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Autrui

Les enjeux de la notion – une


première définition
 

            La question portant sur autrui est une question dont les
développements décisifs sont apparus assez tardivement dans l ‘histoire
de la philosophie. On le constatera en lisant le cours qui va suivre : notre
parcours débutera avec Descartes et mis à part ce dernier et Hegel, il
s’attachera à des auteurs et courants du 20ème siècle. Est-ce à dire alors
que les anciens, les Grecs en particulier, ignoraient l’altérité ?
Certainement pas dans la mesure où ils ont thématisé (voir notamment
Platon, Le sophiste) les différences du même et de
l’autre, thématisation qui est devenue et est toujours essentielle en
philosophie.  Le même et l’autre appartenaient, pour Aristote, à la
« table des contraires » à partir de laquelle était mise en œuvre la
dialectique (c’est-à-dire pour Aristote, l’étude des raisonnements
« probables »). Cependant, il est nécessaire d’établir une distinction
entre autre et autrui. Disons simplement que si tout autrui est un autre,
l’inverse n’est pas vrai. L’autre, ce peut être un autre homme mais ce
peut-être aussi Dieu, un animal, voire un objet matériel tandis qu’autrui
est toujours un individu humain. Plus encore, c’est cet individu humain
envisagé comme alter ego. La question fondamentale qui est à la source
de la problématisation d’autrui est la suivante : Comment se peut-il
qu’existe un autre que moi que je découvre parmi les choses et qui
pourtant, comme moi, est un ego (un sujet) ? Comment peut-il y avoir un
ego qui ne soit pas mon ego. On ne doit pas se masquer les fondements
d’une telle formulation de la question car celle-ci ne peut être posée
ainsi que dans la mesure où le sujet est pensé comme point de départ
absolu de la pensée philosophique. C’est parce qu’est mise en doute
l’existence des choses qui me sont extérieures et que « je » suis la seule
chose certaine qu’autrui devient un problème et ce d’autant plus que lui
aussi doit être une chose pensante. C’est donc tout simplement parce
qu’ils n’avaient pas pensé le sujet comme les classiques et les modernes,
que les Grecs (et les médiévaux) ne pouvaient thématiser autrui. Mais ce
n’est pas dire qu’ils concevaient uniquement l’autre comme une
catégorie de la pensée ou une catégorie logique. Lorsque Platon se
demande « Comment si le tout existe, chaque chose peut exister
séparément ? », lorsque donc il pose la question de l’identité et de la
différence, celle-ci a aussi immédiatement une portée morale et
politique. Il en va de même pour Aristote lorsqu’il se demande si le
rapport à autrui appartient à l’essence de l’homme ? La question de
l’altérité entre les hommes se posait avant tout pour les Grecs dans les
termes de la vie sociale et politique (cf. l’exemple classique de
l’étranger, du non-Grec considéré comme « barbare »). L’autre avait
bien une dimension « humaine » bien qu’elle ne soit jamais celle de
l’individu isolé. Nous reviendrons sur les enjeux de la pensée politique de
l’autre à la fin de ce cours.

Le solipsisme et sa critique
 

Je vois également que la multiplicité des autres


s’appréhende réciproquement comme « autres » ;
ensuite, que je peux appréhender chacun des
« autres » non seulement comme « autre » mais
comme se rapportant à tous ceux qui sont « autres »
pour lui et donc, en même temps, immédiatement à
moi-même. Il est également clair que les hommes ne
peuvent être appréhendés que comme trouvant (en
réalité ou en puissance) d’autres hommes autour
d’eux ». Husserl, Méditations cartésiennes.

