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L'Egypte musulmane

Le Moyen Âge
De 638 à 640, l'Egypte, dont la population était
devenue largement chrétienne, fut conquise par les
Arabes, sous la conduite d'Amrou, un des généraux
du calife Omar. L'Islam y fut introduit et le pays fut
réuni au califat de Damas. Le Turc Touloun, qui
administrait le pays au nom du calife de Bagdad en
869, usurpa l'autorité suprême, et tût le fondateur de
la dynastie des Toûloûnides, qui ne régna que
jusqu'en 905. Abou-Obeid-Allah s'empara de l' Egypte
en 909, lorsqu'il commença à établir le puissant
empire des Fâtimides; mais il en fut chassé par Abou-
Bekr Mohammed, gouverneur de l'Egypte, au nom du
calife de Bagdad. Abou-Bekr se rendit indépendant en
935, et prit le titre d'Ikhchid, qui était celui des rois de
la partie du Turkestan d'où il était originaire. Sa
dynastie, dite des Ikhchidites, fut dépossédée par
Moez-Ledinillah, troisième successeur d'Abou-
ObeidAllah, qui se proclama souverain en 969 sous le
litre de calife, et fixa sa résidence dans la ville du
Caire, qu'il avait fait bâtir
La dynastie des Fatimides régna en Egypte sous onze
califes jusqu'en 1171. Saladin, qui commandait une
armée envoyée par Nour-Eddin, atabek de Syrie,
profita de l'anarchie où les derniers califes fatimides,
par leur indolence, avaient laissé tomber l'Etat, pour
substituer le nom, du calife de Bagdad à celui du
dernier, fatimide. Lorsque ce prince mourut en 1171,
Saladin se fit reconnaître sultan d'Egypte, et fonda la
dynastie des Ayyoubites, ainsi appelée du nom de son
père Ayyoub. Saladin eut pour successeur son
deuxième fils, Mélik-el-Aziz-Othman, qui enleva
Damas en 1196 à son frère aîné, Mélikel-Afdhâl. Sous
la dynastie des Ayyoubites, qui prit part à la lutte de
l'Orient musulman contre les croisés, les chrétiens
s'emparèrent de Damiette en 1219, et en 1249 dans
l'expédition malheureuse de Saint Louis.
Après 1500
Les Mamelouks, dont le sultan Mélik-et-Salêh avait
fait sa garde, massacrèrent en 1250 le sultan Mélik-
el-Moadham, son fils, et le remplacèrent par le
Mamelouk Ibegh, qui avait épousé la veuve de Mélik-
el-Salêh. Mais ils proclamèrent sultan, quelques jours
après, un enfant de huit ans de la dynastie ayyoubite,
Mélik-el-Ascharf. Ibegh conserva néanmoins toute
l'autorité en qualité d'atabek du dernier rejeton du
sang de Saladin, qu'il fit déposer en 1254, pour se
faire reconnaître sultan. C'est par lui que continence
la dynastie des Mamelouks Bharites qui fut ainsi
substituée à celle des Ayyoubites. Nour-Eddin-Ali
succéda à son père Ibegh, qui fut assassiné en 1257.
L'Egypte fut élevée à un haut degré de puissance par
les quatre sultans Mamelouks Baharites : Bibars,
Kélaoun, Kalil-Aschraf, et Nasser-Mohammed, qui
portèrent les derniers coups aux colonies chrétiennes
fondées en Orient par les croisés. Les Mamelouks
Baharites furent dépossédés en 1382 par les
Mamelouks Bourdjites. L'avant-dernier Bourdjite,
Kansou-al-Gauri, qui d'esclave devint sultan en 1501,
s'opposa aux conquêtes des Portugais en Afrique et
en Arabie. Il fut vaincu par Sélim Ier, sultan ottoman,
en 1516; à Mardj-Dabek près d'Alep, et resta sur le
champ de bataille. Toumam-Bey, son neveu et son
successeur, succomba aussi en 1517, malgré son
héroïque bravoure, sous les armes de Sélim, qui le fit
pendre à une des portes du Caire, et réunit l'Egypte à
son empire.
L'Egypte ottomane fut administrée par un pacha
assisté de 24 beys, pris dans la milice des Mamelouks.
L'un d'eux, Ali-Bey, se rendit indépendant de la Porte
en 1766, et fut supplanté en 1772 par son gendre,
Mohammed-Bey, qui mourut de la peste devant
Saint-Jean-d'Acre en 1776.
L'expédition conduite en Egypte par Bonaparte en
1798, aboutit à la conquête et à l'occupation de
l'Egypte par les troupes françaises, de 1798 à 1801; la
puissance des Mamelouks fut alors anéantie en
grande partie. La Turquie étant rentrée en possession
du pays avec le secours de l'Angleterre, Mehemet-Ali
s'en fit donner le gouvernement en 1806, et se
débarrassa des Mamelouks en les faisant tous
massacrer en 1811. II soumit la Nubie à sa
domination en 1822. Il fit deux fois la guerre à son
suzerain. Il lui enleva d'abord la Syrie en 1831-1832,
et son fils Ibrahim défit l'armée turque à Konya en
décembre 1832 et à Nézib en 1859. Mais l'intervention
européenne arrêta chaque fois Mehemet-Ali dans ses
succès, Il fut forcé en 1841 de restituer ses conquêtes à
la Porte, qui lui accorda la vice-royauté héréditaire
de l'Egypte, sous la suzeraineté de la Turquie, et
moyennant un tribut annuel. Ses efforts pour
européaniser l'Egypte n'atteignirent que très
imparfaitement leur but. Il s'attribua le monopole de
l'industrie.
Mehemet-Ali mourut en 1849, et eut pour successeur
son petit-fils Abbas-Pacha, mort en 1854. Ce dernier
fut été remplacé par son oncle, Saïd-Pacha, fils de
Mehemet-Ali, prince généreux et éclairé, qui
encouragea de tout son pouvoir le percement de
l'isthme de Suez, et qui a fourni à l'égyptologue
Mariette, les moyens d'accomplir les plus précieuses
découvertes archéologiques. Saïd-Pacha, mort en
1863, a eu pour successeur son neveu Ismaïl-Pacha.
En 1882, l'armée britannique prend position en
Egypte afin d'y protéger ses intérêts dans la région
devenue stratégique du Canal de Suez. Elle
participera aussi à la répression du soulèvement du
Mahdi, au Soudan (1881-1885). En 1914, le
protectorat britannique sur l'Egypte fut officialisé.
L'Égypte contemporaine
Parallèlement au mouvement pan-arabe islamiste
des Frères Musulmans qui se constitue à partir de
1928 autour d'Hassan al-Banna, un mouvement
indépendantiste, le Wafd, dirigé par Sahad Zaghloul,
apparaît au sortir de la la Première Guerre mondiale.
Il poussera le Royaume-Uni à se désengager
formellement du pays et à laisser s'installer une
monarchie dès 1923, en attendant l'indépendance
proclamée seulement en 1936 (le Soudan, dit
anciennement anglo-égyptien, ne s'émancipera de la
domination anglaise qu'en 1956). Malgré cette
indépendance, la zone du Canal resta sous le contrôle
de l'armée britannique. A la suite des remous
consécutifs à la défaite dans la première Guerre
Israélo-Arabe (1948), un coup d'État (23 juillet 1952)
renversera le roi Farouk et placera au pouvoir la
"dynastie d'officiers" toujours en place : Mohammed
Néghib (évincé en 1954), Gamal Abdel Nasser
(jusqu'en 1970), Anouar el-Sadate (assassiné le 6
octobre 1981 par un groupe islamiste radical, al-
Jihad), Hosni Moubarak (président depuis 1981).
Les grands bouleversements du pays auront eu lieu
sous la présidence de Nasser, qui s'était posé à la fois
comme un des animateurs du mouvement des pays
Non-Alignés, et le chantre de l'arabisme :
Nationalisation du Canal de Suez (et crise
internationale qui s'ensuit) en juillet 1956;
construction du Barrage d'Assouan décidée vers la
même époque; unification de l'Égypte et de la Syrie
sous le nom de République Arabe Unie (RAU) entre
1958 et 1961; Guerre des Six-Jours avec Israël (1967),
dont les conséquences (occupation par Israël des
Territoires Palestiniens, en particulier), restent
encore aujourd'hui un des points d'ancrage des
tensions au Proche-Orient.
La conquête arabe

Dès 628, le prophète Mohammed avait pensé pouvoir


traiter d'égal à égal avec les rois de la terre, ainsi
qu'il appelait les potentats voisins de sa péninsule.
Chacun d'eux avait été sommé par lui de choisir entre
la guerre et l'islam. Ces démarches étranges et
hardies à la fois n'obtinrent pas le succès que le
prophète des Arabes en attendait. Seul le moqauqis
d'Égypte (préfet indigène), Djoreïdj, fils de Minâ,
montra des dispositions amicales; il envoya même
des présents consistant en un mulet, un âne et une
femme, Marie la Copte, que Mohammed s'empressa
d'épouser. Quelques années plus tard, sous le règne
d'Omar ibn el-Khattâb, deuxième calife (639-644}, les
musulmans devaient trouver en lui un utile allié.
L'empire sassanide de Perse venait de tomber sous
leurs coups; la Syrie tout entière était occupée
militairement. Restait l'Égypte, principal objet de
leur convoitise. Cette province faisait partie de
l'empire romain d'Orient et obéissait alors à
Héraclius, treizième successeur d'Arcadius. Sa
population, véritable mosaïque de peuples, était
formée de deux éléments absolument distincts, vivant
juxtaposés, mais nullement mêlés, de deux castes
politiques et ethnographiques : les gouvernants et les
gouvernés, les melkites et les jacobites (L'Égypte
Chrétienne). Les premiers étaient les Grecs affluant
de Byzance, tous revêtus d'emplois et de fonctions
militaires ou administratives, exacteurs impitoyables,
colons insolents, presque tous appartenant à la
religion orthodoxe. Les seconds comprenaient les
descendants des anciens maîtres du sol, les Coptes ou
Égyptiens, peuple d'agriculteurs et d'artisans
paisibles, fait au joug depuis plusieurs siècles; ils
avaient généralement embrassé la doctrine
d'Eutychès ou des monophysites, propagée dans la
vallée du Nil par Jacob Baradée, mort évêque
d'Edesse en 578. Tout s'opposait donc à une fusion
entre ces deux populations d'un même pays : les
haines communautaires, l'inimitié du vaincu à
l'égard du vainqueur et aussi les divergences
religieuses de deux partis également fanatiques. De là
de perpétuelles luttes intestines, de réciproques
excommunications, qu'entretenaient la tyrannie des
agents impériaux et l'exaspération des indigènes.
Tel est le singulier spectacle qu'offrait l'Égypte en 639,
lorsque Amr ibn El-As, l'un des plus brillants
généraux de l'armée de Syrie, envahit la contrée par
El Arich, Faramâ (Péluse) et Menf (Memphis).
Alexandrie était la capitale grecque de l'Égypte
(L'Égypte Ptolémaïque), Menf, la capitale copte. La
marche des musulmans fut une promenade militaire :
les Grecs n'étaient pas en état de tenir la campagne,
et, d'autre part, la population copte accueillait Amr
en libérateur. Saisissant avec empressement cette
occasion inespérée de rompre avec Alexandrie et son
gouvernement, le moqauqis de Menf conclut avec
Amr un traité par lequel les Coptes promettaient aux
musulmans une soumission entière. En échange, Amr
leur assurait la liberté religieuse, la sûreté
personnelle, l'inviolabilité des biens, une justice
exacte et impartiale. Les vexations arbitraires et
exorbitantes des préposés impériaux furent
remplacées par la redevance fixe et annuelle d'un
dinar par tête. Les clauses de ce traité parurent si
favorables que toute la population des provinces se
mit sous la protection des Arabes. Cependant
l'élément grec de la population refusa de se soumettre
et se réfugia à Alexandrie ou se retrancha dans la
forteresse de Babylone, située sur la rive droite du Nil,
un peu au Nord de Menf. Amr attaqua cette forteresse
qui fit peu de résistance, grâce aux intrigues du
moqauqis. Maître de la partie la plus considérable de
l'Égypte, Amr marcha sur Alexandrie, dont la prise
pouvait seul lui assurer la possession du pays. Bien
qu'abandonnés à leurs propres ressources, les
Alexandrins tinrent quatorze mois contre les assauts
réitérés des Arabes, dans l'un desquels Amr lui même
fut fait prisonnier. Une ruse le fit relâcher. Les Grecs
vaincus gagnèrent Constantinople sur leurs
vaisseaux. Amr avait perdu dans ce siège vingt-trois
mille hommes (22 décembre 640).
Selon une tradition peu authentique, le calife Omar
lui aurait donné l'ordre de faire brûler ce qui restait
de manuscrits dans les bibliothèques d'Alexandrie.
L'Égypte subjuguée, Amr songea à organiser sa
conquête, tandis que ses lieutenants poussaient leurs
armes victorieuses jusqu'au pays de Barqa
(Cyrénaïque) et jusqu'en Nubie. Il construisit une
capitale militaire, Fostât Misr, avec une mosquée
cathédrale encore existante; il y établit sa résidence,
y forma divers établissements et s'efforça de mettre
en pratique un système de sage et prudente
administration. Tous les habitants furent soumis à
une capitation uniforme; les anciens nilomètres
furent réparés, de nouveaux furent construits;
l'ancien canal de Qolzoum, qui joignait le Nil à la mer
Rouge, fut restauré; d'autres grands travaux furent
entrepris et en quelque temps l'Égypte se trouva
entièrement régénérée. L'impôt avait rapporté
pendant la première année de la conquête un million
de dinars; douze ans plus tard il produisait quatorze
millions. En 644, le premier soin d'Oçmân ibn Affân,
successeur du calife Omar, fut de destituer Amr au
profit de son frère de lait, Abd Allâh ibn Saïd. Le
nouveau gouverneur augmenta de suite les impôts
modérés que son prédécesseur avait institués. Il
conserva néanmoins son poste jusqu'à la mort du
calife (655). Le vieil Amr ne fut remis en possession de
son gouvernement que sous Moâwiya, premier calife
omeyyade, qui lui devait son élévation au trône.
Malheureusement il mourut deux ans après (663).
Dès lors, les Coptes purent se croire revenus aux pires
jours de la domination romaine. Le gouvernement de
l'Égypte fut confié jusqu'à l'avènement des Abbâsides
(750) à une série de créatures avides ou incapables
qui mirent en coupe réglée la plus belle province de
l'empire des califes. Aux actes d'intolérance et de
despotisme des âmil, aux incarcérations, aux
amendes, aux confiscations, au pillage des églises et
des monastères, aux massacres, les Égyptiens
répondirent par d'inutiles révoltes aussitôt étouffées
dans le sang. Ils jouirent toutefois d'un repos relatif,
et le pays recouvra un instant sa prospérité sous
l'administration bienfaisante d'Abd el-Aziz, frère du
calife Abd el-Malik, de 685 à 705. (Paul Ravaisse).
Les Toûloûnides
et les Ikhchîdites

