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Communication présentée au colloque international

Cent ans après la “Charte d'Amiens” : la notion d'indépendance syndicale face à la


transformation des pouvoirs
organisé par le Curapp en collaboration avec l'UMR Triangle et l'Institut de Sociologie de
l'ULB les 11, 12 et 13 octobre 2006 à Amiens

Olivier Giraud (Centre Marc Bloch/CNRS)


Michèle Tallard (IRISES/CNRS)
Catherine Vincent (IRES)

TRADITIONS SYNDICALES, DYNAMIQUES


D’INSTITUTIONNALISATION ET DEMOCRATIE INDUSTRIELLE
EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE APRES LES CRISES DE 68/69

Olivier Giraud (CMB – CNRS)


Michèle Tallard (IRISES CNRS – Université Paris Dauphine)
Catherine Vincent (IRES)

TRADITIONS SYNDICALES, DYNAMIQUES D’INSTITUTIONNALISATION ET DEMOCRATIE


INDUSTRIELLE EN FRANCE ET EN ALLEMAGNE APRES LES CRISES DE 68/691

La notion de démocratie industrielle est à la fois ancienne (par exemple : Webb,


1897) et générique. En cela, elle permet au comparatiste d’embrasser dans des
questionnements uniques des arrangements et des notions qui ont émergé dans des
contextes historiques et nationaux qui les ont surdéterminées. Les notions de « relations
professionnelles » en France et de « relations industrielles » en Allemagne en sont de
bons exemples. Plus encore, la notion de démocratie industrielle ouvre un point de
contact entre « les principes et les procédures de la démocratie politique et la sphère
industrielle » (King, van de Vall, 1978, p. 4) et introduit à la question clé du présent
colloque célébrant le centenaire de la Charte d’Amiens. Existe-t-il des objets et des
modalités spécifiques de déploiement de la démocratie industrielle, centrés sur le syndicat
et son action ? Ou bien sommes-nous au contraire en présence d’une continuité entre les
acteurs, les objets et les formes de la démocratie politique et les acteurs, les objets et les
formes de la démocratie industrielle ? La littérature de science politique (Mouriaux 1986,

1 Cet article doit à la contribution de Michèle Dupré (GLYSI-CNRS) qui collabore au projet de recherche
collective financé par la DARES (Etat et acteurs sociaux en France et en Allemagne, dans les décennies
e
1960 et 1970) et a participé aux débats préliminaires à la rédaction de ce texte.
2

1994 ; Andofalto, Labbé 2006) sur le sujet oppose habituellement plusieurs modèles : le
modèle trade-unionist où le syndicat crée un instrument politique à son service ; le
modèle social-démocrate où parti et syndicat sont complémentaires chacun dans son
arène d’appartenance ; le modèle léniniste où le syndicat est la courroie de transmission
du parti ; enfin le modèle « pansyndicaliste » dominant historiquement en France et
réaffirmé dans la charte d’Amiens où, au-delà de l’indépendance réciproque des actions
conduites par le syndicat et le parti, « l’organisation corporative prenait en charge toute
l’expression de la classe ouvrière par ses luttes immédiates et par la révolution à venir
grâce à la grève générale » (Mouriaux 1986 p. 59).
En choisissant de travailler sur les cas français et allemands, nous proposons de
réfléchir à une comparaison qui met en perspective les trajectoires de deux modèles de
syndicalisme. Pour le modèle français, il existe deux temporalités et deux ordres de lutte.
Un ordre de lutte lointain, inscrit dans une perspective révolutionnaire, centré sur des
finalités politiques et un ordre de lutte proche, inscrit dans le quotidien de la condition
ouvrière, sur laquelle il faut agir ici et maintenant. Le modèle social-démocrate s’efforce
d’articuler objectifs proches et lointains. Le socialisme comme socialisation des moyens
de production est l’objectif central qui doit être atteint par des moyens légaux. Les luttes
syndicales doivent contribuer à l’affirmation et à la consolidation du projet socialiste,
mais elles doivent apporter aux ouvriers une amélioration continue de leur condition
quotidienne.
Le second choix auquel nous procédons dans cette contribution consiste à traiter
de l’organisation des rapports de pouvoir entre travail et capital dans l’entreprise. Cet
enjeu permet de rendre visible la multiplicité des arènes de confrontation entre capital et
travail, entre patronat et syndicats, mais aussi entre l’univers du politique et celui des
luttes syndicales. Ces enjeux renvoient aux formes de la représentation des salariés dans
l’entreprise, à leurs droits d’informations, de protection, aux diverses formes
d’association des salariés à la décision dans l’entreprise ou encore aux rapports avec les
gestionnaires de l’entreprise.
Pour saisir de façon comparative, les dynamiques d’institutionnalisation dans nos
deux cas, il nous semble indispensable de déterminer une grille d’analyse commune
organisée autour de trois éléments. D’abord, notre réflexion s’est centrée sur les acteurs
porteurs des revendications et des luttes. Ensuite, nous nous sommes intéressés aux
enjeux, à leurs formulations et problématisations. Enfin, nous considérons précisément
les lieux de la confrontation, que cette dernière prenne la forme de luttes sociales ou de
délibérations ou confrontations politiques. Ces différentes dimensions renvoient aux
catégories actuelles de l’analyse de l’action publique puisqu’elles évoquent des acteurs
sociaux de différents ordres (i), des idées, discours, débats publics ou catégories
opérationnelles qui donnent lieu à des formes d’institutionnalisation (ii) et qu’elles
évoquent enfin des arènes de confrontation qui renvoient à des institutions, mais plus
encore à des styles et formes de confrontation, à des types d’enjeux et à des forces
sociales et politiques bien précises (iii).
Dans le cas qui nous concerne, les acteurs pertinents sont divers. Il s’agit bien sûr
de représentants syndicaux ou patronaux, de représentants et membres des partis
politiques, d’acteurs ministériels ou publics, ou encore de membres de réseaux politiques
ou sociaux. Ces différents acteurs sont porteurs de discours, idées et alimentent des
débats publics qui forment des enjeux de lutte ou de confrontation. Ces activités de lutte
3