            C’est avec Descartes qu’est formulé pour la première fois le


problème de l’existence d’autrui à partir de la constitution fondamentale
du sujet, du « je pense ». Répétons-le, Descartes, dans l’épreuve du
doute, met en question l’existence de toute chose dans la mesure où
ceci pourrait n’être qu’illusion. Mais il y a quelque chose qui résiste au
doute et dont nous pouvons être tout à fait certain, c’est l’ego cogitans
(le sujet pensant) car dès que je pense, je ne peux manquer de savoir
que c’est bien moi qui pense. Il y a donc bien un sujet, une substance
pensante (qui s’oppose à la substance étendue dont l’existence demeure
incertaine). De plus, l’expérience de la pensée étant profondément
individuelle, la seule substance pensante dont je puisse avoir la certitude
est la mienne. La philosophie ne peut donc se fonder que sur le moi.
Comment alors est-il possible qu’existe un alter ego, un autre moi qui ne
soit pas moi ? C’est ce qu’on a appelé le problème du solipsisme. Si le
« je » se donne dans une intuition, autrui (tout comme les objets
extérieurs) ne m’est connu que par l’intermède de la perception et
celle-ci pourrait se révéler entièrement trompeuse en raison par exemple
de la présence d’un malin génie qui ferait que tout ce que je crois vrai
soit faux sans que je puisse le savoir. Dans les Méditations
métaphysiques, Descartes va être contraint de démontrer l’existence de
Dieu, en tant qu’être tout-puissant et bienveillant (qui ne peut donc
vouloir nous tromper) pour parvenir à la certitude de l’existence du
monde extérieur et d’autrui. À partir de là pourra se développer la
véritable connaissance sur la base des idées claires et distinctes. Cette
solution ne pouvait satisfaire ceux qui allaient tenter de philosopher en
dehors de la postulation de l’existence de Dieu. De plus, on doit noter
que la solution cartésienne rapproche plus fortement autrui de la chose
extérieure que de moi-même. Au mieux, ses vécus psychiques sont
représentés, imaginés, etc.

            Husserl, dans les Méditations cartésiennes, reprend le point


de départ de Descartes, à savoir l’épreuve du doute qu’il nomme quant à
lui épochè (notons tout de même que cette dernière se distingue du
doute cartésien en ce qu’elle n’est pas mise en doute de l’existence du
monde mais suspension du sens du monde en vue de comprendre comme
celui-ci est constitué par le sujet). Il va cependant profondément
infléchir la démarche cartésienne en en dévoilant les limites et ce
particulièrement en ce qui concerne autrui. Il s’accorde avec Descartes
pour dire que jamais les vécus psychiques d’autrui pourront m’être
accessibles en tant que tels. Il n’est cependant pas question pour lui de
penser l’ego, le sujet, comme un atome isolé. Notons que la
phénoménologie de Husserl avait été accusée de solipsisme et que le
philosophe, en se démarquant de Descartes, défend ici sa propre
philosophie. C’est, dit-il, que le sujet, le « je » (ce qu’il appelle la
subjectivité transcendantale) est ouvert de manière essentielle à l’autre.
Tout d’abord sous la forme de l’association passive de mon corps à celui
de l’autre. J’ai une expérience immédiate de l’appariement de mon
schéma corporel avec celui de l’autre, je perçois les ressemblances entre
mes postures, mes attitudes et les siennes. Deuxièmement, je peux me
transposer activement, en imagination, dans les vécus d’autrui. Je
m’efforce alors, de manière volontaire, d’accéder à sa conscience. Ceci
est possible en vertu de la spatialisation de l’imagination par laquelle je
peux faire « comme si » j’étais « là-bas » alors même que je suis « ici ».
Par conséquent, il faut affirmer que nous habitons un monde commun,
monde intersubjectif. Notons enfin que dans ces derniers écrits, et
notamment La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale (ou Krisis), Husserl développera la question de
l’intersubjectivité historique qui est fondée sur l’appartenance
commune des hommes à « un monde de la vie » qui précède toute
activité de connaissance (elle est précatégorielle). Ce thème, qui fait
d’une certaine manière du rapport à autrui un phénomène « originel »,
sera développé par Merleau-Ponty qui, à son tour, montrera les limites
de la conception husserlienne, et insistera notamment sur l’importance
du langage.

Le sujet et autrui
 

« C’est-à-dire que l’homme n’est humain que dans


la mesure où il veut s’imposer à un autre homme, se
faire reconnaître par lui. Au premier abord, tant qu’il
n’est pas encore effectivement reconnu par l’autre,
c’est cet autre qui est le but de son action, c’est de cet
autre, c’est de la reconnaissance par cet autre que
dépendent sa valeur et sa réalité humaine, c’est dans
cet autre que se condense le sens de sa vie. » Kojève,
Introduction à la lecture de Hegel.

