dès le
début du XVIe siècle de nombreux marchands et artisans italiens, sans compter les intellectuels et les
artistes de passage ; c’est le cas, de la même manière, de Vienne et de Prague, de Cracovie et de Bude,
jusqu’à la prise de cette dernière capitale par les Turcs. Vers la fin de la période étudiée, Genève qui,
du temps de la splendeur de ses foires, attirait déjà les Italiens, redevient, grâce à Calvin, le siège
d’une très importante colonie d’Italiens convertis au protestantisme, des marchands, des banquiers, des
nobles, des imprimeurs et des libraires, des artisans également, qui développent l’industrie de la soie.
La diaspora des protestants italiens touche également, mais dans une moindre mesure qu’à Genève,
Bâle et Londres. En dehors de ces centres, on ne peut plus parler de diasporas, tout au plus de groupes
d’Italiens, voire d’individus isolés, présents de façon durable ou fugitive, mais susceptibles, par leurs
talents, par leurs connaissances, de jouer un rôle d’intermédiaire culturel par la transmission de savoirs
nouveaux.

B. Les nouveautés italiennes,


Elles se répandent peu à peu en Europe et témoignent de l’avance de l’Italie sur le reste du continent.
Cette avance se manifeste de diverses manières et explique l’attrait de la culture italienne sur le reste
de l’Europe.

1° Une avance technique


Celle-ci est particulièrement nette dans le domaine des techniques commerciales et bancaires. C’est en
Toscane (à Prato, à Florence) qu’ont été mises au point, dès les XIIIe et XIVe siècles, les techniques
de la comptabilité « en parties doubles », de la lettre de change, de l’assurance maritime. Gênes
développe très tôt de nouvelles formes d’association, mises en œuvre tant dans le domaine commercial
(les « sociétés » à parts multiples, telle la compagnie de l’alun de Chio) que dans le domaine bancaire
(la « Casa di san Giorgio », première forme d’une banque publique de dépôt, avec ses nombreuses
parts ou « luoghi », qui représentent un fond de placement particulièrement sûr et réputé). Venise,
moins novatrice, plus lente à adopter les inventions, joue en revanche un rôle décisif dans leur
diffusion à partir des XVe-XVIe siècles: la tenue des comptes en parties doubles, abusivement
baptisée « à la vénitienne », est découverte par les marchands allemands présents au « Fondaco dei
Tedeschi » ; elle est diffusée en Europe dès la fin du XVe siècle par le manuel latin de Luca Pacioli
(« Summa de arithmetica »), mais le pas décisif sera franchi à Anvers dans les années 1540 avec le
manuel de comptabilité rédigé par Jan Ympyn, en langue néerlandaise, à l’intention de ses
concitoyens ; au milieu du XVIe siècle, le « banco di Rialto » de Venise reprend aux Génois et aux
Catalans une formule qui servit de modèle aux grandes banques de dépôt et de virements du début du
XVIIe siècle. Dans le domaine du crédit, les marchands-banquiers italiens montrent depuis longtemps
le chemin, pratiquant dans toute l’Europe le prêt à intérêt, souvent déguisé sous la pratique du change
ou du « dépôt » de foire en foire.
L’avance italienne est évidente dans tous les secteurs de l’industrie de luxe (soierie, verrerie,
faï encerie ou « majolique »). Aussi les princes étrangers, las de voir partir vers l’Italie leurs monnaies
d’or ou d’argent en échange des velours et autres tissus précieux portés par les dames et seigneurs de
leurs cours, font appel à des techniciens italiens pour créer ces fabriques de luxe : Etienne Turquet
implante ainsi la soierie à Lyon à l’appel de François Ier, Henri II crée à Saint-Gobain une verrerie
fabriquant de glaces sur le modèle de celles de Murano, à Anvers se créent, dans la première moitié du
XVIe siècle, des fabriques de soierie, de verre et de glaces, de majolique. Les armures et les aciers
d’Italie du Nord sont considérés comme d’une qualité particulièrement bonne, faisant concurrence à
ceux de Nuremberg. Même si, le plus souvent, ce sont des techniciens italiens qui s’expatrient à
l’appel d’un potentat étranger, le nombre de techniciens ou artisans étrangers qui viennent se former
en Italie n’est pas négligeable. Beaucoup visitent avec profit l’arsenal de Venise, un modèle de
rationalisation de la construction navale. A la fin du XVIe siècle, le voyageur anglais Fynes Morrison
parle des artisans allemands qui, au cours de leurs « Wanderjahre », passent par l’Italie pour s’y
perfectionner.

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L’avance technique est également nette dans la nouvelle industrie de l’imprimerie, pourtant née en
Rhénanie : très vite, les imprimeurs vénitiens (Alde Manuce) lancent de nouveaux caractères
(l’italique), eux mêmes inspirés des nouvelles formes d’écriture (caractères « romains » et
« italiques ») inventées par les « humanistes » italiens du Trecento et du début du Quattrocento ; c’est
à Venise que sont expérimentées les nouvelles formules du livre d’art illustré par les meilleurs
graveurs (ex. le « Songe de Poliphile », fin XVe siècle chez Alde Manuce), et de la partition musicale
(procédé inventé par Ottaviano Petrucci), pour laquelle la « Sérénissime » va posséder, pendant la
majeure partie du XVIe siècle, une véritable primauté, même si, après 1550, l’édition musicale s’est
implantée à l’étranger, à Anvers notamment.
Dans le domaine des techniques de fortification, l’Italie est, une fois de plus, à la pointe du progrès. La
mise au point par divers ingénieurs, les Sangallo tout particulièrement, de la «trace italienne », une
technique de fortification qui enterre et élargit les lignes de défense assorties de bastions triangulaires
puis pentagonaux, remplace le simple mur par le « profil remparé » où la maçonnerie double un
rempart de terre, répondant ainsi aux nouvelles conditions créées par la diffusion de la poudre à canon
et des armes à feu, est un puissant incitatif à faire appel à des techniciens italiens : à la suite des
guerres d’Italie, François premier, Charles Quint, Philippe II, mais également de nombreux princes
allemands, font venir chez eux des ingénieurs de la péninsule pour fortifier leurs villes frontières ou
bâtir des citadelles face aux cités rebelles (Gand, Anvers).

