Linguistique et histoire PAR JEAN-CLAUDE CHEVALIER
LINGUISTIQUE ET HISTOIRE
Dans le grand jeu contemporain des rapproche-
ments interdisciplinaires, il semble assez évident, mieux naturel, que linguistique et histoire doivent être confrontées; dans cette science du mouvement des peuples qu'institue l'histoire, il serait étrange que ne jouât pas son rôle la science qui étudie ce moyen essentiel de communication, les langages1. Des immenses et fameux progrès réalisés par la linguisti- que depuis plusieurs décennies qui ont apparemment - et pour beaucoup - fait de cette discipline une science pilote, l'histoire devrait tirer grand profit. On voudrait pourtant ici en introduction signaler quel- ques points d'inquiétude : 1° Il est assez curieux que cette discipline qui passe pour hautement théorisée et s'en gargarise volontiers et en épouvante sans déplaisir n'a pourtant guère été située dans le mouvement scientifique. Responsable d'un numéro de Langages intitulé « Epistémologie de la linguistique », Julia Kristeva remarquait tout récemment qu'à sa connaissance, c'était un des pre- miers efforts collectifs en ce sens. On se demande si les fondements de cette science n'ont pas été renvoyés à l'évidence et si l'importance spectaculaire du travail méthodologique n'a pas voilé la nécessité de la recher- che épistémologique. La langue 131 2° Il est indéniable que la linguistique est en pleine expansion, que la production y est intense, que l'ingé- niosité des linguistes est sans borne, que l'état d'esprit y est conquérant; nul domaine où l'on parle, où se signifie quelque chose qui ne soit abordé. Mais alors quelle définition donner de la linguistique qui permette d'en serrer et ordonner les concepts? On voit la linguistique se perdre dans - ou s'emparer de - la sémiotique, science des signes, on la voit s'emparer des discours - et là l'historien lève l'oreille -, mais s'agit-il encore de cette même discipline qui étudie la langue, outil social? Limitée même à la phrase, la reconstruction de la langue est devenue aujourd'hui d'une extraordinaire complexité : sur la base profonde de quelques schémas syntaxiques - que d'aucuns interprètent comme sémantiques - sont édifiées deux séries de règles, règles syntagmatiques avec techniques de projection et règles transformationnelles qui, au prix de nombreux ajustements (morphophonologiques auxquels on ajoute maintenant des ajustements lexico- logiques) permettent de construire des phrases2. Cette machinerie, chaque groupe l'ordonne à sa façon. Ce n'est pas cette complexité qui fait problème, c'est que la multitude des points de vue, des tactiques d'abor- dage laisse penser qu'on a raison d'être conquérant et que nul domaine n'échappera à la conquête. 3° Or ce qui semble avoir donné de la force à la linguistique, c'est un certain nombre de gestes décisifs de séparation. L'importance de Saussure vient de cette détermination de négation qui a permis de circons- crire un domaine de science et, dans le même mouve- ment, de proposer un corps d'axiomes de raisonne- ment. Les deux axes du système, c'est la synchronie et la langue qui excluent respectivement la diachronie et la parole. La condition d'étude, c'est que soient élimi- nés tout changement d'ensemble et toute variation 132 Nouveaux objets
individuelle; à cette condition, on pourra déterminer
des valeurs de fonctionnement qui se marqueront de façon différentielle. Que ce parti pris, par sa rigueur même, ait profondément troublé Saussure, c'est bien certain : la trace en est cette réflexion sur les Ana- grammes, sur ce problème que pose la réorganisation du langage social par un groupe particulier, par un individu; mais l'occultation de cette inquiétude par Saussure a permis de fonder la linguistique moderne d'une façon large qu'on peut ainsi définir avec Pêcheux : « A partir du moment où la langue doit être pensée comme un système, elle cesse d'être comprise comme ayant la fonction d'exprimer du sens; elle devient un objet dont une science peut décrire le fonctionnement (en reprenant la métaphore du jeu d'échecs, dont Saussure fait usage pour penser l'objet de la linguistique, on dira qu'il ne faut pas chercher ce que signifie une partie, mais quelles sont les règles qui rendent possible toute partie, ayant eu lieu ou non)3. » A ce niveau, le linguiste se sépare du gram- mairien : celui-ci étudiait les textes pour en déter- miner les moyens d'expression et éventuellement en apprécier la légitimité; le linguiste étudie la langue, c'est-à-dire « un ensemble de systèmes autorisant des combinaisons et des substitutions réglées sur des élé- ments définis ». (Ibid.) Pour Saussure, l'étude de langue ne pouvait dépasser le groupe de mots dans un système synchronique; du simple fait que Chomsky part de la phrase (l'axiome premier est la réécriture de P en syntagme nominal + syntagme verbal), c'est une révolution. L'extension des démarches à la phrase et, par ricochet, au discours revient à remettre en cause les fondements de la linguistique. 4° Mais cette négation du geste séparateur de Saus- sure, ou cet essai de débordement, comme on voudra, pose par là même le problème épistémologique du La langue 133 statut de la linguistique par rapport aux autres scien- ces et, par rapport à leur répondant social, le pro- blème de la légitimité du corps de concepts établi. Il a semblé impossible à des esprits sérieux de rétablir le discours sans examiner les fondements d'une opéra- tion qui remettait en cause les principes de base sur lesquels était fondée la méthodologie de cette science. Pour prendre du recul devant un si difficile problème, on a eu recours à l'histoire. On a réexaminé comment s'étaient installés, dans le passé, les grands systèmes linguistiques - peut-être avec l'idée naïvement positi- viste qu'ils nous offriraient un modèle plus simple de l'entreprise actuelle4; en Amérique, grâce à Chomsky, on a relu les textes de la grande époque rationaliste des XVIIe et XVIIIe siècles; en France, les recherches se sont situées dans un axe qui va de Bachelard à Foucault et Althusser. Si donc l'histoire revient en force dans la linguistique, c'est, en premier, non comme une résurrection de l'histoire philologique du XIXe siècle, mais en tant qu'examen des théories du passé qui permettra de mieux comprendre comment fonctionne la démarche linguistique. D'emblée, on se situe non au niveau de la langue et de ses évolutions, mais au niveau de la réflexion sur la langue, c'est-à- dire du métadiscours. Entreprise équivoque, encombrée de toutes sortes de malentendus possibles. On vou- drait cependant essayer d'en saisir quelques aspects.