 
            Malgré tous les efforts de Husserl pour penser la spécificité
d’autrui, ses conceptions ont été critiquées en tant qu’elles ne
donneraient jamais accès à la spécificité de l’existence d’autrui mais
uniquement à mon expérience d’autrui car c’est moi-même en tant que
subjectivité transcendantale qui constitue le sens de ce qu’est autrui.
Les thèses de Heidegger sont en ce sens tout à fait éclairantes en ce
qu’il s’oppose à la thèse selon laquelle il serait possible de penser, dans
un premier temps, le sujet sans aucune relation à autrui, puis dans un
deuxième temps, ces relations elles-mêmes comme si elles étaient
venues se greffer sur le sujet. L’être-avec est au contraire une dimension
constitutive de l’existence humaine (ce que Heidegger appelle le
Dasein). Je suis toujours déjà en relation avec les autres. Le solipsisme
et la solitude, le premier d’un point de vue théorique, le second d’un
point de vue pratique (ou existentiel), sont ce que Heidegger appelle des
modes déficients de l’être-avec. En réalité, je ne peux être seul qu’au
sens où autrui manque, c’est-à-dire que la présence d’autrui précède
toute solitude. Cette idée est fondée sur la conception heideggérienne
de l’essence de l’homme comme existant, qu’il interprète de manière
littérale comme « être au-dehors ». L’homme est toujours hors de soi ;
c’est pourquoi il co-existe nécessairement avec d’autres hommes.
Heidegger souligne également que l’être-avec se manifeste en premier
lieu dans l’écouter, dans le fait d’entendre la « voix de l’ami » que
chaque homme porte en lui. Il développera cette pensée en accordant de
plus en plus d’importance à la parole comme ouverture à l’autre. La
pensée de Heidegger a suscité un vif intérêt car elle offrait une nouvelle
conception de ce qu’est une communauté. Cependant, Heidegger a
profondément été contesté en tant qu’il a presque immédiatement
refermé les nouvelles possibilités qu’offrait sa pensée en thématisant la
spécificité et le « destin » du Dasein allemand, à l’exclusion et contre les
autres peuples, et en rejoignant même le régime nazi.
 

            Sartre s’est profondément intéressé à la pensée de


Heidegger et comme lui il a voulu montrer que l’homme n’est jamais
enfermé dans son intériorité et qu’au contraire, il est toujours livré à
autrui. L’expérience du regard est en ce sens essentielle car c’est celui-
ci qui témoigne de l’existence d’autrui. Suivons l’exemple de Sartre : je
suis dans un jardin où il y a une pelouse, des chaises, etc. Un homme
passe. Je ne le remarque pas comme une chose parmi les choses mais le
différencie en tant qu’homme car, à la différence des choses, je sais
qu’il perçoit lui aussi cette même pelouse, cette même chaise. Ce que
j’appréhendais alors comme étant mon monde, ce monde dont j’étais le
centre apparaît alors comme étant également le monde d’autrui. En ce
sens, ce dernier me décentre et me « vole mon monde ». Mais le regard
devient plus puissant encore quand c’est moi-même qui suis regardé par
l’autre. Je deviens alors objet du regard, c’est-à-dire que je me retrouve
sur le même plan que les objets du monde. De là naît le sentiment de
honte qui ne me fera plus agir qu’en fonction de l’autre. C’est ce que
Sartre appelle aliénation, illustrée par cette célèbre pensée : « L’enfer,
c’est les autres ». Étant objet pour l’autre, celui-ci ne peut donc être
que sujet et par là même il n’appartient pas au monde et est infiniment
libre. L’espoir ne peut donc plus résider que dans une ressaisie de moi-
même en tant que sujet et donc dans l’enfermement de l’autre dans
l’objectivité. Il y a ainsi une lutte des consciences qui ne peut être
apaisée.