Les Toûloûnides (868 - 905)


Maltraités au temps des Abbasides, les Egyptiens
saluairent avec enthousiasme l'usurpation d'Aboû'l I
Abbâs le Sanguinaire, qui venait de vaincre Merwân
II dans les plaines d'Arbelles et de fonder la dynastie
des Abbâsides sur les débris de celle des Omeyyades
(750). Merwân chercha vainement un refuge sur les
bords du Nil; il fut tué par trahison quelques mois
après sa défaite. Dans la crainte que la jouissance
d'une autorité aussi lointaine n'inspirât à leurs
délégués des idées d'indépendance et d'usurpation,
les chefs de l'Islam eurent plus soin que jamais de
changer souvent les titulaires. Malgré ces fréquentes
mutations, l'Égypte, heureuse sous le nouveau
régime, resta tranquille et soumise. Depuis la
conquête du pays par Amr ibn et-As jusqu'à
l'apparition d'Ahmed ibn Toûloûn sur la scène
politique, c.-à-d. en l'espace de deux cent vingt-huit
ans, il n'y eut pas moins de cent quatorze
nominations de gouverneurs, dont cinq sous les
califes légitimes, trente et une sous les Omeyyades et
soixante-dix-huit sous les Abbâsides; quelques-uns de
ces proconsuls étaient restés quinze jours en place,
d'autres avaient dû résigner leurs fonctions à deux et
trois reprises.
Pendant la dernière période, qui fut une époque
d'intrigues et de conspirations permanentes à la cour
de Bagdad, il arriva rarement que les personnages
influents nommés au gouvernement des provinces, se
déterminassent à quitter la métropole pour aller
résider dans leurs gouvernements. Ils les faisaient
administrer en leur nom par des lieutenants qui
étaient leurs hommes-liges. L'administration de
l'Égypte était ainsi partagée entre plusieurs vice-
gouverneurs, les uns commandant à Fostât, d'autres
à Alexandrie, à Syoût ou à Assouan. Le pouvoir n'y
était pas concentré dans les mêmes mains, mais, dans
chacune de ces préfectures, l'armée avait un chef
particulier, tandis qu'un autre fonctionnaire était
chargé de l'administration civile et de la levée des
impôts. En 868, le gouverneur de l'Égypte, Bakbak,
avait fait choix d'un nommé Ahmed ibn Toûloûn pour
son lieutenant militaire à Fostât, confiant
l'administration civile et financière à un autre agent;
puis il était retourné à la cour en Irak. Ahmed était
fils d'un esclave affranchi originaire du Turkestan,
qui avait su obtenir d'El-Mâmoûn et de ses
successeurs plusieurs emplois honorables. Lui-même
avait hérité de la faveur dont avait joui son père
(mort en 853).
Personnage d'une éducation distinguée, il devint
bientôt assez puissant dans Fostât pour rendre son
autorité égale à celle d'un gouverneur en titre et pour
soumettre par les armes ceux de ses collègues qui
prétendaient conserver dans les différentes
préfectures de l'Egypte leur indépendance vis-à-vis de
lui. En 872, il obtenait du calife le titre de gouverneur
et, dès lors, investi de toute l'administration politique
et financière, de tous les pouvoirs civils et militaires
de l'Égypte, il agit en souverain maître, tout en se
reconnaissant le vassal d'El-Motamid. Le palais des
anciens gouverneurs lui étant devenu insuffisant par
suite de l'expansion de sa maison, de ses armements
et de ses richesses, il construisit à l'Est de Fostât la
cité militaire d'El-Qatâï (= les fiefs), avec un hôpital,
une citadelle, un palais et la splendide mosquée qui
porte son nom; en outre, il répara le phare
d'Alexandrie, le nilomètre de Rauda, les canaux de la
Basse-Égypte, fonda la ville de Rachid (Rosette);
enfin il réduisit de 100 000 dinars les impôts
vexatoires de ses prédécesseurs. En 877, il s'empara
de la Syrie dans une seule campagne : c'était rompre
ouvertement avec le calife, ou plutôt avec le gérant de
l'empire, El-Mouwaffaq, qui tenait son frère El-
Motamid dans une étroite tutelle. Lorsqu'il mourut,
après un règne de dix-huit ans (884), son fils
Khomârouyah recueillit sans contestation son vaste
héritage. Dès lors, la souveraineté des califes de
Bagdad sur l'Égypte n'est plus que nominale et ne
consiste qu'en un droit d'investiture et un tribut
annuel de 3 millions, rarement payé. Au demeurant,
les relations entre vassal et suzerain étaient des plus
amicales, et c'est pour cimenter ces relations que
Khomâroûyah fit épouser au calife sa propre fille,
Qatr en-Nadâ (= Goutte-de-Rosée), qui reçut en dot
un million de dinars et dont les noces furent célébrées
avec un luxe inusité.
Véritable monarque, Khomâroûyah dépassa son père
en faste et en munificence. Les historiographes
arabes décrivent avec admiration les merveilles
contenues dans le palais d'El-Qatâï, les statues
représentant le prince et ses femmes, les jardins, les
volières, la ménagerie, un lac tout de mercure, etc.
C'est de tout l'éclat de la richesse et de la puissance
que brilla le règne des deux premiers Toûloûnides.
Sous leur gouvernement très populaire, l'Égypte eut
pour la première fois une force et une existence
spéciales; elle fut dotée d'une marine respectable, son
revenu fut porté à 300 millions de pièces d'or,
l'agriculture fut encouragée, les arts, les sciences et
les lettres furent aussi en faveur qu'à la cour de
Bagdad. Mais avec Khomâroûya, assassiné en 895,
s'anéantit la splendeur de cette dynastie, qui semblait
cependant fermement assise et qui ne dura pas plus
de trente-sept ans. La faiblesse et l'inexpérience des
deux fils de ce prince, trop jeunes pour régner, une
incursion des Carmathes et surtout l'insubordination
des émirs d'Égypte et de Syrie, poussèrent le calife
EL-Moktafi à profiter des circonstances pour faire
rentrer ces deux provinces sous son autorité
immédiate (905).
L'Égypte releva de nouveau des Abbâsides. Mais cette
reprise de possession fut précaire et de bien courte
durée; elle contribua à exciter les convoitises d'un
antagoniste dont le parti, depuis un demi-siècle,
révolutionnait le monde musulman et sapait
sourdement la puissance décrépite de la maison
d'Abbâs. Je veux parler du soi-disant mahdî Obeïd
Allâh, fondateur de la dynastie fameuse des
Fâtimides qui devait rompre avec le califat orthodoxe
de Bagdad par un schisme éclatant, à la fois politique
et religieux. Cet Obeïd Allâh se vantait d'être issu de
Fâtima, fille du Prophète et femme d'Ali ibn Abî Tâlib.
Mais on sait aujourd'hui ce qu'il faut penser de cette
prétention. Il était en réalité le petit-fils de l'oculiste
persan Abd Allâh ibn Meïmoûn, sous la direction
duquel s'était formée, vers 870, une vaste société
secrète se disant ismaélienne (chiite) et n'ayant
d'autre but que la ruine de l'islam officiel et de la
dynastie abbâside. De là sortirent les sectes
redoutables des Carmathes, des Druzes et des
Assassins. Investi du pontificat ismaélien, Obeïd
Allâh passa en 902 de Syrie en Afrique où l'attendait
une armée de partisans recrutés par ses dâï ou
missionnaires. En 908, grâce à de faciles conquêtes,
son empire embrassait une partie du Maroc actuel,
l'Ifriklya (Afrique proprement dite), la Cyrénaïque et
la Tripolitaine, sans compter la Sicile, Malte, la
Sardaigne et les Baléares. Les Aghlâbites étaient à
peine chassés de Qaïrouân, les Idrissites tremblaient
encore dans Fez, que déjà le regard du mahdi se
tournait vers l'Orient, vers l'Égypte. Trois armées
d'invasion pénétrèrent simultanément dans le Delta;
mais elles furent victorieusement repoussées par les
troupes abbâsides (912). Une seconde expédition lui
valut la possession définitive du Fayoûm et
d'Alexandrie. Entre temps, comme il lui fallait une
capitale neuve, il avait fondé El-Mahdiya; comme il
lui fallait un titre, à défaut d'aïeux, il s'était fait
proclamer calife, s'attribuant les droits exclusifs de la
légitimité, à l'égal, d'ailleurs, des califes de Cordoue
et de Bagdad.
Les Ikhchîdites (935 - 969)
En 934, le fils d'Obeïd Allah, El-Qîïm, lui succéda dans
sa puissance comme dans ses grands desseins. Aux
précédentes conquêtes il ajouta le Saïd, malgré les
préparatifs de défense et les efforts du gouverneur de
l'Egypte, général brave et habile, Aboû Bekr
Mohammed ibn Toghdj, dont le père avait été un des
principaux émirs des princes Toûloûnides. Les
Abbâsides ne possédaient donc plus en Afrique que la
vallée inférieure da Nil; ils étaient à la veille de se
voir enlever pour toujours ce lambeau d'une province
qui avait constitué le plus beau fleuron de leur
couronne. Dès l'année 935, sous le califat d'Er-Râdi
Billâh, Mohammed ibn Toghdj, témoin de l'anarchie
profonde qui régnait d'une extrémité à l'autre de
l'empire, ne comptant plus d'ailleurs que sur lui
même et sur le peuple égyptien pour préserver le
pays contre une nouvelle tentative du dehors, arbora
le drapeau de l'indépendance et força le chef de
l'islâm à reconnaître son usurpation. Il prit le titre
d'El-Ikhchîd qui était celui des rois du Ferghânah
(Sogdiane) dont il disait descendre et transmit à ses
fils un pouvoir héréditaire que brisa, trente-quatre
ans plus tard le Fâtimide El-Mouïzz li-Din Allâh. En
effet, l'avènement d'Ahmed, petit-fils de El-Ikhchid, à
l'âge de onze ans et dans un temps de peste, de famine
et de guerre, ayant été le signal de graves désordres,
les émirs, soucieux de mettre un terme à la période de
dure misère que traversait l'Égypte, résolurent de
recourir à l'intervention d'un prince étranger. Ils
