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Michel van Esbroeck

Le culte de la Vierge de Jérusalem à Constantinopie aux 6e-7e


siècles
In: Revue des études byzantines, tome 46, 1988. pp. 181-190.

Résumé
REB 46 1988 France p. 181-190
M. van Esbroeck, Le culte de la Vierge de Jérusalem à Constantinople aux 6e - 7e siècles. — A l'analyse, les détails
d'aménagement liturgique pour la fête de la Vierge aux Blachernes et aux Chalkopratées, livrés par les chronographes byzantins,
s'avèrent relever moins d'un réflexe de collectionneur curieux que d'une juste estimation des enjeux politiques. Venues de
Jérusalem, les processions de Constantinople ont dominé la place à la faveur de l'anti-chalcédonisme en 512, et elles
aboutissent à une réforme qui coïncide avec l'absorption des symboles monophysites dans l'orthodoxie de l'empereur Maurice.

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van Esbroeck Michel. Le culte de la Vierge de Jérusalem à Constantinopie aux 6e-7e siècles. In: Revue des études byzantines,
tome 46, 1988. pp. 181-190.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_1988_num_46_1_2229
LE CULTE DE LA VIERGE
DE JÉRUSALEM À CONSTANTINOPLE
AUX 6e-7e SIÈCLES

Michel VAN ESBROECK

Dans une phrase d'une rare densité, R. Janin a condensé deux fois les
données historiques accessibles dans les sources grecques relatives au cycle
liturgique mariai dans les églises des Blachernes et des Chalkopratées. A
propos de la seconde église, il écrit : « D'après Nicéphore Calliste,
Pulchérie institua une veillée sainte et une procession chaque mercredi.
Quant à la procession qui tous les vendredis partait des Blachernes pour se
terminer à Notre-Dame des Chalkopratées, c'est le patriarche Timothée Ier
(511-518) qui l'institua. L'empereur Maurice en régla le cérémonial»1.
Quant à la première église, R. Janin observe : « Le patriarche Timothée Ier
institua sous le nom de πανήγυρις la procession qui se faisait tous les
vendredis de Notre-Dame des Blachernes à l'Église des Chalkopratées »2.
Il était difficile de résumer davantage les données, plus complexes à
l'analyse, des notices diverses des chroniqueurs byzantins. On observe déjà,
dès l'abord, un parallélisme avec l'usage de l'Église de Jérusalem, qui
connaissait une procession de la Sainte-Sion à Gethsémani aux alentours
du 1 5 août en l'honneur de la Vierge, cérémonie qui fut réglée elle aussi par
l'empereur Maurice à un point tel qu'il construisit une nouvelle église à
Gethsémani, monument qui ne devait pas survivre à la destruction de
Jérusalem par les Perses3. La première question posée par cette intervention

1. R. Janin, La géographie ecclésiastique de l'empire byzantin, lre partie : Le siège de


Constantinople et le patriarcat œcuménique. T. 3 : Les églises et les monastères, Paris 1953,
p. 249.
2. Ibidem, p. 177.
3. G. Garitte, Le calendrier palestino-géorgien du Sinaïticus 34, Bruxelles 1958, p. 250.
Revue des Études byzantines 46, 1988, p. 181-190.
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impériale dans le règlement de la liturgie est de savoir à quel point la


