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Dmitri Afinogenov

Le manuscrit grec Coislin. 305 : la version primitive de la


Chronique de Georges le Moine
In: Revue des études byzantines, tome 62, 2004. pp. 239-246.

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Afinogenov Dmitri. Le manuscrit grec Coislin. 305 : la version primitive de la Chronique de Georges le Moine. In: Revue des
études byzantines, tome 62, 2004. pp. 239-246.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rebyz_0766-5598_2004_num_62_1_2294
Résumé
REB 62 2004 p. 239-246
Dmitri Afinogenov, Le manuscrit grec Coislin. 305: la version primitive de la Chronique de Georges le
Moine. — The discussion about the priority of the two main versions of the Chronicle takes a new
perspective if the following facts are duly considered: 1) the Church Slavonic Letovnik is a translation
from a much better Greek manuscript of the same version that survives in the Greek manuscripts Ρ
(Coislinianus 305) and Q, so that many obvious errors of Ρ appear as the scribe's faults; 2) Ρ contains
more expanded quotations than vulgata from some very rare sources, including the Life of Nicetas of
Medikion in its complete form, which does not survive in Greek; 3) a number of passages in vulgata (at
least five), all absent from P, can be identified as borrowings from or allusions to, the original version of
the Letter of the Three Oriental Patriarchs to the Emperor Theophilos. These circumstances either
invalidate earlier arguments in favor of the priority of the vulgata, or directly confirm the priority of the
version of P. Thus, the original Chronicle of George the Monk, most likely written in 846/847, is
represented by that manuscript and by the Church Slavonic translation (Letovnik), while vulgata is a
revised version datable to the last quarter of the 9th century.

Abstract
La question de l'antériorité entre les deux versions principales de la Chronique de Georges le Moine
peut être examinée à nouveaux frais si l'on prend en considération les faits suivants : 1). la traduction
vieux-slavonne de ce texte (Letovnik) est faite à partir d'un manuscrit grec de cette version, dont le texte
est meilleur que celui des manuscrits grecs P (Coislinianus 305) et Q ; il en résulte que beaucoup
d'erreurs de P doivent être considérées comme des fautes de copie ; 2). P comprend des citations plus
développées que celles de la vulgata, provenant de sources particulièrement rares, comme la Vie de S.
Nicétas de Médikion dans sa forme complète (celle-ci n'ayant pas été conservée en grec) ; 3) des
passages (au moins cinq) de la vulgata qui font tous défaut à P pouvant être identifiés comme des
emprunts (ou des allusions) à la version originale de la Lettre des trois patriarches d'Orient à l'empereur
Théophile. Ces faits permettent de réfuter les arguments anciens avancés en faveur de l'antériorité de
la vulgata, ou, en tout cas, confirment directement l'antériorité da la version comprise dans P. Ainsi,
l'état primitif de la Chronique de Georges le Moine, de toute probabilité rédigé en 846/847, est
représenté par ce manuscrit et, aussi, par la traduction vieux-slavonne (Letovnik), alors que la vulgata
est le fruit d'une révision datant du dernier quart du 9e siècle.
LE MANUSCRIT GREC COISLIN. 305 :
LA VERSION PRIMITIVE DE LA CHRONIQUE
DE GEORGES LE MOINE

Dmitri AFINOGENOV

La question des rapports entre les deux versions conservées de la Chronique de


Georges le Moine fut formulée pour la première fois par C. De Boor, qui en publia
une édition critique en 1904. Π n'a édité cependant que la version répandue (vulgata),
conservée dans une trentaine de manuscrits, sans donner l'édition de la version
fort différente de la Chronique que comprenait le manuscrit grec Coislinianus 305.
Selon De Boor, la version du Coislinianus 305 (P), dont il ne connaissait pas d'autre
témoin (le manuscrit Q, une feuille de garde du 10e siècle du Vindob. Theol. gr. 121,
n'étant pas encore découvert), représentait l'état primitif du texte, ultérieurement
remanié par l'auteur lui-même. Parmi ses arguments les plus marquants, on peut
retenir les suivants :
1 . La version de Ρ reproduit des citations patristiques dans une forme plus
étendue et plus fidèle à ses sources. Donc, ou bien le compilateur du manuscrit
Ρ collationna à plusieurs reprises son texte avec celui qui est cité par Georges
le Moine et le corrigea, ou bien la vulgata représente une version plus tardive
et abrégée. Or, il ne semble guère probable que quelqu'un ait eu la possibilité
- pas plus que le désir - de parcourir un si grand nombre d' œuvres dans le seul
but d'introduire des corrections.
2. On relève dans Ρ deux notices marginales qui renvoient aux livres
apparemment utilisés par l'auteur de la Chronique, à savoir : p. 1705 : έντ. εις το
βιβλίον το πατερικόν ; ρ. 171 Π : εις το μαΰρον βιβλίον. De Boor a considéré
ces notices comme des renvois faits par l'auteur lui-même à ses sources.