appelèrent El-Mouïzz, arrière-petit-fils du mahdi
Obeïd Allâh. Celui-ci ne fit pas attendre longtemps sa
réponse. Il rassembla une armée d'élite et la lança
vers l'Est sous le commandement suprême du Grec
Djauhar qu'il chargea de prendre possession de la
Basse-Egypte en son nom et de fonder sur les bords
du grand fleuve une capitale capable de rivaliser avec
la Bagdâd abbâside. En juin 969, Djauhar campait
sous les murs de Fostât; une victoire décisive
remportée sur les partisans des Ikhchîdites lui en
ouvrait les portes. La khotba (Salvum fac) fut
aussitôt récitée par Djauhar au nom des Fâtimides,
acte solennel qui consacrait l'avènement de la
nouvelle dynastie. (Paul Ravaisse).
Les Fâtimides (969-1171)
Sans perdre de temps, Djauhar se mit en devoir
d'achever la mission qui lui avait été confiée. A
l'endroit même où les troupes maghrébines avaient
dressé leurs tentes, c.-à-d. un peu au Nord d'El-Qatâï
et à une certaine distance du Nil, les assises d'une
nouvelle capitale furent jetées, chaque corps d'armée
fondant un quartier auquel il donna son nom ou celui
de son chef. Lorsque, trois ans après (973), le camp
fut devenu ville (El-Qâhira = la Ville victorieuse = Le
Caire), que la célèbre mosquée El-Azhar et l'immense
palais construit pour le calife (93 495 m² de
superficie) furent complètement terminés, El-Mouïzz
quitta El-Mahdiya avec sa cour, son harem et ses
volumineux trésors et transporta au Caire le siège du
califat. Le rêve du mahdi se trouvait enfin réalisé : El-
Mahdîya, dans sa pensée, n'avait été qu'un abri
provisoire. Dans l'intervalle, Djauhar avait
réorganisé et dégrevé l'Égypte; il avait conquis la
Syrie en moins de temps qu'il n'en faut pour la
parcourir, rattachant à l'Égypte cette province qui ne
devait cesser d'en faire politiquement partie qu'au
XIXe siècle.
L'Egypte avait souffert des dernières guerres : El-
Mouïzz et son successeur El-Azîz réussirent à lui
rendre la prospérité d'autrefois. A partir de cette
époque, les Fâtimides soutinrent avec avantage la
lutte spirituelle engagée de longue date avec les
califes orthodoxes de Bagdad. Leur profession de foi,
prononcée du haut des chaires dans toutes les
mosquées de l'Afrique, de la Syrie et de l'Arabie,
gravée sur leurs monnaies; brodée sur leurs
étendards blancs, fut :
Il n'y a pas d'autre dieu qu'Allâh, Mohammed est
l'envoyé d'Allâh, Alî le chéri d'Allâh!
Avec le sixième calife de cette famille, El-Hâkim (996-
1020), qui fut bien le prince le plus étrange de son
temps, l'ismaélisme prit de suite un développement
original et fort éloigné de l'esprit qui avait animé la
secte à ses débuts. Tour à tour musulman bigot, ou
athée effréné, il en vint à croire, sur la foi de deux
sectaires étrangers, Darâzi et Hamza, qu'il était
l'incarnation de la divinité. El-Hâkim prétendit
forcer l'Égypte à lui rendre les honneurs divins. Cette
conduite provoqua au Caire un soulèvement qui dura
trois jours : le calife, par représailles, mit le feu à la
ville. Cependant, toute une église se forma autour de
ce dieu de chair, et, quand il disparut subitement
trois ans après son apothéose, probablement
assassiné, ses fidèles annoncèrent qu'il reparaîtrait
dans son humanité au jour de la résurrection. Le
culte d'El-Hâkim ne survécut guère à son dieu en
Égypte, mais il a subsisté jusqu'à nos jours dans les
montagnes de Syrie : Darâzi et Hamza y ont laissé
des disciples qui, sous le nom du premier, les Druzes,
attendent encore le retour d'El-Hâkim, homme et dieu.
Le règne d'El-Mostansir, qui ne dura pas moins de
cinquante-huit ans (1036-94), marque l'apogée de la
dynastie, mais cet apogée fut suivi d'un désastreux
lendemain.
El-Mostansir fut au moment de rétablir le califat
universel. Moyennant des subsides en hommes et en
argent, un émir mécontent, Arslân el-Basâsirl,
général des troupes au service des Abbâsides, se
chargea de chasser de Bagdad le calife El-Qâïm, et de
le contraindre à renoncer à ses droits à l'imâmat en
faveur des Fâtimides. L'autorité d'El-Mostansir fut
ainsi reconnue jusque dans le Khorasân. El-Qâïm,
affolé, se jeta dans les bras du Seldjoukide Toghrul
Bey qui mit fin à cette tentative révolutionnaire en
rétablissant lui-même dix mois après son suzerain
sur le trône. Il est vrai qu'il tint à assumer sur lui et
sur sa descendance toutes les responsabilités du
pouvoir temporel (1055). El-Mostansir en fut pour ses
frais. En Egypte, la situation se compliquait pour lui
en raison de sa faiblesse et du mauvais gouvernement
de son premier ministre, El-Yâzoûri. Une querelle
entre un mercenaire turc et un soldat de la milice
noire (c.-à-d. composée de troupes originaires de
Haute-Egypte et du Soudan) du calife alluma pour
quatre ans la guerre civile. La victoire finit par rester
à Nasr ed-Daula, chef des Turcs. Mais, alors,
l'insolence et les exigences de ceux-ci ne connurent
plus de bornes; ils vendirent à l'encan les richesses
accumulées par les Fâtimides, pillèrent leurs palais,
brûlèrent leurs bibliothèques et s'arrogèrent
l'autorité tout entière. El-Mostansir, réduit au
dernier dénuement, allait être déposé, quand l'émir
de Syrie, Bedr el-Djamâlî , secrètement appelé avec
ses troupes, délivra l'Égypte des factieux par un
massacre général. Bedr, devenu premier ministre et
généralissime d'EI-Mostansir, administra ensuite
l'Égype pendant vingt ans en maître absolu, mais
éclairé; il y rétablit la paix, le travail et l'abondance
absents depuis quarante années. Tous deux
moururent en 1094; à cette date, les revenus publics
avaient monté de 42 millions à 46 millions et demi.
En 1068, la dynastie des Zeïrites, qui gouvernait
l'Afrique fâtimide depuis 972, s'était déclarée
indépendante. La Syrie allait bientôt se morceler à la
suite des invasions franques. Châhinchâh el-Afdal,
fils et successeur de Bedr au vizirat, eut en effet à
guerroyer contre les Ortoqides et les Francs de la
première croisade qui lui prirent Jérusalem (1099).
Les progrès des chrétiens en Syrie et en Mésopotamie
furent d'ailleurs singulièrement favorisés par la
rivalité entre les différents princes seldjoukides et
par le schisme qui divisait Abbâsides et Fâtimides.
Quant à l'Egypte, défendue qu'elle était par ses
déserts de l'Est, elle resta pour le moment en dehors
de la lutte. Ce ne fut qu'en 1117, sous le calife El-Amir,
que Baudouin Ier fit à l'improviste une pointe sur
Faramâ, qu'il mit à feu et à sang. Mais la mort le
surprit près d'El Arich et l'Égypte fut pour cette fois
épargnée. Après El-Amir, poignardé en 1130 par un
émissaire du Vieux de la Montagne (le chef des
Ismaéliens) qui commençait à faire trembler les
monarques de l'Orient, la décadence des Fâtimides
s'accentue d'année en année. Les quatre derniers
califes (1130-1171), réduits à la nullité, renfermés
dans le harem où ils se livrent à de petites intrigues
entre leurs femmes et leurs mignons, abandonnent
toute l'autorité à leurs vizirs, qui s'arrogent, du reste,
avec la plénitude du pouvoir, le titre de malik, roi.
Ces ministres-rois ont nom Roudwân, Ibn Sallâr,
Abbâs qui tue le calife Ez-Zâfir pour venger son fils
du déshonneur, Talaï, son fils Rouzzik, Châwar,
Dirgham, Chirkoûh, enfin Salâh ed-Dîn (Saladin). En
cette dernière période, l'Égypte est ensanglantée par
les discordes de ces émirs turbulents et ambitieux qui
se disputent le gouvernement, mais ne savent ni
conserver Ascalon, prise par les croisés, ni empêcher
les Vikings de Sicile de brûler Tinnis et de menacer
Alexandrie (1153). En 1163, sous El-Adhid, dernier
prince de cette dynastie moribonde, Châwar,
supplanté par Dirgham, sollicita le concours de
l'atâbek de Syrie, Noûr ed-Dîn, fils de Zenguî. Celui-ci,
heureux de pouvoir s'immiscer dans les affaires
d'Égypte, envoya une armée commandée par
Chirkoûh ibn Châdî, un des principaux émirs de sa
cour, qui emmena avec lui son neveu Yoûsouf Salâh
ed-Din ibn Ayyoûb.
Saladin marchait sans le savoir à la conquête d'un
trône. Mais bientôt Châwar, rétabli par les armes des
Syriens, se brouilla avec ses protecteurs. Pour s'en
mieux débarrasser, il appela à son aide Amaury, roi
de Jérusalem, qui avait autant d'intérêt que l'atâbek
à s'emparer de l'Égypte. Aussi ce pays devint-il, de
1164 à 1169, le théâtre d'une guerre acharnée.
Amaury, après avoir ravagé le Delta, fut bien vite aux
portes du Caire, qu'il espérait prendre et piller, pour
se le faire racheter ensuite à prix d'or. Ce fut le tour
du calife de réclamer l'aide de Chîrkoûh contre son
vizir et contre les Francs. Ceux-ci sont battus et
chassés d'Égypte, Châwar est assassiné et le
généralissime de Noûr ed-Dîn est mis à sa place. Mais
il meurt peu de mois après (1169), léguant son
pouvoir à son neveu Saladin, qui relègue El-Adhid au
fond de son harem, proclame sa déchéance et
substitue à son nom, dans la khotba, celui du calife
abbâside. Sur ces entrefaites, El-Adhid, malade
depuis longtemps, meurt (1171) se croyant toujours
calife; Saladin ne lui donne pas de successeur, mais
gouverne au nom de l'atâbek de Syrie. Ainsi s'éteignit,
entre les mains d'un soldat kurde, cette dynastie
fâtimide qu'un sectaire ambitieux avait fondée deux
siècles et demi auparavant. (Paul Ravaisse).
Les Ayyoûbites (1171-1250)