nouvelle ordonnance constituait un acte politique à l'égard de la commun
autéqui restait attachée à une ordonnance différente. On montrera
ci-dessous qu'effectivement l'ancienne liturgie de la Dormition à Jérusalem
a été mêlée à une ordonnance qui touchait le mercredi, le vendredi et le
dimanche4.
La deuxième question posée par les mêmes sanctuaires des Blachernes
et des Chalkopratées à Constantinople est celle des reliques mariales que
chacun d'eux a possédées : les renseignements sont nombreux mais
contradictoires. Il n'en reste pas moins qu'en les analysant de près, on peut
reconnaître que les Blachernes ont possédé la relique du vêtement que la
Vierge avait donnée lorsqu'elle rendit son âme au Seigneur à la Sainte-Sion,
tandis que les Chalkopratées ont reçu la ceinture de la Vierge : cette
dernière relique, quoi qu'on en pense à première vue, est liée d'abord au
sanctuaire de Gethsémani et aux linges retrouvés dans le tombeau. Mais là
aussi l'histoire s'est chargée de présenter progressivement les choses
autrement selon l'évolution de la politique religieuse de l'empire byzantin.
Or un coup d'oeil sur la carte de Constantinople nous montre combien
les deux églises constituaient le pendant géographique de la Sainte-Sion
par rapport à Gethsémani : les Blachernes sont situées très haut en
remontant la Corne d'Or, tandis que les Chalkopratées se situent en
contrebas de Sainte-Sophie. La procession qui descendait chaque vendredi
d'une église à l'autre, tant par la disposition des lieux que par la présence
des reliques, imite donc la procession de la Dormition à Jérusalem. On est
alors alerté par le nom de Timothée Ier : cet évêque, parfait contemporain
du triomphe du monophysisme sévérien, a institué l'expression liturgique
de ce triomphe par une cérémonie mariale hebdomadaire copiée de
Jérusalem, où elle n'était pas dénuée de signification dans l'ensemble des
mouvements contraires à l'acceptation du concile de Chalcédoine.
Que l'on se tourne vers l'époque de Justinien, l'on verra que lui non plus
n'est pas resté indifférent au culte mariai de Jérusalem : l'église de la Néa,
inaugurée en 543, est immédiatement mentionnée aux alentours du 15 août
dans les traditions liturgiques conservées en géorgien5. L'influence de
Theodora aux Chalkopratées a certainement été suffisante pour ne pas
porter atteinte au cycle hebdomadaire de la procession à Byzance. Mais
divers récits surgissent qui donnent aux reliques mariales un sens différent
dans chaque église. Il y a donc, dans les initiatives mariales des empereurs,

4. M. van Esbroeck, Les textes littéraires sur l'Assomption avant le xe siècle, dans
F. Bovon et alii, Les Actes Apocryphes des Apôtres. Christianisme et monde païen, Genève
1981, p. 276.
5. G. Garitte, Le calendrier, op. cit., p. 305.
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plus qu'une simple dévotion personnelle. On n'exagérera pas en parlant