et confrontation se réalisent dans le cadre de forums publics destinés à mobiliser et à


rassembler dans l’ordre discursif ou dans le cadre d’arènes spécialisées au sein desquelles
se nouent des négociations (Jobert, 1998) voire même au sein de réseaux informels
permettant de tester des idées et, le cas échéant, de nouer de premières alliances.

Enfin, nous limitons notre analyse à une période clé dans l’évolution des systèmes
de démocratie industrielle en France et en Allemagne, période qui s’ouvre dans les deux
pays autour d’une série de fortes crises sociales dans les années 68 à 69. Ces deux crises
se manifestent dans les deux pays à la fois dans le champ du travail – grèves massives –
et dans le champ politique. Leur analyse permet ainsi de bien comprendre les
articulations entre les deux univers qui nous intéressent ici.
Après un premier relevé comparatif des situations de départ dans chacun des pays,
nous tentons de dresser un bilan comparé des configurations propres à chacun des cas
pour ce qui touche à l’organisation des rapports de pouvoir entre travail et capital dans
l’entreprise, à la veille des crises des années 68/69.
Dans un second temps, notre travail consistera à analyser les dynamiques de
changement qui résultent des périodes de sortie de crise. La déstabilisation des
régulations d’Etat ou des pratiques d’auto-régulation portées par les acteurs sociaux sont
des caractéristiques fortes du tournant des années 60 et 70 dans les deux pays. Une rapide
analyse des dynamiques discursives, des évolutions politiques, des réformes
institutionnelles permettra de comprendre le chemin parcouru de part et d’autre pour
échapper aux blocages (2). La confrontation croisée des dynamiques de sorties de crise
nous permettra, en conclusion, de dresser un bilan comparatif des modes
d’institutionnalisation dans les deux configurations nationales et d’interroger les modèles
nationaux

1. Les configurations stabilisées à la veille des crises du tournant des années 60


et 70

La configuration sociale en Allemagne à la veille des grèves de 1969

En 1968 et 1969, la situation institutionnelle est en Allemagne avancée dans le


sens d’une dualisation du système de régulation des relations industrielles. Après guerre,
le principe de l’autonomie tarifaire a été réaffirmé. En revanche, le projet initial du
syndicaliste Hans Böckler d’instaurer un système centralisé et interprofessionnel de
négociations sociales, articulé à un partage du pouvoir de décision dans l’entreprise,
développé à partir du modèle suédois, est resté un échec. En 1951, la loi sur la co-
détermination dans les grandes entreprises des secteurs du charbon et de l’acier2 qui
instaure les Betriebsräte – sur le modèle détourné des conseils hérités des révolutions
russes et berlinoises de 17 à 19 – est un échec pour les syndicats et leurs capacités de
régulation (Rehfeldt, 1990). Cette loi, parce qu’elle n’est pas articulée aux dispositifs
précédents sur l’autonomie tarifaire et parce qu’elle ne s’accompagne pas d’une

2 Montanmibestimmungsgesetz.
4

reconnaissance de la représentation syndicale dans l’entreprise, permet au gouvernement


conservateur de remettre en cause l’essentiel des acquis syndicaux de l’époque. Des
représentations ouvrières « maison » peuvent se développer dans les bastions
traditionnels des syndicats permettant des seconds tours de négociations salariales. La
dualisation des régulations dans le champ du travail et de l’emploi est alors avant tout
négative pour les capacités de régulation syndicales. Les années 50 et 60 sont justement
consacrées à une offensive syndicale de prise de contrôle des Betriebsräte, et de
neutralisation de leur pouvoir concurrentiel vis-à-vis des négociations tarifaires et, au
contraire, articulent de façon active les stratégies de défense des intérêts salariés à
l’intérieur de l’entreprise et dans l’espace des régulations conventionnelles (Thelen,
1991).
Suite à l’échec du parti politique dans l’imposition d’un modèle satisfaisant de
représentation des intérêts salariés dans l’entreprise, les luttes sont reprises par le syndicat
qui utilise la grève et le prosélytisme auprès des ouvriers en général et des représentants
dans les Betriebsräte en particulier pour remplir ses propres objectifs.