Saladin avait pris le pouvoir. Toutefois, ce ne fut pas


sans une vive opposition que le nouveau régime fut
accepté par les populations indigènes sincèrement
attachées à la secte d'Alî (Chiites). Le parti
dynastique comptait de nombreux défenseurs, et en
1173, une formidable conspiration éclata pour
chasser Saladin et rétablir le califat en la personne de
l'imâm El-Mostasim, cousin d'El-Adlhid. Conduite par
le poète Ourâra, cette conspiration réunissait les
Francs, les Assassins ou Ismaéliens, les Noirs de la
Haute-Égypte et tous les partisans des Fâtimides. Les
Francs furent battus et chassés (Les Croisades); la
conspiration formée au Caire fut étouffée; quant aux
Ismaéliens, ils avaient tenté deux fois d'assassiner
Saladin; celui-ci ne pouvant les atteindre jugera
meilleur de s'allier avec leur chef Sinân (1177). Dès
lors, la réaction fut réduite à l'impuissance, et
Saladin s'appliqua par tous les moyens possibles à
déraciner dans le pays les principes du chiisme : c'est
ainsi qu'il détruisit les anciennes académies
fâtimides pour les remplacer par des collèges selon le
rite orthodoxe de l'imam Châfy. Dans le même temps,
l'atâbek Noûr ed-Dîn, qui commençait à prendre
ombrage de la trop grande puissance de son
lieutenant, meurt (1174). Sous prétexte de
sauvegarder les intérêts de son héritier au trône,
Saladin occupe la Syrie militairement, puis, levant le
masque, il se déclare indépendant tant en Égypte
qu'en Syrie après avoir battu et chassé le fils de Noûr
ed-Dîn et tous ses compétiteurs (1176). Les croisés
deviennent alors ses ennemis directs et personnels.
Ils ne lui laissent pas le loisir d'administrer par lui-
même l'Egypte où il ne fait que deux courtes
apparitions. Saladin en confie le gouvernement à son
lieutenant, le légendaire Bahâ ed-Dîn Qarâqoûch (=
l'Oiseau-Noir), qui s'acquitte de sa tache avec fidélité
et intelligence, réglant les impôts, rétablissant les
canaux d'inondation, les digues et les chemins,
entourant Le Caire d'une nouvelle enceinte et
commençant la construction du château de la
Montagne où les maîtres de l'Egypte habiteront
jusqu'au milieu du XIXe siècle.
La révolution opérée par Saladin avait eu une portée
immense : elle avait aggravé la situation des colonies
chrétiennes en Orient et fait cesser, au point de vue
politique, le grand schisme qui partageait l'Islam : il
n'y aura plus désormais qu'un chef spirituel, qui sera
sunnite, c.-à-d. orthodoxe. A la mort de Saladin (1193),
ses fils, frères, oncles, neveux et cousins, toute la
descendance d'Ayyoûb, en un mot, s'apprêtèrent à se
partager son vaste empire. L'Égypte échut à son fils
El-Malik el-Azîz (1193-98). Mais bientôt, d'alliées
qu'elles étaient, les différentes branches de la famille
ayyoûbite devinrent ennemies. El-Adil, frère de
Saladin et prince de Karak, s'empara de la sultanie
du Caire (1200) et réunit bientôt sous sa domination
les apanages de ses neveux. Cet homme énergique et
audacieux tint en échec les chrétiens des quatrième,
cinquième et sixième croisades qui comptaient sur la
division des Ayyoûbites. Son fils El-Kâmil (1218-38)
ne put empêcher les Francs de remonter le Nil et de
s'ouvrir, après un combat à El-Mansoûra, le chemin
du Caire. Vainement il proposa un arrangement aux
chefs croisés. Enfin, il reçut du renfort des princes
syriens de sa famille. Un mouvement tournant, opéré
par les musulmans qui rompirent les digues des
canaux et livrèrent l'armée chrétienne an fléau de
l'inondation, obligea les croisés à implorer la paix et
à rendre Damiette sans compensation : l'Egypte fut
évacuée (1221).
En 1240, Es-Sâlih, fils d'El-Kâmil, tua El-Adil Il, son
propre frère, et usurpa le pouvoir. Son règne, comme
celui de ses prédécesseurs, offrit le triste spectacle de
luttes fratricides, mêlées an duel engagé depuis cent
cinquante ans entre musulmans et chrétiens. Pour la
septième fois, l'Europe chrétienne vint fondre en
armes sur l'islam. A la tête de cette croisade
marchaient saint Louis et la fine fleur la chevalerie
française. Tout d'abord Damiette, clef de d'Egypte,
est prise. L'armée sarrasine vient prendre position
devant El-Mansoûra, lorsque Es-Sâlih succombe à
une maladie; il venait de créer, pour la ruine de sa
dynastie, la garde prétorienne (halqa) des Mamloûks
(Mamelouks), esclaves turcs achetés à prix d'argent.
Sa mort est tenue secrète jusqu'après l'arrivée de son
fils El-Moazzam Toûrân Châh qui guerroie en Syrie.
Le 6 avril 1250, un combat meurtrier est livré devant
El-Mansoûra que les Francs mettent à sac. Mais la
marche en avant de l'ennemi est arrêtée par les
Mamelouks qui coupent ses communications avec
Damiette. Poursuivis, harcelés, décimés, les Francs
battent en retraite sur Fâriskoûr où Saint Louis,
après une lutte héroïque, est capturé avec les princes
et les barons de France survivants.
Le 4 mai, Toûran Châh, qui s'était vite aliéné l'esprit
de ses troupes par des rigueurs intempestives, meurt
sous les yeux des prisonniers francs, assassiné par
Baïbars el-Boundoukdâri, l'un des principaux émirs
mamelouks. L'Égypte, ou plutôt les Mamelouks,
n'avait plus de maître : Chadjarat ed-Dourr, mère du
sultan massacré, se chargea de leur en donner un :
elle se fit proclamer reine, événement unique dans les
fastes musulmans, et choisit pour atâbek (= tuteur)
Izz ed-Dîn Aïbek, comme elle Turc de naissance et
ancien esclave, qui était son amant et qu'elle épousa.
Mais bientôt le parti des Mamelouks conservateurs
força le nouveau sultan à s'associer au pouvoir un
descendant de Saladin, le jeune El-Achraf Moûsâ,
arrière-petit-fils da sultan El-Kâmil avec qui prit fin,
quatre ans après (1254), la glorieuse dynastie des
Ayyoûbites d'Égypte. Dans L'intervalle, saint Louis
s'était retiré en Syrie avec ses troupes après avoir
rendu Damiette pour sa rançon et pavé six millions
pour celle des prisonniers chrétiens ( Les Croisades).
(Paul Ravaisse).
Le temps des Mamelouks (1254-1517)

Les Mamelouks turcomans bahrites (1254-1382)


Le règne effectif des sultans mamelouks qui
comprend deux périodes d'une durée presque égale,
correspondant à deux dynasties d'origine différente.
Les nouveaux maîtres de l'Égypte, ceux de la
première dynastie, étaient des Turcs originaires du
Kiptchak (La Horde d'Or). Ils avaient été introduits
en Égypte vers 1227, au nombre de 12 000, à l'époque
ou Gengis Khan lançait ses hordes mongoles à
travers l'Asie et l'Europe orientale. Ce fut cette
expédition qui causa la création des Mamelouks. Les
Tatars avaient ramené avec eux une foule de jeunes
gens des deux sexes : leurs camps, leurs marchés
regorgeaient d'esclaves. Les sultans d'Égypte virent
là une bonne occasion de se procurer sur-le-champ
des troupes solides et nombreuses dont les cadres
continuèrent toujours à se remplir par la même voie
de sélection et d'achat. Cette milice devint bientôt si
puissante en Égypte qu'elle finit par supplanter ses
maîtres dans les circonstances que l'on sait. La
dynastie des Mamelouks turcomans ou bahrites
(ainsi nommés parce que leurs casernements
s'étendaient le long du Nil, el Bahr) n'a guère que
trois sultans célèbres : Ez-Zâhir Baïbars, El-Mansoûr
Qalâwoûn et le fils de celui-ci , En-Nâsir Mohammed.
En 1258, Bagdad tombait au pouvoir d'Hoûlâgoû,
petit-fils de Gengis Khan, et le califat abbâsside était
détruit. Ce fut Baïbars (1260-77), le meurtrier de
Toûrân Châh, qui recueillit les membres de la famille
abbâside échappés au fer des Mongols et fit revivre
au Caire, en eux, le califat orthodoxe qui s'y perpétua
jusqu'en 1517 sous le patronage des sultans d'Égypte.
Qâlàwoûn (1279-90), surnommé El-Alfi pour avoir été
jadis acheté mille dinars repoussa une invasion
d'Abaka Khân, conclut un traité d'alliance avec
Alphonse III d'Aragon et fonda une foule
d'établissements utiles; il fut la tige d'une suite de
quinze rois dont la succession fut peu interrompue
jusqu'au renversement de sa dynastie par les
Mamelouks bourdjites. En-Nâsir occupa le trône à
trois reprises différentes; son règne (1293, 1299-1341)
fut le plus long, l'un des plus paisibles et des plus
bienfaisants qu'aient vu les populations égyptiennes.
Mais après lui, ses fils ou petits-fils, devenus la jouet
des émirs mamelouks, fournirent des règnes
éphémères, sans éclat, et préparèrent en moins d'un
demi-siècle le renversement de leur dynastie. Les
Ayyoûbites avaient commis une erreur lourde de
conséquences en s'entourant d'une garde prétorienne;
Qalâwoûn, qui était lui-même un Mamelouk de cette
garde, ne sut profiter de l'expérience le jour où,
voulant donner un contrepoids à la prépondérance de
ses congénères devenus ses sujets, il créa un nouveau
corps de soldats esclaves, non plus d'origine
turkmène cette fois, mais circassienne. La halqa des
sultans bahrites, chargée surtout de la défense des
forteresses, des bourdj, d'où son nom de bourdjite, fut
d'abord un appui et une force, puis devint un
embarras et un péril; après avoir consolidé le trône,
elle en vint à l'usurper avec Ez-Zâhir Barqoûq (1382-
88) qui fut le premier des sultans circassiens.
Mamelouks circassiens bourdjites (1382 - 1517)
Du reste, cette seconde dynastie de princes
mamelouks ne fit guère que continuer celle des
Turcomans. Ce fut toujours la même marche et la
même politique; toujours des émirs turbulents qui se
disputaient le pouvoir à chaque vacance et en
créaient le plus souvent possible par des voies
anarchiques et violentes. Barqoûq eut au moins cette
gloire qu'il sauva l'Égypte de l'invasion d'un nouveau
conquérant turco-mongol plus terrible que le premier,
Timour Leng (Tamerlan), qui remplissait alors l'Asie
tout entière du bruit de ses exploits.
En 1412, à la suite d'un coup d'État que rien n'eût pu
faire prévoir après un siècle et demi d'effacement, le
trente-huitième calife abbâside, El-Mostaïn Billâh, se
trouva investi des pouvoirs temporel et spirituel
comme aux plus beaux jours de la papauté
musulmane. En réalité, il n'était qu'un aveugle
instrument entre les mains du plus ambitieux des
émirs mamelouks, Cheikh Mahmoûdi, qui, en cette
affaire, n'avait prétendu travailler que pour lui-
même. Moins d'un an après son triomphe, le trop
confiant El-Mostaïn était détrôné, puis exilé par son
protecteur, lequel se contenta de régner
temporellement, du reste en prince accompli, sous le
nom célèbre d'El-Mouayyad (1412-1421).
El-Achraf Bars Bây, après lui, fit l'Égypte heureuse
au dedans et glorieuse à l'extérieur (1422-1437). Le
pieux sultan Qâit Bây parvint à se maintenir vingt-
huit ans sur un trône que menaçait déjà la puissance
ottomane; celle. ci commençait à prévaloir sur
l'influence moghole. Par une générosité fatale, Qâit
Bây donna asile au prince Djem (Zizim), compétiteur
de Bayézid Il (L'Empire Ottoman, d'Osman à Bayézid
II), ce qui attira sur lui des haines funestes dans
l'avenir (1467-1495). Au reste, maints signes
extérieurs indiquaient clairement que la dynastie
circassienne et la fortune de l'Égypte étaient à la
veille de s'abîmer dans une commune catastrophe.
L'Égypte était lasse de la domination rarement
supportable des sultans mamelouks, grâce auxquels,
cependant, elle avait atteint le plus haut degré de la
civilisation orientale. Cette aristocratie guerrière,
composée d'esclaves achetés sur les marchés, n'avait
pas de racine dans le pays qu'elle exploitait plutôt
qu'elle ne le gouvernait. Elle était également détestée
des Coptes, des Grecs et des Arabes qui formaient la
population de l'Égypte. En outre, la prospérité
commerciale du pays venait d'être profondément
ébranlée par la découverte de la route du cap de
Bonne-Espérance (1498). Alexandrie, comme Venise,
se trouva déshéritée du commerce de l'Inde et de la
Chine au profit des pays occidentaux de l'Europe. En
1504, le doge et le sultan s'unirent par une alliance
contre les Portugais. Ce fut peine inutile; les
Portugais étaient déjà maîtres de l'Inde. L'anarchie
intérieure et la ruine du commerce maritime
préparèrent l'oeuvre de la conquête turque. A
l'automne de 1516, Sélim II, successeur de Béyazid (Le
Siècle de Soliman), envahissait la Syrie. Le sultan
Qansoûh IV El-Ghoûri, malgré ses quatre-vingts ans,
marcha au-devant des Turcs. Il fut vaincu et tué, près
d'Alep, malgré la valeur désespérée des Mamelouks.
La victoire de Gaza donna à Sélim l'entrée de l'Égypte,
celle de Reïdâniya lui ouvrit les portes du Caire (22
janvier 1517). Toûmân Bây, élu sultan d'Égypte par
les Mamelouks, y rentra secrètement et extermina le
corps d'occupation. Sélim fut obligé de reprendre la
ville rue par rue, maison par maison. Mais Le Caire
fut puni de sa révolte par le massacre de 50 000
habitants. Toumân Bây opposa une résistance
héroïque, mais vaine. Trahi par un Arabe, il fut livré
à Sélim qui le fit pendre au Caire sous l'arcade de la
porte Zowaïleh (13 avril). (Paul Ravaisse).
La domination ottomane (1517 - 1805)