M. -A. Monégier du Sorbier a tenté une sévère réfutation de la théorie de De


Boor, dans sa thèse inédite sur la tradition manuscrite de Georges le Moine1. Selon
la savante française, la personne responsable du remaniement qui est à l'origine
de Ρ aurait effectué un « retour aux sources »2, ce qui expliquerait la première parti
cularité de Ρ notée ci-dessus. L'argumentation de M.- A. Monégier du Sorbier, sans
apporter une solution définitive au problème, rend subjective toute préférence
donnée a priori au raisonnement de De Boor. Sans reprendre ici la question de la

1. M.-A. Monégier du Sorbier, Recherches sur la tradition manuscrite de la chronique de


Georges le Moine : la tradition directe [Thèse de doctorat soutenue à l'EHESS], Paris 1985, p. 483-501.
2. Ibidem, p. 686-689.
Revue des Études Byzantines 62, 2004, p. 239-246.
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vraisemblance psychologique d'un tel « retour », nous signalerons plus bas les
objections matérielles auxquelles se heurte cette hypothèse. Dans la mesure où la
traduction de la version de Pen vieux-slavon n'a pas été prise en compte, les argu
ments positifs développés par M. -A. Monégier du Sorbier, qui plaident en faveur
de la priorité de la vulgata par rapport à la version de P, ne nous paraissent pas
non plus entièrement convaincants.
Examinons donc les arguments principaux de M.-A. Monégier du Sorbier :
1. Ρ peut «être rattaché à l'une des deux grandes familles qui ont été
définies. En effet, si Ρ est le témoin d'un premier état de la Chronique, il est
impossible qu'il présente des leçons propres à une famille du second état »3. Quel
argument permet, toujours selon M.-A. Monégier du Sorbier, de rattacher le
Coislinianus 305 à l'une des grandes familles de manuscrits définies par elle ?
a) Seuls les manuscrits de la famille a (K, B, A, P) contiennent le passage
666,14-667,16 : ουκ άπεικότως ούν - γνώμης γνωρίζεται4 ; b) P, comme les
autres manuscrits de la famille a, n'a pas de titre avant le livre 25 ; c) dans le
9e livre, la famille a a pour titre des chapitres les mots περί του δείνα et la
famille b - βασιλεία του δείνα, alors que P ne donne que des numéros aux
chapitres6.
Or, aucun de ces arguments n'empêche que P représente la version primitive
de la Chronique et que la famille a de la vulgata soit plus proche du texte original.
L'insertion du titre est une chose si ordinaire pour la tradition manuscrite des
chroniques byzantines qu'elle ne demande aucune explication particulière.
2. « P, contrairement aux apparences, est loin d'être plus fidèle que les autres
témoins aux textes cités par Georges le Moine »7. Deux textes cités par
Georges sont analysés : le Précis sur les Pauliciens attribué à Pierre l'Higoumène
et la Vita Arsenii anachoretae (BHG 167z). Nous avons déjà exprimé notre
point de vue sur le premier texte, qui existe, lui aussi, en deux versions, dont
les rapports de priorité sont mal établis et dont l'une est reproduite dans la
vulgata et l'autre dans P8. La Vita Arsenii contenue dans P, contrairement à
l'opinion de M.-A. Monégier du Sorbier, n'est pas un remaniement de BHG
161 z, mais un récit hagiographique différent sur saint Arsène, utilisé aussi par
Théodore Stoudite pour son éloge bien connu de ce saint (BHG 169). Voici un
passage de ce récit qui témoigne probablement de son origine romaine :
f. 249V : ου ή οίκία μέχρι και νυν περίεστιν [seil, à Rome - D.A.] · ούχ
αλλ'
ολόκληρος (πώς γαρ αν τοσούτοις ετεσι διέσωστο ;), ϊχνη τινά, και
τοσούτον μεγέθει διαφέροντα, ώς έν τριακοσίαις κέλλαις διηρημένα τοις
οίκήτορσιν.