d'acte politique destiné à colmater la faille anti-chalcédonienne, ouverte de
manière sanglante à Jérusalem dès 451, avec des martyrs des deux côtés.
Tel est le résumé de notre propos, destiné à faire suivre à l'avance la ligne
de faîte d'une analyse fatalement contrainte à se diversifier dans le dédale
des témoignages parfois contradictoires selon qu'ils émanent de milieux
favorables à l'orthodoxie ou à l'une ou l'autre des tendances du mono-
physisme naissant. Nous examinerons maintenant dans l'ordre, d'abord les
témoignages des chroniqueurs et historiens byzantins pour la cérémonie de
chaque semaine à Constantinople, ensuite les témoignages variés touchant
les reliques mariales, et enfin la liaison, à Jérusalem, de la fête de la
Dormition avec l'opposition à Chalcédoine.
Les témoins byzantins de la procession hebdomadaire sont au nombre de
cinq, et il est utile de les écouter dans l'ordre chronologique : Théodore le
Lecteur, Théophylacte Simocatta, Théophane le Chronographe, Georges
Cedrenus et Nicéphore Calliste Xanthopoulos.
Par les extraits de Théodore le Lecteur, nous apprenons tout d'abord
que Pulchérie mourut après avoir laissé tous ses biens aux pauvres. Elle
construisit plusieurs maisons de prière, à savoir les Blachernes, les Chalko-
pratées, l'église des Hodègôn ainsi que celle du martyr Laurent6. Plus loin
nous apprenons comment Timothée fut élu : on l'appelait Litroboulbè et
Kélôn, soit « la Chope » ou « la Vidange » à cause de sa conduite conforme
à ces surnoms. Il était prêtre et skeuophylax, et s'empressa de ne jamais
faire la liturgie sans éloigner la mémoire de Makédonios son prédécesseur.
C'est alors que l'extrait suivant déclare : Τας κατά παρασκευήν λιτας έν τφ
ναφ τής Θεοτόκου έν τοις Χαλκοπρατείοις Τιμόθεος έπενόησε γίνεσΟαι7.
Timothée eut l'idée de faire la procession du vendredi dans le sanctuaire
de la Vierge aux Chalkopratées. L'extrait suivant continue en soulignant
comment il mit dans les diptyques Jean le Nicéote d'Alexandrie, confi
rmantainsi le sens pleinement monophysite de la manœuvre dans laquelle
s'insère la procession du vendredi aux Chalkopratées.
Théophylacte raconte au long et au large l'échauffourée qui se produisit
au moment où l'empereur Maurice présida à la procession de la Vierge le
2 février 601. La procession ne fut pas interrompue, et elle se rendit loin du
palais royal, au sanctuaire de la Mère de Dieu que vénèrent les Byzantins
en l'appelant Blachernes. On dit que s'y trouvent les vêtements de la
Théotokos : περιστύλια τΐ)ς παρθένου Μαρίας... ύποτεθηναι ένταϋΟα8.

6. Theodoros Anagnostes, Kirchengeschichte, 363 : G. Ch. Hansen, Berlin 1971,


p. 102.
7. Ibidem, 494 : p. HO15"17.
8. Theophylactis Simocattae, Historiarum libri octo, VIII, 5 : I. Bekker, Bonn 1834,
p. 312-322, lignes 6 et 8.
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L'exemple est invoqué par Janin pour montrer que même une émeute
n'empêchait pas l'empereur de participer à la procession9. Pourtant il ne
s'agit pas ici de la procession hebdomadaire, mais de la fête de la
Présentation, laquelle la dix-neuvième année de Maurice tombait un jeudi.
Il n'en reste pas moins intéressant de voir la relique des Blachernes, plutôt
que celle des Chalkopratées, associée à la Présentation au Temple.
Théophane le Chronographe place son témoignage sur les fêtes mariales
à la sixième année de Maurice, soit entre le 14 août 586 et le 13 août 587.
Voici ses propres termes : Τω δ' αύτφ 'έτει κατέδειξεν ό βασιλεύς Μαυρίκιος
γενέσθαι εις την μνήμην τής αγίας Θεοτόκου την λιτήν έν Βλαχέρναις και
εγκώμια λέγειν της δεσποίνης όνομάσας αυτήν Πανήγυριν10. « La même
année l'empereur Maurice indiqua que la procession en l'honneur de la
sainte Théotokos se fasse aux Blachernes et que soient prononcés les éloges
de la souveraine, en appelant la procession la Panégyrie ». Cette notice ne
brille pas de clarté. On garde toutefois l'impression que la procession se
transforme en une réunion locale unique aux Blachernes. On notera aussi
qu'en jouant sur la fête de la Dormition, Maurice soigne simultanément ses
propres anniversaires d'accès au pouvoir.
Quant à Georges Cedrenus, il mentionne la réforme de Maurice après
avoir évoqué les travaux publics de l'empereur, qui avait fait représenter en
peinture le récit de ses victoires. Cette année-là également, il fit un bain
public. Puis Cedrenus ajoute : Τυποΐ δε και λιτήν καλουμένην πρεσβείαν
κατά παρασκευήν έν Βλαχέρναις τελεΐσθαι και έν τοις Χαλκοπρατείοις
πληρώσθαι". Il définit également la procession appelée d'intercession de
chaque vendredi (la faisant) s'accomplir aux Blachernes et se parachever
aux Chalkopratées. Nous retrouvons cette fois la procession hebdomadaire
instituée le vendredi par Timothée Ier. Il ne s'agit pas, semble-t-il, comme
chez Théophane, de la fête de la Dormition réduite à une Panégyrie. Mais
le verbe utilisé reste très vague. Maurice trouvait-il devant lui l'usage déjà
établi d'une procession entre les deux églises ? Qu'a-t-il exactement
modifié ? Y a-t-il ou non un lien entre la modification de la Panégyrie de
la Dormition et celle de la procession hebdomadaire ? Sur toutes ces
questions le témoignage de Nicéphore Calliste Xanthopoulos demeure de
première importance, bien qu'il soit beaucoup plus difficile à jauger.
Nicéphore écrivit son Histoire Ecclésiastique vers 132012. Le dépouille
ment de ses sources a été fait par Günther Gentz. Mais précisément, dans
les deux cas où Nicéphore parle de Pulchérie et d'Eudocie, aux livres 14,2