Le pouvoir ottoman
Sélim II , fils et successeur de Soliman le Magnifique
avait réuni dans ses mains le pouvoir temporel des
sultans et le pouvoir spirituel des califes en
s'emparant d'El-Motawakkil, cinquante-cinquième et
dernier calife abbâside. Les villes saintes, La Mecque
et Médine, enchaînées en sort de l'Égypte, passèrent
avec ce pays sous le joug ottoman. La province
d'Egypte fut confiée à un pacha, surveillé lui-même et
contrôlé par deux autres pouvoirs collatéraux : les
aghâs et les anciens beys mamelouks. Les premiers,
au nombre de six, puis de sept, formèrent le conseil
obligé du pacha, qu'ils devaient surveiller et, au
besoin, dénoncer à Istanbul; ils avaient sous leurs
ordres les six corps militaires ou odjâk chargés de la
défense, de la police et de la perception des impôts.
Les beys, au nombre de douze, rééligibles tous les ans,
furent chargés des douze gouvernements de l'Égypte.
Les bases de cette organisation furent tant soit peu
modifiées par Soliman ler, qui donna à
l'administration de l'Égypte la forme compliquée
qu'elle conserva jusqu'à Mohâmmed-Ali (Mehemet-
Ali). Cette organisation fut si bien équilibrée pour la
stabilité de la possession, mais non pour le bien-être
du pays, que, malgré les distances, malgré une suite
non interrompue de conspirations, l'Égypte resta
pendant près de trois siècles vassale de la Porte. Il
serait long et fastidieux de suivre cette nomenclature
de pachas (on en compte cent seize de 1517 à 1766),
hommes sans importance pour la plupart, agents de
la Porte, tantôt obéis, tantôt méconnus, tenanciers
d'une ferme politique, qui ne travaillèrent qu'à
s'enrichir et à mériter le lacet de soie. Au XVIIIe siècle,
avec l'affaiblissement de l'empire ottoman, la dignité
de pacha d'Égypte, accordée au plus offrant, ne cessa
de s'avilir davantage. A la fin, le pacha ottoman n'eut
plus qu'un rôle fictif et dépendit entièrement du
cheikh el-balad ou chef des beys mamelouks, qui
devint roi effectif. A côté de ces gouverneurs sans
gloire figurèrent bientôt ces beys héréditaires qui en
savaient acquérir. Ismâïl Bey, Doû'l Fikâr, Ibrâhim
Kiahyâ, Roudwân, Khâlil Bey et surtout Ali Bey el-
Kebir (1763-1772).
Rêvant l'indépendance de l'Égypte, Alî Bey osa
braver la Porte, lui désobéit, la combattit et la
vainquit; le premier il osa battre monnaie à son coin
et se faire nommer par le chérif de La Mecque sultan-
roi de l'Egypte. En cette qualité, il rechercha des
alliances européennes, s'adressant aux Vénitiens par
l'intermédiaire de l'Italien Rosetti, et aux Russes par
le canal de l'Arménien Yâqoûb qui fit des ouvertures
à l'amiral Orloff. Sous son règne l'Égypte fut
réorganisée, pacifiée, prospère. Mais la trahison
entraîna, avec des révoltes, la défaite d'Ali Bey qui,
fait prisonnier sur le champ de bataille, mourut au
Caire de ses blessures.
Ibrâhim et Moûrâd, auxquels l'expédition française
donna tant de relief, ne surent qu'attirer les colères
de la France républicaine par les avanies intolérables
qu'ils firent subir aux nationaux. En effet, dans le
courant de l'année 1795, Magallon, consul de France
au Caire, adressa au Directoire une série de pétitions
qui concluaient à la conquête de l'Égypte, projet déjà
mis en avant par Leibniz en 1672, puis sous Louis XV
par Choiseul. Au retour de Campo-Formio (octobre
1797) Bonaparte prit connaissance de ces pétitions.
Poussé par l'ambition et la gloire, l'horreur de
l'inaction, la crainte des haines secrètes du
gouvernement, Bonaparte fit décréter l'expédition
d'Égypte. Le Directoire, de son côté, n'était pas fâché
de se débarrasser d'un homme dont la réputation
l'écrasait. Le prétexte politique fut de frapper
l'Angleterre dans l'Inde. Le moment toutefois était
mal choisi; mais, en cette circonstance, les véritables
intérêts du pays ne furent pas consultés.
L'Expédition française (mai 1798-septembre 1801)
Le Directoire abandonna à Bonaparte des pouvoirs
discrétionnaires pour préparer dans le plus grand
secret la conquête et la colonisation de l'Egypte.
L'armée expéditionnaire, forte de 36 000 hommes,
dont 2500 cavaliers, presque tous soldats de l'armée
d'Italie, et de 10 000 marins, s'embarqua à Toulon (19
mai). La flotte se composait de 30 vaisseaux ou
frégates, 72 corvettes et 400 transports. Bonaparte
emmenait, outre les généraux Berthier, Lannes,
Marmont, Murat, Kléber, Desaix, Reynier, Menou, un
corps auxiliaire de cent vingt-deux savants et artistes
tels que Monge, Berthollet, Larrey, Desgenettes,
Geoffroy Saint-Hilaire, Denon, Marcel, qui devaient
l'aider « dans la tâche laborieuse de faire oublier par
les bienfaits de la paix les misères de la conquête ».
L'amiral Brueys avait sous ses ordres Gantheaume,
Villeneuve, Decrès. Le 10 juin, Malte fut prise après
un simulacre de défense; le 2 juillet, le débarquement
avait lieu à l'anse du Marabout, à 4 lieues
d'Alexandrie, qui était aussitôt enlevée d'assaut après
un combat violent. Bonaparte y laissa Kléber avec
3000 hommes et marcha de suite sur Le Caire. Les
troupes, après une marche très pénible par le désert
de Damanhoûr, atteignirent (10 juillet) Rahmâniyeh,
où elles opérèrent leur jonction avec la flottille du Nil,
chargée des convois. La première rencontre eut lieu à
Chébreïs (13 juilet) : Moûrâd, à la tête de 1200
Mamelouks et 500 Arabes fut repoussé avec pertes.
Le 21 était livrée la fameuse bataille d'Embâbeh ou
des Pyramides. Moûrad fut aussitôt poussé dans la
Haute-Egypte par Desaix; Ibrâhim s'enfuit du côté de
la Syrie, et les Français, ayant franchi le fleuve, firent
leur entrée au Caire (22-25 juillet). Bonaparte
déclara aux habitants qu'il venait comme allié de la
Porte ottomane pour les délivrer de la domination
des Mamelouks. Il donna un gouvernement
municipal à la ville, respecta les propriétés, les
moeurs, la religion des habitants, établit des
manufactures, entoura Le Caire d'une ceinture de
forts et bientôt fonda l'Institut d'Egypte, instrument
actif de colonisation formé par l'élite des savants, des
ingénieurs et des artistes français.
Les Français commençaient à avoir l'espoir de faire
un établissement durable dans ce pays, lorsqu'un
irréparable désastre vint ruiner tout l'avenir de leur
expédition. La flotte française, poursuivie depuis
deux mois par les Anglais, n'ayant pu entrer dans le
port d'Alexandrie, fut surprise et détruite par
l'escadre de Nelson dans la rade d'Aboukir; Brueys
était tué (1er août 1798). Ce fut l'un des événements
qui ont le plus influé sur les destinées du monde, au
moins jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Si la
plupart des habitants se pliaient avec fatalisme la
domination française, il s'en fallait que le clergé
montrât de la sympathie à l'égard des infidèles. Une
mesure fiscale du maladroit Poussielgue ajouta aux
griefs des meneurs, et, le 21 octobre, une insurrection
terrible éclata au Caire dans laquelle périrent 300
Français et qui ne fut apaisée qu'après une bataille de
deux jours. Pendant ce temps, Desaix avec 4000
hommes et les généraux Davout, Belliard et Friant
finissait par rejeter Moûrâd en Nubie. Le 3 mars 1799,
Belliard atteignait Philae; le 29 mai, Desaix occupait
le port de Qoseïr, sur la mer Rouge.
Vers la même époque, deux armées turques se
rassemblaient à Rhodes et à Damas pour chasser les
Français de l'Égypte. Bonaparte, qui savait que la
possession de la Syrie était indispensable à qui
voulait conserver l'Égypte, fit ses préparatifs de
campagne. Le 10 février, il partait, à la tête de 13 000
hommes, dans la direction d'El-Arîch, traversait le
désert, entrait dans Gaza et arrivait le 7 mars devant
Jaffa, qu'il prenait d'assaut le 13. On sait que,
embarrassé de ses prisonniers, il les fit fusiller. De là,
il marcha sur Saint-Jean-d'Acre qui, vigoureusement
défendue par le pacha Djezzâr, Sydney Smith,
commandant de la croisière anglaise, et deux émigrés
français, repoussa deux assauts (20 mars). Pendant
en temps, l'armée de Damas s'avançait sur le
Jourdain. Kléber, avec 2000 hommes, marcha à sa
rencontre et fut enveloppé près du mont Thabor par
12 000 cavaliers et autant de fantassins. Bonaparte
arriva à temps avec 3000 hommes pour mettre
l'immense cohue adverse en déroute (16 avril). On
retourna devant Saint-Jean-d'Acre; mais, menacé par
L'armée de Rhodes, Bonaparte en dut lever le siège
après quatorze assauts et deux mois d'inutiles efforts.
Il fallait renoncer à la conquête de la Syrie, partant à
tout espoir de succès ultérieur. L'armée revint au
Caire sans obstacle, mais diminuée de 4000 hommes
et découragée (24 mai). Bientôt après, l'armée de
Rhodes, forte de 18 000 hommes, abordait dans la
presqu'île d'Aboukir et s'y retranchait. A cette
nouvelle, le général en chef accourut du Caire avec
6000 hommes; le 25 juillet, l'armée turque était
détruite et, par cette victoire, la possession de
l'Égypte sembla assurée aux Français. Le 22 août
suivant, Bonaparte quittait secrètement l'Égypte
avec Lannes, Duroc, Bessières, Marmont, Berthier,
Monge et Berthollet; il venait d'apprendre par les
journaux que lui avait envoyés l'amiral anglais les
récents désastres et l'anarchie de la France. Auréolé
maintenant d'une gloire fabuleuse, il se laissa
entraîner par le souci de sa fortune politique; il partit,
abandonnant le commandement de l'armée à Kléber
avec des instructions qui l'autorisaient à évacuer
l'Égypte (22 août).
Ce départ fut regardé par l'armée tout entière comme
comme une désertion. Kléber exhala son indignation
dans une lettre au Directoire. Privée de marine et de
renforts, sans défense du côté de la Syrie, menacée de
plus par les forces considérables et renouvelables des
Anglais et des Turcs, réduite enfin à 15 000
combattants disponibles, l'armée française était
démoralisée et craignait de ne pouvoir se maintenir
longtemps sur cette terre éloignée. Alors Kléber,
cédant aux clameurs de ses soldats, aux mauvais
conseils de Reynier, entama des négociations avec la
Porte et Sydney Smith et signa la convention d'El-
Arich (24 janvier 1800). L'armée française devait
rendre les forteresses et évacuer le pays avec tous les
honneurs de la guerre pour être transportée en
France sur des vaisseaux anglais. Le mouvement
d'évacuation était commencé lorsque, par une
perfidie insigne, l'amiral Keith avertit Kléber que le
cabinet britannique ne pouvait reconnaître la
convention d'El-Arich, à moins que l'armée ne se
rendit à discrétion (20 mars). Indigné, Kléber rompt
aussitôt la convention. Avec 10000 hommes, il
marche contre l'armée du grand vizir forte de 80 000
soldats, la met en pleine déroute à Matariyeh
(Héliopolis, 24 mars), puis, revenant au Caire où
Ibrâhim Bey était rentré en son absence, il bombarde
la ville révoltée et la soumet après une bataille de dix
jours. Les français reprirent leurs positions; Moûrâd
Bey traita avec eux et s'en alla gouverner l'Egypte
comme tributaire : l'Egypte était reconquise. Le
courage revenait aux troupes et les projets de
colonisation étaient repris avec une ardeur toute
nouvelle, lorsqu'un nouveau malheur vint décider
pour toujours du sort de l'expédition : le 14 juin 1800,
Kléber tombait frappé à mort par un Syrien fanatisé.
Le général Menou lui succéda, non par l'ordre de
mérite, mais par le droit de l'âge. La colonie affaiblie
jouit encore de six mois de paix intérieure.
Au commencement de l'année 1801, 30 000 Anglais,
sous les ordres du général Abercrombie, débarquent
à Aboukir. Le 21 mars, Menou est écrasé à Canope,
par la faute de Reynier, qui reste immobile avec sa
division; il se retire à Alexandrie, mais y reste bloqué,
Hutchinson ayant rompu les dignes qui séparent la
mer du lac Mareotis, alors desséché depuis deux
siècles. Son lieutenant, Belliard, enveloppé avec 8000
hommes dans Le Caire par 50 000 Turcs ou Anglais,
se décide à capituler sur les bases de la convention
d'El-Arîch (25 juin). Il évacue la ville avec tous les
honneurs de la guerre et embarque ses troupes sur
des vaisseaux anglais. Menou, assiégé dans
Alexandrie, se rend le 2 septembre, aux mêmes
conditions que Belliard. Dans le courant du même
mois, l'évacuation complète de l'Égypte était
consommée. Telle fut cette fragile conquête, une
expédition manquée et meurtrière. (Paul Ravaisse).
Le temps des Vice-Rois (1805 - 1892)