3. Ibidem, ρ. 490-491.
4. Ibidem, p. 456-457.
5. Ibidem, p. 458-459.
6. Ibidem, p. 460-461.
7. Ibidem, p. 492.
8. D. Afinogenov, The Date of Georgius Monachus Reconsidered, BZ 92, 1999, p. 437-447.
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Ce passage a été reproduit par Théodore presque mot à mot9 et aucune


information de ce genre ne se rencontre dans les autres Vies d'Arsène.
UEnkômion de Théodore ne pouvait pas être la source de Georges, puisque
quelques autres épisodes importants du récit n'y figurent pas. On peut remar
querque l'histoire d'Arsène a beaucoup souffert sous la main du copiste de P,
tandis que la traduction vieux-slavonne de Letovnik permet de reconstituer le
texte dans un état plus satisfaisant. Ainsi, il apparaît que le récit « romain » de
Ρ sur saint Arsène avait été remplacé dans la vulgata par la Vie BHG 161 z.
3. Enfin, M. -A. Monégier du Sorbier reprend à son compte l'argumentation
de P. Lemerle, selon laquelle le Coislin. 305, en supprimant le paragraphe sur
la captivité de prêtres byzantins chez les Pauliciens, ferait référence à une
époque où ce n'était plus le cas, c'est-à-dire postérieurement à la destruction
de l'État paulicien de Téfrik10 : « La réécriture que nous offre Ρ serait alors
postérieure à 878 (chute de Téfrik11) ». Mais rien n'empêche de supposer que
le paragraphe en question ne figurait pas dans la version primitive du Précis,
précisément parce qu'elle décrivait une situation antérieure à un tel événement.

Ainsi les arguments de M. -A. Monégier du Sorbier, prouvant que la version


de la Chronique de Georges le Moine présentée par les manuscrits Ρ et Q est
postérieure à celle de la vulgata, ne me semblent pas emporter la conviction. Nous
tenterons donc d'exposer en revanche plusieurs éléments pesant en faveur de la
priorité de Ρ qui n'ont pas été pris en compte par M. -A. Monégier du Sorbier.

I. Le témoin Ρ : mauvaise copie d'un modèle plus ancien

L'étendue du texte inscrit sur la seule feuille préservée du manuscrit Q nous


permet seulement de démontrer que Ρ n'est pas une copie de Q, et ne suffit pas pour
mener une analyse comparative de la qualité de ces deux manuscrits. Cependant,
nous possédons un témoin de la même version de la Chronique qui autorise réell
ement à faire une telle analyse et à évaluer la qualité de P. Il revient à V. Vasil'ievskij
d'avoir noté le premier que la traduction serbe de Georges le Moine (dite Letovnik,
et datant du 14e siècle) avait pour original la version représentée par P12. M. Weingart
compara le texte vieux-slavon avec celui de P et en tira la conclusion que l'original
grec de la traduction était bien supérieur à P quant à la qualité du texte. Bien que
la conclusion principale de ces recherches, publiées en tchèque13, ait été reprise
dans une langue plus accessible14, personne ne l'a prise en considération. Afin
d'illustrer l'importance de la traduction vieux-slavonne, il me suffira d'ajouter
quelques exemples aux observations de Weingart :