2° Une avance intellectuelle et culturelle


Dans l’Italie des XIVe et XVe siècles a débuté la quête des manuscrits, facilitée par les rencontres
avec les savants grecs qui, lors des conciles de Ferrare et Florence (1436-1438) puis après la chute de
Constantinople apportent des manuscrits inconnus des savants italiens (figure du cardinal Bessarion
qui lègue à sa mort (1472) sa bibliothèque, la Marciana, à Venise). L’application de la méthode
philologique de critique et d’analyse permet une meilleure « restitution » des textes anciens (Lorenzo
Valla, milieu du XVe siècle), au moment où se met au point, dans les écoles « humanistes » de
Guarino ou de Vittorino da Feltre une nouvelle conception de l’enseignement. Celle-ci est axée sur les
« bonae litterae » ou « litterae humaniores » de l’Antiquité gréco-latine et sur les « arts libéraux » ; elle
vise à la libération de l’individu par l’épanouissement de toutes les facultés humaines. Rien
d’étonnant, donc, à ce que l’Europe fasse venir d’Italie des maîtres susceptibles d’enseigner le latin et
plus encore le grec (Hermonyme de Sparte, Jérôme Aléandre, Jean Lascaris sont invités à Paris au
temps de Louis XII et de François Ier), ou même d’écrire en bon latin l’histoire nationale (ex. Paulo
Emilio appelé par Louis XII, Pierre Martyr d’Anghiera ou d’Angliera appelé en Espagne par les
« Rois catholiques », Polidoro Vergilio d’Urbino appelé en Angleterre par Henry VIII) .
Au même moment, les lettrés européens vont se former au contact des maîtres italiens : la plupart des
grands humanistes, quelle que soit leur nationalité, ont séjourné au moins une fois dans la péninsule:
Celtis, Linacre, Reuchlin dans les années 1480, Lefèvre d’Etaples, Colet, Copernic dans les années
1490, Erasme, Budé, Hutten, Champier, Gines de Sepulveda dans les années 1500 (à la notable
exception de Vives, qui réside surtout à Louvain).
Les élites nobiliaires et bourgeoises formées dans les collèges rénovés par les nouvelles méthodes
d’enseignement prennent, dès le XVIe siècle, l’habitude de couronner leurs études par un « grand
tour » d’Europe occidentale, qui passe immanquablement par toutes les grandes capitales italiennes de
l’humanisme et de l’art.
La découverte, en langue italienne, mais également en traductions, de la littérature italienne
(Pétrarque, l’Arioste, le Tasse : ces derniers sont traduits en polonais par le frère du poète humaniste
Kochanowski) acclimate dans les autres pays la forme nouvelle du sonnet, ainsi que les thèmes à la
fois chevaleresques et courtois du « Roland Furieux » et de la « Jérusalem délivrée ».

3° Une avance dans les formes de civilité


Le raffinement des m œurs et des plaisirs, la nouvelle civilité mise au point dans les cours italiennes
paraissent de même un modèle pour les cours, aux m œurs plus rudes, des royaumes ou principautés du
reste de l’Europe ; cette diffusion se fait, entre autres, par l’intermédiaire du « Cortegiano » de
Baldassare Castiglione (1528), traduit en de multiples langues, bientôt plagié et transformé : son
traducteur polonais n’hésite pas à en transposer la scène à la cour de Cracovie !

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4° Une avance dans le domaine artistique
Les arts pratiqués dans les villes et les cours italiennes sont une autre source d’admiration et
d’imitation pour une Europe encore en plein âge « gothique ». La découverte, par les voyageurs de
tous ordres évoqués ci-dessus, ainsi que par les chevaliers des armées des guerres d’Italie, des
nouveautés de l’art italien des Quattrocento et Cinquecento, d’abord de l’art lombard (la fameuse
façade de la Chartreuse de Pavie), de l’art napolitain et de l’art florentin, puis de l’art romain, sans
oublier l’art vénitien et celui des petites cours princières, révèle une profusion d’ œuvres nouvelles, en
rupture complète avec l’esthétique de l’art gothique devenu flamboyant : une architecture s’inspirant
des modèles antiques tout en adoptant des proportions mesurées, régie par le souci d’une harmonie
parfaite et mathématique, une peinture et une sculpture traduisant la volonté d’imiter la nature en
rétablissant la perspective, et tout en corrigeant ses imperfections pour mieux faire apparaître le reflet
de la beauté divine, un art des jardins (grottes, fontaines, jets d’eau, terrasses aménagées…)
susceptible de créer les décors enchantés de fêtes inspirées des triomphes antiques. Les contemporains
sont conscients de la place prééminente de l’Italie dans le monde des arts : comme l’écrit en 1529
l’imprimeur français Geoffrey Tory dans son « Champ Fleury », « les Italiens sont souverains pour la
perspective, la peinture, la sculpture. Nous n’avons personne ici à comparer à Léonard de Vinci,
Donatello, Raphaël d’Urbino ou Michel Ange ».
Dans la vie quotidienne, il y a des objets nouveaux et superbes : glaces, faï ences richement décorées
(elles reproduisent entre autres les tableaux des grands maîtres), coffres de mariées et plateaux
d’accouchées ornés de motifs antiques, meubles savamment incrustés de marbre, de nacre ou autres
matières précieuses, sans oublier la fourchette, mise au service d’un art culinaire qui utilise les
nouveaux produits des jardins italiens, tels que l’asperge ou le melon (mets princiers !, mais plus
modestement, Rabelais envoie en 1536, de Naples vers son Poitou natal, des graines de laitue avec le
mode d’emploi pour les semer et les cultiver). Tout donc, dans l’art italien, même le plus « utilitaire »,
rompt avec les traditions issues du Moyen Age.
L’art de vivre dans les cours d’Italie fait des palais d’Urbino ou de Mantoue, somptueusement décorés
par les peintres, les marqueteurs, des modèles à imiter, jusque dans leurs pièces les plus symboliques
de la Renaissance que sont le « studiolo », et la galerie d’antiquités.
Les danses et la musique qu’on y pratique sont nouvelles ; leurs termes techniques (le madrigal, la
pavane, la gaillarde), sans équivalent dans les autres langues, seront adoptés tels quels ; même chose
pour la pratique de l’escrime. Aussi les souverains et princes d’Europe font–ils appel aux artistes et
artisans italiens, avant même les premières guerres d’Italie. Puisque l’« avance » artistique de l’Italie
réside d’abord dans le rapprochement opéré avec l’art gréco-romain, l’Europe emprunte à l’Italie ses
antiquités, moins les œuvres originales que leurs moulages (la mission confiée à Primatice par
François Ier), pour les placer dans des galeries, des parcs et jardins à l’imitation du jardin des Médicis
à Florence, du Belvédère à Rome ou de la villa de Paul Jove au bord du lac de Côme, d’ailleurs imitée
à Venise par le palais Grimani à partir de 1568.

Pour conclure ce premier thème, il faut insister sur cette « italianisation » de l’Europe au temps de la
Renaissance liée au fait que, héritière de l’Empire romain, l’Italie a, semble-t-il, vocation à conquérir
le monde pacifiquement, du seul fait de la supériorité de sa culture diffusée à travers toute l’Europe
par les réseaux politiques et religieux, par les réseaux du monde marchand comme par ceux des
humanistes. Sa langue même (le toscan surtout) devient, à l’instar du latin, un vecteur essentiel de la
communication internationale. Des princes et rois d’Europe parlent italien (Maximilien Ier, François
Ier), Marguerite de Navarre correspond en italien avec Vittoria Colonna ; l’italien commercial est
enseigné dans les écoles de commerce destinées aux futurs marchands d’Anvers.

II « L’italianisation » de l’Europe et ses manifestations


Réalisée par étapes successives, elle a marqué particulièrement certains pays, plus réceptifs que
d’autres. Mais jusqu’à quel point peut-on parler d’italianisation ?

A. Au cours de la seconde moitié du XVe siècle, avant les Guerres d’Italie, deux types
« d’italianisation » .

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L’un est limité à l’humanisme disséminé en Europe par des passeurs célèbres ou anonymes, l’autre
global, s’avère circonscrit à quelques lieux, essentiellement des cours et des capitales et résultant de la
volonté d’un prince, d’une princesse.

1°. Le transfert humaniste


L’humanisme italien et le legs oriental (langue et culture grecques) sont révélés au reste de l’Europe,
par l’intermédiaire des anciens élèves de Guarino et Vittorino, grâce aux professeurs italiens attirés
dans les universités européennes (comme Gregorio de Tifernate, Filippo Beroaldo et Fausto Andrelini
à l’université de Paris), ou encore par le biais des étrangers, étudiants, lettrés, diplomates qui voyagent
en Italie et repartent chez eux, frottés du néo-platonisme florentin ou de l’averroï sme padouan. Les
humanistes répandent hors d’Italie les nouvelles formes d’enseignement et d’étude des lettres antiques
dans les collèges où ils enseignent (ex. à Oxford).