LINGUISTIQUE, HISTOIRE DES THÉORIES
ET HISTOIRE
Le postulat de base est qu'une réflexion sur la
langue se situe à deux niveaux interdépendants, se 134 Nouveaux objets
conditionnant mutuellement : une réflexion sur un
objet qui fonctionne, la langue, qui se déroule devant l'observateur - ou que l'observateur déroule -, qui présente des régularités qu'on peut formaliser, une réflexion sur l'utilisation de cet objet par les humains, utilisation indicatrice d'un fonctionnement de l'homme et de la société (aspect métaphysique), indi- cation d'un certain devenir humain (aspect éthique). Le discours tenu sur toute réalisation linguistique apparaît alors comme un lieu privilégié où se décèle comment une société se représente au travers de ses représentations, lieu particulièrement remarquable quand il s'agit d'un moment de rupture. La formule de base à quoi on peut réduire l'opération serait quelque chose comme : « Le linguiste dit à ses lecteurs que le langage est (ou doit être) ceci et cela. » On propose « langage » et non « langue » pour bien marquer que, dans cette opération, c'est un corpus particulier qui est déterminé hic et nunc, corpus choisi par le lin- guiste selon les finalités qu'il propose à sa description. Cette formule dégage l'importance donnée au « lin- guiste », nécessairement situé hic et nunc dans la société où il déploie son discours. Ces conditions de déploiement, liées généralement à un processus didac- tique, on attend de l'historien qu'il les éclaire; on reste généralement sur sa faim : les manuels d'histoire ne semblent guère s'intéresser aux déterminations réglant les discours littéraires ou scientifiques, mais pas plus au discours pédagogique ni même au lieu pédagogi- que. Dans l'attente d'une utile rencontre, on voudrait ici, pour souligner besoins et promesses, donner un exemple de la démarche que suit l'historien de la linguistique : il cherche à ramener l'inconnu au connu ou bien en réduisant la distance qui sépare le linguiste de 1660 du citoyen de 1660 ou bien en réduisant la La langue 135 distance qui sépare le langage tel qu'il est délimité et défini, interprété donc, en 1660 de celui qui est défini et délimité en 1972. Le premier type d'opération cherche à fixer la finalité de l'opération linguistique, à la confronter à l'objet langage en cause et par là à dégager le schéma de discours tenu. On constatera ainsi que la gram- maire, à sa fondation, repose à la fois sur la structure de son premier objet, la langue grecque, rencontrant quelques principes d'analyse de l'epistemê antique - et les articulant par cette démarche - et à la fois sur les besoins de l'utilisateur auquel elle est destinée. C'est une grammaire formelle conçue comme l'assemblage d'éléments analogues et complémentaires, analogues par leur radical ou leur désinence (ou leur absence de désinence), complémentaires dans la mesure où ils peuvent être emboîtés de proche en proche pour former des sens; elle relève d'une certaine conception analogique des mots et des choses qui permet d'abou- tir à des classements catégoriels et à en étudier le jeu réciproque : d'une part, la substance, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la possession, etc., de l'autre les parties du discours. Ce système est mis en rapport avec - autant que fondé par - la vie publique des anciens : le système des cas permet à l'orateur - ou au futur orateur - d'organiser son discours (notion de procès; catégories d'agent, de patient, d'actant à qui on donne ou enlève, de circonstant), tout un jeu de substitutions et de transpositions répondant aux nécessités des lieux du discours. Système intralinguis- tique qui devient aisément translinguistique soit à l'intérieur du langage même quand les points de référence changent, soit d'un langage à l'autre quand on passe par exemple du grec au latin : ces langues étant de structure assez proche, comme le fonction- 136 Nouveaux objets
nement des sociétés qui les supportent, il suffit de
prévoir, ainsi que l'a fait Priscien, des dispositifs supplémentaires pour que l'économie de l'ensemble reste invariante. De célèbres divergences comme celles des partisans de la phusis (origine naturelle des lan- gues) ou de la thesis (origine humaine) ne mettent pas en cause cette économie d'ensemble; le mythe de la tour de Babel assurera le relais auprès des sociétés judéo-chrétiennes sans atteindre non plus le système. Ce dispositif est encore dominant quand paraîtront au XVIe siècle les premières grammaires françaises; et pourtant un fait important est intervenu plus tôt dans les grammaires latines. Au XVe et au XVIe les gram- mairiens s'évertuent à dégager un latin élégant d'un latin qui ne l'est pas, latin élégant remarquable par sa « concision » et sa « régularité », langue d'une classe cultivée et langue de la raison (ce sont les deux caractères dégagés par les livres dits Elegantiae). Intru- sion décisive qui reforme les grammaires d'après 1650 là où se situe ce que Foucault analyse comme un renversement épistémologique. D'un côté, toutes sor- tes de manuels du bel usage dont le plus célèbre est celui de Vaugelas : ils définissent cette bonne et belle langue comme cohérente à une classe sociale détermi- née, celle qui entoure le roi; l'analogie même y prend son sens par rapport à l'organisation du pouvoir royal; le reste, ce qui est loin du roi, étant le lieu du silence, du balbutiement des techniques artisanales. Ce dis- cours politique est le discours de la raison; en lui le monde prend son sens5. Il se marque sous une forme abrégée assez remarquable qui est celle des « devises » composées de phrases lapidaires, marques de la raison et du savoir, et de signes graphiques cohérents qui assurent la liaison analogique avec le monde des faits et des objets. Geste essentiel qui est à la