9. Th. Nissen, Das Enkomion des Theodoras Studites auf dem heiligen Arsenios, Byzantinisch-
Neugriechische Jahrbücher 1, 1920, p. 2475-8.
10. P. Lemerle, L'histoire des Pauliciens d'Asie Mineure, TM 5, 1973, p. 27, η. 1.
11. Ibidem, p. 108.
12. V.V. Vasil'evsku, Khronika Logofeta na slavianskom i grecheskom, W2, 1895, p. 78-144, p. 110.
13. M. Weingart, Byzantské kroniky ν literature cirkevneslovanské. Prehled a rozbor filologicky,
Bratislava 1922, t. 2. p. 311-336 ; apparatus criticus : p. 368-430.
14. Idem, Les chroniques byzantines dans la littérature slave ecclésiastique, Recueil Théodore
Uspenskij, Paris 1930, t. 1, p. 50-65 et p. 58-60.
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-P. 2102515 : και γυμνούς και έρημους vulgata έρημους και κεκινδυνευμένους Ρ μ μαγη μ
μ oECYpEEAMhi = και γυμνούς και έρημους και κεκινδυνευμένους SI ; - p. 3305 : και καθί
στανται Ρ η rkAAWT = και καθίζονται SI και καθισάντων Josephus Flavius om. vulgata ; - p. 33211 :
άπαλλάττοντας vulgata, SI (ιΐξΛ\ΪΗΐιΐΗ)ΤΑ) άπαλλάττοντα perperam Ρ ; - p. 35015 : ουρανών vulgata,
SI ανθρώπων perperam Ρ ; - p. 3533 : έν vulgata, SI om. P; - p. 397910 : όνειδισμόν αίώνιον και
άτιμίαν αίώνιον vulgata rell. όνειδισμον και άτιμίαν αίώνιον SI. όνειδισμον αίώνιον BMP ;
- p. 64818 : ante εί οΰ τοιαύτα πράττων haec exhibet SI : η γλειιιμ ιλκο λ\ιιογλψμλ\μ Λ\Ν<»κΛΗΐϋΑΑ ^λλα
CA^Aijch. Η nmvtcîke çaa ça* nocTpAAaj(b = καί λέγεις, δτι πολλώ πλείονα κακά είργασάμην και
ουδέν κακόν ώδε πέπονθα vel simile quid ; cf. Chrysostomus in / Epistulam ad Thessalonicenses,
PG 62, 446,6 : οτι μυρία έργασάμενος κακά, ουδέν τούτων πέπονθα ; - p. 68419 : άγγελοι vulgata,
SI om. Ρ ; p. 6917 : την έπι τοις δεινοϊς κατήφειαν vulgata νκκί νδα γ&λ\η πΛΔν = την έπί τούτοις
κατήφειαν SI, Maximus Confessor, την έπι τούτοις δεινήν κατήφειαν Ρ ; - p. 71556 : και ή έν αύτω
επαγγελία έν ξύλοις, άλλ' ού προσκαίροις vulgata rell., SI om. ABP.

La collation de Ρ et de Letovnik montre que bon nombre de lectures évidemment


corrompues de Ρ se réduisent à des erreurs imputables au copiste.
On peut également remarquer que la version de Ρ n'est pas si isolée dans la
tradition historiographique byzantine, comme le suggèrent le nombre et l'état des
manuscrits survivants. En fait, c'était cette version-là qui fut utilisée par Constantin
Porphyrogénète dans le De administrando imperio16, ainsi que le montre la compar
aison suivante :

De administrando imperio Georges le Moine - P, f. 3 1 1 Georges le Moine - vulgata


Προσεύχονται δε και είς το
της 'Αφροδίτης άστρον, ο έχει δέ ή λέξις της μυσαρός
καλοΰσι Κουβάρ, και άντιφωνοΰσι θεομαχοΰντες αυτών καί παμβεβήλου
άναφωνοΰσιν έν τη προσευχή καί κράζοντες ■ προσευχής ούτως ·
αυτών ούτως ■ « ' Αλλα ούα «Άλλα ούά Κουβάρ », δ έστιν « Άλλα, Άλλα, Ούά, Κουβάρ,
Κουβάρ », ο έστιν « ό θεός « ό θεός καί ή ' Αφροδίτη ''Αλλά
Αλλά »». ερμηνεύεται«
καί τό μεν « Άλλα,
ό θεός,
και Αφροδίτη ». Τόν γαρ θεόν Κουβάρ ». τόν γαρ θεόν
« ' Αλλά » προσονομάζουσι, «Άλλα » προσαγορεύουσι, ό θεός », τό δέ « Ούά »
το δέ « ούά » αντί τοΰ « καί τό δέ « Ούά » αντί τοΰ « καί « μείζων », τό δέ « Κουβάρ »
» συνδέσμου τιθέασιν, και » συνδέσμου τιθέασιν οι « μεγάλη » ήτοι σελήνη καί
τό « Κουβάρ » καλοΰσι το αίσχρολέκται... 'Αφροδίτη, όπερ έστιν ούτως-
άστρον, καΐ λέγουσιν ούτως· « ό θεός ό θεός μείζων καί ή
«Άλλα ούά Κουβάρ » 17 μεγάλη, εϊτ' ούν σελήνη καί
Αφροδίτη, θεός ». καί τοΰτο
σαφηνίζει ή επαγωγή τοΰ
τελευταίου «Άλλα »18.