9. R. Janin, op. cit., p. 178.


10. Theophanii, Chronographia : C. de Boor, I, Leipzig 1883, p. 265-266.
11. Georgius Cedrenus, Ioannis Scylitzae ope : I. Bekker, I, Bonn 1838, p. 6942123.
12. G. Gentz, Die Kirchengeschichte des Nicephorus Callistus Xanthopulus und ihre
Quellen, Berlin 1966, p. ν.
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et 15,14, la source utilisée n'est pas claire13. L'Histoire d'Euthyme ne nous


reste accessible que par des lambeaux épars14, et c'est probablement elle
qui, dans les deux cas, est la source de Nicéphore.
Dans le livre 14,2, l'historien fait l'éloge de Pulchérie, sœur de Théo
dose II et épouse de l'empereur Marcien. On y retrouve l'énumération des
églises bâties par Pulchérie à Constantinople. Celles-ci sont trois : dans
l'ordre les Blachernes, l'église Hodègôn et les Chalkopratées. Vu que la
division des phrases a donné lieu à une traduction latine qui semble
appliquer à l'église Hodègôn la relique des Chalkopratées, nous transcri
vons ici le texte :
"Εργον γαρ αυτής ö τε των Βλαχερνών θείος τΐ)ς Θεοτόκου νεώς, αυτΤ\ γ'
εκείνη ττ) τοΟ Λόγου μητρί άξιος είς κατοικίαν κριθείς' ής την Οείαν
σορόν καί τα εντάφια σπάργανα έφευροΟσα έκεΐσε άνέθετο διαφε-
ρόντως μάλα τιμωσα.
"Ετι δε καί ό την των 'Οδηγών αύχήσας έπωνυμίαν, έφ' ω πάλιν τήν τε Οείαν
εκείνης μορφήν ην Λουκάς ό απόστολος σανίδι γράψας κατέλιπεν
ευτυχή σασα,
τό τε θείον εκείνης γάλα και το ιερόν άτρακτον καί τα τοΟ Σωτήρος
σπάργανα έΘησαύριζεν, Ευδοκίας πεμψάσης τής βασιλίδος ήνίκα δή
άφϊκτο εις 'Ιεροσόλυμα, καί τό των Χαλκοπρατείων αύθις ιερόν τέμενος
φ αγία σορός ονομα15.
« Est son œuvre le temple saint de la Théotokos des Blachernes, jugé digne
d'abriter la Mère elle-même du Verbe ; ayant trouvé le saint Soros et
les bandelettes funéraires, elle les y plaça avec un respect infini.
Ensuite celui qui est réputé sous le nom des Hodègôn, dans lequel elle
réussit à déposer l'image divine de celle-ci que l'apôtre Luc avait
dessinée sur une planche,
quant à son lait divin et au fuseau sacré et aux bandelettes du Sauveur,
l'impératrice Eudocie les ayant envoyés lorsqu'elle était partie pour
Jérusalem, le sanctuaire des Chalkopratées les a aussitôt également
reçus, lui qui porte le nom de saint Soros ».
La traduction ici proposée s'appuie sur le parallèle du verbe « thésauri
ser », utilisé dans le même sens au livre 15,14 comme on le verra ci-dessous,
probablement à partir de la même source. Il est par ailleurs évident que
l'église qui a donné son nom à l'icône hodègètria ne possédait pas de
reliques mariales strictes en dehors de la fameuse icône.