source d'un La langue 137 double mouvement que ne soupçonnaient guère les deux plus célèbres auteurs de devises, le Père Bou- hours et le Père Menetrier. Le premier mouvement, c'est de lier raison sociale et ensemble harmonieux de signes et par là de situer ce qui sera la place de la littérature comme étant la raison de prééminence d'une certaine société dominante; le second mouve- ment qui nous intéresse davantage est de concentrer les dispositifs de langage sous une forme concise unissant signes naturels et artificiels, en sorte que ce mouvement d'abstraction dégage l'analyse de la lan- gue du jeu instauré par les Grecs et permet la compa- raison avec d'autres types d'inscriptions appartenant à d'autres civilisations (inscriptions de toutes sortes); c'est dans ce type de discours que s'instaure une certaine dimension historique dégagée de l'interpréta- tion tendancieuse - au sens où il y a une seule tendance - de la Bible. Madeleine David a noté ce fait important que l'Académie des inscriptions fut vouée en ses débuts par le roi à composer des devises et devint peu à peu l'organisme des historiens6. C'est dire que l'histoire émerge dans l'attention donnée à un certain type de discours qui conduira au déchiffrement des marques laissées par les peuples en dehors des chroniques et des livres. C'est à peu près à la même époque que se situe la révolution port-royaliste. Donnant toute sa profon- deur à la différenciation sociale marquée par Vaugelas et Bouhours, elle définit les conditions d'un effort scientifique, grâce à un effort de réflexion sur le signe. Le signe de la langue est élément de représentation qui fait écho à la constitution du monde. Les mots (« terre », « Dieu », « table »...) renvoient à des idées et s'articulent en jugements composés d'un sujet et d'un prédicat dont l'union constitue une proposition : 138 Nouveaux objets
c'est la phrase de base; il revient au même de dire :
« Dieu existe » ou « La terre tourne ». Opération décisive pour Port-Royal dans la mesure où elle permet de récupérer la révolution galiléenne dans le schéma divin inscrit par la phrase de base. Cette phrase de base, c'est un sujet qui la dit, sujet métaphysique, sujet cartésien : à chaque fois qu'il énonce la parole type qui est la parole propositionnel- le, ce sujet s'affirme dans son existence de fils de Dieu; mais ces formes essentielles sont installées par un être humain qui y rajoute des idées accessoires. La phrase de base peut être tenue pour : « Je dis que Dieu existe / que la terre tourne. » Ici, les deux éléments - affirmation et phrase prédicante - sont séparés dans la linéarité du discours; mais on peut concevoir qu'ils se superposent de toutes sortes de façons. Quand on dit : « C'est la terre qui tourne », il faut reconnaître dans le tour C'est... qui, la présence du Je énonçant qui découpe et emphatise par des éléments présentatifs la phrase de base. Quand moi parlant, j'emploie des figures, quand j'échange une partie du discours pour une autre, un tour de syntaxe pour un autre, c'est une façon de présenter la parole type pour la rendre plus accessible aux autres Je - ou moins accessible; c'est dans cette distance que le Je métaphysique situe ses chances de salut ou de damnation. La parole ration- nelle n'a de sens qu'en fonction des chances de salut de celui qui l'énonce; le discours est donc double, dénotatif tourné vers la vérité, connotatif tournant la vérité vers les personnes qui parlent et se parlent. La tâche du grammairien, c'est de faire distinguer par son disciple ces deux discours en sorte qu'il soit capable de conduire son semblable au bien et au bon. Dans cette interprétation métaphysique qui tend à intégrer l'ef- fort rationaliste du XVIIe siècle dans l'aventure de La langue 139 l'homme sur la terre se cache la possibilité pour l'homme de se faire histoire : car si la vérité proposi- tionnelle est éternelle et intangible, la vérité de l'énon- ciation se dénoncera vite comme soumise au temps et au lieu. Le Je n'engage plus forcément la vérité divine comme le pensait Bossuet quand il situait l'histoire de l'homme dans le plan divin. Ici elle n'y est pas consubstantielle, elle n'y est qu'un accident. La lin- guistique se sépare alors en deux branches : la gram- maire générale qui étudie les fondements de la langue, valables en tous temps, inscrits éternellement dans l'être de l'homme; la grammaire universelle qui étudie les différents langages dont l'homme a pu se servir selon les conditions extérieures qui lui étaient faites; l'homme peut envisager d'avoir une histoire qui lui soit propre. Ainsi interprété, l'effort d'analyse du langage tenté par Port-Royal apparaît comme articulant à divers niveaux un monde nouveau qui se fait; plus précisé- ment, comme resituant le clivage instauré par des gens comme Vaugelas, le creusant, le fondant en raison : ce qui fait le propre des gens de l'élite, ce n'est pas seulement qu'ils possèdent un langage déterminé, dont le prince fournit un modèle exemplaire, c'est aussi qu'ils peuvent parler et analyser les deux langages : l'un qui dit la vérité divine et scientifique, l'autre qui la situe dans l'activité humaine. Ces deux problémati- ques conduisent l'une et l'autre à isoler une classe dirigeante et à lui donner une puissance de coercition, mais la problématique port-royaliste loge dans ce langage toutes les puissances de la raison. Cette ana- lyse que fait l'historien des théories, affirmerait-on volontiers, permet de proposer des hypothèses sur le développement social et scientifique au XVIIIe siècle. Cela proclamé, l'historien linguiste a l'impression qu'il s'aventure hors de son domaine et extrapole 140 Nouveaux objets
largement, qu'il ne retient pour les besoins de son
