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Kibera La plaie de Nairobi

Le Monde 1er avril 2011

Kibera (Kenya) Envoyée spéciale


C'est le plus grand bidonville d'Afrique de l'Est : près de 1 million de personnes s'entassent,
sur 4 km2, aux portes de la capitale kényane. Kibera, ou l'envers de l'Afrique émergente
Il n'y a pas de vieux à Kibera. C'est ce qui frappe le plus quand on parcourt ce gigantesque
bidonville situé aux portes de Nairobi. Pas étonnant : ici, l'espérance de vie tourne autour
de 35 ans, contre 54 ans dans le reste du Kenya. L'autre chose qui frappe, ce sont les
ordures. On marche sur une épaisseur indescriptible d'immondices. On les inhale à pleins
poumons et, lorsque les habitants décident de les brûler, l'atmosphère devient irrespirable.
Kibera est littéralement bâti sur les détritus. Les masures, faites de tôle ondulée rouillée, sont
perchées dessus, en équilibre instable. Parfois, elles s'écroulent comme un jeu de dominos sur
leurs voisines, entraînant des familles entières dans la catastrophe... Pas de route, mais une
voie de chemin de fer qui traverse tout le bidonville. Entre trois et six trains y passent chaque
jour sans s'arrêter. Tout le monde marche sur les rails, y compris les enfants. Chaque année, il
y a des morts. " C'est notre seule route, à Kibera. Il faut bien qu'on la partage avec le train ",
expliquent les habitants, fatalistes.
Pas d'eau courante. Pas de système d'assainissement mais des rigoles à ciel ouvert dans
lesquelles s'écoulent les eaux usées. Choléra, typhoïde, diarrhées, tuberculose font partie
de la vie quotidienne. Mais le pire, c'est la pluie. L'eau ruisselle dans les taudis, réveillant les
familles étendues sur le sol, et Kibera se transforme en un champ de boue. La gadoue pénètre
dans les gourbis, au désespoir des femmes, qui s'évertuent à soigner leur intérieur, envers et
contre tout...
Kibera est apparu comme un accident de l'histoire au début du XXe siècle. Pour récompenser
les Nubiens - habitants de l'actuel Soudan - d'avoir combattu à ses côtés pendant la première
guerre mondiale, le colonisateur britannique leur donna un bout de forêt, à quelques
kilomètres de Nairobi. Kibera - " jungle " en nubien - était né.
Presque cent ans plus tard, il n'y a plus de forêt et les Nubiens sont devenus très minoritaires.
Ils ont été rejoints par d'autres ethnies, en particulier les Kikuyu et les Luo. Combien sont-ils
dans cet espace de 4 km2, présenté depuis toujours comme le plus grand bidonville
d'Afrique ? " Entre 800 000 et 1 million ", soit un tiers de la population de Nairobi,
répondent les ONG internationales. " Autour de 170 000 ", affirmait, en 2009, le bureau des
statistiques kényan, à la stupeur générale. Une estimation peu vraisemblable, signe sans doute
de la plaie que représente Kibera pour les autorités de Nairobi.
C'est ici, dans ce cloaque composé de treize villages agglutinés les uns aux autres (Soweto,
Katwekera, Silanga...) qu'ont commencé les affrontements post-électoraux il y a trois ans. De
décembre 2007 à février 2008, des combats d'une violence inédite depuis l'indépendance, en
1963, allaient faire quelque 1 500 morts dans le pays, la plupart tués à la machette. Le drame
s'est joué entre Kényans, sur fond de ressentiment interethnique. Les étrangers ont été
épargnés.
Aujourd'hui, le calme est revenu. Les deux rivaux à l'élection présidentielle d'alors, Mwai
Kibaki et Raila Odinga, ont accepté un partage du pouvoir jusqu'à l'échéance présidentielle de
2012. Kibaki, de l'ethnie Kikuyu, est resté chef de l'Etat. Odinga, de l'ethnie Luo, est devenu
chef du gouvernement. C'est lui le plus populaire des deux à Kibera, car il est aussi député du
secteur. Odinga sera-t-il président de la République dans moins de deux ans ? " Avec lui, on
aura un nouveau Kenya ! ", assurent les Luo avec enthousiasme. " Cela m'inquiète, cette
échéance de 2012. On a beau dire qu'il n'y a plus de tensions interethniques, j'entends ce que
les uns disent des autres. J'ai peur que des violences reprennent ", soupire Ali Rehan,
journaliste à Radio Pamoja, la radio du bidonville.
Pour l'heure, à Kibera, on se bat pour survivre. " Le plus dur, chaque jour en me réveillant,
c'est de me dire : "Qu'est ce que je vais leur donner à manger ?" ", explique Elisabeth
Anyumba, sa dernière-née dans les bras. A 26 ans, la jeune femme est déjà mère de cinq
enfants. Elle avait 16 ans lorsqu'elle s'est mariée. " La meilleure garantie que notre femme
n'est pas déjà allée avec d'autres hommes, et qu'elle n'a pas le sida, c'est de se marier très tôt
", explique son mari, Daniel Anyumba, 35 ans. Le sida est ici une préoccupation constante.
D'après Atieno, infirmière dans un dispensaire, " 48 % des habitants de Kibera sont
porteurs du virus ".
Daniel Anyumba offre, chaque jour, sa force de travail sur les chantiers de la banlieue
industrielle de Nairobi. Comme la plupart des habitants de Kibera, il fait ses trajets à pied -
huit kilomètres dans chaque sens - pour économiser le prix du minibus. Il gagne entre 1 et