13. Ibidem, p. 124-125 et 144-145.


14. A. Wenger, L'Assomption de la T.S. Vierge dans la tradition byzantine du VIIe au
Xe siècle, Paris 1955, p. 136-138.
15. Nicephorus, Historia Ecclesiastica : PG 146, 1061A4"B2.
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Avant même de nous appuyer sur d'autres témoignages, il nous paraît


utile d'écouter directement comment Nicéphore s'exprime lorsqu'il revient
sur le même thème, toujours à propos de Pulchérie :
Τρεις δ' υπερμεγέθεις δόμους και τη τοϋ Θεοϋ μητρι έξ αυτών άνίστη
κρηπίδων ών εις ό των Χαλκοπρατείων της άγιας σοροΟ ονομα έχων, ω την
ζώνην της Θεομήτορος έΘησαύριζε' περί ου μετρίως τω προ τούτου βιβλίφ έν
δευτέρω κεφαλαίω είρήκαμεν, έν ω και παννυχίδα και λιτήν κατά πασαν
τετράδα έΟέσπιζε γίνεσθαι, και αύτης πεζή προϊούσης σύναμα φωτΐ ο πηγάζει
λαμπάς16. « Elle fit aussi surgir de leurs fondements propres trois demeures
très vastes pour la mère de Dieu. L'une d'elles est celle des Chalkopratées,
qui porte le nom du saint Soros lequel thésaurisait la ceinture de la Mère
de Dieu et dont nous avons suffisamment parlé au chapitre deux du livre
précédent, où elle institua aussi des prières nocturnes et une procession
chaque mercredi, elle-même présidant à pied avec la lumière de la lampe
qui l'inonde ».
Les deux autres églises sont à nouveau l'Hodègôn et les Blachernes :
mais à cette dernière se rattache cette fois le récit « Euthymiaque »17
transposé par Nicéphore, Pulchérie recevant finalement de Juvénal la
relique du Soros, non sans inclure la présence à la Dormition de Denys
l'Aréopagite, Hiérothée et Timothée18. A la suite de la réponse de Juvénal
à l'impératrice, encore du vivant de Marcien — entendons donc plus près
de 457 que de 450 —, elle fait envoyer de Jérusalem le Soros avec les saints
vêtements et les dépose dans le grand sanctuaire des Blachernes de ses
propres mains. Ensuite seulement sous l'empereur Léon vint s'y ajouter le
vêtement qui fut rattaché au même édifice. Qu'on observe la variété des
vocables : έδέοντο πέμπειν σορόν μετά των ίερων εκείνων αμφίων... Ή γαρ
τιμία έσ$ής έπι Λέοντος ού πολλφ ύστερον έκομίζετο.
S'il fallait tenir compte par accumulation de toutes les données de
Nicéphore, il faudrait compter trois Soroi aux Blachernes et un aux
Chalkopratées ; encore ce dernier, associé au lait de la Vierge, a-t-il toutes
les qualités qui seront dans la suite associées au Soros des Blachernes. S'il
fallait en outre estimer que la Ceinture — le nom le plus habituel de la
relique des Chalkopratées — est différente de celle qui est mentionnée au
chapitre II du livre 14, on trouverait deux Soroi dans l'église d'en-bas et
trois dans celle d'en-haut. Il est évident qu'il y a eu des réadaptations des
récits et que les deux lieux ont été contestés.