argumentation qu'un certain nombre de traits linguis- tiques (rôle de l'énonciateur, phrase de base, possibi- lités de substitution, etc.) amalgamés à un décryptage d'un ensemble épistémique qui le dépasse. On vou- drait donc proposer en antithèse la démarche parallè- le, le deuxième type d'opération, qui tend à confronter le système d'analyse linguistique élaboré au XVIIe siè- cle et celui qui prévaut en 1972. C'est surtout ici l'effort de l'école des linguistes américains dont Chomsky a donné un exemple célè- bre dans la Linguistique cartésienne. Le linguiste moderne isole dans des formulations antérieures des formes moins achevées, mais déjà remarquablement instructives du système que lui-même est en train d'élaborer. C'est ainsi que Chomsky découvrait dans le système de Port-Royal de la représentation la préfiguration de la double structure (structure pro- fonde / structure de surface), découvrait dans le sys- tème de règles d'Arnauld et Lancelot un premier arrangement de son propre système de règles; des disciples enthousiastes vont maintenant chercher un peu partout dans la grammaire dite « cartésienne » de ces premières traces; et en trouvent, bien entendu. Ainsi Robin Lakoff met en évidence la distinction effectuée par Port-Royal entre construction « sim- ple » et construction « figurée » qu'elle rapproche sans vergogne des structures chomskyennes : « La première, dans laquelle tout ce qui est néces- saire logiquement pour comprendre la phrase est exprimé, peut être considérée comme similaire, à de nombreux égards, au concept actuel de " structure profonde "; la seconde qui est identique à notre " structure de surface " est tirée de la construction simple par l'application de règles toujours facultati- ves7. » La langue 141 Ce n'est pas que la méthode des rapprochements soit inutile : si l'on essaie de coder avec quelque rigueur un système ancien en le rapprochant d'un système nouveau présenté dans le même code, on décèle des failles, des trous dans le système qui démontrent assez clairement que l'ordonnancement de la base est sensiblement différent. C'est là une opération théoriquement féconde de détermination spécifique8. Mais il semble bien que l'opération américaine relève d'une conception d'ensemble notablement dif- férente. Ce que croient les grammairiens de cette école, c'est que l'homme présente une constitution qui le rend fondamentalement apte non seulement à représenter par la parole, mais à exécuter un certain nombre d'opérations de langage étroitement prédéter- minées; ils expliquent ainsi qu'un enfant soit si rapi- dement capable de manier un outil aussi délicat9. Sous divers avatars, l'interprétation se présente alors comme des efforts successifs pour dégager ce fonction- nement profond. L'analyse de l'histoire des théories n'est pas seulement éclairante pour des efforts contemporains, elle en est aussi la justification. Là où l'épistémologie historique sculptait son relief, la démarche des grammairiens générativistes aplatit l'histoire pour la coller au présent. Car Chomsky va beaucoup plus loin que Port-Royal : le clivage de Port-Royal établissait la possibilité d'un sujet histori- que, contingent certes, marginal, mais difficilement récupérable par le sujet cartésien10. Pour Chomsky, les deux sujets ne sont qu'une superposition qui ne constitue qu'un même sujet cartésien défini comme une moyenne, c'est-à-dire une fiction. L'assimilation pratiquée par Robin Lakoff entre construction simple et figurée, d'une part, structure profonde et structure superficielle d'autre part n'est pas une bévue : elle 142 Nouveaux objets
relève de l'idée générale d'un sujet de langage univer-
sel. L'histoire est coincée et ramenée à un état présent indéfini. Elle n'a ici aucun lien de développement.
LINGUISTIQUE, SCIENCE DU DISCOURS
ET HISTOIRE
Ce que les historiens connaissent peut-être mieux de
la linguistique, c'est l'application qui en a été faite aux discours et à ses divers éléments, au vocabulaire essentiellement, la syntaxe leur semblant a priori hors du champ. L'analyse que Jean Dubois a faite du vocabulaire politique leur paraît, à cet égard, utile et, pour certains, exemplaire. On tentera de situer les efforts des linguistes en ce domaine afin qu'ils puissent être évalués dans le domaine des sciences. Ce qu'on a dit des fondations de la linguistique moderne doit montrer qu'une telle tentative plonge le linguiste en plein paradoxe11 : si Saussure a délimité son champ en en excluant la parole, comment y intégrer le discours qui, par définition même, est parole? L'ensemble des raisons est généralement assez complexe, mais peut être ramené à un schéma inva- riant : étant admis qu'une démarche linguistique est reconnue comme scientifique, on en transpose, par déplacement analogique, l'armature conceptuelle dans un domaine postulé homologique du domaine où s'éployait la démarche linguistique de départ. Cette opération joue sur deux plans euphorisants : d'une part elle rassure le linguiste sur la fécondité de sa machinerie conceptuelle comme si du nombre des possibilités d'application découlait une valeur de véri- té 12 , de l'autre elle rassure le savant de la discipline La langue . 