Sur le plan politique, les positions sont tranchées. Les syndicats avaient entre les
deux guerres soutenu une version organisée du capitalisme – organisée autour des cartels
et du poids des banques – comprise comme une première évolution vers des logiques
structurelles compatibles avec la socialisation et dont ils attendaient une plus grande
facilité à négocier de façon organisée. Après guerre – programme de Düsseldorf de 1963
-, les syndicats adoptent une position de défense de l’économie de marché, garantie de
démocratie (Höpner, 2004). La position de fond du syndicat est ainsi majoritairement
calée sur celle du SPD3 même si l’horizon socialiste et révolutionnaire reste important au
sein du mouvement syndical. Mais la revendication d’association au pouvoir de contrôle
de l’entreprise est maintenue voire amplifiée dès que le SPD arrive au pouvoir dans le
cadre de la grande coalition. Face à cette position, les gouvernements conservateurs des
années 60 restent globalement hostiles et encouragés par le patronat qui ne souhaite
aucune extension des droits salariés dans l’entreprise. La mouvance « sociale » du parti
chrétien-démocrate, bien que très forte et proche des revendications syndicales, ne
parvient pas à mettre en marche la machine de la réforme.
Face à ce blocage généralisé, l’Etat se contente d’intervenir pour ouvrir des
concertations centralisées – à partir de 1963, puis de 1967 – portant sur une orientation
quant à des normes et des formes de croissance. Avant la grande coalition, il ne se pose ni
en médiateur, ni en facilitateur entre des parties patronales et syndicales bloquées front
contre front sur la plupart des dossiers de l’époque – réforme de l’apprentissage
industriel, extension de la co-détermination (Offe, 1975). A l’intérieur de la machine
gouvernementale et dans des réseaux proches du pouvoir cependant, la thématique d’un
rééquilibrage des rapports de pouvoir dans l’entreprise au profit du syndicat reste
alimentée. Des idées sont testées, des compromis sont tentés, des discussions sont
maintenues. Cependant, dans les forums publics, les positions restent opposées. Aucun
lien explicite entre le renforcement de l’implication du syndicat dans les consultations
macro-économiques et les relations de pouvoir dans l’entreprise n’est fait explicitement.

3 Et son programme de Bad Godesberg de 1959.


5

La configuration sociale en France à la veille de mai 1968

La participation des travailleurs par l’intermédiaire de leurs délégués à la


détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises est
un principe constitutionnel posé dès la constitution de 1946 et repris dans celles qui ont
suivi. Ce principe s’est concrétisé à la Libération dans la création des comités
d’entreprise (ordonnance du 25 février 1945, complétée par la loi du 16 mai 1946) qui
offre une configuration originale dans laquelle un rôle consultatif en matière économique
s’articule à un rôle gestionnaire en matière d’œuvres sociales.
Si la CGT, lancée dans le sillon du parti communiste dans la bataille de la
production, encourage la constitution de ces instances dans la dynamique de la
promulgation de la loi de 1946, à partir de 1947, la montée des grèves et l’évolution de la
stratégie du parti communiste dans la guerre froide changent la donne. La CGT relaie
alors les combats du parti communiste contre l’impérialisme américain4. Force Ouvrière
sans être hostile aux CE s’évertue prioritairement à défendre les prérogatives du syndicat
dans l’entreprise face à la représentation élue des salariés. Le Ministère du travail tente
d’asseoir la légitimité de cette institution dans sa configuration originelle en dépit du
raidissement du patronat face à la stratégie de la CGT : le nombre de CE diminue
fortement dans les années 50 et 60, leur action se limitant de plus en plus aux œuvres
sociales au détriment de l’action économique (Le Crom, 2001). Dans cette période, les
mouvements gaullistes mettent en avant des propositions d’association capital-travail,
mais celles-ci ne trouvent un début de réalisation que dans les ordonnances sur
l’intéressement de 1959 –système incitatif– et 1967 – dispositif obligatoire mais restreint
aux entreprises bénéficiaires dans lequel il s’agit plus de faire des salariés des
« possédants »5 que de les associer à la gestion en dépit des intentions de de Gaulle lui-
même.
Toutefois, si la recherche des voies d’un renouvellement de la démocratie en
faisant une plus grande place aux salariés a quitté les cercles gouvernementaux, elle
anime plusieurs forces sociales au premier rang desquelles la CFTC et le club Jean
Moulin (Andrieu 2002). La première, majoritairement proche de la mouvance démocrate
chrétienne qu’incarne alors le MRP6, condamne le régime capitaliste dès 1955 alors qu’au
même congrès une importante minorité prône un socialisme démocratique ; le congrès de
1963 qui consacre la mutation de la CFTC en CFDT est aussi celui des prémisses du
projet autogestionnaire avec l’apparition d’un groupe de travail confédéral dont le but est

4 Benoît Frachon : « Les délégués ouvriers aux comités d’entreprise ne peuvent agir en 1948 comme en
1945.[…] Avant tout, il faut paralyser l’effort de ceux qui conduisent le pays à la ruine, au chaos, au
chômage, à la domination étrangère et à la guerre pour les expansionnistes américains » in La Revue des
comités d’entreprise, n°1, avril 1948, cité par Le Crom (1997), « Le comité d’entreprise une institution
sociale instable, communication au colloque « L’enfance des comités d’entreprise » 1996.
5« Je crois que les salariés ont le droit et le désir de devenir des possédants. Grâce à cette propriété, fut-elle
faible au départ, ils se sentiront liés à un système économique, même s’il reste en partie capitaliste et au
progrès de ce système » déclaration G. Pompidou, Premier ministre, septembre 1967 (CAC 970084, art. 1)
6 Mais le MRP rassemble lui-même des tendances hétérogènes de la droite classique aux gaullistes à la
recherche d’une 3° voie entre capitalisme et socialisme.
6

de clarifier les problèmes touchant à la gestion, la cogestion, la coresponsabilité. Le