Mehemet-Ali et ses successeurs


Le départ des Français laissa l'Égypte au pouvoir des
Turcs, des Anglais et des Mamelouks. Ceux-ci, réunis
sous leurs deux principaux beys, Oçmân Bardîsi et
Mohammed el-Alfi remportèrent sur le gouverneur
turc Khosreu Pacha une victoire complète. Ce dernier
imputa sa défaite à l'absence d'un commandant de
1000 Albanais, et l'appela auprès de lui dans le
dessein de le mettre à mort. Ce chef nommé
Mohammed-Ali ou Mehemet-Ali (il était né en 1769à
Ravala, port de Macédoine), prévenu à temps, s'allia
aux Mamelouks et leur ouvrit les portes du Caire;
puis, se mettant à la solde de Bardisi il marcha contre
Khosreu et le fit prisonnier (1803). S'élevant peu à
peu jusqu'au premier rang en face des beys, ses
rivaux, il renversa bientôt Khosreu, puis Khourehid,
gouverneurs turcs, et finit, grâce à son audace, à sa
popularité, à la division entre Turcs et Mamelouks
dont il sut profiter, par se faire élire pacha du Caire
et gouverneur de l'Egypte (1805). La Porte
sanctionna cette usurpation sous la condition d'un
tribut de 7 millions. Le nouveau pacha réunit une
forte armée, rétablit l'ordre dans le pays et se mit
ouvertement à appuyer la politique française. En
effet, les Anglais, de concert avec les Mamelouks,
ayant tenté de s'emparer du pays, le général Fraser
qui tenait Alexandrie fut repoussé (septembre 1807);
quant aux Mamelouks, dont la rapacité et la
turbulence ne cessaient de troubler l'Égypte,
Mehemet-Ali résolut de les anéantir. Le 1er mars 1811,
il les faisait exterminer au nombre de 480 dans un
guet-apens à la Citadelle. Ceux restés en province,
plus de 600 en tout, furent égorgés sur son ordre. Son
pouvoir était désormais affermi. Aussitôt après cet
horrible massacre, le pacha pressa l'expédition
d'Arabie contre les sectaires wahhâbites, expédition
commandée par la Porte qui ne voyait pas sans
inquiétude grandir ce vassal redoutable. Cette guerre,
que conduisirent ses fils Toûsoûn et Ibrâhim, se
termina au bout de sept ans par la conquête du
Hiddjâz et la délivrance des lieux saints (la Mecque et
Médine). En 1822, la Nubie, le Sennâr et le Kordofân
lui étaient conquis par son troisième fils Ismâïl et son
gendre le defterdâr Ahmed-Bey ; Khartoum était
fondée au confluent des deux Nils. En 1824, le sultan
Mahmoûd ayant imploré contre la Grèce révoltée le
secours de son puissant vassal, celui-ci envoya
Ibrâhim Pacha avec 26 000 hommes.
La flotte turco-égyptienne fut écrasée à Navarin (20
octobre 1827) et Ibrahim dut évacuer la Morée (1828).
Pour prix de ses services, Mehemet-Ali réclama le
gouvernement de Syrie; Mahmoûd refusa. Ibrâhim
envahit la Syrie, puis l'Anatolie et battit deux
généraux turcs à Homs et à Konya (1832); Istanbul
était menacée. La Russie et la France intervinrent et
imposèrent aux belligérants la convention de
Kutâhyeh (14 mai 1833) qui laissait au pacha
d'Égypte la Syrie tout entière. En 1839, la Porte, à
l'instigation de l'Angleterre, reprit les hostilités :
Ibrâhim écrasa de nouveau les Turcs à Nezib (24
juin), mais il fut forcé d'évacuer la Syrie devant les
troupes anglaises qui lui enlevèrent Beyrouth et Acre.
La France conseilla à Mehemet-Ali de céder et le
sultan Abd ul-Madjid finit par lui assurer la
possession héréditaire de l'Egypte, en vertu d'un
hatti-chérif et d'un traité ratifié par les grandes
puissances (1841) (L'Agonie de l'Empire Ottoman).
Sept ans plus tard, l'ancien chef de milice albanaise,
retombé en enfance, abdiquait le pouvoir entre les
mains de son fils Ibrâhîm. Celui-ci, atteint lui-même
d'une grave maladie inflammatoire, mourait le 10
novembre 1843 après un règne de six semaines.
On peut dire de Mehemet-Ali qu'il ressuscita l'Égypte.
En même temps qu'il poursuivait ses guerres et ses
conquêtes, il appliqua tous ses soins à l'organisation
et à l'exploitation de ce beau pays. Il avait été initié
dans sa jeunesse aux spéculations de l'Occident par
un négociant de Marseille; plus tard, il fut encouragé
et conseillé par les consuls français Mathieu de
Lesseps et Drovetti. Ses sympathies étaient depuis
longtemps acquises à la France, et c'est à la France
qu'il demanda des instructeurs, des marins, des
ingénieurs, des constructeurs, des mécaniciens, des
chimistes, des médecins. Les noms de Selve, Besson,
Varin, de Cerizy, Clot, Linant de Bellefonds, Ch.
Lambert, Bruneau, Mougel, sont intimement liés à
l'histoire de son règne. La digue d'Aboukir fut
restaurée en 1816, et en 1849 fut creusé le canal
Mahmoûdiveh. Dès 1822, il envoya de jeunes
Égyptiens à Paris pour s'instruire dans les sciences et
dans les lettres; il donna une grande extension à la
culture du coton et créa des filatures, des raffineries,
etc., dans tous les chefs-lieux de province. Mais de ces
usines élevées à grands frais, en masse, avec une
rapidité inconsidérée, la plupart tombèrent faute
d'entretien, de débouchés et de qualité suffisante des
produits. En outre, pour opérer ce bouleversement, le
vice-roi écrasa les Fellâhs de corvées et d'impôts, et
les déposséda; toutes les propriétés passèrent entre
ses mains; il réserva pour l'Etat tout commerce
extérieur et exerça le plus rigoureux des monopoles.
Cette situation ne fit que s'aggraver sous Abbâs
Pacha, fils de Toûsoûn, successeur d'Ibrâhîm, qui,
docile à la voix de l'Angleterre, compromit l'oeuvre de
régénération commencée (25 novembre 1848-14
juillet 1854). Mais Saïd Pacha, quatrième fils de
Mehemet-Ali, qui avait quelque chose de l'intelligence
hardie et de son père, avec une instruction
européenne très étendue et infiniment d'esprit,
poursuivit les réformes et les étendit. En deux ans, il
abolit le trafic des esclaves, supprima les douanes
intérieures ainsi que les monopoles, rendit aux
Fellâhs la liberté individuelle et le droit de propriété,
éteignit les anciennes dettes de l'État. C'est lui qui
acheva le barrage du Nil, autorisa Ferdinand de
Lesseps, son ami d'enfance, à percer le canal de Suez,
et qui le premier créa la Liste civile. Le 5 janvier 1856,
Saïd Pacha donnait à Lesseps l'acte de concession da
canal de Suez. En novembre 1858, il souscrivait pour
176 602 actions de la Compagnie du canal de Suez au
nom du gouvernement égyptien. En avril 1859 avait
lieu le commencement effectif des travaux, malgré les
attaques de l'Angleterre qui longtemps sembla croire
à un retour de la vieille politique de Bonaparte.
Ismâïl Pacha, fils d'Ibrâhim, succéda à Saïd le 18
janvier 1863. Sous le règne de ce prince, les
institutions nouvelles furent maintenues, les travaux
continués, les études scientifiques encouragées. En
octobre de la même année, le musée égyptien créé par
Mariette, à Boûlâq, fut solennellement inauguré. En
1866, le vice-roi obtint du sultan le droit d'hérédité
pour ses fils et l'abolition de l'ordre de primogéniture
pour les branches collatérales, et l'année suivante
(juin 1867), il reçut officiellement le titre de khédive,
titre qui, dans la hiérarchie ottomane, vient
immédiatement après celui de sultan et se place
avant celui de vizir. Au mois de novembre de la même
année, le canal de Suez fut achevé et solennellement
inauguré sous la présidence Lesseps et en présence
des notabilités de tous les pays du monde.
Désordres financiers et civils
De 1871 à 1876, l'Égypte, par Samuel Baker, puis le
colonel Charles Gordon, étendit sa domination sur le
haut Nil, dans le Dârfoûr, le Kordofàn, le Feïzoghloû,
sur la mer Rouge, jusqu'aux frontières de l'Abyssinie,
des grands lacs intérieurs et des territoires somalis :
1 965 560 km² peuplés de 10 800 000 habitants. Mais
le khédive, en dix ans de règne, avait emprunté à des
conditions onéreuses 2 milliards et demi. Ce prince
dissipateur et orientalement voluptueux avait espéré
par ses largesses et le faste inouï de son hospitalité,
conquérir une indépendance absolue vis-à-vis de la
Porte. Il ne réussit qu'à vider le Trésor et à rendre
imminente la banqueroute de l'Égypte. On dut
recourir aux mesures les plus sérieuses. Le 2 mai 1876
parut un décret instituant en Egypte une caisse
d'amortissement ou caisse de la dette publique; le 7,
un décret d'unification de cette dette; le 11, un décret
sur 1° l'installation d'un conseil suprême et ses
attributions, 2° la formation du budget de l'État, 3° la
composition et l'organisation des sections du conseil
suprême du Trésor.
Le 18 novembre, nouveau décret sur : 1° la séparation
de la Daïra (domaine privé) du khédive d'avec la
dette publique, 2° le rétablissement de la Mouqâbala
(impôt compensateur), 3° la nomination de deux
contrôleurs généraux, l'un Français, l'autre Anglais.
Ismaïl Pacha se voyait forcé d'accepter l'intervention
européenne dans la gestion des finances de l'Égypte.
Deux ministres étrangers, Rivers Wilson, Anglais, et
Blignières, Français, entrèrent dans le cabinet
égyptien (1874). En même temps les propriétés