2 dollars par jour (entre 0,74 et 1,48 euro), pour huit à douze heures de travail. Il regrette
de n'avoir encore " que " cinq enfants. " Mes voisins en ont entre sept et treize. A Kibera, c'est
notre seule richesse ", dit-il.
La famille Anyumba habite dans une seule pièce. Tous dorment par terre. Dans le meilleur
des cas, ils se nourrissent de maïs et de haricots. Sinon, ils se contentent d'une tasse de thé. Le
souhait d'Elisabeth ? " M'en aller loin d'ici, pour trouver un peu de dignité ", souffle-t-elle.
Comme tout le monde, la jeune femme a recours aux " toilettes volantes ". Elle fait ses
besoins dans un sac en plastique, et, la nuit, le jette par-dessus les toits. Les rares latrines
publiques installées dans le bidonville par des ONG - une pour 1 300 habitants - ne peuvent
suffire.
Etre pauvre coûte cher. A Kibera, le prix de l'eau est en moyenne quatre fois plus élevé
qu'à Nairobi. Plutôt que de faire des kilomètres avec un jerricane, les habitants achètent l'eau
à des revendeurs, qui se servent au passage. Même chose pour l'électricité. Celui qui est
raccordé au réseau laisse ses voisins " tirer les fils ", moyennant rétribution. Ces
raccordements sauvages provoquent des incendies meurtriers, mais sont surtout à l'origine de
brusques flambées de violence dans le bidonville. " Parfois, le propriétaire des fils décide de
nous couper l'électricité. Il fait ça le soir, quand on regarde la télévision. Ça déclenche des
bagarres, la police arrive et ça tourne mal ", raconte Gideon.
" La violence fait désormais partie de la culture de Kibera. Elle grandit de jour en jour ",
s'inquiète Paul Otiende. Ce jeune diplômé en management a monté une ONG, le Réseau
jeunesse de Kibera pour la paix et le développement (KYPDN). Grâce à lui, des centaines de
personnes ont pu bénéficier de microcrédits et ouvrir un petit commerce. Oscar Saimon a
ainsi lancé un élevage de poulets, avec sa femme Aziza. D'ici quelques années, il compte
acheter un terrain à l'extérieur de Kibera et s'y établir. " On a tous honte d'habiter ici. Quand
nous allons à Nairobi, nous évitons de dire d'où on vient. Les gens ont un mouvement de recul,
comme si nous étions des voleurs ", admet-il.
Ils sont nombreux à lutter pour tenter de donner aux habitants de Kibera les moyens de s'en
sortir. Vincent Kegode, 25 ans, entraîne les enfants au football, soucieux de les arracher aux
gangs qui font la loi dans le bidonville. " Le sport, c'est aussi valable que l'éducation ",
soutient-il. Avec l'aide d'une ONG britannique, Vision Africa, il a monté une petite
bibliothèque et fait du rattrapage scolaire. Le jeune homme ne cesse de sourire. Pourtant, il
sait que Kibera est un tonneau des Danaïdes, version africaine. D'un côté, le gouvernement
kényan, en partenariat avec ONU-Habitat, construit des immeubles pour y reloger les
habitants du bidonville. De l'autre, Kibera, en raison de l'exode rural, grossit de 10 000
arrivants chaque année. " A ce rythme, on en a pour cent ans avant d'obtenir un logement !
", ironisent les habitants. Tous se sentent " oubliés " des pouvoirs publics et " totalement
exclus " du boom économique actuel du Kenya, présenté comme un modèle de l'Afrique
émergente.
" Je rêve de faire connaître Kibera dans le monde entier. Nous devons obtenir des conditions
de vie décentes, et surtout des écoles. L'éducation de nos enfants, c'est la clé du
développement ", martèle Nehemiah Amwocha, cofondateur, avec Paul Otiende, du KYPDN.
En ce vendredi après-midi, Kibera est le théâtre d'un événement inédit. Sur une scène plantée
au milieu des ordures, à deux pas de la ligne de chemin de fer, un homme, accompagné d'un
orchestre, chante en swahili. Les gens s'arrêtent pour écouter le groupe. Méfiants au début,
séduits ensuite. Quand il repose son micro et descend de l'estrade, deux heures plus tard,
Robert Lumbasi est en nage. " J'avais peur, je l'avoue. Je redoutais qu'on me balance des
pierres ! Et puis, je sentais des odeurs d'opium à mes pieds. Avec mon métier, je sais les
reconnaître ! ", dit-il en riant. Robert Lumbasi est policier. Il est aussi, à ses heures, chanteur.
Cet homme de 38 ans étudie la psychologie à l'université de Nairobi. C'est la première fois
qu'il donne un concert à Kibera. Ses sept choristes sont également policiers. " Un jour, je me
suis dit : ça ne sert à rien de continuer à coller les gamins de Kibera en cellule. Mieux vaut
venir à eux et leur parler. C'est ce que je fais, à travers ma musique ", explique-t-il,
simplement.
Pour chanter dans le bidonville, Robert Lumbasi a revêtu non pas son uniforme habituel de
garde au Parlement, mais celui de préposé à la circulation. " Au Kenya, il n'y a pas plus
corrompu que les flics, en particulier ceux qui font le trafic - la circulation - , dit-il. J'ai mis
cet uniforme exprès. C'est ma façon de dire aux habitants de Kibera : "Vous pouvez changer,
mais nous aussi !" "
Florence Beaugé
© Le Monde

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