second, fondé à la fin des années 50 à partir d’un noyau d’anciens résistants et constitué
de hauts fonctionnaires, d’universitaires et de syndicalistes met en avant, à l’occasion de
la parution d’un livre d’un proche de ce club sur la réforme de l’entreprise (Bloch-Lainé
1963), la participation « par le contrôle et l’influence » des représentants des salariés à un
« nouveau gouvernement » de cette « communauté d’intérêts » qu’est l’entreprise.
En dépit de ces débats, le droit social évolue peu, le pouvoir dans l’entreprise
n’est pas un enjeu de confrontation sociale, les organisations syndicales privilégient la
négociation professionnelle ou interprofessionnelle. Tout au long de la période, la
branche, dont le rôle a été définitivement institué par la loi de 1950 sur les conventions
collectives, renforce son caractère d’institution dominante des relations professionnelles
françaises. Mais cette institutionnalisation de la négociation collective de branche peine à
dépasser les grandes branches industrielles. La conjoncture économique récessive, une
situation sociale tendue marquée par des grèves violentes de défense de l’emploi dès avril
1965 poussent les organisations syndicales à tenter de relancer les négociations
interprofessionnelles. Dans une lettre au CNPF en janvier 1965, la CGT réclame
l’ouverture de négociations sur les salaires, le chômage partiel et les retraites ainsi que la
relance des négociations de branche. L’accord d’unité d’action CGT-CFDT (10 janvier
1966) poursuit des objectifs similaires : pouvoir d’achat, salaires, conditions de travail,
droits syndicaux dans les entreprises. Ces centrales envoient en février 1967 une lettre au
CNPF réclamant la conclusion d’un accord interprofessionnel sur les salaires, l’emploi,
l’extension du droit syndical. Sur ce dernier point, il s’agit tout à la fois d’obtenir de
meilleures garanties contre la répression et d’étendre les droits d’information
économique. Malgré les réticences internes, le CNPF accepte d’ouvrir des
« conversations » en matière d’emploi qui aboutiront le 28 février 1968 à la signature
d’un accord sur le chômage partiel avec l’ensemble des organisations syndicales sauf la
CFDT.
Pour faire face aux tensions sociales, le gouvernement propose par la loi du 18
juin 1966 de donner de nouvelles prérogatives au CE en matière d’information et de
consultation sur les réductions d’effectifs et d’instituer le représentant syndical au comité
d’entreprise. Les ordonnances de 1967 sur l’emploi et le chômage (création de
l’ANPE) répondent à ces pressions de même que la lettre de cadrage que le Premier
ministre Georges Pompidou envoie aux organisations syndicales et professionnelles pour
les inciter à négocier sur l’emploi. A la veille des évènements de mai 1968, la place des
salariés dans l’entreprise est instituée dans les comités d’entreprise, présente dans le
débat social, mais périphérique dans l’action publique et les stratégies revendicatives
où l’emploi occupe le premier plan.

Des configurations contrastées à la veille de 1968

La similarité relative des situations de crise sociale, mais aussi politique, en


France comme en Allemagne, renvoie de part et d’autre à un fort besoin de
renouvellement des débats, des rapports de force et des rapports de pouvoir dans la
société. La période de la reconstruction s’achève dans les deux pays sur des tensions
accumulées depuis la guerre. Cela ne permet cependant pas d’ignorer les dissemblances
7

importantes qui séparent les deux pays dans la construction, par les acteurs politiques et
sociaux, des enjeux liés à la transformation des rapports de pouvoir dans l’entreprise.
En France, la thématique ne mobilise pas les acteurs sociaux. Il y a au contraire
un consensus implicite entre les acteurs des relations professionnelles pour se détourner
de cette perspective. Perçue par les syndicats comme un leurre susceptible de détourner la
classe ouvrière de ses objectifs révolutionnaires ou de mettre en péril l’autonomie
syndicale par rapport au patronat, elle n’est pas non plus comprise comme un moyen
permettant de servir d’éventuels objectifs proches du monde ouvrier. En Allemagne, au
contraire, la prise de pouvoir au sein de l’entreprise fait partie du répertoire de l’action
révolutionnaire du mouvement ouvrier. Ce répertoire est métamorphosé par les
développements historiques du milieu du 20ème siècle, mais il demeure un objectif perçu
comme une fin en soi – renverser ou rééquilibrer les rapports de pouvoir au concret dans
l’entreprise – mais aussi comme une étape vers l’établissement de rapports différents
entre le capital et la classe ouvrière. L’objectif d’une gestion harmonieuse, ancrée dans la
croissance et l’augmentation perpétuelle des standards économiques et sociaux,
orchestrée par un Etat neutre, voire bienveillant, à l’égard de la classe ouvrière, remplace
progressivement l’objectif révolutionnaire. La transformation des rapports de pouvoir
dans l’entreprise reste cependant un point de repère essentiel de la revendication ouvrière
allemande, cela seulement si le syndicat occupe la place centrale dans le dispositif.
En France, il n’y a pas d’articulation entre l’action politique et les acteurs des
relations professionnelles. Des liens différenciés entre partis de gauche et syndicats
coexistent plus ou moins explicitement. Tout au long de la Vème République, la droite
gouverne sans relais syndicaux ni même sans véritables relais patronaux, même si une
confrontation entre experts et représentants des forces économiques et sociales est
expérimentée au sein des instances de concertation du Plan. Devant la montée des conflits
sociaux et l’atonie de la négociation sociale, l’Etat cherche à relancer le dialogue social
sur les thématiques, alors émergentes, de l’emploi. La démocratie industrielle ne devient
jamais un objet politique, elle reste un objet de débat.
En Allemagne, les rapports entre le politique et l’univers des relations
professionnelles sont souvent articulés. Le jeu des doubles appartenances – SPD/DGB,
CDU/DGB ou CDU/patronat – très répandues réalise l’essentiel de ce travail
d’articulation. L’arène des relations industrielles est cependant particulièrement tendue à
propos de cet enjeu. Le politique remplit alors une importante fonction d’initiative et
institutionnalise des compromis qui n’ont souvent pas d’assise réelle dans le monde des
relations industrielles. Le travail d’institutionnalisation est alors à moitié accompli. Les
réinvestissements consentis par les acteurs des relations industrielles constituent alors la
seconde dimension et la seconde phase de l’institutionnalisation. Cette dynamique n’est
pas présente de la même façon en France où elle ne se concrétise que dans le champ de la
protection sociale.