16. Ibidem : PG 147, 41D512.


17. Ibidem : PG 147, 44B-45D.
18. M. van Esbroeck, Les textes littéraires, art. cit., p. 282-283, au sujet de la
surenchère sur la présence des témoins.
LE CULTE DE LA VIERGE DE JÉRUSALEM À CONSTANTINOPLE 187

II nous reste en effet, mais seulement conservé en arabe, une histoire de


la relique d'Eudocie, qui n'est pas liée au nom de Pulchérie : le contenu de
cette histoire correspond en gros à celui de l'Histoire Euthymiaque19. A la
demande cette fois d'Eudocie, qui a appris le récit de la Dormition et
l'existence du tombeau et qui demande le corps de la Vierge, on ouvre la
tombe et on y trouve seulement le turban 'ammâmat ou la ceinture,
c'est-à-dire toute pièce d'étoffe longue qui s'enroule autour de la tête ou du
corps. L'intérêt de ce récit réside surtout dans le fait qu'il n'y a aucune
mention ni de Pulchérie, ni de Juvénal, ni de Denys l'Aréopagite, Hiérothée
et Timothée. La finale de ce récit mentionne bien la date du 1 5 août fixée
par Maurice, mais ce n'est là qu'une finale surajoutée à la notice dans le
cadre liturgique du recueil.
Ce récit arabe nous met sur la piste d'une relique en provenance de la
tombe de Gethsémani, et liée uniquement à la personnalité d'Eudocie.
D'après Nicéphore, le nom d'Eudocie est lié seulement aux Chalkopratées
par opposition à celui de Pulchérie. Au livre 15, on ajoute que la cérémonie
y avait lieu le mercredi. Mais à lire la description de la relique, on est en
présence des linges qui symbolisent plus la naissance que la mort ; la goutte
de lait ne peut être associée au linceul. Que la relique ait été envoyée à la
suite d'une demande formulée par Eudocie à Constantinople selon le récit
arabe, ou au moment où Eudocie se trouvait déjà à Jérusalem, d'après
Nicéphore, elle était en tout cas associée à des milieux non chalcédoniens,
dans le sillage de ce qui allait devenir l'opposition à Chalcédoine.
Nicéphore raconte au long la conversion in extremis d'Eudocie à l'ortho
doxiede Chalcédoine en 462. Au contraire l'Histoire Euthymiaque a pour
protagonistes des chalcédoniens évidents, et la relique qui provient de
Gethsémani est clairement destinée aux Blachernes. On ne s'étonnera donc
pas de trouver des deux côtés un saint Soros. A l'époque de Maxime le
Confesseur, sous le règne de Maurice ou de Phocas, c'est aux Blachernes
que l'on parle de lait ayant imbibé les vêtements20. Au contraire Nicéphore,
dans le même paragraphe où il relie le Soros à Eudocie, parle des vêtements
funéraires (εντάφια σπάργανα) lorsqu'il s'agit des Blachernes. Le bon sens
montre que les vêtements funéraires ne peuvent venir que de Gethsémani,
et Gethsémani est une fois reliée seulement à Eudoxie, laquelle précède
Pulchérie dans un contexte pré- ou anti-chalcédonien.
Or que voyons-nous à Jérusalem même ? Lorsque Juvénal de Jérusalem
revint du concile de Chalcédoine, personne hormis le couvent de saint