2°. De franches manifestations d’ « italianisation » par la volonté des princes


Aux marges orientales de l’Europe, en Hongrie, sous le roi Mathias Hunyadi autrement dit Corvin, de
1460 à 1490. Fils d’un chef d’armée, M. Corvin veut asseoir sa notoriété à l’ombre des Turcs et de
l’Empereur, deux voisinages encombrants qu’il réussit à éclipser grâce à un projet inspiré par
l’humanisme et la Renaissance italienne. Son épouse, la princesse napolitaine Béatrice d’Aragon,
femme cultivée, ayant étudié Cicéron et Virgile, passionnée de musique et son chancelier Johannes
Vitez soutiennent le projet. Résultats : la création de la bibliothèque Corvina, composée de manuscrits
et d’ouvrages achetés en Italie, la transformation du palais royal gothique flanqué d’ailes Renaissance,
d’une décoration due à des artistes italiens venus travailler sur place ou envoyant des oeuvres
commandées, bas-reliefs en bronze de Verrochio, tableau d’autel de la chapelle du à Filippino Lippi.
Hors de la Cour, pénétration de la Renaissance avec l’enseignement du grec enseigné à partir du XVIe
siècle. Après la mort de Mathias Corvin, ses successeurs (de la famille Jagellon), les prélats et la
noblesse, sont toujours intéressés par l’humanisme, mais se détournent de l’Italie et préfèrent un
humanisme danubien, plus érasmisant (Tibor Klaniczay). La Hongrie aurait pu devenir le centre le
plus prestigieux de la Renaissance européenne, n’eût été la conquête turque des années 1520. Les
destructions n’ont laissé subsister que la superbe chapelle funéraire du primat d’Esztergom, Tamas
Bakocz.
Le tsar Ivan III (1462-1505), « rassembleur des terres russes », sous l’influence de sa deuxième
épouse, Sophie Paléologue, qui connaissait le romain Pomponio Leto, fait venir à Moscou au cours
des années 1470/90, Aristotele Fioravanti et d’autres architectes pour l’aménagement du Kremlin ;
outre les fortifications, il faut citer le fameux « palais à façettes », une copie du palais des Diamants de
Ferrare due à Marco Ruffio et Pietro Antonio Solari. Dans les églises Saint-Michel et de
l’Assomption, le style florentin se combine avec les traditions locales (dômes en forme de bulbes,
décor intérieur d’icônes « à la manière grecque »). Ces tentatives d’italianisation voulues par les
souverains sont restées limitées dans le temps et dans l’espace. A partir de la conquête turque, la
Hongrie, tout comme le reste de l’Europe ottomane, ne reçoit que très peu d’influences occidentales ;
la présence italienne dans l’empire turc ne dépasse guère Istanbul, où subsistent d’ailleurs de
nombreux vestiges de l’époque byzantine (Sainte Sophie convertie en mosquée). Après Ivan III, les
tsars de Russie n’invitent plus d’artistes étrangers, tout au plus des médecins, des ingénieurs et autres
techniciens, parmi lesquels beaucoup d’Allemands, mais peu ou pas d’Italiens, et si Maxime le Grec,
qui a vécu en Italie et fréquenté les cercles humanistes, est bien accueilli par Basile III, c’est en sa
qualité de moine du Mont Athos, traduisant les textes sacrés de l’Eglise grecque. En Moscovie,
l’alphabétisation se limite au clergé et à la noblesse. Quand, dans les années 1560, Ivan IV veut
introduire une imprimerie à Moscou, il se heurte à l’hostilité du clergé et de la population, si bien que
la Russie, murée dans ses traditions, est plus que jamais considérée par l’ensemble de l’Europe comme
un pays « barbare ».
Ailleurs qu’en Europe orientale, en dépit de l’importation de sarcophages sculptés, l’influence
italienne demeure très limitée sur l’art européen de la fin du XVe siècle, dominé par le gothique
« flamboyant ». Les échanges artistiques entre l’Europe et l’Italie se font plutôt du nord vers le sud :
les Italiens achètent les œuvres des grands peintres flamands pour les exporter vers l’Italie. C’est ainsi
que les Florentins peuvent, à partir de 1483, admirer dans la chapelle des Portinari le fameux triptyque

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de l’« Adoration des bergers » de Hugo van der Goes. Et si le « Jugement dernier » de Hans Memling
est à Gdansk, cela est dû à un corsaire danzigois qui saisit le tableau sur un navire parti vers l’Italie.
L’influence flamande se traduit en Italie par l’adoption rapide de la peinture à l’huile et sur toile, par le
goût manifesté, à Venise notamment, pour les couleurs éclatantes, par la disposition des personnages
dans les portraits : un des fondateurs du portrait italien, Antonello de Messine, s’inspire des portraits
flamands.

B. Au temps des guerres d’Italie (1494-1559)


1°Le rôle des guerres
Les guerres d’Italie ont engendré les occupations, plus ou moins durables, de Naples et du Milanais,
tant par les armées françaises que par les armées espagnoles et impériales, l’installation à Naples et à
Milan d’administrateurs étrangers, comme le vice-roi français Georges d’Amboise, sans oublier les
territoires savoyards ou génois occupés par les Français entre 1536 et 1559. Ces guerres et ces
occupations ont été assorties de vols, parfois de pillages massifs de richesses et d’ œuvres d’art (ce fut
le cas notamment lors du sac de Rome en 1527, de destructions (détérioration des peintures de la
Sixtine par les soldats luthériens de l’armée impériale).
L’interprétation de Michelet attribuant aux guerres d’Italie un rôle essentiel dans la diffusion des
modèles italiens est controuvée, et sa thèse faisant fond sur l’émerveillement des soldats devant les
beautés de l’Italie est pour le moins exagérée. Elle a été récusée par Arlette Jouanna, [ La France de la
Renaissance, Bouquins] qui s’appuie sur André Chastel et notamment son ouvrage L’art français,
Temps modernes 1430-1620 [ Flammarion, 1994], où il précise : « il n’y eut pas de découverte
éblouie du Midi au moment de la cavalcade de Charles VIII, ni d’adoption soudaine de nouveaux
styles, mais des relations continues qui se traduisirent par des mariages princiers, des accords
financiers, des missions à Rome et dans le domaine artistique, des prélèvements spécifiques de motifs
susceptibles d’enrichir le répertoire » ; et il insiste « on prête à la noblesse française qui suivit
Charles VIII, puis Louis XII au-delà des Alpes la mentalité distinguée des voyageurs du XIXe siècle :
ces cavaliers vigoureux étaient animés par l’instinct habituel de conquête et attirés par la dolce vita,
fort peu par la culture ».
Donc l’historiographie récente n’observe pas une découverte brutale de la Renaissance italienne, mais
une accélération évidente de cette pénétration des idées et des modes italiennes autour de 1500,
jusqu’à une sorte de point d’orgue autour de 1540, avec comme intermédiaires, non les soldats, mais
des prélats, des diplomates, les souverains et leurs courtisans. C’est à l’occasion des guerres d’Italie
que Florimond Robertet, membre de l’entourage gouvernemental des rois Valois, prend goût à l’art
italien ; il ramène de son premier voyage une statue de Michel Ange et un tableau de Léonard.
Les souverains français s’empressent de ramener en France des objets variés (François Ier charge
Della Palla en 1528 de se procurer « un grand nombre d’antiquités de toutes sortes, en particulier des
marbres, des bronzes et des peintures de maître dignes de Sa Majesté » (Hale, p.313), ainsi que des
hommes capables de reproduire ces merveilles de l’autre côté des Alpes ; les premiers « spécialistes »
ramenés par Charles VIII après sa première campagne en Italie (1494-95) sont des orfèvres, un
sculpteur d’albâtre, un marqueteur, un fabricant d’orgues, des tailleurs, un maître-brodeur, un fabricant
de parfums, un jardinier, et un noir africain éleveur de perroquets ! Peu après arrivent des architectes,
comme Fra Giocondo et Dominique de Cortone (le « boccador »), des sculpteurs (Guido Mazzoni, les
Juste, qui réalisent à Nantes les tombeaux des ducs de Bretagne, et celui de Louis XII et Anne de
Bretagne à Saint-Denis), puis des peintres et ingénieurs ordonnateurs de fêtes (Léonard de Vinci), des
professeurs de latin et de grec (Aléandre, Lascaris), de droit (Alciat, et surtout le savoyard Claude de
Seyssel, qui entame une brillante carrière au service des trois rois de France successifs Charles VIII,
Louis XII et François Ier), des musiciens.
Ailleurs qu’en France et en Espagne, l’influence italienne passe par les mêmes canaux qu’avant 1494 :
ambassadeurs, voyageurs, marchands continuent de circuler entre l’Italie et l’Europe ; des mariages
princiers ou royaux tissent de nouveaux liens entre l’Italie et divers pays. Le sac de Rome (1527)
incite les artistes à s’expatrier, vers d’autres villes italiennes ou à l’étranger ; certes, ils reviendront
dans la Ville éternelle avec le nouveau pape Paul III, mais il est certain que l’événement a contribué à
l’exportation, hors de la péninsule, de l’art italien, sous sa forme « maniériste ». Avec les mêmes
effets, un autre phénomène se développe : la pratique du voyage en Italie devient pour les artistes de
toutes origines une sorte d’obligation, comme en témoignent les graffiti de la Maison Dorée de Néron,