143 d'arrivée qui voit dans l'appareil linguistique une façon de boucher un certain nombre de béances ou, du moins, de rejointoyer des hypothèses un peu hasardeusement jointes. C'est tout un jeu de ressem- blances qui donne une cohérence apparente aux scien- ces humaines. Cohérence qui ne manque pas d'inquié- ter : le progrès des sciences semble bien s'être fait par différenciations et spécifications successives, non par identifications. Le discours étant le lieu de toutes sortes d'opérations idéologiques, on devra regarder de près ces opérations si l'on veut observer un minimum de scientificité. On examinera successivement trois niveaux d'analyse adoptés par ceux qui utilisent les méthodes de la linguistique pour l'étude du discours : le mot - la phrase - le discours même et on les référera à la notion d'histoire. Le mot d'abord. Les recherches de G. Matoré avaient montré à la fois l'intérêt et les faiblesses d'une étude de champ lexical. Si la méthode des commuta- tions empruntée au structuralisme (paradigme et syn- tagme) autorisait l'établissement d'inventaires (l'exem- ple d' « Enseignement » dans Saussure offrait un modèle utile), il n'en reste pas moins que Matoré devait emprunter à un certain sociologisme toutes sortes de concepts qui n'avaient rien de linguistique, comme celui de génération d'âge, pour limiter ses enquêtes; quant à l'interprétation, elle se référait lar- gement à des grilles conceptuelles établies en dehors de tout contrôle linguistique. Le travail de Jean Dubois est apparu comme plus satisfaisant : reposant sur les statistiques, sur un jeu rigoureux de substitu- tions dans des contextes déterminés, il permettait de voir le jeu réciproque d'un système linguistique, le vocabulaire politique et d'un système social, une révolution politique, celle de 1870. Il n'en reste pas moins qu'entre la linguistique et l'histoire le jeu 144 Nouveaux objets
n'était pas égal et que Dubois acceptait les conditions
des historiens : se situer dans une tranche de temps découpée par des événements historiques, retenir une forme de discours reconnue comme importante par eux (les tracts et affiches). En sorte que l'étude appor- tait aux historiens des renseignements précieux, en ce qu'ils confirmaient leurs hypothèses, bouchaient quel- ques interstices, même s'ils restaient extrêmement partiels et limités. Aussi étendait-il rapidement la mesure de base à la phrase, rejoignant en cela une autre branche de la linguistique, illustrée à ce moment par Greimas qui, remontant à la logique classique par l'intermédiaire de linguistes danois, se référait à des travaux rapportés à l'ethnologie, ceux de Propp ou ceux de Lévi-Strauss. L'irruption de la grammaire générative dans cette même décennie, une grammaire générative fondée sur une phrase de base donnait un coup de fouet à ces recherches. Même si la phrase de base de Chomsky était une entité de langue, il était tentant, par insensi- ble glissement, d'en faire une unité de discours. Il faudrait donc d'abord examiner en quoi il est légitime de recourir à la phrase comme modèle d'ana- lyse des discours et de discours constitués en narra- tion. Les fonctions de la phrase, en grammaire tradi- tionnelle, on l'a vu, reposent sur le jeu des relations imaginables dans une procédure politique ou juridi- que : il n'est donc pas étonnant que leur jeu puisse servir à identifier les actants de contes populaires et les relations qui unissent ces actants; c'est une démar- che très empirique qui tend à réduire ces actions à l'action de type antique; la procédure de réduction apparaît comme beaucoup plus brutale quand on les applique à des romans policiers contemporains comme l'a fait Barthes dans les célèbres analyses de l'article de Communications 8; on se retrouve enfermé La langue 145 dans le jeu des concepts aristotéliciens, dans la topi- que aristotélicienne qui rive la pensée contemporaine à un ethnocentrisme méditerranéen. On ne voit plus guère ce qui distingue un récit de Lysias de celui qui concerne un lituanien ou James Bond. L'histoire est raplatie à ses origines. Qu'a apporté la grammaire générative? On notera d'abord que, dans ses développements récents, elle semble revenir à une position proche de la théorie classique comme dans la théorie des cas de Fillmore qui a inspiré un analyste du discours comme Slakta13. De façon plus générale la grammaire générative essaie d'édifier des hypothèses qui justifient le fonctionne- ment des phrases. Qu'est-ce à dire? Qu'appuyée sur une formalisation, grosso modo empruntée à la logi- que formelle, à qui elle reprend en outre quelques concepts opératoires, elle essaie d'édifier un corps de règles qui permettent de construire des modèles de phrase et surtout qui montrent comment par un jeu de transformations, on peut passer d'une phrase élémen- taire à des phrases beaucoup plus complexes grâce à des instructions encodées dans la formule de base. Le jeu des transformations entre les diverses structura- tions dégage un certain nombre de formes non attes- tées aujourd'hui dont on constate qu'elles ont pu exister à un autre moment : la tentation est grande alors de considérer qu'il s'agit, quelle que soit l'épo- que, d'un même modèle de développement fondamen- tal qui, pour des raisons laissées obscures, de modifi- cations dans l'ordre des règles, dans l'introduction de tel morphème, ici supposé et tantôt réalisé, conduit à telle ou telle traduction en discours; c'est ce qui est sous-jacent à des travaux comme ceux de King qui étudie les modifications dans le jeu des règles14. Même si on renvoie l'élément moteur des change- ments tantôt à l'importance des interprétations de 146 Nouveaux objets
l'enfant tantôt à celle de groupes sociaux, il n'en reste