19. Théodore le Syncelle, Discours sur le vêtement de la Vierge : F. Combefis, Historia


haeresis Monothelitarum, Paris 1648, col. 782 A. Aussi chez Maxime le Confesseur, dans
la Vie de la Vierge, chap. 124 : M. van Esbroeck, Louvain 1986 (CSCO 478-479).
20. Kyrillos von Skythopolis, Vita Euthymii, 27 : E. Schwartz, Leipzig 1929, p. 44.
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Euthyme n'accepta le nouveau concile. La révolte fut telle que Théodose


se posa comme anti-évêque et que Juvénal prit la fuite. Dès le début il y eut
une victime, un certain prêtre Athanase, du côté des orthodoxes21. Mais il
y en eut également du côté monophysite. L'homélie de Macaire de Tkow
sur Dioscore nous dit que l'armée utilisée par l'empereur fit prendre
d'assaut l'église de Gethsémani où précisément l'opposition célébrait la
fête du 21 Tobe, soit le 16 janvier 452, et il y eut un martyr appelé Paul22.
Ce jour devait devenir le symbole de la résistance à Chalcédoine dans une
série de récits symboliques, comme la Vie de sainte Sophie de Jérusalem,
décédée le 21 Tobe, et celle d'Hilaria également décédée le 21 Tobe23.
Inutile de souligner l'origine monophysite de ces récits. On observera que
le 21 Tobe, 16 janvier 452, tombe un mercredi, et l'année suivante un
vendredi. En 453, Juvénal, après vingt mois d'éclipsé, est replacé manu
militari sur son siège, tandis que Théodose prend la fuite dans le Sinaï où
des lettres de l'empereur Marcien continuent de le poursuivre24. C'est
seulement sous Marcien que les Blachernes sont construites, et sûrement
pour contrebalancer les Chalkopratées détentrices de la relique de Geth
sémani.
De l'importance du mercredi, il reste plus d'une trace dans la liturgie de
la Dormition. Lorsqu'on prend en considération l'ensemble des textes
touchant la Dormition — ce qui dans le cadre restreint de cette communic
ation paraît hors de proportion —, on voit que primitivement le mercredi
est associé plutôt à Bethléem où se réunissent les apôtres auprès de la
Vierge, tandis que le vendredi est le jour de la mise au tombeau processionn
elle. Déjà il est probable que Juvénal a créé la fondation d'Ikelia, au repos
de la Vierge à trois milles entre Bethléem et Jérusalem pour faire obstacle
à une procession qui au début n'incluait pas la Sainte-Sion25. La station est
incluse dans une lecture propre conservée uniquement en géorgien, à un
stade d'évolution nettement marqué par la politique Hénotique de Zenon26.
Car cette politique consistera à n'enlever à aucun des partis leurs lieux
sacrés privilégiés, mais à les harmoniser tant bien que mal dans une seule

21. Au tableau dressé par E. Honigmann (Juvenal of Jerusalem, DOP 5, 1950,


p. 247-251), il faut ajouter Nicéphore Caluste Xanthopoulos, Hist. Ecci, XV, 9 (PG 147,
32-33), sur Athanase le Confesseur.
22. M. van Esbroeck, Les textes littéraires, art. cit., p. 279.
23. M. van Esbroeck, Le saint comme symbole, The Byzantine Saint. University of
Birmingham. Fourteenth Spring Symposium of Byzantine Studies, ed. S. Hackel, Londres
1981, p. 136-138. Aussi Idem, La légende géorgienne de l'ascète Nisime, Revue des études
géorgiennes et caucasiennes 1, 1985, p. 121-122.
24. Dans E. Schwartz, Acta Conciliorum Œcumenicorum, t. II, 1, 3, Berlin 1935,
p. 131-133.
25. G. Garitte, Le calendrier, op. cit., p. 301 et 303.
26. M. van Esbroeck, Nouveaux apocryphes de la Dormition conservés en géorgien,
An. Boll 90, 1972, p. 362-369.
LE CULTE DE LA VIERGE DE JÉRUSALEM À CONSTANTINOPLE 189