2. Crises et sorties de crise : quels déplacements des discours et des positions, quels
changements institutionnels ?

Une dynamique d’institutionnalisation en Allemagne


8

La grande coalition qui débute en 1966 constitue une rupture politique essentielle
dans les relations entre les syndicats et l’Etat, mais aussi entre les syndicats et les partis.
La disqualification de la politique ordo-libérale d’Erhard conduit à des pratiques d’action
concertée et de régulation globale associant les syndicats. Ces politiques permettent
certes de dépasser la crise économique de 1967 et d’éviter un véritable démarrage du
chômage, mais les syndicats ont dû consentir une modération salariale, vite contestée sur
le terrain. La constitution d’un bloc alliant droite et gauche au sommet du pouvoir
politique, sachant que les liens sont forts entre le SPD et le syndicat, donne l’impression
d’une absence d’opposition dans le pays (Klöne, Reese, 1990). Large coalition politique
et modération syndicale expliquent en partie la vigueur des troubles étudiants de 1968,
mais aussi l’ampleur des grèves sauvages de septembre 1969.
Les grèves de 1969 frappent l’opinion et les acteurs du domaine du travail non
seulement par leur ampleur, mais surtout parce qu’elles adressent une série de messages
explicites qui suscitent de la sympathie également dans le camp de la CDU et des
libéraux. Ces grèves marquent la détermination du monde salarié à se départir d’une
politique de modération systématique et d’auto-musellement au profit des attentes
patronales. Sur le plan du contenu, elles expriment la volonté d’en finir avec les pratiques
de progression des salaires sur la seule base des gains de productivité enregistrés dans les
branches.
La focalisation au centre de l’espace politique, caractéristique de la grande
coalition, n’est que difficilement comblée par le syndicat. De manière à équilibrer la
modération salariale par la participation des syndicats à l’action concertée, ces derniers
relancent avec vigueur leurs exigences dans le domaine de la co-détermination. Le projet
politique des syndicats est d’inscrire la co-détermination dans une gestion programmée et
intégrée de la société. Un conseil économique et social – Etat, partenaires sociaux et
société civile – prendrait en charge les politiques sociales, mais aussi la politique des
revenus, articulée à la gestion de la politique macro de l’Etat, en coordination avec les
orientations et les investissements consentis dans et par les entreprises privées (Klöne,
Reese, 1990, p.265).
En dehors de la mouvance sociale de la CDU, cette version complète du projet
syndical ne séduit pas grand monde à droite. En revanche, l’essentiel du parti social-
démocrate – en dehors du ministre fédéral de l’économie – soutient l’initiative syndicale
pour l’extension de la Mitbestimmung. La nouvelle Betriebsverfassungsgesetz de 1972
représente en la matière une avancée importante puisqu’elle augmente de beaucoup les
droits du Betriebsrat en matière sociale et de gestion du personnel, mais aussi parce
qu’elle introduit un droit de contrôle sur les choix économiques de l’entreprise ou encore
clarifie les relations entre Betriebsrat et syndicat. Enjeu d’une alliance forte entre
syndicat et SPD, cette loi ne donne pas lieu à des débats particulièrement passionnés car
elle fait explicitement partie du programme du deuxième gouvernement Brandt (1971) et
chacun la considère comme acquise (Lompe, 1990, p.313 et s). En revanche, la loi sur la
codétermination de 1976 qui réorganise les relations de pouvoir au niveau des conseils de
surveillance des entreprises donne lieu à une série de conflits violents.
Suite aux propositions du syndicat qui défend une extension des règles de parité à
toutes les grandes entreprises, le gouvernement fédéral joue un rôle actif : il confie à un
économiste conservateur, Kurt Biedenkopf, le soin de faire une évaluation des acquis et
des échecs de la loi de 52 dans les secteurs du charbon et de l’acier et d’adresser, sur la
9

base de ces constats, des recommandations pour le reste de l’économie. Le rapport


Biedenkopf publié en 1970 suscite de vives polémiques. En dépit d’un bilan empirique
largement positif de l’expérience de la Montanmitbestimmung, il rejette son extension à
l’ensemble de l’économie, invoquant la remise en cause du droit de la propriété. Le débat
qui s’ensuit se déroule pour l’essentiel entre quatre acteurs politiques majeurs. En
premier lieu, on trouve bien sûr syndicat et patronat, qui d’emblée, occupent des positions
opposées. Même les associations d’employeurs7 s’opposent de façon virulente aux
projets de réforme qui circulent. Dans l’arène des associations d’intérêts, les positions se
verrouillent à partir de 1973. Les syndicats mobilisent l’opinion sur la thématique des
élections politiques : le syndicat donnera des consignes de vote en fonction de
l’engagement des partis politiques – de fait c’est avant tout le SPD qui est visé – à propos
de l’enjeu de la codétermination dans l’entreprise.
Face à la clôture des positions et des fronts dans l’arène des associations
d’intérêts, le politique entreprend son travail de médiation. Le SPD et son partenaire de
coalition minoritaire, les libéraux du FDP, négocient entre eux un compromis sur la
répartition des pouvoirs au sein des conseils de surveillance des entreprises qui ne donne
satisfaction à personne dans l’arène des relations industrielles. La loi fédérale de 1976 sur
la Mitbestimmung ne donne pas satisfaction aux syndicats – notamment parce que la
parité complète des droits de vote n’est pas atteinte – et provoque une frustration si forte
dans le camp patronal qu’une coalition d’association d’employeurs déposera – en vain –
une plainte en annulation devant le tribunal constitutionnel fédéral.