pas moins qu'on reste dans un cadre tenu pour unique et qui est le lieu d'un jeu d'analogies, de simplifica- tions et de restructurations. Ce qu'on découvre au travers de ce jeu, c'est la réalité des structures de base; Kiparski le déclare sans détours : « Des critiques de la grammaire générative comme Hockett avancent qu'elle est tombée dans le piège mortel de prendre des entités théoriques comme les règles, l'ordonnancement, les formes de base sous- jacentes, etc., pour des entités réelles, alors qu'il ne s'agit là que d'outils bons pour analyser des entités réelles, comme les phonèmes ou les morphèmes. Autant pour le pathologiste confondre des lentilles et son microscope avec les bactéries qu'il examine. « La linguistique historique conduit très exacte- ment à une conclusion opposée de façon très directe. On a vu que les changements de son et l'analogie sont un changement dans le système grammatical du lan- gage, incluant précisément les règles et leur ordre. Si ces faits réels sont des changements dans les règles et leur ordre, alors les règles et leur ordre sont des entités réelles aussi15. » Kiparski en tire la conclusion que « la linguistique historique est actuellement un des meilleurs moyens à la disposition du linguiste pour analyser la structure détaillée des grammaires ». Mais qui ne voit que toutes ces affirmations recouvrent toute une série de transpositions lourdes d'implications? Le grammai- rien générativiste fait un travail d'informaticien (éta- blissement de modèles, de règles de translation...) mais d'un informaticien qui ne disposerait pas de machine, un informaticien démonté, en sorte. L'histoire devient alors sa justification idéologique et il s'y rue : qui ne reconnaîtrait en lisant l'article de synthèse de Kiparski le dispositif du XVIIIe reçu sans critique : la rationalité La langue 147 de la langue, les jeux superficiels, la tendance à la simplification tendant asymptotiquement vers la cons- titution d'une langue de base rationnelle et universel- le. Que peut tirer l'historien de ce jeu de transferts? Mais qu'en peut tirer le linguiste analyste des dis- cours? Jusqu'ici presque rien n'a été tenté en ce sens, le modèle génératif étant trop complexe pour permet- tre d'établir un schéma de comparaison. Ce qui a été le plus généralement retenu, c'est la méthode de Harris qui détermine des contextes synonymiques; mais elle ne peut porter que sur des types extrême- ment formalisables comme la maxime (Meleuc) ou le tract (Tournier)16 ; on retombe dans les inconvénients signalés à propos de la tentative de Dubois : pour donner sens et signification à ces inventaires, il faut extrapoler largement et se rendre prisonnier d'une discipline étrangère comme la sociologie ou l'histoire. C'est ce qui apparaît de recueils consacrés par exem- ple au discours politique. On risque seulement d'être dupé dans la mesure où l'existence de formules, où les allusions au code laissent croire que l'effort du socio- logue ou de l'historien a été formalisé. En réalité, pour pouvoir parler de formalisation, il faudrait d'abord disposer d'un champ clos de règles édifiées à partir d'un codage sorti lui-même de démarches empiriques dont on jouerait abstraitement pour aboutir à un ensemble de formalisations qu'on pourrait appliquer à une nouvelle démarche empirique. L'analyse du dis- cours nous met très loin du compte dans la mesure où la formalisation implique un recours concomitant à la démarche empirique, un recours à des faits extérieurs régis par des démarches extérieures au processus de formalisation. Un dernier exemple rendra peut-être plus explicites ces critiques. On reprendra la tentative de « formali- sation » linguistique proposée par Greimas dans Du 148 Nouveaux objets
sens pour reconstruire le récit d'un mythe bororo,
relevé par Lévi-Strauss. Adoptant la triple division proposée par Lévi-Strauss : 1° l'armature, 2° le code, 3° le message, Greimas les détermine en se servant d'unités de découpage narratif, de notions utiles au déchiffrage d'un texte comme l'isotopie, c'est-à-dire l'ensemble redondant de catégories sémantiques qui rendent possible une lecture cohérente du texte, en se servant d'un dictionnaire des mythes et des actants. Mais comme le remarque Greimas avec une très grande honnêteté : « Malheureusement, la constitu- tion d'un tel dictionnaire présuppose une classifica- tion préalable des contenus constitués et une connais- sance suffisante des modèles narratifs. » Il n'est que trop évident que la détermination d'unités mettant en cause le contenu nous renvoie à un contenu déjà organisé par l'ethnologue. En somme, le linguiste se trouve dans une position étrange que soulignait déjà Greimas en tête de sa Sémantique structurale : il passe pour un savant de pointe, un faiseur de modèle et, dès qu'il abandonne les règles strictes de délimitation telles qu'elles ont été posées par Saussure, il se trouve absorbé soit par une impossible formalisation soit par les sciences qu'il est censé organiser et régler. On voudrait encore souligner un paradoxe : beau- coup de ces analystes sont marxistes et cependant il semble qu'ils tiennent relativement peu compte du marxisme dans les démarches méthodologiques et encore plus épistémologiques, quitte à occuper, par compensation, des terrains politiquement marqués (discours de Thorez, etc.). Ce qui obère très évidem- ment pourtant les analyses précédentes c'est que le sujet est une abstraction non définie; même si le texte incriminé est un texte politique, on se trouve renvoyé à une analyse des contenus dont on vient de dire La langue 149 qu'elle était étrangère à la démarche linguistique. Mais depuis quelques années un intérêt tout particu- lier s'est porté vers l'analyse du sujet, sujet-lecteur et surtout sujet-émetteur, sujet défini comme sujet psy- chanalytique et comme sujet social. Si Julia Kristeva est celle qui a donné son nom à l'analyse de l'écono- mie du sujet, elle s'est surtout jusqu'ici attachée, dans une ligne lacanienne, à approfondir l'aspect psychana- lytique qui semble encore relativement éloigné des positions actuelles des historiens; nous nous conten- tons donc de renvoyer à son œuvre déjà considérable. Pour l'analyse marxiste, située dans la ligne d'Althus- ser, elle reprend un certain nombre de traits de l'épistémologie bachelardienne; on ne s'étonnera pas de quelques rencontres avec les premiers développe- ments du présent article. Mais, ce sur quoi il est maintenant surtout insisté, c'est sur l'aspect de pro- duction du texte qui développe une problématique en rapport avec le développement économique de l'épo- que. Le texte n'est pas pris comme superstructure, mais on envisage le sujet impliqué dans un certain espace socio-économique, dans des schémas scientifi- ques qu'on peut rapporter à une épistème et on essaie d'impliquer le texte dans ce réseau. Un exemple fera peut-être mieux comprendre l'intérêt et, à la fois, les dangers d'une entreprise qui risque constamment de renvoyer au piège de l'interprétation pseudo-linguisti- que. Je reprendrai ici une interprétation qui pour l'essen- tiel appartient à Jacques Proust; il s'agit du texte « Bas » de l'Encyclopédie, texte à la fois très connu et à peu près jamais lu, à la fois attachant et déroutant; dès le XVIIIe siècle, il lui était reproché d'être incom- préhensible, grave accusation pour un texte décrivant une technique. 