15. Georgii Monachi Chronicon, ed. C. de Boor. Editio stereotypa correctior, cur. P. Wirth,
Stuttgart 1978 (désormais Georgii Monachi Chronicon).
16. Je remercie Olga Zaëts qui a attiré mon attention sur ce passage.
17. Constantinus PoRPHYROGENiTUS, De administrando imperio, éd. G. Moravcsik, trad.
R. J. H. Jenkins, coll. Dumbarton Oaks Texts 1, Washington D.C. 1967, ch. 14,28 (p. 78). Ce chapitre
résume un exposé sur Γ« idolâtrie » des Saracènes, qui se trouve dans Coislin. 305, f. 310y-311\ et qui
est beaucoup plus étendu que celui de la vulgata.
18. Georgii Monachi Chronicon, p. 706713.
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IL Les sources : étaient-elles toutes si facilement disponibles ?

Pour M. -A. Monégier du Sorbier, le retour aux sources effectué par le copiste
de Ρ ou de son prototype s'explique par le fait que l'ensemble des citations repro
duites par Georges se trouvait probablement dans quelques florilèges, chaînes ou
autres compilations de ce type assez répandues à Byzance. Mais parmi les sources
utilisées par l'ancêtre commun de Ρ et de la traduction vieux-slavonne, on trouve
des textes dont la présence dans de tels florilèges paraît extrêmement improbable.
Le premier de ces textes est le IIIe Antirrheticus du patriarche Nicéphore, dont au
moins deux citations sont plus développées dans Ρ que dans la vulgata (p. 7631718
De Boor, προσοικοΰντων - μετήγαγεν et p. 7656 après δυσμενέστατος). Les
traités polémiques du patriarche Nicéphore n'étaient apparemment connus à Byzance,
jusqu'au 14e siècle, que d'un cercle étroit d'érudits réunis autour du patriarche
Méthode (f 847) 19. L'un d'eux, Pierre le Moine, qui composa la Vie de Iôannikios,
est aussi le seul écrivain (outre Georges le Moine) qui, à l'évidence, avait à sa
disposition le texte complet de la Vie de Nicétas de Médikion par Théostèriktos.
La Vie mentionnée n'a survécu en grec que sous une forme abrégée transmise dans
un seul manuscrit, alors que le texte intégral a été conservé dans une traduction en
vieux-slavon20. Or, l'auteur de l'ancêtre commun de Ρ et de Letovnik avait accès au
texte encore inaltéré de Théostèriktos, puisqu'il répète presque mot à mot l'histoire
du rêve prophétique de l'empereur Léon V (cette partie de la Chronique manque
dans P, mais elle est préservée par Letovnik21). Il est peu probable que Georges le
Moine et le responsable tardif d'un remaniement de sa Chronique aient eu tous
deux accès à cette œuvre très rare.

III. Une interpolation dispersée : la vulgata de Georges le Moine


et VEpistula ad Theophilum

Un argument de De Boor, d'une valeur décisive, a été confirmé par de nouvelles


découvertes. Le savant allemand a noté dans sa préface trois cas où la vulgata de
Georges le Moine semble avoir emprunté des éléments textuels à la célèbre
Epistula ad Theophilum, c'est-à-dire à la lettre des trois patriarches d'Orient adressée
à l'empereur Théophile, ou, plus précisément, à la version faussement attribuée à
Jean Damascene22. Les emprunts relevés par De Boor sont les suivants :