khédiviales et princières étaient abandonnées à l'État,
qui offrit à aux Rothschild, de Londres, de leur
confier tous ces biens, en garantie d'un emprunt de 8
millions et demi de livres sterling, plus de 200
millions de francs. Des conflits ne tardèrent pas à
s'élever sur le service de la dette; le khédive refusa de
se soumettre au contrôle et destitua les deux
Européens. La France et l'Angleterre exigèrent de la
Porte la déposition d'Ismâïl. Elle fut accordée par le
sultan et le pouvoir transmis le 26 juin 1879 à Tewfik
Pacha, fils d'Ismàïl, sous le contrôle anglo-français
pour tout ce qui concernait les finances égyptiennes.
Alors éclata, en 1881, une émeute militaire suscitée
par un soi-disant parti national, qui entendait
supprimer le contrôle. Le 9 septembre, 4000 hommes
de la garnison du Caire assiégèrent le khédive dans
son palais, demandant la destitution du cabinet,
l'augmentation de l'armée, une assemblée de notables,
etc. Le cabinet fut renversé et le parti national appelé
an pouvoir. A la suite de nouveaux troubles, le
colonel Arabî fut nommé ministre de la guerre (4
janvier 1882). La chute de Chérif Pacha donna lieu à
la formation du ministère Mahmoûd Baroûdi (2
février) qui proposa la déposition de Tewfik (10 mai);
les consuls généraux de France et d'Angleterre
exigèrent l'éloignement d'Arabi et il fut entendu
qu'une conférence européenne se tiendrait à Istanbul
pour le règlement des affaires égyptiennes (31 mai).
Sur ces entrefaites, une émeute éclata à Alexandrie;
un grand nombre d'Européens furent massacrés ou
blessés, sous les yeux du khédive impuissant et des
flottes française et anglaise immobiles (11 juin). Un
mois après, l'amiral français Conrad, sur l'ordre de
son gouvernement, quittait les eaux d'Alexandrie,
emportant avec son pavillon le qui restait encore à la
France de prestige en Égypte, et le lendemain (11
juillet) l'amiral anglais Seymour bombardait la ville.
Arabi entama des négociations pour gagner du temps,
et tandis qu'il se retirait avec ses troupes à Kafr ed
Douâr, il fit ouvrir les portes du bagne. Les forçats
pillèrent la ville et l'incendièrent. A Paris, la Chambre
ayant refusé les crédits demandés peur parer aux
événements, il en résulta une crise ministérielle qui se
termina par la chute du ministère Freycinet et
l'arrivée an pouvoir du cabinet Duclerc (7 août).
Quant à la Sublime Porte qui devait envoyer 5 ou
6000 hommes, il lui fut imposé de si ridicules
conditions de débarquement sur son propre territoire,
que sa dignité de puissance suzeraine l'obligea à
s'abstenir, ainsi que les Anglais y comptaient. Dans le
même temps, le khédive déclarait Arabi rebelle et.
autorisait l'amiral Seymour à occuper la ligne du
canal de Suez et à combattre la révolte. Le 20 août, 35
000 Anglais, sous le commandement de sir Garnet
Wolseley, débarquaient à Port-Saïd, battaient les
troupes d'Arabi à Qassâsin (28 août) et les mettaient
en pleine déroute, après une fusillade de cinq minutes
dans la plaine de Tell el-Kébir (13 septembre) Le
lendemain, l'avant-garde anglaise s'embarquait sur
le chemin de fer et arrivait tranquillement au Caire.
On a attribué tout le mérite de cette facile victoire à la
cavalerie de Saint-Georges, par allusion à l'effigie
que portaient à cette époque les livres sterling, avec
quoi elle aurait été achetée au préalable. Toujours
est-il qu'Arabi et ses complices se rendirent,
passèrent devant une cour martiale, furent
condamnés à mort après un semblant de procès et
que le khédive, docile jusqu'au bout au secret verdict
de l'Angleterre, commua la peine en celle de l'exil
perpétuel. A la suite de cette tragi-comédie, le
contrôle anglo-français fut supprimé (14 janvier
1883); malgré les réclamations de la Porte, et grâce à
la politique d'abandon de la France, l'Angleterre
disposa sans rivale des destinées de l'Égypte.
Elle annonça le projet de réformer l'administration
de la dette égyptienne, d'établir des impôts communs
aux indigènes et aux Européens, de prolonger les
pouvoirs des tribunaux mixtes pour permettre de
méditer à loisir une réforme judiciaire, de
réorganiser l'armée, de créer une gendarmerie,
d'abolir le contrôle moyennant la nomination par le
khédive d'un conseiller européen (anglais), de doter
le pays d'une constitution plus ou moins
représentative, enfin d'abolir l'esclavage pour de bon
cette fois. Lord Dufferin, malgré son titre
d'ambassadeur auprès de la Sublime-Porte, fut
chargé d'étudier sur place tous ces projets et d'en
assurer l'exécution.
La révolte du Mahdi
Jusque-là, à cause de l'éloignement et des graves
préoccupations du moment, le cabinet britannique
n'avait porté qu'une attention distraite sur le
mouvement insurrectionnel dont les provinces du
haut Nil étaient le théâtre (Histoire de l'Afrique : du
Lac Tchad au Nil). En effet, par une coïncidence
étrange qui a fait croire à une vaste conspiration du
panislamisme, dans le même temps que s'était révélé
le parti national, tout le Soudan égyptien s'était
soulevé à la voix d'un nouveau mahdi, Mohammed-
Ahmed, né à Dongola vers 1843. Cet illuminé,
s'attribuant la mission divine de réformer l'islam,
puis passant de la prédication aux actes, avait tout à
coup proclamé la guerre sainte (août 1881). Quatre-
mois après, 7000 hommes envoyés par Réouf Pacha,
gouverneur de Khartoum, étaient attaqués par 50
000 insurgés et exterminés (décembre). Le 17 janvier
1882, El-Obeïd tombait dans les mains du mahdi, qui
anéantissait successivement trois nouveaux
détachements, puis se portait sur Khartoum (juillet).
Alors avaient lieu les massacres d'Alexandrie. Entre
Arabî, maître de la Basse-Egypte, et Mohammed-
Ahmed, maître du Soudan, le khédive semblait perdu.
Le gouvernement de la reine comprit qu'il se devait à
son protégé : il confia à Hicks Pacha, ancien colonel
de l'armée des Indes, le soin de rétablir l'ordre au
Soudan. Hicks s'embarqua pour Souâkin en
décembre avec 42 officiers européens et 10 000
Fellâhs enrôlés à prix d'or. On était depuis dix mois
sans nouvelles de l'expédition, et les troupes
anglaises se préparaient à évacuer l'Egypte, sauf
3000 hommes laissés à Alexandrie lorsqu'on apprit
avec stupeur que Hicks avait été massacré avec toute
son armée,dans un défilé inconnu du Kordofân,
Hahsgate, et qu'un renfort de 500 hommes envoyé à
sa rencontre avait subi Le même sort à Tokar, près de
Souakin (3-6 novembre 1883).
Ce désastre inattendu humiliait tant soit peu le
prestige de l'Angleterre; mais il venait fort à propos
permettre au cabinet de Londres de contremander le
mouvement d'évacuation sans paraître faillir aux
protestations libérales dont lord Dufferin s'était fait
l'interprète. Au surplus, l'opinion publique en Egypte
contraignit l'Angleterre à intervenir directement. Des
colonnes expéditionnaires tirées d'abord du corps
d'occupation, puis de l'armée des Indes, furent coup
sur coup dirigées vers le Soudan, soit par la voie du
Nil, soit pur Souâkin et Berber. Mais, dans ces
contrées sauvages, les Anglais devaient subir de
terribles échecs. Les désastres succédèrent aux
désastres deux années durant, chaque victoire
équivalant à une défaite. Dès le 5 février 1881, Baker
Pacha est anéanti à Trinkitat; le 29 février à Tebb,
puis le 27 mars à Tamâniyeh, Graham est vainqueur
d'Oçmân Degna, mais il sort décimé de cette lutte
inégale; en avril, Gordon tente vainement une sortie
sur Halfîyeh pour dégager la route du Nord; le 16
janvier 1883, Stewart écrase les Soudanais aux puits
d'Aboû Kléa, mais il est blessé à mort; le 28, sir
Wilson est repoussé devant Khartoum qui a été livré
au mahdi par le gouverneur égyptien et où l'héroïque
Gordon vient d'être massacré avec une partie de la
population. Dès lors, la campagne est perdue, le sort
de 10 000 hommes compromis. Sir Wolseley se porte
sur Berber, résolu à s'en emparer coûte que coûte,
afin d'ouvrir par Souâkin des communications avec
l'Angleterre et d'y attendre du renfort (février); Earle,
dans cette marche, est vainqueur entre Derbikân et
Doulka, mais il est tué; enfin, le 20 mars, Graham,
parti de Souâkin ait secours de l'armée, livre près de
Tamaï deux combats qui ne laissent plus d'espoir sur
cette tentative téméraire. Wolseley reprend la route
du Caire avec les débris de sa vaillante armée,
renonçant à lutter contre un climat meurtrier et un
fanatisme religieux qui transforme en fauves ceux qui
en sont passédés. A la suite de cette campagne néfaste,
le cabinet Gladstone dut se résigner à l'humiliante
évacuation du Soudan : il reporta les frontières de
l'Egypte à Wadi Halfâ.
De ses immenses possessions du Soudan, l'Égypte ne
conserva que Souâkin où fut placée une garnison de
300 hommes sous le commandement du major
Kitchner, puis du général Grenfell. Encore cette cité,
ruinée aujourd'hui et toute déchue, resta-t-elle
longtemps bloquée par les bandes d'Oçmàn Degna.
(Paul Ravaisse).
Le Caire