            Sartre se référait également à la pensée de Hegel que nous


n’avons pas encore évoquée bien qu’elle soit antérieure à Husserl et
Heidegger, ceci parce qu’elle échappe à la filiation que nous avons
jusqu’alors retracée. C’est la dialectique du maître et de l’esclave qui
synthétise la pensée hégélienne de l’altérité. Autrui est absolument
nécessaire à la conscience de soi en ce sens que celle-ci n’est qu’en tant
qu’elle se différencie de l’autre. Le moi se pose en s’opposant. Le moi
est en tant qu’il n’est pas autrui. Cependant, dans ce mouvement, la
reconnaissance de l’autre est une nécessité. Essayons de résumer
brièvement la dialectique hégélienne. Dans un premier temps, l’homme
est un être naturel, immergé dans la nature ou réalité. Peu à peu, il va
distinguer l’en-soi (la réalité) du pour-soi (la réalité telle qu’elle est
pensée). Puis vient le moment de la prise de conscience de soi qui
suppose l’action. L’homme, par le désir et le travail, cherche alors à
s’approprier les choses extérieures. Le monde est alors l’autre qu’il faut
faire sien et transformer (ex : la nourriture est transformée par l’action
de manger). Mais le désir va être également désir d’être reconnu par
l’autre, ou encore désir d’être l’objet du désir de l’autre. La conscience
ne peut être pleinement conscience de soi que si l’autre la reconnaît
comme conscience. Or, dans un premier temps du moins, la
reconnaissance ne peut être réciproque, elle suppose qu’au terme d’une
lutte à mort, l’une des deux consciences soit asservie à l’autre, cette
dernière étant seule alors conscience de soi. C’est alors que se forment
les figures du maître et de l’esclave. Notons à titre indicatif que la
position du maître sera une impasse dans la mesure où, reconnu par un
individu qu’il ne reconnaît pas lui-même comme un homme, cette
« reconnaissance » sera profondément insatisfaisante tandis que
l’esclave, peu à peu, par le travail et la culture, parviendra à devenir
proprement homme. Il ne sera pas inutile de signaler de plus que cette
dialectique peut également être comprise comme se jouant à l’intérieur
même de la conscience luttant contre sa propre altérité. C’est en ce sens
que Hegel a pu influencer des travaux en psychologie et psychanalyse
s’attachant notamment aux problèmes de dédoublement de personnalité.
Lacan par exemple, a lui-même fait un usage important de la dialectique
du maître et de l’esclave et ses concepts de l’autre (petit « a ») et de
l’Autre (grand «A »), que nous allons à présent succinctement présenter
portent la trace de la pensée hégélienne. L’autre est pour lui une image,
un double spéculaire du moi. Il apparaît au moment du stade du miroir
dans lequel l’enfant s’identifie à son image. Cette identification
imaginaire n’est pas d’abord une identification à soi mais une
identification à la forme humaine en général, en quoi elle a toujours une
part de fiction : elle est identification à un autre. L’Autre apparaît quant
à lui dans la parole, dans l’ordre symbolique : c’est avant tout un lieu ou
un espace, une scène sur laquelle se déploie le langage.

Autrui en morale et en politique


 

« La présence d’un être n’entrant pas dans la sphère du


Même, présence qui la déborde, fixe son « statut » d’infini. Ce
débordement se distingue de l’image du liquide débordant d’un
vase parce que cette présence débordante s’effectue comme
une position en face du Même. La position en face, l’opposition
par excellence, ne se peut que comme mise en cause morale.Ce
mouvement par de l’Autre. » Lévinas, Totalité et infini.

Le concept d’autrui a un rôle fondamental en philosophie


morale. On pense bien sûr aux phénomènes de l’empathie (« se mettre à
la place » de l’autre qui souffre) et de la sympathie (souffrir « avec »
l’autre) qui consistent à comprendre les sensations et sentiments de
l’autre sans les ressentir soi-même à un degré équivalent (voire sans les
ressentir du tout). Généralement, on considère que l’empathie est avant
tout l’œuvre de l’imagination tandis que la sympathie aurait une
dimension affective plus marquée. Nous utilisons ici le terme de
« sympathie » sans nous soucier outre mesure de cette distinction.
Rousseau évoquait ainsi un sentiment naturel (au sens de inné) de
sympathie pour autrui prenant la forme de la pitié. Smith quant à lui,
élabore une théorie des sentiments moraux fondée entièrement sur la
capacité qu’a l’homme de se transporter, d’ « entrer » dans les états
affectifs de l’autre. Selon l’intensité de l’affection, ses motifs, sa
nature, la sympathie sera plus ou moins forte (ex : il est plus difficile
d’avoir de la sympathie pour une grande colère que pour une joie
anodine). Plus récemment, Scheler, dans Nature et formes de la
sympathie, a critiqué la conception husserlienne de l’intersubjectivité
fondée sur la connaissance d’autrui en insistant au contraire sur la
dimension affective de l’expérience d’autrui. Notons de plus que la
sympathie repose, non sur le sentiment d’une co-appartenance au vivant
en général, mais sur le sentiment d’autrui en sa qualité et dignité
d’homme. Kant, fera sien ce constat pour montrer que la reconnaissance
de l’autre homme ne repose pas sur une propriété que l’homme partage
avec les autres vivants mais sur un sentiment moral dicté par la raison,
ce sentiment étant le respect que nous accordons avant tout aux
« grands hommes ».