19. Voir Nicephori Patriarchae Constantinopolitani Refutatio et Eversio definitionis synodalis


anni 815, éd. J. M. Featherstone, coll. Corpus Christianorum, Series Graeca 33, Turnhout 1997,
p. xxiv-xxv, et Afinogenov, The Date (comme n. 8), p. 445.
20. L'édition du texte complet de cette source très importante est en cours de préparation par
M. le Prof. Jan Olof Rosenqvist et nous-même à Uppsala.
21. Le passage en question de Letovnik est reproduit par Weingart, Kroniky (comme n. 13), p. 329.
Pour le texte de Théostèriktos, voir Velikije Minei Chetii, sobrannye vserossijskim mitropolitom
Makariem. Izd. Arkheograficheskoj komissiej. Aprel', dni 1-8, Moscou 1910, ch. 46. Les deux traduc
tionsslavonnes diffèrent fortement, mais leur originaux grecs étaient évidemment très proches, sinon
identiques.
22. Georgii Monachi Chronicon, p. lxvi-lxvii.
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- 1. l'histoire de Léon V et des deux sorciers juifs (p. 73514-7389) ; -2. la


phrase sur la mort de l'empereur Léon V (744,16-18) : Λέων... ώς άνθρωπος απο
θνήσκει... και ώς είς των αρχόντων πέπτωκεν (cf. Epistula : Λέων ώς άνθρωπος
θνήσκει, και ώς είς των αρχόντων πέπτωκε23) ; - 3. le passage sur l'image
d'Édesse (p. 74016-7418).

Deux sur les trois cas peuvent s'expliquer au prix de quelques efforts : le premier,
par une possible tradition manuscrite séparée de l'histoire des deux juifs, à laquelle
Georges le Moine et l'auteur de Y Epistula auraient tous deux puisé, indépendamment
l'un de l'autre ; le deuxième, par le hasard d'un réflexe intellectuel identique portant
à leur esprit le même verset de psaume (Ps. 81,7) alors qu'ils composaient leur
description de la mort de Léon V.
Mais, à propos du dernier passage, De Boor écrit : « In ceteris libris imaginis
Edessenae mentionem praecedit uberior ex Eusebii H. eccl. Vu 18 desumpta narratio
de statua illa Christi, quam mulier sanguinis fluxu laborans posuit, tum reliquae
imagines commemorantur, sed verbis et ex Stephani Vita et ex Epistola illa ad
Theophilum compositis. Ex loco sic coagmentato per se patet non potuisse codicis
Ρ librarium ex ceterorum librorum narratione sola Stephani Diaconi verba, omissis
Eusebii et Epistolae verbis, exsecare, sed codicis Ρ ex solo Stephano desumptam
narrationem postea ex Eusebio et Epistola esse interpolatam ».
Voyons à présent l'objet de la réflexion de De Boor :

Georges le Moine (vulgata) La Vie d'Etienne le Jeune + Ps. -Damascene


p. 74016- 741,8 (texte souligné)
εστί δε και έν Έδέσση τη πόλει ή
«χειροποίητος είκών του Χρίστου παράδοξα μεθ^ς και άχειροποίητος έν Έδέσση τη πόλει,
εργαζομένη θαύματα, ην αύτος ό κύριος έν και αύτος δε ό των όλων σωτήρ και κύριος...
σουδαρίω της οικείας μορφής το είδος έναπο- το έκμ,αγείον τής αγίας μορφής αύτοΰ έν
μαξάμενος δια Θαδδαίου του αποστόλου σώ- σουδαρίω έναπομαξάμενος, Αύγάρω τινί
ζουσαν τον χαρακτήρα τής τοπάργη τής ' Εδεσσηνών μεγαλοπόλεως δια
ανθρωπινής μορφής αύτοΰ Αύγάρφ τοπάρχη Θαδδαίου τοΰ θεσπέσιου αποστόλου
τής ' Εδεσσηνών πόλεως απέστειλε και την έκπέμψας... τα γαρακτηριστικα ιδιώματα
νόσον αύτοΰ ίάσατο. και μέντοι και ή παρά αύτοΰ πάντα άποσώζων έν τούτω24.
τω ευαγγελιστή Λουκά ίστορηθεΐσα τής αύτίκα και ή παρά τω Λουκφ τω ευαγγελιστή
πανάγνου και θεομήτορος ετι ζώσης αυτής ίστορηθεΐσα άπο Ιεροσολύμων προς
αγία είκών και πεμφθείσα έν 'Ρώμη προς Θεόφιλον τής πανάγνου Θεοτόκου είκών. άλλα
Θεόφιλον, προς δν και το εύαγγέλιον και τας και αί άγιαι εξ οίκουμενικαι σύνοδοι ταύτας
πράξεις των αποστόλων άπέστειλεν, ήτις και εύροΰσαι προσκυνεΐσθαι διετάξαντο και ού
εως του νυν θαυματοργεί. διό δη και ς' καταστρέφεσθαι25.
οικουμενικά! σύνοδοι ταύτας εύροΰσαι
προσκυνουμένας και τιμωμένας άπεδέξαντο
και ουδέν περί αυτών έλάλησαν εναντίον.