1° Diderot, Fauteur, est parti non de l'observation d'une manufacture de bas, mais d'une 150 Nouveaux objets
suite ordonnée de planches montrant les divers élé-
ments de la machine à faire des bas. (Proust utilise des documents, en l'espèce assez exceptionnels, qui ont servi de base à la construction de l'article et développe une analyse génétique). Il s'est fait expliquer par un ouvrier les différentes pièces de la machine et leur agencement et en a rédigé un accompagnement qui précise dénominations et définitions. Il part donc (comme dans les devises et emblèmes) d'une représen- tation par images, reproductrice de la réalité. Chose curieuse, dans le choix qu'effectue Diderot autant que dans la rédaction, il ne semble pas se préoccuper du fonctionnement de la machine, de sa production, mais seulement de son agencement; sa machinerie est rebelle à l'histoire. 2° L'ordre de l'exposé de l'Ency- clopédie est dominé par la métaphore qui l'ouvre : la machine à bas est assimilée à un raisonnement : la machine est la majeure; la conclusion est le bas; la mineure semble beaucoup plus flottante, le fonction- nement n'intéressant pas apparemment Diderot. 3° En sorte que la machine apparaît comme figée dans la perfection de son éternité, comme un tout achevé dès son invention, comme si les perfectionnements n'étaient que marginaux. Elle a la caractéristique du raisonnement vrai au XVIIe siècle qui est d'être déta- chable de la contingence; elle apparaît telle du moins au on qui ouvre le premier paragraphe et qu'on pourrait qualifier de métaphysique. Pour un article donc répondant à un phénomène déterminant du XVIIIe siècle, la manufacture des bas, l'agencement correspond aux lignes fondamentales de l'épistemê classique : la représentation tabulaire comme élément déterminant de la pensée filtrée par les signes, la démarche syllogistique. Mais cette démarche appliquée à un phénomène essentiel du monde nouveau dévoile un vide insupportable, celui La langue 151
du temps, insupportable au lecteur qui ne comprend
pas l'articulation de l'exposé. Renvoyer à l'esthétique du baroque comme le fait Starobinski est la fuite dans les fantasmes de l'art qui n'a d'intérêt que dans la reconstitution de l'idéologie du XVIIIe siècle. Il faudrait plutôt souligner le décalage entre une pensée rationa- liste de type port-royaliste et le développement des techniques, de l'idée de progrès, de temps qui font de ce texte une fracture dans le système d'ensemble de la représentation. C'est cette fracture que l'analyste des textes tend à l'historien non pour attendre de lui une réponse quelconque, saturante qui tendrait à faire disposer l'historien d'un registre supplémentaire, mais pour lui signaler un point de rupture et observer avec curiosité s'il s'établira avec ses problématiques au voisinage de la même fracture, on dirait volontiers de l'autre côté.
Cette rapide esquisse montre dans quelle direction
semble pouvoir s'orienter une analyse qui tienne compte de la productivité du texte. Beaucoup plus qu'elle n'emprunte au linguiste, elle lui pose des questions. Il retrouve bien des concepts qui sont de sa compétence, comme la personne et son rôle dans la phrase de base, la représentation, le rapport entre l'image et les mots, les relations de métaphorisation; mais il les retrouve ordonnés selon des démarches d'assemblage qui ne lui sont pas familières, démarches qui mettent en cause le rôle du discours dans la construction du monde. Première question à régler dans une problématique du discours : celle du statut de la rhétorique, apparemment coincée entre les ana- lyses syntaxiques et sémantiques; la faveur qui entoure actuellement les recherches sur la rhétorique vient certainement de ce que l'importance de l'interrogation posée est pressentie. Deuxième question : celle de la 152 Nouveaux objets
nature des champs d'analyse retenus; des recherches
comme celles qui portent sur le fondement syntaxique de la métaphore17 seront extrêmement précieuses en ce qu'elles permettront de déterminer comment fonc- tionne ce type de relation et de reposer en son entier le problème du fonctionnement de la langue. Le lin- guiste sera contraint de mener des analyses extrême- ment détaillées dans un champ déterminé, mais en même temps de justifier les raisons de ses choix. Toute analyse d'une réalisation synchronique de lan- gage s'inscrira dans une épistémologie et donc dans une histoire. Conclusion : Ce qu'on a présenté ici n'est, bien entendu, qu'une interprétation visant à spécifier les domaines de la linguistique par rapport à ce qu'on s'imagine de l'histoire. Ce qu'on attend, c'est que les historiens parlent, de leur côté. On a cherché en effet à montrer que l'effort du linguiste est un effort para- doxal dans la mesure où sa science est encombrée de toutes sortes de concepts et schémas empruntés à d'autres domaines, mais qu'en même temps elle ne se définit que par opposition aux autres sciences. Il semble