Le Caire, en arabe Masr [-el-Kâhirah]. - Capitale de


l'Égypte. Le Caire est situé par 28°55' de longitude Est
et par 30°2' de latitude Nord, sur la rive droite du Nil,
et s'étendant même sur gauche par l'englobement de
ses faubourgs, qui avec celui de Gizeh, lui font
presque toucher les Pyramides. La ville est bornée à
l'Est et au Sud-Est par les collines de Moqattam, d'où
la citadelle domine toute la plaine, au Nord par le
canal d'Ismaïliéh, au Sud par un vaste espace
sablonneux semé des ruines de l'ancien Caire. Un
ruisseau, à sec la plupart du temps, parcourt le Caire
dans toute son étendue : c'est le Khalig qui part du Nil
et va se jeter dans le canal d'Ismaïliéh au Nord-Est du
Caire. C'est aujourd'hui, avec plus de 3 millions
d'habitants, la plus grande ville d'Afrique.
Histoire.
Le Caire fut fondé en l'an de l'hégire 358, le 18
Chaaban (9 juillet 969 de notre ère), un peu au Nord
de l'ancienne ville de Fostât, par les ordres du calife
El-Mansour El-Mouizz qui venait de faire conquérir
l'Égypte par son lieutenant Gouhar et y établit la
dynastie fatimide après avoir vaincu le dernier calife
ikhchidite. Fostât était situé à peu près sur
l'emplacement de l'ancienne ville pharaonique à
laquelle les auteurs classiques donnent le nom de
Babylone, et que les inscriptions hiéroglyphiques
nomment Banbin. C'est pourquoi les écrivains du
Moyen âge donnent au Caire le nom de Babylone.
Fostât perdit bien de son importance, ses édifices
tombèrent en ruine, et ce n'est plus maintenant
qu'une plaine couverte de décombres, connue sous le
nom de Masr-el-Atikah ou Vieux-Caire. Quant à la
ville nouvelle, elle prit le nom de El-Kahirah, « la
Victorieuse », d'où les Européens ont fait le Caire; les
Arabes l'appellent aujourd'hui Masr ou Misr, nom
qu'ils donnent également à l'Égypte même. Le Caire
devint tout à la lois la capitale de l'Égypte et de tout
l'empire fatimide. Il fut la résidence de El-Mansour
El-Mouizz et de ses successeurs, qui contribuèrent à
orner la ville de nombreux édifices, dont quelques-
uns subsistent encore. Le Caire atteignit rapidement
le chiffre de 260 000 habitants, chiffre qu'il n'a guère
dépassé qu'au XXe siècle.
A la chute de la dynastie fatimide, en 1176, le calife
Salah-ed-din lousouf ibn-Ayyoub fonda la dynastie
des Ayyoubites. Salah-ed-din est devenu Saladin chez
les historiens des Croisades, et ses cavaliers, qu'en
arabe on nomme Serradjin, firent donner le nom de
Sarrasins aux Musulmans de toute nationalité.
Salah-ed-din fit substituer aux murailles de briques,
dont le fondateur avait entouré la ville, une enceinte
de pierres qui existe encore en partie, et fit bâtir sur
le Moqattam, presque sur l'emplacement de
l'ancienne forteresse de Babylone, la citadelle
moderne du Caire, El-Qalaa. C'est sous son règne que
les premiers marchands chrétiens reçurent
l'autorisation de s'établir au Caire, ou ils fondèrent le
quartier franc, connu ensuite sous le nom de Mouski.
Pendant les règnes suivants, le Caire alla
s'agrandissant et s'embellissant de jour en jour; des
palais, des mosquées, des écoles s'élevèrent comme
par enchantement. Les califes mamelouks, Baïbars
surtout, édifièrent de riches constructions, ils firent
réparer la vieille mosquée d'El-Azhar, ainsi que la
grande tour de la citadelle, qui tombait en ruine. La
nécropole, connue aujourd'hui sous le nom de
Tombeaux des Califes, nous a conservé les splendides
mosquées funéraires de cette époque, qui sont
certainement ce qui existe de plus élégant et de plus
parfait dans toute l'architecture arabe d'Égypte.
Sous le calife Et-Ghouri, en 1500, fut construit
l'aqueduc en pierre qui amenait à la citadelle les eaux
du Nil. Rien à placer au Caire, au point de vue
purement historique, sinon la capture de Saint Louis,
en 1249, pendant sa marche sur le Caire, et une
longue suite de troubles, de dissensions intestines, de
révoltes de palais qui durèrent jusqu'au
commencement de la domination turque, en 1507. De
cette époque jusqu'à l'expédition française, rien
encore ne mérite d'être signalé dans l'histoire du
Caire. On sait qu'après la bataille des Pyramides
l'armée française, sous la conduite de Bonaparte, fit
son entrée au Caire le 22 juillet 1798. L'histoire du
Caire n'est plus ensuite qu'une partie de l'histoire de
l'expédition française. Révolte des Cairotes au mois
d'août, départ de Bonaparte en l'année suivante,
commandement en chef de Kléber, qui fut bientôt
assassiné par un fanatique sur la place de l'Ezbékiéh,
après avoir défait une armée turque près des ruines
de l'ancienne Héliopolis; enfin, en août et septembre
1801, capitulation du Caire et rembarquement de
l'armée française à Aboukir : tous ces faits sont trop
connus pour qu'il soit nécessaire de leur consacrer
plus de place.
L'issue de la campagne de Bonaparte et la brièveté du
séjour des armées françaises en Égypte ne permirent
pas aux ingénieurs français de réaliser au Caire tous
les plans d'assainissement et d'amélioration qu'ils
avaient conçus. Mais dès ce moment l'influence
européenne prédomina en Égypte. Sous Mohammed-
Ali (Mehemet-Ali) et ses successeurs, surtout à partir
de l'inauguration du canal de Suez, la ville prit un
développement considérable (L'Égypte au temps des
Vice-Rois). Une très importante colonie européenne
s'y établit, la ville s'étendit vers le Nil, fut dotée de
chemins de fer, de théâtres, de larges boulevards
percés en ligne droite, de maisons européennes à cinq
étages, et ce n'est qu'au fanatisme invétéré de ses
habitants que les vieux quartiers de Caire, d'une si
franche et vivante originalité, doivent de n'avoir pas
été bouleversés de fond en comble, et de n'avoir pas
vu leurs nombreuses et tortueuses ruelles, aux étages
surplombant les uns sur les autres, dégénérer en
avenues géométriques pleines de soleil, bordées de
trottoirs d'asphalte et plantées de sycomores
entourés de ferrures. On connut les événements de
1881-1882 , le mouvement créé par Arabi-Pacha, le
siège et le bombardement d'Alexandrie, le choléra
pénétrant dans le Delta, par surcroît de malheur, et
arrivant jusqu'au Caire, les Bédouins du désert
s'avançant en force et campant dans la plaine de
Gizeh, enfin la victoire de Tell-el-Kébir et l'entrée des
troupes anglaises dans la capitale de l'Égypte. Le
premier soin des Anglais fut d'établir un champ de
courses près du Caire, à Géziréh, à l'ombre même des
pyramides de Khéops et de Khéphren. Le Caire
s'haussmannisera encore, connaît les chapelles
protestantes et, les lectures du dimanche; tout cela
heureusement se passera dans les nouveaux
quartiers européens : le vieux et pittoresque Caire des
califes restera dans une large mesure préservé.
Monuments.
Dans les paragraphes qui suivent, on reprend la
description que pouvait en faire un voyageur à la
charnière des XIXe et XXe siècles. Beaucoup de ce
qu'il en dit reste vrai; pour être plus exact, il faudrait
simplement mentionner l'explosion démographique
qui en un siècle à fait multiplier la population de la
ville par dix, quinze ou davantage, et la circulation
automobile effrénée, fléau de toutes les grandes
métropoles, et qui ici aussi altère quelque peu le
charme des vieux quartiers.
Aspect général de la ville.
Le Caire a longtemps été, après Istanbul, la plus
grande ville de l'Orient; c'est en même temps celle qui
a le mieux conservé son caractère original, car les
constructions bâties dans le goût européen se
trouvent réunies dans les quartiers nouveaux, où l'on
éprouve l'impression d'être à mille lieues de l'Égypte.
La ville arabe est composée d'un certain nombre de
harah ou quartiers. La police en est faite toute la nuit
par des ghafirs. Les ruelles arabes bifurquent en tous
sens, se replient en angle, en courbe, reviennent sur
elles-mêmes, s'arrêtent brusquement en impasse, de
sorte que le plan d'un quartier rappelle un arbre aux
branches tordues et enlacées. Les cinquante-trois
quartiers du Caire, qui n'ont aucune forme régulière,
sont enclavés les uns dans les autres, et coupés
parfois de longues rues en zigzag qui traversent la
ville dans toute son étendue. Aussi le plan de la
capitale égyptienne présente-t-il, pour la partie arabe,
le plus inextricable fouillis qui se puisse imaginer.
Depuis 1886, presque toutes les rues ont été
dénommées et les maisons numérotées dans les plus
grandes voies.
On s'égare facilement au Caire, mais s'y perdre est un
enchantement. Si les ruelles n'y sont pas en ligne
droite, c'est que leurs brusques et nombreux
changements de direction amènent de fréquentes
alternatives d'ombre et de soleil, fort agréables en
pays chaud. Les maisons y sont hautes, séparées
seulement par quelques mètres des maisons d'en face;
les étages fort souvent surplombent les uns sur les
autres, au point de se toucher presque à la hauteur
des terrasses. Dans les ruelles plus larges, des claies
de bois ou de roseau , couvertes de toiles multicolores,
s'étendent en travers de la voie, à la hauteur du
premier étage; partout l'ombre et la fraîcheur. Pas de
pavés ni de dalles; la terre seule, arrosée souvent par
des Saqqa ou porteurs d'outres. Les automobiles ont
peine à y passer; une caravane de chameaux y
empêche la circulation. Dans les bazars, ou quartiers
à boutiques, chaque rue est occupée par des
marchands de même catégorie; on trouve la Rue des
Orfèvres, la Rue des Tanneurs, etc. Les boutiques sont
des sortes de niches sans devanture, à un mètre du sol,
dans lesquelles le marchand se tient accroupi sur une
natte au milieu d'un amoncellement de marchandises
accrochées aux parois, suspendues au plafond,
empilées contre les angles, débordant dans la rue.
Des soies flottent à l'air, des grands plateaux de
cuivre ciselé luisent dans l'ombre, des pastilles
odorantes répandent partout leurs fumées bleuâtres
qui se mêlent aux senteurs lourdes des flacons des
parfumeurs, les boutiques de cafetiers sont pleines de
gens oisifs réunis autour d'un joueur de roubab ou
viole à trois cordes. Musique rêveuse d'Orient, odeurs
balsamiques, couleurs voyantes, foule bruyante et
bariolée, tout concourt à rappeler au promeneur les
décors féeriques entrevus dans les Mille et une Nuits.
La Citadelle.
La citadelle du Caire est située au Sud-Est de la ville,
sur une colline que domine le Moqattam. Trois
enceintes s'y emboîtent l'une dans l'autre, s'ouvrant
par de larges portes à la voûte en fer à cheval,
flanquées de basses tours rondes, à créneaux cintrés.
Du palais qu'habita Salah-ed-din, qui se trouve dans
l'enceinte supérieure, il ne reste plus que des ruines.
Les colonnes gisant à terre appartiennent à des
temples pharaoniques de Memphis qu'utilisèrent les
constructeurs arabes. Une mosquée plus récente,
construite par Mehemet-Ali, domine la citadelle, et
par conséquent toute la ville. De loin, ses deux
minarets grêles et élevés font le plus heureux effet. De
près, la désillusion vient vite. Malgré la richesse de
l'albâtre employé, cette construction n'a aucune
originalité; c'est la copie d'un vulgaire édifice
d'Istanbul, qui détonne au milieu des remparts
sarrasins de Saladin. Dans un angle, une tour peinte
en or et en noir est décorée d'une horloge, présent du
roi Louis-Philippe. Dans une cour de la citadelle se
trouve le Puits de Joseph, que la légende populaire
fait remonter au fils de Jacob. Ce puits, profond de 88
m, est divisé en deux étages percés dans le roc. Sur le
palier qui les sépare, des boeufs tournent jour et nuit
un appareil qui élève l'eau et la verse dans un vaste
réservoir. Au haut du puits, d'autres boeufs élèvent
l'eau du premier réservoir et la déversent dans un
second d'où elle est distribuée par toute la citadelle.
Du haut de la citadelle le coup d'oeil est splendide. Le
Caire s'étend au loin, avec ses milliers de minarets et
de coupoles disséminés au hasard, tantôt rapprochés
au point de se toucher, tantôt rares et espacés. De
l'autre côté du Nil, on voit très distinctement les trois
grandes pyramides de Gizeh, et bien d'autres
pyramides plus petites, appartenant à l'ancienne
nécropole de Memphis. Sur le prolongement du
Moqattam, qui longe la ville à l'Est, se trouvaient de
nombreux moulins inhabités, dont les ailes qui ne
tournaient plus agrémentaient toujours d'une façon
bizarre la silhouette barrant l'horizon.
Les Mosquées.
Les mosquées du Caire sont au nombre de quatre
cents environ, et presque toutes sont intéressantes.
Deux cent cinquante d'entre elles ont des minarets,
les autres n'ont que des coupoles. Cinquante
mosquées au moins sont remarquables par la
richesse de leur architecture. Les trois plus
importantes sont : la mosquée de Touloun, celle du
sultan Hassan, et celle d'El-Azhar.
La Mosquée de Touloun date de l'an 879 de notre ère,
c.-à-d. est antérieure de près d'un siècle à la
fondation du Caire, et fut construite par le sultan
Touloun dans la plaine au Nord de Fostât (L'Égypte
Toulounide). C'est un édifice carré de 90 m de côté.
Des quatre minarets qui en surmontaient les angles,
trois se sont écroulés et le dernier, où monte, les soirs,
le muezzin pour l'appel à la prière, est si délabré que
l'appel ne se fait que du premier étage. Commencé en
carré, le minaret se continue en cylindre et se termine
en octogone, chacun de ses trois étages étant séparé
de l'autre par un balcon circulaire entouré d'une
balustrade ouvragée. Les murailles nues qui joignent
les minarets sont ornées de créneaux en forme de
trèfles découpés à jour. Un dôme surmonte la
mosquée dans sa partie sud. Grande cour à l'intérieur,
avec une fontaine au centre et un entourage de
colonnades aux arceaux en ogive orientale.
La Mosquée du sultan Hassan, que l'on considère
comme la plus parfaite du Caire, est un bâtiment nu
et sévère d'aspect, mesurant 140 m de long. Elle est
ornée d'une coupole de 55 m de hauteur, flanquée de
deux minarets de 86 m. On entre dans la mosquée par
une porte de dimensions colossales, mesurant près de
39 m de hauteur, dont la voûte est couverte de riches
stalactites sculptées en surplomb. L'intérieur est une
cour avec fontaine. Sous les arcades qui l'entourent
se trouvent la chaire ou member, la tribune ou
mastabah, la niche sainte ou mihrab. Des lampes, des
rampes, des lustres de bronze, sont d'une beauté
remarquable. Les mosaïques et les arabesques qui
couvrent les parois offrent des dessins d'une variété
inépuisable. Cette mosquée date de l'an 1356 de notre
ère.
La Mosquée d'El-Azhar, construite en même temps
que le Caire, est à la fois un édifice religieux et une
école. Sous les arcades nombreuses de ses cours se
tiennent accroupis, lisant et écrivant sous la
surveillance de nombreux maîtres, plus de neuf mille
élèves venus de toutes les parties du monde
musulman et distribués par nationalité. C'est à peu
près le seul intérêt qu'elle présente pour le visiteur,
car la plus grande partie de la mosquée a été
restaurée à différentes époques.
D'autres mosquées du Caire méritent encore d'être
signalées, la Mosquée du sultan El-Hakim, la
Mosquée du sultan Qalaoun, celles de Hassaneïn,
d'El-Ghouri de Setti Zeinab.
Les Bazars et les Fontaines.
Le principal bazar du Caire est le Khan-Khalil. Les
fontaines publiques ou sébil sont nombreuses au
Caire. Au fond d'une niche décorée d'arabesques se
trouve l'extrémité d'un étroit tuyau. Le passant altéré
y applique sa bouche et aspire, jusqu'à étanchement
de sa soif, l'eau qui lui vient d'un réservoir intérieur.
D'autres fontaines, abreuvoirs pour les animaux ou
hôd, existent aussi en grand nombre. Le plus joli sébil
du Caire est celui de la rue Setti-Zeinab; le plus beau
hôd est près de la porte Bab-el-Tourbéh.
Les Portes et les Nécropoles.
La plupart des portes du Caire sont anciennes. Elles
sont ordinairement flanquées de tours à créneaux
entre lesquelles s'ouvre une étroite et profonde voûte.
Les plus intéressantes sont : Bab-el-Karaféh, qui
s'ouvre sur l'ancien Caire, Bab-el-Foutouh et Bab-en-
Nasr qui se trouvent placées de chaque côté de la
mosquée d'El-Hakim.
Trois nécropoles existent auprès du Caire, deux au
Sud, le Tourabel-Karaféh et le Tourab-es-Sitta, une à
l'Est, le Tourab-Kaït-bey. Cette dernière, nommée par
les Européens Tombeaux des Califes, est de beaucoup
la plus curieuse. Elle renferme, en plus de quelques
tombes de grands personnages, les mosquées
funéraires de quatre sultans : El-Ghouri, El-Achraf-
Barsebaï, El-Barqouq et Kaït-bey, lesquels régnèrent
au XVe siècle. Ces monuments, situés presque en
plein désert, tombent malheureusement peu à peu en
ruine. Ce sont des mosquées semblables à celles du
Caire, avec minarets, dômes, cours, fontaines,
arcades, mais une salle est réservée, dans un angle,
au tombeau du constructeur. Ces tombeaux, objets de
grande vénération de la part des musulmans, sont
des sépulcres en pierre, très simples, entourés d'une
balustrade de bois sculpté et placés, sous un dôme
ajouré, au centre d'une salle vide, dont les parois
supportent des lampes de bronze accrochées à des
supports au moyen de longues chaînes. A la fin du
XIXe siècle, l'herbe y pousse partout dans les cours,
la solitude y règne, et le visiteur en revient avec une
impression de grande mélancolie. Depuis, les
habitants les plus pauvres du Caire ont élu domicile
jusque dans ces nécropoles devenues de sortes de
bidonvilles (Victor Loret).

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