L’introuvable consensus sur la démocratie industrielle en France

Après les évènements de mai 1968, la nécessité de rénover « la société bloquée »


notamment par « l’archaïsme et le conservatisme de nos structures sociales »8 est à
l’ordre du jour. Le programme de la « nouvelle société » sonne comme objectif de
transformer les relations professionnelles – alors marquées par la logique du conflit9 –
notamment par le développement de la négociation collective interprofessionnelle et dans
les entreprises nationalisées ainsi que par la reconnaissance « pleine et entière du fait
syndical ». Toutefois, c’est essentiellement au niveau macrosocial que la rénovation du
compromis sera recherchée tant sur les procédures de négociation collective que sur
l’amélioration des conditions de travail, l’emploi et la formation professionnelle. Une
série de négociations de rénovation du statut social s’engagent au début des années 70
donnant lieu à une dynamique de lois négociées au sens où les débats entre partenaires
sociaux priment dans l’élaboration de la loi10. Toutefois, parallèlement à la signature de

7 En Allemagne, il existe deux filières de représentations des intérêts patronaux : selon une logique avant
tout économique – BDI – et selon une logique d’employeurs – BDA. La seconde filière est
traditionnellement beaucoup plus proche des revendications syndicales, notamment parce qu’elle a intérêt à
un renforcement des régulations de type conventionnel.
8 Discours de Jacques Chaban-Delmas à l’Assemblée nationale le 16 septembre 1969.
9 Au début des années soixante-dix, le juriste Y. Delamotte (1971) caractérisait la négociation collective en
France comme « un phénomène peu structuré dans le temps, d’une fréquence irrégulière » (p. 292).
10 Le législateur ne s’est généralement pas contenté de traduire en loi les accords mais a bien souvent
imprimé sa propre marque notamment en matière de formation professionnelle continue (Vincent 1997).
10

ces accords statutaires améliorant la situation immédiate des salariés, les principales
organisations syndicales11 élaborent des projets de société incluant de nouvelles formes
d’organisation du pouvoir des salariés dans les entreprises. La CGT, s’inscrivant dans la
dynamique du programme commun, propose dans l’hypothèse d’un changement du
pouvoir politique, des modes de « gestion démocratique » des entreprises nationalisées
pouvant être étendus sous certaines conditions aux entreprises privées. La CFDT, quant à
elle, tout en misant sur un changement politique, tente par des luttes dans les entreprises
de préfigurer la société autogestionnaire à venir.

Pour comprendre la stratégie de la CGT dans la décennie1968-1978, il faut avoir


à l’esprit l’impact du mythe de 1936 sur cette organisation : il a posé la nécessaire
articulation entre la prise du pouvoir politique par des partis de gauche et la mobilisation
sociale à travers un fort mouvement de grèves animé par une organisation syndicale
puissante, la CGT. L’analyse de cette période faite par le syndicat conduit à attribuer à
cette dynamique la signature des accords Matignon mais aussi à attribuer l’échec de ce
gouvernement aux insuffisances de la mobilisation12. Cette référence en matière de
relations parti-syndicat éclaire la stratégie de la CGT pendant les évènements de mai
1968 et surtout dans la période qui suit la signature du programme commun.
Pendant mai 1968, la CGT soutient les mouvements de grève, met en avant des
revendications de salaires, temps de travail et abrogation des ordonnances sur la sécurité
sociale. Sur le modèle de 1936, elle avalise le constat de Grenelle et pousse à une issue
politique qui prendrait la forme d’un « gouvernement populaire ». L’absence de cette
issue politique la conduit à encourager le repli du mouvement social. Mais le contenu
même des grèves, leur portée de remise en cause des rapports de travail dans l’entreprise
– qui s’amplifie dans les grèves du début des années 70 – et la place nouvelle faite par ce
mouvement social aux jeunes et aux femmes auront également une influence à l’intérieur
de la CGT où ils serviront de référence à des courants eurocommunistes prônant une plus
grande ouverture du syndicat et l’abandon de « l’esprit de bastion » (Moynot 1982).
À partir de la signature du programme commun en juin 1972, la CGT, écartée de
la négociation, inscrit sa stratégie dans la dynamique « union, action, programme
commun » à partir d’une analyse qui fait de l’accession au pouvoir politique des partis
signataires la condition indispensable au changement social. Cette vision conduit à
encourager l’unité d’action – l’accord sur un programme d’action signé avec la CFDT en
juin 1974 se place dans cette logique – et à subordonner les luttes au changement
politique. Toutefois, à partir du milieu des années 70, face aux restructurations
industrielles et à l’extension des licenciements, les sections syndicales CGT proposent
des solutions industrielles favorables aux salariés inscrites dans la logique du système
capitaliste. La rupture du programme commun éloigne cependant les espoirs de

11 Nous ne traiterons ici que de la CGT et de la CFDT dans la mesure où seules ces deux organisations
connaissent de fortes mutations dans la décennie considérée.
12 Benoît Frachon au XXX° congrès 1955 : « Le front populaire porté par les masses a commencé par des
victoires importantes, notamment pour la classe ouvrières. Mais ses victoires n’étaient pas la fin du
combat… Si le gouvernement pu décréter la pause, c’est que le rassemblement populaire n’était pas assez
solidement organisé dans les masses. Il lui manquait un réseau serré de comités de base qui auraient alors
joué un rôle décisif dans l’orientation de la politique » .
11

changement politique, la CGT se raidît alors à l’image du PC et se lance dans des luttes
plus radicales.