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à Rome, où l’on trouve les signatures de nombreux artistes des Pays-Bas et d’ailleurs, des artistes qui
s’intéressent tout autant à l’art italien contemporain qu’à celui de l’antiquité, comme en témoignent
leurs carnets de notes.

2. Les principales réalisations artistiques


En France. Une « première Renaissance », jusque vers les années 1530 avec un style composite où
seul le décor est italien (médaillons, losanges, pilastres et chapiteaux) : *Le château de Gaillon (1507-
1510) réalisé pour l’archevêque de Rouen Georges d’Amboise. Décoré selon la manière lombarde
avec des galeries, des bandes d’arabesques, des médaillons de bustes d’empereurs romains, également
présents au château d’Assier (1526-1535) cher à Galiot de Genouillac. * Les monarques font décorer
dans le même esprit leurs anciennes résidences d’Amboise et de Blois ; François Ier fait édifier
Chambord avec l’aide de Dominique de Cortone (un palais sorti tout droit des romans de chevalerie,
où l’influence italienne, visible dans le décor, se combine à des traditions médiévales très vivaces…).
*Les autres châteaux de la Loire : avec Bury, édifié pour Florimond Robertet ; avec Chenonceaux
(1514-1522) dû à Thomas Bohier, général des finances ; Azay-le-Rideau, 1512-1527 construit par
Gilles Berthelot, président à la Chambre des Comptes, et son épouse ; avec Villandry et Villesavin,
édifiés vers 1527-1532 par Jean Breton, secrétaire des Finances. *Des hôtels urbains avec l’hôtel
d’Alluye à Tours pour Florimond Robertet .*Les jardins. * des chapelles funéraires (Folleville en
Picardie). *Peinture et sculpture reçoivent l’influence des grands maîtres de la « haute Renaissance »
florentine (Vinci) et romaine (les « esclaves » de Michel Ange ornent le château d’Ecouen, construit
pour Anne de Montmorency). * Les fortifications « bastionnées » à l’italienne, admirées à Turin,
Milan ou Pavie, susceptibles de résister aux puissantes armes de siège de l’artillerie française ; les rois
de France voudront à leur tour les adopter très vite, au moins pour les places frontières (Amiens).
A partir de 1530 environ, une Renaissance plus « classique » et surtout « maniériste » s’épanouit ;
après Vinci, François Ier attire sur le sol français d’autres grands artistes : à défaut de Michel Ange,
qui refuse, il convainc Serlio (1475-1552) arrivé en 1541, Cellini, et les peintres « maniéristes » de
l’Ecole de Fontainebleau (cf. infra), tandis qu’au même moment, les artistes français vont plus
fréquemment chercher en Italie une formation et des modèles: c’est le cas de Goujon, de Philibert De
l’Orme, qui sera l’architecte favori de Henri II et Diane de Poitiers. Dans l’architecture, l’influence
italienne est désormais moins celle de la Lombardie que celle de l’art florentin et romain, et à travers
eux de l’art antique, revisité par les grands architectes et sculpteurs italiens des XVe et XVIe siècles.
Nous reviendrons plus loin sur cette Renaissance française, qui touche surtout l’art et l’architecture
« civils ».
L’art religieux quant à lui reste soumis, pour l’essentiel, au règne du gothique, même s’il emprunte çà
et là des éléments à l’art lombard ou à l’art « classique » (jubés, façades, chapelles de châteaux ou
monuments funéraires ; ex de la cathédrale de Rodez avec un petit temple à l’antique au sommet de la
façade principale, à l’initiative du cardinal Georges d’Armagnac vers 1560, avec l’intervention
probable de l’humaniste Guillaume Philandrier).

En Espagne. Après l’archevêque de Tolède, Pedro Gonzalez de Mendoza qui fait construire le collège
Santa Cruz de Valladolid sur des plans italiens et passe pour être l’aristocrate espagnol le plus
italianisé de son temps, Charles Quint demande à Pedro Machuca, peintre et architecte formé à Rome
dans l’atelier de Raphaël, le palais de Grenade (1527) avec élévation de colonnes à ordres antiques,
« manifeste de l’italianisme en Espagne » (Delumeau).

En Pologne, en Bohême et dans les pays danubiens. Du fait de la politique artistique de princes bien
disposés à l’égard de l’Italie (alliances matrimoniales des Jagellon, domination des Habsbourg sur une
partie de l’ Italie, confirmée et définitive à partir de la paix de Cambrai de 1529), du fait aussi de
l’ancienneté et de l’importance des relations commerciales avec l’Italie, et d’une présence italienne
non négligeable (Augsbourg, Prague), on note l’adoption relativement précoce de canons artistiques
venus d’Italie, notamment en architecture : chapelle des Fugger à Augsbourg (1509-1518), hôtel de
ville de Poznan, château du Wavel à Cracovie, Belvédère de Prague (dû au milanais Paolo della Stella
formé à Venise), château de Litomysl en Bohême, château « Porcia » de Spittal sur la Drave en
Carinthie, château de Landshut en Bavière (partout, on trouve des cours entourées d’arcades
superposées) ; « Résidence » de Munich, et pour les collections artistiques du duc de Bavière,

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l’Antiquarium, sans oublier la musique (Roland de Lassus, né aux Pays-Bas, termine sa carrière, après
son passage en Italie et des pérégrinations variées, à la cour de Bavière).