Le philosophe qui, au 20ème siècle, a formulé la conception la plus


« novatrice » d’autrui est peut-être Lévinas, célèbre pour avoir affirmé
que la philosophie première était l’éthique. Lévinas cherche à montrer
que tant chez Husserl que chez Heidegger, l’autre est conçu de manière
purement théorique et qu’en ce sens, sa dimension morale (et donc
véritablement philosophique) est manquée. Il faut renverser le cogito
cartésien en affirmant que le fondement de la philosophie ne se trouve
pas en celui-ci mais en l’autre homme qui fait appel à ma responsabilité.
Autrui, c’est d’abord son visage (avant toute situation sociale, caractère,
etc.). Le visage, ce n’est pas d’abord un composé d’yeux, bouche, nez,
etc. mais ce qui me transporte au-delà de lui-même, dans un infini que
je ne peux trouver en moi-même. Lévinas ajoute que le visage de l’autre
est invocation et qu’il exige une aide, une réponse. Le visage est ce qui
témoigne de la fragilité de l’homme ; il m’appelle, me commande,
m’oblige à être responsable de lui. Pour Lévinas, l’impératif éthique
repose sur le visage. On comprend que cette conception est à l’opposé
de celle de Sartre. Sartre pensait que les regards s’affrontaient dans une
lutte pour réduire l’autre à l’état d’objet. Lévinas quant à lui indique,
qu’ouvrant sur l’infini, le visage est ce qui peut seul m’élever à la
condition de sujet.

À première vue, on ne saurait trouver abîme plus grand qu’entre


cette pensée et celle du structuralisme signant l’imminente « mort de
l’homme » (au sens non pas réel mais conceptuel en ce sens que
l’ « homme » aurait dominé la scène philosophique depuis Kant). On
retrouve pourtant un même souci de l’altérité dans la pensée
structuraliste. Que l’on pense tout d’abord à Lévi-Strauss qui nous
enjoint à abandonner les critères rationalistes ethnocentriques de
hiérarchisation des cultures selon le progrès scientifique et technique et
à juger primitives des sociétés dont le développement ne correspond pas
aux normes que l’Occident s’est fixé. Il n’est pas jusqu’aux sociétés dites
« sans histoires » qui ne témoignent d’une certaine forme de variabilité,
de différenciation progressive (mais dire ceci ne suppose-t-il pas que l’on
ait déjà fixé l’ « évolution » en norme absolue ?). N’allons pas jusqu’à
reprendre la critique de la rationalité, et plus précisément du projet des
Lumières, menée par l’Ecole de Francfort qui montre que projet contient
une potentialité d’asservissement de l’homme. Évoquons simplement
Foucault, penseur dit structuraliste, qui dans  l’Histoire de la folie à
l’âge classique se livre à une analyse des différentes manières dont cet
autre qu’est la folie a été pensée et traitée depuis la Renaissance
jusqu’à nos jours. Cette analyse vise à dévoiler l’enfermement de la folie
dans les critères de la rationalité classique puis dans ceux des sciences
de l’homme : la folie a été pensée comme le non rationnel ou bien
comme le négatif de la vérité de l’homme (dont la connaissance aide
cependant à en dévoiler le « positif ») mais elle n’a jamais été pensée
pour elle-même, en tant que purement autre.

            Venons-en à présent à la philosophie politique sans toutefois


entrer dans des considérations qui nous éloigneraient du sujet de ce
cours. D’une certaine manière toute la pensée de la communauté (et du
pouvoir) politique est placée sous le signe de l’altérité dans la mesure où
il s’agit de parvenir à l’union (que celle-ci soit le résultat d’un contrat
social ou non) à partir de la diversité des individus ou des groupes, de
leur altérité les uns à l’égard des autres. Hobbes affirmait par exemple
que l’état de nature de l’homme était un état d’isolement total où
chacun est en guerre contre son « semblable » (« L’homme est un loup
pour l’homme »), semblable qui par là même est également son
« autre ». Cet état requerrait ainsi la création d’un pouvoir absolu
imposant une « unité » N’allons pas plus loin dans ces considérations et
contentons nous de signaler que c’est peut-être dans les rapports entre
États que se dévoile avec le plus d’acuité la question de l’altérité dans la
philosophie politique. Ainsi la philosophie politique classique (notamment
Hobbes et Spinoza) pensait les relations entre États comme des relations
entre individus à l’état de nature. D’une manière quelque peu similaire,
Freud, dans Malaise dans la civilisation affirme que l’établissement de
liens d’amour ou amicaux entre les hommes d’une même communauté
n’allait pas sans une décharge de l’agressivité sur l’autre de cette
communauté, sur l’étranger. Pour conclure, signalons simplement qu’un
tel modèle de pensée des relations entre peuples et cultures distinctes,
entre le même (le compatriote) et l’autre (l’étranger) s’efface peu à peu
au profit d’autres modèles prenant en compte les migrations, la mixité,
etc. et ce sans négliger d’analyser ces différents phénomènes que sont le
retour du nationalisme, le racisme, etc.