C’est autour de la notion d’autogestion que la CFDT du début des années 70 se


construit une identité la démarquant de ses rivales – CGT, Force Ouvrière et CFTC. Cette
identité sera fondée sur une articulation originale entre les revendications de court terme
et un projet autogestionnaire de changement social. La définition cédétiste de
l’autogestion puise dans le fonds commun de la CFTC qui se caractérise par « une
aspiration constante à des responsabilités élargies pour tous les travailleurs, et dont le
terrain d’élection est l’entreprise, perçue comme la cellule de base de l’économie »
(Georgi, 1994, p.767). La CFTC propose dès son premier congrès de 1920 la dissociation
de la propriété du capital et de la marche de l’entreprise qui doit être confiée aux
travailleurs, sans pour autant leur en octroyer la propriété collective, comme dans les
projets communiste ou socialiste.
L’autogestion, c’est-à-dire la gestion de l’entreprise par ses salariés, apparaît dès
la fondation de la CFDT dans les projets présentés au congrès de 1964. Elle est
l’alternative à la codétermination accusée d’être un leurre sans « une transformation
profonde du régime de la propriété privée des moyens de production »13 et qui semble
également dangereuse pour l’autonomie du syndicat par rapport au patronat. Les liens
avec les partis politiques à la fin des années 60 existent surtout entre la CFDT et le PSU.
Beaucoup de cédétistes ont ainsi entendu Michel Rocard affirmer lors des Rencontres sur
« la société socialiste en pays développé » de Grenoble en avril et mai 1966 que « la visée
à long terme du socialisme » n’est pas « nécessairement la nationalisation » mais « la
transformation interne de la gestion des entreprises » (Franck Georgi, 1994, p. 683).
Les évènements de mai-juin 1968 accélèrent une radicalisation déjà à l’œuvre qui
s’accompagne d’une plus nette indépendance par rapport aux partis politiques. En
s’appuyant sur la dynamique du mouvement de grèves, la CFDT opère un basculement
vers une forme rénovée de pansyndicalisme. Dans le cadre de la préparation du congrès
de 1970, un groupe de travail sur la démocratisation de l’entreprise est constitué. Les
propositions visent à « renforcer la responsabilité et le pouvoir des travailleurs sous des
formes qui seront envisagées telles que : autogestion, contrôle, participation à la gestion,
cogestion »14. L’entreprise est appréhendée dans son lien avec la planification et
l’objectif est d’explorer ce que la CFDT veut changer pour démocratiser l’entreprise. Il
s’agit d’élaborer « des mesures pratiques à proposer à un gouvernement de gauche en tant
que réforme de l’entreprise privée ».
Jusqu’à la fin des années soixante-dix, la stratégie de la CFDT sera de développer
et de s’appuyer sur les mobilisations ouvrières, comme celle emblématique de Lip afin de
préparer les conditions d’un changement social. Le rapport aux partis de gauche sera
difficile. Les échecs des grèves d’entreprise et la montée en crédibilité d’une alternative
politique autour de l’Union de la gauche entraîne une réorientation vers une relation plus
classique où le syndicat espère faire prendre en compte les revendications syndicales. La
méfiance à l’égard d’une instrumentalisation par les partis de gauche et la tentation du
pansyndicalisme restent fortes au sein de la CFDT tout au long des années 80.

13 Rapport du bureau fédéral pour le 13ème congrès de la Fédération du bâtiment CFTC, présenté par Albert
Détraz en mars 1960 (Cité par Franck Georgi, p.773).
14 Circulaire N°1/68 du 15 mars 1968, archives CFDT n° 8H508.
12

Les syndicats CGT et CFDT face aux initiatives politiques de « réforme de l’entreprise »
Afin de promouvoir sa « société libérale avancée » dans le domaine social,
Giscard d’Estaing – élu en 1974 avec une courte majorité face au candidat de la gauche
unie sous la bannière du programme commun – reprend à son compte le thème de la
modernisation de l’entreprise, choix largement lié à l’alliance électorale passée avec les
centristes réformateurs. Dès juin 1974, le Premier ministre Jacques Chirac annonce la
création d’un comité de travail sur la réforme de l’entreprise composé de patrons de
sensibilité moderniste, de syndicalistes ouverts15 à la discussion et d’universitaires et
charge Pierre Sudreau, gaulliste de la première heure, de le présider. Les discussions sont
libres et ouvertes16, les divergences ne sont cependant pas gommées. Elles portent
principalement sur la place des syndicats dans l’entreprise et l’information économique
des salariés. Un des paragraphes du rapport final s’intitule « reconnaître le syndicat
comme partenaire ». En matière d’information économique, la position frileuse du
patronat rencontre celle des organisations syndicales pour qui « les extensions de
compétences ne pourraient aller jusqu’à conférer au CE un pouvoir de veto ou de
codécision »17. Au long des discussions du comité Sudreau, le modèle allemand de
cogestion18 a été « un non-dit qui a pesé sur les travaux »19. Les représentants syndicaux
lui préfèrent la notion de « pouvoir d’influence des salariés »20, le rapport propose une
formule de co-surveillance basée sur la participation facultative de représentants de
salariés qui n’auraient que des droits d’information.