3° L’acclimatation de modes de sociabilité et de pratique du pouvoir


Le modèle académique chemine, via l’Académie Careggi à Florence, l’Académie d’A. Manuce,
l’Académie napolitaine de Pontano (fin XVe s.-1543) ou l’académie de Pomponio Leto à Rome, et se
répand en Europe sous la forme de cénacles organisés par une personnalité lettrée, de « sodalités »
dans l’Europe danubienne, rhénane (rôle de Conrad Celtis), avant de pénétrer les cercles curiaux en
France.
Le modèle curial, porté à un premier apogée dans le cadre des principautés italiennes (Naples, Ferrare,
Mantoue, Urbino,) à la fin du XVe siècle, est adopté par la France des Valois, par l’aristocratie
espagnole (duc d’Albe, duc de Medina Sidonia, marquis de Villena) .
Les fêtes adoptent des références italiennes, elles même saturées de références antiques, avec par
exemple les entrées de Charles VIII et plus tard de François Ier à Lyon.

4° la pénétration de nouvelles idées.


Le néoplatonisme : Depuis Florence et le cercle dominé par Marsile Ficin, Pic de la Mirandole, le
néoplatonisme se diffuse en France, surtout à Lyon et à la Cour. Le médecin Symphorien Champier y
joue un rôle actif, ainsi que le poète Maurice Scève, enthousiasmé par le pétrarquisme néoplatonicien
(Délie, 1544). A la Cour, Marguerite de Navarre est séduite par le platonisme.
La pensée de Machiavel (1469-1527) avec Le Prince (1513) , oppose à la situation d’émiettement et
de faiblesse de l’Italie vaincue par des puissances étrangères, la nécessité d’un pouvoir fort. Bien que
son idéal soit celui de la république romaine, il plaide pour un Prince capable de s’imposer et de se
maintenir au pouvoir sans être freiné par des considérations morales et religieuses. Cet ouvrage ayant
un retentissement considérable, traduit en français en 1544, mis à l’Index, de plus en plus vilipendé à
partir des années 1550 constitue un des fondements de la science politique dans plusieurs pays
d’Europe.

On peut conclure cette partie sur la diffusion de « l’italianisation » et sa pénétration dans la sphère
domestique : « la domestication » de P. Burke, qui traduit l’idée de séduction italienne, source de
l’italophilie. Ce courant se traduit par la propension à considérer comme « barbare » tout ce qui relève
des traditions médiévales, à commencer par l’art « gothique » (terme péjoratif inventé par les premiers
humanistes italiens) et les méthodes « scolastiques » (terme générique, devenu à son tour péjoratif,
employé pour désigner l’ensemble des courants de la philosophie et des méthodes d’éducation
médiévales) ; est prônée l’adoption des modes venues d’Italie, tant dans l’art, l’enseignement et la
littérature, les fêtes, le théâtre et les danses, que dans la manière de se vêtir, de se comporter à table et
en public, d’après le modèle idéal de civilité décrit par Castiglione dans le « Courtisan » (1528). Cette
italophilie semble avoir marqué surtout le début de la période, au moment des premières guerres
d’Italie (1494-1516), alors que régnait encore dans le monde humaniste un consensus sur la nécessité
de rompre avec les méthodes des « hommes obscurs » (1516/1517), et que les élites européennes
ramenaient de leurs contacts avec l’Italie l’impression éblouie d’un monde parvenant à concilier
beauté antique et christianisme. Cependant, cette « italianisation » de l’Europe ne fut jamais un fait
social et mental total. Jamais le « moment italien » n’exerça une domination complète sur l’Europe.

III Les limites de « l’italianisation » : critiques, refus, syncrétismes

L’influence italienne revêt des formes et une ampleur différentes selon les pays, les périodes. Les
emprunts inégaux faits à la Renaissance italienne invitent à un bilan dans les années 1560, au moment
où les périphéries lointaines de l’Europe sont toutes atteintes par « l’italianisation », avec le cas de la
Suède d’Eric XIV qui adopte timidement décors et fêtes à l’italienne
A ce moment, la plupart des pays ont passé l’apport italien au crible des traditions locales et
nationales. En résultent des emprunts inégaux qui invitent à parler d’une « italianisation » contenue ou
d’un syncrétisme entre les deux influences, selon que l’on adopte le point de vue des italiens ou des...
soit-disant barbares.

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A. Les critiques du modèle italien : du « nationalisme » à l’italophobie
1° Le « nationalisme »
Très tôt, au temps de la plus grande « italophilie », c’est-à-dire juste avant et pendant les premières
guerres d’Italie (1494-1516), des voix discordantes s’élèvent déjà au sein même du monde humaniste,
en exaltant les langues et les cultures nationales, avec Konrad Celtis en Allemagne, en France,
Symphorien Champier, le savoyard Claude de Seyssel, en Espagne, Nebrija : tous proclament « la
primauté de leur contrée respective », en associant épanouissement de la littérature et prospérité d’un
empire moderne , exactement comme l’avait fait Lorenzo Valla pour la Rome antique.
Dès cette époque débute la recherche, par chaque peuple, d’ancêtres plus illustres et plus héroï ques
que les Romains eux mêmes ; c’est la tâche confiée aux premiers historiographes, officiels ou non, des
« Etats-nations », tels Robert Gaguin ou Lemaire de Belges en France. Plusieurs peuples se réclament
d’origines troyennes communes, d’une plus haute antiquité que celle des Romains, quand ils ne
remontent pas à Noé lui même ; les Allemands, en redécouvrant Tacite et sa « Germanie » (éditée en
1497) redécouvrent aussi Arminius, le vainqueur des Romains, tandis que les Hollandais retrouvent
Civilis, le héros de l’indépendance batave, les Suédois leurs ancêtres Goths, vainqueurs de Rome eux
aussi, en leur temps, et les Portugais le mythique Lusus, fils de Bacchus (une assertion reprise par
Camoens dans les Lusiades)…On conteste déjà la supérité italienne en exaltant les réalisations
nationales (Wimpheling publie en 1505 son « Epitome rerum germanicarum », où il exalte les grandes
inventions allemandes, comme l’imprimerie…).
Au même moment, le droit romain, remis en honneur depuis un bon siècle, commence à être étudié
dans une perspective historique, et par là même son importance est relativisée, comme, par exemple,
dans les « Annotations aux Pandectes » de Guillaume Budé (1509) ; bien plus, en Allemagne, on
remet en honneur, dans les principautés, les textes fondateurs du droit allemand. L’humanisme n’allait
donc pas seulement vers la redécouverte, via l’Italie, de l’antiquité gréco-romaine, mais tout autant
vers celle des antiquités nationales, revues et corrigées par un amour-propre local dans une tonalité
anti-italienne, à tel point qu’en 1535, l’humaniste italien Giovanni Corsi croit utile de composer une
« Défense de l’Italie » dans laquelle il énumère les noms des Italiens « les plus éminents dans tous les
genres des arts ».