Ce qu’il faut retenir


 

-         Le solipsisme et l’existence d’autrui (Descartes) : La question


portant sur autrui et son existence trouve sa source dans la
philosophie cartésienne du cogito posé comme fondement de la
philosophie. À partir du moment où le « je » devient la seule
certitude, l’idée d’autrui devient problématique. Descartes a
besoin de prouver l’existence de Dieu pour s’assurer de
l’existence d’autrui (et du monde extérieur).

-         L’intersubjectivité (Husserl): L’ego est d’emblée ouvert à


autrui. Il n’a pas les mêmes relations avec celui-ci qu’avec les
objets du monde d’une part parce qu’il y a association passive de
son corps à celui de l’autre, d’autre part parce que, par
l’imagination, il peut faire « comme si » il était à la place de
l’autre. Le monde dans lequel nous vivons est intersubjectif.
 

-         L’être-avec (Heidegger) : Il est impossible de penser un sujet


sans relation aucune avec d’autres sujets pour lui greffer après-
coup cette relation à l’autre. L’existant humain (Dasein) est
être-avec. C’est-à-dire que la solitude et le solipsisme ne sont
que des modes déficients de cet être avec : je suis seul signifie
exclusivement que l’autre manque.

-         Le regard (Sartre) : Autrui me dévoile que je ne suis pas le


centre de mon monde. Il me « vole mon monde ». Son regard me
dépossède de moi-même car il me constitue en objet parmi les
objets du monde. Autrui devient par là même une pleine
subjectivité dans la mesure où il n’y a d’objet que pour un sujet.
Mais pour me ressaisir en tant que sujet, je dois à mon tour
constituer l’autre en objet. Cette lutte des consciences ne peut
s’apaiser.

-         La reconnaissance (Hegel) : La conscience de soi n’est qu’en


tant qu’elle se différencie de l’autre. Le moi se pose en
s’opposant, en fixant les limites qui le séparent d’autrui. De
plus, pour parvenir à la conscience de soi, la reconnaissance
d’autrui est nécessaire : je désire que le désir de l’autre porte
sur moi. S’engage alors une lutte pour la reconnaissance qui,
dans sa forme originelle, aboutit à la formation des figures du
maître et de l’esclave.

 
-         La sympathie : La sympathie (ex : la pitié) est un sentiment
moral (inné) qui nous lie aux autres hommes et nous pousse à
« entrer » dans leur sentiments, à les comprendre sans pour
autant les ressentir à un même degré. La sympathie ne s’exerce
pas à l’égard de tous les vivants mais seulement à l’égard des
autres hommes en leur dignité et qualité humaine.

-         Le visage de l’autre (Lévinas) : L’éthique est la philosophie


première. Autrui doit donc avant tout être considéré dans sa
dimension morale. Son visage m’ouvre sur un au-delà de moi-
même. C’est un appel qui témoigne de la fragilité de l’autre et
qui convoque ma responsabilité à l’égard de lui.

-         L’altérité irréductible : L’altérité des autres cultures ne peut


être évaluée à l’aune de nos propres critères de rationalité
scientifique et technique. Il est impossible de hiérarchiser les
cultures car l’établissement d’une échelle de valeurs sera
toujours nécessairement un présupposé ethnocentrique et plus
encore une violence à l’égard de l’autre. D’une manière
similaire, lorsqu’on définit la folie comme le négatif de quelque
chose de plus élevé (la raison, l’essence de l’homme), on rate ce
qui constitue son altérité fondamentale (elle n’est plus l’autre
mais « l’autre du même »).

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