23. The Letter of the Three Patriarchs to Emperor Theophilos and Related Texts, ed. J. A. Munitiz
et AL, Camberley 1997, p. 1678l).
24. Ibidem, p. 15124-1532.
25. M.-F. Auzépy, La Vie d'Etienne le Jeune, coll. Birmingham Byzantine and Ottoman Monographs 3,
Aldershot 1997, p. 99^-22.
LE MANUSCRIT GREC CO1SLIN. 305 245

II est donc ici très difficile de rejeter le point de vue de De Boor, surtout si l'on
garde en mémoire que Georges le Moine, parlant de l'image d'Édesse à deux autres
reprises, fait usage, chaque fois, de citations empruntées mot à mot aux œuvres du
patriarche Nicéphore26, qui appelle l'objet οθόνη au lieu de σουδάριον et ne sait
rien de la maladie d'Abgar.
En outre, il nous a été possible de repérer quelques nouveaux exemples qui
prouvent de façon quasi irréfutable que la vulgata est un remaniement de la version
primitive de la Chronique, remaniement pour lequel l'auteur a utilisé VEpistula ad
Theophilum. De Boor n'avait pas remarqué quelques interpolations qui proviennent
de YEpistula parce qu'il ne pouvait pas savoir que le responsable du remaniement
avait à sa disposition une version de ce texte, perdue dans l'original grec, mais
préservée en vieux-slavon, qui contient plusieurs passages absents de toutes les
versions greques27. Comparés au texte de la Chronique, certains de ces passages
permettent d'identifier dans la vulgata trois emprunts de plus de YEpistula ad
Theophilum. Voici ces parallèles (le texte de Georges le Moine est toujours celui
fourni par la vulgata et manquant dans P) :

-GM, p. 743π-7442 : Πασαν δε είκονικην άνατύπωσιν του σωτήρος ημών


Ίησοΰ Χρίστου του θεοΰ και της θεομήτορος και πάντων των αγίων κατέστρεψεν
και κατέκαυσεν.

Texte slavon de YEpistula ad Theophilum Retroversion


(iWHOrOCAOÎKNblH CBHTOKTi), dans COGOpHIIKt,
Moscou 1647, f. 360v - 392. f. 375, 1. 12-15
BECb HKONNhIH ξρΑΚΈ, OBpA^A ClÎCA ΝΑΙΙΙΕΓΟ ICA *Πασαν είκονικην άνατύπωσιν τής μορφής του
\ρΤΛ, H B^hl iWplil, H BC'k\1i CTbl^Ti ρΛ'^ΟρΑΤΗ, σωτήρος ημών Ιησοΰ Χρίστου και τής Θεοτόκου
H ΟΟίΚΗΓΛΤΜ ΠΟΒΕΛ-k. Μαρίας κα\ πάντων των αγίων καταστρέφειν
και κατακαίειν έκελευσεν.