L’expectative politique, commune sous des formes diversifiées aux deux


syndicats, expliquent la réception méfiante – CFDT – sinon hostile –CGT– des initiatives
gouvernementales en matière de réforme de l’entreprise. La CGT parle de « commission
gadget […] il est illusoire de vouloir réformer l’entreprise sans démocratiser l’économie,
ce qui suppose des réformes profondes comme celles figurant dans le programme
commun de la gauche avec un pouvoir politique correspondant »21. Toutefois, à côté de
revendications classiques d’extension des droits des salariés elle demande un « droit de
contrôle sur la gestion de l’entreprise, les investissements , les profits et leur affectation,
les opérations de concentration, les prix, l’évolution des effectifs, les conditions de
travail, l’emploi, la formation », qui engage dans la direction d’un droit de veto des CE
assez éloigné de la tradition française de la consultation des instances représentatives.
Tout en participant au comité Sudreau, la CFDT a une position légèrement plus
favorable que la CGT. La différence principale réside dans la demande d’instauration
d’un temps d’information et de discussion entre l’ensemble des travailleurs de

15 La CFDT est représenté par Albert Detraz qui vient de quitter la direction de la CFDT et la CGT refuse
d’y participer formellement mais sera auditionné par les groupes de travail et en séance plénière.
16 De l’avis unanime des participants que nous avons rencontré.
17 Avis adopté par le Conseil économique et social, saisi par lettre du Premier ministre sur la réforme de
l’entreprise (session des 1er et 2 juillet 1975).
18 Selon le terme employé par les acteurs de l’époque pour désigner la codétermination.
19 Propos tenus par Jean-Maurice Verdier.
20 Idem
21 Déclaration d’Henri Krasucki le 23/02/74 repris dans l’Humanité du 24/09/74
13

l’entreprise afin que ceux-ci soient des « citoyens » à leurs postes de travail, dont
s’inspirera le droit d’expression des lois Auroux. Lors de la publication du rapport cette
organisation, tout en reconnaissant les intentions positives de la commission, regrette la
timidité des propositions et s’élève quelques mois plus tard contre le peu d’ambition du
Président de la République en matière de mise en œuvre de ce rapport.

Des rôles différents de la démocratie industrielle dans les dynamiques de


changement
Dans les deux pays, la situation sociale semble bloquée au début des années 70.
Les tentatives de médiation politique pour renouveler les relations sociales conduisent à
des résultats opposés en France et en Allemagne. La place de la démocratie industrielle
dans les trajectoires de sortie de crise explique en partie cette opposition. En Allemagne,
les syndicats, dont la politique de konzertierte Aktion est fortement contestée dans les
grèves de 69, s’appuient sur une institutionnalisation de la codétermination mais aussi
une extension des pouvoirs de contrôle des Betriebsräte pour reconquérir une légitimité
aussi bien vis-à-vis de leur base que dans les négociations macro-sociales. En France, la
démocratisation de l’entreprise reste pour les syndicats conditionnée à un changement
politique. En conséquence, face aux initiatives des pouvoirs politiques en matière de
participation à la gestion de l’entreprise, ils se cantonnent dans la revendication d’un
pouvoir d’influence des instances représentatives sans que les modalités concrètes de ce
pouvoir ne soient réellement explicitées. L’enjeu de la démocratie industrielle n’est porté
que par les fédérations de cadres et la CGC qui pousseront à l’adoption de dispositions
concernant une représentation spécifique de cette catégorie dans la loi de 1972. Dans les
deux pays, le patronat est majoritairement hostile à tout partage du pouvoir dans
l’entreprise.

Conclusion : des liens syndicats-politique renouvelés


L’analyse de la dynamique des relations sociales dans la décennie 70 renouvelle
la vision classique des liens syndicats politique dominante dans les deux modèles de
syndicalisme. Revisitée à l’aune de l’enjeu de la démocratie industrielle, la
différenciation entre ces modèles ne réside pas tant dans l’opposition entre un
syndicalisme réformiste et un syndicalisme révolutionnaire mais dans la place donnée au
politique dans l’articulation entre les revendications immédiates et un projet de
changement social. En Allemagne, on observe un glissement par rapport au modèle
social-démocrate canonique. Les syndicats ont fait de la prise en compte de la
Mitbestimmung dans son programme politique la condition de leur soutien électoral au
SPD. La pratique de la codétermination, en ce qu’elle accroît les capacités gestionnaires
des représentants des salariés, peut constituer une étape dans le processus de
transformation des rapports sociaux, en ce sens elle articule le court et le long terme.
En France, les liens syndicats-partis politiques se complexifient dans la période :
au suivisme des années cinquante succède à la CGT une vision plus autonome de l’action
syndicale ; s’affranchissant du catholicisme social, la CFDT développe un projet
pansyndical original axé sur l’autogestion. Pour autant les deux organisations syndicales
subordonnent au changement politique la réalisation d’une démocratisation de
l’entreprise. Pour la première, la prise du pouvoir par une coalition dominée par le parti
ouvrier permet seule de transformer la société capitaliste, le syndicat alimentant par les
14

propositions et la mobilisation cette transformation. Pour la seconde, si le changement


politique est indispensable, il n’est pas suffisant. C’est aux travers des luttes et du
contrôle des entreprises que l’on peut préfigurer la société future.
15

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