2° L’italophobie :
Une autre composante du courant humaniste joue, dès le tournant des XVe-XVIe siècles, contre
l’influence italienne, avec deux types de critiques qui, à l’occasion, s’enchaînent :
-une dénonciation des cicéroniens, Erasme Ciceronianus, 1528, qui raille leurs plagiats et excès
langagiers, mais aussi leur intérêt quasi exclusif pour Aristote et Platon, et leur condescendance à
l’égard de la Bible et des Pères de l’Eglise.
-une dénonciation de Rome, la nouvelle Babylone, proférée par Erasme (« Eloge de la Folie »,
1509/11), reprise en écho par Budé et bien d’autres humanistes, des critiques qui rejoignent la vieille
tradition anti-romaine très vivace, tout particulièrement en Allemagne (Sébastian Brant) et en
Angleterre.
Dans les deux registres, à partir des années 1515-1520, l’Italie a perdu son rang et son magistère
érudit. Les critiques, surtout dans les pays passant à la Réformation, et auprès des humanistes
chrétiens, l’emportent : l’Italie est devenue un contre-modèle, un repoussoir que certains rêvent de
détruire, en une préfiguration du sac de 1527 (cf. Chastel, qui analyse les gravures de Dürer,
l’Apocalypse, et de Cranach).
Si les années 1470-1520 sont moins « italophiles » qu’elles ne paraissent à première vue, une seconde
période, inaugurée avec la rupture de l’unité chrétienne, prolongée par le sac de Rome, et culminant
dans les guerres de Religion qui ensanglantent, après l’Allemagne des années 1520 (si l’on y rattache
la Guerre des Paysans) à 1555, la France et les Pays-Bas à partir des années 1560, paraît davantage
italophobe, avec de sérieuses nuances.
L’italophobie est de plus en plus sensible en France où l’on se moque volontiers des manières
« italiennes » et de l’affectation de parler italien (ex. strade pour rue…) qui règnent à la cour sous
Henri II, et plus encore sous les règnes de ses fils ; Catherine de Médicis, « la florentine » est vouée
aux gémonies par les catholiques intransigeants pour son attitude trop tolérante avant d’être rendue
responsable de la Saint-Barthélemy et accusée d’être une trop bonne élève de Machiavel, qui

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justement avait dédié le « Prince » à son père. On accuse aussi, en France, les « sangsues » italiennes,
ces banquiers proches de la Cour, soupçonnés d’être à l’origine des impôts détestés.
Toutefois l’italophilie règne bien toujours, et même de plus en plus (l’Académie platonicienne de
Charles IX) à la cour de France, jusqu’à l’époque d’Henri III où Belgiojoso (« Beaujoyeux »)
composera pour les fêtes du mariage de Joyeuse le célèbre « Ballet comique de la Reine », l’ancêtre
des opéras-ballets.
On constate des phénomènes semblables dans la Pologne des Jagellon, où la noblesse fustige les
financiers italiens et le « machiavélisme » d’une monarchie qui voudrait la réduire à l’obéissance, ceci
au moment même où sont construits, par des Italiens et dans un style fortement inspiré de l’Italie,
l’hôtel de ville de Poznan et le château du Wavel à Cracovie. Tout est donc question de milieu; en
Pologne comme en France, italophilie et italophobie cohabitent. La vie littéraire et artistique le montre
dans ses contradictions mêmes : Ronsard, auteur de la « Franciade » (1572), écrit pourtant jusqu’à la
fin de sa vie des sonnets sur le modèle italien ; Du Bellay a, à la fois, glorifié Rome et son « petit
Liré » angevin. En Angleterre, Ascham écrit dans son « Maître d’école » que l’Italie a dégénéré, au
moment où, à la cour de son ancienne élève Elizabeth Ire, les références italiennes et antiques sont
adoptées, combinées avec des traditions nationales plus anciennes (les « masques »), pour célébrer, en
la personne de la souveraine, à la fois « Astrée » et la « reine des Fées », en même temps que l’image
mariale.
Tout ceci amène à réévaluer la portée de l’influence italienne dans la Renaissance européenne.

B. Dans la Péninsule ibérique et en Europe du nord: une italianisation très contenue

Les universités du nord de l’Europe, (Louvain, Cologne, Paris), certaines universités espagnoles
également (Salamanque) défendent la scolastique et sont récalcitrantes à l’adoption d’études
humanistes largement inspirées par l’Italie. Elles jouent un rôle de frein aux influences italiennes,
jusqu’à l’ouverture des établissements humanistes du début du XVIe siècle (Université d’Alcala,
Collège trilingue de Louvain, puis collège de France) qui, par un effet-retour, rendent moins nécessaire
le voyage en Italie et affaiblissent l’attrait du pays sur l’élite européenne.
Le rayonnement d’Erasme de Rotterdam, très critique vis-à-vis de maints aspects de la Renaissance
italienne (cf. supra) est sans doute pour beaucoup, également, dans ce refoulement de l’influence
italienne dans la moitié nord de l’Europe : à sa suite, les humanistes du nord de l’Europe récusent
l’étude quasi exclusive des auteurs de l’Antiquité et préfèrent se pencher sur les textes sacrés, la Bible,
les Pères de l’Eglise. Dans cet esprit, Guillaume Budé écrira en 1534/35 son « De transitu hellenismi
ad christianismum ».

1° En Espagne et au Portugal.
L’influence italienne demeure très limitée, et les grandes réussites artistiques sont suffisamment
originales et enracinées dans leurs pays pour bénéficier de qualifications particulières. Fin XVe-début
XVIe, l’art manuélin (monastère de Hiéronymites, tour de Belem à Lisbonne, 1515-1520) exalte dans
ses motifs de décor naturaliste (ancres, cordages, nefs) l’aventure océanique nationale et demeure
d’abord attaché au gothique. En Espagne, au même moment, l’art plateresque (qui renvoie au travail
de l’orfèvrerie) indique la prééminence donnée au décor sur une structure restée traditionnelle (façade
de l’Université à Salamanque).
Dans les deux pays, la part de l’italianisme ne se diffuse qu’après les années 1530, sous l’influence
d’artistes formés en Italie (Alfonso Berruguete, Diego de Siloé, Pedro Machuca, Juan de Herrera) dans
les palais de Grenade, d’Ubeda, les cathédrales de Grenade, de Séville, de Jaen, ou au Portugal, dans la
chapelle de l’Immaculée Conception à Belem, tout comme dans les derniers cloîtres du monastère des
Chevaliers du Christ à Tomar.

2° L’Angleterre.
Touchée très tôt par l’humanisme, notamment grâce au rôle d’anciens élèves de Guarino de Vérone ou
d’érudits liés à Alde Manuce (Linacre), l’Angleterre n’en développe pas moins au XVIe siècle un
courant local de l’humanisme chrétien qui tient plus de l’érasmisme (Colet, Thomas More) que des
modèles proprement italiens.

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En Angleterre, l’architecture demeure longtemps fidèle au gothique « perpendiculaire » et flamboyant
(voûtes « en éventail » de la chapelle d’Henry VII à Westminster, maisons bourgeoises à colombages),
si l’on met à part quelques rares châteaux décorés de médaillons et de jardins à l’italienne au temps de
Henry VIII (Hampton Court, sur commande de Wolsey, Nonsuch), et plus tard, au temps d’Elizabeth
Ière, quelques hôtels urbains, châteaux ou manoirs, à partir des années 1570 surtout, qu’on peut
rattacher aux modèles classiques prônés par Serlio et Palladio (Burghley house, Theobalds, Kirby
Hall, Hill Hall…). La peinture, incarnée surtout par des étrangers (Holbein, Anthonis Mor), produit
pour l’essentiel des portraits réalistes dans la tradition germano-flamande.