pourtant que dans la difficile entreprise qui tend à répartir les rôles de la science et des idéologies, la linguistique se trouve à un point cen- tral : d'une part, dans la langue, s'entrecroisent les traits d'organisation d'un instrument social de com- munication, d'autre part, en chaque langage est le lieu, pour tout parleur, de recréer le monde et d'en endosser toutes les représentations théoriques et idéo- logiques. Le déconcertant est que la linguistique doive son essor à des méthodes de formalisation et particu- lièrement à celles de la logique formelle dont elle est conduite à partager le sort paradoxal : l'une et l'autre prétendent à une puissante force d'inclusion et pour- tant se déploient comme une activité vide tout juste La langue 153 capable de se retourner sur elle-même. Encore la logique formelle trouve-t-elle un accomplissement pratique dans le langage des machines; mais il y a longtemps que la linguistique a dû abandonner cette prétention (en traduction automatique, par exemple) pour se cantonner dans la documentation automati- que. La grammaire traditionnelle entrait à part entière dans une pragmatique sociale d'où elle tirait toute sa force : elle donnait aux classes dominantes des instru- ments de domination, au niveau de ce qu'Althusser a appelé les « appareils idéologiques d'Etat 18 ». Cette visée est actuellement extrêmement flottante ou, du moins, difficile à identifier. D'où l'explosion centri- fuge de la théorie actuellement. Mais crise qui crée et produit et instruit même. D'une part, analyse des mécanismes : ce qui fait qu'une phrase fonctionne ou ne fonctionne pas, les modèles hypothétiques qui en sont proposés; on en a comme des lueurs sur la constitution de notre pouvoir symbolique. De l'autre, par l'installation de la rhéto- rique dans la grammaire, et la répartition des plans d'élocution qui s'ensuit, une meilleure connaissance de ce qu'est la situation d'un locuteur produisant un discours, de ce qu'est le développement d'une prati- que; ici s'installe le rôle privilégié de cette instance médiatrice qu'est le discours de l'épistémologie lin- guistique, situant par rapport à la problématique contemporaine la distance de la théorie et de l'idéolo- gie. Cette poussée profonde, si balbutiante soit-elle, ne saurait, croyons-nous, laisser l'historien indifférent : parti de l'analyse des idées et des choses qui est si couramment son lot, il pourrait s'installer plus solide- ment dans celle des mots et des choses19. 154 Nouveaux objets
NOTES
1. Voir « Langage et Histoire », éd. J.-Cl. Chevalier et P. Kuentz,
Langue française, 15 sept. 1972, Larousse, Paris. 2. On se reportera au livre de base de Noam Chomsky, Aspects de la théorie syntaxique, trad. française, Seuil, Paris, 1971. 3. M. Pêcheux, Analyse automatique du discours, Dunod, Paris, 1969, p. 2. 4. Ce qu'on critique ici, ce n'est pas l'idée légitime et nécessaire que les systèmes du passé se reconstruisent par et dans les systèmes présents (voir Et. Babilar et P. Macherey, art. « Epistémologie » de l'Encyclopaedia universalis : « L'histoire d'une science est toujours sanctionnée par une connaissance vigilante de son système actuel »), mais l'idée naïve que les systèmes passés étaient une préfiguration réelle des systèmes présents en en assurant en quelque sorte la légitimité. 5. Pour expliciter le schéma sous-jacent au discours de Vaugelas, on relira du Père Bouhours les Entretiens d'Ariste et d'Eugène, Paris, 1671. 6. Madeleine V. David, Le Débat sur les écritures et l'hiéroglyphe aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, S.E.V.P.E.N., 1965. 7. Le Français moderne, I, 1972, p. 53. 8. Voir note 3. 9. L'intérêt de beaucoup de grammairiens de cette obédience pour le système de signalisation des animaux est assez caractéristique de leur orientation. Voir par exemple un article qui eut beaucoup de succès dans ces milieux : J. Y. Lettvin et alii, « What the Frog's Eye tells the frog's brain » (Proceedings of the Ire). 10. Pour la définition et la situation du « sujet cartésien », voir l'article de Julia Kristeva, « Du sujet en linguistique », Langages, 1971, n° 24. 11. Ces problèmes ont été étudiés avec beaucoup de pertinence dans un numéro spécial de La Pensée, « Structuralisme et marxis- me » (octobre 1967). Voir en particulier les articles de Jean Dubois, « Structuralisme et linguistique », et de Lucien Sève, « Méthode structurale et méthode dialectique ». 12. La notion de fécondité, chez beaucoup de linguistes, corres- pond à la conception naïve d'une science fermée qu'on épuiserait plus ou moins vite. 13. Ces considérations expliquent pourquoi, à notre sens, un La langue 155
modèle comme celui de Fillmore (voir bibliographie dans Langages,
septembre 1971, n° 23, p. 133) gauchit l'interprétation marxiste que D. Slakta, dans un article au demeurant fort remarquable, propose pouf le discours politique (dans ce même numéro de Langages). 14. Robert D. King, Historical Linguistics and Generative Gram- mar, Prentice Hall, 1969. 15. « Historical Linguistics », New Horizons in Linguistics, Pen- guin Books, 1970, pp. 313-314. 16. S. Meleuc, « Structure de la maxime », Langages, mars 1969, n° 13. L'article de M. Tournier est encore à paraître. 17. Voir plusieurs articles de Langue française, n° 11, 1971, « Syntaxe transformationnelle du français ». 18. Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d'Etat », La Pensée, juin 1970. 19. Cet article a été rédigé en 1972. Depuis cette date, d'importants travaux ont été consacrés aux rapports de la linguistique et de l'histoire. On en trouvera référence dans : Régine Robin, Histoire et Linguistique, coll. « Linguistique », A. Colin, Paris, 1973. « Le changement linguistique », éd. S. Lecointre et J. Le Galliot, Langages, 32, déc. 1973, Didier-Larousse, Paris.