liturgie. Les effets de cette politique eurent tôt fait d'intégrer dans la liturgie
de la Dormition une réunion de tous les apôtres à la Sainte-Sion, dont
l'origine a tout l'air de faire pièce à la liturgie monophysite de Bethléem.
Les deux lieux de réunions sont ensuite fondus en un seul récit : les apôtres
se réunissent d'abord à Bethléem, ensuite à la Sainte-Sion, selon le rythme
du mercredi, du vendredi et du dimanche pour la constatation du tombeau
vide27.
Cette lente évolution nous fait aboutir à l'époque de Justinien, qui crée
de nouvelles difficultés : il sera obligé de construire la Néa pour faire pièce
à la Sainte-Sion trop indépendante, tout comme Marcien avait placé les
Blachernes pour recueillir les reliques glorieuses qui risquaient d'être le
monopole des Chalkopratées, où Theodora a pu continuer d'abriter ses
amis monophysites à l'ombre de Sainte-Sophie.
Mais qu'en était-il à l'époque de Timothée Ier, dans la phase la plus
ouverte de l'anti-chalcédonisme à Constantinople même ? Entre-temps, si
l'on en croit l'insertion de l'invention du vêtement de la Vierge par Galbios
et Candidos sous l'empereur Léon, les Blachernes avaient également un
vêtement non funéraire de la Vierge : celui qui avait été donné par la Vierge
elle-même à la Sainte-Sion à deux de ses suivantes28. C'est que, sous Léon,
l'insertion de la Sainte-Sion à Jérusalem était déjà accomplie dans le cycle
de surenchères face aux innovations monophysites. Les Blachernes dès ce
moment font déjà figure de Sainte-Sion face aux Chalkopratées dont elle
tente de ravir tous les attributs. Timothée Ier, nous dit Théodore le Lecteur,
inventa la liturgie du vendredi et la procession aux Chalkopratées. Si nous
nous tournons vers l'époque de Maurice, d'après Cedrenus, nous voyons
l'empereur « typer » la procession, cette fois clairement dessinée, des
Blachernes aux Chalkopratées le vendredi. Le mot difficile « typer » qui
évoque toute la typologie patristique classique se comprend facilement
lorsqu'on se rappelle que Maurice a construit une nouvelle église à lui à
Jérusalem à Gethsémani29 : il contrôle donc entièrement le monophysisme
à Jérusalem et il renoue avec une ancienne typologie désormais entière
mentretournée dans le sein de l'orthodoxie impériale.
Retournons maintenant une nouvelle fois vers l'initiative de Timothée :
à son époque, la Sainte-Sion est déjà le lieu de rassemblement des apôtres,

27. Idem, L'Assomption de la Vierge dans un transitus pseudo-basilien, An. Boll. 92,
1974, p. 126-163. Nous n'avions pas remarqué à cette époque que cette pièce avait déjà
été imprimée d'après un manuscrit plus récent par M. Sabinin, Sakartvelos samotxe,
Petersbourg 1882, p. 1-24.
28. A. Wenger, L'Assomption, op. cit., p. 113-136.
29. G. Garitte, Le calendrier, op. cit., p. 250.
190 M. VAN ESBROECK

et la procession se fait le vendredi jusqu'à Gethsémani, l'église du bas. Mais


les esprits sont encore effervescents. Malgré tous les efforts de l'Hénotique,
personne ne peut oublier que Gethsémani est le symbole de l'opposition à
Chalcédoine. Nous pensons que la typologie mentionnée uniquement par
Cedrenus comme issue de Maurice jouait déjà à fond sous Timothée, et
dans un sens inverse : la commémoraison la plus symbolique de l'antichal-
cédonisme rentre à Constantinople en force, et l'Hénotique qui avait
construit un point entre la Sainte-Sion et Gethsémani le reconstruit à
Constantinople cette fois en faveur d'une exaltation des Chalkopratées
jusque dans une cérémonie hebdomadaire.
Ce triomphe de la liturgie de Jérusalem en plein cœur de Byzance fait
comprendre également la longue réaction qui asservira à Byzance les traits
originaux de la liturgie de Jérusalem.

Michel van Esbroeck


24, boulevard Saint-Michel
Β - 1040 Bruxelles

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