3° L’Allemagne.
Très marquée, en Rhénanie surtout, par la tradition des Frères de la Vie commune, elle se rattache
fortement au courant érasmien (Erasme présent à Bâle), en dépit des voyages de ses humanistes en
Italie. Symbolique de cette indépendance vis à vis des courants ultramontains est son refus d’adopter
les caractères romains ou italiques (malgré quelques tentatives), si bien que les caractères gothiques
restèrent en usage dans l’imprimerie allemande jusqu’au milieu du XXe siècle Autre symbole : le
retour au droit allemand (sous ses diverses déclinaisons) favorisé par de nombreux princes allemands,
contre la volonté impériale d’imposer le droit romain. L’humanisme allemand est très tôt marqué par
des bouffées de nationalisme (notion de la « translatio imperii ») (cf. supra).
Les violentes querelles suscitées par les conflits religieux (de l’affaire Reuchlin à l’affaire Luther) ne
font que renforcer la tonalité nationaliste, anti-romaine de l’humanisme allemand ( œuvres de Hutten,
Pirckheimer, Hans Sachs).
L’art allemand est influencé modérément par l’Italie : la tradition gothique domine très longtemps
l’architecture, tant civile (maisons et hôtels de ville) que religieuse ; l’influence italienne, très
superficielle, se marque au niveau du décor; les quelques exceptions précoces (la chapelle des Fugger
à Augsbourg, qui date des années 1509/18), appartiennent à l’Europe danubienne. Il faut attendre le
milieu du siècle pour voir apparaître dans les autres régions allemandes des bâtiments (châteaux) dans
un nouveau style, d’ailleurs plus proche de celui de la Renaissance française que de la Renaissance
italienne (modèle du Louvre, influence de Serlio), tels les châteaux de Heidelberg (aile d’Otto
Heinrich), de Dresde ou de Juliers, ou encore l’hôtel de ville de Cologne. Le style de la Renaissance
lombarde, avec ses décors de terres cuites, se manifeste dans le nord au delà du milieu du XVIe siècle
(château de Wismar, façades « Renaissance » à Lübeck). La peinture allemande et la gravure,
dominées pendant le premier tiers du XVIe siècle par Albrecht Dürer, auquel Vasari lui même rend
hommage, subissent moins fortement l’influence italienne, malgré les séjours de Dürer en Italie, à
Venise surtout, que celle des traditions locales (thèmes de la danse macabre, de l’Apocalypse et autres
thèmes religieux, déjà très présents dans la peinture gothique, mais aussi portraits, dessins d’animaux
ou de plantes). La manière de traiter le nu, le thème de Vénus, mais aussi d’autres thèmes, comme
celui de la sorcellerie, marquent les tableaux de Cranach ou de Baldung d’une empreinte étrangère à
l’esprit italien. Après 1545 toutefois (mort de Baldung), l’absence d’une nouvelle génération d’artistes
de grand talent fit que la demande s’accrut pour les sujets mythologiques et historiques, si bien
qu’ « après avoir longtemps rongé leur frein dans les coulisses, les doublures italianisantes occupèrent
la scène abandonnée par les grands acteurs » (J. Hale).

4° Les Pays-Bas.
Centre d’une brillante civilisation urbaine, et d’une non moins brillante vie de cour, au temps de la
splendeur bourguignonne, ils empruntent assez peu à l’Italie ; les décors des fêtes de cour organisées
au temps de Charles Quint par la gouvernante, sa soeur Marie de Hongrie, tant au Palais de Bruxelles
que dans son château de Binche, et ces châteaux eux-mêmes, doivent autant aux traditions
bourguignonnes qu’à l’influence italienne. D’une manière générale, l’architecture des Pays-Bas ne
connaît guère que quelques retouches dans le décor des façades des maisons ou des jubés d’églises.
Des châteaux, peu nombreux, construits dans le style Renaissance avec une forte influence italienne,
ne subsiste que celui de Breda, résidence des Nassau ; le palais Granvelle de Bruxelles n’est plus
connu que par des gravures d’époque ; même chose pour la Maison des Osterlins, bâtie à Anvers par
Cornelis Floris, l’auteur de l’hôtel de ville d’Anvers; dans cette dernière construction des années 1560,
conservée, l’influence des dessins de Sebastiano Serlio est nette. Les modèles gravés, dans le même

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esprit, par Hans Vredeman de Vries vont néanmoins, à partir des années 1560/70, contribuer à faire
connaître, dans le nord et l’est de l’Europe, les canons de l’architecture italienne.
La peinture des Pays-Bas, dont on a vu l’influence sur la peinture italienne au XVe siècle, a, bien
davantage que l’architecture, reçu au XVIe siècle l’influence italienne, avec les nombreux
« romanistes » de Bruxelles, Anvers et Liège (Mabuse, Van Orley, Van Scorel, Frans Floris, Lambert
Lombard), ou du nord (Maerten Van Heemskerk), avec le paysagiste Patinir, tous excellents peintres,
dont l’ œuvre, et surtout l’ œuvre gravée, contribue une fois de plus à la diffusion, plus au nord et plus à
l’est, des modèles italiens. Néanmoins la peinture de ces romanistes, par ailleurs très habiles
portraitistes, reste fidèle à la tradition réaliste des grands maîtres du XVe siècle flamand. Quentin
Metsys, le grand peintre anversois du début du XVIe siècle, aligne tableaux religieux empreints de
mysticisme, portraits réalistes, et scènes préfigurant la peinture « de genre », comme celle, très
connue, représentant le prêteur et sa femme. Au milieu du siècle et dans les années 1560, en dépit d’un
voyage en Italie et de quelques allusions à la littérature et la mythologie antiques (la « chute d’Icare »,
qui s’inspire des vers d’Ovide), Bruegel l’Ancien à son tour se rattache pour l’essentiel à la double
tradition flamande, du paysage et des portaits réalistes d’une part, et d’autre part celle des
fantasmagories symboliques de Jérôme Bosch, qui lui même puisait son inspiration, tant dans le
bestiaire gothique que dans les illustrations de la littérature populaire.
La vie musicale reste quant à elle, fortement marquée par l’influence des grands maîtres locaux,
Ockeghem et Josquin des Prés, très prisés de la régente Marguerite d’Autriche.
La vigueur du foyer des Pays-Bas a introduit la thèse d’une double Renaissance, l’une italienne,
l’autre flamande. En fait, les artistes des Pays-Bas demeurent attachés à une inspiration médiévale,
alors que celle des Italiens est nourrie d’emprunts aux idées, à la mythologie, aux formes de
l’Antiquité. En raison de ses choix, le foyer flamand ne peut être considéré comme d’esprit renaissant
(P. Burke), mais entre les deux foyers, les échanges existèrent, engendrant des synthèses, des
syncrétismes, que l’on retrouve, avec plus de netteté, dans l’exemple français.

C. Le cas de la Renaissance française


1°L’italianisme.
Il est apparu à la fin du XVe siècle ; vivifié par la descente en Italie, il connaît un nouvel élan avec la
décision de François Ier de faire de Fontainebleau un manifeste de la Renaissance. Les artistes qui
dirigent le chantier sont italiens ; ils appartiennent au courant maniériste : Le Rosso, mort en 1540,
Francesco Primatice qui lui succède à la tête du chantier, N. Dell’ Abbate à partir de 1552 ; d’autres
artistes interviennent ponctuellement, tel Cellini. Ce fort investissement italien a posé la question de la
dimension française de Fontainebleau. Les historiens d’art s’accordent généralement à voir dans
Fontainebleau la marque d’un syncrétisme entre la Renaissance italienne, sans doute dominante, et les
exigences du goût français. Les réalisations de Fontainebleau, galerie de François Ier, galerie d’Ulysse
de Primatice (aujourd’hui disparue) qui comportent des références mythologiques, des fresques
délicates à interpréter, ont été connues en Europe grâce aux gravures d’Antonio Fantuzzi. Hors du
chantier bellifontain, une Renaissance à la française adoptant et adaptant le langage architectural
exposé par Sebastiano Serlio dans ses Livres d’architecture (1545) se développe, avec des caractères
mêlés : hôtel d’Assezat et hôtel de Bagis à Toulouse, hôtel de Ligneris, futur Carnavalet, à Paris, hôtel
du « Grand Ferrare » à Fontainebleau, bâti par Serlio pour le Cardinal de Ferrare, évêque de Lyon,
hôtel de Bullioud à Lyon, châteaux d’Ancy-le-Franc en Bourgogne (par Serlio), de Bournazel dans
l’Aveyron, la Bastie d’Urfé dans le Forez, La Tour d’Aygues en Provence.
2°Vers un premier classicisme à la française.:
Entre 1540 et 1570, la part de l’italianisme régresse et est de plus en plus adaptée par les architectes
français, tel Pierre Lescot sur le chantier du Louvre. Philibert De L’Orme, pourtant formé en Italie, se
réfère certes à Vitruve et aux monuments antiques, mais ne cite aucun modèle italien, et propose des
solutions purement « françaises » aux problèmes architecturaux, comme les colonnes baguées. Il érige
son chef-d’oeuvre à Anet entre 1547-1552 pour Diane de Poitiers. Un style architectural français,
avec des avant-corps, des colonnes jumelées et baguées, des toits à la française, est défini avant les
graves troubles de religion. Le Louvre de Pierre Lescot, qui est le manifeste de l’architecture française,
a été comparé à la Deffence et illustration de la langue française (1549), autre manifeste « national »
où Joachim Du Bellay défend l’idée que la langue « vulgaire », « nationale », est, autant et plus que les