-GM, ρ. 741 19-20 : και ταις ίδίαις χερσι ραπίσας των βασιλείων έξελαΰνει.
Addition assez inepte puisque le verbe έξήλασεν se trouve à la ligne précédente.
Ce fragment de notre version de YEpistula survit sous forme de citation dans
l'homélie sur l'icône de Marie la Romaine : φασι δε τίνες και ραπίσματι το τίμιον
εκείνου και αγιον πρόσωπον ένυβρίσαι τον άλάστορα τούτον τη μιαρα παλάμη
τής έαυτοΰ δεξιάς28.
- GM, p. 75018 (de Constantin V) : ό εκ Δαν αντίχριστος. Le texte slavon
évoquant le même empereur combine une citation biblique du Deut. 33:22 : Δαν...
έκπηδήσεται έκ του Βασάν, avec une allusion au dragon apocalyptique (f. 375V,
1.7-13).
26. Georgii Monachi Chronicon, p. 78424-7853 (= Nicephori Refutatio et Eversio, 7,53-56) et
p. 32116 _ 3221 (= Nicephori Antirrheticus III, PG 100, cap. 42, 461 AB).
27. Nous croyons que c'est juste la Lettre authentique des trois patriarches, datée d'avril 836 ; voir
D. Afinogenov, The new edition of "The Letter of the Three Patriarchs": problems and achievements,
Σύμμεικτα (sous presse).
28. Ε. von Dobschütz, Christusbilder, coll. Texte und Untersuchungen zur Geschichte der
alchristlichen Literatur, N. F. t. 3, 1899, Beilage VI B, p. 233-266, p. 24679 = MNorocAowNhiH cehtokt,,
f. 374V, 1. 21-22.
246 DMITRI AFINOGENOV

- Enfin, YEpistula, dans la traduction slavonne, à la différence de toutes les


versions grecques et de l'œuvre du patriarche Nicéphore, fait mention de la lèpre
d'Abgar (f. 368).
Il nous semble tout à fait invraisemblable qu'un éditeur postérieur ait
soigneusement éliminé tous ces emprunts et références qui liaient la vulgata de
Georges le Moine à YEpistula ad Theophilum sous sa forme pleine et authentique.
Si l'on prend en considération les arguments précédents, on peut arriver à une
conclusion presque certaine : les manuscrits Ρ (Coislinianus 305) et Q (Vindob.
Theol. gr. 121, feuille de garde) sont les seuls témoins grecs conservés de la forme
originale de la Chronique de Georges le Moine, écrite en 846/847 ; c'est justement
Ρ qui fournit le terminus post quern en se référant à Michel le Syncelle en tant que
μακάριος29. Cette précision signifie que la Chronique fut achevée après la mort
de Michel, survenue le 15 janvier 846. Au contraire, le patriarche Méthode, décédé
le 14 juin 847, et dont Georges fait véritablement l'éloge, ne se voit attribuer dans
la Chronique ni l'épithète de άγιος ni celle de μακάριος. Cette dernière donnée nous
permet également d'écarter la théorie de De Boor selon laquelle ce fut Georges
lui-même qui prépara la seconde version de son œuvre, c'est-à-dire celle qui est
actuellement désignée comme la vulgata. Il est impossible de croire qu'un auteur
qui admirait Méthode aurait omis de mentionner la sainteté de celui-ci quelques
dizaines d'années plus tard.
Quant à la date du premier remaniement de la Chronique, l'argumentation de
H. Grégoire et de P. Lemerle, fondée sur le Précis de Pierre l'Higoumène30, reste
toujours valable. C'est donc après 871/872 qu'est apparue la version de Georges
le Moine, conservée aujourd'hui dans les nombreux manuscrits de la vulgata. La
valeur du texte publié par De Boor ne s'en trouve pas diminuée, même si ce
dernier ne représente pas la forme primitive de la Chronique de Georges le Moine,
car cette œuvre est intéressante au premier chef pour l'étude de la mentalité
byzantine. Or ce fut justement la vulgata qui, dès le 10e siècle, devint populaire à
Byzance et en Russie (dans une traduction plus ancienne que celle appelée Letovnik
et dite Vremennik). Mais pour comprendre les intentions idéologiques de l'auteur
lui-même, dans le cadre des circonstances très particulières du patriarcat de Méthode,
il convient d'étudier le texte original reconstitué à partir du manuscrit Ρ et de
Letovnik.

Dmitri Afinogenov
Académie des Sciences de Russie

29. Georgii Monachi Chronicon, p. 699.


30. H. Grégoire, Sur l'histoire des Pauliciens, Académie Royale de Belgique, Bulletin de la Classe
des Lettres 22, 1936, p. 224-226 ; Lemerle, L'histoire (comme n. 10), p. 26-31.

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