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langues antiques, susceptible d’exprimer les valeurs de la Renaissance: nouvelle preuve d’une prise de
confiance et de distance des Français vis-à-vis de l’Italie.
En peinture, il ne faut pas oublier la perpétuation par des artistes tels les Clouet, et d’autres
portraitistes (Corneille de Lyon), de la tradition du portrait réaliste lancée au XVe siècle par Jean
Fouquet. La gravure, illustrée par des tempéraments puissants comme Jean Duvet, n’est pas davantage
asservie aux modèles italiens.
A partir du milieu du XVIe siècle, la France joue plus ou moins le rôle de relais de l’influence
italienne sur le continent : Fontainebleau, admiré par Charles Quint, n’est-il pas considéré comme une
« seconde Rome » où s’arrêtent beaucoup d’artistes ? Le Louvre de Pierre Lescot devient lui aussi un
modèle dont on s’inspire, en Allemagne et ailleurs (château de Heidelberg), et donc un « passeur », en
quelque sorte, des modèles italiens, transformés par l’esprit français.

Dans ce dialogue entre Italie et pays d’Europe, les échanges sont partout marqués, avec des
processus d’adaptation, de réappropriation de la part de l’Europe. L’Italie de la Renaissance s’est
réapproprié le legs antique, et l’Europe s’est réapproprié le legs de l’Italie, avec, à chaque fois, des
aménagements.

Conclusion
Ainsi, l’influence de l’Italie en Europe fut sensible dans tous les domaines, même si elle buta sur des
limites sociales et spatiales.
L’Europe « italienne » ou italianisée est curiale et citadine à condition que la ville possède une
université, un collège, une importante activité marchande, bancaire, économique. L’Europe italienne
ou italianisée est le fait d’une élite fortunée, éduquée ou du moins alphabétisée, une minorité
puissante, liée aux pouvoirs politiques ou ecclésiastiques. A la ville, le menu peuple peut apercevoir la
Renaissance en assistant aux fêtes « à l’italienne » données lors des entrées officielles avec arcs de
triomphe, figures de héros antiques, chars à l’antique…, il peut contempler les hôtels de ville ou les
demeures décorées, voire bâties de toutes pièces dans le goût italien. En revanche, le plat pays n’est
guère italien, sauf si un noble fait édifier un somptueux château dans le goût nouveau, or le peuple des
campagnes qui représente l’écrasante majorité de la population européenne ignore la Renaissance
italienne. Il est resté à l’écart de ce qui permet à la Renaissance italienne d’atteindre l’Europe :
l’échange dans sa dimension internationale.
En effet, la culture de la Renaissance apparaît toujours comme un aggiornamento entre des influences
antiques ou italiennes d’une part, des goûts et des traditions locales d’autre part. Et dans ces échanges,
là où ils sont durables, la dimension nationale l’emporte peu à peu au détriment du modèle italien (cas
de la France).
En contrepoint, il ne faut pas oublier que l’Italie a été influencée au XVe siècle par l’art des pays du
nord, non seulement dans la peinture, mais également dans l’art des fêtes, qui doit beaucoup au
modèle bourguignon, remanié en Italie puis dans le reste de l’Europe selon le modèle des triomphes
antiques. Bien plus, l’Italie a continué d’importer, en plein XVIe siècle, des productions artistiques
d’autres pays, notamment des gravures allemandes. Vasari, au milieu du XVIe siècle, signale ainsi
qu’en Italie, il n’y a « pas une maison de cordonnier qui n’ait son paysage allemand » ; il déplore que
Pontormo (1494-1557) ait trop été marqué par l’influence de Dürer ; lui même utilise une copie
fortement agrandie du bois gravé de Dürer « le siège d’une ville » à l’arrière de l’une de ses peintures
historiques au Palazzo Vecchio de Florence… Les gravures allemandes ont également fourni à
l’industrie de la majolique italienne nombre de motifs. L’influence nordique est encore plus nette dans
le domaine musical : les flamands Ockeghem, Heinrich Isaak et Josquin des Prés, très admirés en
Italie, où les deux derniers ont séjourné longuement (tous deux sont employés par la cour de Ferrare),
donnent à la musique une impulsion décisive, et le nomadisme de Roland de Lassus est le symbole
même de ces allers-retours entre l’Italie et l’Europe qui s’opèrent dans tous les domaines.
De même que la syphilis est appelée par les uns le « mal de Naples », par les autres le « mal français »,
il est parfois assez difficile de s’y retrouver, au temps de la Renaissance, dans la querelle des origines
des courants artistiques ou intellectuels. Les noms sous lesquels certains individus passent à la
postérité prêtent à confusion puisque des artistes ou des marchands italianisent leurs patronymes
comme Giovanni Strada, Giambologna pour Jean de Bologne de Douai, ou des Della Faille,
marchands anversois). Mais on constate que cette volonté de travestissement est réversible avec le

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peintre hollandais connu en France sous le nom de Corneille de Lyon, ou en Espagne Alejo
Fernandez), en fait un allemand.
Dans cette diffusion des échanges culturels, les intermédiaires occupent une place fondamentale :
l’influence italienne parvient dans les pays bordiers de la Baltique par les Hollandais, qui la
transforment au passage. Les « grotesques » romains, une fois associés aux « arabesques » espagnoles
(ou turques ) et aux cuirs flamands fondent un style décoratif international, illustration selon Peter
Burke de cette « expansion du style classique ou classicisant hors d’Italie vue comme une entreprise
européenne collective d’échanges culturels ».
Ni la rupture de l’unité chrétienne, ni le sac de Rome n’anéantissent l’influence italienne en Europe.
Le monde protestant admet, voire assimile, sous le magistère d’humanistes comme Melanchthon,
d’artistes comme Dürer et Cranach le legs italien, d’ailleurs diffusé en Europe avec la mise en
sommeil du chantier romain consécutive au Sac et la dispersion de ses artistes.
Après la Renaissance et partiellement débitrices de la Renaissance version Michel Ange dans sa
dernière manière, les expressions artistiques de la Réforme et la Contre-Réforme catholique donnèrent
naissance au baroque, un autre moment aux réalisations culturelles complexes et repérables dans sa
diversité non seulement à l’échelle de l’Europe mais aussi de l’Amérique.

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